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Titre : Revue d'histoire moderne et contemporaine / Société d'histoire moderne

Auteur : Société d'histoire moderne et contemporaine (France). Auteur du texte

Éditeur : Presses universitaires de France (Paris)

Éditeur : BelinBelin (Paris)

Date d'édition : 1983-07-01

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb344172780

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb344172780/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Format : Nombre total de vues : 25346

Description : 01 juillet 1983

Description : 1983/07/01 (T30)-1983/09/30.

Description : Collection numérique : Arts de la marionnette

Description : Collection numérique : Littérature de jeunesse

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5446296h

Source : Bibliothèque nationale de France, département Collections numérisées, 2008-117877

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 10/01/2011

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revue d'histoire moderne et contemporaine

Publiée chaque trimestre par la Société d'Histoire moderne avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique

Directeurs honoraires : f Charles H. POUTHAS, Roger PORTAL et Jean-Baptiste DUROSELLE

Directeur : Pierre MILZA

Rédacteurs en chef : Jacques BOUILLON et Daniel ROCHE

sommaire

ITALIE, XX* SIÈCLE

Daniel J. GRANGE : Émigration et colonies : un grand débat de l'Italie libérale 337

Denise DBTRAGIACHE : Le fascisme féminin, de San Sepolcro à l'affaire Matteotti (1919-1925) —.. 366

Michel OSIENC : L'école italienne pendant le Fascisme 401

Giovanni GENOVESI et Tina TOMASI : Le système scolaire de l'État corporatif : la « Charte de

l'école » 408

Pierre MILZA : Le fascisme italien à Paris 420

Fanette ROCHE-PEZARD : La situation des arts plastiques en Italie à la veille de la Seconde

guerre mondiale 453

Dominique MEMMI : Le divorce et l'Italienne : partis, opinion féminine et référendum du

12 mai 1974 476

COMPTES RENDUS

Pierre MILZA, Français et Italiens à la fin du XIXe siècle. Aux origines du rapprochement francoitalien de 1900-1092 (Philippe Gut), 510 ; Pietro CAVALIO et Pasquale IAOCO, Vincere ! Vincere ! Vincere ! Fascismo e società italiana nelle canzoni e nelle rivista ai varietà, 1935-1943 (Michèle Benaiteau), 517 ; Juliette BESSIS, La Méditerranée fasciste (Charles-Robert Ageron), 518.

(g) Société d'Histoire moderne, Paris, 1983

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Abonnement annuel :

1983 (4 numéros) : France : 220 F Étranger : 240 F

Chaque numéro séparé : 80 F Le numéro spécial : 120 F

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RÉDACTION DE LA REVUE

Toute correspondance rédactionnelle destinée à la Revue doit être adressée à M. Jacques Bouillon, 104, avenue Saint-Exupéry, 92160 Antony.

SOCIÉTÉ D'HISTOIRE MODERNE

La Société d'Histoire moderne, fondée en 1901, se réunit à la Sorbonne, d'octobre à juin, le 1" dimanche de chaque mois. Les sociétaires reçoivent la Revue et un Bulletin qui publie le compte rendu des séances. Se renseigner auprès du Secrétaire général de la Société, M. Boquet, 49, Boulevard Bessières, 75017 Paris.


revue d'histoire moderne JUILLE,SEPJ^^ et contemporaine

ÉMIGRATION ET COLONIES : UN GRAND DÉBAT DE L'ITALIE LIBÉRALE

Il y a près de vingt ans, Pierre Renouvin s'interrogeait sur le rôle de l'argument démographique dans l'élaboration d'une politique de puissance et appelait de ses voeux des études sur la question 1. L'attention s'est plutôt portée sur les forces économiques et financières et, soit que les déclamations sur le Lebensraum aient laissé de mauvais souvenirs et occulté la question, soit, pour la France, que les esprits aient été peu sensibles à un problème qui ne s'était jamais posé à l'hexagone, le rôle de la démographie est largement resté dans l'ombre.

En Italie, les études toujours abondantes sur les problèmes migratoires se sont multipliées depuis quelques années autour de la question qui nous préoccupe 2. Elles mettent en lumière l'intérêt porté à l'Italie du premier demi-siècle de l'Unité, période au cours de laquelle se produit l'explosion migratoire pendant que sont menées diverses opérations coloniales et que s'élabore une réflexion sur l'impérialisme. La mise au point que nous esquissons ici de l'état de ces recherches nous sera l'occasion d'une interrogation sur les rapports existant entre l'expansion démographique et le fait colonial.

1. In P. RENOUVIN et J.-B. DUROSELLE, Introduction à l'histoire des Relations internationales, p. 42 sq. de l'édition de 1966 (lre éd. Paris, 1964). La revue Relations internationales a consacré son n° 12 (hiver 1977) au thème « Emigration et Relations internationales ».

2. En particulier (et sans parler des travaux statistiques), depuis les ouvrages de F. Manzotti et de G. Dore, les études de M. Degl'Innocenti, Z. Ciuffoletti, E. Franzina, A. Annino, G. Dinucci, C. Dota ; les recueils de textes de Ciuffoletti et Degl'Innocenti, de A. Filipuzzi, de A. Mola, etc.. Pour une première approche globale du phénomène migratoire en Italie, la synthèse commode de D. DEMARCO, « L'émigration italienne de l'Unité à nos jours : profil historique », in Commission internationale d'histoire des mouvements sociaux et des structures sociales : Les migrations internationales de la fin du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, 1980 (pp. 595-614). Une bibliographie utile, quoique curieusement constituée, dans l'ouvrage de E. SORI, L'emigrazione italiana dall'unità alla seconda guerra mondiale, Bologne, 1979.


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I. LA DÉCOUVERTE DU PHÉNOMÈNE DE L'ÉMIGRATION

A. Émigrationnistes et anti-émigrationnistes.

Le problème de l'émigration fut évoqué pour la première fois à la Chambre italienne en janvier 1868. Ercole Lualdi, député du collège de Busto Arsizio (Lombardie), dans une interpellation au président du Conseil, Menabrea, fit part à la Chambre de la «révélation» suivante: depuis trois années, l'émigration prenait dans sa circonscription des proportions « attristantes ». Il demandait que l'on surveillât ce phénomène — peu glorieux d'ailleurs pour le royaume — car l'on finirait, disait-il, « par manquer d'hommes pour travailler les terres et développer les industries » 3.

En fait, à cette époque, l'émigration est encore modeste. En 1869, date où commencent les premières statistiques rassemblées par Leone Carpi, et pour l'émigration définitive (par opposition à l'émigration temporaire), nous n'avons encore que le chiffre de 22.201 expatriations, chiffre qui a d'ailleurs tendance à se tasser dans les années successives 4. Après 1871, les estimations sûres font défaut jusqu'en 18765, date des premières statistiques officielles fournies par le ministre de l'Agriculture. Cette année-là, nous en sommes à 20.000 émigrants par an environ. A partir de 1879, les statistiques commencent leur marche ascendante et régulière et, en 1887, on dépasse pour la première fois les 100.000 émigrés par an (133.191 individus). Il s'agit là des émigrés « transocéaniques » constituant l'émigration « permanente » ou « propre ». En tenant compte de l'émigration vers l'Europe, moins décisive et donc définie par les premières statistiques comme « temporaire » (ce qu'elle n'est pas toujours), le chiffre global de l'émigration annuelle serait passé de 108.771 individus en 1876 à 215.665 individus en 18876. A côté des imprécisions de l'émigration temporaire, il faudrait prendre en considération l'importante émigration

3. Atti. Pari., Disc, tornata del 30-1-1868, intervention reproduite dans l'excellent recueil de textes de Zeffiro CIUFFOLETTI et Maurizio DEGL'INNOCENIT, L'emigrazione nella storia d'Itaîia, 1868-1975, 2 vol., 1978 (désormais cité : Ciuffoletti-Degl'lnnocenti.)

4. Leone CARPI, Dell'emigrazione italiana all'estero nei suoi rapporti coU'agricoltura, cott'industria e col commercio, Florence, 1871, 305 p., et Délie colonie e dell'emigrazione di italiani all'estero, etc., 4 vol., Milan, 1874, 260 p., 364 p., 520 p., 400 p. En 1869, l'ensemble des chiffres de L. Carpi est le suivant : Emigration « permanente » (ou « propre ») : 22.201 ; « périodique » (ou « temporaire ») : 83.565 ; clandestine : 14.040 : total : 119.806.

5. L. Bodio rapporte cependant les chiffres globaux, toutes formes d'émigrations confondues, de 146.265 pour 1872 et 151.151 pour 1873. Cf. CiUEFOiEm-DEGL'lNNOCENTl, I, p. 59.

6. On peut se référer pour les statistiques de l'émigration à YAnnuario statistico délia emigrazione italiana dal 1876 al 1925. Rome, 1926, XV -f 1.740 p. (édité par le Commissariato générale dell'Emigrazione). Les données statistiques les plus importantes sont reprises dans l'ouvrage collectif Un secolo di emigrazione italiana, 1876-1976, Rome, 1978, 385 p., qui comporte, en outre, une précieuse bibliographie de la statistique de l'émigration italienne (p. 273-341), rédigée par G. ROSOLI et M. R. OSTUNI.


ÉMIGRATION ET COLONIES : UN DÉBAT DE L'ITALIE LIBÉRALE 339

clandestine (capitale pour l'émigration en Europe) et corriger l'ensemble des données en défalquant les rapatriements (dont les statistiques officielles ne font état que depuis 1905 ; pour l'Amérique, ils dépassent alors 100.000 par an!).

On voit le degré de l'imprécision de ces premières statistiques 7. Bornons-nous ici à signaler le fait, qui n'affecte qu'indirectement notre propos. Notons cependant, au passage, qu'à cette époque et jusqu'à la fin du siècle, la majorité des émigrants appartient à l'Italie septentrionale. Le rapport s'inversera alors au profit du Mezzogiorno, dont l'émigration l'emporte à partir des premières années du XXe siècle.

Les craintes exprimées par Lualdi au nom des industriels du Nord redoutant de voir disparaître la main-d'oeuvre, étaient partagées, pour les mêmes raisons, par la bourgeoisie agrarienne de la plaine du Pô, par les propriétaires pouillais en train de développer chez eux l'agriculture arborée et par les latifundistes de Calabre et de Sicile. Les uns et les autres craignaient que l'exode ne désorganisât la vie rurale, n'augmentât le coût de la main-d'oeuvre, et n'entraînât une révision des baux ruraux au détriment des propriétaires. L'Eglise elle-même prenait le relais au nom des dangers moraux liés à l'émigration. Tous étaient d'accord pour désigner les coupables : les agents d'émigration qui, pour le compte des sociétés de navigation ou des pays recruteurs, battaient le pays pour inciter les paysans à partir.

La pression anti-émigrationniste fut assez forte pour amener en 1873 le gouvernement Lanza, pourtant acquis aux idées libéristes et tenté, en conséquence, de considérer l'émigration comme un phénomène naturel, à inaugurer une politique de contrôle des départs 8.

On trouve les arguments des anti-émigrationnistes théorisés pour la première fois en 1874 par un économiste napolitain, Giovanni Florenzano, dans un ouvrage (Delta emigrazione itàliana in America) qui allait devenir «un classique de la littérature anti-émigrationniste» 9.

Florenzano, qui insistait, dès cette époque, sur le flot montant des émigrants, stigmatisait l'abandon du « sol de la patrie » pour un pays dont la richesse était l'agriculture, la force de la nation résidait dans ses bras. Agissant de la sorte en porte-parole des propriétaires terriens, il

7. Les premières polémiques sur l'émigration portèrent d'ailleurs sur les chiffres. Il s'agissait de démontrer statistiquement si une émigration significative existait ou non. Luigi Bodio, directeur de la statistique au ministère de l'Agriculture, Industrie et Commerce, depuis 1872, mit fin à ces discussions en publiant, à partir de 1876, les premières statistiques officielles. Ses écrits de l'époque exposent les difficultés rencontrées pour établir les premiers dénombrements. Une analyse critique des sources statistiques se trouve dans Francesco Coletti, « Dell'emigrazione itàliana », in Cinquant'anni di storia itàliana, 1860-1910, vol. III, Milan, 1911.

8. la circulaire Lanza. du 18 janvier 1873 enjoignait, entre autres mesures, aux maires de n'autoriser le départ qu'à ceux qui possédaient un certain capital (ce qui encouragea l'usure et les départs clandestins) et aux préfets de donner une large publicité aux mécomptes et aux dangers divers qui attendaient les émigrants.

9. G. FLORENZANO, Délia emigrazione itàliana in America comparata aile altre emigrazioni europee studi e proposte. Naples, 1874. La formule est de CIUFFOIHTI et DEGL'INNOCENTI, I, p. 37.


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demandait qu'une loi vînt stopper ce phénomène néfaste qu'était l'émigration. Toutefois, il admettait, comme remède à la surpopulation méridionale, une expansion coloniale; ouvrant ainsi la voie à l'idéologie coloniale des méridionalistes.

Bien différentes étaient les positions des émigrationnistes. Dans une optique libériste et sur les traces du grand économiste sicilien Francesco Ferrara 10 (inspiré lui-même d'Adam Smith), qui avait eu la plus grande influence sur l'élite politique à l'époque du Risorgimento et sur Cavour lui-même, les émigrationnistes ne jugeaient pas que l'émigration dût appauvrir le pays. Elle n'emportait qu'une masse inerte et impuissante à produire. Au contraire, les émigrants pouvaient contribuer à ouvrir des marchés aux produits nationaux.

C'est à ce courant d'idées que se rattachait la centaine d'armateurs et de négociants génois qui, le 15 avril 1868, avait envoyé au ministère une lettre de protestation contre la circulaire Lanza. L'émigration italienne vers la Plata permettait, disaient-ils, à de nombreux nationaux de trouver un travail bien rémunéré, entretenait de fructueux échanges entre l'Italie et l'Amérique, faisait prospérer l'armement génois, créait un flux de capitaux vers l'Italie, etc... 11.

Gênes avait, effectivement, le plus grand besoin du relais économique représenté par le transport des émigrants à une époque où se faisait terrible la concurrence des steamers anglais. Aussi n'est-il pas étonnant que le premier véritable théoricien « d'une expansion basée sur la constitution spontanée de colonies commerciales résultant de l'émigration libre » n ait été un professeur de l'université de Gênes : Jacopo Virgilio 13. Si l'Italie n'était pas, à proprement parler, trop peuplée, soutenait ce dernier, les capitaux manquaient pour augmenter la productivité agricole. L'émigration devait donc être encouragée. Ainsi se créeraient à l'étranger des colonies libres, source d'échanges commerciaux avec la mère patrie ; ainsi pourrait s'amorcer, par contrecoup, le développement économique du pays. Virgilio gardait à l'esprit l'exemple des républiques marchandes italiennes. Il établissait un lien étroit entre la crise de l'agriculture, rendue sans issue par le manque de capitaux, et l'émigration et mettait aussi en évidence la relation entre émigration et colonies. Encourager l'émigration (au lieu de l'entraver), c'était donc, pour l'économiste génois, travailler au développement économique du pays.

10. Francesco Ferrara (Païenne, 1810 - Venise, 1900) enseigna l'économie politique à Turin de 1848 à 1858. Député à plusieurs reprises, sénateur en 1881. Libériste intransigeant, il avait eu, à Turin, Cavour parmi ses auditeurs. Voir F. FERRARA, Introduzione al Corso complète d'economia politica pratica de G. B. Say, in Biblioteca dell'Economista, Turin, 1855. Dans le même sens, Gerolamo Boccardo (Gênes, 1829 - Rome, 1904), professeur d'Economie politique à l'Université de Gênes, Sénateur en 1877.

11. Le texte de la lettre des armateurs ligures est reproduit dans CnjTFOLETTi-DEGL'lNNOCENTI, I, pp. 17-21.

12. A. ANNINO, « Origine e controversie délia Iegge 31 gennaio 1901. La politica migratoria dello stato postunitario », II Ponte, juillet 1974, p. 1236.

13. Jacopo VIRGILIO, Délie emigrazioni transatlantiche âegli Italiani ed in ispecie di quelle dei liguri aile regioni delta Plata : cenni economico-statistici, Gênes, 1868.


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Les esprits éclairés et attentifs aux questions méridionales arrivaient à des conclusions voisines, mais pour des motifs tout différents. Dans une économie essentiellement rurale, comme l'était celle du Sud, l'émigration apparaissait, aux côtés du brigandage 14, comme l'une des manifestations les plus éclatantes de l'existence d'une « question méridionale ». Pasquale Villari exposa clairement le problème dans ses Lettere meridionali. Sidney Sonnino et Leopoldo Franchetti reprirent la question dans leur enquête sur la Sicile. Il s'agissait pour ces deux jeunes et brillants représentants du conservatisme toscan de démontrer que la question paysanne méridionale était intimement liée aux intérêts des milieux agrariens qui avaient fait l'unité et sa solution en rapport étroit avec le maintien du pouvoir de la bourgeoisie italienne, en un moment où son «hégémonie» sur les masses était menacée par la montée des cléricaux et des socialistes 15. Ils préconisaient donc une révision des rapports propriétaires-paysans, une réforme des baux qui devaient accompagner un développement de l'agriculture dans un pays dont elle demeurait, selon l'optique libériste, l'atout essentiel.

En somme, ils souhaitaient une transformation du Sud par les méthodes capitalistes et productivistes qui avaient trop fait défaut jusqu'alors. Dans cette optique, l'émigration devenait :

le moyen naturel et spontané pour résoudre la question méridionale, dans la mesure où elle contribuait à éliminer ou à réduire la surpopulation agricole et donc à favoriser la détente entre les classes, à améliorer les rapports entre propriétaires et paysans, à augmenter les salaires, et, indirectement, à accroître l'intérêt des propriétaires pour l'amélioration de l'agriculture 16.

Ainsi apparaissait le rôle de « soupape de sûreté » sociale que l'on souhaitait voir jouer à l'émigration. La position des conservateurs éclairés était donc, dès cette époque, fort différente, on le voit, de celle des agrariens traditionnels telle qu'avait pu la traduire Florenzano et, a fortiori, des latifundistes, encore raidis sur leurs refus. Mais la crise agraire allait amener ces derniers à modifier leur position vis-à-vis de l'émigration.

Si Sonnino et Franchetti préconisaient l'émigration en gardant à l'esprit le modèle d'une Italie libériste et agricole, Leone Carpi, dans des écrits presque contemporains, le fait déjà dans une optique industrialiste et protectionniste. Dès la fin de la décennie, sous l'effort des modifications du marché mondial, du développement des transports, de la baisse des prix agricoles, on commence en effet à s'interroger en Italie sur l'hégémonie des intérêts agro-mercantilistes et sur le bien-fondé du cosmopolitisme libériste. Pour Carpi, qui a été le premier à parler de l'émigration chiffres en main, confier l'avenir économique du pays à la seule agriculture était absurde. Il était donc temps que l'Etat modifiât l'adresse

14. Le rapprochement de l'émigration et du brigandage comme étant issus tous deux de la misère des paysans est fait par A. SALANDRA ( « Lettera ai direttori », in Rassegna Settimanale, 22 sept. 1878).

15. Z. CIUFFOLETTI, « L'emigrazione e le classi dirigenti. I meridionalisti liberali », Il Ponte, juil. 1974, p. 1269 sq.

16. R. VILLARI, Il Sud nella storia d'Italia, Bari, 1966, p. 172.


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générale de l'économie à l'abri de solides tarifs protecteurs. Quant à l'émigration, elle était salutaire, mais l'Etat devait la transformer en force positive en la dirigeant vers l'expansion coloniale, dans le cadre d'une politique nouvelle, nettement industrialiste 17.

Protectionnisme et expansionnisme : Leone Carpi annonce dès la fin des années 70 les retournements de la décennie suivante. En fait, dès cette époque, les émigrationnistes ont gagné la partie. Les agrariens, à l'origine très hostiles au départ des paysans, sont maintenant divisés. La crise agraire, dont les origines remontent à la chute des prix mondiaux après 1873 et qui prend des dimensions alarmantes après 1882, fait s'effondrer les prix et fondre les revenus, réduit à la misère les paysans du Sud comme les braccianti lombards, ruine sous les hypothèques les petits propriétaires et multiplie les expropriations. Les propriétaires passent en masse dans le camp du protectionnisme jusque-là réservé aux industriels et appellent maintenant de leurs voeux une émigration susceptible de délester des campagnes en pleine fermentation 18.

B. Colonies libres ou possessions coloniales.

Les négociants et les armateurs génois, pour des raisons mercantilistes, les libéristes doctrinaires en raison de l'intangible « laissez faire... », avaient donc été, dès l'origine, acquis à l'émigration. Cependant, s'ils ne désiraient pas voir les contingents d'émigrants se dissoudre hors des frontières, ils n'étaient pas non plus favorables à des conquêtes coloniales destinées à accueillir une population en surnombre. Leurs voeux semblaient aller à la constitution de noyaux « coloniaux », enkystés en territoire étranger, gardant une cohésion nationale, des liens économiques et moraux avec la mère-patrie et surtout destinés à entretenir avec elle d'intenses rapports commerciaux. Quelque chose, en somme, qui ressemblait passablement aux « colonies » génoises ou vénitiennes du passé à travers la Méditerranée.

F. Manzotti, qui fut l'un des premiers, à l'époque récente, à reprendre l'examen de ces questions d'émigration 19, note que c'est le géographe Cristoforo Negri qui, probablement, associa pour la première fois le thème de l'émigration à celui de la colonie : « Dans le livre clos des faits, affirmait Negri en 1864, il est peut-être écrit qu'il existera un jour une Italie australe, liée à nous, sinon par un sceptre commun, au moins par le lien plus fort et plus utile encore des intérêts concordants » 20. L'idée était confuse : colonie libre, semble-t-il, à défaut de colonie territoriale. J. Virgilio, pour sa part, ne voulait pas entendre parler de pos17.

pos17. CARPI, Statistica illustrata dell'emigrazione all'estero del triennio 1874-1876 nei suoi rapporti coi problemi economico-sociali, Rome, 1878.

18. Voir l'article de F. ZANEUJ, « La crisi agricola e l'emigrazione dei contadini », in L'Italia agricola, IX, 1877, n° 6 (reproduit dans Ciuffoletti-Degl'Innocenti, I, p. 91 sq.) oîi l'auteur évoque dès cette époque un modèle de développement basé sur le protectionnisme.

19. F. MANZOITI, La polemica sull'emigrazione neU'Italia unita, 2° éd., Milan-Rome, 1969 (la 1™ édition date de 1962).

20. C. NEGRI, La grandezza d'Italia, Turin, 1864, cité par F. Manzotti, op. cit., p. 48.


ÉMIGRATION ET COLONIES : UN DÉBAT DE L'ITALIE LIBÉRALE 343

sessions coloniales qui n'ont jamais entraîné que dépenses inutiles et désillusions. Pour lui, pensant à l'action des Italiens sur les bords de la Plata, les colonies véritables étaient celles que fondaient spontanément des individus libres dans un pays étranger et qui prospéraient en vertu des seules activités économiques de leurs membres 21.

Un autre exemple de cette réticence vis-à-vis de la colonisation nous est fourni par les débats du premier congrès des économistes, tenu en 1875. Lorsque la question de l'émigration fut abordée, Luigi Luzzati invita l'auditoire à éviter d'empiéter sur la question des colonies, qu'il jugeait insuffisamment mûre. Vittorio Ellena estima, quant à lui, que l'Italie devait s'occuper d'assurer son assiette économique avant de penser à la colonisation 22. Ce double refus de toute entreprise coloniale, venant de deux hommes intellectuellement très respectés, reflète incontestablement l'opinion de la majorité des économistes et de la bourgeoisie dirigeante, opinion qui se traduit diplomatiquement jusqu'en 1878 par la politique des « mains nettes ».

En somme, l'élite dirigeante paraissait vouloir s'en tenir, comme le note A. Annino, à «un modèle d'expansion libre-échangiste antérieur à la période classique du colonialisme »B. Malthus et Stuart Mill justifiaient l'émigration comme étant l'unique remède à la surpopulation. Cette solution semblait s'adapter parfaitement à la situation italienne où à la crise agricole correspondait un développement industriel limité et donc incapable d'absorber davantage de main-d'oeuvre.

Dès les années soixante-dix pourtant, des voix s'élèvent pour inviter les Italiens « à la prudente audace et aux périls glorieux de la colonisation» 24. Leone Carpi prêchait pour l'établissement de colonies pénitentiaires dans l'hémisphère austral 25. Au congrès des économistes de 1875, Giulio Emilio Cerruti — seul de son espèce il est vrai — intervenait pour recommander la fondation d'une colonie italienne 26. Des prises de positions pro-coloniales apparaissaient parmi les relations suscitées par l'enquête agraire de Jacini 27 et dans l'enquête sur la marine marchande de 1882, au milieu, naturellement, d'avis contraires. La Rassegna nazionale tirait parti de ces divergences pour soutenir la nécessité pour l'Italie

21. J. ViRGOlo, Délie migrazioni transatlantiche degli Italiani, Gênes, 1868, p. 110.

22. F. MANZOITÏ, op. cit., p. 50.

23. A. ANNINO, « El debate sobre la emigraciôn y la expansion a la America latina en los origines de la ideologia imperialista en Italia (1861-1901) r>, in Jahrbuch fiir Geschichte von Staat, Wirtschaft und Gesellschaft Latein-amerikas, 1976 (p. 146).

24. G. BOCCARDO, « L'emigrazione e la colonie J>, in Nuova Antologia, nov. 1874, p. 621 sq. (cit. p. 643, évoquant les exhortations de L. Carpi).

25. L. CARPI, Délie colonie..., Milan, 1874, vol. III, consacré en grande partie à la question, fort débattue alors, des colonies pénitentiaires.

26. Cerruti faisait campagne pour un établissement en Extrême-Orient. Le lombard Cesare Correnti donnait en exemple aux Italiens les républiques maritimes du Moyen Age. Leurs idées étaient proches de celles de Marcello Cerruti alors secrétaire général de la Constdta (F, MANZOITÏ, op. cit., pp. 49-50).

27. La relation sur la province de l'Aquila liait émigration et question coloniale. Ibid., p. 50.


344 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

d'une colonie propre sur laquelle déverser, disait-elle, « l'excès relatif ou absolu de notre population» 28.

Depuis 1873, en sourdine d'abord, dans son Giornale délie colonie, puis à tous les vents à mesure que lui arrivaient les honneurs académiques et politiques, Attilio Brunialti s'était mis à répandre son credo expansionniste 29. Dans un écrit publié en 1882 (La questione délie colonie) 30, il récapitulait tous les aspects négatifs d'une émigration qui ne débouchait pas sur les colonies : subsides à fonds perdus, perte du potentiel économique représenté par les émigrants, extension des charges consulaires, etc.. L'Etat ne pouvait éviter ces dépenses à fonds perdus qu'en cas de colonisation pure et simple. Pasquale Turiello donnait à cette revendication des accents déjà nationalistes. Le mépris dont étaient entourés à l'étranger les émigrants prouvait qu'une grande nation ne pouvait plus être à la fois pacifique et en marche vers le progrès : l'histoire enseignait « comment le sacrifice de quelques milliers de vies humaines et de quelques milliards de lires en des luttes dangereuses et glorieuses exaltait les forces, renforçait la puissance et donnait vigueur au progrès » 31. Il exigeait de l'Etat, pour résoudre les problèmes sociaux du pays, de constituer hors des frontières une nouvelle Italie qui accueillît les émigrants.

La crise du modèle libériste que ces protestations annonçaient allait devenir patente durant la décennie 80. Les désillusions du Congrès de Berlin de 1878, le traité du Bardo en 1881, le spectacle des appétits coloniaux croissants de la Grande-Bretagne, de la France, de l'Allemagne, provoquaient dans l'opinion italienne la crainte de voir le pays définitivement exclu du partage du monde qui s'effectuait, alors que de toutes parts montait le protectionnisme.

L'établissement des Français à Tunis, des Anglais à Chypre et en Egypte, ramena l'attention vers la Méditerranée et l'Afrique. L'Italie se faisait évincer de territoires situés à ses portes, où ses émigrants étaient nombreux, et elle risquait d'étouffer dans cette mer entièrement contrôlée par des puissances tierces. Dès janvier 1883, le sénateur Diomede Pantaleoni demandait à la tribune du Palais Madame que l'on dirigeât vers la Tripolitaine l'émigration italienne 32. Deux ans plus tard, le député campanien Francesco De Renzis exigeait pour son pays, à l'exemple des autres puissances, « poste au soleil de l'Afrique ». De Renzis parlait de la crise agricole qui frappait l'Italie, des petits propriétaires qui disparaissaient, du flot des émigrants :

La Méditerranée, concluait-il, voilà notre objectif... C'est là que nous devons chercher notre expansion politique et agricole, là seulement, si nous ne voulons pas être étouffés dans la mer qui nous entoure... 33.

28. Rassegna nationale, 1881, p. 486.

29. Sur le personnage de Brunialti, E. FRANZINA, La grande emigrazione, Venise, 1976 (voir p. 279 sq.).

30. A. BRUNIALTI, « La questione délie colonie », in Annuario délie scienze giuridiche, 1882, p. 394 sq.

31. Cité par F. MANZOITI, op. cit., p. 51.

32. Atti Parlamentari, Senato, Disc., tornata del 19-1-83.

33. Atti Parlamentari, Caméra, Disc, tornata del 25-1-85.


ÉMIGRATION ET COLONIES : UN DÉBAT DE L'ITALIE LIBÉRALE 345

Plus de colonies commerciales impossibles à maintenir vivantes, mais, pour le député méridional, des rivages proches où déverser les paysans. En ces années de tension agraire forte, l'idée de « soupape de sûreté »M était plus que jamais d'actualité. Le ministère Depretis ne put offrir que Massaoua. Le ministre des Affaires étrangères, Mancini, justifia devant la Chambre l'occupation du port africain en alléguant qu'on ne pouvait faire face à l'émigration croissante ni par des veto, ni par la colonisation interne, mais seulement en dirigeant celle-ci là où flottait le drapeau national afin de protéger les émigrants et d'empêcher qu'ils ne se dispersassent « sur la face de la terre » 35. Pour atteindre ce but, il fallait abandonner les principes « de l'antique école de Smith, de Say et des libéraux de leur suite» et se joindre à la politique d'expansion des puissances européennes.

II. — LES CONSÉQUENCES DU TOURNANT PROTECTIONNISTE

DES ANNÉES QUATRE-VINGTS

Au cours des années 80 s'élabore en Italie le système protectionniste qui voit sa consécration en 1887, avec l'adoption du nouveau tarif général, très protecteur, qui fait sortir le pays du camp libre-échangiste. 1887 est aussi l'année du revers de Dogali sur les plateaux éthiopiens. A partir de ce moment, l'opinion est, dans sa majorité, favorable à la fois au protectionnisme nécessaire, à l'industrialisation du pays et à l'accélération de la conquête en Afrique pour laver l'honneur national. Un nouveau bloc d'intérêts, regroupant les industriels du Nord et les agrariens (le tarif de 1887 protège les grains), est devenu hégémonique, entraînant un changement d'optique en ce qui concerne les questions migratoires et coloniales.

La liaison était faite depuis longtemps entre commerce, marine et établissements italiens à l'étranger chez les négociants et armateurs génois et par les propriétaires de chantiers navals qui avaient fait, depuis toujours, le lien entre l'expansionnisme et leurs profits propres. Mais le libérisme et l'anticolonialisme qui les caractérisaient traditionnellement s'affaiblissaient à mesure que s'affirmait la concurrence étrangère et que les technologies nouvelles en matière de marine paraissaient nécessiter une protection de la production nationale.

De son côté, la sidérurgie naissante (la Terni est fondée en 1884), tout en exigeant comme les chantiers navals la protection douanière, trouvait son compte dans la création d'une flotte de guerre puissante, nécessaire pour une politique étrangère plus active et, au besoin, conquérante. Mais seule la diffusion d'une idéologie expansionniste pouvait créer dans l'opinion publique le consensus nécessaire à l'acceptation des

34. L'expression («valvola di sicurezza ») est utilisée par De Renzis.

35. Atti Parlamentari, Caméra, Disc, tornata del 27-1-85, cité par Ciuffoletti-Degl'lnnocenti, I, p. 127.


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dépenses exigées par la création d'une marine puissante 36. Aussi voit-on des groupes de pression, agissant par le moyen de sociétés d'explorations géographiques et de revues coloniales, entrer en action pour exalter l'expansionnisme sous tous ses aspects. En 1883, Marina e Commercio, organe officieux de la Navigazione générale italiana (issue de la fusion des deux compagnies Florio et Rubattino) et le Giornàle délie colonie d'Attilio Brunialti 37 fusionnent, sous l'égide de la compagnie siculo-génoise, qui suscite à Naples, au même moment, l'apparition d'un autre périodique colonial, L'esplorazione3S, pour soutenir les entreprises africaines 39. En 1885, se tient à Naples, à l'initiative de la Società africana, une conférence coloniale, dans le but de coordonner les initiatives en un vaste programme expansionniste. Prirent part à cette rencontre des représentants de la Società d'esplorazione commerciale in Africa, de Milan, ainsi que des universitaires et des publicistes comme Turiello, Brunialti, E. Castellani, Carerj 40, etc..

Sur le front de l'agriculture, nous avons vu dès le début des années quatre-vingts les agrariens se joindre aux industriels dans la demande de tarifs protecteurs. Le tarif de 1887, ne prenant en compte que les céréales, protégea, certes, les grands propriétaires du Nord et les latifundistes du Midi, producteurs de grains, mais sacrifia la petite agriculture intensive (vin, huile, agrumes) du Mezzogiorno, ainsi que les petits polyculteurs du Nord : riziculteurs, éleveurs de bétail ou de vers à soie. Petits propriétaires, métayers, fermiers, brassiers, déjà saignés à blanc par une décennie de chute des prix, furent frappés de plein fouet par les mesures prises à l'étranger en réponse au tarif italien et par la guerre douanière avec la France qui suivit. La tension sociale monta aussitôt dans les campagnes, accompagnée d'un mouvement de départ allant s'amplifiantn. L'industrie du Nord pouvait absorber une partie des paysans quittant leurs terres, mais dans le Sud, c'était obligatoirement l'exode outre-mer. Dès 1887, l'émigration annuelle totale dépasse les 200.000 individus. Dix ans plus tard, nous en sommes à 300.000 départs par an. Pour la seule Amérique, les chiffres passent de 82.000 en 1886 à 192.000 départs en 1896. Phénomène significatif : alors que pour la décennie 1876-1886, l'Italie du Nord fournit près des 2/3 des départs contre 20 % pour le Midi; pour la période 1887-1900, les pourcentages se modifient : 51 % contre 31 % (avec un

36. A. BRUNALTI développait déjà ce point de vue dans son ouvrage L'Italia e la questione coloniale, Studi e proposti, Milan, 1885, en s'appuyant sur l'opinion du député méridional Rocco De Zerbi. Cf. G. DIKUCCI, c n modello délia colonia libéra nell'ideologia espansionistica italiana. Dagli anni 80 al fine del secolo », Storia contemporanea, 1979, n° 3, p. 454.

37. A. Brunialti était par ailleurs financé dans ses entreprises de propagande expansionniste par le grand industriel cotonnier de Schio, Alessandro Rossi, figure de proue du patronat industriel du Nord à cette époque.

38. L'Esplorazione. Rassegna quindicinale délie conquiste geografiche e degU interessi italiani in tutti i punti del Globo, n° 1, n° 3, janvier 1883.

39. En revanche, L'Italia all'estero, périodique créé en 1884, est lié à La Veloce, compagnie régnant sur la liaison Gênes - Rio - Buenos-Aires, défendait les entreprises américaines.

40. De la Società africana di Napoli, mais lié, par ailleurs, à la Navigazione générale italiana, cf. G. Doeucci, art. cit., p. 455.

41. En 1887, 215.665 départs ; en 1897: 299.855.


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saut particulièrement brutal pour la Sicile) 42, indice du rôle d'absorption de main-d'oeuvre qu'est déjà capable de jouer l'industrie dans le Nord.

Dans une telle conjoncture, pour les propriétaires terriens, pour des industriels et pour la classe politique dans son ensemble, l'émigration changeait de signification. Loin de constituer un appauvrissement national, elle devenait la principale solution aux problèmes ruraux et même à ceux de la société italienne en général 43. La soupape de sûreté migratoire devait éviter l'extension des luttes agraires et la diffusion du socialisme dans les campagnes. Sous l'angle de la modernisation de l'agriculture, le délestage rural était jugé nécessaire à une amélioration de la productivité agricole. Même les conservateurs éclairés comme Jacini et les méridionalistes libéraux lui donnaient maintenant le pas sur la réforme des modes d'exploitation du sol.

Une idée triomphait partout : l'Italie était surpeuplée 44, et ce surplus de population devait se répandre hors des frontières, dans des terres à peupler et, au besoin, à conquérir. Ce phénomène, très naturel, estimait-on, trouvait sa justification dans l'évolutionnisme spencérien alors en vogue : l'expansion n'était-elle pas la loi de tout organisme social ? 45

Le mythe de la colonisation civilisatrice, qui en était le corollaire, avait, d'ailleurs, des adeptes convaincus dans tous les horizons politiques : chez les conservateurs comme dans la gauche, parmi les catholiques comme parmi les libéraux. Le républicain Giovanni Bovio soutenait en 1887, dans la revue socialisante Cuore e Critica, que pour « débarbariser les peuples l'histoire n'offrait d'autres moyens que la colonisation» 46; quant à l'évêque de Plaisance, Mgr Scalabrini, esprit ouvert, préoccupé depuis longtemps par le sort des émigrants, il voyait semblablement dans la colonisation « le triomphe de la civilisation sur la barbarie » 47.

Ce consensus réalisé sur la nécessité d'une expansion démographique hors des frontières pouvait également déboucher sur la conquête coloniale

42. Voir les chiffres donnés par F. MANZOTTI, op. cit., pp. 56-57.

43. De fait, la première loi sur l'émigration, votée en 1888, établissait la liberté d'émigrer. Sur les discussions qui l'accompagnèrent : G. DORE, La democrazia italiana e Vemigrazione in America, Brescia, 1964.

44. Dès cette époque pourtant, certains radicaux et socialistes (A. Costa) refusaient de voir dans l'émigration le remède naturel à une prétendue surpopulation. Pour Colajanni, par exemple, il n'y avait pas surpopulation absolue mais seulement relative. Le déséquilibre entre population et ressources ne provenait pas de conditions « natureEes », mais d'une « organisation sociale défectueuse ». Les remèdes à la question sociale n'avaient donc pas à être cherchés « dehors, dans la fondation de colonies nouvelles, mais à l'intérieur du pays » (cf. N. COLAJANNI, « Le colonie sbocco agli uomini e ai prodotti », in Cuore e Critica, juillet 1887, pp. 130-131. L'article se terminait par ces mots : « Guerre à la politique coloniale »). A quoi les conservateurs éclairés, conscients du bien-fondé de ces remarques, répondaient que les capitaux manquaient pour une transformation rapide et en profondeur du secteur agricole.

45. En 1887, Ettore COPPI, dans la revue florentine Rassegna ai Scienze sociali e politiche, étudiait l'émigration à la lumière des idées de Spencer. Cf. MANZOTTI, op. cit., p. 57.

46. G. Bovio, « Polemica coloniale », in Cuore et Critica, août 1887, cité dans CTOFFOLETTI et DEGL'INNOCENTI, I, p. 148.

47. A. SCALABRINI, « Sulla emigrazione e colonizzazione italiana specialmente nell'America del Sud », in Boll. delta sezione jiorentina délia Società africana d'Italia, 1890. Texte reproduit dans CIUEFOLETTI et DEGL'INNOCENTI, I, 184 sq.


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ou sur le renforcement du système des colonies libres ; en clair, sur l'Afrique ou sur l'Amérique. Ces deux orientations se succédèrent dans la faveur du pouvoir. La première allait prendre le dessus à l'époque de Crispi, la seconde correspondit à la «politique du recueillement» qui suivit l'échec de 1896. Cependant, les incertitudes du colonialisme italien, manquant de bases économiques solides, étaient telles que, en dépit de cette alternance, ces deux tendances ne réussirent jamais à s'exclure mutuellement tout à fait 48. Jusqu'au milieu des années 80, alors que le pays était déjà installé à Assab et à Massaoua, Brunialti, sans se détourner totalement de l'Afrique (mais il pensait plutôt à l'Egypte et à la Tunisie), prêchait dans le Giornale délie colonie pour la colonisation spontanée vers la Plata. Plus violent, Boccardo dénonçait, en 1886 encore, dans le Giornale degli Economisti, au nom des principes libéristes, les aventures africaines : « cette manie irrésistible de conquérir des pays éloignés » 49. On trouvait trace du même dualisme au sein de la Società di geografia italiana, La guerre douanière avec la France et la nécessité de trouver une alternative commerciale poussa d'abord le gouvernement de Crispi à reprendre lui aussi à son compte la vieille théorie de l'expansion commerciale liée au flux migratoire.

Une circulaire ministérielle, en date du 29 août 1888, lança une enquête auprès des consuls en Amérique latine pour savoir par quel moyen augmenter le commerce italien vers l'Amérique du Sud en utilisant le potentiel de force représenté par les colonies italiennes. En réalité, le rapport n'était que lointain entre l'importance de l'émigration et celle du commerce : la circulaire le reconnaissait elle-même. Etant donné la pauvreté des émigrants et la dureté de la concurrence anglaise, française et allemande, il n'était guère destiné à se modifier.

La conjoncture internationale négative, le protectionnisme déferlant, les difficultés de l'industrie italienne à trouver des débouchés, la crise des exportations agricoles méridionales, la crise sociale qui travaillait le pays (les fasci siciliani se développent de 1891 à 1894), comme la vision propre des problèmes diplomatiques qu'avait Crispi, tout poussait au contraire à l'acquisition de territoires propres, où l'Italie pourrait écouler, sous la protection de ses soldats, et sa population et ses marchandises.

Le Midi italien était le plus ardent à pousser vers l'Afrique. Les latifundistes réclamaient des colonies de peuplement pour y expédier leurs paysans et clore ainsi la question agraire. Les méridionalistes libéraux souhaitaient aussi ce délestage, mais comme le premier élé48.

élé48. compris dans un même organe de presse, comme l'a vérifié G. Franzina pour le Giornale di Vaine-, en ce qui concerne les années 80. Pacifico Valussi, le directeur du journal, effectua pourtant, en 1885, un net « tournant africain ». Cf. G. FRANZINA, op. cit., p. 270 sq. et p. 296, n« 61 et 62.

49. Giornale degli economisti, janvier 1886, p. 23 sq. En fait, la position de Boccardo était plus ambiguë : il regrettait que l'Italie ne fît pas usage de la force en Amérique du Sud, en appui au « droit du travail » ; mais cela, semble- t-il, pour détourner plus nettement le pays de toute entreprise africaine. Cf. FRANZINA, op. cit., p. 296, n° 61.


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ment d'une grande politique de réforme envers le Sud 50. L'un d'entre eux, le baron Franchetti, animait un mouvement pour la mise en valeur et le peuplement de la colonie Erythrée. Il souhaitait créer sous le ciel africain la véritable démocratie rurale que le latifundisme empêchait d'instaurer en Italie du Sud. On trouvait dans son sillage Antonino di San Giuliano 51, grand seigneur sicilien, qui s'intéressait de près aux expériences africaines et qui allait devenir, à l'époque de Giolitti, titulaire de la Consulta. Dès cette époque, le marquis sicilien soutenait la nécessité de colonies pour des raisons démographiques. En 1895, il évoquait dans la Riforma sociale le temps où « l'excédent de notre population rurale, plutôt que de languir misérablement dans sa patrie et d'y faire tomber les salaires, irait éteindre sur les hauts plateaux éthiopiens, à l'ombre du drapeau, l'antique soif de terres et contribuerait efficacement, bien que de loin, à la grandeur et à la prospérité de l'Italie» 52. Par le biais du colonialisme, remarque Giampiero Carocci, le méridionalisme libéral allait donc se lier à la politique crispinienne, comme devaient le faire plus tard nombre de ses tenants avec le nationalisme.

Les perspectives de colonisation « démocratique » en Afrique, telles que les défendait Franchetti, arrivaient à séduire jusqu'à certains membres du mouvement ouvrier, impressionnés par les réactions de plus en plus hostiles aux émigrés italiens qui se répandaient à l'étranger sur le marché du travail. Les faits d'Aigues-Mortes en 1893, de Zurich en 1896, mettaient en lumière la vulnérabilité de cette émigration ouvrière, perçue comme intruse dans les pays étrangers dès que le marché du travail se resserrait. Les socialistes, tout en faisant campagne contre le « kroumirage »K, ne pouvaient être insensibles à l'avantage, pour une émigration ouvrière, de pouvoir se déployer à l'ombre du drapeau national 54.

B. Le Renouveau libériste.

La défaite d'Adoua provoqua un revirement dans de larges secteurs de l'opinion. Certes, la marine marchande et les industries liées à la guerre

50. C'était la position de Sonnino, de Franchetti, de Giustino Fortunato, de San Giuliano. Cf. les notations de G. CAROCCI, Storia d'Italia dell' unità ad oggi, pp. 100-101, reprenant des remarques de Rosario Villari. Voir aussi Z. CIUFFOLETTI, « I meridionalisti liberali », Il Ponto, juil. 1974, p. 1269 sq.

51. San Giuliano, député puis sénateur, futur ambassadeur à Londres et futur ministre des Affaires étrangères en 1906 et de 1910 à 1914, avait rédigé le rapport de l'enquête de 1891 sur l'Erythrée.

52. A. m SAN GIULIANO, « I fini délia nostra politica coloniale », in Riforma sociale, II, 1895, vol. III, p. 311 sq. (texte reproduit dans CiUFFOLEm et DEGL'INNOOENTI, I, p. 112 sq.).

53. Les « kroumirs », dans le langage socialiste italien, sont les briseurs de grève, en l'occurrence les émigrants italiens se proposant, à l'étranger, lors des grèves, pour se substituer à la main-d'oeuvre locale. Cette pratique contribua à susciter des mouvements populaires anti-italiens.

54. Cf. l'acceptation de fait de l'installation coloniale en Afrique par certains théoriciens socialistes : A. Labriola, R. Candelari, et les débats sur la question dans la revue Cuore e Critica en 1890.


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qui avaient profité de la politique de Crispi, restèrent fidèles à la politique coloniale; mais le secteur manufacturier et les agrariens qui avaient d'abord approuvé l'entreprise africaine, sans toutefois en tirer un profit immédiat, reculèrent devant les perspectives financières qu'impliquaient une poursuite de la guerre et une reprise de la conquête. Un consensus temporaire anticolonial se créait, allant des libéristes aux industriels protectionnistes, en passant par les catholiques et les socialistes. Les délibérations de l'Associazione economica libérale, réunie au printemps de 1889 et regroupant les plus grands noms de l'économie politique italienne — tous libéraux, excepté Colajanni 55 —, permettent de saisir la pensée dominante aux lendemains des aventures crispiniennes. La majeure partie des assistants répudie toute idée de conquête territoriale, l'Italie n'ayant à sa disposition, pour justifier une telle entreprise, ni capitaux, ni marchandises en masse suffisante à exporter. Pendant longtemps, le pays restera essentiellement agricole et n'aura à offrir que sa main-d'oeuvre. Telle était tout au moins la thèse de Bonaldo Stringher, le futur directeur général de la Banque d'Italie ; thèse partagée, dans ses grandes lignes — même quand ils regrettaient qu'il dût en être ainsi — par Colajanni, Bodio, de Viti De Marco, Grossi. Certains (Norsa, De Viti De Marco) insistaient, malgré tout, sur la nécessité de marchés extérieurs pour l'industrie. De Viti De Marco comptait pour cela sur les colonies libres d'émigrants, en Amérique en particulier, et sur le principe de la porte ouverte. Les économistes libéraux se ralliaient ainsi, dans leur ensemble, à la politique de « recueillement» 56 inaugurée en 1896 par le gouvernement Di Rudini.

Pourtant, parmi eux, les méridionalistes (Franchetti, Garlanda) restaient fidèles au colonialisme, regrettant que l'on pût condamner l'expansion coloniale sans considération de l'intérêt démographique et commercial qu'elle pouvait présenter pour l'avenir. C'était le point de vue qu'avait soutenu, dès 1897, Attilio Brunialti dans son ouvrage Le colonie degli Italiani, publié en même temps que la première traduction en italien des ouvrages de Leroj'-Beaulieu et de Seeley sur la colonisation 57. Brunialti fixait dès cette date deux objectifs à atteindre : la conquête de la Tripolitaine et la concentration de l'émigration dans la région de la Plata qui pourrait ainsi être italianisée.

Voix isolées que celles de ces nostalgiques des entreprises coloniales. Les déconfitures éthiopiennes avaient provoqué l'éclipsé du mythe africain et, en conséquence, le retour au mythe de la Nuova Italia américaine, dans une atmosphère de libéralisme retrouvé, que semblait annoncer la débâcle du système crispinien tout tourné vers le protectionnisme. A la

55. On retrouvait Bodio, B. Stringher, De Viti, De Marco, Franchetti, Cabiati, Molinari, Norsa, Castellani, Colajanni, Fiamingo, V. Grossi, etc.. Cf. Les Atti dell'associazione economica libérale italiana, extrait du Giornale degli Economisa, Roma, 1899.

56. L'expression est utilisée par L. Bodio. Cf. G. ARE et L. Grusil, « La scoperta dell'imperialismo nella cultura italiana del primo novecento », in Nuova Rivista Storica, 1974, fasc. V-VI, et 1975, fasc. I-II (désormais cité ARE et Grosu, I et II).

57. A. BRUNIALTI, Le colonie degli Italiani, Turin, 1987. P. LEROY-BEAULOEU, La colonisation chez les peuples modernes, Paris, 1874, trad. italienne, Turin, 1897. J. R. SEELEY, The expansion of England, Londres, 1883, trad. italienne, Turin, 1897.


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différence, pourtant, du libéralisme génois des années 70, le « revival » libériste de la fin du siècle conserve un aspect expansionniste et conquérant.

Le choix qui avait été fait dans les années 80 d'un développement économique fondé sur l'industrie et le take off économique, qui s'effectue précisément durant les années qui suivent Adoua, font craindre une rapide saturation du marché intérieur et poussent à la recherche de débouchés pour les produits manufacturés. Les émigrants devront donc être l'avantgarde du commerce italien, et leurs colonies des relais à partir desquels pourront être pénétrés des marchés étrangers. L'émigration vers la Plata redevenait donc capitale, soit comme embryon d'une future région «italianisée »5S, soit comme plate-forme de départ pour la conquête du marché américain. Ces idées n'avaient pas surgi du néant après 1896, elles étaient débattues déjà avant cette date : la Società geografica, par exemple, les avait examinées lors de son second Congrès de 189559. Elles allaient triompher après l'effacement de l'hypothèse africaine.

La revue libériste, Riforma sociale, se chargea de faire la théorie de cette nouvelle politique ; mais c'est l'ouvrage d'un jeune économiste piémontais, Luigi Einaudi, Un principe mercante, publié à Turin en 1899 M qui allait devenir le symbole de ce renouveau libre-échangiste 61. Ce livre, qui eut un important retentissement, traduit toute l'ambiguïté de l'idéal libériste en ces temps de protectionnisme généralisé. Einaudi décrivait l'activité d'un industriel lombard, Enrico Dell'Acqua, qui avait su, par son habileté et son sens des affaires, faire naître sur les rives de la Plata un véritable empire textile, capable de disputer le marché argentin aux importations anglaises, se montrant ainsi l'émule des princes marchands italiens du Moyen Age. A travers Dell'Acqua, l'ouvrage d'Einaudi exaltait, naturellement, la nouvelle bourgeoisie d'affaires qui se formait en Italie, en face de l'ancienne bourgeoisie « adoratrice du quatre pour cent des titres de la rente publique » oe et de la classe moyenne bureaucratique, militaire et cléricale. Pour l'économiste piémontais, les capitaines d'industrie italiens, libérés des interventions funestes de l'État, des entraves et du parasitisme de la petite bourgeoisie, gardaient intact leur génie pour transformer l'économie de leur pays.

58. Dans cette optique, l'effort fait pour la défense de « l'italianité » par l'Associazione nazionale per socorrere i missionnari italiani all'estero (fondée en 1886), par la Società Dante Alighieri (fondée en 1889), par toute l'action gouvernementale en faveur des écoles italiennes à l'étranger. On pourra se reporter à notre étude : « Religion et politique au Levant avant 1914 : le cas italien s, in Relations internationales, oct. 1981, pp. 277-301.

59. F. MACOLA, directeur de Secolo XIX, de Gênes, journal du groupe Perrone-Ansaldo, avait exposé ce point de vue dans un livre, L'Ewropa alla conquîsta dell'America, Venise, 1894. Naturellement, pour de grands desseins américains, une grande flotte était nécessaire. Nitti avait alors une position voisine. Cf. G. DINUCCI, « Il modello... J», cité, p. 477.

60. Luigi EINAUDI, Un principe mercante. Studio sulla espansione coloniale italiana, Turin, 1899.

61. Dans un sens voisin, les campagnes de la revue L'Italia coloniale (1900-1904) de Giacomo GOBBI-BELCREDI et d'Antonio MONZILLI (revue qui avait l'appui de Luigi Luzzatti). La revue, fort bien faite par ailleurs, se fît le soutien de l'expansionnisme économique et du maintien de l'équilibre social par l'émigration. Cf. A. ANNINO, « Espansionismo et emigrazione verso l'America latina. L'Italia coloniale, 1900-1904 », in Clio, 1976, p. 113 sq.

62. Cité par ARE et Grusn, I, p. 558.


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La réussite de Dell'Acqua et de ses émules en Amérique n'était pas perdue pour la mère patrie. Einaudi voyait naître, sur les rives de la Plata, une « Nuova Italia », un peuple qui, bien qu'argentin, conserverait les caractères fondamentaux du peuple italien et prouverait au monde que l'idéal impérialiste n'était pas destiné à demeurer un idéal anglo-saxon :

Nous sommes en train de démontrer au monde, écrivait-il, que l'Italie est capable de créer un type de colonisation plus parfait et plus évolué que le type anglo-saxon. En effet, alors que la conquête pacifique du colon anglais s'est toujours accompagnée de la domination militaire, la colonisation italienne a toujours été libre et indépendante «3.

L'ennui, pour ces vues séduisantes, ainsi que le remarque un commentateur 64, était que Dell'Acqua avait créé ses entreprises dans un climat économique qui n'avait que fort peu à voir avec les idées libéristes chères à Einaudi, grâce, en particulier, au tarif argentin de 1889, très protectionniste, qu'il avait bénéficié de liens privilégiés avec les détaillants locaux italiens, qu'il avait su utiliser le lobbying, les expédients et les rapports personnels avec les hommes politiques d'une façon que n'approuvaient guère, en général, les économistes doctrinaires de la Riforma sociale, hast but not least, si, effectivement les exportations italiennes vers l'Argentine avaient crû fortement de 1861 à 190066, dès la fin du siècle, le flot des émigrants italiens — Nitti l'avait discerné dès 1896 ^ — avait tendance à déserter l'Amérique latine pour l'Amérique du Nord.

Les thèses d'Einaudi n'en donnèrent pas moins lieu à un vaste débat sur les perpectives de l'expansion commerciale et sur la place du peuple italien parmi les nations 67. G. Prato, collaborateur d'Einaudi, insistait dans la Riforma sociale ® sur l'importance de la conservation de l'identité nationale; l'économiste Enrico Barone, dans la Nuova Antologia 69, regrettait qu'à la différence de ce qui se passait pour les autres pays, l'émigration italienne — comme l'émigration allemande — n'eût aucun territoire à sa disposition, où sa nationalité pût être respectée. En tout état de cause, l'émigration restait l'un des grands atouts pour la conquête des marchés ; l'Italie devait être très attentive à ces questions en une époque où se précisait dans le monde le partage entre dominants et dominés. Giovanni Lerda renchérissait dans la Rivista italiana di sociologiala. Dans la lutte entre les races pour la domination de la civilisation future, aucune

63. L. EINAUDI, Un principe mercante..., pp. 12-13, cité par Are et Giusti, I, p. 557.

64. Cf. ARE et Grusn, I, pp. 559-560.

65. F. S. Nrm, « La nuova fase dell'emigrazione italiana », in La Riforma sociale, III, 1896.

66. En 1910, l'Argentine est le 7= client de l'Italie, immédiatement après l'AutricheHongrie. Cf. B. STRTNGHER, « Gli scambi coll'estero e la politica commerciale italiana dal 1860 al 1910 », in Cinquant'anni di storia italiana, 3 vol., Milano, 1911 (III, p. 108).

67. G. ARE et L. GIUSTI en rendent compte dans l'article cité, II, p. 562 sq.

68. G. PRATO, « Per l'emigrazione italiana nell'America latina » (in Riforma sociale, 1900, p. 104 sq., et « Importanza economica ed awenire dei sodalizi italiani all'estero ». Ibid., 1902, p. 993 sq.

69. E. BARONE, « L'espansione coloniale italiana nell'America latina », in Nuova Antologia, 16 sept. 1899, p. 277 sq.

70. G. LERDA, « Gli italiani all'estero », in Rivista italiana di scoiologia, 1899, p. 619 sq.


ÉMIGRATION ET COLONIES : UN DÉBAT DE L'ITALIE LIBÉRALE 353

place n'était réservée au peuple italien, victime d'un retard économique qui n'était pourtant que conjoncturel et récent. Bien plus, l'émigration était vue comme un symbole d'infériorité, alors qu'elle devait devenir un atout et un instrument contre le retard économique. Tous les commentateurs exaltaient, plus ou moins, cette sorte « d'expansion physiologique des Italiens à l'étranger », à base d'effort individuel et d'esprit d'entreprise, caractérisant le peuple de la péninsule, par opposition au parasitisme, au bureaucratisme et au militarisme de la classe au pouvoir. Le modèle demeurait cette capacité d'expansion spontanée que devait avoir un peuple par la simple vertu de son travail et de son esprit d'entreprise, hors de toute force des armes ; à l'image des Anglais, toujours présents dans les esprits comme le type de l'expansion pacifique d'une civilisation industrielle contre le vieil establishment aristocratico-militaire.

Il est inutile d'insister beaucoup sur le caractère mythique et les aspects contradictoires d'une telle vision, en particulier en ce qui concerne le rôle tenu par les conquêtes territoriales et, d'une façon plus générale, la force des armes. En y regardant de près, les solutions d'Einaudi posaient autant de problèmes qu'elles prétendaient en résoudre...

Sur le plan des principes, le fait de maintenir des communautés à l'étranger avait pour but d'obtenir des avantages économiques et commerciaux, ce qui revenait à nier l'égalité entre concurrents sur le marché international et donc à nier les principes libéristes de départ. Certains, comme Barone, reconnaissaient d'ailleurs clairement que tout ce processus n'avait de sens que s'il visait à faire entrer l'Italie dans le groupe des nations hégémoniques ; comme « instrument pour assurer l'émancipation du pays et non pour en perpétuer la sujétion » 71.

Enfin, dans un monde clairement voué, désormais, au nationalisme, au protectionnisme et à l'impérialisme, le maintien de noyaux coloniaux homogènes, sorte de corps étrangers dans des pays tiers, serait-il possible encore longtemps ? Une fois posée la nécessité de l'émigration, n'était-il pas plus logique d'en assurer le triomphe par la politique étrangère et par les armes, comme allait l'exiger Corradini et les nationalistes ? Le mythe de la « Nuova Italia » einaudien qui marque dans l'opinion italienne « l'ultime aboutissement des mythes manchestériens » 72, pourrait, sous cet aspect, prendre place parmi les « antécédents historiques de l'idéologie nationaliste »li.

III. — LES RUPTURES DU NOUVEAU SIÈCLE

L'époque giolittienne est celle de la première grande expansion de l'économie italienne, c'est aussi celle du déferlement de l'émigration hors des frontières. Le flux migratoire devient un fleuve irrépressible. A partir

71. G. ARE et L. Giusn, art. cit., I, p. 568.

72. Ibid., p. 556.

73. A. ANNINO, « Espansionnismo ed emigrazione verso l'America latina... », Clio, 1976, p. 140.


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de 1901, l'exode annuel atteint ou dépasse le demi-million (étiage 471.000 en 1904), avec des pointes de 1905 à 1907 (plus de 700.000) et en 1912-1913 (872.000 en 1913). Sur cette masse et pour la période 1901-1915, une moyenne de 57 % file en Amérique. Mais l'Amérique du Sud n'absorbera plus que 17 % des 8.769.000 Italiens qui quitteront leur pays de 1901 à 1915, contre 40 % l'Amérique du Nord (et 41 % l'Europe) 74.

Les esprits les plus prudents et les plus imperméables aux séductions de la politique de puissance s'interrogent. Le croît de la population peut, en partie, trouver un exutoire dans l'industrialisation ; mais la production industrielle doit à tout prix pouvoir s'écouler sur les marchés extérieurs qui ont tendance à se resserrer. L'autre issue, l'émigration, est également mise en cause par les législations restrictives qui se développent partout. Dans un monde qui se ferme, la possession de colonies ne serait-elle pas la seule garantie ?

Ces thèses, d'allure crispinienne, retrouvent du crédit devant le danger protectionniste, et refont surface dans la presse liée à la droite aristocratique, aux agrariens, aux oeuvres catholiques, sans laisser insensibles certains courants de socialisme 75. En mai 1902, la Nuova Antologia, la plus influente des revues italiennes, publiait un article significatif du sénateur Nobili-Vitelleschi, vieux défenseur des idées de la droite parlementaire et ancien président de la Società geografica qui réhabilitait les conquêtes coloniales au nom de l'émigration :

Combattre l'émigration coloniale signifie combattre l'émigration dans sa forme la plus avantageuse pour l'émigrant ou pour le pays auquel il appartient. La seule émigration facile, utile, soucieuse de moralité, de tranquillité et de richesse est l'émigration qui se fait avec son drapeau et pour le compte de son pays, en conservant sa nationalité, en obéissant à ses lois et en allant féconder un sol qui devient... celui de la patrie... Il est inadmissible que dans la course aux colonies, où toutes les nations même la petite Belgique ont trouvé leur place, la seule Italie puisse être absente 76.

Dans la même livraison, Enrico Ruspoli, qui avait participé à des expéditions en Afrique orientale, énonçait qu'émigration et expansion coloniale n'étaient que deux formes d'un même phénomène, et que la solution de la première dépendait de celle de la seconde 77. Il s'appuyait dans son raisonnement sur l'exemple anglais et faisait remarquer, non sans raison, que, en un temps où certains Etats s'agrandissaient à l'échelle mondiale,

74. De 1876 à 1900, 5.257.000 émigrants avaient quitté l'Italie. Sur ce nombre, 48,5 % avaient gagné les pays européens, 15 % l'Amérique du Nord et 35 % l'Amérique du Sud. Ces chiffres sont à prendre avec les réserves indiquées plus haut. Il faudrait, en outre, tenucompte, pour raisonner sur la perte de force-travail subie par l'Italie, des migrations temporaires et des rapatriements.

75. On les retrouve exposées dans les organes de la Società geografica italiana, de la Società africana italiana, de la Società d'esplorazione commerciale in Africa, dans la Rassegna nazionale, organe des catholiques modérés, dans la Nuova Antologia. Pour les socialistes, cf. infra.

76. F. NoBiti-VrrEiXESCHi, « Espansione coloniale e emigrazione J>, in Nuova Antologia, 1er mai 1902, p. 106 sq.

77. E. RUSPOLI, « Emigrazione e politica coloniale », in Nuova Antologia, 1er mai 1902, p. 94 sq.


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en des ensembles susceptibles d'assurer à une nation d'immenses aires d'expansion commerciale, il était très dangereux de laisser stagner le territoire national et disperser sans profit sa population. Dans le mouvement général d'expansion des états modernes, écrivait Ruspoli,

tout peuple qui ne colonise pas diminue proportionnellement pour ce qui est de sa superficie territoriale et de sa richesse, perd de son importance politique et laisse affaiblir l'importance de sa race dans la concurrence entre les diverses composantes sociales de l'humanité 77.

A. L'acclimatation de l'idéologie impérialiste.

Ainsi se réacclimatait dans l'opinion l'idée de la nécessité de conquêtes territoriales, condition et complément de l'expansionnisme démographique et commercial. Giuseppe Are et Luciana Giusti, dans un important article déjà plusieurs fois cité ici, ont clairement montré les éléments et les étapes de cette réinsertion de l'impérialisme dans l'univers culturel italien 76. Selon ces auteurs, que nous suivrons dans leur analyse, la guerre des Boers semble avoir été à l'origine

de l'effondrement du vieil anti-impérialisme radical-démocratique et de l'apparition de jugements et d'évaluations beaucoup plus homogènes en ce qui concerne les problèmes politiques, économiques et sociaux posés par l'impérialisme capitaliste dans les années du tournant du siècle 79.

Abondamment commentée dans les revues italiennes, elle fut à l'origine d'étonnantes conversions à l'impérialisme. L'économiste radical Maffeo Pantaleoni, pourtant en exil en Suisse, en raison de son opposition à l'establishment officiel, n'hésitait pas à se déclarer en faveur des Anglais, porteurs des forces de la démocratie et de l'avenir, contre les Boers représentant l'archaïsme et le racisme 80.

Dans la polémique que ses affirmations déclenchèrent, Pareto se rangea à l'avis de Pantaleoni 81. Il ressortait de leurs diverses appréciations que l'impérialisme militaire n'était pas à condamner dans l'abstrait, mais seulement en considération de son contexte et de ses résultats. Les socialistes eux-mêmes n'étaient pas loin de ce point de vue. Le triomphe de l'impérialisme anglais leur paraissait, à terme, plus favorable au socialisme international que celui des républiques Boers 82. Mais peut-être était-ce la spectaculaire transformation de l'Angleterre, jusque-là soutien de la liberté et du droit, qui frappait le plus les esprits. La peur de perdre des marchés avait converti les Anglais à l'impérialisme militaire ; Cobden et Peel s'effaçaient devant Cromwell et Wellington. Les publicistes libéraux de la Nuova Antologia® ne cachaient pas leurs préoccupations

78. ARE et GIUSTI, II, p. 100 sq.

79. Ibid., p. 100.

80. M. PANTALEONI, Il secolo du 11-12 oct. 1899 et du 18-19 oct. 1899.

81. V. PARETO, Il secolo, 18-19 oct. 1899.

82. Cf. L. NEGRO, « La guerra anglo-boera e la politica del partito socialista », in Critica sociale, 1900, p. 52 sq.

83. Cf. OUTDA, « L'imperialismo înglese », in Nuova Antologia du 16 av. 1900, p. 729 sq., et G. M. FIAMINGO, « L'evoluzione delTimperialismo inglese », Nuova Antologia du 1er août 1900, p. 520 sq., analysé comme les précédents par ARE et Giusn, art. cit., II, p. 100 sq.


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devant ce renouveau de la violence dans un champ qui aurait dû être réservé à la paisible compétition économique. Pascoli, parlant à Messine, s'épouvantait de ces nouvelles Babylone, Carthage, Rome impérialistes, qu'il voyait surgir et au milieu desquelles la jeune Italie devait, coûte que coûte, trouver sa voie en reprenant « sa mission historique »M. Mais déjà pour une revue comme l'Italia coloniale, l'impérialisme n'avait plus à faire l'objet de jugements de valeur. C'était une donnée de fait dont il ne convenait plus que de décrire les manifestations et d'expliquer les mécanismes.

Ce passage d'un expansionnisme commercial et démographique spontané à un impérialisme agressif et militaire, se découvrait ailleurs qu'en Angleterre; le fait, devenu universel, caractérisait le nouveau siècle et était avidement commenté. L'essor économique fascinait, même si les raisons que les publicistes en donnaient pouvaient varier selon les revues. Depuis la guerre hispano-américaine, les ressorts du nouvel impérialisme américain étaient scrutés dans la Rivista maritima, la Rassegna nazionale, l'Italia coloniale. Dans la Nuova Antologia, Fiamingo jugeait les ÉtatsUnis susceptibles d'aspirer « à rien moins qu'à la conquête et à la domination économique du monde » 85. Vittorio Racca, disciple de Pareto, voyait, quant à lui, dès 1905, dans la Riforma sociale, un conflit terrible se profiler entre la Grande-Bretagne et l'Allemagne, conflit dont l'origine était le contrôle des marchés, mais le motif véritable, l'appétit des pangermanistes, avançant masqués derrière la revendication de débouchés commerciauxS 6.

De toutes ces analyses se dégageait un tableau du monde bien éloigné des mythologies pacifistes des libéristes : « l'évolution du monde, commentent G. Are et L. Giusti, était ou semblait être déterminée désormais essentiellement par le dynamisme des impérialismes » a. Il en existait diverses espèces, contenant toutes sortes de potentialités de conflit et « pourtant ces impérialismes apparaissaient comme le couronnement et presque l'issue nécessaire du succès dans la conquête et l'édification de la civilisation industrielle moderne »8S.

Deux ouvrages allaient risquer, dès ce moment, une théorie de ce phénomène nouveau. Giovanni Amadori Virgilj, journaliste et futur diplomate, dans une étude de grand intérêt, Il sentimento imperialista, parue en 190689, recourait à la psychologie sociale. Il distinguait à l'impérialisme des racines « objectives » : économico-politiques et « subjectives » : l'atmosphère psycho-culturelle.

Au-delà des composantes économiques, c'était de cette atmosphère qu'il fallait rendre compte : le nationalisme expansionniste en était l'un

84. ARE et Grusn, II, p. 102.

85. G. M. FIAMINGO, « L'invasione economica delTAmerica », in Nuova Antologia, 1er av. 1902, p. 484.

86. ARE et GIUSTI, II, p. 127.

87. Ibid., p. 129.

88. Ibid.

89. G. AMADORI-VIRGILJ, II sentimento imperialista. Studio psico-sociologico, con pref. di E. de Marinis, Milan, 1906, XXII + 340 p.


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des éléments essentiels. En d'intéressantes analyses, Amadori Virgilj soulignait le rôle de « meneurs » (« rappresentativi »), qui devaient faire émerger à la conscience collective les sentiments présents à l'état latent. Il insistait, de façon très pertinente, sur la hantise des classes dirigeantes de voir s'altérer, aux dépens de leur pays, l'équilibre international, de se voir exclues d'une position, d'un règlement engageant l'avenir, de devoir subir l'hégémonie d'une autre puissance%. Il soulignait la crainte présente dans toute société industrialisée, de voir se saturer le marché intérieur et le besoin qui en découlait de rechercher et, si possible, de monopoliser les marchés extérieurs, pratique qui se résumait dans l'axiome : « le commerce suit le drapeau ». Mais tout cela était encore insuffisant à créer le sentiment impérialiste dans une population : il fallait l'intervention d'une force affective qui était fourme par le sentiment patriotique. La conscience d'une supériorité aboutissait à l'octroi d'un droit à l'hégémonie morale» qui, uni à l'idée de prééminence raciale, donnait naissance au mythe de la « mission historique » ou « civilisatrice » ou « pacificatrice ». Amadori Virgilj insistait sur l'importance de ces mythes autojustificateurs. Dans des sociétés désacralisées par le positivisme et l'industrialisation, le socialisme et l'impérialisme pouvaient également servir de substituts à la foi religieuse.

Politique vitaliste, particulièrement adaptée à une société internationale compétitive et frénétique, régie désormais par le struggle of life, l'impérialisme gagnait du terrain dans tous les partis. Sa principale réussite était de décharger vers l'extérieur les conflits internes des sociétés. Pour Amadori Vigirlj, le phénomène était donc positif dans son ensemble : c'était un ciment de la cohésion nationale conciliable avec l'individuaUsme contemporain et une école de maturation culturelle.

Dans la préface qu'il avait écrite pour l'ouvrage, le député et juriste radical De Marinis tirait la conclusion de ces démonstrations pour l'Italie :

Face au développement de l'impérialisme, l'Italie a-t-elle un programme pour la Méditerranée et l'Afrique, pour autant que le lui permettent encore les positions déjà prises par les autres pays en Méditerranée et sur le continent africain ? Si l'Italie possède ce programme, par souci de son avenir industriel et de ses émigrants qu'elle l'applique, avant que les dernières portes ne se ferment sur le continent noir et que le conflit ne se durcisse !S 1.

Dans l'ouvrage de l'économiste pisan Marco Fanno, L'espansione commerciale e coloniale degli stati moderni 92, exactement contemporain du précédent mais qui n'en a pas l'originalité, les racines « objectives » de l'impérialisme — la démographie en particulier — retrouvaient la pre90.

pre90. ARE et L. Giusn parlent à ce sujet, et de façon quelque peu elliptique, de « sindrome délia chiusura délie " chances " » (ibid., II, p. 152). Cet état d'esprit, partout répandu en effet, et typique des décideurs italiens de cette époque, mériterait d'être étudié plus en profondeur.

91. E. DE MARINIS, préface à Amadori VIRGILJ, II sentimento imperialista..., p. xvi.

92. M. FANNO, L'espansione commerciale e coloniale degli stati moderni, Turin, 1906. L'ouvrage, remanié, fut réédité en 1952 sous le titre La teoria economica délia colonizzazione. Turin, Einaudi éd. Pour une exposition plus complète et critique, se reporter à ARE et GIUSTI, II, p. 158 sq.


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mière place. L'auteur voyait dans l'industrialisation une nécessité historique absolue pour l'Italie et tirait de son examen de l'histoire «une loi générale de l'expansion commerciale et coloniale des États modernes ». L'expansion coloniale découlait de l'expansion commerciale et celle-ci était issue, en dernière analyse, de l'augmentation de la population. C'était là un parcours obligatoire pour tout État industriel et que devait donc emprunter l'Italie. Cette thèse était une variante de la théorie des débouchés, mais avait le mérite de rendre cette dernière plus articulée et de réfléchir sur les conséquences en politique internationale du libre-échangisme et du protectionnisme.

Ces études diverses imposaient aux esprits la logique et les exigences de l'impérialisme. De son côté, dès les premiers livres des Laudi 93, D'Annunzio avait entrepris de faire passer son vitalisme et ses fulgurances dans les sensiblités et dans l'imaginaire. Bien peu allaient échapper à ces séductions.

B. La conversion des catholiques et des socialistes.

Très tôt, l'Église italienne s'était intéressée à l'émigration, d'abord pour freiner et circonscrire un phénomène qui détruisait les familles et menaçait les moeurs, puis pour limiter les dégâts, en suscitant des comités chargés de porter assistance aux émigrants et en envoyant des prêtres dans les colonies d'Italiens à l'étranger. Ainsi était née en 1887, à Plaisance, par les soins de Mgr. Scalabrini, l'Associazione di patronato per l'emigrazione (future Società ai San Raffaele) et la compagnie des missionnaires de S. Charles Borromée, dirigées principalement l'une et l'autre — comme les Salésiens de Don Bosco — vers l'Amérique latine. Un peu plus tard, en 1900, avait surgi l'Opéra per gli emigranti nell'Europa e nel Levante de l'évêque de Crémone, Mgr. Bonomelli 94. Dans un but proche, avait été créée à Florence, en 1886, une Associazione nationale per soccorrere i missionnari italiani all'estero. Toutes ces organisations catholiques promouvaient à la fois la religion, la patrie, et, autant que faire se pouvait, la langue italienne en ouvrant des écoles et en contribuant à maintenir la cohésion des colonies. En Italie même, les collectes de fonds, les sermons, les conférences, les expositions missionnaires, contribuaient à maintenir le lien existant entre la mère-patrie et les communautés italiennes à l'étranger. Cette oeuvre d'intérêt national et patriotique était difficilement attaquable par les partis laïcs et par-delà les ruptures officielles, l'émigration fournissait un terrain de collaboration à l'Église et à l'État, à la satisfaction de tous ceux qui, parmi les catholiques et les hommes politiques, souhaitaient la conciliation entre les deux pouvoirs.

Ainsi, si l'Église n'avait pas, à proprement parler, de doctrine sur la nécessité ou non d'avoir des colonies, rien de ce qui pouvait contribuer à

93. Voir en particulier Maia (1903).

94. Il faudrait citer d'autres initiatives orientées vers l'aide aux émigrants, ainsi à Bergame, un Consorzio s. Francesco di Sales per gli emigranti nella Svizzera; à Milan, le S. Carlo per la tutella degli emigranti ; les fondations de la Mère Francesca Maria Cabrini, etc.


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caractériser et à rendre moins aléatoires les départs, y compris la conquête coloniale, ne lui était indifférent.

En outre, proche des milieux conservateurs et aristocratiques, favorables, dans leur ensemble, aux entreprises coloniales, la hiérarchie était facilement, par osmose sociale, gagnée aux idées de ceux-ci. Le mouvement se précisa avec l'assouplissement du « non expedit », en 1905, alors que les signes de rapprochement des deux Rome se multipliaient. Les catholiques italiens qui, selon l'expression de G. de Rosa, souffraient du « complexe du patriotisme » 95, virent « dans l'approbation des conquêtes coloniales l'occasion de se faire pardonner cinquante années de protestations et d'effacer l'accusation d'être des ennemis de la patrie» 96. L'approbation des évêques fut pour beaucoup dans l'enthousiasme qui accompagna le débarquement à Tripoli.

L'autre courant d'idées susceptible d'influencer les masses était le socialisme. Or, depuis la fin du XIXe siècle, ce dernier avait amorcé sur le sujet qui nous intéresse une dérive qui, bien que complexe et lente, allait amener certains dirigeants socialistes à se rallier aux guerres de conquête et le mouvement dans son ensemble à la paralysie de fait face à l'expédition de 1911.

Le parti socialiste s'était très peu intéressé à l'émigration au début : les émigrants étaient des paysans qui, en plus, s'évanouissaient à travers le monde. Tout au plus pensait-on, dans la mouvance socialiste, que l'émigration était un faux problème9!. Quant à la question coloniale, elle laissa longtemps le parti dans l'indifférence: seuls comptaient les problèmes intérieurs. On s'est tint donc, pendant longtemps, à la « ligne Costa » du refus global, que traduisait le slogan «pas un homme, pas un sou pour l'Afrique » 98 ; au nom de l'antimilitarisme et du pacifisme, sans se livrer à une analyse en profondeur.

Ce fidéisme devint inconfortable à la fin du siècle. Sous l'influence des analyses des méridionalistes libéraux et des tenants de l'évolutionnisme social, émigration et colonies étaient devenues « un binôme indissoluble », selon l'expression de C. Dota. Il n'est donc pas étonnant que les méridionalistes socialistes aient été les premiers à reprendre la question. Dès 1890, Antonio Labriola prenait acte de l'installation de l'Italie en Afrique et souhaitait qu'on en tirât le meilleur parti dans l'intérêt des

95. G. DE ROSA, Storia del movimento cattolico in Italia, I, p. 545.

96. F. MALGEEI, La guerra libica, Rome, 1970, p. 237. On pourra se reporter à l'attitude du trust des journaux catholiques dans les mois qui précédèrent la guerre, et aux déclarations (désapprouvées par VOsservatore romano) d'un certain nombre d'évêques italiens en octobre 1911.

97. C'était en 1887, on l'a vu, la position de N. Colajanni : il n'y avait pas surpopulation mais mauvaise répartition de la production. La Critica sociale n'aborde pas la question avant 1900.

98. La phrase fut prononcée à la Chambre par Andréa Costa, le 3 février 1887, après Dogali. Toutefois, dès 1885, Costa conseillait au gouvernement de s'occuper de Tripoli plutôt que de la Mer Rouge (Caméra, Disc, tornata, del 7 maggio 1885).

99. C. DOTA, « Il dibattito sul problema coloniale nella stampa socialista (1887-1900) », in Storia contemporanea, 1976, p. 1047 sq. (cit., p. 1058).


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paysans du Sud 100. Prise de position qui suscita une polémique — assez confuse d'ailleurs — avec Turati. En 1902, dans une interview fameuse au Giornale d'Italia, Antonio Labriola demandait ni plus ni moins que l'occupation de la Tripolitaine. Il voyait dans la conquête l'application d'une politique à long terme, à l'image de celle des autres pays européens, susceptible d'offrir, dans le futur, un terrain d'action pour le capital et de « canaliser pour des siècles les forces élémentaires démographiques de la nation italienne »1M. Il reprenait totalement à son compte la notion peu classique « d'intérêt national », raisonnait, pour la Méditerranée, en termes de géopolitique et prêchait, enfin, pour une « politique de la population » qui empêchât l'Italie de laisser disperser « ses énergies démographiques à travers le monde » mais les fît converger vers cette « nouvelle Italie » qui ne naîtrait jamais en Amérique mais pouvait surgir en Tripolitaine.

Un tel langage, qui n'eût pas été désavoué par le titulaire de la Consulta, témoigne de sérieux flottements dans les analyses socialistes du fait colonial. On peut faire remonter à cette époque les ruptures qui porteront peu à peu, sur ces questions, les réformistes de droite à s'aligner sur les positions de la bourgeoisie au pouvoir et les syndicalistes révolutionnaires à rallier les thèses nationalistes.

L'ambiguïté de la position socialiste sur les questions de colonisation et d'impérialisme se reflétait dans les articles qu'Olindo Malagodi avait rédigés en 1898-1899 pour la Critica sociale. La colonisation était pour lui la conséquence nécessaire du développement capitaliste comme le prouvait le cas anglais longuement analysé. Or le parti socialiste devait aider, contre les forces du passé, à cet avènement de la société capitaliste, s'il voulait provoquer l'avènement de la phase socialiste ultérieure. L'impérialisme faisait donc partie du progrès. L'Italie devait adhérer absolument à la civilisation industrielle et ne pas se laisser exclure des partages coloniaux. Malagodi et Antonio Labriola étaient donc d'accord : l'expansion impérialiste, dans sa forme industrielle et commerciale comme dans sa forme territoriale, était nécessaire à la réalisation d'une civilisation et d'une économie capitalistes.

Ces thèses gagnèrent de larges pans du socialisme italien, en particulier dans le camp du réformisme de droite (Bissolati, Bonomi) et du réformisme méridionaliste (De Felice Giuffrida, Podrecca, Tasca di Cutô...). Les méridionalistes allaient soutenir l'expédition de Tripoli au nom du mythe de la « Terre promise » très populaire dans tout le Sud. La conquête de la Libye devait régler une fois pour toutes la question de l'émigration et cette impulsion donnée à l'expansionnisme engendrer des profits susceptibles d'être investis dans le Sud. Les partisans de Bissolati, plus réticents sur l'entreprise militaire elle-même (mais acceptant le fait accompli), réputaient nécessaire une expansion pacifique, à défendre s'il le fallait par les armes.

100. A. LABRIOLA, « La questione sociale e la colonia eritrea », in Cuore e Critica, 16 av. 1890.

101. A. LABRIOLA, Interview recueillie par A. Torre dans le Giornale d'Italia du 13 av. 1902.


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Tous ces courants socialistes pro-coloniaux faisaient leurs, plus ou moins, les thèses que Gennaro Mondaini 103 devait exposer en 1911 dans sa leçon inaugurale à l'université de Rome: la lutte des classes ne se faisait plus sur le terrain de la production, mais sur celui de la distribution. Prolétariat et bourgeoisie devaient donc promouvoir de concert toutes les initiatives destinées à augmenter la production, en particulier à travers l'expansion coloniale 104. La surpopulation de l'Italie était une raison supplémentaire pour justifier l'expansion coloniale : au nom de quel principe supérieur pouvait-on, en effet, interdire à des populations plus avancées d'aller mettre en action, dans l'intérêt de l'Humanité, des forces productives latentes chez des populations plus arriérées ? 105 Chez les réformistes de droite, le colonialisme était donc devenu une étape nécessaire du développement capitaliste, justifiée au plan de l'éthique par le droit de la civilisation sur la barbarie 106.

Les réformistes de gauche (Turati, Trêves) demeurèrent fermes dans leur hostilité à l'expédition de Tripoli et au colonialisme en généraL Cependant ils le firent en se raccrochant à la tradition pacifiste du parti et sans savoir mener une analyse des conditions ambiantes et de la situation internationale ; le système de référence demeurant un système libériste alors bien désuet 107. Ils continuèrent à imaginer un expansionnisme fondé sur l'émigration spontanée, sur la liberté des échanges et la libre concurrence, ce qui les fit accuser d'être des passéistes, ignorant tout de la politique étrangère 108. Dans leur sein même, d'ailleurs, des clivages apparaissaient, entre méridionaux et septentrionaux 109. L'émigration déferlante en était l'origine, et l'éternel rapport colonialisme-émigration, le sujet. La majorité, fidèle aux modèles élaborés en Italie du Nord, voyait certes

102. Ces articles furent repris en un ouvrage : Olindo MALAGODI, Imperialismo. La civiltà industrielle e le sue conquiste. Studi inglesi, Milan, 1901. Voir l'analyse de la pensée de Malagodi, in ARE et Giusn, loc. cit., II, p. 108 sq.

103. Gennaro MONDAINI, Leçon inaugurale tenue à l'université de Rome, le 30 nov. 1911, publiée d'abord dans l'Azione socialista, puis éditée en volume sous le titre Politica coloniale e socialismo, Rome, 1911.

104. « Désirée et réalisée par la bourgeoisie dans son intérêt, l'expansion coloniale ne cesse pas pour autant d'être une réalité sociale, un des facteurs désormais indispensables de l'évolution économique des pays industriels ; et le socialisme ne peut la contrer sans frapper du même coup le travail et l'alimentation de la classe ouvrière elle-même, sans la condamner au chômage et à la pénurie », G. MONDAINI, op. cit., p. 8.

105. Ibid., p. 20.

106. Voir les positions, à propos de la conquête de Tripoli, au congrès de Modène ou à la Chambre, de Bissolati, Cabrini, Rossi Doria (l'Avanti parlera même, à leur propos, de « néo-nationalisme ». Cf. M. DEGL'INNOCENTI, Il socialismo italiano e la guerra di Libia, Rome, 1976, pp. 51-52.

107. Ainsi l'ouvrage très hostile au colonialisme de Enrico LEONE, Espansionismo e colonie, Rome, 1911, dont les éléments d'analyse restent de type libériste.

108. Si la ligne officielle du parti représentée par le réformisme de gauche (Turati, L'Avanti) demeurait, bien qu'hostile, nuancée face à la politique giolittienne, la fraction extrémiste (Lazzari, Mussolini, De Ambris, Corridom) militait pour un rejet en bloc et la mobilisation des masses.

109. Après les discussions de Bologne (septembre 1911), de Modène (octobre 1911) et de Reggio Emilia (juillet 1912), la dernière phase du débat sur l'émigration, soulevé par la guerre de Libye, eut lieu en août 1912 (cf. L'Avanti du 4 au 12 août 1912).


362 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

dans l'émigration «une honte et une misère» (Trêves), mais prêchait la réforme de la société et, au besoin, la colonisation intérieure. Les méridionalistes du mouvement — aux nuances nombreuses d'ailleurs — sensibles à la spécificité du Sud et marqués par les analyses de Salvemini, voyaient au contraire dans l'émigration un phénomène positif (et d'ailleurs irrépressibles). Ils repoussaient les idées de colonisation interne et les modèles proposés par le Nord. Certes, ils conservaient une optique libériste, mais étaient beaucoup plus sensibles que les septentrionaux à la question coloniale. Le méridionalisme perdait ainsi peu à peu « le contact avec le mouvement organisé des travailleurs, assumant souvent des positions philo-colonialistes et confluant presque avec l'interventionnisme; tandis que le socialisme officiel se fermait sur lui-même... » m.

Une dérive se produisait ainsi, à l'intérieur même du réformisme de gauche, en direction des socialistes dissidents (Podrecca, De Felice, Trapanese) et d'une importante fraction de syndicalistes révolutionnaires qui, avec Arturo Labriola, Orano, Olivetti, saluaient maintenant dans la guerre coloniale «la première entreprise collective de la nouvelle Italie» et parlaient d'un « impérialisme ouvrier »m. Le terrain de rencontre n'était pas éloigné avec les nationalistes qui exaltaient alors l'Italie «prolétaire parmi les nations » 113.

C. Les exigences nationalistes.

Que l'impérialisme fût le résultat de la vitalité économique et témoignât du succès grandiose de la civilisation industrielle, nul n'en était plus persuadé que les rédacteurs du Regno qui, à partir de 1903, sous la direction de Papini et de Prezzolini, allaient fournir au nationalisme italien l'essentiel de son idéologie. Pour les intellectuels florentins groupés autour de la revue, l'impérialisme était une réalité de progrès, tout simplement, à laquelle il était absurde de vouloir s'opposer. C'était à la fois un formidable « stimulant au renouveau interne de la nation »1I 4 et un démenti éclatant « des mythes démocratico-progressistes de la gauche et des conventions hypocrites des majorités gouvernementales » 115. En alignant les démentis aux prophéties démocratiques, pacifistes et socialistes, les rédacteurs du Regno pouvaient régler leur compte au socialisme ; réaffirmer le primat de la politique étrangère sur la politique intérieure, du rôle de l'élite dirigeante sur celui des masses, de «l'intérêt général» sur l'intérêt de classe. L'expansionnisme de type einaudien ne

110. On se reportera à l'analyse de cette tendance que fait M. DEGL'INNOCENTI, « Emigrazione e politica dei socialisti dalla fine del secolo all'età giolittiana », II Ponte, 1974, p. 1304 sq.

111. Ibid., p. 1307.

112. Arturo Labriola, cité par M. DEGL'INNOCENTI, II socitûismo italiano..., cit. pp. 102 et 104.

113. Corradini, cité par M. DEGL'INNOCENTI, ibid., p. 105.

114. ARE et Grosn, II, p. 132, « L'idéologie impérialiste italienne fut, dès les origines, en symbiose avec une idéologie de renouveau national » {ibid., p. 136).

115. Ibid., p. 136.


ÉMIGRATION ET COLONIES : UN DÉBAT DE L'ITALIE LIBÉRALE 363

trouvait pas davantage grâce à leurs yeux ; ce n'était autre chose qu'un « anti-expansionnisme masqué » 116, l'alibi d'une politique de renoncement.

Naturellement l'émigration était au coeur du problème. Nul n'y était plus sensible qu'Enrico Corradini. Dès 1903, il écrivait qu'il n'y avait qu'un moyen de s'en occuper : en la détruisant 117. Le mythe de la « Nuova Itàlia », américaine, le symbole du « principe mercante », lui paraissaient aussi utopiques que ridicules. « Qu'est-ce que le travail italien en Argentine ? Tout. Que sont les Italiens ? Rien », écrivait-il après un voyage en Amérique du Sud 118. «L'émigration, affirmait-il encore en 1911, est une dispersion de notre peuple à travers le monde, en des pays étrangers, sous des lois étrangères... Ce besoin qu'ont des milliers d'Italiens de chercher leur pain et leur travail au-delà des océans, comme ce phénomène d'encerclement par les autres nations, m'ont fait, par analogie, appeler l'Italie une nation prolétaire » 119. L'Italie s'appauvrissait encore en cédant sa force de travail à d'autres nations. La population exubérante devait au contraire devenir une arme dans la lutte engagée par les nations prolétaires contre les empires capitalistes accumulant des territoires sans rapport avec leur propre démographie.

Etaient réhabilitées, à la fois, l'expansion territoriale et la conquête militaire :

Protéger et régulariser [l'émigration], écrivait de son côté Prezzolini, est impossible si ce n'est par la force et les possessions coloniales. Ces dernières, pour qui n'en a pas, s'obtiennent uniquement par la force. Protéger veut dire non seulement agir au coup par coup avec énergie mais créer une tradition de respect du nom italien ; ce respect face aux puissances (...) s'obtient au moyen de bons cuirassés, d'une bonne cavalerie et de nombreux corps d'armée bien organisés i 20.

En fait, Corradini et ses amis s'intéressaient moins à l'émigration en elle-même qu'à la politique de puissance qu'elle pouvait justifier. Aussi n'étaiént-ils pas troublés par l'idée que leur premier objectif (la Libye) ne dût absorber que peu d'émigrants. Le thème de l'humiliation des pauvres, de la nation prolétaire, renfermait une puissance telle qu'il allait faire partie de ce noyau de forces affectives nécessaires, comme l'énonçait alors Amadori Virgilj, à la création du sentiment impérialiste.

Les nationalistes ne se trompaient pas de cible. En 1911, lors de l'expédition de Tripoli, Roberto Michels, étudiant les caractéristiques de ce nouvel impérialisme apparaissant sur la scène mondiale, relevait le rôle capital qu'y jouait le facteur démographique.

L'une des premières études sur l'impérialisme italien, entreprise sur des bases scientifiques, fut, en effet, celle que le célèbre sociologue, alors professeur à l'université de Bâle et très bon connaisseur de la réalité

116. ARE et GIUSTI, II, p. 139.

117. E. CORRADINI, Giornale di Venezia, 11 sept. 1903.

118. E. CORRADINI, Discorsi politici (1902-1923), Florence, 1923, pp. 92-93, cité par F. MANZOTTI, op. cit., p. 161.

119. E. CORRADINI, Le nazioni proletarie e il nazionalismo, janvier 1911, in Dircosi politici, cité supra, p. 112.

120. G. PREZZOLINI, « Le cosidette spese improduttive », Il Regno, n° 34, 1904, p. 4.


364 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

péninsulaire, fit paraître au début de 1912 dans la revue Archiv fur sozialwissenschaft de Max Weber et Werner Sombart 121. Elle fut largement commentée en Europe et en Italie et allait servir, à la fois, à comprendre et à justifier l'impérialisme nationaliste.

Le propos de l'auteur était d'éclairer le public sur la nature du patriotisme italien et sur les éléments qui avaient concouru à la naissance de l'impérialisme au pays de Dante 122. Au terme d'une enquête approfondie sur l'émigration, il voyait dans celle-ci l'élément essentiel de la situation :

régler la question de l'émigration pour ses propres fils de façon avantageuse et conforme à la dignité pour le pays est, pour l'Italie, un problème vital 123.

De quelque façon que l'on considérât la question, l'Italie était surpeuplée. Elle avait le droit de vouloir sauvegarder sa population, de lui éviter de subir les humiliations sur les terres étrangères, le droit de refuser d'être traitée plus longtemps, eu égard à ses apports à la civilisation, « d'éternelle Cendrillon »m de l'Europe. La seule solution résidait dans les colonies de pleine souveraineté 125. Nier à l'impérialisme italien le droit d'exister revenait, écrivait encore R. Michels, à « nier l'existence au besoin » 126. Il voyait en ce phénomène une « nécessité historique » 127.

Sans reprendre totalement à son compte l'idée « d'impérialisme des pauvres » (« imperialismo délia pavera gente ») 123, chère à Corradini et à Arturo Labriola, il reconnaissait à cette dernière « un fond de vérité » m, en ce que, disait-il, l'impérialisme italien «était d'aspect principalement prolétaire » 130, visant surtout à

procurer à une population exéburante — exéburanoe essentiellement prolétaire — un mode de vie plus digne... Et c'est ceci qui lui sert, jusqu'à un certain point, devant l'histoire et devant le droit, de justification 131.

En bref, Roberto Michels, face à l'Europe, reconnaissait à la péninsule « un droit indiscutable à la colonie »B 2, droit qui mènerait à « une Italie plus grande, plus noble, plus évoluée » parmi les nations nK

121. La traduction italienne que nous suivons ici a pour titre L'imperialismo italiaiw, studi politico-demografici, Milan, 1914, XVIII p. + 187 p. Sur les réactions à cette étude, voir la préface de l'édition italienne.

122. R. MICHELS, ibid., VII. L'étude avait été suscitée par l'expédition de Tripoli.

123. Ibid., p. 70.

124. Ibid., p. 178.

125. Ibid., p. 94. <c ...Il existe un enchaînement logique qui, de la simple considération objective de la démographie italienne conduit fatalement au postulat de la création de colonies propres... J>

126. Ibid., p. 180.

127. Ibid., p. vn.

128. Ibid., p. 92.

129. Ibid., p. 93.

130. Ibid.

131. Ibid.

132. Ibid., p. 95.

133. Ibid.


ÉMIGRATION ET COLONIES : UN DÉBAT DE L'ITALIE LIBÉRALE 365

Lorsque en novembre 1912, à Barga, Pascoli prononce son fameux discours pour les morts de Sciara Sciât : « La grande proletaria si è mossa... », dans lequel la « grande martyre des nations » revendique pour ses fils « humiliés, offensés, pauvres, méprisés » le droit au travail, c'est tout le contentieux de l'émigration qui surgit pour justifier la conquête. Pourtant, bien que San Giuliano, titulaire de la Consulta et décideur — avec Giolitti et le roi — de la guerre de Libye ait été très sensible à ces thèmes, c'est pour des raisons essentiellement diplomatiques et géopolitiques qu'avait été décidée l'opération. D'ailleurs, le rivage des Syrtes se prêtait-il à une colonisation de masse ? Ainsi se révèle, dès ce moment, le hiatus pouvant exister entre les impératifs d'une politique de puissance et les nécessités — aussi fortes soient-elles — de la pression sociale 134. Nécessité d'un espace vital ou « couverture » d'un dessein politique, demandait P. Renouvin ? Même si l'on pense, en dernière analyse, que la réalité sociale rend compte de tout le processus impérialiste (l'impérialisme social), celle-ci risque fort, dans le déroulement de ce dernier, de n'avoir que des rapports lointains avec les conquêtes entreprises. Elle conserve cependant un rôle justificateur capital auprès des chancelleries et surtout auprès des opinions publiques.

Daniel J. GRANGE, Université des Sciences sociales de Grenoble.

134. Il est intéressant de noter que dès cette époque certains observateurs avaient noté ce hiatus. Le journaliste Mario Alberti remarquait que la guerre de Libye n'avait pas un motif démographique — pas plus qu'économique en général — mais qu'elle était une « opération de prévention et de prophylaxie politique et économique » pour sauvegarder un certain équilibre en Méditerranée (cité in R. MICHELS, op. cit., p. xn). R. Michels abondait dans ce sens. La Tripolitaine ne pouvait fournir un débouché valable pour la population italienne. L'expédition devait être considérée non comme un but (meta), mais plutôt comme un « symptôme » de l'impérialisme italien (ibid., p. rx).


LE FASCISME FÉMININ,

DE SAN SEPOLCRO A L'AFFAIRE MATTEOTTI

(1919-1925)

La participation des femmes au mouvement fasciste est un territoire encore très largement inconnu de l'historien.

Seuls quelques ouvrages ou articles de propagande s'étaient penchés sur la question pendant le ventennio. Plus tard, le sujet sembla perdre tout intérêt : la question féminine n'était pas encore au goût du jour et, après tout, cette ignorance paraissait un péché véniel, tant le rôle de ces femmes semblait avoir été marginal, voire dérisoire. Seuls quelques publicistes à la plume alerte — et souvent impertinente — y trouvèrent quelque intérêt. Mais ce fut davantage pour restituer, parfois avec talent, l'atmosphère d'une époque — qu'ils avaint eux-mêmes vécue 1 ou connue par personne interposée 2 —, que pour écrire véritablement une histoire.

Piero Meldini fit, à cet égard, figure de précurseur 3, mais la généralité de son propos ne lui permettait guère qu'un survol rapide de la question 4.

II a fallu attendre 1981 pour voir ce problème, et cette lacune, évoqués — brièvement, mais avec beaucoup d'acuité — par Renzo De Felice, dans le dernier volume paru de sa biographie de Mussolinis.

Mais les historiennes, dira-ton, pourquoi n'ont-elles pas davantage écrit l'histoire des femmes fascistes ?

La raison paraît en être ici non l'indifférence, mais bien plutôt une attitude, partagée par beaucoup d'historiens du fascisme tout court, qui correspond à une sensibilité peut-être trop présente, et à une réaction politique de rejet. Dès lors, ce n'est pas le fascisme que l'on étudiera, mais le seul antifascisme ; ce n'est pas l'histoire des femmes fascistes que

1. Cf. en particulier : Emilio RADIOS, Vsi e costumi dell'uomo fascista, Milano, 1964, pp. 221 sq. L'auteur fut squadriste, membre du faisceau de combat de Rome (cf., sur ce point : G. A. CHIURCO, Storia delta Rivoluzione fascista, 1919-1922, Firenze, 1929, vol. 2, p. 356).

2. Tel Gian Carlo Fosco (Le rose del ventennio, Milano, 1974), que je tiens ici à remercier pour avoir bien voulu s'entretenir avec moi de ses sources : essentiellement les souvenirs de sa mère, qui fut autrefois déléguée provinciale des faisceaux féminins de la fédération de La Spezia.

3. P. MELDINI, Sposa e madré esemptare. Ideologia e politica delta donna e delta famiglia durante il fascismo, Rimini-Firenze, 1975.

4. Comme le sera également celui de M.-A. MACCIOCCHI, La donna « liera ». Consenso femminile e fascismo, Milano, 1977.

5. R. DE FELICE, Mussolini il Duce. Lo Stato totalitario, 1936-1940, Torino, 1981, spécialement pp. 78-81.


LE FASCISME FÉMININ, 1919-1925 367

l'on écrira, mais uniquement celle des militantes politiques de l'antifascisme 6, ou celle des mouvements féministes, plus ou moins féministes, et donc, plus ou moins antifascistes 7.

Cette démarche, en soi, n'a rien d'illégitime — pas plus, d'ailleurs, que la démarche inverse qui consiste à se pencher sur la seule histoire du fascisme. Bien au contraire : ce n'est que par leurs résultats conjugués que l'on peut espérer restituer une vision complète, totale, de ce que fut cette époque, avec ses zones d'ombre et de lumière, avec celles, aussi, de la demi-pénombre, et du demi-jour.

Mais là où une telle démarche risque de devenir illégitime — et le reproche peut se faire, là aussi, dans un sens comme dans l'autre — c'est lorsqu'elle occulte certains problèmes, simplement pour avoir négligé certaines sources, et ce, en se fondant sur des critères plus politiques que scientifiques, ou, tout au moins, en adoptant une attitude plus passionnelle que rationnelle.

C'est pourquoi, il nous paraît urgent et important, tant pour l'histoire du fascisme lui-même que pour celle des mouvements féminins sous le fascisme, de retracer ce que fut l'aventure des femmes fascistes, spécialement à cette époque — qui va de la fondation des faisceaux à l'affaire Matteotti — où elle est le plus entourée d'ombre.

LES « SANSÉPOLCRISTES »

De neuf qu'elles étaient lors de l'assemblée de Piazza San Sepolcros, le 23 mars 1919, les femmes fascistes de la première heure, considérées avec indifférence tant par le mouvement dont elles se réclamaient que par les chroniqueurs de l'époque, sont — mises à part deux d'entre elles — ignorées de la quasi-totalité des historiens 9.

6. Nous évoquerons ici plus spécialement l'ouvrage de Ilva VACCARI, La donna nel ventennio fascista, 1919-1943, Milano, 1978. Certes, il fait partie des actes d'un colloque sur les femmes et la Résistance en Emilie-Romagne, mais il n'empêche que la généralité de son propos aurait dû lui interdire de ne consacrer aux femmes fascistes que dix petites pages sur un total de deux cent vingt-huit. Aucune, d'ailleurs, ne concerne la période qui ici nous intéresse. Et la justification donnée à ce qui est bel et bien le résultat d'un choix — la femme ne devait pas compter, aux yeux de Mussolini, dans l'Etat fasciste (p. 79) — ne nous paraît guère convaincante.

7. Cf. dans ce sens, F. PIERONI BORTOLOITI, Femminismo e partiti politici in Italia, 1919-1926, Roma, 1978.

8. Les recoupements effectués à partir des listes officielles du P.N.F. permettent de considérer comme « Sansépolcristes » : Giselda Brebbia, Luisa Rosalia Dentici, Maria Bianchi vedova Nascimbeni (ou Nassimbeni), Fernanda Ghelfi Pejrani (ou Peyrani), Paolina Piolti De'Bianchi, Cornelia Mastrangelo Stefanim, Inès Norsa Tedeschi, Regina Ternirai et Gina Tinozzi. Cf. ACS, Segreteria particolare del Duce, Carteggio riservato (1922-1943) (ci-après désigné : ACS, SPD RIS.), b. 33, fasc. 242/R, Direttorio P.N.F., sottof. 3, Milano. Grande adunata del 23 marzo 1919 di Piazza San Sepolcro. Elenco Sansepolcristi ; ACS, SPD RIS b. 36, fasc. 242/R, sottof. 1 et 3 : elenco Sansepolcristi ; ACS, SPD, Carteggio ordinario (ci-après désigné. ORD), f. 527684, Milano. Sansepolcristi. Cf. également : M. GIAMPAOLI, 1919, Roma-Milano, 1928, p. 126 sq., et Panorami di realizzazioni del fascismo, Roma, 1942, vol. III, t. I, p. 105.

9. A l'exception de R. DE FELICE (Mussolini il Duce. Lo Stato totalitario, 1936-1940, précité), pour qui elles étaient « au moins six x> (p. 78).


368 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Elles se trouvent pourtant à l'origine d'un mouvement féminin qui, à trois reprises au moins, jusqu'à l'épilogue de l'affaire Matteotti, a vu son importance politique reconnue par Mussolini, et sa prise en compte enfin imposée par lui, dans une certaine mesure, aux hiérarchies masculines du P.N.F.

De ces neuf femmes, la postérité n'a retenu que les noms de Regina Terruzzi et de Giselda Brebbia 10. Sans doute, doivent-elles cette relative célébrité au fait que, venues du socialisme comme Benito Mussolini 11 et converties comme lui à l'interventionnisme, elles avaient, avec quelques autres — comme Margherita Sarfatti 12 — la notoriété du disciple fidèle. A cela il faut ajouter le fait que, se présentant à ses débuts comme un mouvement progressiste 13, le fascisme ne pouvait que trouver des avantages à souligner sa rupture, mais aussi — par là même — sa filiation, par rapport au plus grand mouvement politique de gauche qui existait alors dans le pays.

Dans le programme dit « de San Sepolcro » 14, une place est réservée à ce qui est alors la préoccupation majeure de l'ensemble des mouvements féminins d'Italie ^ : l'obtention du droit de vote. Le programma réclame en effet « le suffrage universel, avec (...) droit de vote et éligibilité pour les femmes », et ce, sans restriction aucune 16.

Ce n'est pas là faire preuve d'une grande originalité tant le projet fait

10. Cf. F. POEROKE BORTOLOITI, Socialismo e questione femminile in Italia, 1892-1922, Milano, 1974, p. 14 ; E. SANTARELLI, « Fascismo e idéologie antifemministe », dans La questione femminile in Italia dal '900 ad oggi, Quaderni di « Problemi del socialismo », Milano, 1977, p. 79. G. A. CHIURCO, quant à lui (Storia délia Rivoluzione fascista, précitée, vol. I, p. 100), transforme Maria Nascimbeni en homme (c Mario » Nassimbeni).

11. Elles avaient été, jusqu'en 1916, des représentantes de tout premier plan du mouvement féminin socialiste. Sur ce point, cf. outre l'ouvrage précité de F. POERONI BORTOLOITI (Socialismo e questione femminile in Italia), p. 37 sq. et 128 sq. ; M. ALLOISIO, M. AJO, La donna nel socialismo italiano tra cronaca e storia (1892-1978), Cosenza, 1978, p. 3 sq.

12. Margherita Sarfatti, qui n'apparaît pas à la réunion de Piazza San Sepolcro, restera par la suite toujours à l'écart de l'histoire du mouvement fasciste féminin. Elle jouera en revanche, pendant de longues années, un rôle non négligeable dans la détermination de la politique culturelle du régime fasciste.

13. Cf. sur ce point, R. DE FELICE, Mussolini il rivoluzionario, 1883-1920, Torino, 1965, pp. 461 et 501. R. DEL CARRA (Proletari sema rivoluzione, Milano, 1970, vol. II, p. 151), définit le fascisme des origines comme « mouvement d'extrême gauche jacobine » (cité par P. MELDDOE, op. cit., p. 20).

14. Ce programme — celui du faisceau de combat de Milan, constitué deux jours plus tôt — devait être publié dans le Popolo d'Italia du 6 juin 1919. II est reproduit dans DE FELICE, Mussolini il rivoluzionario, précité, pp. 744-745.

15. La revendication du droit de vote — au moins administratif — faisait partie, depuis 1907 déjà, du « programme minimum féministe » adopté à Milan par l'ensemble des courants du féminisme italien. Cf. sur ce point, Il voto aile donne. Le donne dall'elettorato alla partecipazione politica, Caméra dei deputati, s.d., p. 35. Même les femmes catholiques étaient favorables à la reconnaissance de ce droit, en dépit de l'opposition de la hiérarchie ecclésiastique, qui en était restée à cette formule exprimée par Pie X en 1906 : « La femme ne doit pas voter (votare), mais se vouer (votarsi) à une autre idéalité de bien humain », et qui ajoutait : « Dieu nous garde du féminisme politique » (cité dans II voto aile donne, précité, p. 35).

16. Sur la genèse de ce programme, cf. R. DE FELICE, op. cit., p. 476 sq.


LE FASCISME FÉMININ, 1919-1925 369

l'unanimité de la classe politique italienne 17. « En 1919, écrit Franca Pieroni Bortolotti, seuls les nationalistes (...) et une minorité de libéraux s'étaient déclarés contraires à la réforme, et seuls le Fascio parlementaire et l'Union démocratique avaient posé des limites (...). Tous les autres partis rivalisaient en promesses, programmes et déclarations de leurs principaux représentants » 18.

Les neuf « Sansépolcristes » sont donc, comme la plupart des femmes qui, peu nombreuses à l'époque, se targuent d'un engagement politique, des « suffragistes » 19.

Certaines d'entre elles, les plus engagées, sont même favorables au divorce 20 et à l'action en recherche de paternité naturelle 21. Toutes font partie du faisceau de combat de Milan qui regroupe alors d' « ardents éléments de gauche» 22.

Leur engagement politique, pour autant que l'on ait pu en retrouver la trace, reflète — à l'exception, semble-t-il, du courant futuriste 23 — celui des hommes du fascisme sansépolcriste 24. D'ailleurs plusieurs

17. La loi du 17 juillet 1919, sur la capacité juridique de la femme, « la seule grande loi réformatrice de l'époque libérale » [P. UNGARI, Storia del diritto di jamiglia in Italia (1796-1942), Bologna, 1974, p. 187], sera d'ailleurs un premier pas dans ce sens.

18. F. PIERONI BORIOLOITI, op. cit., p. 139.

19. Nous préférons ce terme à celui de « suffragettes », beaucoup trop marqué de connotations péjoratives et lié, de surcroît, aux positions du féminisme anglo-saxon, beaucoup plus avancées à l'époque que celles du féminisme italien. Sur le suffragisme dans l'Italie de 1919, cf. F. PIERONI BORTOLOTTI, Femminismo e partiti politici in Italia, précité, spécialement p. 52 sq, avec toutefois quelque réserve quant à l'appréciation portée sur le suffragisme des sansépolcristes.

20. Sur le problème du divorce, qui sera largement débattu dans le pays l'année suivante — avec la proposition de loi Marangoni-Lazzari — cf. A. COLETTT, Il divorzio in Italia, Roma, 1974, p. 90 sq. ; P. UNGARI, op. cit., p. 198, et F. PIERONI BORTOLOITI, op. cit., p. 56 sq.

21. C'est le cas notamment de Regina Terruzzi, mère d'une enfant naturel qu'elle a reconnu et élevé seule (cf. sa lettre du 24 juin 1934 à Sebastiani, dans ACS, SPD ORD, fasc. 509509, Prof. Regina Terruzzi, Firenze).

22. R. DE FELICE, op. cit., p. 518.

23. Le futurisme politique fut loin d'ignorer la « question féminine » dans l'Italie de l'immédiat après-guerre. Et si l'on va au-delà des provocations verbales du premier futurisme littéraire — selon nous surestimées par E. Santarelli (toc. cit., pp. 78-79) — il assuma à cet égard des positions résolument progressistes et anticonformistes (cf., dans ce sens, C. SALARIS, Le -futuriste. Bonne e letteratura d'avanguardia in Italia, 1909-1944, spécialement, pp. 127-131). Pourtant, malgré son programme résolument suffragiste, le futurisme politique semble avoir connu auprès des femmes un succès très relatif. Mais il est vrai que, comme l'écrit Claude Salaris, « ...c'était, pour une femme, un signe d'audace extrême que d'adhérer au futurisme, mouvement qui restait quand même considéré comme le dérèglement élevé à la dignité de système » (p. 130). Surtout, peut-on ajouter, si ce système s'inscrit dans un projet politique. Ni les « crocerossine », ni les « maestrine », troupes de choc du fascisme sansépolcriste (v. infra), pouvaient se sentir attirées par un mouvement qui tournait en dérision leur image rassurante et bourgeoise (cf. sur ce point, C. SALARIS, op. cit., pp. 57-58 et 142). On relèvera néanmoins la présence, dans le premier faisceau romain de combat, de deux femmes futuristes, collaboratrices de « l'Italia futurista », puis de c Roma futurista », sous les pseudonymes respectifs de « Magamal » et de « Futurluce » : Eva Kuhn Amendola, femme de Giovanni Amendola, et Elda Norchi [cf. ACS, Mostra delta rivoluzione fascista (ci-après désignée comme MRF), b. 78, rubrica degli iscritti nel fascio romano di combattimento durante gli anni 1919 et 1920 ; et C. SALARIS, op. cit., pp. 129, 131 et 262-263].

24. Cf. sur ce point, R. DE FELICE, op. cit., p. 504 sq.


370 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

d'entre elles militent au fascio avec un époux 25 ou un fils 26. Deux, on l'a vu, sont d'ex-socialistes. Une troisième, Luisa Rosalia Dentici, vient du syndicalisme révolutionnaire 27. Des autres on ne sait guère aujourd'hui que leur commune passion interventionniste, qui les conduisit au faisceau de combat 28. Ce qui les unit, en ce mois de mars 1919, c'est ce que Enzo Santarelli appelle « nationalisme adriatique » 79, et qui a pour nom irrédentisme : un nationalisme de tendance libérale et démocratique, fort éloigné de celui — impérialiste et réactionnaire — d'un Corradini ou d'une Teresa Labriola.

Dressée contre la domination autrichienne sur les terres irrédentes, cette passion « dalmato-maniaque »M s'accompagne tout naturellement d'une haine violente contre le socialisme internationaliste et antipatriote 31.

La passion irrédentiste est tout particulièrement développée chez ces italiennes qui vivent dans les régions frontalières nord-orientales, mais aussi chez celles qui — femmes du peuple parfois, mais plus souvent bourgeoises ou aristocrates — ont vécu en première ligne l'entreprise de Libye et la grande guerre comme infirmières ou aides médicales. Ou chez celles encore qui enseignaient dans les écoles l'amour de la Patrie blessée. Et, de fait, les sansépolcristes appartiennent au milieu populaire 32 comme au milieu bourgeois 33. Plusieurs sont enseignantes 34 et l'une est assistante médicale M ; et elles sont plutôt d'âge mûr sinon avancé M.

25. Inès Tedeschi Norsa, Comelia Mastrangelo Stefanini, Fernanda Ghelfi Pejrani (cf. sur cette dernière: ACS, SPD ORD, fasc. 210009, Italo Pejrani, Milano).

26. Regina Terruzzi : cf. ACS, SPD RIS, b. 95, fasc. W/R, Terruzzi aw. Paolo, et Min. Interno, Dir. Gen. P.S., Div. Poîizia politica, fasc. Regina Terruzzi.

27. Cf. ACS, SPD ORD, fasc. 509106, Luisa Rosalia Dentici. C'est peut-être aussi le cas de Maria Bianchi vedova Nascimbeni, qui se dit « compétente en matière syndicale » (ACS, SPD ORD, fasc. 7909, Carolina detta Maria Bianchi ved. Nascimbeni) (cf. également sur cette sansépolcriste, ACS, SPD ORD, fas. 549474, Bianchi Maria ved. Nassimbeni).

28. Cf. ACS, Min. Interno, Dir. Gen. P.S., Div. affari generali e riservati (ci-après désigné comme : DGPS, AA GG RR), 1919, b. 103, categ. C1, fasc. Riunione di fasci interventisti.

29. E. SANTARELLI, Storia del movimento e del régime iascista, Roma, 1967, tôle 1, p. 85 sq.

30. L'expression est de G. A. BORGESE, dans Golia. Marcia del fascismo, Milano, 1946, p. 154.

31. Sur tous ces points, cf. R. MOLINEI.T.T, / nazionalisti italiani e Vintervento, Urbino, 1973, et R. DE FEUCE, op. cit., p. 461.

32. Luisa Rosalia Dentici, Maria Bianchi ved. Nascimbeni, Giselda Brebbia, Fernanda Ghelfi Pejrani, Regina Ternirai (cf. pour cette dernière, R. TERRUZZI, Infanzia dell'Ottocento, Firenze, 1939).

33. Inès Tedeschi Norsa, mariée à l'ingénieur Vittorio Tedeschi ; Comelia Mastrangelo Stefanini, mariée à l'ingénieur Salvatore Stefanini ; Paolina Piolti De'Bianchi, fille du c patriote et martyr» Giuseppe Piolti De'Bianchi (ACS, SPD ORD, fasc. 296, Prof. Piolti De'Bianchi Paolina).

34. C'est le cas de Giselda Brebbia et de Maria Nascimbeni, institutrice à Vigevano ; Paolina Piolti De'Bianchi et Regina Terruzzi sont professeurs de lettres et d'histoire dans l'enseignement secondaire.

35. Luisa Rosalia Dentici (ACS, SPD ORD, fasc. 509106, Luisa Rosalia Dentici).

36. Luisa Rosalia Dentici et Regina Terruzzi, par exemple, ont respectivement 41 et 57 ans. i : . | =,, \ • _ !J


LE FASCISME FÉMININ, 1919-1925 371

Mais l'influence de la «vieille garde» syndicaliste révolutionnaire et socialiste, encore présente au premier congrès national des faisceaux de combat 37 va se faire de plus en plus ténue, au fur et à mesure que le mouvement fasciste s'éloigne des masses ouvrières et paysannes 38. L'organe officiel des faisceaux de combat, le milanais II Fascio, cesse de publier, à partir de décembre 1919, les revendications du programme initial (/ " vogliamo " dei fasci combattimento), et donc celle du droit de vote et de l'éligibilité pour les femmes. Elle n'aura été proclamée que huit mois... Giselda Brebbia et Regina Terruzzi ne prendront aucune part dans la naissance des premiers groupes fascistes féminins. La première va s'éteindre quelques mois plus tard 39. Quant à Regina Terruzzi, que l'on retrouve encore à l'adunata de Naples du P.N.F. et à la Marche sur Rome, elle abandonnera toute activité politique officielle après une initiative sans doute peu prisée en haut lieu 40. Restée viscéralement attachée aux idées généreuses de sa jeunesse, elle sera, avec son franc-parler et son féminisme sincère, une voix que Mussolini n'entendra plus que de loin en loin, avec toujours plus d'agacement. En 1932, éloignée de son pays depuis déjà sept ans, elle écrira ces lignes ô combien significatives : « ...si je reviens dans le royaume, je jouerai la sourde, la muette, l'aveugle... » 41.

Au deuxième congrès des faisceaux de combat (Milan, 24-25 mai 1920), Cesare Rossi traite de la « révision du programme fasciste », mais sur la question du vote féminin, comme sur beaucoup d'autres, il garde un silence prudent 42. D'ailleurs, très peu de femmes fascistes sont là. Aux côtés de la Sansépolcriste Cornelia Stefanini, Chirurco relève 43 la présence d'une nouvelle venue, inscrite depuis le 1er janvier 1920 ^ au faisceau de combat de Milan : Elisa Majer Rizzioli.

37. Florence, 9 octobre 1919. Cf. R. DE FELICE, op. cit., p. 505.

38. L'incendie de l'Avanti (15 avril 1919) marque, à cet égard, le début de la coupure. Cf. sur ce point, R. DE FELICE, op. cit., p. 519. Luisa Rosalia Dentici sera impliquée dans les événements (cf. sa lettre du 29 octobre 1929, dans ACS, SPD ORD, fasc. 509106, Luisa Rosalia Dentici).

39. Cf. le compte rendu de ses funérailles dans le Popolo d'Italia du 24 août 1920.

40. L'ouverture d'une souscription en faveur de la fille du communiste Andreoni, l'une des victimes des squadre de Brandimarte, lors des sanglantes journées de Turin (18-20 décembre 1922). Cf. sur ce point, la lettre adressée par Regina Terruzzi à Mussolini, où elle écrit, le 22 décembre 1922 : « le peuple qui reste indifférent à la persécution d'une enfant innocente (...) s'achemine vers la barbarie obscure, non vers la radieuse civilisation rêvée par Votre Excellence », et l'informe, en conséquence, de sa décision d'ouvrir cette souscription (dans ACS, SPD ORD, fasc. 193374, Aw. Paolo Terruzzi). Sur les faits de Turin, cf. R. DE FELICE, « I fatti di Torino del dicembre 1922 », dans Studi Storici, 1963, n. 1, pp. 51-122, et G. CARCANO, Strage a Torino, una storia italiana dal 1922 al 1971, Milano, 1973.

41. Lettre de Chiavolini, datée du 11 septembre 1932 (ACS, SPD ORD, fasc. 509509, prof. Regina Terruzzi).

42. Cf. Il fascio, anno II, n. 17, 22 mai 1920.

43. Cf. G. A. CHIURCO, op. cit., vol. 2, p. 61.

44. Cf. Rassegna femminile italiana, anno V, n. 12-13, 1er juillet 1930, p. 5.


372 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

L'affaire de Fiume sera le départ de son ascension au sein du mouvement fasciste féminin.

LES FEMMES FASCISTES ET L'AFFAIRE DE FIUME

La geste dannunzienne de Fiume ne contribue pas peu à modifier la physionomie du fascisme sansépolcriste. La « Marche de Ronchi » (1112 septembre 1919) du poète-soldat et de ses légions, joue en effet un rôle de catalyseur. Les irrédentistes de tous bords redoublent d'activité, qu'ils aient choisi de rejoindre Fiume 45 ou de l'appuyer de l'extérieur.

Parmi eux, un certain nombre de femmes « toutes dannunziennes, toutes irrédentistes, toutes bleu Dalmatie » 46, toutes également subjuguées par le « Comandante », qu'elles soient filles du peuple, ou grandes dames cultivées 47. Au décadentisme érotico-littéraire qu'était le dannunzianisme d'avant 1915, la mutation du poète en héros de guerre avait ajouté un dannunzianisme politique, fait d'admiration éperdue pour l'homme, et de dévouement passionné à la cause qu'à présent il défendait 48.

On trouve à Fiume d'anciennes infirmières volontaires de la grande guerre, telle Luisa Zeni 49, ou encore des poétesses, romancières, ou, plus prosaïquement, enseignantes, attirées par l'action aux côtés du grand homme 50. Elles viennent du syndicalisme révolutionnaire, voire du socialisme, ou appartiennent à la grande famille nationaliste, de droite comme de gauche 51. Certaines font partie des groupes féminins armés qui sont entrés dans la cité avec les légionnaires 52 et portent la chemise noire des arditi et le poignard « romain » 53. La Sansépolcriste Maria Nascimbeni, « sergent volontaire des flammes noires », est de celles-là 54.

45. Cf. sur ce point, R. DE FELICE, D'Annunzio politico, 1918-1938, Roma-Bari, 1978, p. 8.

46. E. RADIUS, op. cit., p. 221.

47. Cf. en particulier, sur ce point, L. ZENI, Briciole. Ricordi di una donna in guerra, 2a éd., Milano-Firenze, 1926, spécialement p. 120 ; et E. MAIER RIZZIOLÏ, Fiume d'Italia. Conferenza tenuta a Milano e nelle principali città d'Italia, Milano, 1920, spécialement p. 22.

48. Les dannunziennes assumaient alors, écrit Emilio Radius (op. cit., p. 58), « la direction des consciences patriotiques, des sentiments, des opinions, des goûts ».

49. Cf. ACS, SPD ORD, fasc. 15230, Zeni Luisa.

50. Ce sera le cas de Maria Vitali, romancière et professeur de lettres à Rome. Elle va entrer dans 1' « ufficio stampa e propaganda délie milizie fiumane » : cf. ACS, SPD ORD, fasc. 532147, Vitali prof. Maria.

51. Sur l'unanimité des milieux interventionnistes de droite comme de gauche à propos de Fiume, cf. R. DE FELICE, Mussolini il rivoluzionario, précité, p. 445.

52. Cf. sur ce point, P. CHIARA, Vita di Gabriele D'Annunzio, 2a éd., Milano, 1978, p. 331.

53. Cf. R. DE FELICE, D'Annunzio politico, précité, p. 58 et p. 60, note 54.

54. Cf. ACS, SPD ORD, fasc. 549474, Carolina detta Maria Bianchi vedova Nassimbeni. Ce fut aussi le cas de la marquise Incisa di Camerana, qui sera désignée pour prêter service « auprès d'une section d'assaut » (L. ZENI, op. cit., p. 121). Sa photographie a été conservée dans les archives de la Mostra délia rivoluzione fascista (ACS, MRF, archivio fotografico, mostra Fiume e Dalmazia, 1920, negativo 8106).


LE FASCISME FÉMININ, 1919-1925 373

Au même moment, en Italie, des groupements irrédentistes féminins, peu nombreux 55 mais enflammés, se constituent dans les principales villes du Nord.

Mussolini et le Comité central des faisceaux de combat s'emploient immédiatement à canaliser ces énergies en montant la grandiose opération publicitaire — tant pour la « Sainte Cause » que pour le fascisme — qu'est la « croisade des petits légionnaires » 56 : Il s'agit d'aller chercher à Fiume — qui commence à souffrir du blocus gouvernemental — plusieurs centaines de petits fiumains. Hébergés à Milan et dans d'autres grandes villes d'Italie, ils seront habillés de neuf, et promenés, bien nourris, et les joues roses, témoignage vivant d'italianité triomphante. Après une tentative infructueuse de s'opposer à leur venue, le gouvernement Nitti doit finalement s'incliner : on organise des cortèges triomphalistes, l'opération peut être considérée comme réussie 57.

Ces grandes bourgeoises et aristocrates dannunziennes, spécialement nombreuses à Milan 58, ne sont pas, sur le plan politique, mis à part leur irrédentisme, ce que l'on pourrait appeler aujourd'hui des femmes engagées. Elles appartiennent, sans y avoir une place précise, à la grande famille modérée. Bon nombre d'entre elles n'ont, jusque là, jamais milité en dehors du domaine social : leur grande affaire, c'est la bienfaisance 59, soit par l'assistance, soit par des campagnes de protection de la moralité des jeunes filles, spécialement du prolétariat. Car c'est lui qui est plus particulièrement l'objet de la bienfaisance des « dames » de Milan et d'ailleurs, le but ultime étant de l'arracher à l'hydre socialiste.

Vénitienne d'origine, ancienne infirmière volontaire de la CroixRouge 60, plusieurs fois décorée, Elisa Majer Rizzioli représente l'archétype même de ces femmes, nouvelles venues dans le fascisme, qui lui apportent, par leur âge et leur niveau social, un certain capital de respectabilité, avec en même temps, du fait de leurs relations — sinon de leur fortune person55.

person55. leurs homologues masculins. En 1919, le mouvement pro-Dalmatie est encore assez peu remuant. Il est limité à une élite bourgeoise et aristocratique. Les masses populaires restent à l'écart. Cf. ACS, Min. Interno, Dir. Gen. PS, div. Aff. gen. e riserv., categ. A 5, Agitazione pro Fiume e Dalmazia (1916-1922), b. 1, fasc. 1, rapport daté du 12 mars 1919, n. 30/1, sur le Congrès national « Pro Dalmatie » qui s'est tenu le jour même à Milan.

56. L'expression est de D'Annunzio. Cette « croisade » devait faire pièce à une initiative analogue des socialistes en faveur des enfants viennois. Cf. sur ce point, R. DE FELICE, Mussolini il rivoluzionario, précité, p. 588, note 5. Sur toute la question, cf. F. GERKA, L'impresa ai Fiume, Milano, 1966, p. 299 sq. L'opération sera menée, entre la mi-février et le mois de juillet 1920, par le Comité central des faisceaux de combat, de concert avec le « Comité féminin' pro-Fiume d'Italie », ou se trouvent représentées un certain nombre de fascistes milanaises, notamment : M™ Pasella, Inès Norsa Tedeschi, Cornelia Mastrangelo Stefanini, la Prof. Laura Mottura et Elisa Majer Rizzioli (cf. Il fascio, anno II, 27 marzo 1920).

57. En dépit de quelques fausses notes, des mères peu compréhensives réclamant parfois intempestivement leur enfant qu'il faut rapatrier en catastrophe.

58. Cf. sur ce point, R. DE FELICE, Mussolini il rivoluzionario, précité, pp. 528-529.

59. Cf. E. MAJER RIZZIOLI, « Sulla missione délia donna », dans La donna nella beneficenza in Italia, Torino ; 1910-1913, vol. 4, pp. 106-107.

60. Pendant la guerre de Libye, sous les ordres de la duchesse d'Aoste, puis pendant la grande guerre : cf. ACS, SPD ORD, fasc. 509006, sottof. 1, inserto C, fasci femminili varia.


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nelle — un appui financier non négligeable 61. Plusieurs années plus tard, elle racontera que, lorsqu'elle fit la connaissance de Mussolini — elle demandait l'aide du Popolo d'Italia pour son « Comité d'action contre le luxe exagéré des femmes» — elle n'éprouvait pour la politique qu'un « effroi égal à (sa) parfaite ignorance »a. Écrivain estimé, elle collabore désormais régulièrement au Popolo d'Italia.

Des dames bien pensantes donc, animées des meilleures intentions, et parfois d'une générosité vraie, le tout noyé dans les flots de la rhétorique dannunzienne.

Le séjour à Fiume va plonger Elisa Majer Rizzioli dans un état d'exaltation intense. Dès son retour, sa parole enflammée retentit à Milan, à Vérone, ailleurs encore, sur « Fiume d'Italia » a. Puis ce sera la fondation, le 13 juin 1920 à Milan, avec d'autres femmes fascistes milanaises, « en pleine solidarité avec le Popolo d'Italia et les faisceaux de combat »M, de l'Association Nationale des Soeurs des Légionnaires de Fiume et de Dalmatie 6S.

Aux côtés d'elle, parmi les membres fondateurs de l'Association, la Sansépolcriste Inès Norsa Tedeschi, et la Prof. Laura Mottura, fasciste milanaise( 6.

A la même époque, des femmes fascistes commencent à se regrouper, parallèlement à leur engagement dans les associations d'irrédentistes, au sein de formations féminines qui se réclament ouvertement du fascisme. C'est, en effet, du 12 mars 1920 que date la création du premier faisceau féminin d'Italie, celui de Monza (Lombardie) 67. Sa fondatrice est Elisa Savoia, une proche d'Elisa Majer Rizzioli, qui se retrouvera avec elle au sein de 1' « Association Nationale des Légionnaires de Fiume et de Dalmatie» 68. Les hommes du mouvement voient d'ailleurs avec plus d'aga61.

d'aga61. infra.

62. Cf. E. MAJER RIZZIOLI, « Corne ho conosciuto Mussolini », dans Rassegna femminile italicma, anno III, n. 13, 1 luglio 1928, pp. 1-2. E. Majer Rizzioli était venue demander à Mussolini l'hospitalité des colonnes du Popolo d'Italia, pour sa campagne contre le luxe féminin. Remarquons à cet égard que ce type d'action était alors considéré avec faveur — et pour des raisons parfois très éloignées — aussi bien par les femmes catholiques (cf. Almanacco délia donna italiana, 1921, Firenze, 1920, p. 263) que par les futuristes (cf. F. T. MARINETTI, Contro il lusso femminile, Il fascio, anno II, n. 10, 13 mars 1920, véritable hymne à la nudité féminine et à la virilité futuriste).

63. Supra, note 3, p. 8.

64. La formule se trouve reproduite sur le négatif n. 6238 de l'archivio fotografico de la MRF (1920).

65. Pour le programme de l'Association, cf. ACS, MRF, arch. fotog. 1920, négatif n. 6853.

66. Toutes deux sont citées, avec beaucoup d'autres, dans Tre anni e mezzo di vita dell'associazione nazionale legionarie ai Fiume e Dalmazia, Milano, 1925, opuscule rédigé par Elisa MAJER RIZZIOLI.

67. Cf. ACS, MRF archivio fotog., 1920, negat. n. 7031 : Manifeste de fondation du premier faisceau féminin d'Italie.

68. Cette nouvelle appellation de l'Association est due à D'Annunzio lui-même, qui l'a conférée aux « Soeurs des Légionnaires » en témoignage d'approbation, le 12 septembre 1920. Sur la vie de l'Association, cf. l'opuscule précité d'Elisa Majer Rizzioli ; ACS, MRF, archivio fotog. 1920, negat. n. 6937, et ACS, SPD ORD fasc. 1370, Associazione Nazionale Legionnarie di Fiume e Dalmazia.


LE FASCISME FÉMININ, 1919-1925 375

cernent que de sympathie cette génération spontanée de groupes fascistes féminins, et la première réaction, à leur égard, du Comité central des faisceaux de combat, est la plus totale indifférence.

L'Association des Légionnaires devient, dès lors, le lieu privilégié d'expression de ce fascisme féminin pour lequel aucune structure d'accueil n'est encore officiellement prévue. Elle apparaît, pour cette raison, comme un modèle de ce que les fascistes bourgeoises souhaiteraient accomplir au sein du mouvement fasciste, et qu'elles sont contraintes de réaliser au dehors — ou tout au moins en marge des structures officielles — mais avec la contrepartie d'une autonomie d'action non négligeable 69.

Très vite, l'Association prend de l'importance. Des sections se créent à Vérone, Trévise, Bergame, Turin, Savone, Rome, Gênes, Côme, Ravenne et Pola.

Son action de propagande en faveur de l'itahanité de Fiume et de la Dalmatie est intense, tant dans le domaine culturel 70, que sur son terrain d'élection: la bienfaisance 71. Elle l'est tout particulièrement pendant la période qui précède immédiatement la signature du traité de Rapallo : les légionnaires mènent une campagne de presse dans les principaux journaux d'Italie et, avec le soutien du grand capital industriel, financent la presse irrédendiste de Zara 72. Le 24 novembre 1920, quelques jours seulement après la signature du traité, elles escortent encore jusqu'au «quatrième rivage» un groupe d'industriels lombards venus apporter près de 300.000 lires, en marchandises et en argent, à la cause adriatique 73.

L'évolution de la crise fiumaine fait alors apparaître toute l'ambiguïté de l'attitude de Mussolini 74, qui approuve le traité de Rapallo 75 et mène en faveur de D'Annunzio une campagne de plus en plus molle.

La question de Fiume, une fois encore — à la fin de l'année 1920 comme un an plus tôt — va permettre à chacun de compter les siens. Mussolini s'était déjà trouvé, fin 1919, dans une situation très critique due aux départs massifs pour Fiume des arâiti et des anciens combattants. Beaucoup de faisceaux étaient restés exsangues et n'existaient plus que sur le papier. L'échec de sa tentative de rapprochement avec la gauche

69. Elle agit en particulier de manière tout à fait indépendante par rapport à la masculine Fédération nationale des Légionnaires Humains : elle ne doit en principe rendre des comptes qu'à D'Annunzio lui-même (cf. E. MAJER RIZZIOLI, Tre anni e mezzo di vita dell'Associazione..., précité, p. 33). Il en résultera parfois des heurts avec la ligne politique du Comité central des faisceaux de combat (v. infra).

70. La Légionnaire — et poétesse — Ebe Romano crée des squadre d'étudiantes qui déclament et chantent l'italianité des terres irrédentes. Cf. sur ce point, E. MAJER RIZZIOLI, op. cit., pp. 12 et 16.

71. Un comité de Dames patronnesses, présidé par la Comtesse Caria Visconti di ModroneErba, est institué à cet effet, en décembre 1920, auprès du conseil directeur de l'Association.

L'action de propagande se manifestera aussi par le recours à des défilés, pétitions et télégrammes dont les Légionnaires assiégeront les hommes politiques.

72. Cf. E. MAJER RIZZIOLI, op. cit., p. 6. Elles réuniront ainsi, en octobre 1920, près de 13.000 lires qui seront transmises à l'Ufficio stampa de Zara.

73. E. MAJER RIZZIOLI, op. cit., p. 6.

74. Sur le rôle de Mussolini à propos de la question de Fiume, cf. R. DE FELICE, Mussolini il rivoluzionario, précité, p. 545 sq. et 599 sq., tout particulièrement p. 639 sq.

75. R. DE FELICE, op. cit., p. 645 sq.


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interventionniste, et le désastre électoral qui s'en était suivi n'avaient rien arrangé 76. Dès lors, c'est un coup de barre à droite qui est donné après le 2" Congrès des faisceaux de combat (Milan, 24-25 mai 1920) 77. De nouveaux venus, nettement plus conservateurs que les « diciannovistes » de San Sepolcro insufflent alors un semblant de vie aux faisceaux de combat. De l'ancien programme, on ne parle plus, mais les femmes fascistes — singulièrement celles de Milan — restent toujours attachées à la revendication suffragiste intégrale : droit de vote actif et passif, tant politique qu'administratif 7S.

La volte-face de Mussolini, l'abandon dans lequel il laisse D'Annunzio — malgré une protestation de pure forme — après le « Noël de sang », ne risquent-ils pas d'entraîner une nouvelle hémorragie des effectifs ? Ne risquent-ils pas d'éloigner du fascisme ces femmes, tout spécialement, dont l'adhésion est récente et l'irrédentisme farouche ?

Et, de fait, certains faisceaux féminins nés en 192079 disparaissent, tels celui de Monza 80, et celui de Trieste 81, en relation très probable avec les tragiques événements de décembre. Il faut donc agir.

Les groupes féminins sont encore peu nombreux, et d'effectifs restreints. L'Association des Légionnaires, en revanche, est puissante, et regroupe en son sein de nombreuses fascistes, spécialement dans sa section milanaise 82. C'est donc surtout sa défection, plus que celle des groupes — qui d'ailleurs ont parfois avec elle des liens étroits — qu'il faut conjurer. La perte de son soutien serait un rude coup pour le fas76.

fas76. tous ces points, cf. R. DE FELICE, op. cit., pp. 510-511 et 543-544. Il ne restait plus, au 31 décembre 1919, que 870 adhérents regroupés dans 31 faisceaux de combat.

77. Cf. R. DE FELICE, op. cit., p. 594.

78. Cf. Le donne ammoniscono, manifeste publié par les associations suffragistes de Milan — parmi lesquelles figure expressément le faisceau féminin — dans le Popolo d'Italia du 5 août 1920. Il y est dit notamment que « la femme ne veut pas et ne peut pas être une spectatrice inerte de la vie politique nationale » (c'est nous qui soulignons).

79. Contrairement aux affirmations de Valeria BEKETII-BRUNH.T.T (La donna nelta civiltà moderna, Torino, 1933, p. 204) et de Maria CASTELLANI (Donne italiane di ieri e di oggi, Firenze anno XV, p. 50), reprises par Piero MELDINI (op cit., pp. 19-20) qui datent cette création de 1921. Ils en attribuent d'ailleurs la « maternité » — de manière tout aussi erronée — à Eliza Majer Rizzioli : La création des premiers groupes fascistes féminins a résulté d'initiatives parfois sans rapport aucun avec la Présidente des Légionnaires ou le cercle de ses amies. Exemplaire est, à cet égard, le cas du faisceau féminin de Padoue, fondé en 1920 par la dottoressa Carmelita Casagrandi, qui n'était pas précisément une amie d'Elisa Majer Rizzioli. Elle refusera même, par la suite, de collaborer à la revue dirigée par sa rivale (cf. la lettre de Elisa Majer Rizzioli à Chiavolini, du 20 décembre 1924, dans ACS, SPD ORD fasc. 509006, fasci femminili, sottof. 1-C, fasci femminili varia).

80. Il renaîtra le 14 janvier 1921 (cf. Il fascio, anno III, n. 2, 15 gennaio 1921, et G. A. CHIURCO, op. cit., vol. III, p. 51).

81. Le faisceau féminin de Trieste s'était constitué en août 1920 (cf. Il fascio, anno II, n. 28, 21 agosto 1920). II sera reconstitué en mai 1921, après élimination des forces féminines considérées comme n'étant pas « moralement et politiquement saines » [cf. ACS, MRF, Carteggio del Comitato centrale dei fasci, 1919-1922 (ci-après désigné : Carteggio CCF), b. W, fasc. 14, Trieste, doc. 235 du 5 mai 1921].

82. Elle comptera 800 membres en février 1922 (ACS, Min. Interno, Dir. Gen. PS, affari gen. e riserv. 1922, b. 96, fasc. gruppo legionarie fiumane Torino) (l'indication y apparaît incidemment).


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cisme, alors surtout que se dessine une nouvelle échéance électorale 83. Le risque paraît d'autant plus sérieux qu'une décision prise par l'Association sonne comme un coup de semonce : l'ouverture, le 28 décembre 1920, au profit de toutes les victimes du « Noël de sang » — y compris donc celles de l'armée régulière — d'une souscription, et ce, contrairement à ce qui avait été d'abord décidé d'un commun accord avec le Comité central des faisceaux de combat 84.

Ces élections sont, pour Mussolini et le fascisme, d'une importance décisive 85, et le concours des militantes milanaises de l'Association est d'autant plus important que Milan est précisément la seule ville où les fascistes rencontrent des difficultés sérieuses avec leurs alliés du bloc national 86. Et même lorsque enfin elles s'aplanissent 87, le risque reste grand de voir les violences squadristes tout remettre en question devant le corps électoral 88. Il importe donc de ramener les Légionnaires, déçues par Rapallo, dans le giron du fascisme 89, tout en jouant à peu de frais — elle ne touche que le mouvement féminin — la carte de la normalisation.

Le pacte sera scellé le 10 mai 1921, entre Mussolini et Elisa Majer Rizzioli, à l'occasion de la cérémonie d'inauguration du gagliardetto 9° de l'Association. A la promesse solennelle de la Présidente des Légionnaires de « coopérer (...) aux élections politiques et administratives qui doivent donner à l'Italie les hommes dignes d'arriver au pouvoir 91, Mussolini répond par un discours d'une habileté consommée 92 :

...vous ne croyez certes pas que je désire me recommander à vos suffrages indirects. Vous pouvez certainement être utiles également dans cette bataille électorale si vous accomplissez, à travers les inévitables contacts que vous avez

83. Les nouvelles élections politiques sont prévues pour le 15 mai 1921, et les Légionnaires s'étaient déjà montrées d'ardentes propagandistes du bloc national lors des élections administratives de novembre 1920 (cf. E. MAJER RIZZIOLI, op. cit., p. 7).

84. Cf. ACS, MRF, Carteggio del CCF, b. 0, fasc. 27, Milano, doc. n. 4, lettre du 10 janvier 1921 du CCF au Comité des Légionnaires l'informant du retrait de son adhésion à la souscription « parce que, contrairement à la décision primitive, on en est arrivé à la détermination d'étendre l'assistance également aux victimes de l'armée régulière ».

85. Cf. R. DE FELICE, Mussolini il fascista. La conquista del potere, 1921-1925, Torino, 1966, p. 91, qui écrit, à propos du tournant escompté : « tous les moyens avaient été bons pour en créer les prémices, tous les moyens seraient bons pour le réaliser ».

86. Cf. R. DE FELICE, op. cit., p. 82.

87. Cf. R. DE FELICE, op. cit., p. 83 sq.

88. Cf. R. DE FELICE op. cit., p. 85.

89. Cf. sur ce point la lettre que la fasciste milanaise Tina Bonesso — alors, il est vrai, en litige avec Elisa Majer Rizzioli — adresse à Mussolini le 19 décembre 1924 : il y est fait allusion aux « vieux systèmes désagrégateurs » utilisés par Elisa Majer Rizzioli, et qui étaient « connus en partie de V.E. depuis 1921 (...), époque à laquelle, par sa propagande antifasciste, elle envenimait la dissension entre fascistes et légionnaires » (ACS, SPD ORD, fasc. 509006 fasci fernminili, sottof. 3). Sur cette dissension, cf. R. DE FELICE, op. cit., p. 46-47 et p. 67 sq.

90. Fanion.

91. Le compte rendu de ce discours est emprunté à II giornale délia Donna, anno III, n. 22-23, 4 giugno 1921.

92. Ce discours de Mussolini était jusqu'ici, sur la foi des indications de l'Opéra omnia de Benito Mussolini, t. XVI, p. 66, faussement daté du 20 décembre 1920 (cf. par exemple, R. DE FELICE, Mussolini il rivoluzionario, précité, p. 649).


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avec l'humanité masculine votante et électorale, votre oeuvre de persuasion. Mais il y a d'autres questions qui nous passionnent et qui sont plus importantes...

En échange de cette aide — que Mussolini se défend de solliciter — aucune promesse formelle : il n'est pas encore dans la position où il pourrait être en mesure d'en faire. Il laisse simplement entendre que, au cas où cette aide porterait ses fruits, en liquidant « la vieille caste politique italienne », le traité de Rapallo, cette « solution bâtarde de nécessité », serait révisé. Pour l'heure, que les Légionnaires poursuivent leur mission : « créer en Italie l'état d'âme dalmate et adriatique » 93, mais sans pour autant — l'allusion au squadrisme féminin est transparente — faire « de la politique de place publique et de violence ». Mais, ajoute Mussolini, « la femme qui vous guide est fine et équilibrée. Elle sait bien ce qu'il convient de faire et de ne pas faire ».

Quelques femmes donnent en effet alors l'exemple de ce que — malgré les accents trompeurs d'une certaine rhétorique — il ne faut pas faire, lorsque, bien que fasciste, on appartient au sesso gentile.

LE SQUADRISME FÉMININ, MYTHES ET RÉALITÉS

Quelques femmes commencent en effet à participer, aux côtés des hommes, aux expéditions squadristes qui gagnent, comme une lèpre, les villes et les campagnes de la plaine du Pô, de Toscane, d'Emilie, pour toucher jusqu'au sud de l'Italie 94. Peu nombreuses, certainement 95, très rarement citées, en tout cas 96. Leur rôle ne fut jamais, semble-t-il, à une ou deux exceptions près, un rôle de premier plan. Encore que, pour ces exceptions, l'on soit pris entre les feux croisés de la rhétorique et du manichéisme tant du fascisme que de l'antifascisme. Plus que d'exceptions exemplaires, c'est donc de modèles de cette rhétorique et de ce manichéisme qu'il convient de parler, avec la figure légendaire d'Inès Donati, et celle de la « Comtesse », l'anti-héroïne qui lui sert de repoussoir.

93. L'agitation pro-Dalmatie est d'ailleurs entretenue clandestinement par des éléments fascistes et nationalistes, réunis en particulier au sein de l'Association « Dalmazia irredenta », constituée, début décembre 1920, à Milan, et qui se propose, à peine le traité de Rapallo sera-t-il ratifié, « d'en empêcher à tout prix l'exécution ». Elisa Majer Rizzioli est présente lors de l'assemblée constitutive de l'Association. Cf. sur ce point, ACS, Min. Interno, Dir. gen. PS, Affari gen. e riser., 1920, b. 139, fasc. Milano, sottof. Asso. Dalmazia irredenta.

94. Cf. sur ce point, pour le cas des Pouilles, S. COLAREZI, Dopoguerra e fascistno in Puglia (1919-1926), Bari, 1971.

95. Cf. dans ce sens, G. C. Fusco, op. cit., p. 20 ; F. POERONI BORTOLOITI, Femminismo e parliti politici in Italia, précité, pp. 168-169.

96. Ainsi, P. GHIACE, dans son Diario di uno squadrista (1920-1940), 2a éd., Napoli, 1941, n'en mentionne pas une seule. Cf. cependant les quelques cas cités par CHIURCO, en particulier (op. cit., vol. I, p. 420) celui de Cesarina Bresciani, soeur de Italo Bresciani, secrétaire politique du faisceau de combat de Vérone, qui participa à l'assaut de la municipalité, le 4 novembre 1920. Cf. également le cas de Claudia Sironi, légionnaire fiumaine, qui fut la seule femme à participer à l'occupation du Palazzo Marina (Milan, 4 août 1922) (cf. sur ce dernier point, E. MAJER RIZZIOLI, op. cit., p. 19). Cf. également les différents cas de squadrisme féminin évoqués par G. C. Fusco (op. cit., p. 21).


LE FASCISME FÉMININ, 1919-1925 379

Inès Donati, la Jeanne d'Arc du fascisme — une Pucelle qui n'eut pas besoin de 1' « excuse » des Voix pour voler au secours de la Patrie en périlw — est la seule femme squadriste à figurer dans l'officielle Encyclopédie biographique et bilbiographique italienne 98. Mais celle que Mussolini lui-même appela « fierissima italiana » et « indomita fascista »", est en réalité une nationaliste abusivement annexée par l'hagiographie fasciste.

Exemplaire est, à cet égard, la falsification du texte d'une lettre ouverte d'Inès Donati au publiciste Germano Secreti, et dont l'original a été publié par l'hebdomadaire fasciste d'Ancône, La Prora m : Inès Donati y évoque les liens indéfectibles qui l'unissent à ses frères d'armes, et la difficulté qu'elle éprouve à les quitter, à présent que les squadre sont dissouteslw :

...je les aime trop ces frères aventureux dans leur aventureuse jeunesse : je les ais vus tomber à Ravenne, à Ancône, à Rome ; mes mains et ma chemise bleuet ont été tachées de leur sang...

Ce même texte est repris dans une oeuvre hagiographique d'Alfonso d'Agostino (qui fut l'un des compagnons d'Inès Donati) 103, avec une petite différence : de bleue qu'elle était, la chemise est devenue noire : le nationalisme de la Capitana était ainsi escamoté pour les besoins de la cause fasciste1M. Et c'est d'ailleurs avec tout son bataillon de « Sempre Pronti » qu'elle demande à entrer dans la Milice 105. Seule la fusion national-fas97.

national-fas97. Wanda GOEJUX BRUSCHI, Rievocazione dell'Eroina, dans Inès Donati, a cura di Mario TUPINI e Fabrizio ROMANO, numéro unico, Roma, gennaio 1938-XVT, qui écrit, p. 15 : « Jeanne d'Arc entendait dans son village de Lorraine les voix mystérieuses qui la poussaient vers la route d'Orléans. Inès Donati, bien qu'elle courbât tous les jours le front devant le mystère religieux, ne s'en est jamais fait un bouclier ni une excuse pour son action. »

98. « Eroine, ispiratrici e donne di eccezione », série VII àeU'Enciclopedia biografica e bibliografica italiana, Milano, 1940, article Inès Donati, pp. 158-161.

99. Cf. la lettre de Mussolini à Inès Donati, dans laquelle il écrit, le 4 mars 1923 : c ...Je vous connais de réputation depuis longtemps et je sais que vous êtes une très audacieuse italienne, une fasciste indomptable... » (reproduite dans Opéra Omnia, t. XIX, p. 357).

100. La Prora. La Grande Italia, anno III, n. 17, 29 avril 1923.

101. La Milice volontaire pour la sûreté nationale, où doivent se fondre les squadre nationalistes et fascistes, a été créée en janvier 1923. Les « chemises bleues » ont dû, de ce fait, se séparer en janvier. Cf. sur ce point, R. DE FELICE. op. cit., p. 431 sq., spécialement p. 434.

102. C'est nous qui soulignons.

103. Cf. A. D'AGOSTINO, Inès Donati, una martire in camicia nera, Milano, 1940, p. 14.

104. Pour d'autres exemples de cet escamotage, cf. G. A. CHIURCO, op. cit., vol. IV, p. 426 ; Panorami di realizzazioni del fascismo, précité, vol. II, pp. 23-24 ; M. TUPINI, F. ROMANO, Inès Donati, précité, et l'ensemble du livre de D'AGOSTINO. Inès Donati ne figure d'ailleurs nullement dans la liste des femmes membres du faisceau de combat de Rome, pendant les années 1919-1920, bien qu'on la prétende inscrite dans ce fascio depuis 1919 (cf. ACS, MRF, b. 78, Rubrica degli iscritti nel fascio romano di combattimento durante gli anni 1919-1920).

105. La lettre précitée de Mussolini constitue une réponse d'attente à cette demande. Mussolini y déclare en effet qu'il ignore encore « si les femmes pourront faire partie de la Milice nationale et dans quelles unités ». C'était là méconnaître le sens de son engagement, qui était tout autre. La MVSN ne comportera pas, en définitive, d'unités féminines armées. Les femmes ne purent s'y intégrer qu'au titre d'infirmières volontaires de la Milice (cf. Rassegna -femminile italiana, anno III, n. 4, 15 février 1928, p. 17, rapport du faisceau féminin de Nizza Monferrato). Sur les « Sempre Pronti per la Patria et per il Re », cf. F. GAETA, Nazionalismo italiano, Roma-Bari, 1981, p. 224.


380 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

ciste fera d'elle une fasciste à part entière, mais elle ne l'aura pas choisi 106. Contrainte d'abandonner le squadrisme 107, elle refusera toujours, avec la dernière énergie, de s'intégrer dans les groupes fascistes féminins, qu'elle qualifie de « milieu d'eau de rose » 108.

Que sait-on de son squadrisme ? La presse se fait très vite l'écho de ses actions. En 1919 et 1920, d'abord, elle se substitue aux employés des services publics paralysés par la grève. Elle sera ainsi postière, employée de l'électricité, et même balayeuse municipale 109. Elle s'illustrera ensuite par une gifle, administrée en plein café Aragno au député socialiste Délia Seta, qui « dénigrait la Patrie » : cela lui vaudra la prison — un mois — mais elle en sortira triomphalement acquittée. Puis ce sont les expéditions avec les Sempre Pronti, où elle affronte sans peur le feu ennemi. Mais, une fois les expéditions terminées, elle n'est plus qu'une frêle jeune fille qui regagne tous les soirs — toujours pure, intacte et ponctuelle, le petit couvent du Trastevere où elle a élu domicile. Minée par la tuberculose, mal remise des suites d'une agression dont elle a été victime 110, elle rassemble ses dernières forces pour le grand défilé de la Marche sur Rome. Elle s'éteindra doucement, le 3 janvier 1924, peu de jours après avoir écrit cette phrase édifiante : « Je voulus être trop virile et j'oubliai que, finalement, j'étais une faible femme » m.

Telle est l'image édulcorée d'Inès Donati, vierge et martyre de la Cause Fasciste, qui est parvenue jusqu'à nous U 2.

Mais, de l'autre côté de la barrière, mises à part quelques rares exceptions 113, l'image du squadrisme féminin ne le cède en rien quant au schématisme sommaire et caricatural. Elle n'est plus, ici, que sadisme et lubri106.

lubri106. au PNF impliquait en effet (article 3 du schéma de statut pour les faisceaux, décembre 1921), que l'on quittât tout autre parti auquel on pouvait éventuellement appartenir. Et cette délibération, avait précisé G. Bastianini, « était également valable pour les groupes féminins » (cf. ACS, MRF, Carteggio del CCF, b. I, fasc. 19, Firenze, doc. n. 219, lettre de C. Bastianini datée du 3 mai 1922).

107. Elle s'occupera désormais des « petites fascistes » de Rome (cf. A. D'AGOSTINO, op. cit., p. 145).

108. Inès DONATI, Lettre ouverte à Germano Secreti, précitée.

109. Cf. la photo célèbre qui la représente, balayant les rues de Rome d'un air farouche, sous le regard des badauds, dans ACS, MRF, arch. fotog. 1920, neg n. 6183. Elle est reproduite dans P. MELDINI, op. cit., p. 9, et dans R. DE FELICE et L. GOGLIA, Storia fotografica del fascismo, Bari, 1981, photo 41 du chapitre 1".

110. Cf. A. C. VALENHNETTI, Vna vile aggressione, dans Inès Donati, loc. cit., p. 26.

111. Cf. ACS, MRF, arch. fotog. 1920, neg. n. 6597, lettre à D'Agostino du 5 octobre 1924, exposée à la Mostra avec la légende : « Dernière lettre de Inès Donati avant sa mort. » C'était, en réalité, l'avant-dernière. Le 26 octobre 1924, elle écrira encore une fois à D'Agostino, mais pour lui dire cette fois-ci sa « douleur de ne pas être morte l'arme à la main, au chant des hymnes de notre Foi » (cf. A. D'AGOSTINO, op. cit., p. 152).

112. Son journal, dont l'ouvrage de D'Agostino reproduit quelques extraits, laisse transparaître une autre image que celle de l'ange — levant parfois une main vengeresse — que l'on veut donner d'elle. Inès Donati donne d'elle-même l'idée d'une femme décidée, sans complexes, et surtout terriblement agressive et violente, dans ses propos comme dans ses actes (cf. en particulier les p. 82 sq. et 100 sq.).

113. Cf. en particulier, J. DA CAMPO, « Il fascismo e la donna », dans Giustizia e Libertà, anno IV, n. 29, 16 luglio 1937, qui souligne simplement leur vulgarité et leur amour de la violence.


LE FASCISME FÉMININ, 1919-1925 381

cité. La jeune, belle et blonde « Comtesse », « moitié femelle de lupanar, moitié amazone d'aventure» 114, compagne — illégitime, précise-t-on 115 — d'un certain Comte C. 116, dirigeait avec lui les féroces squadre de la Lomelline. Pietro Nenni décrit son entrée triomphale à Rome, après la Marche d'octobre 1922, à la tête des légions de Pavie :

C'est une femme qui, cette fois, ouvre la marche. Vous êtes belle, Madame la Comtesse, et vous montez admirablement à cheval ! Oui, nous savons. C'est vous qui, à la tête d'une bande de séides, avez parcouru à cheval les grasses campagnes de la Lomelline, semant de votre main fine la mort parmi les paysans. Puis, le soir, harassée, vous couchiez au milieu de vos compagnons d'aventure, cherchant dans les plaisirs de la chair à assouvir votre sadisme. Vous êtes belle, comtesse, et vous savez sourire admirablement à la reine. C'est bien. Et pour une fois : — Vive la reine 117.

Alors, Jeanne d'Arc ou Messaline, la femme squadriste ? 118 La vérité semble être bien moins pittoresque et correspondre d'assez près au tableau brossé par Emilio Radius :

Elles n'étaient pas précisément de moeurs légères, bien qu'elles menassent une vie indépendante. Au milieu des hommes la journée entière. Elles n'avaient pas non plus fait voeu de continence 119.

Quant aux expéditions auxquelles ces femmes pouvaient prendre part, un exemple éclairant nous en est fourni par les archives du Ministère de l'Intérieur : un jeune fasciste entend Maria, couturière, qui chante chez elle Bandiera rossa en tirant l'aiguille. Quelques jours après, il la rencontre, lisant II Corriere délia sera, et les remontrances qu'il lui fait alors visent tant son répertoire musical que ses lectures. La discussion s'envenime, et il menace : « Je t'enverrai les femmes fascistes » Le soir même, quatre squadristes se présentent chez Maria Berra, et lui ordonnent de les suivre au siège du fascio. C'est toute la famille qui s'y rend, Maria, sa mère et ses deux soeurs. Là, les quatres femmes sont interrogées, menacées, puis finalement relâchées, et toute l'affaire se termine dans la rue par un échange général d'injures, de gifles et de coups de poing va.

Cette affaire est, dans sa triste médiocrité, riche d'enseignements. Elle vient conforter l'opinion, formulée plus haut, quant à la rareté des expé114.

expé114. P. NENNI, Vent'anni di fascismo, 1965, cité par A. PETACCO, Storia del fascismo, Roma, 1981, t. I, p. 50.

115. Cf. M. CANCOGNI, Gli squaâristi, Milano, 1980, p. 58.

116. D'après Fascismo. Inchiesta socialista suite gesta dei fascisti in Italia, Milano, 1922, p. 119, il pourrait s'agir du Comte Carminiati Brambilla, mais rien n'y est dit des méfaits de la o Comtesse ».

117. P. NENNI, Six ans de guerre civile en Italie, Paris, 1930, p. 148.

118. La virilité fasciste échappant, bien sûr, à ce genre de dilemme.

119. E. RADIUS, op. cit., p. 222.

120. Cf. ACS, Min. Interno, Dir. gen. PS, Div. aff. gen. e. ris. 1924, b. 80, fasc. Milano. Les faits remontent au 1er septembre 1924, et le Corriere délia sera en donnera une version un peu différente : les quatre femmes ont été non seulement interrogées et menacées, mais frappées. Elles n'ont pas été relâchées — et il n'y a donc pas eu échange de coups — mais n'ont dû leur salut, après avoir réussi à fracturer la porte, qu'à la présence des carabiniers qui les ont escortées jusque chez elles {Corriere délia sera, 8 marzo 1925).


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ditions squadristes menées par des femmes. Elle fut en effet considérée comme un « curious incident » digne d'être télégraphié de Rome à Halifax (Canada) ™.

Elle nous montre ensuite l'indifférence des autorités à l'égard de ce genre d'incidents : ni le maréchal des carabiniers, ni la police, ne jugèrent bon d'intervenir, s'agissant « d'une des habituelles querelles entre femmes »m. Bien peu de squadristes, dès lors, devaient être arrêtées — encore moins condamnées et détenues — quand les victimes ne portaient pas plainte. Elles eurent ici le courage d'aller jusqu'au bout, et c'est ainsi que deux squadristes « jeunes et avenantes » furent jugées par le Tribunal de Milan (IXe section pénale), le 7 mars 1925, devant une foule compacte de curieuxm. Verdict : deux ans et demi de réclusion ferme et 600 lires d'amende pour l'une, deux ans un mois et 500 lires d'amende pour l'autre, qui n'a pas encore 21 ans 124.

Le caractère dérisoire des actions le plus souvent accomplies par les femmes squadristes est d'ailleurs paradoxalement confirmé par Inès Donati elle-même, lorsqu'elle se déclare «pleinement d'accord» avec Germano Secreti qui écrit : « ...peu, très peu, ont été celles qui comme vous ont compris la poésie épique du squadrisme national. Les autres ont porté l'uniforme par vanité »12S.

Quoi qu'il en soit, «alors même qu'elles étaient louées officiellement pour leur hardiesse et leur foi, leurs airs crânes et l'allure affranchie de leurs façons étaient critiqués tout bas » m, tant par les hiérarchies masculines du mouvement, que par les femmes fascistes d'un type plus traditionnel.

Parmi les femmes fascistes, les squadristes ne représentent guère qu'une minorité turbulente, alors que naissent les premiers faisceaux féminins.

121. ACS, Min. Interno, Dir. Gen. PS, Div. aff. gen. e ris. 1924, b. 80, fasc. Milano, télégramme signé Baskerville, du 6 septembre 1924. On remarquera à cet égard que cet état de fait explique fort bien que les archives du Min. Interno, Dir. Gen. PS, Div. aff. gen. e ris., categ. Gl (fasci), qui concernent essentiellement, dans la vie des fasci, ce qui pouvait toucher à l'ordre public, se soient révélées, pour les faisceaux féminins, une source fort décevante.

122. Télégramme précité. En ce qui concerne la répression du squadrisme masculin, la situation n'était d'ailleurs guère brillante : à la mi-novembre 1923, seuls 371 fascistes étaient détenus dans toute l'Italie, dans l'attente d'un jugement, et 93 pour purger une peine (cf. R. DE FEUCE, Mussolini il fascista, I, précité, p. 443).

123. e La chronique judiciaire n'avait jusque-là jamais eu l'occasion de s'occuper d'expéditions punitives exécutées par des squadre d'action féminines » (Corriere délia serra, 8 marzo 1925).

124. La condamnation — assez sévère, si l'on songe aux condamnations dérisoires ou aux acquittements dont bénéficiaient ailleurs les hommes des squadre [cf. celle, par exemple, prononcée par le Tribunal de Padoue — trois mois de détention au principal inculpé, mais assortis du pardon judiciaire, pourvu qu'il indemnise la partie lésée (qui a dû subir une énucléation) — dans le Corriere délia sera du 26 juin 1925] — frappe seulement deux des quatre squadristes impliquées dans l'affaire, les deux autres n'ayant pas pu être identifiées.

125. Cf. la lettre ouverte précitée d'Inès Donati, et celle de G. Secreti à Inès Donati, publiée quelques jours plus tôt dans La Prora (citée dans A. D'AGOSTINO, op. cit., p. 134).

126. G. C. Fusco, op. cit., p. 20.


LE FASCISME FÉMININ, 1919-1925 383

LES GROUPES FÉMININS APRÈS LA CRISE DE FIUME DE L'AUTO-ORGANISATION AU PREMIER STATUT

Au début de l'année 1921, les femmes fascistes regroupées en faisceaux purement féminins sont, on l'a vu, encore très peu nombreuses, et les élections approchent. L'appui des Légionnaires Humaines ne suffit pas et il faut que de nouveaux faisceaux se forment. Le 14 mai paraît dans II Fascio, la première adresse du mouvement fasciste aux femmes d'Italie. Le texte en est éclairant :

FEMME D'ITALIE ! Le Bolchévisme veut le partage communiste de ton amour et de ta dignité. Les négateurs de la Patrie veulent tuer ta lignée et ton sang. Ceux qui méprisent le ciel qui les vit naître n'ont pas droit au baiser de la mère et de l'épouse. DÉEENDS-TOI ! Inscris-toi aux Faisceaux de combat. Fais voter ton homme pour les candidats fascistes m.

Cette propagande — dont on a ici un bel exemple — enfin porte ses fruits : le verdict des urnes accorde 35 députés aux fascistes du bloc national. Les faisceaux féminins, alors, renaissent et se multiplientm. Mais la place des femmes fascistes au sein du mouvement n'est toujours pas officiellement précisée 129, bien que paraisse acquis le caractère politique de leur action 130. Les statuts particuliers aussi fleurissent, qui sont le direct reflet de la tendance majoritaire au sein de tel ou tel groupe 131. A Bologne, où fonctionne un faisceau féminin très actif, sous la direction de Pia Bortolinim, on n'hésite pas à parler de « Féminisme fasciste » 133, et l'on prépare le premier Congrès régional du fascisme féminin 134.

Le Comité central des faisceaux de combat, pour sa part, commence à s'inquiéter de l'autonomie d'action qui, inévitablement, se fait jour 135. Et les mises en garde — toujours officieuses — se multiplient. De Cesare

127. Il fascio, anno III, n. 18-19, 14 maggio 1921. C'est nous qui soulignons.

128. Cf. par exemple, l'ordre du jour du 22 mai 1921 proclamant la constitution de la section féminine du fascio de Udine (ACS, MRF, Carteggio del CCF, b. W, fasc. 20, Udine, doc. 51) et le procès-verbal de la première assemblée constitutive de la section féminine de celui de Gallarate (ACS, MRF, Carteggio del CCF, b. L, fasc. Gallarate, doc. 46), qui date vraisemblablement de la deuxième semaine de juillet 1921 (cf. Il fascio, anno III, n. 28, 16 luglio 1921). Cf. aussi le procès-verbal de constitution du faisceau féminin de Mosciano S. Angelo, doc. n. 20, du 18 mai 1921. L'ensemble du Carteggio permet d'évaluer à environ 2.000 le nombre de femmes fascistes, à la fin de l'année 1921.

129. Cf. en ce sens, la lettre de Cesare Rossi, du 5 mai 1921, dans ACS, MRF, Carteggio del CCF, b. P, fasc. 1, Misano d'Adda, doc. n. 15.

130. C'est ce qu'a affirmé l'aw. Giunta, le 1er septembre 1920, à l'assemblée du groupe féminin de Trieste (Il Popolo d'Italia, 2 septembre 1920).

131. Ainsi, par exemple, à Mosciano San Angelo, les femmes fascistes veulent se jeter dans la mêlée politique (cf. l'art 5 du statut du 22 mai 1921 dans ACS, MRF, Carteggio del CCF, b. P., f. 34, Mosciano S. Angelo, doc. 21).

132. Depuis le 28 novembre 1920, cf. ACS, MRF Carteggio CCF, b. E, fasc. 24, doc. 139.

133. Cf. Pia BORTOLONI, « Femminismo fascista », dans L'Assalto, anno II, n. 48, 24 septembre 1921, et n. 53, 29 octobre 1921.

134. Congrès féminin fasciste d'Emilie-Romagne, qui doit se tenir à Bologne le 2 novembre 1921 : cf. ACS, MRF Carteggio del CCF, b. E, fasc. 24, Bologna, doc. n. 145.

135. Cf. en ce sens, la lettre précitée de Cesare Rossi.


384 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Rossi, d'abord, qui écrit : « Une certaine mesure supplémentaire d'autorité doit être toujours réservée » aux directoires des faisceaux de combat qui conservent, « entière et illimitée, la responsabilité politique du mouvement fasciste »1M. Le faisceau féminin de Mosciano San Angelo s'attire, après l'envoi de ses statuts, cette sèche mise en garde : « Pour ce qui est de votre fonctionnement, veuillez avoir l'obligeance de vous soumettre au jugement du Faisceau Masculin local »B 7. Giovanni Marinelli sera encore plus tranchant : « Les Faisceaux ou Groupes Féminins constituent une sous-section des Faisceaux Masculins dont ils dépendent pour ce qui est des directives politiques » m.

L'ordre du jour adopté au Congrès fasciste féminin de Bologne — qui ne va pas précisément dans ce sens 139 — est escamoté par la presse fasciste : rien dans l'Assalto de Bologne, quelques lignes à peine dans le Popolo d'Italia du lendemain 140.

Deux points essentiels dans cet ordre du jour : l'affirmation d'abord de « la nécessité d'une action politique -féminine qui prépare la femme à l'exercice de ses droits politiques », la volonté ensuite que se constitue une hiérarchie propre à l'organisation féminine fasciste « de fédérations provinciales et de comités régionaux relevant d'un comité régional provisoire émilien-romagnol avec siège à Bologne » 141.

A un tel programme, le Parti National Fasciste, issu du Congrès de l'Augusteo (Rome, 7-10 novembre 1921), préfère incontestablement celui du groupe féminin romain 142, qui reflète la profonde indifférence des nationalistes qui le composent 143 à l'égard du suffragisme et, partant, à

136. ACS, MRF, Carteggio del CCF, b. W, fasc. 14, Trieste, doc. n. 239, lettre non datée mais qui fut vraisemblablement écrite en mai 1921, postérieurement à la première.

137. ACS, MRF, Carteggio del CCF, b. P, fasc. 34, Mosciano S. Angelo, doc. 22, daté du 25 juin 1921. Cf. aussi, dans le même sens, la lettre de C. Rossi du 8 juillet 1921 (ACS, MRF, Carteggio del CCF, b. W, fasc. 20, Udine, doc. n. 52).

138. ACS, MRF, Carteggio del CCF, b. V, fasc. 28, Torino, doc. 198 du 18 juin 1921. C'est nous qui soulignons.

139. Ses options sont celles du « féminisme fasciste ».

.140. Mais il est vrai que la presse fasciste avait de quoi faire : ouverture le 3 novembre, à Bologne, d'un congrès syndicaliste fasciste, et le 7, à Rome, du IIIe Congrès national des faisceaux de combat, sans parler d'une visite à Bologne de la reine mère : les femmes fascistes venaient bien après dans l'ordre de ses préoccupations.

141. Il Popolo d'Italia, 3 novembre 1921. C'est nous qui soulignons.

142. Reproduit dans G. A. CHIURCO, op. cit., vol. IV, pp. 25-26, et dans P. MELDINI, op. cit., pp. 132-133.

143. Sur ses origines nationalistes, cf. G. A. CHIURCO, op. cit., vol. IV, p. 422, et surtout les indications fournies par II Giornale délia donna, settimanale di educazione sociale femminile, qui paraît, à compter du 15 décembre 1919, sous la direction de Paola Alferazzi Benedettini. Ont convergé dans le groupe romain, le fascio nazionale femminile, détaché du Consigna Nazionale délie Donne Italiane, avec, notamment, Amalia Besso (Il Giornale dalla donna, anno II, n. 7, 14 febbraio 1920), Wnione Politica Nazionale tra donne d'Italia (Il Giornale délia donna, anno III, n. 4, 22 gennaio 1921), ainsi que des femmes du groupe nationaliste féminin qui s'est constitué au sein du parti nationaliste, en avril 1920 (Augusta Reggiani


LE FASCISME FÉMININ, 1919-1925 385

l'égard de l'action politique des femmes, en général 144.

Il existe ainsi, au sein du fascisme féminin, un double clivage : d'une part, entre squadristes et non-squadristes, et, d'autre part, entre suffragistes et celles qui ne le sont pas, sans qu'il y ait, d'ailleurs, superposition des camps qui se dessinent respectivement de chaque côté.

Des squadristes, nous avons souligné le petit nombre et l'isolement. C'est donc le débat sur le suffrage féminin qui est le plus important et le plus animé. D'un côté, les « féministes fascistes » d'Emilie-Romagne, de Lombardie, du Piémont, d'ailleurs encore, de l'autre, les fascistes de tendance conservatrice, et les nationalistes qui, dans le faisceau de Rome, jouent un rôle déterminant 145.

A l'égal des « Légionnaires » milanaises, les femmes fascistes du groupe romain se proposent d'aider le fascisme par une oeuvre intense de propagande, spécialement auprès des classes laborieuses, et dont le moyen essentiel sera la bienfaisance. Mais là où leur programme est nettement plus en retrait, c'est lorsqu'elles conçoivent cette action comme un simple « appui moral » au fascisme 146.

Un tel discours ne pouvait que plaire aux hiérarchies masculines du Parti 147 et, de fait, le premier statut du P.N.F., dont les grands traits sont déjà publiés dans le Popolo d'Italia du 23 décembre 1921, s'en inspirera largement, lorsqu'il posera les premières normes officielles concernant le fascisme féminin 148 :

Banfi, Teresa Labriola, etc.) (cf. Il Giornale délia donna, anno II, n. 15-16, 17 aprile 1920). Sur cette question, cf. également F. PJERONI BORTOLOÏTI, Socialismo e questione femminile in Italia, précité, p. 141 sq., avec toutefois les plus sérieuses réserves quant à l'appréciation portée (note 11, p. 142) sur la prétendue tendance nationaliste du Giornale délia donna. Il sera en effet, jusqu'en 1926 au moins, l'organe de la Federazione Pro Suffragio Femminile, « qui est ce qu'il y a de plus démocratico-socialisant et franc-maçon dans le monde féminin » (Ufficio propaganda PNF, circulaire n. 22 du 19 décembre 1925, signée G. Masi, dans ACS, SPD ORD, fasc. 110895, Elisa Majer Rizzioli). Cf. également, dans le même sens, ACS, Presidenza del Consiglio dei ministri, 1924, fasc. 1 3.3 983, Suffragio femminile.

144. Cf. en particulier sur ce point, Teresa LABRIOLA, « Il problema del suffragio (A proposito di una récente conferenza) », dans II Giornale delta donna, anno II, n. 21-22, 29 maggio 1920.

145. Comme c'était également le cas dans le faisceau masculin : cf. sur ce point, R. DE FELICE, Mussolini il rivoluzionario, précité, p. 61.

146. Cf aussi, dans le même sens, et ce, dès janvier 1921, le faisceau féminin de Gradisca, dans ACS, MRF, Carteggio del CCF, b. N, fasc. 9, Gradisca (prov. Gorizia). Cf. sur ce point du programme du groupe romain, G. A. CHIURCO, op. cit., vol. IV, spécialement p. 26.

147. Gian Carlo Fusco fait même allusion (op. cit., p. 21) à une circulaire dans laquelle Umberto Pasella aurait recommandé aux autres faisceaux féminins de prendre modèle sur le statut romain. Nous n'avons malheureusement pas pu retrouver la trace d'une telle circulaire. Pasella ayant démissionné de sa charge de secrétaire général du Comité central des faisceaux de combat le 3 novembre 1921 (G. A. CHIURCO, op. cit., vol. III, p. 583), on voit mal d'ailleurs comment il aurait pu faire une telle recommandation, les statuts en question étant, toujours selon Chiurco, du 4 décembre 1921. Peut-être s'agissait-il de ceux du faisceau féniinin de Gradisca (Vénerie Julienne) (v. supra), dont le contenu était voisin ? Le faisceau féminin de Bergame, en tout cas, suivra l'exemple, le 17 décembre 1921 (ACS, MRF, Carteggio del CCF, b. E, fasc. 18, Bergamo, doc. 108).

148. Statut-règlement général publié (ainsi que le programme du PNF) dans le Popolo d'Italia du 27 décembre 1921 (cf. Opéra Otnnia, t. XVII, p. 340 sq.) et reproduit dans A. AQUARONE, L'organizzazione dello Stato totalitario, Torino, 1965, pp. 315-329, spécialement pp. 326-327 (groupes féminins).


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— les groupes féminins ne sont que des sections internes du faisceau, avec un rôle de « groupe de compétence », spécialisé dans la propagande, l'assistance et la bienfaisance, « à l'exclusion de quelque action politique que ce soit, laquelle action est dévolue uniquement aux Faisceaux » 149 ;

— le directoire du groupe féminin est placé sous la dépendance et le contrôle du directoire du faisceau, dont il fait partie intégrante1®.

Ainsi sont niées aux groupes féminins tant l'autonomie organique et l'indépendance fonctionnelle que toute action politique au sein du Parti. Par ailleurs, les assimiler à de simples « groupes de compétence », c'est les exclure du même coup des squadre 151. Le seul « privilège » des femmes fascistes : pouvoir entrer au P.N.F. dès 16 ans alors que les hommes doivent attendre d'en avoir 18 I 52. Tout le reste n'est que concessions de pure forme : un gagliardetto pour le groupe, un directoire, on l'a vu, et même un siège propre, si le nombre des inscrites est important 153.

Deux semaines plus tard, un schéma de statut pour le fonctionnement des groupes féminins confirme presque mot pour mot ces dispositions 154, avec toutefois, quant à l'action politique, une précision qui est un adoucissement, au moins formel : « Le groupe féminin ne peut prendre des initiatives de caractère politique 155, mais participe tout de même à l'action politique du faisceau en intervenant dans les assemblées de celui-ci» 156. Aucune initiative donc, aucune action directe, mais intervention possible dans la prise des décisions... au moins sur le papier.

Et même là où on leur laisse le champ libre — activités culturelles, propagande, assistance, bienfaisance, spécialement tournées vers «l'élément ouvrier et paysan » —, leurs possibilités d'action réelle restent largement théoriques : même lorsque le groupe féminin dispose d'une caisse propre, seules les adhérentes en assurent, en principe, le financement : les subsides accordés par le Faisceau local restent à l'entière discrétion de celui-ci.

149. C'est nous qui soulignons. Sur les groupes de compétence, cf. les articles 14 à 18 du schéma de statut pour les faisceaux (A. AQUARONE, op. cit., pp. 325-326). Sur l'exclusion de l'activité politique, cf. les alinéas 2, 4 et 5 du statut des groupes féminins (A. AQUARONE, op. cit., p. 326).

150. C'est nous qui soulignons.

151. Cf. l'art. 2 du schéma de statut pour les faisceaux (dans A. AQUARONE, op. cit., p. 323) : « Le Faisceau est organisé par compétences et par forces. Les compétences relèvent des groupes de compétences. Les forces relèvent des squadre de combat. »

152. Statut des groupes féminins, alinéa 6 (dans A. AQUARONE, op. cit., p. 327).

153. Statut des groupes féminins, alinéa 2 (dans A. AQUARONE, op. cit., p. 326).

154. Cf. Il Popolo d'Italia, 14 janvier 1922. Cf. également ACS, MRF, b. 155, et Panorami di realizzazioni del fascismo, précité, vol. III, p. 367.

155. Il est même interdit au Directoire féminin, lors des assemblées du groupe, de répondre à des questions d'ordre politique, sans en avoir préalablement référé au Directoire du faisceau (art. 7 du schéma de statut de janvier 1922). Quant à l'interdiction de s'inscrire à d'autres mouvements politiques, elle n'est pas, contrairement à ce qu'affirme F. FIERONT BoRTOLorn, un triste privilège des femmes fascistes (cf. Femminismo e partiti politici in Italia, précité, p. 167) : cette norme est applicable aux hommes comme aux femmes (art. 3 du schéma de statut pour les faisceaux, de décembre 1921, dans A. AQUARONE, op. cit., p. 323).

156. C'est nous qui soulignons.


LE FASCISME FÉMININ, 1919-1925 387

L'action politique que l'on interdit aux femmes fascistes, on l'éloigné aussi des femmes italiennes en général : divers projets de loi ayant pour objet le suffrage féminin, discutés à perte de vue en commission et à la Chambre des députés, votés puis privés in extremis de la sanction du Sénati 51, ont fini par déboucher, au printemps 1922, sur deux propositions rivales. L'une, la proposition Modigliani, retient encore le suffrage intégral, l'autre, la proposition Acerbo, y porte gravement atteinte en ne retenant que le droit de vote administratif, duquel doivent de surcroît être exclues les analphabètes, et c'est la seconde que les fascistes soutiennent, sans être vraiment combattus par l'opposition de gauche w.

L'année 1922 va voir, dès lors, les groupes fascistes féminins s'épuiser dans des combats subalternes, beaucoup plus freinés que servis par leur reconnaissance de jure. Certains faisceaux féminins particulièrement politisés sont même dissous. Exemplaire à cet égard est le cas du fascio de Parme, fondé en février 1921, et dirigé par Nella Zinzani. Le 17 octobre 1922, il est dissous par le Secrétaire fédéral Enzo Ponzi 159, et Nella Zinzani se voit même retirer la charge de Secrétaire provinciale 160.

Au sein des groupes féminins, la lutte entre squadristes et non-squadristes apparaît comme l'écho assourdi des polémiques qui secouent alors le Parti, et desquelles les femmes fascistes paraissent se tenir, en général, prudemment à l'écart 161. Et, de fait, un immense découragement gagne l'ensemble du mouvement fasciste féminin 162, qui s'enfonce dans une torpeur dont il ne sortira — après la brève parenthèse de la Marche sur Rome 163 — qu'un an plus tard. Mais il est vrai que les difficultés que tra157.

tra157. suite soit de la clôture de la session parlementaire, soit de la dissolution anticipée de la Chambre. Sur tous ces points, cf. Il vota aile donne, précité, pp. 57-63.

158. Cf. F. PIERONI BoRTOwrn, op. cit., p. 139 sq.

159. Cf. la circulaire n. 2 du 17 octobre 1922, dans ACS, MRF, b. 109, 1922, carta 73. Le faisceau féminin de Parme sera reconstitué seulement en février 1925.

160. Cf. sur ce point Lucian BRUNAZZI, Alba MORA, « Aspetti délia condizione femminile a Parma nel primo dopoguerra », extrait de Aurea Parma, anno LXV, fasc. III, dicembre 1981, spécialement pp. 22-23.

161. Cf. à cet égard le témoignage de la dott. Casagrandi au congrès des Trois Vénéties : « la section de Padoue a pu survivre (c'est nous qui soulignons) et développer son activité (...) parce qu'elle s'est tenue éloignée des divergences inévitables qui travaillent parfois le faisceau masculin » (cf. Rapport sur le déroulement des travaux. Congrès fasciste féminin des Trois Vénéties, Padoue, ler-3 juin 1923, p. 11, dans ACS, SPD ORD, fasc. 509006, fasci femminili, sottof. 1). Il n'est dès lors guère surprenant qu'aucune femme, ni a fortiori aucun groupe féminin n'apparaisse dans les documents de l'ACS relatifs à ces querelles purement masculines, et ce, pas plus en 1922 que les années suivantes [cf. en particulier, ACS, SPD ORD, fasc. 500021, vol I, sottof. vaia (G 2), querelles du fascisme (1922)].

162. Cf. en particulier le témoignage de Ida dei Tabarelli Simion : « Toute activité, même la plus sympathique, même la plus féminine, est systématiquement contrariée par les directeurs des faisceaux masculins et (...) bien peu de sections ont la force de lutter contre ces frères qui partagent la même foi, et finissent dès lors par rendre les armes » (dans Rapport précité. Congrès des trois Vénéties, p. 7).

163. Comme l'écrit E. RADIUS (op. cit., p. 271), la Marche sur Rome ne sera guère une affaire de femmes : quelques squadristes, quelques légionnaires (Elisa Majer Rizzioli y reprend son rôle d'infirmière), des mères et veuves de guerre aussi, en longs vêtements de deuil, la poitrine barrée de décorations. Derrière elles, plus discrètes, les diverses dactylographes, téléphonistes, vivandières, qui assurent le secrétariat des centres de mobilisation et


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verse alors le Parti dépassent de loin le cadre du seul mouvement féminin. La solution devra donc être globale, tout en tenant compte des problèmes spécifiques du fascisme féminin. Une première tentative en vue de les résoudre sera celle du Congrès fasciste féminin des Trois Vénéties.

LE FASCISME FÉMININ ET LA CRISE DU P.N.F., PREMIÈRE ESQUISSE DE SOLUTION : LE CONGRÈS FASCISTE FÉMININ DES TROIS VÉNÉTIES (l"-3 juin 1923)

Au lendemain de l'accession de Mussolini à la charge de président du Conseil, c'est tout le P.N.F. qui est secoué par une crise d'une telle gravité que le duce du fascisme peut légitimement nourrir des inquiétudes sur la stabilité de sa conquête 164.

Pour asseoir son autorité sur les Ras, il importe de ne pas les heurter de front, tout en transformant le Parti par un large renouvellement de ses troupes et de ses cadres. La fusion national-fasciste de février 1923165, complétée par les expulsions indispensables, va jouer, à cet égard, un rôle fondamental. Elle se conjuguera avec l'afflux d'éléments nouveaux, petits bourgeois pour la plupart — que la légitimation récente du fascisme a contribué à rassurer — pour modifier complètement la physionomie du P.N.F. 166. Du côté des femmes fascistes non squadristes, la «petite bourgeoisie ou mieux, le prolétariat intellectuel », avait déjà donné son « meilr leur contingent de forces au féminisme» 167. Les nouvelles venues vont imprimer au mouvement une orientation nettement plus conservatrice, à l'égal de la transformation qui s'opère au sein des faisceaux masculins. Mussolini doit lâcher du lest, tant du côté des revendications féminines que du côté des exigences exprimées par les nationalistes. Il composera donc avec ces deux forces contradictoires, et de poids très inégal, en donnant sa caution à l'organisation, par une fasciste conservatrice de Padoue, du premier Congrès fasciste féminin des Trois Vénéties. Son discours d'inauguration du Congrès16s est, à cet égard, très révélateur : il y rend certes hommage à l'importance « non seulement sociale » mais aussi « politique » des femmes, mais la concession n'est que verbale dans la mesure où il se réclame aussi de cette Rome qui « interdit aux matrones de sortir

le ravitaillement des troupes. G. C. Fusco (op. cit., p. 22) évalue leur nombre à une centaine à peine, h'archivio fotog. de la Mostra délia Rivoluzione Fascista (MRF) (année 1922, Marche sur Rome) en a conservé quelques témoignages, dont certains ont été reproduits dans R. DE EELICE, L. GOGLIA, précité, photos 27 à 29.

164. Cf. sur toute cette question, R. DE FELICE, Mussolini il fascista, I, précité, p. 401 sq., 413 sq. et p. 460 sq.

165. Elle sera grandement facilitée par la renonciation de Mussolini à son orientation républicaine, encore réaffirmée en mai 1921 (cf. F. GAEIA, op. cit., p. 225), puis définitivement abandonnée dans le discours de Udine du 20 septembre 1922 (Opéra omnia, vol. XVIII, p. 418). Cet abandon aura également pour effet de rapprocher du fascisme une certaine aristocratie qui, jusque-là, en était restée éloignée.

166. Les inscrits, de près de 300.000 qu'ils étaient en octobre 1922, passent à 782.979 à la fin de 1923 (cf. R. DE FELÏCE, op. cit., p. 407).

167. Fia BORTOLINÏ, Femminismo fascista, I, précité.

168. Discours du 1" juin 1923, Opéra Omnia, vol. XIX, p. 226 sq.


LE FASCISME FÉMININ, 1919-1925 389

de chez elles après Cannes » pour que leur portement affligé ne risquât point de diminuer la combativité des citoyens 169. Et, de fait, le Congrès dirigé par la dottoressa Casagrandi, fondatrice et Secrétaire du faisceau féminin de Padoue, n'ira pas très loin dans ses revendications.

Le voeu est exprimé, à l'unanimité, que le statut des groupes féminins soit modifié. Mais ce qui est demandé, c'est seulement « une certaine autonomie », les sections féminines — « trop liées » aux Directoires masculins — étant quelquefois « entravées dans leurs mouvements » 170. Mais, alors que le gouvernement, présidé par Mussolini, s'apprête à discuter du suffrage féminin, l'attitude du Congrès à cet égard ne laisse d'être déconcertante. L'une des congressistes s'étant déclarée contraire au droit de vote des femmes — même administratif — la marquise Casagrandi coupe court à tout débat, en faisant remarquer que le Congrès ne s'est « pas proposé de discuter d'une telle question ». Et c'est une déclaration de pure et simple neutralité, suivie de l'engagement de se conformer à la décision — quelle qu'elle soit — que prendra le gouvernement, qu'elle fait alors inscrire à l'ordre du jour, et que les congressistes approuvent à l'unanimité m. C'est là une attitude très en retrait par rapport à celle des « féministes fascistes » même les moins avancées, et Paola Alferazzi Benedettini s'étonnera à juste titre dans le Giornale délia donna de cette «hostilité» au vote féminin 172.

Pourquoi les suffragistes du P.N.F. gardent-elles le silence ? Pia Bortolini, on l'a vu, avait exposé sa ligne d'action dès septembre 1921, et il était bien clair que le droit de vote politique était le préalable nécessaire du programme qu'elle avait tracé en octobre 173. Son engagement féministe ne

169. Discours précité, p. 226.

170. Rapport sur le déroulement des travaux, précité, p. 11. Le Congrès émettra aussi le voeu que soit créé « dans les plus brefs délais possibles » un Conseil central féminin fasciste duquel dépendraient des Conseils régionaux {rapport, p. 2). Il sera d'ailleurs question, en décembre, de confier à Cannelita Casagrandi la coordination des sections féminines du PNF dans le cadre d'une « Confédération des faisceaux féminins italiens ». Mais ce projet restera sans suites (cf., sur le projet, la correspondance échangée entre C. Casagrandi et N. Sansanelli, dans ACS, MRP, b. 13, fasc. 10, sottof. 2 (1923), PNF - Direttorio nazionale Fasci Femminili).

171. Cf. le Rapport sur le déroulement des travaux, précité, p. 7.

172. P.A.B., « Fascismo Femminile », dans II Giornale délia donna, anno V, n. 17,15, settembre 1923.

Il y avait pourtant quelque lieu de s'inquiéter du sort qui serait réservé au projet Acerbo sur la concession aux femmes du vote administratif. En effet, l'attitude de Mussolini avait été, ici comme ailleurs, pour le moins versatile. Au correspondant à Rome du « Petit Parisien », il avait déclaré, le 9 novembre 1922, son hostilité au %'ote féminin. De toute façon, avait-il ajouté, les « femmes votent toujours pour les hommes » (dans Opéra Omnia, vol. XIX, p. 9). Certes, il avait ensuite engagé officiellement le gouvernement en faveur du vote administratif des femmes (discours d'inauguration du Congrès de 1' « Alleanza Internazionale Pro Suffragio femminile », Rome, 14 mai 1923, reproduit dans Opéra Omnia, vol. XIX, p. 215 sq.). Mais, au Congrès des Trois Vénéties, c'est du bout des lèvres qu'il renouvelle sa promesse : « Qu'importe le vote ? Vous l'aurez ! Mais même en des temps où les femmes ne votaient pas et ne désiraient pas voter (...) la femme eut toujours une influence prépondérante dans la détermination des destinées des sociétés humaines » (discours du 1er juin 1923, précité, dans Opéra Omnia, vol. XIX, p. 226).

173. Cf. Pia BORTOLINI, Femminismo fascista, I, précité.


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paraissait pas devoir souffrir de compromis : n'avait-elle pas écrit que négliger la force de ce noyau dur du mouvement féminin qu'était le « féminisme fasciste » aurait été, de la part des hiérarchies masculines du fascisme, « preuve d'impardonnable inconscience » ? m

Ce n'est donc pas eue qui va prendre la parole, mais la prudente et mesurée Elisa Majer Rizzioli, au féminisme plus respectablement bourgeois.

Malgré la ratification — par le gouvernement Mussolini — du traité de Rapallo, c'est obéissance, dévouement et espoir qu'elle exprime au Duce deux jours plus tard 175. La manoeuvre est habile. Certes, la marquise Casagrandi a pris une longueur d'avance sur la voie étroite qui peut mener à la direction suprême du fascisme féminin : Mussolini lui a confié, après le Congrès de Padoue, le soin de compiler le « statut unique » qui doit remplacer celui de janvier 1922176. Mais rien n'est encore joué, d'autant plus que l'on parle beaucoup, aussi, d'une nouvelle venue, Lucia Pagano, ex-nationaliste, et nouvelle secrétaire politique du faisceau féminin de Rome 177. L'aile radicale du « féminisme fasciste » étant hors-jeu, c'est entre son aile modérée, les conservatrices, et les ex-nationalistes que va se jouer, de juin 1923 à novembre 1924, le sort du mouvement fasciste féminin. Les squadristes, quant à elles, paraissent totalement éliminées de de ce jeu des « dames », toutes également intellectuelles, et toutes également dotées d'une expérience et d'un âge destinés à imposer le respect 178.

Le premier Congrès des femmes fascistes de Lombardie va fournir l'amorce d'une solution. Mais elle sera avant tout le résultat d'une crise — autrement plus grave que la précédente — qu'un événement politique de première grandeur va susciter au sein du P.N.F. : l'assassinat de Giacomo Matteotti.

VERS UN NOUVEAU STATUT DES FAISCEAUX FÉMININS : DU CONGRÈS LOMBARD A LA CRISE MATTEOTTI

Le 6 avril 1924, Mussolini reçoit un « Comité féminin milanais » qui vient lui exposer, au nom de toutes les fascistes de Lombardie, les revendications jugées essentielles. Trois femmes le composent : Elisa Majer

174. Ibid.

175. Cf. le message adressé par l'Association Nationale des Légionnaires de Fiume et de Dalmatie à « S.E. Benito Mussolini, Président du Conseil des Ministres », dans E. MAJER RTZZIOLI, Tre anni e mezza di vita deWAssociazione, précité, p. 23, à la date du 12 février 1923.

176. Cf. Il Popolo d'Italia, 3 juin 1924.

177. Où elle a succédé à Amalia Besso [cf., sur ce point, ACS, SPD ORD, fasc. 509006 fasci femminili, sottof. 2 C, Roma. PNF. Gruppo femminile, et ACS, MRF, Correspondent diversa dell'Amministrazione del Comitato centrale dei fasci (1922-1923), b. Y 1, lettre de A. Besso à Marinelli, datée du 22 juillet 1923].

178. Carmelita Casagrandi est dottoressa et travaille à l'Institut d'Hygiène de l'Université de Padoue. Quant à Lucia Pagano, c'est une ancienne élève de Pirandello. D'abord enseignante à l'Ecole Fuà Fusinato, elle est devenue directrice de l'Ecole Regina Margherita, et écrivain (cf., sur Lucia Pagano, ACS, SPD ORD, fasc. 509006, fasci femminili, sottof. 2C, Roma. PNF. Gruppo femminile).


LE FASCISME FÉMININ, 1919-1925 391

Rizzioli, désormais libérée de sa mission adriatiquem, présidente, Giuseppina Cagnola Mauri et Elisa Savoia, secrétaires politiques respectivement, du faisceau féminin de Gallarate, et de celui de Monza. Trois revendications sont respectueusement mais fermement présentées au Duce : « la complète autonomie » du mouvement féminin, d'abord, « réserve faite, bien sûr, de la juste dépendance par rapport à la Fédération provinciale » ; son approbation, ensuite, pour le nouveau Congrès féminin fasciste qui doit se tenir prochainement; le vote administratif pour la femme, enfin, et ce, dès la prochaine législature 180.

Sur les trois points, la réponse est favorable. Mussolini prend même l'engagement d'accorder aux faisceaux féminins «un ou deux postes au sein de la Fédération »1M. Quant au vote pour la femme, la réponse est, cette fois-ci, dépourvue de toute ambiguïté : « Je l'ai promis et elle l'aura» 182. Pour le Congrès, derrière l'approbation, une réserve se fait jour : « Je vous conseille de l'appuyer sur les résultats obtenus par le Congrès des Trois Vénéties (...) que j'ai approuvé pleinement »m.

Le 25 avril, la Dott. Casagrandi remet au Duce le projet de statut qu'elle a rédigé, et dont il approuve « les principes directeurs » 184. Mais il est, semble-t-il, déjà trop tard pour elle : le 28, Mussolini donne mandat au « Comité féminin milanais » de revoir la question du statut lors du prochain congrès, et ordre lui est donné de constituer des groupes féminins dans toute l'Italie 185. Elisa Majer Rizzioli répond par un télégramme enthousiaste 186. Une commission est alors nommée, par le Directoire du faisceau de Milan, pour fonder le Groupe Féminin milanais, et assurer sa représentation au futur Congrès. Elle réunit, sous la présidence de Paolina Piolti De'Bianchi, Inès Norsa Tedeschi, Donna Ismalia Pepe 187, Elisa Majer Rizzioli et Tina Bonesso 188. Mais tout ne se passe pas sans heurts au

179. Fiume ayant été annexée à l'Italie (traité de Rome du 27 janvier 1924), l'Association des Légionnaires s'est dissoute, et ses membres sont entrés dans le « Comité des provinces illyriques », qui regroupe hommes et femmes de mêmes convictions (cf. E. MAJER RIZZIOLI, op. cit., p. 90).

180. « Il fascisme e le donne », dans Opéra Omnia, vol. XX, p. 224.

181. Ibid.

182. Ibid.

183. Ibid.

184. Il Popolo d'ItaXia, 26 aprile, 1924.

185. Il Popolo d'Italia, 29 avril 1924. Cette décision s'affirme en contradiction avec celle prise cinq jours plus tôt par le Grand Conseil National du Fascisme : le Grand Conseil avait en effet chargé le Directoire national du PNF de solliciter les Fédérations provinciales en ce sens (cf. PNF, Il Gran Consiglio nei primi cinque anni d'ell'Era fascista, Roma, 1927, pp. 117-118, et II Popolo d'Italia, 25 avril 1924). Une telle dualité de compétences ne pouvait être que source de conflits. Elle témoigne en tout cas, et ce, dès avril 1924, d'une distance assez grande entre les positions respectives en la matière de Mussolini et des instances dirigeantes du PNF.

186. Télégramme du 28 avril 1924 adressé à Mussolini, dans ACS, SPD ORD, fasc. 509006, fasci femminili, sottof. 1, fasci femminili varia.

187. Epouse de l'amiral commandant en chef des forces navales d'Orient, Donna Ismalia Pepe, qui fera partie, avec Donna Rachele Mussolini, du comité d'honneur du congrès, est mère du squadriste Ugo Pepe, tombé pour la cause fasciste le 22 avril 1922. Elle représentera au congrès les mères et veuves des morts pour la cause fasciste.

188. Cf. sur tous ces points, ACS, SPD ORD, fasc. 509006, fasci femminili, sottof. 3.


392 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

sein de la Commission 189, et c'est en ordre dispersé que les fascistes milanaises seront présentes, les 1er et 2 juin 1924 à Milan, au premier Congrès fasciste féminin de Lombardie, présidé par Giuseppina Cagnola Mauri.

D'emblée, devant les quelque quarante groupes féminins qui sont là, avec leur gagliardetto et en uniforme, le mot d'ordre est lancé : celui d'une « pleine autonomie » du fascisme féminin 190.

L'organisation des faisceaux est, dans le projet de statut qui est adopté par le Congrès U 1, directement calquée sur celle de leurs homologues masculins, telle qu'elle résulte du schéma de statut de décembre 1921. Comme les faisceaux masculins, les faisceaux féminins sont organisés « par compétences et par forces » qui, ici, sont qualifiées d' « auxiliaires ». Les compétences relèvent des Groupes d'Assistance sociale 192, les forces auxiliaires, des squadre 193, de l'Avant-garde féminine et des groupes Balille 194. L'âge d'accès aux faisceaux eux-mêmes est fixé, comme pour les hommes, à 18 ans : on ne saurait être plus éloigné — en dépit des recommandations du Duce — des principes du fascisme féminin conservateur.

Pour couronner l'édifice, et garantir l'autonomie tant désirée, réserve faite, bien sûr, du « contrôle nécessaire et de l'indispensable surveillance du Secrétaire Fédéral Provincial », il est prévu « une hiérarchie spéciale

189. Cf. le mémorial de Tina Bonesso, en date du 19 décembre 1924, dans ACS, SPD ORD, fasc. 509006, fasci femminili, sottof. 3.

190. Cf. en particulier, sur ce point, le rapport de Elena CLARA, « Autonomie des faisceaux féminins », dans Primo congresso femminile fascista lombarde, Milano, 1-2 giugno, Relazione, Milano, 1924, pp. 35-36, et celui de Giuseppina CAGNOLA MAURI, rapport précité, p. 22. Cette autonomie sera expressément affirmée dans l'article 1er du projet de statut (rapport précité, p. 25).

191. Ce projet s'intitule d'ailleurs « Statut des Faisceaux féminins » (Rapport précité, pp. 25-28), et la « maternité » en incombe principalement aux trois membres de la Commission executive du congrès : Giuseppina Cagnola Mauri, Elisa Majer Rizzioli et Elisa Savoia.

192. Les « groupes d'Assistance sociale » dépassent en réalité, quant à leur domaine d'action, celui de l'assistance sociale stricto sensu, pour toucher ceux de la propagande et de l'action culturelle. Le rapport d'Elisa Majer Rizzioli qui les concerne s'intitule d'ailleurs « rapport sur les groupes d'activité sociale » {op. cit., pp. 30-34). Parmi eux, le « groupe de protection du travail » a notamment pour mission de lutter contre le chômage féminin (op. cit., p. 33). Le programme de Pia Bortolini allait ici plus loin, dans la mesure où il prévoyait une véritable organisation syndicale des travailleuses, tant intellectuelles que manuelles. Et l'action éducative s'y étendait aussi à l'éducation physique féminine, dont il n'est pas question ici (cf. Femminismo fascista II, précité). Mais, pour le reste, les options fondamentales sont les mêmes.

193. Le congrès lombard apparaît à cet égard comme le lieu d'une assez forte offensive squadriste avec laquelle les membres de la Commission executive ont dû composer. Ce qui est condamné — à l'inverse de ce qui s'était passé au congrès de Padoue (cf. Rapport sur le déroulement des travaux, précité, p. 9) —, ce n'est donc pas tant le principe du squadrisme féminin, que ses excès et l'immoralité dont il s'accompagne parfois. Sur cette offensive squadriste, cf. Laura CASARTELLI CABRINI, Almanacco délia donna italiana, 1925, Firenze, 1924, p. 218.

Dès lors, et malgré les critiques de Giuseppina Cagnola Mauri (op. cit., pp. 17 et 18), le statut affirme que <■ les squadre féminines fascistes sont les forces vives, réelles et dynamiques du Fascisme féminin » (article 2, al. 2, op. cit., p. 25).

194. Les jeunes filles fascistes de 14 à 18 ans font partie de l'Avant-garde, et les fillettes de 10 à 14 ans des groupes Balille. Elles sont étroitement associées — sans droit de vote — à la vie du faisceau (art. 5 du règlement qui leur est consacré, op. cit., p. 28).


LE FASCISME FÉMININ, 1919-1925 393

du Fascisme féminin » à trois niveaux, local, provincial et régional 195. Son rôle est de veiller au bon fonctionnement de l'organisation féminine et à la « défense de la dignité (...) du Fascisme féminin » 196.

Quant au programme d'action des Faisceaux féminins, il est bien clair, à la lecture des actes du Congrès, que la politique n'en est pas exclue. Le rapport de Giuseppina Cagnola Mauri est, à cet égard, très net : les fascistes lombardes entendent « être appelées à participer à la vie publique et politique de la Nation» 197, ainsi qu'aux manifestations «politiques locales »19s. Le statut prévoit donc (article 9, al. 3) que « dans le domaine politique, les fascistes, en vue d'une participation croissante de la femme à la vie de la Nation, doivent se tenir prêtes à coopérer par la propagande et par l'action ». Elisa Majer Rizzioli est encore plus explicite : « Nous, Fascistes, sommes dignes de prendre notre poste dans le champ d'action citadine et sociale. » Certes, la prudence est de mise : « Dans notre parti politique, nous aiderons les hommes sans faire de la politique pure » 199. Mais la revendication du suffrage administratif se fait pressantem : « Il nous a été librement promis par le Duce ». Lorsque, enfin, il sera accordé, et que des femmes pourront être élues, le but à atteindre sera de réaliser, par l'intermédiaire des hommes du mouvement « toutes les lois en faveur de la maternité, de l'enfance et du travail féminin. » En d'autres termes, le vote administratif doit déboucher sur une politique que les femmes du P.N.F.m auront, par personne interposée — en attendant mieux ■— contribué à déterminer.

Le Congrès prend fin sur le vote d'un ordre du jour qui décide « que soient envoyés aux Chefs du Fascisme les Statuts généraux et des Groupes de compétence compilés par la Commission Executive, discutés, modifiés et approuvés par l'Assemblée, afin qu'ils soient soumis à l'approbation du

195. Cf. Hiérarchie du fascisme féminin - Règlement, dans le rapport précité, p. 24. Il y est prévu un directoire local, un conseil provincial [dont deux membres — conformément à la promesse de Mussolini (v. supra, p. 30) — font partie du Directoire de la Fédération provinciale fasciste], et un Comité féminin fasciste régional, regroupant l'ensemble des représentantes provinciales.

196. G. CAGNOLA MAURI, op. cit., p. 22.

197. G. CAGNOLA MAURI, op. cit., p. 21. C'est nous qui soulignons.

198. G. CAGNOLA MAURI, op. cit., p. 23.

199. C'est nous qui soulignons. Cf. E. MAJER RIZZIOLI, Rapport précité, pp. 30 et 31.

200. Op. cit., p. 31.

201. Il apparaît clairement, à la lecture du rapport de Rina CRETTI (op. cit., pp. 40, 44), Rapports du fascisme féminin avec tes autres associations patriotiques de bienfaisance et religieuses, que le mot d'ordre est : « intransigeance absolue » (op. cit., pp. 43 et 44). Aucune collaboration donc, sauf de manière tout à fait exceptionnelle, et uniquement avec les associations de bienfaisance (op. cit., p. 41). Sur le plan politique, il s'agit bien plutôt de parler de concurrence acharnée, en particulier avec les femmes du P.P.I. (op. cit., p. 43). L'ordre du jour adopté à l'issue du congrès traduira d'ailleurs ce choix en prévoyant que les faisceaux féminins devront, dans leurs rapports avec l'ensemble des associations qui ne partagent pas leur foi politique, « conserver leur pleine ligne fasciste et agir en conséquence ». L'ordre du jour prévoit en outre que les hiérarchies féminines fascistes de prochaine constitution devront s'efforcer de substituer par des femmes fascistes celles des partis adversaires qui exercent leur action dans les organismes communaux et provinciaux (cf. ACS, SPD ORD, fasc. 509006, fasci femminili, sottof. 1, fasci femminili varia).


394 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Duce après avoir été étudiés par la Direction du Parti 202: le jeu va à présent se jouer à trois : Mussolini, les instances dirigeantes du P.N.F., et les Féministes fascistes de Lombardie.

Alors que les instances dirigeantes du P.N.F. s'apprêtent à statuer sur le mouvement féminin 203, l'affaire Matteotti éclate. Elisa Majer Rizzioli, qui devait conférer avec Mussolini, voit son rendez-vous reporté sine die m.

A l'occasion de «la malheureuse affaire qu'il n'est pas permis de nommer » w, elle va donner la pleine mesure de sa subtilité politique : le 17 juin, le Popolo d'Italia publie un «Appel des femmes fascistes lombardes », adressé non pas au Duce, mais « aux fascistes d'Italie », dont elle prend du même coup la tête :

La Commission Executive féminine du premier Congrès fasciste féminin lombard, pour toutes les fascistes de Lombardie, certaine d'interpréter le sentiment de toutes les femmes fascistes d'Italie^ 1 en cette heure de douleur, ressent le devoir de réaffirmer au Duce une fidélité entière et inconditionnelle, au parti un témoignage renouvelé de solidarité et de discipline, aux éventuels coupables — dès lors que leur responsabilité serait établie de manière irréfutable — l'indignation et l'horreur des femmes italiennes (...) ; aux femmes fascistes, le devoir de demeurer non seulement fidèles au parti, mais prêtes à affronter les embûches, les sacrifices, et l'action 207.

Puis, c'est le silence, alors que le Parti tout entier est secoué jusque dans ses fondements par les remous de 1' « affaire »20S.

Nombreux sont les quartarellisti 209, hommes et femmes, qui s'éloignent du P.N.F. pour se rapprocher de l'opposition démocratique, spécialement libérale 210. Nombreuses donc sont celles que la rhétorique officielle appelle les « fascistes indignes » — qui abandonnent le Parti, en sont expulsées ou éloignées 211.

Des faisceaux féminins sont dissous 212 ou simplement paralysés par

202. Le rapport sur les travaux du congrès sera adressé à Mussolini le 30 juillet 1924 (ACS, SPD ORD, fasc. 509006 fasci femminili, sottof. 1).

203. L'échéance est prévue pour le 15 juin (cf. Il Popolo d'Italia, 3 juin 1924).

204. Cf. la lettre d'E. Majer Rizzioli à Chiavolini, en date du 8 août 1924 dans ACS, SPD ORD fasc. 509006, fasci femminili, sottof. 1, fasci femminili varia.

205. L'expression est utilisée par E. Majer Rizzioli dans la lettre précitée.

206. C'est nous qui soulignons.

207. E. Majer Rizzioli écrira plus tard qu'une quelconque responsabilité de Mussolini dans l'affaire Matteotti était proprement inconcevable (cf. Rassegna femminile italiana, anno I, 1925, n. 1, 15 gennaio, p. 12).

208. Sur la crise interne du PNF, consécutive à l'affaire Matteotti, cf. R. DE FELICE, op. cit., p. 661 sq.

209. Du nom du bois de la Quartarella où fut retrouvé le corps de Matteotti.

210. Sur cette tendance, qui touchait spécialement l'aile modérée du parti, cf. R. DE FELICE, op. cit., p. 685 sq., spécialement p. 694. Pour le cas spécifique des femmes, cf. L. CASARTELLI CABRINI, Almanacco délia donna italiana, 1925, Firenze, 1924, p. 216.

211. Cf. par exemple, le cas du faisceau féminin de Gallarate, dans Rassegna femminile italiana, anno I, 1925, n. 1, précité, p. 19. L'indignité d'un fils pouvait parfois rejaillir sur la mère : ainsi Regina Terruzzi dut-elle suivre à travers l'Europe, pendant dix ans, son fils Paolo, expulsé du PNF et éloigné d'Italie pour c quartarellisme » (cf. sur ce point, ACS Min. Interno, Dir. gen. PS, Div. Polizia Politica, fasc. Paolo Terruzzi, rapport du 22 février 1932).

212. Cf., par exemple, le faisceau féminin de Vigevano (cf. Rassegna femminile italiana, anno II, 1927, n. 22, 1" décembre, p. 22).


LE FASCISME FÉMININ, 1919-1925 395

la défection de leurs membres 213. D'autres aussi se créent, en témoignage de solidarité envers le Duce 214. Il faudra donc attendre les mois de juillet et d'août pour voir les instances dirigeantes du Parti statuer sur le mouvement féminin.

Quelques jours avant la réunion du Conseil National du P.N.F., Pia Bortolini envoie au Duce une lettre qui retiendra toute son attention21S : elle y souligne d'abord la dignité et la discipline dont font preuve, dans les circonstances que l'on sait, les femmes du P.N.F., et cette constatation lui est argument pour réclamer « une majeure participation féminine à la vie du Parti ». Tandis que l'absence de toute délégation féminine au Conseil National lui sert de prétexte à l'exposé de principes qui sont dans le droit fil des conclusions du Congrès de Milan :

1. point de nonnes spéciales, mais « des droits et des devoirs égaux à ceux de tout fasciste » (...) ;

2. une représentation féminine dans les organes directeurs, locaux et centraux du Parti» 216, et qui soit spécialement chargée de l'organisation féminine ;

3. des sections féminines séparées des sections masculines « en une forme d'autonomie qui respecte la hiérarchie et la discipline du parti ».

Enfin est formé le voeu « que dans l'application des lois existantes » et lors de l'adoption des « lois nouvelles, on reconnaisse à la femme le droit d'intervenir sur toutes les questions qui la concernent directement», et donc que soit enfin respectée la «promesse plusieurs fois exprimée» par Mussolini sur l'électorat administratif.

C'est là, incontestablement, à une heure extrêmement grave pour le fascisme et pour son Chef, une pression très nette que le courant le plus avancé du « Féminisme fasciste » exerce sur Mussolini.

Le Duce en est pleinement conscient. Reçue le 3 août, la lettre obtient le 6 une réponse qui ne laisse, à cet égard, guère de doute. Parmi les formules d'usage, deux phrases qui ont valeur de constat, et d'engagement : « ...le Président apprécie à sa juste valeur la contribution que les faisceaux féminins peuvent eux aussi apporter à la difficile oeuvre de reconstruction à laquelle s'attache le Parti National Fasciste »... « Il vous donne l'assurance qu'il sera tenu le compte voulu des voeux que vous avez formulés pour une majeure participation féminine à la vie du Parti» 217.

Mais si Mussolini doit se garder à gauche du « Féminisme fasciste », il doit aussi se garder à droite : ce même 6 août 1924, au Conseil National

213. Cf. par exemple, le faisceau féminin de Venise, dans PNF, Sezione femminile di Venezia, Relazione morale e finanziara dal settembre 1922 a tutto dicembre 1924, Venezia, 1925, spécialement p. 7.

214. Cf. par exemple le faisceau féminin de Pavie, en octobre 1924, dans Rassegna femminile italiana, anno I, 1925, n°. 14-15, 1CT-15 août, p. 25.

215. Lettre du 28 juillet 1924, dans ACS, SPR ORD, fasc. 509006, sottof. 4.

216. C'est ici le seul point sur lequel Pia Bortolini ose aller plus loin que les fascistes lombardes — du moins à l'époque du congrès. C'est nous qui soulignons.

217. Cf. le manuscrit de cette réponse de la SPD, dans AGS, SPD ORD, fasc. 509006, sottof. 4. C'est nous qui soulignons.


396 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

du P.N.F., les nationalistes mènent l'offensive : le rapport de Forgés Davanzati, bien loin de tenir compte du projet lombard, revient même sur les pauvres acquis des statuts de 1921-1922. Certes, les groupes féminins s'y voyaient conférer une position subalterne, mais restaient néanmoins dans le cadre du P.N.F. Forgés Davanzati, lui, va beaucoup plus loin dans la dévalorisation juridique du fascisme féminin. Il préconise en effet « la subordination au Parti » (et non plus aux faisceaux) de l'organisation féminine fasciste. Celle-ci se trouve ainsi rabaissée au rang d'organisation «périphérique», parallèle à celle du P.N.F., et subordonnée à lui 218. A ce rapport fait suite l'ordre du jour suivant :

Le Conseil National délibère que l'action féminine organisée au sein des faisceaux et dirigée par le Directoire National ne doit pas constituer un duplicata de la tâche strictement politique des faisceaux eux-mêmes, mais doit avoir un caractère d'assistance et de propagande.

On ne pouvait concevoir refus plus net des revendications exprimées à Milan et à Bologne, et l'attitude d'Elisa Majer Rizzioli reflète quelques instants le plus cruel embarras 219. Néanmoins, elle s'emploie très vite à faire passer à Mussolini un message dont le contenu est tout aussi clair que celui de Pia Bortolini, mais où la proposition se fait plus précise :

Ici, à Milan, nous avons eu des faits très douloureux de femmes fascistes indignes. Mais si nous réunissons à choisir de bons éléments pour la direction 22a, ce sera une nouvelle force de laquelle le Fascisme italien saura tirer un énorme avantage. Dites-le au Duce pour moi. Je m'en remets à Vous... 2M.

La réaction souhaitée, pourtant, se fait attendre, et Elisa Majer Rizzioli s'impatiente 222. Ce n'est que le 3 novembre 223 qu'elle obtient — partiellement — satisfaction; immédiatement après l'entrevue que le Duce, ce jour-là, lui a accordée, il rédige le pro-memoria suivant :

Je pense que Madame Majer Rizzioli doit entrer dans le Directoire en tant que représentante des faisceaux féminins, lesquels devraient jouir d'une relative autonomie administrative et d'action dans la propagande et dans l'assistance. Une commission de trois amis, comprenant la signora Elisa, devrait préparer et suivre tout spécialement ce mouvement dont l'importance est exceptionnelle 224.

Derrière l'hommage rendu, les revendications essentielles du « Féminisme fasciste » n'obtiennent que la très vague satisfaction d'une « relative

218. Une semblable analyse a été faite par G. MESCHTUFI.T.T dans Sulla natura giuridica del P.N.F., Roma, 1935, mais à propos du statut de 1926 du PNF. Il reste en revanche muet sur le sort juridique des faisceaux féminins entre 1921 et 1926 (cf. spécialement sa p. 74). Pour le rapport de Forgès-Davanzati, cf. Il Popolo d'Italia, 7 août 1924.

219. Cf. le début de sa lettre à Chiavolini, du 8 août 1924, dans ACS, SPD ORD, fasc. 509006, sottof. 1.

220. C'est nous qui soulignons.

221. Ces membres de phrase sont soulignés dans le manuscrit original et, semble-t-il, par Elisa Majer Rizzioli elle-même.

222. Cf. son télégramme du 31 octobre à Chiavolini, dans ACS, SPD ORD, fasc. 509006, sottof. 1.

223. Si l'on en croit l'apostille de Mussolini qui barre le texte du télégramme et qui accorde le rendez-vous demandé « le 3, à 6 heures ».

224. Cf. Rassegna femminile italiana, anno V, n. 12-13, 1CT juillet 1930, p. 7.


LE FASCISME FÉMININ, 1919-1925 397

autonomie ». Du moins Elisa Majer Rizzioli sera-t-elle là pour les défendre, à la place tant convoitée de hiérarque suprême du fascisme féminin.

Le Directoire national du P.N.F. 225, puis le Grand Conseil, vont entériner le pro-memoria de Mussolini. L'opération se fera, devant le Grand Conseil, en deux temps : le 21 novembre, d'abord, pour le programme 226, le 25, ensuite, pour l'organisation, et le choix des personnes 227. Car elles sont deux à être présentes, le soir du 25 novembre 1924 : Mussolini, par une manoeuvre d'une habileté consommée, a placé, aux côtés de Elisa Majer Rizzioli, Olga Mezzomo Zannini 228 — du faisceau féminin de Padoue (dont on connaît le conservatisme). Elle dirigera la nouvelle Association Nationale des Familles des Morts pour la Cause Fasciste, dont le soutien inconditionnel doit suppléer la défaillance des Mères et Veuves des Morts de la grande guerre 229.

Son choix aidera à faire admettre celui d'Elisa Majer Rizzioli que les nationalistes, en particulier, n'acceptent qu'avec beaucoup de répugnance 230. Quelle est la raison de ce choix, et de cet appui que Mussolini, malgré ses réticences, semble donner à l'aile modérée du « Féminisme fasciste » ? L'explication nous paraît résider dans le réalisme politique du Duce, et la vision extrêmement claire qu'il a tant de la crise du P.N.F. que du poids respectif des grands courants du fascisme féminin. N'oublions pas que son information, en ces premières années du pouvoir fasciste, est excellente 231. Il ne peut donc ignorer que le feu vert donné au vote administratif par son propre gouvernement a rallié à la « voie lombarde » du fascisme féminin bien des faisceaux encore indécis. De telle sorte que, en cette fin de l'année 1924, en dépit de leur talent d'organisatrices, et surtout malgré l'appui qu'elles rencontrent au sein des hiérarchies masculines du Parti, une Casagrandi, ou une Pagano, ne représentent qu'une

225. Vraisemblablement le 10 novembre, d'après les indications contenues dans une note établie antérieurement à cette date, mais enregistrée ce même 10 novembre par la SPD, et qui prévoit la réunion du Directoire pour « lundi prochain ».

226. Cf. PNF, Il Grtm Consiglio nei primi cinque anni dell'Era fascista, précité, p. 153.

227. Cf. PNF, op. cit., p. 154.

228. Cf. ACS, SPD ORD, fasc. 14767, Olga Mezzomo Zannini. Cousine de Gabriele Parolari, elle est mère de Gian Vittore Mezzomo, squadriste tué, le 6 mai 1921, à Cittadella di Padova, en tentant de libérer un camerata emprisonné (cf. Asvero GRAVELU, Gian Vittore Mezzomo, Rassegna femminile italiana, anno I, 1925, n. 4, 28 février, p. 5).

229. Les déléguées de 1' « Associazione Nazionale Madri, Vedove et Famiglie dei Caduti e dei Dispersi in Guerra », avaient, en signe de protestation, quitté le cortège officiel (qui se trouvait au monument aux morts de Piazza Venezia), après les attaques squadristes dirigées contre les anciens combattants d' « Italia Libéra » et de 1' « Associazione Combattenti », lors de la cérémonie du 4 novembre à Rome (cf. Il Corriere délia sera, 5 novembre 1924). Les protestations de fidélité de l'Association, après l'annonce, le 21 novembre, de la création d'une association fasciste rivale (cf. PNF, Il Gran Consiglio..., précité, p. 154), ne sauraient être prises au sérieux (cf. la motion envoyée par l'Association à Mussolini, et reçue par la SPD le 24 novembre 1924, dans ACS, SPD ORD, fasc. 207914, Roma. Sezione Ass. Naz. Famiglie Caduti in Guerra).

230. Cf. Elisa MAJER RIZZIOLI, qui écrit, parlant de la présence à ses côtés d'Olga Mezzomo, qu'elle « apaisa le trouble où étaient ces coeurs masculins » (dans Rassegna femminile italiana, anno I, 1925, n. 2, 31 janvier, p. 19).

231. Cf. sur ce point, G. GIURATI, La parabola di Mussolini nei ricordi di un gerarca, Roma-Bari, 1981, p. 54.


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force encore négligeable au sein du fascisme féminin. C'est donc Elisa Majer Rizzioli qu'il impose au Grand Conseil et qui sera, de ce jour 232, Inspectrice Générale des Faisceaux féminins, avec à sa disposition un organe de presse : la Rassegna femminile italiana, bulletin officiel des faisceaux féminins 233. Le risque qu'il prend est d'ailleurs bien mince, tant ce « féminisme » auquel il donne ainsi la parole est modéré, et prudent — bien plus, en cela, typiquement italien ^ que spécifiquement fasciste (celui d'une Elisa Majer Rizzioli, de ce point de vue, n'est guère éloigné du féminisme bourgeois de bien des Dames non-fascistes du Consiglio Nazioitale délie Donné), Il n'empêche qu'un tel choix, qui n'a rien de contingent, ne peut qu'être hé à l'évolution des conditions politiques qui l'ont vu naître, dès lors que, d'une part, il ne correspond à aucune conviction profonde, et que, d'autre part, il a contre lui la quasi-totalité des hiérarchies masculines du Parti.

Mais, pour l'heure, Mussolini joue jusqu'au bout son rôle de sauveteur du fascisme féminin, laissant peser sur d'autres la responsabilité de tout ce qui lui porte atteinte.

Le problème du statut doit en effet être discuté — de manière approfondie cette fois-ci — par les instances dirigeantes du parti 235. En attendant, une commission restreinte — dont Elisa Majer Rizzioli fait partie 236 — réexamine le projet lombard ; c'est donc à titre provisoire qu'une circulaire de l'Inspectorat féminin vient régir l'organisation féminine fasciste, pour la courte période qui doit précéder l'adoption du statut définitif 237. Son contenu, après les espoirs suscités par la création de l'Inspectorat, et la nomination à sa tête d'Elisa Majer Rizzioli, fait l'effet d'une douche froide. L'autonomie d'action — même « relative » — promise par le Duce dans le pro-memoria du 3 novembre, a disparu complètement. Dans le domaine d'action des faisceaux féminins — inchangé —, l'autonomie accordée n'est que purement administrative : l'action doit être « convergente » avec celle du Faisceau masculin. Au niveau de la Fédération, aucune instance/même formellement autonome, n'est prévue. En revanche, la circulaire précise que « les faisceaux féminins sont sous la dépendance de la Fédération provinciale fasciste ». Tout juste peuvent-ils espérer y obtenir une ou deux déléguées 238, mais la circulaire n'en dit mot. Quant

232. Cf. L. FREDDI, « Il fascismo e la donna », dans Rassegna femminile italiana anno I, 1925, n. 4, 28 février, p. 2.

233. Cf. la lettre d'E. Majer Rizzioli à Mussolini du 20 mai 1930, où elle lui rappelle cette décision, dans ACS, SPD ORD fasc. 509006, sottof. 1.

234. Cf. sur ce point, E. GAKIN, La questione femminile (cento anni di discussioni), dans L'Emancipazione femminile in Italia, un secolo di discussioni, 1861-1961, Firenze, 1963, spécialement p. 37.

235. Le Grand Conseil, le 25 novembre, en a chargé le Directoire, o sur la base des critères adoptés » (PNF, Il Gran Consiglio..., précité, p. 154).

236. Sa lettre à Chiavolini du 20 décembre 1924 (dans ACS, SPD ORD, fasc. 509006, sottof. 1) permet d'identifier les autres membres de la Commission : l'On. Serafino Mazzolini, le prof. Giorgio Masi — ex-nationaliste et farinaccien —, et le quadrumvir Roberto Forges Davanzati.

237. Circulaire non datée, adressée aux secrétaires des fédérations fascistes et signée Mazzolini, dans Rassegna femminile italiana, anno I, n. 1, 15 janvier 1925, p. 20.

238. Conformément aux promesses faites par Mussolini le 6 avril (v. supra).


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à l'Inspectorat féminin, il est « sous la dépendance directe » du Directoire national et, pour l'heure, c'est un homme, l'On. Serafino Mazzolini, qui en signe les circulaires.

Au sein des faisceaux féminins, la déception est grande, et la mauvaise humeur, parfois, se fait jour 239. Plus rien ne permet d'espérer que le statut définitif — attendu pour janvier — améliorera les choses 240. L'Inspectrice Générale des Faisceaux féminins adresse pourtant au Duce, le 25 décembre 1924, un télégramme où elle exprime «foi, discipline et vénération » à l'égard du « grand Condottiero », « sauveur de la Patrie adorée» 241.

Ce sera en vain cette fois-ci. Une transformation se fait jour dont la portée dépasse largement le seul mouvement fasciste féminin, et même le P.N.F. dans son ensemble. C'est la fin de toute une époque qui se dessine en ces derniers jours de décembre : l'époque des illusions sur la nature véritable d'un mouvement qui, avant comme après la prise du pouvoir, avait su jouer de ses multiples ambiguïtés. Les deux années qui suivent le verront forger les instruments de sa dictature.

Les femmes fascistes les plus réactionnaires appellent cette mutation de leurs voeux, jugeant erronée l'attitude défensive dans laquelle s'est cantonné jusqu'ici Mussolini, face aux accusations 242. Le discours du 3 janvier 1925 va mettre un terme à ces critiques et une autre femme fasciste écrira : « Honneur à l'homme fort qui s'est libéré du conventionalisme parlementaire d'un rude coup d'épaule» 243.

Le 5 janvier, une circulaire de l'Inspectorat appelle les secrétaires des faisceaux féminins

à un vigoureux travail de propagande fasciste : « Dites une seule chose dans les maisons, dans les écoles, dans les magasins, dans toutes les réunions citadines et rurales. Dites qu'il y a un seul Homme auquel il appartient d'agir et que nous, nous devons garder le silence et attendre avec confiance, sachant qu'il veut le bien de la Patrie... » 244.

Il faudra se taire ou partir.

A présent que le Parti était bien en mains, et l'opposition aventinienne muselée, Mussolini pouvait faire l'économie d'ultérieures concessions au « féminisme fasciste ». La loi électorale du 22 novembre 1925, sur l'admis239.

l'admis239. par exemple, la déception qui perce dans les propos de G. Cagnola Mauri, le 28 décembre 1924, à Gallarate (dans Rassegna femminile italiana, précitée du 15 janvier 1925, p. 19).

240. E. MAJER RIZZIOLI écrit en effet, dans sa lettre précitée à Chiavolini, que malgré sa participation formelle à la commission, le statut aura été élaboré sans elle, le véritable auteur, derrière la façade de la commission, en étant « F.D. », Forges Davanzati.

241. Dans II Popolo d'Italia, 28 décembre 1924.

242. Cf. Teresa LABRIOLA, dans Rassegna femminile italiana, anno I, 1925, n. 1, 15 janvier, p. 9 (l'article a probablement été rédigé en décembre 1924, le n. 1 étant à l'origine prévu pour le 1" janvier 1925).

243. Orazia PRINI BELSITO, « Cio che awiene (seduta storica alla caméra) », dans Rassegna femminile italiana, anno I, 1925, n. 1, 15 janvier, p. 1.

244. Circulaire n. 5 di Pr. ris., signée Mazzolini, dans Rassegna femminile italiana, n. 3, du 15 février 1925, p. 20.


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sion des femmes à l'électorat administratif, ne sera, à cet égard, qu'un ultime amusement du Duce. Par elle, il donnait d'une main aux femmes ce que, quelques mois plus tard, il allait retirer à l'ensemble du peuple italien.

Sous la pression des nationalistes — mais avait-il besoin d'y être poussé ? — il fera de Farinacci le principal instrument d'une exécution en trois temps : Suppression de la Rassegna femminile italiana, d'abord, le 19 décembre 1925245 ; dissolution de l'Inspectorat, ensuite, le 6 janvier 1926246; élimination, enfin, de celles des suffragistes fascistes qui, après le mauvais tour qui vient de leur être joué, n'acceptent pas de « garder le silence » 247. Cette épuration sera pratiquement terminée à la fin de l'année 1926. Le « féminisme fasciste » avait vécu.

Un autre chapitre de l'histoire du fascisme féminin allait pouvoir être écrit — entièrement par des hommes, cette fois-ci 248.

Denise DETRAGIACHE, Université de Paris IL

245. A l'insu de Elisa Majer Rizzioli, par la circulaire déjà citée de G. Masi, n. 22, du 19 décembre 1925. La Rassegna reparaîtra à partir de 1927. Sur la Rassegna, nous renvoyons à l'article de Stefania BORTOUNI, II fascisme femminile e la sua stampa : la Rassegna femminile italiana (1925-30), dans Nuova DWF, n° 21, 1982, p. 143.

246. Par Farinacci lui-même. L'On. Serafino Mazzolini sera provisoirement chargé du mouvement féminin, en attendant de nouvelles directives.

247. Cf. le cas symbolique de la marquise Maria Spinelli Monticelli, secrétaire du faisceau féminin de Milan. Le jour même de l'annonce (par le foglio d'ordini du PNF n. 4 du 28 août 1926) de l'extension « quasi certaine » de l'institution du podestat à l'ensemble de l'Italie, le faisceau féminin de Milan est dissous. Maria Spinelli Monticelli, qui s'était inquiétée de l'évolution qui se dessinait (cf. son pro-memoria à Mussolini, du 14 février 1926, dans ACS, SPD ORD, fasc. 509006, sottof. 3) et protestait avec la dernière énergie (cf. ses deux télégrammes du 28 août 1926, dans le même sottof.), est expulsée du PNF pour « indignité et indiscipline s (cf. Il Popolo d'Italia, 17 septembre 1926).

248. Je ne voudrais pas terminer cette étude sans remercier très chaleureusement tous ceux qui, avec beaucoup de compétence et de gentillesse, m'ont, de près ou de loin, apporté leur aide dans ma recherche. Mes remerciements vont ici, tout particulièrement, au Pr Renzo De Felice, qui m'a ouvert avec beaucoup de générosité sa bibliothèque et permis d'accéder à des sources très précieuses ; au Pr Renato Grispo, ainsi qu'à tout le personnel de l'Archivio Centrale dello Stato.


L'ÉCOLE ITALIENNE PENDANT LE FASCISME

La réforme scolaire italienne réalisée en 1923 par le philosophe idéaliste Giovanni Gentile couronne un mouvement culturel qui s'est développé pendant le premier quart de ce siècle et a trouvé dans la pédagogie un moyen d'action privilégié K L'idéologie pré-fasciste correspond en effet aux préoccupations d'une époque où la pensée italienne se lance dans une vaste entreprise remettant en question ses postulats culturels de la fin du XIXe siècle. Il s'agit d'un effort auquel Benedetto Croce a voulu dédier sa fameuse revue la Critica et qui mobilise non seulement les tenants de l'idéalisme hégélien, mais aussi bien d'autres courants de pensée de la péninsule. Le positivisme et le laïcisme démocratique sont les adversaires dont on dénonce le formalisme et les utopies. Mais cette immense tâche de révision critique engendre très vite un parti pris irrationnel et antiintellectualiste en dépit des efforts de Benedetto Croce pour l'en préserver 2. Si bien que la recherche de l'action débouche sur une culture dont les aspects novateurs prônent un volontarisme confinant à l'activisme. Un demi-siècle après l'unité politique de la péninsule, il s'agit toujours de « faire les Italiens » en élevant à la rectitude morale et au courage civique ce peuple jugé corrompu et avili par les habitudes de servitude héritées de la domination étrangère. Si bien que, dans les milieux cultivés, domine un sentiment habilement dénaturé plus tard par la dictature de Mussolini : la nécessité d'endurcir les Italiens au feu d'une révolution spirituelle et morale 3. Gramsci n'ayant pas encore souligné les lacunes sociales de l'Unité, c'est l'idée de Gioberti qui hante les esprits : le Risorgimento n'a pas su opérer sa réforme religieuse. Tel est le sens que des intellectuels comme Gentile donnent à leur mission d'éducation nationale 4. La rencontre du philosophe avec Mussolini, qui le nomme ministre de l'Instruction publique en 1922, s'inscrit sans doute dans la logique de l'alliance de l'Église et de la bourgeoisie italienne. Mais cette convergence

1. Henri GOY, La politique scolaire de la nouvelle Italie, Paris, 1926.

2. Eugenio GARIN, Cronache di filosofia italiana, Bari, 1955.

3. Norberto BOBBIO, Occasioni ; Eugenio GARIN, « Intelletuali del XX secolo. Le colpe dei padri », Il Ponte, année XXX, fasc. 6, 30 juin 1974, p. 655 et seq.

4. Giovanni GENTILE, Educazione e scuola laïca, Florence, 1921.


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tactique masque des divergences idéologiques profondes : la religion, chez Gentile, n'est qu'une propédeutique à la philosophie et cela ne saurait suffire à l'Église ; son autoritarisme diffère du totalitarisme fasciste. L'abnégation mystique du libre-arbitre du citoyen au profit d'un État éthique idéal répond en effet à la critique d'une conception dégénérée de l'esprit démocratique, fondée sur le clientélisme et le sectarisme du clan. Elle n'a rien de commun avec l'obéissance aveugle ou le culte fanatisé du chef. Si bien que l'oeuvre de Gentile, tout en partageant la responsabilité du fascisme dans l'étouffement des libertés politiques et l'impasse sociale du corporatisme, présente d'incontestables mérites culturels 5.

L'École léguée au fascisme par l'État libéral, même si elle n'est pas sans qualités, traverse une crise indéniable. Après un demi-siècle d'unité, la plaie de l'analphabétisme pèse toujours sur près du tiers de la société italienne. Le laxisme de l'Italie de Giolitti dans la lutte contre ce fléau masque trop souvent, sous un libéralisme de commande, une incapacité profonde du pouvoir central à résoudre un problème fondamental. Les obstacles d'ordre financier se doublent des très vives résistances locales, attisées par des motifs politiques du côté catholique en particulier. Il en résulte un très grand désordre, particulièrement sensible à l'école primaire, dans l'enseignement secondaire classique et dans les filières techniques ou professionnelles. Le système de recrutement des instituteurs est d'une complexité qui favorise toutes sortes d'abus, l'organisation confine même à l'anarchie dans l'incohérence de sa répartition des maîtres 6. Tous ces travers s'amplifient après le premier conflit mondial, l'augmentation du nombre d'enseignés soulignant l'inadaptation du système aux exigences de la société italienne. Un très large courant se manifeste donc en faveur d'une réforme de l'ensemble du système éducatif 7.

Les voix démocratiques ne sont certes pas absentes dans les tendances réformatrices : Gramsci, le philosophe socialiste Rodolfo Mondolfo et un démocrate comme Gaetano Salvemini refusent tout système sélectif interdisant l'accès de la haute culture aux enfants issus des milieux populaires 8. Ils souhaitent que l'État libéral s'engage résolument sur la voie d'une démocratisation des organes dirigeants de l'École par la généralisation du principe électif. Mais ils s'enferment dans des positions laïques qui, même lorsqu'ils admettent la nécessité d'en rénover les formes héritées du XIXe siècle, ne paraissent pas conformes aux aspirations des générations nouvelles. A une époque où l'on se laisse aller aux impulsions irrationnelles, le romantisme actualiste de la philosophie de Gentile séduit par ses dangereux enthousiasmes métaphysiques 9. Mais il offre aussi, à des intellectuels soucieux de s'engager dans l'action, une pédagogie militante au service d'un noble idéal.

5. H. S. HARRIS, La filosofia sociale di Giovanni Gentile, Urbana, 1960.

6. Giuseppe LOMBARDO-RADICE, Accanto ai maestri, Turin, 1925.

7. Michel OSTENC, L'éducation en Italie pendant le fascisme, Paris, 1980.

8. Antonio GRAMSCI, Gli intellettuali e l'organizzazione délia cultura, Turin, 1949 ; Rodolfo MONDOLFO, Libertà délia scuola. Esame di Stato e problema délia scuola e délia cultura, Bologne, 1922 ; G. SALVEMINI, Opère, vol. V, Scritti sulla scuola, Milan, 1966.

9. Piero GOBETTI, La rivoluzione libérale, Turin, 1924.


L'ÉCOLE ITALIENNE PENDANT LE FASCISME 403

Le combat de ces novateurs consacre un rapprochement croissant entre catholiques et idéalistes gentiliens : le thème de la liberté de l'enseignement et de la revendication de l'examen d'État peuvent en effet servir de plate-forme commune et alimenter leurs polémiques contre l'École libérale laïque 10. Si bien que, vue sous cet angle, la réforme Gentile peut passer pour un succès catholique 11. Le retour de l'instruction religieuse obligatoire à l'école publique s'insère dans une tradition catholique et autoritaire de la pensée italienne. Ainsi conçue, la philosophie de Gentile porterait en elle les germes des Accords du Latran et esquisserait un partage de souveraineté entre l'Église et l'État s'étendant de l'École à la Nation tout entière. Mais cette interprétation se heurte à plusieurs objections. La religion n'est qu'un instrument pour Gentile : les programmes d'enseignement religieux traduisent une volonté de permettre au plus grand nombre d'Italiens possible d'accéder, à travers une oeuvre d'inspiration religieuse, à l'un des trésors de la culture nationale ; l'adhésion du philosophe à la liberté de l'enseignement n'a rien à voir avec une sympathie pour l'école confessionnelle; il s'agit de rejeter l'intolérance et le dogmatisme pour insuffler à la laïcité une âme et une foi. La philosophie de Gentile pose donc le problème de la réconciliation de la raison et de la foi à l'École. Comment éviter que la laïcité ne dégénère en un rationalisme sans âme ? Comment la concilier avec une foi qui se dégage du dogme pour respecter les progrès scientifiques tout en conservant sa mystique ? La recherche de cette synthèse correspond-elle à une recrudescence du besoin de croire et à une quête du sacré dans un monde bouleversé par la Grande Guerre ? Cette mystique païenne s'apparente au fascisme lorsque son anti-intellectualisme débouche sur le culte du chef 12. Mais elle s'en éloigne lorsque Gentile situe le divin au niveau de l'effort intellectuel de l'esprit 13. Ce qui revient, en des termes plus politiques, à s'interroger sur la falsification des idéologies du début du XXe siècle par la praxis politique de l'entre-deux-guerres.

Certes, la réforme scolaire de 1923 est une oeuvre autoritaire 14. Le renforcement des prérogatives de l'État dans l'École s'avère très vite sans contrepoids. Le parti pris élitiste perpétue le cloisonnement social, interdisant toute promotion non seulement à la masse mais aussi aux plus doués des plus humbles. L'École italienne ne peut répondre aux besoins économiques du pays et néglige la formation professionnelle ; elle tourne le dos à l'avenir en réservant la culture nationale à une minorité de privilégiés 1S. Cet aspect de la réforme pose le problème de l'inadaptation d'un grand projet intellectuel conçu dans l'Italie rurale d'avant 1915 à une

10. Antonio ANILE, Riforma scolastica e liberté d'insegnamento, Naples, 1920.

11. Dina BERTONI-JOVTNE, La scuola italiana dal 1870 ai giorni nostri, Rome, 1967.

12. Michel OSTENC, « La mystique du chef et la jeunesse fasciste de 1919 à 1926 », Mélanges de l'École Française de Rome, t. XL, 1978, n° 1, p. 275 et seq.

13. Giovanni GENTILE, Discorsi ai religione, Florence, 1920.

14. M. OSTENC, La scuola italiana durante il fascismo, Bari, 1981.

15. Marzio BARBAGLI, Disoccupazione intellettuale e sistema scolastico in Italia, Bologne, 1974.


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société dominée par l'irruption des masses sur le marché du travail. L'oeuvre scolaire de Gentile ignore les notions modernes de demande sociale d'éducation. Lorsqu'elle privilégie la culture des maîtres au détriment de leur formation pédagogique, elle opère un choix délibéré sacrifiant l'ambivalence qui fait la complexité mais aussi la richesse du contenu moderne de la fonction enseignante. Le maître de Gentile est un professeur beaucoup plus qu'un éducateur.

Au niveau essentiel de la lutte contre l'analphabétisme, qui reste un fléau affectant plus de 25 % du corps social italien, la réforme rompt avec l'évolution démocratique antérieure d'étatisation du système scolaire. On serait tenté de le lui reprocher au nom de l'idéal unitaire selon lequel l'État dispose seul d'une volonté politique et d'une capacité financière suffisantes pour vaincre l'analphabétisme. Mais sous un régime autoritaire, une réforme faisant confiance aux traditions d'initiatives locales et ménageant aussi de forts particularismes locaux dans la lutte contre l'analphabétisme prend un caractère libéral. Lorsque l'État devient un pouvoir d'oppression, le refuge libéral, sinon démocratique, peut se situer dans l'initiative régionale ou privée. Le fascisme en prend si bien conscience, qu'à partir des années 30, il s'efforce d'annexer les écoles rurales libres avant que le plus dur de ses ministres de l'Éducation nationale, le quadriumvir Cesare De Vecchi, ne les étatise brutalement en 1935-1936. Il n'est pas question d'établir les mérites respectifs de ces différents types d'établissements dans la lutte contre l'analphabétisme. Dans plusieurs régions périphériques de la péninsule, la réforme aboutit au résultat inverse de celui recherché : elle abaisse le niveau des études par une politique d'italianisation des populations allogènes et prive les écoliers des petites localités d'enseignants publics confirmés. Mais dans les campagnes d'Italie centrale, du Midi et des îles, l'action d'instituteurs pourtant moins qualifiés et moins rétribués, au dévouement sans limite, fait régresser les grandes taches de la géographie de l'analphabétisme.

Les mérites de l'oeuvre de Gentile se situent surtout au niveau culturel. La réforme introduit, en effet, dans l'enseignement moyen et supérieur, une atmosphère libérale que le régime va ensuite s'ingénier à détruire comme un obstacle à la fascisation de l'École. Elle contribue à élever le niveau des études grâce au sérieux imposé par l'examen d'État. Par ailleurs, il semble que le parti pris de sacrifier la formation pédagogique des enseignants à une meilleure culture générale ait été payant dans l'enseignement secondaire. En outre, le développement de disciplines comme le chant ou le dessin doit permettre à l'enfant de s'exprimer davantage. La réforme de l'École procède donc d'une volonté d'ouverture sur la vie. La démarche est typique de la pédagogie idéaliste qui entend utiliser tous les moyens, la langue, la religion aussi bien que la nature, pour parvenir à l'acte intellectuel. Telle est du moins la règle, même si dans la pratique bien des instituteurs en altèrent l'esprit et trouvent plus commode de recourir au manuel ou au catéchisme.

La souplesse libérale de la réforme Gentile trouve pourtant ses limites dans le nationalisme et l'intolérance. Son nationalisme se manifeste au niveau culturel dans les régions où, depuis la Grande Guerre, l'irréden-


L'ÉCOLE ITALIENNE PENDANT LE FASCISME 405

tisme a changé de sens 16. Il est également sensible dans son attitude à l'égard des minorités religieuses, non par esprit clérical sectaire, mais parce qu'il considère le catholicisme comme une composante de la culture nationale. En outre, l'oeuvre de Gentile est celle d'un doctrinaire, faisant preuve d'une intolérance extrême à l'égard de toutes les conceptions qui s'opposent à l'idéalisme. Ainsi, la liberté didactique laissée aux professeurs dans l'enseignement secondaire trouve-t-elle sa limite dans les pouvoirs excessifs accordés aux chefs d'établissement. Il en est de même dans l'enseignement supérieur où l'autonomie universitaire n'est qu'une fiction puisqu'elle s'inscrit dans un cadre autoritaire renforçant les pouvoirs de l'État. Une constatation analogue s'impose à propos de la réforme administrative de l'École puisque la création des provéditorats régionaux n'est qu'une apparence de décentralisation. L'idéalisme libéral s'insère donc dans le cadre autoritaire de l'État éthique. Toutefois, ce nationalisme se déploie dans un contexte d'exaspération patriotique de la bourgeoisie italienne et, chez Gentile, l'intolérance du ministre disparaît souvent derrière la largeur de vue de l'homme de culture.

La contre-réforme de l'École commence dès le départ de Gentile du ministère en 192417. Le philosophe est alors considéré comme un intrus au sein du Parti National Fasciste qui lui reproche son libéralisme d'une part et d'autre part le caractère élitiste et aristocratique d'une réforme évidemment inadaptée aux réalités économiques et sociales. La fascisation de l'École se fait donc en violation de l'esprit de 1923. Intransigeant en paroles, le fascisme intervient constamment pour assouplir la rigueur des lois de Gentile et revenir au laxisme du passé. La fascisation des syndicats d'enseignants lui permet d'introduire la politique à l'École. L'École doit être politique, et le régime entend l'ouvrir largement à la réalité de la vie italienne, c'est-à-dire au fascisme. Cette fascisation passe évidemment par le culte du chef, que l'on s'efforce d'introduire dans les établissements scolaires par des cérémonies patriotiques ou la lecture de manifestes, mais aussi par l'immixtion du fascisme dans l'enseignement sous forme de devoirs écrits commémorant les grandes dates de l'histoire des faisceaux de combat. La réforme est également en butte aux attaques des catholiques pour qui l'introduction de l'enseignement religieux à l'école primaire et l'ouverture des jurys d'examen d'État aux professeurs des écoles libres ne sont qu'un premier pas sur la voie de la cléricalisation de l'enseignement. La fascisation trouve donc dans les courants conservateurs de l'Église un auxiliaire privilégié.

Mais, dans les enseignements secondaires et supérieurs, les progrès de la fascisation sont lents du fait de la résistance passive des enseignants. Le fascisme est en effet une noix dure mais vide. Au-delà de l'appareil répressif administratif et policier, il est condamné à n'obtenir qu'une adhésion passive ou émotionnelle. Il laissera même, au milieu des années 30, se développer parmi les étudiants le bouillonnement intellectuel confus

16. Elio APIH, Italia, Fascismo e antifascismo in Venezia giulia, Bari, 1966.

17. Ernesto Codignola in cinquant'anni di battaglie éducative, Florence, 1967.


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des Lictoriales dont on ne sait s'il était un défoulement compensatoire ou l'annonce d'une prise de conscience antifasciste puisqu'il ne pouvait embrayer sur une action politique organisée. Le fascisme s'en prévaut pour reprocher à Gentile ses critères scientifiques et humanistes rigoureux de recrutement des maîtres. L'École n'est pas uniquement affaire de culture, c'est aussi un problème de foi. La fascisation doit donc insuffler la mystique fasciste aux enseignants.

Les Accords du Latran donnent le signal d'une nouvelle étape de la fascisation. S'ils représentent un indéniable succès politique pour le régime, ils lui aliènent les intellectuels. Mussolini est de plus en plus persuadé que les vestiges du libéralisme sont des sources de faiblesse et que le régime sera d'autant plus fort qu'il sera totalitaire 18. Après avoir considéré l'oeuvre de Gentile comme « la plus fasciste des réformes », il la juge désormais inefficace et dépassée. Mais si l'école primaire est de plus en plus fascisée, l'enseignement secondaire et l'université passent toujours pour des refuges d'antifascistes. Le régime va s'efforcer, au cours des années 30, d'enserrer les enseignants dans les mailles du filet administratif. Puisqu'il paraît difficile de fasciser le contenu de l'enseignement et qu'il faudra une génération pour substituer aux professeurs en place des hommes formés dans l'esprit du régime, le fascisme multiplie les interventions extérieures afin d'être présent dans toutes les manifestations de la vie scolaire. Mais si l'administration scolaire est fascisée, si sa vie est constamment perturbée par les démonstrations fascistes, si le régime parvient à transformer les enseignants en fonctionnaires fascistes et à introduire ses missionnaires dans l'École sous le truchement des professeurs de gymnastique, le contenu de l'enseignement, ou tout au moins son esprit, est généralement sauf. La « bonification scolaire » du quadriumvir De Vecchi échoue donc dans sa tentative d'introduire le « style fasciste » dans l'enseignement 19.

Le régime en avait peut-être pris conscience au début des années 30 lorsque Mussolini décida de transformer les mouvements de jeunesse fascistes en organisations de masse. La conception gentilienne, en privilégiant la culture du maître, avait négligé son rôle d'éducateur. Le fascisme s'est empressé d'occuper la place après en avoir provisoirement écarté l'Église. Un des grands problèmes éducatifs de la fin du régime est, en effet, celui des compétences respectives de l'École, qui conserve son « aura » libérale, et de la Jeunesse Italienne du Licteur, organisme totalitaire du parti, dans la formation des nouvelles générations.

En dépit de ses échecs, le régime ne renonce jamais à fasciser l'École. A partir de 1936, il songe même à couronner enfin l'édifice. La Charte de l'École de Giuseppe Bottai est une réforme fasciste authentique. Elle a l'ambition d'introduire dans l'enseignement un nouvel humanisme. Mais l'effort méritoire d'adaptation aux exigences d'une société de masse s'insère

18. Renzo DE FEUCE, Mussolini il duce, vol. I : Gli anni del consenso, Turin, 1974.

19. C. DE VECCHI, Bonifiai fascista délia cultura, Vérone, 1937.


L'ÉCOLE ITALIENNE PENDANT LE FASCISME 407

dans le moule économique et social du corporatisme 20. A I'élitisme fondé sur la valeur intellectuelle et les principes de l'humanisme classique on entend substituer une autre hiérarchie reposant sur le cloisonnement social et la discrimination raciale. Certes, la Charte de l'École ne réussit pas à détruire le contenu didactique de la réforme Gentile, mais elle en hâte l'usure. Son échec consacre définitivement l'incapacité du fascisme à doter l'homme moderne d'un nouvel humanisme.

L'échec du fascisme dans son ambition de former l'homme de Mussolini est-il imputable au manque de temps et à l'absence d'encadrement ou bien se situe-t-il dans un refus obstiné de la culture libérale italienne à se laisser réduire aux canons déshumanisés de la dictature ? Les tenants des thèses révisionnistes évoquent les fameuses « Conversations en Sicile », où Vittorini caractérise le malaise de l'individu pris dans le carcan corporatiste par l'absence de communication entre les individus, pour affirmer que les régimes démocratiques ne sont pas parvenus non plus à résoudre ce grand problème des sociétés de masse du XXe siècle. Nous croyons au contraire que le choc entre la philosophie de Gentile et le totalitarisme fasciste illustre l'impossibilité de trouver en dehors d'une démocratie sociale une adaptation de l'École à une société de masse, à ses exigences techniques et professionnelles. Mais un problème plus authentique reste posé. C'est celui d'une conciliation de l'humanisme moderne, justement fondé sur une conception égalitaire, avec cet autre gage de progrès qu'est l'émergence des meilleurs issus de toutes les catégories sociales.

Michel OSTENC, Université d'Angers.

20. Teresa Maria MAZZOTOSTA, II régime jascista tra educazione e propaganda (1935-1943), Bologne, 1978.


LE SYSTÈME SCOLAIRE DE L'ÉTAT CORPORATIF : LA « CHARTE DE L'ÉCOLE -

Vers une réforme nouvelle.

Le remaniement ministériel du 16 novembre 1936 porta Giuseppe Bottai au ministère de l'Éducation nationale. Le nouveau ministre, encore jeune mais depuis longtemps prééminent parmi les gerarchi, est dynamique et ambitieux. Bottai, brillant journaliste et professeur de droit corporatif, a rédigé la « Charte du travail » et a écrit lui-même de nombreux essais d'économie.

Son orientation d'esprit est plus proche de Rocco que de Gentile ; mais, toutefois, Bottai étale une absence de préjugés poussée jusqu'à l'indépendance des opinions. Le propos de créer une véritable culture fasciste animée par une dialectique intérieure lui attire une fronde de jeunes intellectuels qui, bien qu'ils soient adhérents au fascisme dans le climat duquel ils ont grandi, aspirent à un développement du régime vers des positions plus ouvertes et moins conformistes 1.

Bottai n'avait pas eu, jusqu'alors, de grands intérêts pour les problèmes scolaires et pédagogiques, bien qu'il ait ouvert à ces problèmes sa revue qui avait le titre significatif de Critica fascista. Une de ses conférences sur « la fonction impériale de l'École », qu'il avait donnée à Padoue peu après qu'il eût été nommé ministre, ne va pas au-delà des lieux communs habituels.

Toutefois, il y a une raison importante qui le pousse à s'engager à fond dans un secteur auquel jusqu'alors il a dédié seulement un intérêt marginal : le Duce vieillit sans se soucier de laisser la succession à de nouveaux cadres qui soient capables de faire marcher la révolution; il est seulement soucieux de renforcer son pouvoir personnel et, donc, de confier les plus grandes charges du P.N.F. — charges qui désormais s'identifient avec les charges de l'État — à une foule d'individus médiocres dont il ne craint pas la concurrence.

En outre, Mussolini, comme il sent de plus en plus le fardeau des ans, s'adresse aux jeunes seulement pour rappeler qu'on apprend à commander en obéissant et qu'il faut qu'ils soient des exécutants dociles et disciplinés

1. Cf. G. BOITAI, « Problemi di un umanesimo moderno », dans Scuola e cultura, n. 6, 1936.


LA « CHARTE DE L'ÉCOLE » 409

de ses ordres. Bref, le Duce se conduit comme si le fascisme était sa créature qui est destinée à finir avec lui et non une idéologie politique capable d'évolution et d'expansion.

Bottai a l'intuition de la profonde insatisfaction des jeunes et, poussé probablement par des ambitions secrètes et, en même temps, lucidement convaincu de l'anachronisme de la formation gentilienne et de la mesquinerie de celle qui avait été poursuivie par son prédécesseur De Vecchi, il se fait le champion intéressé des besoins légitimes des nouvelles générations d'avoir une École vraiment actuelle qui prépare les jeunes aux responsabilités inhérentes à leurs futures tâches de dirigeants.

Le premier pas qu'il faut faire est l'institution d'une École tout à fait différente de celle qui existe, qui est un commode refuge de trop d'enseignants antifascistes, qui n'est pas capable de sélectionner les meilleurs, de forger le citoyen fasciste et encore moins la classe politique « agraire, guerrière, antibourgeoise, à la fois démocratique et aristocratique» que les temps exigent.

En effet, il n'est pas difficile pour Bottai de démontrer que les choses telles qu'elles sont vont mal, que les programmes et les examens ne sont pas capables de former et de sélectionner, que le liceo classico est étouffé pour une foule d'incapables, que le liceo scientifico et l'istituto magistrale ne remplissent pas leur devoir et que l'examen d'État ne fonctionne pas.

L'insistance particulière, avec laquelle Bottai souligne la nécessité que l'École utilise le mieux possible pour chacun et pour la collectivité les aptitudes individuelles, pousse les observateurs, au premier moment, à croire que la nouvelle réforme veut aborder la complexe question de l'orientation scolaire et professionnelle, question liée au plus vaste problème toujours éludé des rapports entre l'École et l'Économie. Mais le ministre ne tardera pas à tirer au clair son intention, c'est-à-dire qu'il veut renouveler tous les secteurs de l'École pour les mettre strictement en rapport avec toutes les institutions fondamentales de l'État, en premier lieu avec les corporations et avec les forces armées, vu que l'ordre corporatif implique une planification canalisant les élèves vers des études qui n'étaient pas seulement indiquées par les aptitudes individuelles, mais plutôt par les besoins des différentes professions.

Si l'idéalisme gentilien s'était servi de la politique pour créer son École, la Charte de Bottai, présentée au Grand Conseil du fascisme, le 19 janvier 1939, asservit totalement l'École aux intérêts de la politique.

« Le présent projet de réforme — écrit Bottai — renouvelle non seulement des orientations pédagogiques, mais part avant tout d'un principe politique qui s'impose et c'est celui d'ajuster l'École aux nécessités du pays » 2. Et il ne faut pas oublier que Bottai mettait même le racisme au nombre des nécessités du pays.

2. G. BOITAI, La Carta delta Scuola, Milano, Mondadori, 1939, p. 5. Pour les autres citations de cette oeuvre, nous avons mis entre les parenthèses, dans le texte, le numéro de la page.


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La discrimination raciale.

Et, en effet, les prodromes de la réforme et la tentative parallèle de donner un arrangement doctrinal à l'humanisme fasciste coïncident avec la discrimination raciale. Bottai l'annonce par radio le 16 octobre 1938 à l'occasion du discours d'inauguration de la nouvelle année scolaire et la présente comme une conséquence logique du « racisme italien » qui provient de notre primauté européenne et de la défense nécessaire de notre indépendance politique même sur le plan culturel.

Aux mots suivent bientôt les faits, c'est-à-dire une série de mesures pour achever la « bonifica » scolaire déjà commencée par Cesare Maria De Vecchi. Et une campagne de presse, aussi violente qu'ignoble, qui exhume les lieux communs de l'antisémitisme les plus vieux sans avoir horreur des falsifications et des mystifications grossières, précède et accompagne ces mesures raciales.

Le 19 juillet 1938, la Direction générale pour la démographie et la race prescrit le recensement immédiat de tous les juifs dans les administrations de l'État; le 5 août, il est interdit aux écoles de tous les ordres et degré d'accueillir des étudiants juifs pour la prochaine année scolaire ; le 17 du mois d'août, on déclare que l'appartenance à la race aryenne est la qualité nécessaire requise pour occuper des charges publiques.

Le R.D., 5 septembre 1938, n° 1390, concernant « la défense et la race dans l'école fasciste», exclut les enseignants juifs des écoles de tous les ordres et degré et interdit l'inscription des élèves juifs dans les écoles publiques, et annonce l'institution d'écoles primaires ségrégationnistes lorsque les inscrits sont au moins une dizaine. Naturellement, il est interdit (18 août 1938) d'adopter des manuels scolaires écrits par des juifs.

Comme si ce n'était pas suffisant, on fait suivre ces mesures d'autres dispositions inutilement cruelles et extrêmement peu éducatives : les garçons juifs, qui sont candidats aux examens dans les écoles publiques, doivent être placés dans des bancs isolés afin qu'ils ne contaminent pas les élèves aryens par leur voisinage physique. Une campagne voyante, pour prévenir ou neutraliser les réactions négatives à l'égard de ces mesures barbares, sévit dans l'école par des conférences, des brochures, des leçons, des transmissions par radio 3. Mais les résultats sont très différents de ceux qu'on a espérés, puisque les foudres que le fascisme a lancées contre « le piétisme », c'est-à-dire contre toutes les formes de solidarité humaine envers les persécutés, suscitent de l'indignation et du dégoût aussi bien parmi les enseignants que parmi les étudiants et favorisent ainsi leur passage dans les rangs de l'antifascisme. Toutefois, un certain poison raciste contamine les individus les plus désarmés ou les plus corrompus par le milieu fasciste.

Dans ce climat d'angoissant désarroi qui est dû au contraste entre la loi de l'État et la loi de la conscience, tandis que le spectre de la guerre

3. N. PADELDIRO, « Mezzi e forme per radicare nel fanciullo l'orgoglio e la fierezza délia propria razza », dans Primato educativo, sept.-oct. 1938 ; C. COITONE, « Pedagogia razzista », dans Primato educativo, janv.-fév. 1939.


LA « CHARTE DE L'ÉCOLE » 411

s'avance d'une façon menaçante, Bottai annonce, avec un grand bruit de propagande, l'iniminente réforme radicale de l'École.

La Charte de l'École.

Les lignes directrices de cette réforme sont juste tracées dans la Charte de l'École qu'un ordre du jour, du 15 février 1939, définit comme «le document fondamental qui consacre la collaboration étroite entre l'École et les organisations juvéniles du parti » 4.

La Charte de l'École, indiquée par le « duce » comme le plan régulateur de la réforme qu'il faut réaliser graduellement, se fonde sur cette prémisse que c'est à l'École fasciste de donner aux jeunes une formation pas seulement culturelle, mais aussi civique, guerrière et raciale.

La Charte de l'École, donc, par ses vingt-neuf grandiloquentes déclarations, représente, soit par les finalités qu'elle se propose — qui sont ouvertement « de modifier le système scolaire italien et de le réadapter aux exigences du marché du travail» 5 et de la politique raciale —, soit par la façon extrêmement démagogique de les proposer, « le document de la pleine maturité fasciste » 6.

Peut-être le fascisme, presque toujours englué dans la rhétorique la plus exagérée, n'avait-il jamais atteint une efficacité démagogique ainsi raffinée comme celle qu'il atteignit avec la Charte de l'École. Bottai se sert d'un langage étranger à la rhétorique conformiste, ronflante et adjectivée jusqu'alors en vogue, mais son langage n'en est pas, pour autant, moins meurtrier, il est même plus venimeux. On cherche à camoufler le projet d'asservissement du peuple avec une école de classe, réduite à une fabrique de main-d'oeuvre, en affirmant effrontément le contraire.

Bottai ne présente pas explicitement sa Charte comme un projet qui voudrait faire le point en ce qui concerne la réforme Gentile — et quelques-uns parmi les gentiliens, Gentile le premier, firent semblant d'y croire —, mais plutôt comme un renouvellement de la réforme même, en cherchant à se rattacher à ce qu'elle avait encore de vital et d'actuel (cf. pp. 3-5).

Toutefois, bien que Bottai veuille, non seulement apparemment, maintenir cette continuité et qu'il présente sa Charte comme une réforme en faveur d'une école antibourgeoise, il ne peut pas se passer d'affirmer qu'à la lumière des événements considérables et décisifs de la révolution fasciste, « la réforme Gentile peut apparaître comme une organisation scolaire bourgeoise» (p. 5).

Plus d'une fois, d'ailleurs, Bottai insistera sur l'idée que la situation historique actuelle, et en particulier l'ordre corporatif et l'empire, exigent un renouvellement des institutions scolaires qui ne soit pas une nouvelle

4. L'ordre du jour se trouve dans « La Carta délia Scuola », op. cit.

5. Cf. M. BAKBAGLI, Disoccupazione intellettuaîe e sistema scolastico in Italia, Bologna, Il Mulino, 1974, pp. 293-294.

6. D. BERTONI JOVINE, La scuola italiana dal 1870 ai giorni nostri, Roma, Editori Riuniti, 1958, p. 369.


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édition de la réforme gentilienne : « Quand l'on me fait remarquer que l'école a eu une vaste réforme en 1923, je ne puis m'empêcher de répondre que, depuis lors, trois lustres ont déjà passé dans l'histoire d'Italie; et trois lustres sont beaucoup d'années ! » 7.

Donc, bien que Bottai étale un respect formel pour Gentile grâce aux services rendus à la Cause et bien qu'il tâche, par des raisons tactiques de couverture, d'éviter un évident désaccord avec Gentile et ses disciples qui restent, le ministre encourage de toute façon les critiques à la réforme gentilienne qui est de plus en plus manifestement accusée d'avoir fait son temps et de ne pas satisfaire aux exigences d'une société de masse.

Désormais, Bottai proclame qu'il a la ferme intention de procéder non seulement aux simples remaniements et révisions, comme ses prédécesseurs, mais à la totale démolition de l'organisation scolaire en vigueur pour la reconstruire sur des bases tout à fait différentes et dans des intentions nouvelles. D'ailleurs, le propos du ministre rencontre, au moins formellement, un large consentement.

En effet, le trait d'union entre la Charte de Bottai et la réforme Gentile est, donc, surtout l'esprit de classe et, par conséquent, la volonté de sélectionner et, pourtant, de créer des écoles de pure décharge et sans issue. Et la vieille affaire de la mise au clair de l'École classique est abordée, dans l'optique corporative de Bottai, par des instruments bien plus réactionnaires que ceux qu'avait proposés Gentile, qui mettait au premier plan « des études solides », c'est-à-dire un remède qui, bien qu'il favorise de fait les classes privilégiées, permettait à quiconque — au moins formellement pour respecter les principes libéraux — d'arriver jusqu'où sa capacité le portait.

Pour le reste, nombre de créations gentiliennes furent bouleversées par l'organisation scolaire corporative de Bottai qui, par exemple, voulait que l'École de l'enseignement secondaire prenne en compte le nouvel humanisme fasciste, ou « moderne », la valeur humaine de la science, de la technique du travail, de la formation économique, physique et militaire. L'activité scolaire est présentée comme un véritable service social qui a son commencement dans l'école maternelle, diminuée d'une année, obligatoire et publique nominalement, mais de facto abandonnée dans les misérables conditions de toujours.

« L'humanisme moderne... affirme — écrit Bottai — qu'être un homme signifie servir les hommes » (p. 7). Il n'y aurait pas de difficultés à accepter cette définition si le concept d' « homme » n'était pas injustement limité, par le raciste Bottai, à celui d' « homme aryen » et si, encore, le ministre ne soulignait pas une identité forcée entre les hommes et l'État. Il écrit en effet : « Le but de la présente réforme est de transformer l'École, qui jusqu'ici a été une possession d'une société bourgeoise, en école du peuple fasciste et de l'État fasciste : du peuple qui puisse la fréquenter ; de l'État, qui puisse s'en servir pour ses cadres et pour ses finalités » (p. 33).

7. G. BOITAI, L'istruzione classica. Discorso al 1° Convegno dell'istruzione classica, Padova, 1939.


LA « CHARTE DE L'ÉCOLE » 413

L'humanisme de l'École nouvelle ne doit être qu'un des moyens les plus valables pour mieux utiliser les hommes avec une meilleure connaissance de leurs aptitudes. « On parle, en effet, écrit le ministre, d' " aptitudes ", de " psychotechnique " ; toutes choses que l'École a jusqu'ici tournées en ridicule et dédaignées. Il serait vain d'opposer un mépris stérile envers les recherches des psychologues qui accumulent des données, des expériences..., on courrait le risque d'être dépassé dans la pratique par la vénération de préjugés théoriques » (p. 11).

La psychologie, refusée par les programmes et par la pensée de Gentile, est maintenant réévaluée, en particulier dans son aspect de psychotechnique et d'orientation professionnelle pour « humaniser le travail » (p. 13). Mais, selon le ministre fasciste, « humaniser le travail » signifie utiliser l'individu pour l'État fasciste et non pas donner à l'individu des chances pour atteindre son bonheur personnel par un choix professionnel convenable (cf. pp. 11-12). Comme l'écrit Rino Genili, « le caractère fondamental de la Charte était de voir le problème éducatif dans la perspective de l'État et non de l'individu » 8.

Le noyau essentiel de la nouvelle réforme veut attribuer aux corporations, centres propulseurs de la vie économique, la tâche de réglementer les professions et d'y introduire d'une façon coercitive les individus dont la destination est fixée en théorie par les aptitudes mais en pratique par la naissance, selon un servage moderne de la glèbe présenté comme un progrès social.

Bottai s'efforce de toute façon de masquer par des vêtements démagogiques son intention profondément réactionnaire. A l'occasion de plusieurs causeries à la radio, dans de nombreux écrits sur la presse d'information et sur les revues scolaires, il proclame sa volonté d'aller vers le peuple, il définit la réforme comme le fruit antibourgeois d'un mouvement révolutionnaire commencé en 1927 par la Charte du travail; il souligne les défauts du système scolaire gentilien qui est libéral et dépassé, il se présente lui-même comme celui qui, depuis 1932, a démontré que l'organisation corporative implique des institutions éducatives nouvelles et progressistes et, enfin, il rappelle que «l'École doit se mettre au sommet du mouvement révolutionnaire mais ne peut s'en détacher ; elle peut devenir la pointe extrême de ce mouvement, mais elle est toujours le mouvement même, qui la conditionne dans son orientation » 9.

Les déclarations de Bottai désorientent même ceux qui considèrent qu'est nécessaire un prompt renouvellement de l'École et plongent dans la consternation la plus noire un grand nombre d'enseignants qui ou ne comprennent pas bien ce que l'on veut, ou qui n'ont pas le courage

8. R. GENTILI, Giuseppe Bottai e la riforma fasciste délia scuola, Firenze, La Nuova Italia, 1979, p. 66. L'essai de Gentili est très utile pour un approfondissement analytique de la Charte de l'Ecole et en particulier des motivations du ministre Bottai. Mais cf. aussi A. J. DEGRAND, Bottai e la cultura fascista, Bari, Laterza, 1978, pp. 174-215 ; M. OSTENC, La scuola italiana durante il fascismo, Bari, Laterza, 1981, pp. 228-269.

9. G. BOITAI, « La scuola nell'unità rivoluzionaria », dans Critica fascista, 15 avril 1935. Mais cf. aussi G. BOITAI, <C La liberté degli studi e l'esame di stato », dans Critica fascista, 1" et 15 juin 1935.


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d'accepter des propositions tout à fait contraires à leur orientation mentale et à leur conception éducative. De graves perplexités assaillent même ceux qui jusqu'à ce moment ont accepté ou toléré le fascisme. La seule consolation est, pour beaucoup de personnes, l'espoir, augmenté et fondé, que les événements qui menacent gravement le pays diffèrent sine die un tel gâchis.

Le ministre, obstinément, ne voit pas ou feint de ne pas ressentir le vide autour de lui. Il ne se demande même pas jusqu'où il est convenable de procéder à un bouleversement auquel tout le corps enseignant s'oppose.

Bottai est bien sûr de réussir là où d'autres ont échoué, c'est-à-dire dans le but de barrer le chemin de l'université non plus seulement aux « âmes réfractaires », mais aussi à ceux qui, d'humble naissance, sont destinés au travail manuel, en procédant à une sélection scolaire aussi draconienne que faite d'à priori.

La psychologie du travail et surtout la langue latine, vue sans doute comme l'élément distinctif le plus facilement utilisable, seront les moyens de sélection des aptitudes et des quotients intellectuels des jeunes.

« Le latin est... — affirme Bottai — très nécessaire comme moyen de sélection ; il ne s'agit pas de savoir ce que les élèves feront du latin, mais ce que le latin fera des élèves » (pp. 4041). Et encore : « Le latin sera, dans ces premières années (on parle des trois ou quatre années après l'école primaire), la pierre de touche de l'intelligence, parce qu'il n'y a rien en dehors du latin, même dans ses premiers éléments, pour colorer les intelligences et, de cette façon, les évaluer plus facilement» (p. 13).

Donc, même en admettant que tout ceci soit vrai, la conséquence logique qui en dérivait était de donner à tous les jeunes, sans distinction, une école du cycle secondaire inférieur avec le latin pour mieux former et évaluer, comme le disait le ministre, les intelligences. Mais, évidemment, pour Bottai, il est suffisant de former et d'évaluer l'intelligence des jeunes de la classe bourgeoise, parce que cette classe seule aura son École (la « scuola média ») avec l'enseignement de la langue latine, alors que le prolétariat rural aura une « scuola artigiana » et le prolétariat urbain une « scuola professionale ».

L'organisation scolaire est donc fondée sur des propos de claire inégalité. Inégalité qui, d'ailleurs, est particulièrement accentuée par la création de 1' « Ordme délie scuole femminili » qu'il aurait fallu réaliser par la suppression des écoles mixtes.

L' « ordine femminile », qui a été projetée pour confiner les élèves dans les fonctions que l'État corporatif a assignées à la femme, c'est-à-dire le ménage et l'enseignement à l'école maternelle, est manifestement anachronique. Néanmoins il jouit d'une grande faveur auprès de beaucoup de personnes qui partagent entièrement le préjugé de la supériorité innée du mâle et qui contrecarrent la coéducation.

D'ailleurs, Bottai écrit que « une école qui... s'adresserait à " quiconque" serait démagogique et non pas sélective» (p. 34). D'autre part, les enfants capables et méritants d'origines modestes peuvent poursuivre leurs études dans des collèges d'État qui, évidemment, accueillent seule-


LA « CHARTE DE L'ÉCOLE » 415

ment un très petit nombre d'élèves fixé par la plus rigide orthodoxie gouvernementale 10.

Dans cette perspective, même la portée « révolutionnaire » du travail manuel, que la Charte propose d'introduire dans toutes les écoles, se révèle considérablement réduite. En réalité, la Charte parle en termes très généraux du travail comme instrument de formation politique et sociale ; elle affirme qu'il faut rattacher le travail à l'activité productive, mais elle ne précise pas comment. Et les instructions officielles ultérieures n'éclaircissent pas du tout les modalités pour une application pratique. Toutefois, pour Bottai, le travail entre, sans doute, dans le système scolaire-corporatif pour « briser le désir violent mais inconscient de poursuivre les études » chez ceux qui, en étant d'humble naissance, ne sont pas destinés à étudier. C'est justement pour cela que l'activité du travail se présente d'une façon différente dans les différents genres d'école : à l'école populaire et en particulier dans la « scuola artigiana », le travail est une discipline fondamentale, dans la « scuola média » et dans les écoles du second degré, il est simplement l'accessoire d'une vieille culture humaniste.

Et en effet, les écoles qui s'adressent à la bourgeoisie doivent être des écoles sans le travail mais avec le latin et ensuite avec le grec puisque « les études classiques..., par définition, sont les études les plus désintéressées et celles qui sont les plus utiles à la classe dirigeante » (p. 33). Pour le peuple, une École fondée sur le travail sera suffisante.

« Le travail doit entrer dans l'École — affirme Bottai — avec sa dignité et ses méthodes. Il est nécessaire que, dès les premières classes de l'école primaire, on effectue le passage de l'activité manuelle du jeu à l'activité manuelle du travail » (p. 12).

En effet, le travail est introduit seulement dans les deux dernières classes de l'école primaire, définies « scuola biennale del lavoro », et ensuite à la scuola artigiana, confiée aux maîtres de l'école primaire, et à la « scuola professionale ». Il n'apparaît absolument pas à la « scuola média ». L'Ecole de la classe dirigeante manquait justement, comme nous l'avons déjà vu, de l'enseignement du travail qui, selon Bottai, aurait dû être « le dénominateur commun de l'École italienne » (p. 12), en particulier le travail agricole, défini comme « le travail typique de toute l'École » (p. 44).

D'ailleurs, Bottai précisait : « A la "scuola média", le travail commencé à la " scuola del lavoro " continuera, et il devrait arriver jusqu'au cycle productif, de la même manière que pour la "scuola artigiana "et "professionale" » (p. 39).

Toutefois aucun genre de travail n'est prévu par les programmes de la « scuola média », unifiée par le ministre. Les programmes, articulés en vingt-quatre heures par semaine, comprenaient les matières suivantes : «italien, latin, histoire, géographie, culture fasciste, mathématiques, dessin géométrique et, en deuxième et troisième année, une langue étrangère » (p. 39). Il suffit d'un simple coup d'oeil pour s'apercevoir que le travail, le travail productif surtout, ne pouvait pas trouver de place dans ce

10. Cf. L. GRANCELLI, Collegi fascisti, dans « Gerarchia », 1928, p. 450.


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programme d'étude surchargé. Si, ensuite, on observe que « les horaires et les programmes... seront fixés en considérant les vacances annuelles et les grandes vacances données aux élèves soit pour se reposer soit pour participer plus activement à la vie de la G.I.L. [" Gioventù Italiana dél Littorio "], soit, enfin, pour accomplir leurs périodes de travail » (p. 56), alors il faut dire que le véritable but du ministre n'est pas d'introduire le travail à l'école, mais plutôt d'utiliser l'école pour le travail : et cela est bien différent.

Il ne s'agit plus d' « humaniser le travail », mais plutôt de se servir de l'École comme fabrique de main-d'oeuvre et, de toute manière, de canaliser d'une façon décisive, les jeunes de la classe laborieuse vers le monde du travail manuel, en affirmant astucieusement « unir le désintéressement de l'humanisme à l'intérêt de la pratique » (p. 14).

L'obscurité et la contradiction des idées, le manque de moyens et de temps, la préparation insuffisante, le scepticisme ou l'obstruction des enseignants, la tournure catastrophique des événements de la guerre font en sorte que la très célèbre et très discutée innovation se réduise en pratique à quelques modestes exercices de menuiserie et de couture conduits de la façon la plus arriérée ; et les cours de travail organisés par la G.I.L. pour les jeunes qui n'étaient pas inscrits aux écoles se soldent eux aussi par un échec total.

Comme on le voit, l'École italienne prévue par la Charte Bottai est, pour ainsi dire, divisa in partes très : école des métiers, des petites professions, de la classe dirigeante, bien que le ministre affirme qu' « il ne serait pas possible d'organiser l'École selon deux cours seulement : l'un aboutissant aux métiers et aux professions et l'autre à la libre activité scientifique. Et cette distinction ne serait même pas souhaitable parce qu'elle ne servirait qu'à cristalliser des préjugés de caste, de catégorie, de mentalité. L'École moderne ne peut s'organiser que d'une façon unitaire » (p. 22).

Mais les affirmations qui suivent, marquées par des préjugés de caste et de mentalité, démentent les précédentes :

« Une École pour les artisans et pour les artisanes doit, surtout, se proposer d'enraciner chez les garçons et les filles l'attachement aux traditions d'honnêteté et de travail de la famille italienne. Elle ne doit, donc, pas être une École qui incite, bien qu'involontairement, la jeunesse à modifier sa propre condition sociale, elle doit plutôt se concevoir comme un plus ample cercle familier... Il faut éviter que la « scuola artigiana » soit, par son organisation, la convergence de deux parodies : la parodie de la culture et celle du travail... Le caractère de la « scuola artigiana », en tant que continuation naturelle de l'école primaire, ne courra pas le risque de se déformer pour vouloir se définir comme « scuola média »... (Ainsi) la « scuola professionale », bien qu'elle soit populaire, s'adresse à une autre catégorie de peuple» (pp. 28-30, passim).

Donc, même le critère qui préside à l'institution de la « scuola professionale » et, surtout, de la « scuola artigiana », contredit et annule un soi-disant fondement audacieusement innovateur de la réforme, c'est-àdire le principe par lequel il faut que l'orientation scolaire - profes-


LA « CHARTE DE L'ÉCOLE » 417

sionnelle soit faite selon les aptitudes individuelles, même si l'on tient compte de l'intérêt de la collectivité.

En effet la « scuola artigiana » se trouve dans les localités les plus pauvres et isolées et elle est justifiée par la nécessité qu'on ne peut absolument pas appauvrir l'agriculture, compromettre la santé de la race, accroître le nombre des individus déçus et mécontents et, enfin, qu'il faut empêcher la corruption de la famille patriarcale u.

Les contradictions de la Charte sont désormais évidentes. Elles tirent leur origine du fait que la réforme Bottai « trahit, en définitive, l'attente commune en camouflant des mesures de classe par des étiquettes démocratiques » n, en voulant « réprimer les aspirations des classes laborieuses vers une instruction humaine et un train de vie plus élevé et en affirmant le contraire à grand fracas et avec démagogie » 13.

Mais les contradictions proviennent, surtout, de l'acceptation passive de l'actualisme gentilien, grâce auquel on croit justifier des identifications gratuites, comme celle de l'individu et de l'État, en affirmant que l'individu n'est vraiment libre, vraiment lui-même, qu'en s'identifiant avec un Tout qui, dans l'histoire, n'est autre que l'État.

Toutefois, malgré ces engluages idéalistes, la Charte de Bottai représente le seul renouvellement systématique de la réforme Gentile qui ait su en accentuer les aspects les plus fonctionnels au régime. En effet, ainsi que le remarque Borghi, « la Charte de l'École était l'expression complète de l'idéal éducatif fasciste. Elle faisait de l'École un des barrages les plus robustes pour endiguer l'aspiration du peuple vers une existence plus civile. Bottai était dans le vrai quand il disait qu'il donnait enfin à l'Italie l'École que le fascisme avait inutilement cherchée depuis quinze ans » 14.

Les commentaires de la Charte.

Les commentaires de la Charte reflètent éloquemment des espoirs, des illusions et des déceptions, qui se projettent bien au-delà du secteur scolaire, d'une classe politique qui touche à sa fin. La réforme projetée soulève, en même temps que des apologies excessives et serviles, des critiques et des justifications qui méritent notre attention.

Presque tous les commentateurs font l'éloge de rigueur aux prédécesseurs de Bottai, qui ne pouvaient pas se tromper du moment qu'ils étaient autorisés ou inspirés par un régime infaillible, et présentent les innovations de Bottai comme imposées par les différentes exigences de l'époque. A cette logique ne se soustrait pas Gentile lui-même, approuvant une réforme qui contredit ses convictions fondamentales. Il écrit, en effet, que la Charte n'est pas une « contre-réforme », mais « la continuation de

11. Cf. R. BOITACCHIARI, « Riflessi sociali délia politica scolastica », dans Annali dell'istruzione média, février 1939.

12. D. BERIONI JOVINE, op. cit., pp. 367-368.

13. L. BORGHI, Educazione e autorità nell'Italia moderna, Firenze, La Nuova Italia, 1951, p. 304.

14. Ibidem, p. 305.


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son oeuvre, parce qu'elle est fidèle au principe de l'École en tant qu'organe de l'État, au contenu humaniste des programmes, à la fonction sélective du " liceo classico " » 15.

Quelques-uns des amis du philosophe tâchent de confirmer cette thèse en affirmant que Bottai a tenu compte des valeurs de la réforme de 192316. La position de quelques-uns d'entre les partisans de Bottai, qui avaient été des gentiliens enthousiastes, est, au contraire, plus équivoque : ainsi Armando Carlini écrit qu'il a été nécessaire de dépasser les actes de Gentile qui n'ont pas donné les fruits désirés 17.

Tous les ex-ministres de l'Éducation nationale, bien qu'ils professent le respect le plus grand pour Gentile, se rangent du côté de l'homme du jour : Belluzzo définit la nouvelle réforme comme « absolument nécessaire», Balbino Giuliano en souligne le caractère typiquement politique; Pietro Fedele la loue comme une excellente solution corporative du complexe problème scolaire et comme l'heureuse solution de vieux schémas désormais usés ls.

Les partisans très fidèles de Bottai, qui ne sont pas même tenus au respect formel pour Gentile, jouent à qui démontrera le plus que la Charte ne corrige pas mais dépasse totalement la réforme de 1923 qui reste liée à une société libérale et bourgeoise créée pour éduquer le citoyen et non le fasciste, fondée sur le savoir et non sur la foi politique.

Il y a aussi celui qui est d'une sincérité brutale, qui sans demi-mesures, que le fascisme a accepté la réforme gentilienne pour des raisons de pure opportunité 19.

Les commentateurs s'arrêtent le plus souvent sur l'aspect politique de la Charte, ne lui attribuant, quelquefois, des finalités différentes de celles poursuivies par Bottai. Ainsi Salvatore Valitutti voit dans la Charte la résolution du conservatisme politique et social, le renouvellement de l'idée même d'étude, un effort concret pour adresser 1' « élève vers le chemin qui convient le plus à ses aptitudes et à ses possibilités réelles d'emploi ; si tout cela implique la limitation de l'accès à la haute culture cela implique aussi la possibilité de perfectionner et de développer tous les travaux s 20.

D'une manière analogue, Luigi Volpicelli juge la Charte comme le fruit heureux d'une large transformation économique et sociale, comme l'instrument le plus apte à favoriser l'entrée des masses dans l'École. Volpicelli, bien qu'il reconnaisse que la Charte suppose l'ordre social qui existe et le conditionnement du milieu ambiant, trouve qu'elle cherche à les dépasser 21.

15. G. GENTILE, « La Carta délia scuola », dans Corriere délia Sera, 22 mars 1940.

16. Michel OSTENC, <t L'idéalisme gentilien et la réforme scolaire italienne de 1923 », Revue historique, n° 506, avril-juin 1973.

17. A. CARLINI, « Il problema délia scuola oggi in Italia », dans Scuola e cultura, février 1940.

18. C. MAGI SPINETTI, Scuola fascista, Roma, Pinciana, 1939.

19. V. ALEMANNI, « La scuola fascista », dans Dalla riforma Gentile alla Carta délia scuola, Firenze, Vallecchi, 1941, pp. 55 sgg.

20. S. VAUTum, « Il problema sociale e la scuola », dans Critica fascista, 15 janvier 1942.

21. L. VOLPICELLI, Commento alla Carta délia scuola, Roma, INCF, 1940.


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La variété et la disparité de ces jugements ont leur raison d'être dans le caractère même de la Charte qui n'est rien de plus qu'un programme vague et abstrait. Même l'attitude des catholiques n'est pas uniforme. Quelques-uns d'entre eux, et en particulier les antifascistes, condamnent la réforme à cause de l'esprit raciste et militariste qui l'inspire. D'autres sont, au contraire, préoccupés de soustraire la jeunesse à l'action éducative du clergé, en commençant par l'école maternelle. Le mécontentement et les doutes se répandent dans les hautes sphères du clergé qui craint, surtout, qu'à l'Église soit enlevé le monopole de l'éducation des enfants et à la famille le droit naturel de décider de l'avenir de ses enfants.

L'Église redoute, en outre, que les écoles confessionnelles, déjà très nombreuses et prospères, soient sacrifiées aux prétentions de l'État totalitaire. Et cette préoccupation est alimentée par l'institution, en 1938, de l'Ente nazionale per l'istruzione média que Bottai créa pour contrôler l'école privée.

L'attitude officielle du gouvernement est faite d'attente circonspecte et de consentement prudent, sauf quelques réserves à l'égard de la « scuola média » triennale, qui est jugée dangereuse pour l'intégrité du « liceo classico », des collèges d'État et de l'enrôlement forcé dans la G.I.L.

Toutefois de plusieurs côtés l'on reconnaît à la Charte beaucoup d'aspects positifs, qui peuvent indiquer «un véritable progrès dans l'instruction publique », comme la valeur donnée à la religion catholique, 1' « ordine délie scuole femminili », le contenu humaniste des programmes où la langue latine conserve une place privilégiée, le travail employé comme diagnostic des aptitudes, le livret scolaire 71.

S'il est vrai qu'avec la Charte de l'École le fascisme avait enfin trouvé son École, en exaspérant les exigences de classe de la réforme de 1923 et en se débarrassant de façon démagogique des instances libérales les plus intéressantes en ce qui concernait la pratique éducative, il est vrai aussi qu'à ce moment-là il était désormais trop tard. Le fascisme n'arriva pas assez tôt pour avoir son École. Elle figura uniquement sur le papier.

Giovanni GENOVESI, Université de Parme,

et Tina TOMASI, Université de Florence.

22. M. BARBERA, « Question! fondamentali délia Carta délia scuola », dans Civilità cattolica, 1938, vol. II, pp. 298 sgg. ; La Carta délia scuola, ibidem, 1939, vol. I, pp. 496 sgg. ; Il latino nella nuova scuola média, ibidem, 1940, vol. IV, pp. 81 sgg. Cf. aussi la réplique à M. Barbera par F. M. PACCES, « Il sacro ed il profano nella Carta délia scuola », dans Critica fascista, 1" juin 1939.


LE FASCISME ITALIEN A PARIS

L'historiographie de l'immigration italienne à l'époque du fascisme ne s'est que médiocrement souciée jusqu'à présent des organisations constituées à l'étranger par les représntants du Parti national fasciste 1. S'agissant de la France, et plus particulièrement de la région parisienne — véritable plaque tournante de l'émigration politique originaire de la péninsule — cette lacune est d'autant plus surprenante que les sources disponibles sont d'une très grande richesse 2 et permettent de reconstituer avec une certaine précision l'histoire d'un milieu qui, semble-t-il, n'a pas évolué aussi artificiellement qu'on l'a dit, dans l'ombre des représentants officiels du gouvernement italien.

Est-ce à dire qu'il y a un « sujet » ? Je veux dire un objet historique d'une surface et d'un poids suffisant pour qu'on lui consacre une recherche approfondie. Et s'il en est ainsi, l'historiographie de la période fasciste a-t-elle simplement péché par ignorance, ou par indifférence, en laissant

1. En dehors de quelques études ponctuelles — comme celle d'A. MOBFUT, « Les tentatives d'implantation fasciste dans l'émigration italienne de la Belgique », in Risorgimento, n° 1, 1980, pp. 47-57 — et d'ouvrages anciens, la bibliographie concernant les fasci all'estero est assez pauvre. Pour la France, elle est à peu près inexistante : deux mentions succinctes dans le Mussolini de R. DE FELÏCE ; quelques lignes sur le meurtre de Bonservizi dans la monumentale Storia d'Italia net periodo fascista de L. SALVATORELLI et G. MIRA ; peu de chose dans le livre de Michael A. LEDEEN consacré à 1' « Internationale fasciste » (Vniversal Fascism, New York, 1972), de même que dans le tome IV de la Storia d'Italia Einaudi (au chapitre L'Italia fuori d'Italia, rédigé par Robert PARIS). On trouve quelques pages intéressantes sur les rapports entre Malaparte et le fascisme italien à Paris dans le livre de Giordano Bruno GUERRI, L'Arcitaliano. Vita di Curzio Malaparte, Milano, Bompiani, 1980, et surtout, s'agissant également des premières années du Fascio, Amerigo Dumini consacre un chapitre entier de ses « Mémoires » à la question : A. DUMINI, Diciasette colpi, Milano, Longanesi, 1958.

2. Dans la série F 7 des Archives nationales, les cartons 13 245 à 13 247 (activités des fascistes en France), pour ne citer que les documents spécifiquement centrés sur la question ; aux archives de la Préfecture de Police de Paris (APP), une dizaine de cartons portant sur la colonie italienne de Paris, le Fascio de Paris, les colonies d'été, les anniversaires de la Marche sur Rome, etc.

A Rome, l'essentiel de la documentation se trouve dans les archives de la Segreteria particolare del Duce (SPD) auprès de l'Archivio Centrale dello Stato (ACS). Celle-ci a été examinée par Caroline Wiegandt qui prépare une thèse sur le fascisme italien en France et a soutenu, en septembre 1981, un mémoire de D.E.A. à l'Institut d'Études politiques de Paris : « Les organisations fascistes italiennes en France d'après les documents de l'Archivio Centrale dello Stato », ex. dactyl., auquel je me réfère dans cette étude.


LE FASCISME ITALIEN A PARIS 421

de côté le problème des fasci all'estero ? Ou bien y a-t-il eu, consciemment ou non occultation d'une réalité qui dérange, dans la mesure où, depuis trente-cinq ans et plus, le discours dominant sur l'émigration politique tend à perpétuer la certitude rassurante que le fascisme n'a eu à peu près aucune prise sur les colonies italiennes à l'étranger, peuplées on le sait, dans leur immense majorité, de représentants des classes populaires ?

C'est à cette double interrogation que je voudrais essayer de répondre. Sans chercher par principe à bouleverser le catalogue des idées reçues, et en me limitant au cas précis, mais très signifiant, du fascio italien de Paris.

I. — LE TEMPS DES ACTIVISTES (1922-1926)

1. Naissance du Fascio.

Il est difficile de dater avec précision la naissance des premiers fasci italiens en France, et en particulier celle du fascio de Paris, qui paraît bien avoir servi de matrice aux autres organisations. La confrontation des sources françaises et italiennes, ainsi que les informations dont font état — après coup — les livres de P. Parmi 3 et de G. Bastianini 4, nous permettent d'établir les points suivants :

— La décision de constituer des fasci all'estero a été prise par les instances dirigeantes du P.N.F. dès le congrès de Milan de 19225, c'est-à-dire avant la prise du pouvoir par Mussolini. Encore ne s'agit-il que d'une simple précision de principe. L'organisation proprement dite a été établie lors des réunions du Grand Conseil du Fascisme des 14 février 1923, 26 et 27 juillet 19236, et définie par des circulaires émanant du secrétariat général en date des 18 février 1923, 10 novembre 1924 et 18 novembre 1925 7. Autrement dit, la mise en place des organisations fascistes à l'étranger coïncide, s'agissant des décisions les plus importantes, avec la période pendant laquelle Giuseppe Bastianini — ancien squadriste de Perugia et membre du petit état-major qui a préparé la Marche sur Rome 8 — a occupé les fonctions de premier secrétaire des fasci all'estero, soit du 13 octobre 1923 au 16 novembre 1926.

— Cette décision, prise au sommet par les dirigeants du P.N.F. et par Mussolini lui-même, d'organiser les antennes du parti dans les différentes colonies étrangères, recouvre des initiatives locales, opérées souvent de façon anarchique et plus difficilement repérables.

3. P. PAEINI, Gli Italiani nel monda, Milano, 1935.

4. G. BASTIANINI, Gli Italiani all'estero, Milano, 1939.

5. Id. Cf. également C. WIEGANDT, « Les organisations fascistes italiennes en France... », op. cit.

6. ACS - SPD, Ris. b 25 F 242/R inserto E.

7. C. Di MARZIO, « Fascisti all'estero », in Civiltà fascista, Torino, 1928, p. 647.

8. R. DE FELICE, C G. Bastianini », in Dizionario biografico degli Italiani, t. VII, 1965.


422 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

On trouve mention, dans les archives de la Préfecture de Police 9, d'un premier embryon d'organisation fasciste dans la région parisienne dès la fin de 1922. Mais les textes sont sur ce point très imprécis, contradictoires et d'une fiabilité douteuse (la nature de l'information n'est jamais précisée et les rapports sont parfois très postérieurs à l'événement). Le 30 novembre, un mois après la constitution du premier cabinet Mussolini, un petit groupe d'Italiens aurait, selon cette source, tenu une réunion à la Salle des Sociétés savantes, rue Danton, dans le but de «jeter les bases d'un premier groupement fasciste en France, sous le nom de Section de Paris du Parti national fasciste» 10. Les membres fondateurs de cette organisation auraient surtout compris « des fonctionnaires de l'ambassade et du consulat à Paris, ainsi qu'un certain nombre d'employés de la Section italienne de la Commission des réparations », qui siégeait dans la capitale française 11. L'inspirateur du groupe n'étant autre que le consul d'Italie à Paris, Ottavio Marchetti, ancien directeur de la police milanaise n. Le mouvement ainsi constitué, mais non déclaré à la Préfecture de police, aurait pris le nom de « Délégation des fasci italiens en France ».

Autrement dit, une organisation quasi officielle, placée sous l'égide des représentants en titre du gouvernement de Rome, mais qui ne tarde pas à prendre un caracère plus politique et plus musclé. « Un certain nombre de militants fascistes — précisent les Renseignements généraux — furent par ailleurs envoyés spécialement par Rome pour pratiquer le noyautage parmi les commerçants, les industriels et les notables de la colonie italienne de Paris, qui, d'une manière générale, se montraient hésitants à rallier le régime mussolinien » 13. « Personnes sans aveu », dit un autre rapport, émanant celui-ci du cabinet du ministre de l'Intérieur et daté de 1926, venues d'Italie pour « faire du fascisme en France » 14.

Aucun document conservé dans les archives françaises ne permet d'établir une filiation directe entre ce premier noyau du fascisme italien en France et le mouvement qui va se constituer quelques mois plus tard — sous le nom de Fascio di Parigi — dont nous connaissons cette fois la date de naissance officielle, par l'insertion au J.O. du 23 août 1923, et le siège social fixé primitivement 115, rue Richelieu 15.

— Les archives de la Segreteria particolare del Duce nous permettent d'y voir un peu plus clair dans ces débuts un peu flous du fascisme italien en France et de corriger un certain nombre d'affirmations non vérifiées des

9. Cf. notamment un rapport de décembre 1928 reprenant des notes antérieures établies par les services du ministère de l'Intérieur, et complété par un autre rapport en date du 12 février 1931, APP, B A/284, prov. 302-3 (Fascio di Parigi).

10. Note des renseignements généraux, 12 février 1931, APP-M. C'est le seul texte qui fasse état de l'événement et il lui est postérieur d'une dizaine d'années.

11. Id.

12. Id. Cf. également, confirmant cette source, AN F 7 13 245, « Note sur les agissements des fascistes italiens » (1926).

13. APP, doc. cit.

14. AN F 7 13 245, « Note sur les agissements... J>, doc. cit.

15. Il sera transféré, au cours des mois suivants : 45, rue Laborde ; 5, rue Nouvelle ; 37, rue Boissy-d'Anglas ; enfin, 18, rue Clapeyron où il se fixera pendant quelques années.


LE FASCISME ITALIEN A PARIS 423

Renseignements généraux français. Ceci notamment grâce à la correspondance échangée entre Nicolà Bonservizi, premier secrétaire général du fascio, et de fait son fondateur, et Mussolini lui-même.

Bonservizi, dont on trouve la trace à Paris dès la fin de 192016, est un fasciste de la première heure, ami personnel de Mussolini et journaliste comme lui au Popolo d'Italia, dont il est correspondant en titre dans la capitale française. Sans que l'on puisse savoir s'il a été ou non chargé par la direction du P.N.F de mettre en place une organisation fasciste parmi les membres de la colonie italienne — c'est probable — on le retrouve en août 1922, plusieurs mois avant la Marche sur Rome, à la tête d'un premier groupement, plus ou moins informel et qui n'a à cette date aucune existence légale 17. Constitué essentiellement d'éléments jeunes, peu intégrés à la colonie et surtout préoccupés, semble-t-il, de faire triompher parmi les immigrés le règne du manganello et de l'huile de ricin, ce premier fascio paraît avoir eu pendant quelque mois une existence tourmentée, caractérisée avant et après la prise du pouvoir par l'opposition conflictuelle entre ces squadristes purs et durs et ceux que Bonservizi appelle les «peureux», c'est-à-dire certains notables de la colonie, ralliés par opportunisme à l'idéologie des faisceauxls.

Craignant d'être débordé par les uns ou marginalisé par les autres et de voir son organisation — jusqu'alors clandestine — se transformer soit en une classique association de notables dépendant du consulat (dans le style des sociétés de bienfaisance traditionnellement implantées dans la colonie italienne), soit en un groupe terroriste incontrôlé, le correspondant du Popolo d'Italia décida de le dissoudre. Ceci dans des conditions qui restent assez obscures mais à une date qui peut être précisée grâce aux notes de frais établies par Bonservizi pour les années 1922 et 1923. Nous apprenons ainsi, en examinant l'état des dépenses engagées par le dirigeant fasciste, qu'il a réuni à la Salle des Sociétés savantes 19, en mars 1923, une assemblée générale destinée à entériner sa décision de dissoudre le fascio et à laquelle ont été conviées 350 personnes, ce qui nous permet au passage d'évaluer les effectifs théoriques du mouvement 20.

La constitution du second fascio va donc s'opérer entre le 22 mars 1923 et, au plus tard, le mois juillet de la même année, puisqu'il faut plusieurs semaines pour que la déclaration enregistrée à la préfecture de police soit publiée au Journal Officiel. Au cours de ces trois ou quatre mois, Bonservizi consacre la plus grande partie de son activité à la mise en place de la nouvelle organisation, et il le fait en collaboration permanente avec Mussolini. Tâche difficile, si l'on en croit le délégué du P.N.F. à Paris — lequel il est vrai a toujours un peu tendance à se faire mousser et à majorer son

16. Lettre de Bonservizi à son père, 31 décembre 1920, ACS-SPD ris. b 81 F w R.

17. ACS. Mostra Rivoluzione fascista, b 155 f. Costituzione fascio ai Parigi ; Bonservizi a Bianchi, août 1922.

18. Discours de Bonservizi à l'occasion de la reconstitution du fascio s.d. ACS-SPD ris. b 81 f w/R.

19. Louée pour la somme de 75,25 F.

20. Notes de frais de Bonservizi, mars 1923, ACS - SPD ris. b 81 f w/R.


424 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

propre rôle — et ceci pour plusieurs raisons que Bonservizi évoque dans un long rapport au Duce en date du 28 juin 1923 :

— Tout d'abord l'environnement (l'ambiente) n'est pas favorable à la constitution des fasci. Non à cause de l'opinion publique française, qui est loin de professer unanimement des sentiments hostiles au fascisme, mais parce que la colonie italienne subit l'influence des nombreux fuorusciti « communistes », relayés et soutenus par les représentants des autres formations antifascistes, les Campolonghi, De Ambris, etc., dont l'audience est forte dans les milieux populaires.

— Seconde raison : il est extrêmement difficile — se lamente le correspondant du Popolo d'Italia — de recruter des militants « dévoués et honnêtes ». Ceci, précise Bonservizi, « parce que cette colonie, comme presque toutes les autres, est truffée de malfaiteurs (malviventi) et d'arrivistes », et parce que

les Italiens qui sont installés ici depuis longtemps, et qui n'ont pas vu l'Italie depuis 1919, 1920, 1921, 1922, ne peuvent rien y comprendre 21.

J'ai constitué sept ou huit fasci, écrit le délégué du P.N.F. pour la France, je suis en train de les organiser avec des règles sévères. Celui de Paris sera reconstitué, j'espère, d'ici une dizaine de jours. Je dis j'espère, parce que trouver des hommes honnêtes, désintéressés et capables n'a rien de très facile. La manie de se mettre en vedette (mettersi in vetrina), soit pour satisfaire sa propre vanité, soit pour monter de nouvelles affaires, plus ou moins nettes, ou encore pour défendre le mieux possible ses intérêts, exclut tout autre sentiment.

Certes, il y a « de braves gens, mais ils sont dispersés et cachés, et il n'est pas aisé de les trouver là où ils sont ».

— Troisième source de difficulté — et l'on peut constater ici à quel point l'interprétation de Bonservizi diffère de celle des agents des renseignements généraux français — l'attitude de l'ambassade et en tout premier lieu celle de l'ambassadeur. Celui-ci, écrit Bonservizi, est « un noble qui, sans en avoir l'air, est très féru de sa noblesse, doublé d'un diplomate habile, mais il n'est pas fasciste». S'il l'avait vraiment voulu, la colonie serait beaucoup mieux disposée à l'égard du fascisme. « Il colono crede nell'ambasciata e nel consolato. Se si vuol fare del -fascisme) tra i nostri conazionali, bisogna cominciare di là » n.

Pour venir à bout de ces difficultés et mettre en place une organisation conforme aux voeux du parti et du gouvernement de Rome, Bonservizi estime qu'il faudrait réunir au moins trois conditions :

Il faut d'abord créer un journal qui serait l'organe officiel du fascisme italien en France. « Tu sais mieux que moi, écrit-il à Mussolini, quelle puissance a un journal — même hebdomadaire — fait avec passion » 23. Un journal bien fait, sérieux, capable à la fois de drainer les bonnes volontés et d'attirer au fascisme les sympathies des immigrés, tout en redressant les idées des Français sur l'idéologie et le régime fascistes.

21. Bonservizi à Mussolini, 28 juin 1923, ACS - SPD Ris. b 81 f W/R.

22. Id.

23. Id.


LE FASCISME ITALIEN À PARIS 425

Ce journal — précise Bonservizi — je l'aurais déjà fait si le Grand officier Giuseppe Gentili ne m'avait pas refusé au dernier moment les 25.000 F qu'il m'avait promis. Avec eux, et avec les 25.000 F déjà fournis par le Commendatore Garda (le seul Italien vraiment italien et honnête de la colonie), j'en aurais assuré la publicité pour un an.

Seconde condition émise par le délégué du P.N.F., outre le journal qui lui tient particulièrement à coeur et dont il espère bien faire sa chose, il faut un consul :

Un des nôtres, un vrai fasciste, si c'est possible, honnête, passionné, sans aucune affectation de noblesse et qui te soit tout dévoué.

Enfin, il faut envoyer en France des fascistes qui aient fait leurs preuves et des agents accrédités auprès de l'ambassade. Ceci pour riposter aux agressions dont sont victimes les sympathisants fascistes, sans que la police française fasse quoi que ce soit pour prévenir les attentats. Nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes », écrit Bonservizi dans une lettre au Duce en date du 15 août 1923. Et il ajoute : « Le premier choix qu'il faudrait faire est de frapper férocement tous les poids lourds de la colonie qui aident directement ou indirectement nos adversaires » 24.

Mussolini ayant donné son accord, à peu près sur tous les points 25, et décidé d'apporter son soutien financier à l'organe du Fascio, qui deviendra L'Italie nouvelle, puis La Nuova Italia 26, Bonservizi peut dans le courant du mois de juillet procéder à la constitution officielle d'une organisation fasciste italienne en France. Peu importe, lui a écrit le Duce, que les fasci soient constitués publiquement ou secrètement. L'essentiel est qu'ils soient formés de « gens bien » (Bisogna che vi siano dei galantuomini) 27.

Le mouvement va-t-il se développer conformément à ce choix du maître de l'Italie nouvelle ?

2. Le Fascio de Paris entre le fascisme-mouvement et le fascisme-régime (1923-1926).

L'organisation fasciste italienne de Paris prend son essor à partir de l'automne 1923 dans un contexte tourmenté qui présente les caractères suivants :

— Au niveau des relations internationales, l'Italie mussolinienne cherche à acquérir une certaine respectabilité et à entretenir des relations de bon voisinage avec les autres puissances europénnes y compris avec la France du Cartel qu'elle soutient au moment de Locarno. Aussi Mussolini s'efforce-t-il de limiter les risques de friction avec la République voisine en précisant que « le fascisme n'est pas un article d'exportation ».

24. ???

25. Mussolini à Bonservizi, Lettre du 6 juillet 1923, ACS - SPD Ris. b 81 f W/r.

26. Sur la Nuova Italia, cf. le mémoire de D. Gentelle, Cycle supérieur d'Histoire du xx<= siècle, Se. Po Paris, oct. 1981, ex. dactyl.

27. Mussolini à Bonservizi, 6 juillet 1923, doc. cit.

28. Cf. sur ce point : P. MILZA et B. BENTELI, Le fascisme au XX' siècle, Paris, Richelieu/Bordas, 1973.


426 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

— En Italie même, le Duce voudrait substituer après la Marche sur Rome sa version politique du fascisme à celle du squadrisme. Mais l'affaire Matteotti et ses retombées dans la classe politique italienne le contraignent à renouer avec les éléments durs du parti, ou du moins à s'appuyer sur eux. Autrement dit, les premiers pas du Fascio de Paris s'effectuent dans un contexte qui est celui de la relation dialectique et parfois conflictuelle entre le « premier » et le « second » fascisme 28.

— Enfin, en France, l'arrivée au pouvoir du Cartel des gauches et le rapide gonflement des effectifs de l'immigration antifasciste avivent les tensions entre fascistes et antifascistes, et incitent les dirigeants du P.N.F. à entreprendre la conquête de certaines couches de la population immigrée, tout en cherchant — par le noyautage et le terrorisme — à porter aux adversaires du régime des coups aussi rudes que possible.

L'évolution du fascisme italien en France entre 1923 et 1926 reflète le jeu de ces forces divergentes.

Ceci transparaît tout d'abord dans les objectifs assignés au mouvement. Conformément aux consignes données par Mussolini — et qui seront reprises en 1928 dans le Statut des Fasci all'estero' 29 — les statuts du Fascio, déposés en juillet 1923 à la préfecture de police, stipulent que

le but du Fascio de Paris est de réunir les sujets italiens résidant dans la capitale, de les aider moralement, de les protéger le cas échéant, et d'entretenir chez eux le culte de la Patrie.

Par ailleurs

il s'attache à éclairer l'opinion publique française sur la situation exacte de l'Italie, à rectifier tout jugement erroné qui peut être porté sur la politique suivie par le régime fasciste, à faire mieux connaître et apprécier la nation italienne dans le domaine des Arts, des Sciences et de la Culture 30.

Il est précisé, d'autre part, que le mouvement interdit formellement à ses adhérents de s'immiscer dans la politique française et leur recommande spécialement de « respecter strictement les lois du pays dont ils sont les hôtes » 31.

Tel est du moins, à cette date, le sentiment du Duce et celui de la majorité des dirigeants fascistes à l'étranger, conscients du danger qu'il y aurait pour leurs organisations à exporter dans les pays d'accueil les méthodes du squadrisme et leur comportement à l'égard des mouvements antifascistes. Mais ce n'est pas l'avis du Bastianini, lequel préconise une attitude beaucoup plus dure et parvient pendant quelque temps à faire prévaloir son point de vue. Lors du premier congrès des Fasci all'estero 32 qui réunit à Rome 400 délégués venus de tous les pays en octobre 1925, c'est-à-dire à un moment où effectuant son tournant autoritaire, le régime doit compter avec ses éléments les plus dynamiques, le premier secrétaire

29. Décrété par le Duce en mars 1928 et publié dans le Foglio d'ordim, n° 44, du 3 mars 1928.

30. J.O. du 23 août 1923.

31. Rapport des Renseignements généraux du 12 février 1931, APP B A/284 prov. 302-3.

32. Ce fut aussi le dernier. Celui annoncé pour 1930 n'eut jamais lieu.


LE FASCISME ITALIEN A PARIS Ail

des faisceaux à l'étranger définit une ligne dure 33 de lutte à outrance contre toutes les organisations antinationalistes et antifascistes et s'élève contre le principe de neutralité politique que tout groupement fasciste à l'étranger insère pour sa sauvegarde dans le premier article de ses statuts M.

La même ambiguïté règne dans les activités du fascisme italien à Paris et dans la nature de son implantation en région parisienne. Officiellement en effet, le mouvement dont les effectifs ne dépassent pas, semble-t-il, 350 ou 400 membres en 1924-1925, se consacre à des activités qui sont traditionnellement celles des associations italiennes de bienfaisance et de secours mutuel, ou celles des sociétés patriotiques qui existaient déjà dans la France de la fin du XIXe siècle. A savoir : assistance aux chômeurs et aux malades, aide au rapatriement, célébration des grands anniversaires nationaux, bientôt relayés par ceux de la fondation des Fasci et de la Marche sur Rome. En décembre 1924 est organisé à la Salle des agriculteurs, rue d'Athènes, dans le 9° arrondissement, le premier arbre de Noël du Fascio sous l'égide de l'organisation fasciste et d'un comité ad hoc présidé par le baron Cataliotti Valdina 35.

Au milieu de 1924, le Fascio qui a installé son siège 42, rue Fortuny, et compte effectivement 400 adhérents payant une cotisation assez élevée de 20 à 30 francs par mois 36, a commencé à étendre son influence en milieu ouvrier en utilisant les services pouvant être rendus par le Consulat et en établissant son contrôle sur le Bureau d'assistance du travail italien, 20, rue Sedaine 37. Son organe, l'Italie nouvelle, créé par Bonservizi, paraît chaque dimanche, rédigé dans les deux langues et diffusé à 6.000 exemplaires dans les kiosques par les Messageries Hachette.

L'organisation donne alors, vue de l'extérieur, l'apparence d'une association d'Italiens « bien tranquilles », peuplée en majorité d'anciens combattants et animée de sentiments francophiles.

Un bon exemple de ses activités nous est donné par un rapport de la préfecture de police de Paris en date du 6 mars 1924. Il fait état d'une réunion du Fascio ayant rassemblé le 5 mars, 17, rue Chateaubriand, environ 150 personnes. En voici le compte rendu succinct :

1° Le professeur Santoloquido fait l'historique et l'éloge du fascisme ;

2° Le président par intérim du Fascio expose le rôle de l'organisation dont le but est d' « éduquer les Italiens et d'entretenir chez eux le sentiment de la grande Patrie et le respect des lois de l'héroïque et hospitalière terre de France » ;

3° On projette ensuite un certain nombre de courts-métrages cinématographiques : « Anniversaire des morts de l'Argonne », « Cérémonie ita33.

ita33. sur ce point le mémoire de DEA de C. WIEGANDT, op. cit., p. 7.

34. Commissaire spécial de Menton à Intérieur Paris, R. n° 578 du 3 novembre 1925 ; AN F 7 13 245.

35. R. du 1" décembre 1924, ACS SPD Ris b 81 f W/R.

36. Rapport s.d. (mais vraisemblablement de 1924), APP B A/298 prov.

37. Id.


428 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

liemie au cimetière d'Ivry», «Mussolini», «Bonservizi sur son lit d'hôpital» etc... 38;

4° On se sépare aux cris de « Viva l'Italia ! », « Viva il Duce ! », « Viva la Francia ! » 39.

La composition des organes dirigeants du Fascio traduit de la même façon — et au même moment, à savoir la période qui suit immédiatement l'attentat contre Bonservizi — une voloné d'intégration à l'establishment de la colonie et un souci d'afficher, dès cette date, une certaine honorabilité.

Après les élections du 23 mai 1924, le Fascio de Paris, qui, à la suite de l'attentat contre Bonservizi, a été successivement présidé par l'ancien colonel d'artillerie Romita, puis par le conte Renzo Pellati, ancien de la Marche sur Rome et directeur du Bureau des chemins de fer italiens, se trouve dirigé par un état-major dont nous connaissons la composition, bien caractéristique de la tendance à l'absorption des notables.

A la tête du secrétariat politique, l'ancien capitaine d'artillerie Giuseppe Righetti, membre de la délégation italienne à la Commission des réparations, mutilé de guerre et titulaire de la croix de guerre française, est un avocat de trente-quatre ans, originaire de Vérone. Il est assisté de deux secrétaires-adjoints, Mario Bombelli, ancien officier combattant né en 1885 et Giulio Borea-Regoli, officier d'artillerie pendant la guerre et ex-sousdirecteur de la succursale parisienne du Banco di Roma.

Le secrétaire administratif, Demetrio Futacchi, né en 1888, est un industriel qui a également fait la guerre comme officier, et le secrétaire à la propagande (qui cumule cette charge avec celle de trésorier), Rocco Santoliquido, est un ancien député et conseiller d'État.

Le Directoire du Fascio comprend quatre membres titulaires :

— le duc Lanza de Camastra, qui est apparenté par sa femme — née Ney d'Elchingen — à la haute aristocratie française, appartient à une famille de grands propriétaires fonciers du nord de la Sicile ;

— Pierre de Andria, ingénieur et officier ancien-combattant;

— Nicolà Greco, directeur d'une fabrique de chaussures de luxe ;

— enfin Mario Saini, que l'on retrouvera dans les instances dirigeantes du Fascio jusqu'en 1939, est médecin et assistant de recherche à l'Institut Pasteur 40.

Les noms des trois membres adjoints du Directoire importent peu, mais on peut retenir qu'ils exercent respectivement les professions de tailleur pour dames, de comptable et de géomètre. Au total donc, une incontestable domination des hauts notables, appartenant aux différentes frac38.

frac38. a été blessé mortellement quelques jours plus tôt, le 20 février 1924, par Ernesto Bonomini ; cf. infra.

39. Préfecture de Police à Intérieur Paris, R. du 6 mars 1924, APP B A/298.

40. « Mouvements fasciste et antifasciste », Rapport non daté du préfet de police au ministre de l'Intérieur, APP B A/298 prov.


LE FASCISME ITALIEN A PARIS 429

tions de la classe dirigeante fiancheggiatrice et, quoique moins représentée, de la classe moyenne «émergente».

Pourtant, le fascisme italien à Paris est loin de se réduire à cette date à cette apparence de respectabilité et connaît des difficultés pour pénétrer certains secteurs de l'establishment italien de la capitale.

Ainsi, un rapport du secrétariat politique du Fascio de Paris à Bastianini, en date du 22 avril 1924, fait-il état de la résistance opposée à la fascisation de la colonie par le milieu commercial, groupé autour de la Chambre de commerce italienne de Paris 41. Problème d'autant plus préoccupant, estime le successeur de Bonservizi, qu'il est «nécessaire» de pénétrer ce milieu, de façon à obtenir les moyens indispensables pour organiser sérieusement le Fascio et les oeuvres d'assistance des ouvriers ».

A la tête de cette fronde des milieux du négoce il y a — précise Romita — les trois principaux dirigeants de la Chambre de Commerce. A savoir son président, le « grand officier » Arditi, le cavalière Ubaldo Triaca, président du Comité des écoles italiennes et « antifasciste notoire », et le restaurateur Poccardi qui, notons-le, figurera plus tard parmi les principaux représentants du fascisme italien à Paris, mais qui, à cette date, paraît avoir professé des sentiments hostiles au nouveau régime 42. Une résistance qui s'explique, selon les dirigeants du Fascio, par le désir qu'ont les représentants de la Chambre de Commerce de ne pas heurter le milieu financier français, hostile à la dictature des faisceaux, et se traduit par des manifestations telles que le refus d'envoyer une couronne à l'occasion des funérailles des deux fascistes Jeri et Lombardi, assassinés à Paris, ou d'aider financièrement les oeuvres d'assistance du Fascio. Pour en venir à bout, les fascistes vont d'abord essayer d'investir la place, en faisant élire trois d'entre eux lors des élections du tiers sortant du Conseil d'administration de la Chambre. Mais il faudra l'intervention personnelle et résolue du consul Marchetti 43 pour que deux représentants du Fascio soient en fin de compte portés sur la liste des candidats 44.

Devant cette série d'échecs et la persistance d'une opposition larvée de la part d'une partie des notables de la colonie, le consul Marchetti et les dirigeants du Fascio vont se décider à employer la manière forte pour éliminer des sociétés italiennes les éléments non fascistes.

Ainsi, le Comité des écoles italiennes, présidé par l'antifasciste Triaca, se voit imposer par le consul une liste de sociétaires fascistes, ce qui va permettre de renverser la majorité du conseil, désormais dominé par les éléments favorables au régime. Depuis, constatent les Renseignements généraux français, « les écoles italiennes sont devenues des centres de chauvinisme et d'exaltation du fascisme» 45.

41. Secr. pol. du Fascio de Paris à Bastianini, 22 avril 1924, ACS-SPD b 642 f 204 839.

42. Il aurait, selon la même source, toléré l'affichage dans les vestiaires du personnel d'écrits faisant l'apologie de l'assassin de Bonservizi.

43. De surcroît, président honoraire de la Chambre de Commerce italienne.

44. Et encore l'un des deux noms sera-t-il contesté par le consul. R. à Bastianini du 22 avril 1924, doc. cit.

45. Note sur les agissements des fascistes italiens (1926), Paris, AN F 7 13 245.


430 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Le 4 novmbre 1925, au cours d'une réunion rue Saint-Martin à l'occasion de l'anniversaire de l'armistice, Triaca ayant répliqué à l'hymne fasciste par le cri de « vive l'Italie libre ! » fut pris à partie par un groupe de fascistes, expulsé de la réunion et poursuivi jusque dans la rue. A la suite de quoi il fut, sur intervention du consul Marchetti, exclu de toutes les organisations italiennes où il exerçait des fonctions : Chambre de Commerce, Comité des écoles, Société de Bienfaisance, Comité de protection des orphelins, etc... 46.

Enfin, pour s'en tenir aux incidents les plus significatifs, le 13 décembre en fin de soirée, un groupe de jeunes gens arborant à la boutonnière l'insigne du Fascio ont pénétré, la matraque à la main, dans le bar Poccardi, rue Favart, et ont menacé de sortir couteaux et revolvers pour « remettre certains à leur place ». Ces menaces visaient deux clients : Ferdinando Bosso, conseiller de la société des anciens combattants et l'ancien député Quaglino, qui refusaient de dissoudre la société des anciens combattants et d'en remettre le drapeau et les fonds à un triumvirat désigné par Rome. Quelques jours plus tard, la société en question se trouvait d'ailleurs dissoute par décision de Marchetti, lequel chargeait effectivement trois représentants du Fascio 47 de constituer aussitôt une nouvelle organisation, dépendant celle-ci du consulat et du P.N.F.

Cette action menée au grand jour par le consul et par le Fascio pour mettre au pas les éléments récalcitrants de la colonie et s'emparer des leviers de commande de certaines organisations implantées de longue date dans la capitale française ne constitue en fait que la partie émergée de l'iceberg et s'inscrit dans une stratégie offensive pratiquée par Bastianini dans une perspective de lutte à outrance contre les éléments antifascistes en utilisant tantôt des émissaires, agents et exécuteurs secrets, tantôt les éléments les plus dynamiques et les plus militants des fasci, organisés en groupe d'action sur le modèle des squadre de la péninsule.

A la première catégorie appartiennent les agents qui, mandés clandestinement par Rome à partir de l'automne 1923, se voient confier des missions de noyautage des organisations antifascistes, d'espionnage des milieux où s'exerce le plus aisément l'action des organisations de gauche — en particulier du P.C.I. — voire de terrorisme ou de contre-terrorisme. C'est dans cette perspective à la suite de plusieurs meurtres commis contre des fascistes italiens résidant en France — en particulier à Paris où avaient été tués les 1er et 3 septembre 1923 le maçon toscan Gino Jeri et le menuisier Silvio Lombardi, l'un et l'autre anciens combattants et fascistes de la première heure 48, que le futur chef du commando qui devait assassiner Matteotti en juin 1924, Amerigo Dumini, l'un des fondateurs du fascio de Florence, fut envoyé en France avec mission de noyauter un groupe corn46.

corn46. Préf. Pol., 5 novembre 1925, Paris, AN F 7 13 245.

47. Cimpincio, Grazioli et le capitaine Dessaules, l'un des « chefs historiques » du fascio de Paris. Note sur les agissements... ; doc. cit.

48. Fasci italiani all'estero. Trenta cinque morti, duecentoâodici feriti, opuscule publié par le P.N.F., 28 octobre 1930, pp. 11-15.


LE FASCISME ITALIEN A PARIS 431

muniste soupçonné d'avoir organisé les attentats contre les amis de Bonservizi 49.

Ce dernier facilita la mission de Dumini, lequel séjourna plusieurs semaines en France, à la fin de 1923, se fit embaucher comme chargeur à L'Humanité et finit par être admis dans le groupe jusqu'au moment où, confondu par ses nouveaux amis, il tomba dans un guet-apens au Bois de Boulogne et dut pour se dégager abattre deux militants communistes 50. A la suite de quoi, Dumini blessé à la cuisse et soigné au domicile de Bonservizi par le docteur Saini, dut être rapatrié clandestinement en Italie via la Suisse 51.

Kurt Suckert, alias Curzio Malaparte, dont un rapport de la police française en date du 19 janvier 1926 nous dit que «bolcheviste notoire», il serait « un agent du gouvernement italien envoyé en France pour exercer une action fasciste dans les milieux ouvriers rebelles à la politique de M. Mussolini» 52, s'est également rendu en France à plusieurs reprises entre 1923 et 1925 et a été en contact étroit avec Bonservizi et avec les autres dirigeants du Fascio 5Î. Au moment de la mort du correspondant du Popolo d'Italia, il sera même accusé par Le Quotidien d'avoir trempé dans l'attentat pour prendre la place du secrétaire du Fascio. Il en résultera un procès au cours duquel Malaparte recevra l'appui inattendu de Campolonghi et de De Ambris, venus témoigner en sa faveur, et obtiendra du tribunal la condamnation de l'organe du Cartel 54.

Tous ces mouvements en coulisse se sont opérés dans un contexte de lutte implacable entre fascistes et antifascistes. Lutte à rebondissements multiples, dont l'épisode le plus spectaculaire est l'assassinat de Bonservizi.

Le 20 février 1924, le directeur de L'Italie Nouvelle qui dînait dans un petit restaurant italien du quartier de l'Opéra, le Savoia — la zone comprise entre la rue Richelieu, la place de la Madeleine, le boulevard des Italiens et la rue de Rivoli, jusqu'aux Halles, constitue l'un des hauts lieux de la présence italienne à Paris, en même temps que le principal terrain d'affrontement entre fascistes et antifascistes — fut blessé de deux coups de revolver tirés par un serveur du restaurant. Ce dernier, Ernesto Bonomini, âgé de 21 ans, professait des sentiments anarchistes et déclara

49. Outre les Mémoires d'A. DUMINI, cf. sur ce point : A. STADERINI, « Una fonte par lo studio délia utilizzazione dei " fondi segreti " », in Storia contemporanea, ottobre 1979, n°s 4-5, pp. 767-810. A noter que dans les rapports qu'il adresse de Paris à Finzi — alors sous-secrétaire d'Etat à l'Intérieur — et non à Bastianini, Dumini considère l'action de Bonservizi comme désastreuse.

50. Racontée complaisamment par Dumini, l'affaire reste mystérieuse dans la mesure où il ne semble pas que les corps des militants abattus aient été retrouvés par la police française. Note sur les agissements..., AN F 7 13 245, doc. cit.

51. Dumini avait été envoyé en France non par Bastianini lui-même, mais par Giovanni Marinelli, secrétaire administratif du P.N.F. et chef de la fameuse « Tchéka », une sorte de squadra dépendant de la police secrète dont faisaient précisément partie Dumini et sa bande.

52. Fiche de renseignement, 19 janvier 1926, Paris, AN F 7 13 245.

53. G. B. GUEREI, L'Arcitaliano, vita di Curzio Malaparte, Bompiani, 1980, pp. 75 sq.

54. Lequel fut condamné à verser au journaliste italien 5.000 lires de dommages et intérêts, id., p. 75.


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avoir frappé le secrétaire du Fascio «non à cause de l'homme, mais de l'injustice » (non già l'uomo ma l'iniquità)M.

Transporté à Beaujon, il mourra un mois plus tard, le 24 mars 1924. Le 23 octobre, son meurtrier sera condamné à huit ans de détention 56. Fait à titre posthume « principe dei caâuti in terra straniera R 57, Bonservizi fut inhumé à Milan, où Mussolini suivit en personne son cercueil sous une pluie battante. Mais auparavant une cérémonie funèbre avait été célébrée à l'église de la Madeleine à Paris. Une vingtaine de fascistes en chemise noire et arborant leurs décorations — fait assez inusité à cette date dans la capitale française — rendirent les honneurs autour du catalfaque en présence d'un millier de personnes 58.

Le meurtre de Bonservizi devait accentuer pendant quelques mois la tendance « squadriste » au sein du mouvement fasciste de la région parisienne. Ceci — il faut le souligner — surtout dans une optique défensive, car on se trouve alors, à la charnière des années 1924 et 1925, en pleine affaire Matteotti et le Fascio se trouve à la fois menacé par ses adversaires extérieurs et secoué par des divisions internes. Aussi les nouveaux dirigeants de l'antenne du P.N.F., qui reçoit dans le courant du mois de décembre 1925 un renfort d'une quinzaine de militants venus de Rome 59, décident-ils à cette date de donner une structure militaire au noyau dur de l'organisation, en invitant ceux de ses membres « auxquels le travail laisse des loisirs » à s'inscrire dans l'une des trois « escouades de représentation» Lombardi, Jeri et Poli 60 qui formeront la Compagnie Bonservizi, chargée, sous les ordres de son chef élu, l'ancien officier combattant Dominique Borelli, de « maintenir l'ordre et la discipline au sein de l'organisation» et d'assurer la protection de ses locaux et de ses dirigeants 61. Au total ce commando de protection rassemble une cinquantaine de militants dont nous connaissons les noms, dont nous savons qu'ils ont été recrutés parmi les éléments jeunes du Fascio, mais sur lesquels nous ne possédons aucun autre renseignement.

Cette militarisation partielle du Fascio, qui prélude à la reprise en main qui sera faite dans le courant de l'année 1926, sous l'égide de Di Vittorio, clôt une période d'agitation et de difficultés qui a culminé, en octobre 1926, avec la curieuse affaire des « corsaires de la mort ».

Dans la soirée du 31 octobre 1925, un petit groupe d'anciens militants, expulsés quelques semaines plus tôt du Fascio de Paris et commandés par un certain Vito Piscicelli, a fait irruption à une quinzaine — portant des chemises noires à bande rouge — dans les locaux de l'organisation fasciste, 18, rue Clapeyron. On était un samedi soir et le local n'était

55. Divers rapports de police in Rapports quotidiens du préfet de police au ministre de l'Intérieur, APP, 1924 et in F 7 13 245.

56. 25 décembre 1924, Préf. Pol. à Intérieur Paris, APP B A/284 prov. 302-3.

57. Fasci italiani all'estero, 35 mord..., op. cit., p. 19.

58. Rapport de police du 29 mars 1924, Paris, APP B A/284 prov. 302-3.

59. P. Pol. à Intérieur Paris, 5 décembre 1925, id.

60. Du nom de Pietro Poli, un jeune manoeuvre fasciste de 18 ans, tué à coups de pierres par des ouvriers antifascistes, dans un faubourg de Longwy, le 8 juillet 1924.

61. Rapp. s.d. (mai 1926) in APP B A/284 prov. 302-3.


LE FASCISME ITALIEN À PARIS 433

occupé que par sept militants, dont trois femmes, sans armes. Après avoir proféré des menaces et renversé les meubles, les « corsaires de la mort » ont quitté les lieux sans rien emporter 62.

Tels sont les faits bruts, auxquels la police française ne paraît pas avoir compris grand-chose sur le coup 63. Pas plus que les magistrats qui condamneront quelques mois plus tard 64 Piscicelli et son lieutenant, Nino Zafngnani, à deux mois de prison, et quatre corsaires à un mois ferme. Tous seront expulsés en Belgique.

L'examen des archives italiennes permet de voir un peu plus clair dans cette affaire dont certains points demeurent toutefois mystérieux. Nous apprenons ainsi que Vito Piscicelli, employé d'hôtel en chômage, né à Pouzzoles en 1899, avait été exclu du Fascio pour « conduite morale douteuse » et qu'il avait pris la tête d'un groupe « composé d'éléments anarchistes »<s. Il aurait ensuite continué à demander de l'argent à des notables italiens au nom du Fascio, alors qu'il n'était évidemment plus accrédité à le faire.

D'autre part, les archives de la D.G.P.S. — la Sûreté italienne — contiennent, datée du 21 mars 1926, une curieuse lettre adressée par Piscicelli, alors en exil à Bruxelles, aux services du ministère de l'Intérieur à Rome et qui est une véritable confession des « fatti di Parigi » M et, indirectement, une sorte d'appel d'offre. Piscicelli y reconnaît avoir reçu, pour l'ensemble de l'opération, de l'argent de Ricciotti et de Santé Garibaldi, pour mettre sur pied trois escouades d'action qu'il baptisa lui-même « corsaires de la mort » et mener l'assaut contre le siège du Fascio, avec mission 67 de dévaster les locaux et de s'emparer des documents et des fanions de l'organisation fasciste. Il aurait ainsi reçu 15.000 F pour la constitution et l'armement des squadre et 20.000 F pour le coup de main proprement dit 68. Fort de cet appui financier, Piscicelli aurait ensuite, toujours d'après sa propre « confession », envoyé une « déclaration de guerre » en bonne et due forme aux dirigeants du Fascio, puis procédé à l'assaut, mais en prenant sur lui de n'appliquer que partiellement les consignes reçues, c'est-à-dire sans emporter le moindre document. Il aurait même, précise-t-il, quitté les lieux « en serrant la main du secrétaire Tripodi, transformant ainsi l'affaire en une manifestation de protestation émanant de vieux fascistes » 69. Enfin, parmi les responsables et les mandataires de l'opération, le chef des « corsaires de la mort » cite De Ambris et Luigi Campolonghi.

Cette affaire rocambolesque se rattache donc à celle — bien connue — des frères Garibaldi. On sait qu'à la suite du meurtre de Matteotti, de

62. Un dossier sur cette affaire in ACS Rome, D.G.P.S., 1929 b 53.

63. Rapp. P. Pol. à Intérieur Paris, 4 décembre 1925, B A/284 prov. 302-3.

64. L'affaire a été jugée le 4 décembre 1925 par la XVe Chambre correctionnelle.

65. Rapp. Sabattini du 6 novembre 1925, ACS Rome, D.G.P.S., 1929 b 53.

66. Le destinataire n'est pas mentionné mais la lettre porte en exergue : « per dovere d'italianità ».

67. L'ordre aurait été donné par S. Garibaldi dans la soirée du 27 octobre.

68. Piscicelli à Intérieur Rome, lettre du 23 mars 1926, ACS Rome, D.G.P.S. AA GG RR 1929 b 53, Sez II.

69. Id.


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nombreuses associations d'anciens combattants se sont détachées du fascisme et constituées en groupements armés décidés à lutter contre lui. Deux petits-fils de Garibaldi, anciens volontaires du régiment italien de l'Argonne, commandé par l'un des descendants du héros de l'Unité, Peppino Garibaldi — Santé et Ricciotti — se sont ainsi rendus en France dans l'intention affichée d'y recruter une armée clandestine, destinée à provoquer en Italie une insurrection contre le régime.

Une campagne de recrutement a été lancée et de nombreux antifascistes se sont enrôlés de bonne foi dans la « légion garibaldienne », tandis que Ricciotti Garibaldi subventionnait l'hebdomadaire communiste La Riscossa et cherchait, sans y réussir d'ailleurs, à prendre le contrôle du Corriere degli Italiani, l'un des principaux organes de l'émigration politique. Or, en septembre 1926, la police française s'aperçoit que Ricciotti Garibaldi est en relations suivies avec un commissaire de police italien qui effectue de fréquents séjours en France. Les deux hommes sont arrêtés en octobre 1926 et avouent avoir reçu du gouvernement fasciste la mission de compromettre des personnalités antifascistes, particulièrement dans les milieux francs-maçons. Ceci pour établir la preuve que de vastes complots se tramaient en France contre Mussolini et contre le régime.

L'assaut du Fascio s'inscrit dans cette stratégie globale visant à la fois à déconsidérer certains leaders de l'antifascisme en exil (le cas de Luigi Campolonghi est à cet égard significatif), à justifier le tournant autoritaire du régime et à compromettre le gouvernement français au moment où le Duce va se lancer dans une politique révisionniste appelée à heurter les intérêts de la France.

Auparavant, il importe de reprendre en main le Fascio, alors en pleine crise intérieure et en repli tactique 70, face à l'offensive des antifascistes. Ce sera l'oeuvre de Giuseppe di Vittorio.

IL — LE FASCISME EN QUÊTE DE RESPECTABILITÉ DES ANNÉES 1926-1934

1. Di Vittorio et la reprise en main du Fascio (1926-1931).

A partir d'avril 1926, l'homme fort du fascisme italien à Paris est Giuseppe di Vittorio, lequel cumule les fonctions de délégué permanent des fasci en France et de secrétaire politique du Fascio de Paris. Nommé à ce double poste par le Comité central du P.N.F., di Vittorio a été choisi par l'instance supérieure du parti parce qu'il appartient à la première génération du fascisme — et est de ce fait un homme sûr — et parce qu'il est très implanté dans le milieu des notables italiens résidant en France ".

Né en 1884 à Païenne, marié à une Française 72, ce personnage possède une fortune personnelle qui lui permet de n'exercer aucune profession et

70. Se sentant menacés, les dirigeants du Fascio multiplient à cette date (fin 1925 - début la rue Saint-Joseph, siège de la Nuova Italia, APP B A/284 prov. 302-3.

1926) les demandes de protection de leurs personnes et des locaux de la rue Clapeyron et de la rue Saint-Joseph, siège de la Nuova Italia, APP B A/284 prov. 302-3.

71. R. du chef de service des R.G. au Préf. de Pol. Paris, APP, id., 20 août 1926.

72. Une demoiselle Alice Auvrelle, née le 11 juin 1893, id.


LE FASCISME ITALIEN À PARIS 435

de vivre une bonne partie de l'année à La Baule où il est propriétaire d'une villa 73.

Dès sa désignation comme délégué permanent des fasci en France, di Vittôrio prend la tête de l'organisation parisienne 74 et procède au cours des mois suivants à sa complète restructuration, prononçant de nombreuses radiations 75 et décrétant la dissolution du directoire. A la suite de ce petit coup d'État, le nouveau directoire du Fascio n'est pas élu par l'assemblée générale des membres, comme cela avait été de règle jusqu'alors (conformément aux statuts de 1923), mais nommé d'office par le délégué des fasci. Il comprend, outre di Vittôrio lui-même :

— le docteur Saini, également membre du Conseil directeur de l'association nationale des anciens combattants italiens ;

— Domenico Borelli (né en 1890), ancien capitaine, devenu représentant de commerce et agent de publicité à la Nuova Italia;

— Giulio Borea Regoli (né en 1892), membre de l'ancien directoire et ex-sous-directeur du Banco di Roma ;

— Virgilio Costantini (né en 1882 et installé en France depuis 1906), artiste peintre;

— enfin, Arturo Cristilli (né en 1898). Arrivé en France en octobre 1924 seulement, sans profession et ami personnel de di Vittôrio, ce dernier est de toute évidence une émanation directe et un « permanent » du P.N.F. qui l'a dépêché à ce poste pour aider le secrétaire politique du Fascio à reprendre en main l'organisation à la dérive.

Au total, on le voit, une équipe réduite, formée d'éléments sûrs et nettement moins enracinée que celle de 1924 dans le milieu des notabilités de la colonie. Une équipe au sein de laquelle di Vittôrio va exercer pendant plusieurs années son autorité de façon énergique et quasi dictatoriale.

Ce qui n'est pas sans provoquer de vives réactions de la part de l'establishment italien de la capitale, et ceci d'autant plus que di Vittôrio est loin d'être un dirigeant sans reproche sur le plan de la moralité. En 1929, il est vaguement impliqué dans les retombées de l'affaire de la Gazette du ■franc 16 et en mars 1930 dans le krach de la banque franco-italienne de Toulouse 77. Plusieurs rapports adressés par des agents italiens en mission à Paris au chef de la division de la police politique à Rome font ainsi état des mauvaises relations existant entre le délégué des fasci et ceux que les correspondants de la Sûreté italienne appellent «les meilleurs

73. Notice individuelle sur di Vittôrio, id.

74. La Nuova Italia, n° 98, avril 1926. Il est alors président du Fascio de Paris.

75. R. G. à P. Pol,, 20 août 1926, APP B A/284 prov. 302-3. On n'en sait pas plus sur cette épuration de 1926.

76. Rapp. Préf. de Pol. Paris, 6 décembre 1929, APP B A/284, prov. 302-3. Di Vittôrio aurait été en relations avec Marthe Hanau et aurait notamment servi d'intermédiaire pour lui fournir, contre finance, des interviews du Duce.

77. Selon L'OEuvre du 21 mars 1930, il se serait fait verser 50.000 F pour prix de son influence.


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représentants de la colonie » 78. Ceux-ci, écrit l'un d'entre eux, dans un rapport daté du 10 décembre 192879, consécutif à des conversations avec un certain Agresti, ingénieur, « ne veulent pas adhérer au Fascio local, parce qu'ils n'aiment pas les contacts, ni les relations de subordination de la part du secrétaire politique di Vittorio ». Au cours d'un banquet d'industriels et d'ingénieurs, son nom aurait été conspué par l'assistance. D'ailleurs — ajoute l'agent italien — di Vittorio fait « tout ce qu'il peut pour que les meilleurs éléments de la colonie se tiennent hors du Fascio ». Ceci, afin qu'ils « ne lui fassent pas de l'ombre » et le chassent de son poste.

« Mon ami a ajouté — conclut le correspondant du chef de la police politique — sur un ton méprisant : ce sont tous des vauriens et des affamés, qui font du fascisme pour manger (sono tutti degli scalzacani e dei morti di famé che fanno del fascismo par sfamarsi) » m.

Il faut évidemment accueillir ces propos avec une certaine prudence, encore qu'ils ne soient pas totalement isolés. Tels qu'ils sont, ils témoignent d'un certain malaise dans les rapports entre les couches aisées de la colonie et l'état-major de l'organisation fasciste, engagé depuis l'été 1926 dans une politique de mise au pas des anciennes élites dirigeantes.

2. Essor et apogée du fascisme italien à Paris (1931-1936).

Sous l'impulsion de di Vittorio, assisté de Cristilli et de Alfallo de Martino comme secrétaire administratif, le Fascio de Paris voit ses effectifs croître de façon spectaculaire à la fin de la décennie 1920. Alors que sur les 400 membres inscrits au début de 1926, il n'en restait pas plus de 120 à la suite de l'épuration qui avait suivi la nomination de di VittorioS 1, le nombre des adhérents s'élève successivement à 650 à la fin de 1926, 1.200 en 1928, 1.500 en 1929, 2.800 en 1930, un peu plus de 3.000 au début de 193182.

S'agit-il en majorité de ralliés par opportunisme à la cause de la dictature mussolinienne ? Pas si l'on en croit les Renseignements généraux français qui estiment au contraire que la plupart des adhérents du Fascio sont des « purs ». « Seuls furent admis — est-il précisé dans un long rapport de synthèse de mai 1930 — les fascistes de la première heure et les Italiens capables de rendre réellement service à l'organisation» 83. Le montant des cotisations reste d'ailleurs relativement élevé (5 F par mois en 1931), ce qui permet à la fois d'écarter les adhérents «par nécessité familiale » et de redresser les finances du mouvement. Celles-ci accusaient un passif de 18.000 F à l'arrivée de di Vittorio. Cinq ans plus tard, l'actif dépasse 150.000 F«.

78. Dans divers rapports conservés in ACS Rome, Min. Int. D.G.P.S., AA GG RR 1928 b 168.

79. Directeur de la division de la police politique, 10 décembre 1928, id.

80. Id.

81. Rapp. R.G. du 10 mai 1930, APP B A/284, prov. 302-3.

82. Rapport du préfet de police sur le Fascio de Paris, 12 février 1931, APP, id.

83. Rapp. R.G. du 10 mai 1930, doc. cit.

84. Rapp. R.G. du 12 février 1931, doc. cit.


LE FASCISME ITALIEN A PARIS 437

Cette gestion rigoureuse du délégué des fasci, ainsi que l'aide du gouvernement italien 85, a permis à l'organisation fasciste de transférer son siège de la rue Clapeyron au 6 de la rue Christophe-Colomb, où elle occupe depuis janvier 1929 tout un étage 86, puis au 12, rue Sédillot (près du square Rapp, dans le 7e arrondissement) où est installée en décembre 1930 une Casa d'Italia comprenant trois étages luxueusement aménagés avec une clinique médicale, où officie le docteur Saini, une salle de spectacles de 300 places, un salon réservé à la Dante Alighieri et divers locaux occupés par l'association des mutilés. L'entretien de cette vaste Maison d'Italie a exigé une main-d'oeuvre nombreuse, choisie parmi les chômeurs italiens venus solliciter un emploi auprès du Fascio a.

En dehors des membres du directoire, nous savons assez peu de choses, pour la période 1926-1934, sur la composition sociologique de l'organisation fasciste. Un rapport des Renseignements généraux en date de décembre 1928 nous dit que sur les 600 membres qui forment alors le noyau militant du Fascio®, la plupart sont des commerçants aisés, des industriels, des représentants des professions libérales (médecins, dentistes, avocats, hommes de lettres, journalistes) et que l'on ne compte dans les rangs du mouvement que quelques artisans 89. A quoi il faut ajouter, car nous en trouvons mention ailleurs, un petit nombre d'employés de commerce et de personnes employées dans l'hôtellerie et la restauration : milieu assez politisé et dans lequel fascisme et antifascisme ont également recruté des troupes 90.

Sans que l'on puisse donner sur ce point des informations précises, il est probable — compte tenu de l'exiguïté du groupe appartenant aux classes économiquement dominantes — que l'élargissement des effectifs de l'organisation fasciste, qui se trouvent multipliés par quatre ou cinq en quatre ans, s'est fait au profit de cette catégorie des employés, ainsi que des commerçants et petits artisans, voire de certaines franges de la classe ouvrière, et particulièrement chez les chômeurs, inévitablement attirés par une organisation qui leur propose assistance et avantages divers.

Ainsi redressé, repris en main et nourri de sang neuf, le Fascio de Paris va orienter ses activités dans deux directions bien circonscrites. La première est une activité d'assistance, tout à fait conforme à la tradition des sociétés italiennes de bienfaisance, mais opérée avec des moyens importants. Ce sont :

— les soins aux malades, donnés gratuitement à tous ceux qui n'ont pas les moyens de payer, dans la clinique de la rue Sédillot;

85. Qui a fourni deux millions de francs.

86. Rapp. préf. de police du 18 janvier 1929, APP B A/284, prov. 302-3.

87. Rapp. des R.G. du 6 décembre 1930, APP B A/284, prov. 302-3.

88. Sur un total de 1.200 inscrits.

89. Rapp. des R.G. sur les activités de la colonie italienne de Paris, déc. 1928, APP B A/284, prov. 302-3.

90. Sur les seize « corsaires de la mort » qui avaient en 1925 procédé à l'assaut du siège du Fascio, on compte quatre employés d'hôtel ou de restaurant, alors en chômage.


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— la recherche d'emplois pour les immigrés chômeurs ;

— le rapatriement d'Italiens désirant rentrer dans la péninsule et n'en ayant pas la possibilité financière. On compte ainsi 600 rapatriés par les seuls soins du Fascio en 192991 ;

— les colonies « marine e montagne », dont il sera question plus loin et qui fonctionnent à partir de 1928 ;

— l'organisation chaque année, à partir de 1925, à l'occasion de Noël ou de la Befana (la fête de l'Epiphanie), d'un « arbre de Noël du Fascio ». Cette manifestation, qui se déroule en général à la salle Wagram et donne lieu à des distributions de jouets, de friandises et de vêtements aux enfants de la colonie, rassemble environ 200 personnes (enfants et parents) en 1925 92, 4.000 en 1930 " et plus de 5.000 en 1936M. A cette date, la Befana est d'ailleurs devenue une manifestation de propagande au cours de laquelle l'hymne fasciste est repris en choeur par l'assistance saluant à la romaine, alors qu'en 1930, on se contentait encore •— en présence de Marinetti — de jouer les deux hymnes nationaux;

— dernier type de manifestation d'assistance, l'organisation à partir de l'hiver 1932-1933 d'une « soupe populaire » destinée spécifiquement aux Italiens de Paris. Celle-ci distribuera 300 rations quotidiennes en 193395, rue Basfroi, dans le 11e arrondissement, et de 800 à 900 rations l'année suivante, rue de Sambre-et-Meuse %. Ce qui pose d'ailleurs des problèmes à la police parisienne. Le local de distribution de vivres et de vêtements de la rue de Sambre-et-Meuse se trouvant à proximité d'une permanence de la C.G.T.U., on redoute en effet de voir des «éléments extrémistes venir manifester leur haine du régime fasciste » w.

La seconde catégorie d'activités est d'ordre politique et patriotique. En principe, nous l'avons vu, l'objectif de l'organisation fasciste vise moins — conformément à ses statuts — à promouvoir parmi les immigrés une propagande ouvertement politique qu'à entretenir chez eux le culte de la nation et de l'italianité. II est clair toutefois qu'avec la fascisation croissante de l'Etat italien, la distinction entre célébration de la nation et exaltation du régime tend à s'estomper, la grande difficulté pour les dirigeants du Fascio étant à la fois d'offrir à l'extérieur un visage de respectabilité et de produire une bonne image de l'Italie (d'où l'épuration des éléments troubles et la démobilisation apparente, après la vague « squadriste » des années 1923-1926), tout en faisant oeuvre de propagande auprès des masses italiennes. Cette évolution « en ciseaux » se traduit à divers niveaux.

91. Rapp. R.G. du 12 février 1931, doc. cit.

92. Rapp. préf. de pol. 12 décembre 1925, APP B A/264, prov. 3024.

93. Rapp. préf. de pol. 7 janvier 1930, id.

94. Rapp. préf. de pol. 12 janvier 1936, id.

95. Rapp. préf. de pol. 26 janvier 1933, APP B A/284, prov. 302-3.

96. Rapp. préf. de pol. 5 janvier 1934, id.

97. Id.


LE FASCISME ITALIEN A PARIS 439

On assiste, en premier lieu, à des changements dans la nature et dans le déroulement des réunions organisées par le Fascio. Jusqu'à l'arrivée de di Vittorio, celles-ci ont fréquemment un caractère militant et se déroulent parfois dans une atmosphère tumultueuse. On évoque les luttes intérieures du mouvement 98 ou les heurts avec les antifascistes 99, ou encore les questions de doctrine ou de tactique 100. Bref, le Fascio fonctionne comme une organisation politique classique, ouverte au débat interne et attire à cette époque des assistances variant entre 60 et 150 personnes, ce qui est relativement important compte tenu des effectifs du mouvement.

A partir de 1926-1927, ce type de réunions tend à disparaître. Les assemblées générales deviennent des séances de pure forme destinées à entériner les décisions prises par le délégué national des fasci ou par le gouvernement de Rome. Ainsi, celle du 15 février 1931, tenue devant 900 personnes au siège de la rue Sédillot, se contente de faire une ovation au secrétaire général des fasci à l'étranger, Piero Parini, venu lui annoncer que di Vittorio, nommé inspecteur général des fasci en France, était démissionnaire de la charge qu'il occupait depuis cinq ans et que le Conseil du P.N.F. avait nommé à son poste de secrétaire politique du Fascio le comte Perrone di San Martino. Il n'y a apparemment aucune discussion 101.

En revanche, les conférences et réunions portant sur les réalisations du fascisme en Italie et ouvertes à un plus vaste public — du moins est-ce ce que l'on souhaite — se multiplient, tantôt au siège du Fascio, tantôt ailleurs. Avec dans la plupart des cas projections de bandes d'actualité ou de films. Citons, à titre d'exemples :

— le 4 janvier 1927, la fête du Fascio à Wagram rassemble 500 personnes à qui est présenté un long métrage sur le voyage de Mussolini dans les villes de la péninsule 102 ;

— le 24 mars 1931, le Fascio organise à la salle de Géographie, avenue d'Iéna, une conférence avec projection du film : « la traversée de l'Atlantique par l'escadrille Balbo». Marinetti y salue devant 200 assistants les gloires de l'aviation française et italienneI 03. Le lendemain soir, une séance identique a lieu au siège du Fascio, cette fois devant 500 personnes 104 ;

— le 23 avril 1933, à l'occasion de la « Naissance de Rome » et de la « Fête du travail et de la conscription fascistes » (notons au passage que les anniversaires des grands moments du fascisme — fondation des fasci, Marche sur Rome, etc.. — l'emportent peu à peu sur les célébrations traditionnelles : 20 septembre, 4 novembre, etc.), 600 personnes assistent au cinéma Ermitage, aux Champs-Elysées, à la projection d'un film sur l'aviation de combat italienne : Armada azzura. On avait programmé Camicia

98. Cf. p. ex. réunion du Fascio, rue Fortuny, le 7 octobre 1923, Rapp. des R.G. APP B A/284, prov. 302-4.

99. Rapp. des R.G. du 30 mars 1925, id.

100. Rapp. des R.G. du 6 mars 1924, id.

101. Rapp. des R.G. du 17 février 1931, id.

102. Rapp. des R.G. du 5 janvier 1927, id.

103. Rapp. des R.G. du 25 mars 1931, id.

104. Rapp. des R.G. du 26 mars 1931, id.


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nera de Forzano, l'une des rares productions authentiquement fascistes du cinéma italien de l'époque mussolinienne, mais des raisons techniques avaient empêché la projection de cette oeuvre 105. Là encore, il faut noter la différence avec la période précédente. On chante Giovinezza et l'on déploie des drapeaux italiens, mais il n'y a plus ni drapeaux français ni Marseillaise.

— Citons encore — mais la liste est loin d'être exhaustive — une réception en l'honneur de Pirandello, au siège du Fascio, le 2 décembre 1934106, suivant de quelques jours celle qui a eu Heu, rue Sédillot, pour accueillir Bottai 107.

Conformément à son homologue d'outre-monts, le fascisme italien à Paris a réservé une place de choix aux jeunes, « avenir de la révolution fasciste». C'est à partir de l'été 1928, nous l'avons vu, qu'ont été organisées les premières colonies « marine e montagne », destinées aux enfants d'immigrés et entièrement financées par le Fascio et par le gouvernement italien. A leur arrivée en Italie, les jeunes sont enrôlés dans les balilla et avanguardisti et reçoivent un uniforme que — par ordre des autorités fascistes — ils devront, à partir de 1932, conserver jusqu'à leur retour dans la région parisienne 108.

Le retour des colonies « mer et montagnes » donna lieu, à plusieurs reprises, à des manifestations antifascistes à la gare de Lyon. En août 1930, des parents sont — selon les sources de la préfecture de police — « malmenés par quelques communistes ». On en arrête trois qui sont immédiatement expulsés 109. En septembre 1931, le P.C.F. ayant appelé à manifester à la gare de Lyon au moment du retour des avanguardisti, des mesures importantes sont aussitôt prises par la Préfecture de police. Celle-ci fait arrêter les manifestants dès leur arrivée sur les lieux. On procède ainsi à 72 interpellations, dont 51 de sujets étrangers, la plupart italiens 110 et à une vingtaine d'expulsions. L'Humanité fait état de milliers de policiers quadrillant le quartier, de la Bastille à la Nation et de violentes bagarres rue de Lyon 111. On est alors en plein gouvernement Laval et les autorités françaises n'ont pas lésiné sur les moyens.

Les colonies du Fascio de Paris vont ainsi acheminer vers les lieux de villégiature musclée de la péninsule, 850 enfants en 1928, un millier en 1929 in environ 3.000 en 1930113. Mais l'année suivante leur nombre retombe à 1.500 et ceci pour deux raisons. D'une part, les effets de la

105. Rapp. des R.G. du 24 avril 1933, id.

106. Rapp. des R.G. du l™ décembre 1934, id.

107. Rapp. des R.G. du 6 janvier 1934, id. La réunion rassemble 300 personnes. A l'occasion de son passage à Paris, Bottai a fait une conférence à la Sorbonne sur le thème : «De la révolution française à la révolution fasciste », id.

108. Rapp. préf. de police, 6 septembre 1932, APP B A/283.

109. Rapp. préf. de police, 20 août 1930, id.

110. Rapp. préf. de police, 5 septembre 1931, id.

111. L'Humanité, 6 septembre 1931 .

112. Divers rapports in APP B A/283.

113. Rapp. R.G. du 10 mai 1930, doc. cit.


LE FASCISME .ITALIEN A PARIS 441

crise économique qui réduisent les possibilités de financement, tant à Rome qu'à Paris 114, de l'autre l'obligation qui est faite aux parents, pour obtenir l'inscription aux colonies de vacances du Fascio, de faire en même temps adhérer leurs enfants aux jeunesses fascistes. Ce qui, nous dit un rapport de la préfecture de police, provoque « une grande déception dans la colonie italienne » 115.

Par la suite, l'effectif des colonies va se stabiliser autour de 1.0001.200 enfants par an, avec une nouvelle chute en 1936, à un moment où — il est vrai — l'envoi des enfants dans les camps de balilla et à'avanguardisti est devenu un véritable acte d'allégeance envers le régime. Les 500 jeunes fascistes qui quittent la gare de Lyon, au début du mois de juillet 1936, deux mois après la victoire du Front populaire, saluent à la romaine en agitant de petits drapeaux et en criant : « Duce ! Duce ! », sous les yeux des badauds français un peu ébahis 116.

La preuve que la diminution du nombre de jeunes Italiens envoyés dans la péninsule pour les vacances d'été est due davantage à des raisons économiques qu'à une désaffection motivée par la politisation croissante de l'institution, on la trouve dans le gonflement des effectifs de la jeunesse fasciste affiliée à l'organisation parisienne. Un rapport de mai 1931 fait état en effet de 3.000 enfants et jeunes gens enrôlés dans les mouvements dépendant du Fascio de Paris 117 et répartis de la façon suivante :

— 4 centuries d'avanguardisti ;

— 8 centuries de balilla;

— 6 centuries de petites Italiennes et filles de la louve ;

— 2 centuries de jeunesses fascistes.

A cette date, les jeunes fascistes de la colonie, qui sont placés sous la direction du baron Ocampo Colcerasa 118, ont essentiellement des activités sportives. L'organisation de la rue Sédillot possède ainsi un groupe cycliste, une équipe de football, un groupe pugiliste et accueille en ses locaux de petits groupes de pratiquants venus prendre des leçons de boxe et d'escrime. En 1931, elle a acquis un terrain de 20.000 m2 à Drancy, où elle a fait construire un stade avec piste cycliste, équipements d'athlétisme et tribunes. Dès l'année suivante, le stade Italia — c'est son nom — est le théâtre de manifestations sportives de plus en plus politisées. Il en est de même au stade « suisse » du boulevard Carnot, à Paris, où se déroulent à plusieurs reprises des fêtes gymniques et « patriotiques » organisées par le fascio dans un but non dissimulé de propagande. Ainsi en mai 1937,

114. Rapp. R.G. du 12 février 1931, doc. cit.

115. Rapp. préf. de pol. du 22 avril 1931, APP B A/284, prov. 302-3.

116. Rapp. préf. de pol. du 2 juillet 1936, id.

117. Rapp. préf. de pol. du 20 mai 1931, id.

118. Qualifié dans les sources françaises de « mécène de la colonie ». Attaqué en juin 1933 devant le directoire du Fascio, pour « attitude non conforme aux règles fascistes », et suspendu pour deux ans, ce haut notable de la colonie démissionnera aussitôt de toutes les fonctions qu'il occupait dans les diverses organisations fascistes de Paris. APP B A/284 302-3. Rapp. du 16 juin 1933.


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à l'occasion de l'anniversaire de l'entrée en guerre de l'Italie, voit-on 700 jeunes gens environ, appartenant aux diverses organisations fascistes, se livrer à des exercices sportifs et à des mouvements d'ensemble devant un millier de spectateurs. La cérémonie s'achève au son de Giovinezza! entonné par tous les assistants saluant à la romaine 119. Spectacle pour le moins surprenant dans la France du Front populaire.

En juin 1931, on commence à parler de la constitution d'un G.U.F. Il y a alors une cinquantaine d'étudiants italiens à Paris, presque tous boursiers du gouvernement de Rome, ce qui — suggèrent malignement les agents de la préfecture de police — « rend leur adhésion assurée »m. Pour diriger ce groupement de la jeunesse universitaire fasciste, l'étatmajor du fascio a songé à Mojaisky, secrétaire des jeunesses fascistes de la région parisienne. Fils d'un riche avocat napolitain, ce personnage qui cumule avec cette fonction celle de secrétaire du Comité pour l'assistance aux travailleurs italiens en France, est considéré par les Renseignements généraux français comme « un militant fasciste, actif, fanatique et dangereux», spécialisé dans la propagande et probablement membre des services secrets italiens m. Finalement, il faudra attendre deux années encore pour que le G.U.F. soit créé, sous l'impulsion du journaliste Païs et hors de la mouvance de Mojaisky. La responsabilité en est confiée à un étudiant en chimie, Giuseppe Degregori, et l'on compte parmi la vingtaine de membres qui le compose, Girolamo Pignatti, fils de l'ambassadeur d'Italie à Paris m.

Au plus tard en 1934, les diverses organisations de la jeunesse fasciste de la région parisienne ont pris une importance telle que le Fascio décide de les installer dans un local séparé à proximité du siège de la rue Sédillot, la Casa del Balilla, 2, avenue de Villars.

Avec 3.000 adhérents et autant de représentants des organisations de la jeunesse fasciste, le Fascio de Paris représente donc au début des années 30 une force non négligeable au sein d'une colonie — celle de la région parisienne — qui comprend, rappelons-le, une centaine de milliers de personnes 123. Cette force est d'autant moins négligeable que l'influence fasciste s'exerce à cette date bien au-delà des limites du Fascio, soit parce que le mouvement a essaimé, à Paris même ou dans la banlieue, soit parce qu'il a pris le contrôle d'organisations existant antérieurement à sa propre fondation.

On peut ainsi distinguer plusieurs catégories d'organisations :

1. CELIJES QUI, DÉPENDANT DIRECTEMENT DU Fascio, ONT ÉTÉ CONSTITUÉES AVANT LA FONDATION DE LA Casa d'Italia. Ce sont :

— le Comité d'assistance aux travailleurs italiens de la rue Sedaine;

— le Comité des écoles italiennes de Paris, dont le siège se trouve au

119. Rapp. préf. pol. Paris, 23 mai 1937, APP B A/282 prov.

120. Rapp. préf. de pol. Paris, 12 juin 1931, APP B A/278 prov.

121. Note secrète du II* Bureau n° 6566 (déc. 1930), APP B A/278 prov.

122. Rapp. préf. de pol. du 29 juin 1933, id.

123. Sur un total de 808.000 Italiens résidant en France lors du recensement de 1931.


LE FASCISME ITALIEN À PARIS 443

milieu des années 30 à la Maison des écoles italiennes, 37, rue des Marguettes, dans le 12e arrondissement de la capitale 124;

— l'Association des anciens combattants italiens ;

— l'Association nationale des mutilés de guerre italiens. A noter que ces deux dernières organisations groupent environ 5.000 membres pour l'ensemble de la France 125 sans qu'il soit possible de savoir combien d'entre eux sont ou non également membres de l'organisation fasciste centrale et combien résident dans la région parisienne 126 ;

2. LES ORGANISATIONS DÉPENDANT ÉGALEMENT DU Fascio MAIS QUI ONT ÉTÉ

CRÉÉES DANS LE COURANT DES ANNÉES 30 :

— la section féminine du Fascio, constituée en octobre 1932 sur l'initiative de Gennari, alors secrétaire de l'organisation fasciste et placée sous l'autorité d'Anna Germani Zuccardi 127. Le but de ce group féminin, dont on ne connaît ni la composition ni l'effectif, consiste à « faire oeuvre d'assistance et de bienfaisance», tout en assurant une certaine propagande fasciste auprès des « dames de la colonie italienne » ^ ;

— le Foyer des artistes italiens, qui est inauguré en juin 1938 et dont le siège est situé 11, rue Jules-Chaplain, dans le 6' arrondissement 129 ;

— la librairie Italie, 75, boulevard Saint-Germain 130 ;

3. LES ORGANISATIONS FASCISTES DE LA BANLIEUE PARISIENNE :

— la Maison des Italiens de Saint-Maur, 3, avenue de l'Est, à SaintMaur, siège comme les autres établissements de ce type d'une section locale fasciste dont nous ignorons d'ailleurs à peu près tout 131;

— la Maison des Italiens de Pavillon-sous-Bois, sise dans cette localité au 145, avenue du Président-Wilson ;

— la Maison des Italiens de Seine-et-Oise, 12, rue du Pavillon-Sully, côte du Pecq à Saint-Germain-en-Laye 132 ;

— la Maison des Italiens de Pantin, 12, rue Sainte-Marguerite, dont l'inauguration, en présence d'une centaine de personnes, a donné lieu en mars 1934 à une contre-manifestation unitaire (les retombées du 6 février ne sont pas loin) réunissant 500 militants et sympathisants du P.C.F. et de la S.F.I.O. ™ ;

— la Société de secours mutuel ouvrière de Pantin;

124. Rapp. préf. de pol. du 20 août 1936, APP B A/282 prov.

125. Rapp. R.G. du 10 mai 1930, doc. cit.

126. Dans l'état actuel des recherches.

127. Elle sera remplacée eu 1938 par Maria Caria Da Novaro. A cette date, la c section féminine » est devenue fascio femminile et sa dirigeante a le titre de secrétaire du faisceau féminin. Rapp. préf. de pol. du 28 juillet 1938, APP B A/284 302-3.

128. Rapp. préf. de pol. du 24 octobre 1932, id.

129. Rapp. préf. de pol. du 2 juin 1938, APP B A/282 prov.

130. Rapp. préf. de pol. du 29 juin 1939, id.

131. Rapp. préf. de pol. du 3 février 1938, APP B A/284 302-4.

132. Rapp. préf. de pol. du 9 août 1934, APP B A/278.

133. Rapp. préf. de pol. du 26 mars 1934, APP B A/278.


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4. LES ÉCOLES ITALIENNES DE LA RÉGION PARISIENNE, passées sous le contrôle fasciste. Il y en a six, sur lesquelles nous savons assez peu de chose mais dont nous connaissons les effectifs approximatifs par deux rapports à la préfecture de police, faisant état des distributions de jouets à l'occasion de la Befana, en 1933 et en 1934. Nous en avons résumé les enseignements dans le tableau ci-dessous m :

Lieu d'implantation de l'école Nombre d'élèves concernés

par les distributions de jouets

Pantin : 6, rue Forceval 450

Pantin : rue Berthier 150

Aubervilliers : rue Claude Bernard 450

Ivry : rue Vérollot 250

Vitry : rue Audigeois 250

Choisy-le-Roi : rue de la Voie des Roses 200

TOTAL 1.750

Nous reviendrons plus loin, à propos de ces deux dernières catégories d'institutions, sur l'implantation fasciste en milieu ouvrier;

5. LES ORGANISATIONS SUR LESQUELLES LE Fascio ou LE CONSULAT ONT ÉTABLI

LEUR CONTRÔLE DIRECT OU INDIRECT :

— la Société de secours mutuel la Lira italiana, dont le président est en 1930 Ettore Cella B 5, a son siège 119, rue Saint-Martin, dans le 3e arrondissement. Il s'agit, notons-le, d'une association qui existait déjà à la fin du xcr siècle et qui a conservé, bien que passée dans la mouvance fasciste, son caractère traditionnel ;

— la section parisienne de la Dante Alighieri, qui regroupe 250 adhérents en 1934, a son siège 248, rue de Rivoli 136 ;

— l'Union des garibaldiens de l'Argonne et volontaires italiens dans l'armée française présente un cas particulier et mériterait à elle seule une étude approfondie. Fondée en 1917, elle rassemble environ 350 adhérents en 1934, dont 140 pour la région parisienne. Mais sur cet effectif théorique, un tiers seulement paraît avoir acquitté régulièrement sa cotisation 137. Il faut dire qu'en 1934-1935, l'organisation est en pleine crise. Longtemps dominée par le courant francophile et républicain, représentée notamment par Cesare Oleggini — un artisan monteur en bronze, naturalisé français

134. Rapp. préf. de pol. du 6 janvier 1933 et 14 janvier 1934, APP B A/284, prov. 302-3.

135. Rapp. prêt, de pol. du 7 mai 1930, APP B/A 284 prov.

136. Rapp. préf. de pol. du 18 avril 1937, id.

137. Id. Le siège social est, en 1935, le même que celui de la Dante Alighieri, 248, rue de Rivoli.


LE FASCISME ITALIEN À PARIS 445

et président jusqu'en 1933 "* — elle est indirectement entrée dans l'orbite du Fascio, par le truchement de son nouveau président, Camillo Marabini. Ex-capitaine de la « Légion »m, ancien républicain, ami de Ricciotti Garibaldi avec lequel il a rompu à l'occasion des événements évoqués plus haut, Marabini, s'est suffisamment rapproché du régime mussolinien dans le courant des années 30, pour que celui-ci lui confie la direction de la Dante Alighieri. Aussi les réactions sont-elles très vives au sein de l'association 140, la fraction républicaine et antifasciste de l'Union des garibaldiens reprochant à son nouveau président 141 ses liens un peu trop voyants avec la Casa d'Italia et avec le consulat. Ceci au moment où s'exerce en France l'action du général Coselschi et de ses « Comités d'action pour l'universalité de Rome» 142. Autrement dit, une scission de fait qui deviendra officielle en 1939. Dans l'intervalle, Camillo Marabini et sa femme 143 tenteront, sans grand succès semble-t-ilm de mettre sur pied une oeuvre des garibaldiens de l'Argonne, visant à fonder une maison de retraite pour les anciens volontaires italiens dans l'armée française. Le président des « garibaldiens » assume également, notons-le, la vice-présidence de l'Union des combattants France-Italie, fondée en 1936 et dont le siège social se trouve 39, boulevard Malesherbes 145.

3. Fascistes et antifascistes.

Le développement — relatif certes mais nullement négligeable — du fascisme italien dans la région parisienne au cours de la première moitié des années 30, son emprise croissante sur de nombreuses organisations de la colonie, n'ont pas été sans provoquer des réactions parfois très vives dans les rangs des antifascistes, appuyés par les formations politiques et syndicales françaises de gauche, en particulier, par la C.G.T.U. et par le Parti communiste français.

Nous avons déjà évoqué les manifestations qui se sont déroulées aux abords de la gare de Lyon, en 1930 et 1931, à l'occasion du retour des colonies marine e montagne. Beaucoup d'autres incidents ponctuels ont eu lieu, entre 1930 et 1934, dont fait état la presse de l'époque ainsi que les documents conservés aux archives de la préfecture de police de Paris. Les plus graves, les plus significatifs aussi sans doute, sont ceux qui, en

138. Id. Cf. également Rapp. préf. de pol. du 14 décembre 1931, id. Le vice-président est, à la même époque, Ugo Zatelli, artisan tailleur, également de nationalité française, de même que le secrétaire général, Angelo Misto, contremaître peintre.

139. La « légion garibaldienne » a été en fait le 4e régiment de marche de la Légion étrangère qui a combattu sur le front de l'Argonne, de décembre 1914 à février 1915.

140. Celle-ci avait traversé une première crise en 1927. Elle avait exclu de ses rangs Riciotti Garibaldi et changé d'appellation. Rapp. préf. de pol. du 13 avril 1937, doc. cit.

141. Marabini exploitait à Paris, 9, rue Suffren, un magasin d'exportation de matériel d'aviation ; id.

142. Cf. P. MTLZA & M. BENIELI, Le fascisme au XX' siècle, Paris, 1972, pp. 223 sq.

143. Une Française, Thérèse Noël.

144. Deux galas seront donnés à cette occasion au Lido, en février 1936 et mars 1937 ; APP BA284.

145. Rapp. de pol. du 18 avril 1937, op. cit.


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avril 1930, ont opposé à Pantin — où réside une importante colonie italienne — fascistes et antifascistes.

Le 6 avril, dans l'après-midi, une dizaine d'ouvriers italiens — armés, nous disent les rapports de police, de couteaux, de matraques et de revolvers — ont fait irruption dans un café-épicerie de Pantin, tenu par un Transalpin et où était réunie une vingtaine d'adhérents à la Société de secours mutuel dite Unione opérai meridionali (Union des ouvriers méridionaux) 146, de tendance fasciste. Certains d'entre eux, précise le rapport du commissaire de police de Pantin 147, étaient connus pour leurs « sentiments anticommunistes militants » et arboraient leurs insignes d'anciens combattants. A la suite d'une courte bagarre, ponctuée de coups de feu, les agresseurs se sont retirés, faisant trois blessés légers parmi leurs adversaires, dont deux par balles14s. Cinq d'entre eux seront arrêtés quelques jours plus tard par la police, jugés et condamnés à diverses peines de prison. Tous étaient membres du Parti communiste italien, des « Comités prolétariens antifascistes » et du Secours rouge internationalK 9.

Incident relativement bénin par conséquent, mais qui entraîne une assez vive agitation au sein de la colonie italienne et sera suivi, une semaine plus tard, par un affrontement beaucoup plus grave. Le 13 avril, en effet, à la suite d'une rixe qui paraît également avoir été provoquée par des militants du P.C.I., deux ouvriers fascistes — un maçon et un terrassier — sont tués par balles, boulevard Macdonald à Pantin 150. Les obsèques auront lieu le 18 avril, en présence de plus de 700 personnes, parmi lesquelles des représentants du Fascio de Paris, mais aussi, selon les sources officielles et le témoignage de la majorité des journaux 151, d'ouvriers italiens appartenant ou non à l'organisation fasciste.

Il n'y a pas lieu de tirer des conclusions générales des événements de Pantin. Ils ne suffisent évidemment pas à mesurer le degré d'implantation du fascisme italien dans les colonies ouvrières de la région parisienne, lequel demeure certainement faible. Tout au plus — mais c'est déjà beaucoup — révèlent-ils l'existence de petits noyaux fascistes ou fascisants, recrutant leurs adhérents et leurs sympathisants dans certains secteurs du prolétariat immigré : les travailleurs indépendants, les ouvriers du bâtiment et des industries métallurgiques ou chimiques, plutôt des manoeuvres que des travailleurs qualifiés, plutôt des méridionaux que des ressortissants des provinces septentrionales. Les hommes qui se heurtent aux antifascistes en avril 1930, rue Berthier ou boulevard Macdonald à Pantin, vivent dans des conditions très précaires, « sur la zone ». Ils habitent avec leurs familles de six, huit enfants, ou plus, dans des baraque146.

baraque146. le 20 avril 1922 et déclarée à la Préfecture de police le 22 juin de la même année, APP B A/278 prov.

147. Rapp. préf. de pol. du 15 avril 1930, id.

148. Rapp. comm. de pol. de Pantin, 8 avril 1930, id.

149. Rapp. comm. de pol. de Pantin, 15 avril 1930, id.

150. Rapp. comm. de pol. de Pantin, 16 avril 1930, id.

151. Seule L'Humanité réfute l'idée d'une participation ouvrière et parle de provocation fasciste, ce qui paraît en l'occurrence hautement douteux. Cf. L'Humanité des 14, 15, 17, 18 et 19 avril 1930.


LE FASCISME ITALIEN A PARIS 447

ment sordides 152 et perçoivent de maigres salaires. Sous-prolétariat tendanciellement perméable au discours démagogique du fascisme ? Sans doute, et aussi candidats éventuels aux quelques avantages matériels qu'ils peuvent attendre de leur appartenance au Fascio. Mais davantage composé, semble-t-il, de pauvres hères que de nervis et de « squadristes » professionnels, comme l'affirrae un peu vite la presse communiste de l'époque. En tout cas suffisamment nombreux et motivés pour résister à la pression d'un environnement hostile et pour avoir continué d'envoyer leurs enfants à l'école italienne de la rue Berthier, réputée «fasciste» et ellemême installée dans un véritable bidonville (le «labyrinthe»).

C'est d'ailleurs très précieusement autour de l'école italienne que s'est focalisée la tension du printemps 1930 à Pantin 153. Dans cette affaire, comme lors des incidents de la gare de Lyon, la jeunesse — plus exactement les enfants d'âge scolaire — ont constitué un enjeu important entre fascistes et antifascistes.

Au-delà de ces indications très sommaires concernant l'implantation du fascisme parmi les travailleurs immigrés, il faut retenir des événements de 1930-1931154 qu'ils ont en fin de compte — et bien que les fascistes aient été ici en position défensive — plutôt desservi le Fascio de Paris et ses filiales de banlieue, contraints malgré eux (ce fut le cas à Pantin) de « descendre dans la rue » pour riposter aux attaques des antifascistes et aussitôt accusés par la presse d'extrême gauche de vouloir renouer avec l'activisme des premiers temps.

Ceci, au moment où pour les raisons qui ont été examinées, les dirigeants du Fascio cherchent au contraire à donner une image rassurante d'eux-mêmes et de leur organisation.

III — CONTRADICTIONS ET DIFFICULTÉS DE L'IMMÉDIAT AVANT-GUERRE

(1935-1939)

1. La vitrine du fascisme à Paris.

Jusqu'au début de 1939, le Fascio de Paris et l'ensemble des organisations qui dépendent de lui affichent une relative prospérité. On aurait pu penser que l'arrivée au pouvoir du Front populaire leur aurait été très défavorable, les obligeant sinon à disparaître, du moins à se replier sur eux-mêmes et à mettre une sourdine à leurs activités.

Or il n'en est rien. La police manifeste pendant le premier gouvernement Léon Blum le même souci que par le passé d'éviter les heurts entre fascistes et antifascistes, autrement dit d'assurer la protection des locaux

152. Cf. les rapports de police des 15 et 16 avril 1930, APP B A/278 prov.

153. Les deux victimes de l'affrontement du 13 avril ont été transportées à l'école italienne de la rue Berthier, transformée pendant plusieurs jours en « chapelle expiatoire ». Le Journal, 22 avril 1930.

154. Outre les manifestations et les heurts qui ont été examinés, il faut mentionner la tentative de plastiquage du Fascio de Paris par deux Italiens antifascistes, en octobre 1930. APP B A/284, prov. 302-5.


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et des individus placés dans la mouvance du Fascio 155. Le départ des colonies marine e montagne en juillet 1936, quelques semaines seulement après l'avènement du Front populaire et au lendemain de la grande vague de grèves qui a secoué la France, est significatif de la tolérance dont jouit le fascisme italien à Paris à un moment où lui-même s'attendait à subir les effets du renversement de la conjoncture politique. Parmi les 500 enfants et adolescents qui prennent le train à la gare de Lyon, une bonne partie d'entre eux a revêtu l'uniforme des balilla ou des avanguardisti. On salue « à la romaine » et l'on agite de petits drapeaux en criant : « Duce ! Duce ! » et en chantant Giovinezza 156. Il n'y a aucune réaction de la part de la foule parisienne et des organisations de la gauche.

Cette démonstration est loin d'être isolée 157. En mai 1937, on l'a vu, au stade du boulevard Carnot, 700 ou 800 jeunes fascistes peuvent à l'occasion d'une manifestation gymnique 158 entonner l'hymne fasciste devant un millier d'assistants saluant à la romaine, sans soulever de protestations 159, autres que dans la presse d'extrême gauche 160.

Paradoxalement, c'est après la chute du gouvernement Blum que les dirigeants fascistes vont inciter leurs troupes à se montrer discrètes, de façon à éviter à la fois les réactions d'hostilité de la population parisienne et les risques de représailles de la part du gouvernement français. Conséquence non pas de l'animosité croissante des Français à l'égard du régime fasciste — du moins cet élément est-il secondaire — mais du virage accompli par la diplomatie mussolinienne à partir de l'automne 1936. De plus en plus fréquemment, les rapports des Renseignements généraux et des informateurs de la préfecture de police font état de réunions au siège de la rue Sédillot — par exemple pour l'anniversaire de la Marche sur Rome ou de la mort de Bonservizi — pour lesquelles les membres du Fascio (et encore sont-ils de moins en moins nombreux à le faire) 161 ont dissimulé leur tenue fasciste sous des manteaux ou des imperméables.

Cette volonté des dirigeants du Fascio d'éviter les heurts avec la population parisienne ou avec le gouvernement du pays hôte accentue la tendance, déjà manifeste au cours de la période précédente, à transformer leur organisation en une vitrine officielle, parfaitement aseptisée, du régime mussolinien. Une évolution qui tranche avec celle du fascisme au pouvoir, engagé au contraire au même moment dans une phase de militarisation et de raidissement totalitaire.

155. Ainsi, en juin 1936, la police renforce la surveillance exercée aux abords des écoles italiennes de Pantin et d'Aubervilliers, à la suite de lettres de menaces adressées au Fascio de Paris. Rapp. préf. de pol. de juin 1936, APP B A/284, prov. 302-3.

156. Rapp. préf. de pol. Paris, 2 juillet 1936, APP B A/284, prov. 302-3.

157. La même atmosphère règne à la gare de Lyon pour le départ de trois cents jeunes gens de 14 à 20 ans, en août 1936. Rapp. préf. de pol. du 20 août 1936, APP B A/282 prov.

158. Pour célébrer le 22e anniversaire de l'entrée en guerre de l'Italie.

159. Rapp. du 23 mai 1937, APP B A/282 prov.

160. Cf. L'Humanité du 24 mai 1937.

161. Ainsi, un rapport du 19 mars 1939 précise-t-il que pour la réunion qui s'est tenue au siège du Fascio, à l'occasion du XXe anniversaire de la fondation des faisceaux, quelques jeunes gens seulement sur un millier de présents avaient suivi la consigne de revêtir, sous leur imperméable, la tenue fasciste. APP B A/282.


LE FASCISME ITALIEN À PARIS 449

Comportement essentiellement tactique et motivé, on s'en doute, par les changements de la situation internationale. Plus que jamais, il s'agit d'offrir aux Italiens de France, à ceux du moins qui peuvent encore être ralliés, ainsi qu'aux sympathisants français, l'image non pas d'un fascisme pur et dur, militant et contestataire, mais celle d'une Italie unie et disciplinée, fière de son régime et de ses réalisations. D'où la multiplication des manifestations de caractère officiel et ostentatoire : conférences auxquelles sont conviés de hauts dignitaires du régime (Turati, Ciano, Bottai), ou des intellectuels en renom (Marinetti, Pirandello), séances théâtrales et cinématographiques avec la présentation de films à la gloire du régime et de son chef, manifestations artistiques diverses, etc. En même temps que se poursuivent et que se développent les activités traditionnelles de bienfaisance : assistance médicale gratuite, « soupes populaires », distributions de vêtements et d'aliments, arbres de Noël, colonies de vacances 162, etc.

Tout ceci avec un certain succès. En effet, si nous ignorons comment ont évolué au cours de cette dernière période les effectifs des organisations fascistes de la région parisienne 163, nous savons en revanche que les différentes manifestations organisées par le Fascio, en ses locaux de la rue Sédillot ou ailleurs 164, ont connu entre 1935 et 1938 une assistance record, dépassant fréquemment le millier de personnes 165, et ceci à un moment où elles deviennent plus nombreuses que par le passé. Les séances cinématographiques, qu'elles soient consacrées à la projection de bandes documentaires ou à la présentation de quelques monuments du cinéma spécifiquement fasciste — Camicia nera de Forzano ou Scipioti l'Africain de C. Gallone, dont le succès en France dépasse d'ailleurs très largement le public sympathisant 166 — semblent avoir été particulièrement suivies. Y compris pour le film consacré à la visite d'Hitler à Rome en 1938 qui devra être projeté une seconde fois au siège du Fascio de Paris, « en raison du succès remporté », dixit l'informateur des Renseignements généraux français 167.

2. Le consensus éclaté.

Le conformisme de façade adopté depuis le début des années 30 par les organisations fascistes de la région parisienne, les liens de plus en plus étroits qui se sont établis entre celles-ci et les représentants officiels du

162. Il est à noter que les effectifs des colonies de vacances marine et montagne ont fortement diminué pendant la période des sanctions.

163. Je n'en ai trouvé aucune mention dans les sources examinées, tant en France qu'en Italie. Cela dit, beaucoup reste à faire, qu'il s'agisse des documents conservés à VArchivio centrale âelîo Stato à Rome, et à la Farnesina, ou de la collection complète de la Nuova Italia. Le thèse de Caroline Wiegandt devrait sur ce point nous permettre d'y voir un peu plus clair.

164. Par exemple, à la salle Wagram ou dans quelques cinémas d'exclusivité des ChampsElysées.

165. 1.600 enfants et 1.200 adultes à l'arbre de Noël du Fascio, rue Sédillot, en janvier 1937. APP B A/284, prov. 302-3.

166. Plusieurs rapports sur ces manifestations in APP B A/278 prov.

167. Rapp. du 31 mai 1938, APP B A/282 prov.


450 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

gouvernement italien et qui tendent à faire du Fascio une antenne du consulat dans la colonie, le développement des activités « sociales » et culturelles aux dépens des activités proprement politiques, bref tout ce qui vise à modifier l'image de la présence fasciste à Paris, dans un sens conservateur, a permis de rallier certains secteurs jusqu'alors demeurés imperméables à l'influence du Fascio, en particulier parmi les représentants des milieux économiques, dont nous avons vu à quel point ils avaient d'abord été réticents à l'égard du fascisme 168.

Le seul document un peu précis que nous ayons sur cette question — un rapport de la préfecture de police concernant les Italiens « ralliés au régime et qui sont à la tête de diverses entreprises dans la région parisienne» 169 — date de juillet 1939 et fait état de 61 noms, parmi lesquels 26 désignent des dirigeants économiques d'un certain poids : directeurs de sociétés industrielles 170 ou de compagnies d'assurances, négociants, directeurs et fondés de pouvoir de banques, patrons d'entreprises de travaux publics, etc.. Les autres sont des représentants de petites et moyennes entreprises, essentiellement dans les secteurs du meuble, du vêtement, de l'alimentation et de la restauration. Significative à cet égard est l'évolution de Francesco Poccardi, propriétaire d'un restaurant réputé des grands boulevards et qui, après avoir été considéré dans les années 20 comme très hostile au fascisme 171, est devenu, semble-t-il, une dizaine d'années plus tard — en même temps qu'il assumait la présidence de l'Association des propriétaires d'hôtels et de cafés italiens en France 172 — l'un des adhérents les plus en vue du Fascio de Paris 173.

Fascisme de circonstance, sans grande ressemblance avec celui des premières années. Déjà, dans un rapport de février 1931, les Renseignements généraux disaient du Fascio de Paris, observant une tendance qui s'est accentuée par la suite : « Ce serait beaucoup s'aventurer de prétendre que tous ses membres sont des fascistes convaincus. Il y a, au contraire, tout lieu de croire que bon nombre d'entre eux, qui ne nourrissent pas de sympathies particulières pour le nouveau régime italien, n'ont adhéré au Fascio qu'en raison des avantages certains qu'ils savaient pouvoir en tirer » 174.

L'intérêt et le conformisme ne constituent pas, bien évidemment, les seuls mobiles d'un ralliement qui demeure par ailleurs un phénomène minoritaire. Entrent également dans les motivations des ralliés le prestige international acquis par l'Italie « nouvelle », en particulier après la conquête de l'Ethiopie, l'admiration sincère pour des réalisations inté168.

inté168. supra.

169. Rapport du 22 juillet 1939, APP B A/282 prov.

170. Dont Teodoro Pigozzi, directeur de Simca-Fiat.

171. Cf. supra, 1™ partie.

172. Rapp. préf. de pol. du 22 juillet 1939, APP B A/282 prov.

173. A la fin d'octobre 1939, donc après la déclaration de guerre, il fait partie du petit groupe de vingt personnes qui assiste, rue Sédillot, à l'anniversaire de la Marche sur Rome. Rapp. du 28 octobre 1939, APP B A/483 prov. A cette date, le restaurant Poccardi est un peu devenu le lieu de rendez-vous des sympathisants du fascisme italien à Paris.

174. Rapp. du 12 février 1931, APP B A/284, prov. 302-3.


LE FASCISME ITALIEN A PARIS 451

rieures que la propagande du régime, relayée par des journaux comme la Nuova Italia, voire par la presse philofasciste française17s, ne se prive pas de mettre en avant, ainsi que l'assimilation faite par certains entre fascisme et esprit ancien combattant.

Une fraction difficile à évaluer quantitativement, mais sans doute importante, de ces Italiens de Paris, ralliés au fascisme, petits commerçants, petits entrepreneurs de maçonnerie ou de fumisterie, tailleurs, chapeliers, etc., nombreux dans les quartiers du Marais et du Sentier, membres de l'Union garibaldienne ou d'autres associations de combattants, souvent mariés à des Françaises et installés en France avant le premier conflit mondial, quelques-uns déjà fortement assimilés même lorsqu'ils ont conservé leur nationalité, très ignorants en fin de compte de la réalité du fascisme 176 et percevant celle-ci à travers le miroir déformé de la presse, va se désolidariser du régime mussolinien au moment où celui-ci inaugure, à partir de 1938, ce que Renzo De Felice appelle sa « révolution culturelle »m et surtout s'engage dans une politique étrangère résolument tournée contre la France. Il en est de même de certains notables de la colonie, membres du Fascio ou proches de celui-ci, mais traditionnellement francophiles et ouvertement hostiles à l'axe Rome/Berlin 178. Il en résulte, au sein de l'organisation fasciste — au Fascio lui-même et dans les organisations d'anciens combattants qui en dépendent directement ou indirectementI 79 —, un certain flottement qui se manifeste dans le courant de 1938 et tourne au désarroi au début de 1939, après la publication dans le Tevere du fameux article de Telesio Interlandi : « nous crachons sur la France ! », que désavouent non seulement la majorité des adhérents du faisceau de Paris, mais encore, semble-t-il, une partie de ses dirigeants 18°. Des dirigeants qui, notons-le au passage, connaissent, depuis le départ de di Vittorio en 1931181, un renouvellement extrêmement rapide et sont désormais désignés directement par le Conseil national du P.N.F. 182.

175. Cf. Pierre MILZA, L'Italie fasciste devant l'opinion française, Paris, A. Colin, 1967, et « L'image de l'Italie fasciste dans la France des années 1936-1939 », in Italia e Francia dal 1919 al 1939, Milano, ISPI, 1981, pp. 271-302.

176. Sans prétendre généraliser, j'en citerai un, que j'ai personnellement connu dans mon enfance et qui est Orlando Stagi, chapelier, 43, rue Chariot, Paris (3e), et alors président de l'association des fabricants et négociants italiens de chapeaux en France, dont le siège était fixé au 12 de la rue Sédillot.

177. R. DE FELICE, Mussolini, il Duce, t. V : Lo Stato totalitario, Torino, Einaudi, 1981.

178. Rapp. préf. de pol. du 22 mars 1939, APP B A/284, prov. 302-3.

179. Divers rapports sur cette question in APP B A/284, prov. 302-3.

180. Rapp. du 14 janvier 1939, APP, iâ.

181. Appelé à d'autres fonctions, le réorganisateur du Fascio avait été remplacé par de hauts notables de la colonie italienne : d'abord le comte Perrone di San Martino, puis le comte Brandolini d'Adda, ancien chef squadriste de Venise et de Trévise (Rapp. préf. de pol. des 25 août 1931 et 20 octobre 1931). Se succédèrent par la suite, à un rythme toujours très rapide, des personnages apparemment plus anodins et qui donnent l'impression d'être de véritables fonctionnaires du parti, en service commandé. Encore que la recherche demande sur ce point, comme sur beaucoup d'autres, à être approfondie. Citons : Gennari en 19321933, Gonzaga en 1935, Savina en 1937, Tuminetti en 1938.

182. Rapp. R.G. du 22 juillet 1938, APP B A/284, prov. 302-3.


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3. La fin du Fascio.

Dès le début du mois d'avril 1939, il est clair pour les dirigeants du Fascio de Paris que les jours de leur organisation sont comptés, conséquence inévitable de l'évolution de la situation internationale et de la détérioration des relations franco-italiennes. On hésite notamment beaucoup à préparer les fêtes et manifestations qui se déroulent, comme chaque année, dans le courant des mois de mai et de juin, soit au siège de la rue Sédillot, soit au stade Italia. Ces festivités sportives ou « artistiques » donnant lieu, nous l'avons vu, à des exhibitions en uniforme qui risquent fort de provoquer des heurts avec la population de la capitale ou avec des « éléments étrangers hostiles au régime mussolinien » m.

Le gouvernement Daladier ne devait pas laisser les chefs de l'organisation fasciste s'interroger très longtemps sur l'orientation nouvelle qui pouvait être donnée aux activités du Fascio en cette période de tension internationale. Le 16 avril 1939 était, en effet, promulgué un décret concernant les associations étrangères et exigeant de celles-ci une déclaration de strict apolitisme. Ce texte, qui ne s'appliquait pas seulement aux organisations italiennes, provoqua une certaine émotion dans les milieux fascistes de la capitale 184. Rome n'ayant autorisé que les organisations d'anciens combattants, de mutilés ou de volontaires à effectuer les déclarations afférentes à ce décret, les dirigeants du Fascio décidèrent — après en avoir référé au Quai d'Orsay par le truchement de l'ambassadeur Guariglia — de suspendre officiellement toutes les activités de leur organisation et de transférer celle-ci dans les locaux du Consulat général d'Italie, rue Roquépine 185. Dissolution de fait qui concerne non seulement l'organisation de la rue Sédillot, mais aussi toutes ses filiales de la région parisienne, ainsi que les écoles italiennes de la rue des Marguettesm. Jusqu'à la guerre, ce qui reste du Fascio de Paris, amputé à la fois par les défections d'adhérents en désaccord avec la diplomatie mussolinienne, ou peu enclins à encourir l'hostilité des Français, et par les départs de « rapatriés volontaires »1S 7, va mener une existence larvée et quasi clandestine, avant de retrouver quelque vigueur — mais ceci est un autre sujet — pendant les années de l'occupation allemande.

Pierre MILZA, Institut d'Études politiques, Paris.

183. Note d'information de la préfecture de police de Paris, 14 avril 1939, id.

184. Rapp. préf. de pol. du 5 mai 1939, id.

185. Note d'information des R.G. du 11 mai 1939, id. Les locaux occupés par le Fascio étaient jusqu'à cette date mis à la disposition de la Fédération des associations économiques italiennes en France, qui fut transférée à cette occasion à la Casa d'Italia.

186. Des plaques furent apposées au siège du Fascio et des « Maisons d'Italie », portant l'inscription « Consulat général d'Italie », ce qui permettait aux dirigeants de bénéficier de l'immunité diplomatique dans leurs locaux.

187. Trois convois de « travailleurs » italiens, rapatriés par les soins de la « Commission Ciano », quitteront ainsi la région parisienne, entre mai et août 1939. Au total, pas plus d'une centaine de personnes, dont beaucoup appartenaient aux organisations fascistes. Note d'information des R.G., 10 août 1939, APP B A/282 prov.


LA SITUATION DES ARTS PLASTIQUES EN ITALIE A LA VEILLE DE LA SECONDE GUERRE MONDIALE

A Cesare Peverelli.

L'image et le pouvoir.

Au printemps de 1939, lorsque Mussolini et Hitler signent le Pacte d'Acier, le paysage culturel qui s'étend en deçà et au-delà des Alpes ne saurait être plus dissemblable. Frontière politiquement poreuse et illusoire, maigre gage de souveraineté reconnu, par une Allemagne pressée d'en découdre, à son alliée encore soucieuse d'atermoiement, le Brenner prend, en revanche, l'allure d'une véritable digue lorsque l'on compare le marécage de l'art nazi et les eaux toujours courantes de l'art italien. Les échanges qui, de 1920 à 1934, rapprochaient, lors d'expositions restées célèbres, second futurisme, Novembergruppe, Valori Plastici, Magischer Realismus, Neue Sachlichkeit et Novecento se sont taris, faute de ressources du côté allemand. Non à cause de l'art italien, protégé au contraire par des conditions politiques très particulières et aussi par ses propres arguties, ses polémiques internes qui entretiennent, fût-ce au prix d'un faux débati, l'exercice de l'esprit critique et la formation de groupes actifs.

En quelques années, tandis que sa voisine, bâillonnée, s'enfonce dans les faux-semblants de l'imagerie nazie, l'Italie a essayé, usé, rejeté ou relancé les formes les plus diverses, dans l'illusion de la liberté, mais avec assez de latitude, assez de passion pour le métier, assez de capacités plastiques pour échapper au pire. A partir de postulats peu prometteurs, tout a été tenté : figuration et abstraction, réalisme et magie, images oniriques et images musclées, géométrie froide et effets de matière. Dépenaillé, quelque peu exsangue mais doué d'un vaste appétit de survie, l'art italien est même capable, au seuil de la Seconde Guerre mondiale, alors qu'on

1. G. JOPPOIJO, « L'Art italien sous le fascisme et les illusions d'un débat », dans Cahiers du Musée National d'art moderne, 7/8, 1981, pp. 308-310, renvoie dos à dos, comme également piégés par le régime, ceux qui crurent à l'ouverture « libérale » de Bottai et ceux qui emboîtèrent le pas à Farinacci.


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pourrait le croire pour le moins à l'étiage, de mettre en place des éléments d'une nouvelle et vigoureuse métamorphose qui entamera, de l'intérieur, le mythe de l'ordre et de la prospérité fascistes. En 1939, l'art allemand ne se fait pas en Allemagne, on n'y fait plus que de l'art nazi. En Italie, aucun théoricien, aucun ministre de la Culture et Mussolini, moins que personne, ne sont parvenus à imposer un consensus stable pour l'avènement d'un art d'État.

L'inadéquation perpétuelle entre l'idéal fasciste et la production plastique de 1920 à 1940, la démarche si visiblement divergente de la création artistique en Allemagne et en Italie durant ces mêmes années sont des problèmes sur lesquels il convient de s'interroger à la lumière d'une comparaison entre les situations politiques, économiques et idéologiques respectives 2. Quelques hypothèses, cependant, peuvent être avancées. La paradoxale indépendance italienne tient peut-être, en partie, à un tempo différent. Quand le fascisme s'installe au pouvoir en 1922, la mise au pas des images est déjà accomplie depuis quatre bonnes années, sans douleur, par les artistes eux-mêmes et par la critique. Bien avant la fin de la guerre, la nostalgie d'une figuration calme se fait sentir et, entre 1918 et 1921, de nombreux peintres passent à l'exploitation de cet idéal nouveau, aussi bien dans la pratique que dans la théorie 3. En revanche, quand le parti national socialiste s'installe en 1933 sur le devant de la scène, il a affaire à des écrivains et à des artistes rodés par des années d'opposition au régime de Weimar, ou habitués par des contacts internationaux à une totale liberté d'expression. Certains, issus de dada, fortement politisés, inscrits au K.P.D. ou au K.A.P.D., se montrent d'une lucidité redoutable devant la montée du fascisme ; d'autres, moins explicitement engagés, sont pourtant désireux de préserver à tout prix la vitalité de l'art par son insertion dans la pratique sociale. Ceux enfin qui adoptent, d'après des modèles italiens, une figuration pure et construite, y mettent une précision qui tend à la cruauté ou au masochisme et qui peut sembler au nouveau régime un constat fort critique 4. Le nazisme se doit d'éliminer de pareils trublions afin d'affirmer les grands mythes qu'il veut imposer à la culture allemande : le travail, la guerre, la force physique, la race. Quant à Mussolini, désireux avant tout d'instaurer dans un décor architectural grandiose la mise en scène du régime, il se montre d'abord peu sensible aux arts plastiques et à la peinture encore moins qu'à la sculpture. S'il

2. Le travail a été engagé mais manque encore d'une vision historique d'ensemble. Voir E. CRISPOLTI, B. HINZ, Z. BrRomr, Arte e fascismo in Italia e in Gertnania, Milan, 1974. H. BRENNER, dans La politique artistique du National Socialisme, trad. Paris, 1980, aborde de façon très éclairante les rapports des arts en Allemagne et en Italie, mais surtout au moment de la montée du nazisme. Essai manqué en revanche dans Éléments pour une analyse du fascisme, Paris, 1976 (séminaire de M. A. MACCIOCCHI, Paris VIII, Vincennes, 1974-75).

3. Dès 1916, Carra, lassé du futurisme, se passionne pour la rigueur monumentale de Giotto et de Paolo Uccello ; voir Parlata su Giotto, in La Voce, VIII, 3, 31 mars 1916 et Paolo Uccello costruttore, ibid., VIII, 9, 30 septembre 1916.

4. W. SCHMTED, « L'histoire d'une influence, pittura metafisica et Nouvelle Objectivité », dans Les Rêalismes entre révolution et réaction, cat. MNAM, 17 décembre 1980 - 20 avril 1981, pp. 20-23.


LES ARTS PLASTIQUES EN ITALIE 455

n'ignore rien du pouvoir magnétique de l'image, la fascination qu'il désire exercer sur les « multitudes » (terme par lequel il désigne les classes laborieuses) passera plus efficacement par le biais spectaculaire des médias que par la démarche élitiste de l'art traditionnel. La promotion de sa propre effigie comme foyer central d'une imagerie de masse s'effectue donc de préférence par la photo de presse, l'affiche, l'illustration, le photomontage, les actualités du Cinegiornale, encore qu'il n'ait qu'à se louer des innombrables portraits que lui concoctent à l'envi des artistes dont la flagornerie n'a besoin d'aucun stimulant 5. Le tour d'écrou est immédiat dans l'Allemagne de 1933 et le congrès de Nuremberg balaye les derniers vestiges de liberté; en revanche, lorsque Mussolini, après quelques velléités sporadiques pense enfin, en 1937, à serrer la vis, il est trop tard : les artistes italiens sont assez indépendants, malgré toutes les pressions, pour éluder ce qui leur déplaît ; ils repoussent ainsi sur leur propre terrain le projet d'une opération « art dégénéré », dont l'exemple, à Munich, ne réunit pas leurs suffrages 6.

Ces particularités sont assez frappantes pour que l'on prenne la peine de s'intéresser à vingt ans d'une production dont on ne peut rendre compte en termes manichéens. L'intérêt et même les critiques suscités par la section italienne, lors de l'exposition des Réalismes, sont d'ailleurs des signes positifs 7 : l'Italie, on le concède, fût-ce du bout des lèvres, tient sa place dans le panorama des diverses formes de figuration qui prospèrent entre les deux guerres à travers toute l'Europe et jusqu'aux États-Unis, sans que l'on puisse, pour cette raison même, l'accuser a priori de complaisance envers les normes d'un art d'État 8. Mais ce que l'on sait beaucoup moins — et cette ignorance blesse à juste titre les témoins de l'expérience — c'est que l'Italie n'est pas non plus en retard, bien au contraire, en ce qui concerne l'invention de formes d'art novatrices, où les références au réel s'effilochent, quand elles ne s'effacent pas complètement. « Il suffit de jeter un coup d'oeil sur la bibliographie du XXe siècle italien pour voir comment les arts figuratifs des années 30 ont été refoulés dans une zone à la fois incommode et sans vie », écrit justement Paolo Fossati, déplorant l'oubli plus complet encore où a été refoulée l'abstraction 9; que dire alors de la maigre place donnée par l'historiographie française à cette

5. Beaucoup de ces oeuvres, détruites ou perdues, ont été documentées grâce aux photos de presse du temps ; les musées, les galeries et les bâtiments publics des grandes villes italiennes en contiennent certainement bien d'autres qu'il serait instructif de répertorier.

6. Consulter, par exemple, E. CRISPOLTI, II mito délia macchina e altri terni del futurismo, s.l., 1969, en particulier pp. 580-843, et F. TEMPESTI, Arte âell'Itcdia fascista, Milan, 1976, pp. 214-248.

7. Si les Italiens, et plus particulièrement les milieux de gauche, s'intéressent de façon très méthodique au même problème, il s'est trouvé à Paris des critiques pour qui parler de l'art sous le fascisme, c'est être fasciste. La mise au point de L. SCIASCIA est à cet égard pertinente : « All'armi, son fascisti ! », in L'Espresso, 7, 22 février 1981.

8. La grande découverte, pour beaucoup de Parisiens, fut celle d'un « réalisme » américain. Voir N. W. BROWN, « Le réalisme aux Etats-Unis entre les deux guerres », dans Les Réalismes..., op. cit., pp. 238-250.

9. P. FOSSATI, L'Immagine sospesa, pittura e scultura astratte in Itàlia, 1934-1940, Turin, 1971, p. 3. Voir aussi G. VERONESI, « L'Astrattismo », in L'Arte modema, 18, Milan, 1968.


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même abstraction ? Le danger pourtant serait d'isoler et de valoriser au détriment des autres une expérience supposée d'avant-garde, qui n'intervient qu'après 1930 : il est nécessaire au contraire, pour comprendre la situation des arts plastiques en Italie avant la Seconde Guerre mondiale, de considérer la masse des oeuvres correspondant à vingt ans de fascisme sans y dessiner à l'avance de parcours privilégié. Les traces indélébiles ou effacées, les frontières nouvelles ou la terre brûlée sont autant de signes qu'il faut lire pour saisir ce qui se joue en 1939 et ce qui, en définitive, permettra à l'Italie d'après guerre un « miracle artistique » plus précoce encore que son « miracle économique ».

Inventaire.

La structure de ces vingts années d'art est caractérisée par le chevauchement, l'écartèlement, les rapports cachés et les antipathies affichées des diverses formations en présence. On peut y distinguer trois grands axes :

1. La figuration dont (1.1.) un courant en quelque sorte autarcique, d'inspiration strictement italienne, qui prétend se référer aux grands modèles du passé; un courant beaucoup plus modeste (1.2.) qui cherche, au contraire, des solutions plastiques modernes hors d'Italie.

2. Le second futurisme, qui ne se contente d'aucune formule réductrice et mène sa barque à sa manière.

3. L'abstraction géométrique, minoritaire mais très fortement implantée.

1.1.1. Le groupe de Valori Plastici se forme à Rome, en 1918, autour de la revue du même nom, fondée par Mario Broglio. Ses principaux protagonistes sont issus du groupe métaphysique de Ferrare, dispersé à la fin de la guerre ; ainsi se retrouvent côte à côte à la rédaction ou pour des expositions communes Edita Walterowna Zur-Muelhen, la femme de Broglio, Broglio lui-même et De Chirico, Carra, Savinio, parfois De Pisis 10. La revue cesse de paraître en 1922, ses collaborateurs se séparent après avoir proposé les dernières oeuvres hermétiques de la métaphysique, les premières natures mortes de Morandi et le début d'une imagerie fondée sur un réel immobile et serein, par Carlo Carrau.

1.1.2. Le groupe des Sette pittori del Novecento (sept peintres du XXe siècle), comprenant Anselmo Bucci, Leonardo Dudreville, Achille Funi, Giancarlo Malerba, Piero Marussig, Ubaldo Oppi, Mario Sironi, se forme

10. F. ROCHE-PÉZARD, « Valori Plastici 1918-1921 : Ordre plastique, ordre moral, ordre politique », dans Le Retour à l'ordre des arts plastiques et l'architecture, 1919-1925, Actes du second colloque dHistoire de l'art contemporain (Saint-Etienne, 1974), Saint-Etienne, 1975, pp. 225-240.

11. L'impact du Réalisme magique de Carra dans les pays germaniques est considérable. Voir l'article célèbre de W. WORRINGER, « Carlo Carrà's Pinie am Meer », paru dans Wissen und Leben le 10 novembre 1925, trad. dans Les Réalismes..., op. cit., pp. 94-98.


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en 1922 à Milan, dans la galerie de Lino Pesaro. Il est pris en main par la journaliste et critique d'art Margherita Sarfatti et reçoit la caution de Mussolini. Margherita Sarfatti renchérit sur la nécessité de revenir au réel, déjà formulée par Valori Plastici, mais tient à marquer la distance par rapport à une expérience jugée trop intellectuelle, trop froide, mal adaptée à une Italie moderne 12. Peu homogène malgré son étroitesse, très controversé dès ses premières expositions, le groupe s'affirme cependant et s'élargit pour des expositions collectives.

1.1.3. C'est alors qu'apparaît le groupe du Novecento italiano, issu du précédent, en 1925 ; il est officiellement lancé en 1926, toujours à Milan, lors d'une énorme exposition qui réunit une quantité d'artistes alliés ou sympathisants, dont certains sont déjà bien connus (Carra, Casorati, Morandi...). Le Duce, déçu toutefois de ne découvrir aucune inspiration véritablement « fasciste » dans cette vaste manifestation, cesse de cautionner le groupe dès 192913. En perte de vitesse, taxé d'internationalisme, péché majeur, à la suite d'expositions flatteuses à l'étranger, (alors que son but est de représenter précisément l'itahanité), incapable de donner une cohésion à une production hétéroclite, le Novecento italiano est en butte aux attaques les plus véhémentes, venues de tous les horizons. En 1933, il a pratiquement cessé d'exister, malgré les efforts de Margherita Sarfatti et de Mario Sironi, son plus solide représentant.

1.1.4. La peinture monumentale ou murale est lancée par Sironi dès 1932, pour compenser l'échec du Novecento ; Funi, Campigli et Carra se rallient au projet en 1933 M. Il s'agit de donner à un mouvement artistique mourant cette dimension « sociale » dont ses détracteurs le déclarent totalement dépourvu : le muralisme, art pour les masses... Malgré la participation non négligeable, sur les murs tout neufs de la Triennale de Milan, de peintres célèbres comme De Chirico, Severini, Prampolini, malgré la caution de la grande tradition nationale (mosaïques et fresques...), les critiques abondent, chez les partisans d'un art fasciste comme dans les milieux indépendants 15.

1.1.5. Le groupe dit des Selvaggi, ou ruralistes toscans, se réunit en 1926 autour de la revue II Selvaggio transplantée de Colle di Val d'Eisa à Florence, puis à Sienne, par son fondateur, Mino Maccari. Férus de primitivisme, de peinture naïve, d'expression populaire et même populiste, les ruralistes s'opposent systématiquement aux positions culturelles de tout un courant de l'art italien, de la Métaphysique au Novecento. Les anti-intellectuels du régime, les nostalgiques du fascisme subversif prisent

12. R. BOSSAGLIA, Il Novecento Italiano, Milan, 1979 ; M. SARFAÏTI, Sei pittori del Novecento, cat. Venise, 1924, trad. dans Les Réalismes..., op. cit., p. 98.

13. Mussolini attend une transcription plastique de type « photographique » des événements dont il a été le héros... Cf. son discours inaugural, trad. dans Les Réalismes..., op. cit., p. 98.

14. SIRONI, FUNI, CAMPIGLI, CARKA, Manifeste de la peinture murale, avril 1932, trad. ibid., pp. 101-102.

15. Cf. R. BOSSAGLIA, op. cit., pp. 48-55.


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fort une expression aussi directe; Soffici patronne le groupe dès son arrivée à Florence; on voit même Carra et Morandi participer à l'entreprise. Les véritables Selvaggi, toutefois, sont avant tout Luigi Bartolini, et Maccari, qui remettent à l'honneur une forme d'art populaire, la gravure sur bois ; Achille Lega et Ottone Rosai, peintres de l'Italie profonde, des gros bourgs agricoles, de la campagne immobile, du Strapaese 16.

1.1.6. L'art fasciste tardant toutefois à envahir les ateliers, les académies et les musées, on voit apparaître, non sans quelque retard, la filière sur commande des concours officiels, qui tentent d'imposer, à défaut d'un style précis, une iconographie susceptible de susciter, par son optimisme et sa « modernité », de jeunes talents locaux : il s'agit d'illustrer la vie audacieuse et musclée de la jeunesse (les Littoriali) ou les épisodes marquants de la geste fasciste. Le Premio Cremona, institué en 1938 et patronné par Farinacci, propose des thèmes « italiens », bien que parfois marqués par l'iconographie nazie la plus plate : par exemple, en 1938, « En écoutant le discours du Duce à la radio ». Les jeunes talents ainsi stimulés n'ont guère laissé de traces, si ce n'est dans les documents d'archives 17.

1.2.1. Peu sensible aux modes italiennes du moment, les groupe des Sei ai Torino, dont les premières activités communes datent de 1929, se disperse dès 1931. Malgré sa vie éphémère, il mérite d'être cité pour avoir échappé avec éclat à « l'italianisme artistique» de rigueur. Les artistes qui le composent, Jessie Boswell, Gigi Chessa, Nicola Galante, Francesco Menzio, Enrico Paulucci, enfin Carlo Levi, sont passés par l'atelier d'un maître intelligent et libéral, Felice Casorati ; ils sont en contact avec l'historien d'art antifasciste Lionello Venturi, avant son exil, et ils reçoivent la caution de Edoardo Persico, écrivain, théoricien d'art et artiste, lui-même lié aux milieux antifascistes turinois (par exemple à Gobetti). Le groupe se rattache aux grandes leçons de liberté formelle de l'impressionnisme et du post-impressionnisme français 18.

1.2.2. Le groupe très inventif de la Via Cavour, ou Scuola romana, dit aussi groupe des « expressionnistes romains », se fait remarquer à Rome en 1928. Ses principaux membres, Scipione (Gino Bonichi), Mario Mafai, Antonietta Raphaël et le sculpteur Mazzacurati sont suspects à la critique officielle pour leur inspiration jugée pessimiste, décadente, voire « hébraïque ». Très au courant, grâce à Antonietta Raphaël qui les a bien

16. Strapaese, « l'ultra-pays », au sens de pays profond, territoire caractéristique à opposer à Straccittà, «t archiville ». Voir Miti di Strapease, in La Metafisica gli anni Venti, Bologne, 1980, vol. II.

17. F. TEMPESTI, in op. cit., p. 229, pense que les concurrents étaient pour la plupart des professeurs de dessin des écoles d'art de Crémone, désireux de trouver un débouché. Un modèle parmi d'autres pour le Premio Cremona de 1938 : la toile de P. Mathias Padua, intitulée Der Fiihrer spricht, 1937, G.D.K., Munich, publiée in Kunst im 3. Reich, Dokwnente âer Untenverfung, exposition itinérante, 1974-1975.

18. De la même façon, Filippo de Pisis, qui habite Paris jusqu'en 1939 et s'isole à Venise à partir de 1940, dédaigne le réalisme à la mode et continue à pratiquer une touche très variée et très libre.


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connus à Paris, des travaux de Pascin, Soutine et Chagall, ils posent discrètement les jalons d'une figuration nouvelle 19.

1.2.3. Hors de tout groupe, ou rapidement libérés de tout lien avec les groupes existants, trois artistes fondent chacun une oeuvre originale qui suffirait à assurer à l'Italie une renommée appréciable dans la figuration européenne : Campigli, Casorati, Morandi. Si le premier a pu être comparé — au moins en ce qui concerne ses débuts — aux puristes et à Léger, si le second doit une partie de sa culture artistique à Venise et en particulier à la Ca'Pesaro, largement ouverte sur l'Europe Centrale, si le troisième reconnaît comme parrains Corot, Chardin, Cézanne, aucun des trois ne se contente d'emprunts, si prestigieux soient-ils. Aucun d'eux ne prétend d'ailleurs exprimer à lui tout seul le véritable art italien (idéal et chimère de toute une génération), mais tous se créent un style si personnel qu'il tranche immédiatement au sein d'une figuration qui ne manque pourtant pas de qualités 20.

12.4. Enfin, au printemps de 1939, à la dernière minute, pourrait-on dire, avant le conflit mondial, a lieu à Milan l'exposition d'un petit groupe de peintres, issu d'un groupe plus large d'écrivains, d'artistes et de critiques. Ils participent à la rédaction d'une revue, Vita giovanile, devenue Corrente ai vita giovanile, et finalement Corrente, qui sera interdite en 1940. Ce sont Renato Birolli, Renato Guttuso, Alessandro Sassu, Bruno Cassinari, puis le sculpteur Manzù, rejoints par des romains comme Mafai. Ces jeunes gens secouent l'opinion jusqu'au scandale, en particulier lors de l'attribution des fameux prix Bergame. Le Premio Bergamo, rival et contemporain du Premio Cremona, est favorisé par Giuseppe Bottai, qui se veut plus libéral que Farinacci : Bergame possède de fait un jury où apparaissent quelques noms qui ne sont pas médiocres, comme Giulio Carlo Argan, Roberto Longhi, Felice Casorati... Ce jury en effet couronne tour à tour et pendant quatre ans les artistes peu conformistes de Corrente, Mafai, Guttuso, Manzù, imposant des oeuvres qui causent un double éclat, politique et religieux, cautionnant enfin ce « mauvais goût » esthétique dont l'origine est immédiatement désignée comme française et plus précisément encore picassienne 21.

2.1. Le second futurisme, hostile à toute contrainte et à toute régression artistique, est le seul mouvement qui trace, d'une guerre à l'autre, une trajectoire ininterrompue. Sa continuité morale par rapport à la première vague d'avant-guerre et sa vitalité artistique sont entretenues à Rome, dès 1918, par son fondateur historique, Marinetti, ainsi que par

19. Voir à ce sujet C. MALTESE, La Scuola romana, in Storia dell'arte in Italia, 1785-1943, Turin, 1960, pp. 386-391.

20. R. CARRIERI et F. RUSSOLI, Campigli, Milan, 1965 ; G. RATMONDI, Anni con Giorgio Morandi, Milan, 1970 ; L. VITALI, Giorgio Morandi pittore, Milan, 1970 ; L. CARLUCCIO, Casorati, introduction au catalogue de l'exposition rétrospective, Turin, 1964.

21. Voir F. TEMPESU, op. cit., pp. 215-249 ; C. MALTESE, op. cit., p. 394 ; E. CRISPOLTI, op. cit., pp. 751 et 841 ; pour Corrente, voir le livre essentiel de R. DE GRADA, Il movimento di c Corrente r, Milan, 1952.


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BaUa et son atelier. Le perpétuel renouvellement des oeuvres de Balla, Depero, Prampolini, Rougena Zatkova (morte en 1923), Benedetta, etc., l'intense activité plastique, photographique, cinématographique, théâtrale des Romains montrent que le futurisme est toujours bien vivant. Implanté à Turin avec succès, à partir de 1927, par Fillia, Franco Costa, Alimandi, Oriani, Diughelxoff, le sculpteur Mino Rosso, le mouvement est encore réactivé en 1930, à Rome, avec le lancement de l'Aeropittura, fondée par le groupe romain auquel viennent se joindre Fillia, Tato, Dottori, Somenzi. Pendant vingt années d'activité, le futurisme propose soit une figuration de type machiniste et fantastique, soit des oeuvres abstraites d'une étonnante invention matérielle et formelle 22.

3.1. L'abstraction, qui est une des voies du futurisme 23, reçoit après 1930, comme dans toute l'Europe, une impulsion nouvelle. Le groupe du Milione y apporte une sérénité hautaine, une austérité formelle, un dédain des effets tactiles où l'on a pu voir une leçon lointaine de la Métaphysique 24. Ce groupe, formé en 1934 à Milan, tire son nom de la galerie homonyme des frères Ghiringhelli, haut lieu de la prospection des diverses tendances de l'abstraction européenne 25. Les abstraits du Milione ont le vif désir d'éliminer « la monstrueuse confusion produite dans la peinture et dans la sculpture par le Novecento » x ; leur but est d'arriver à la totale harmonie par une organisation strictement géométrique de l'oeuvre. Atanasio Soldati, Oreste Bogliardi, Osvaldo Licini, Fausto Melotti, Luigi Veronesi, Mauro Reggiani, Lucio Fontana, peintres ou sculpteurs, et le critique Carlo Belli sont les protagonistes d'une aventure décriée tant par la critique officielle que par la plupart des peintres en renom. Leur revue, Il Bollettino, est une des plus belles et des mieux présentées du temps.

3.2. Le groupe dit Gruppo di Como se forme au même moment et expose d'ailleurs à la galerie des frères Ghiringhelli. Il est étroitement lié, à Côme, avec le Gruppo 7, soit sept architectes, dont Terragni, qui s'efforcent de promouvoir dans leur région une architecture italienne digne des exemples de Gropius, Le Corbusier, Behrens, Mies van der Rohe 27. Stimulés par l'esprit d'entreprise du groupe architectural, les peintres de Côme, Mario Radice, Manlio Rho, Caria Badiali et Caria Prini, ainsi que le sculpteur Aldo Galli, rêvent d'intégrer leur oeuvre à un programme d'urbanisme rationaliste digne d'une Italie moderne.

22. Voir le catalogue Aeropittura futurista, texte de F. PASSONI, Galleria Blu, Milan, 1970.

23. Cf. E. CRISPOLTI, op. cit. et le catalogue Aspetti del secondo futurismo torinese, Galleria Civica d'arte moderna, Turin, 1962.

24. Idée avancée par N. PONENTE, dans son introduction au catalogue Soldati, Galleria Civica d'arte moderna, Turin, 1970.

25. On retrouve à l'origine de l'abstraction milanaise la personnalité stimulante de Edoardo Persico.

26. Préface de Belli pour l'exposition de Soldati en 1933 ; cf. P. FOSSATI, op. cit., pp. 64-66.

27. P. FOSSATI, ibidem, p. 124; C. DE SETA, La cultura architettonica in Italia tra le due guerre, Rome-Bari, 1972, pp. 169-170.


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Bilan.

Cette grille, qui ne prétend pas recouvrir la réalité du tissu artistique italien mais en donner les grandes orientations jusqu'en 1939, appelle quelques remarques. On est en présence d'un véritable échiquier stratégique où s'opposent des pièces majeures et secondaires, de plus en plus nerveuses à mesure que le régime, dépouillant son libéralisme artistique, accentue ses pressions. Les grandes villes, Milan, Rome, se disputent le primat de l'art italien et s'inventent d'ingénieux antagonismes, tantôt réciproques, tantôt internes : la tradition latine contre la modernité septentrionale, mais aussi l'art du Trecento contre celui du Cinquecento, voire du Seicento 28, ou la modernité débridée du futurisme contre la modernité rationnelle du Milione. Les villes comme Turin et Florence jouent de leur spécificité locale : l'ouverture sur la France, la promotion du monde rural et des gros bourgs agricoles. Les petites villes, enfin, fières de leur industrialisation, se posent en mini-capitales artistiques : Côme est le bastion du constructivisme à l'italienne, Bergame le vivier de jeunes talents, Crémone est promue, bon gré mal gré, à l'ingrate fonction de laboratoire pour une imagerie officielle. La décentralisation traditionnelle de l'art italien assume pendant le fascisme des allures agressives et jalouses dont le ressort est une impossible équation : la quête d'un art qui soit à la fois parfaitement indépendant et parfaitement susceptible d'incarner les vertus d'une Italie qui, en tout état de cause, se trouve être fasciste. Ces particularismes chatouilleux n'empêchent nullement les mouvements migratoires : on entre ou on sort des groupes, on expose dans la ville du voisin, on se retrouve côte à côte, quitte à polémiquer, dans les salles des Biennales et des Quadriennales, on se retire pour cultiver son jardin, on voyage, enfin, et on séjourne à l'étranger pour ensuite réintégrer le bercail, situation impensable en Allemagne. L'extrême souplesse des va-et-vient est favorisée par le fait que beaucoup de ces groupes ne sont tels que par commodité taxinomique ; ils n'ont souvent aucun programme précis et ne sont liés que par les sympathies personnelles ou les antipathies communes.

L'idéologie politique est rarement d'une seule pièce au sein d'une même formation artistique : toute schématisation est à cet égard préjudiciable ; pis : toute tentative pour assimiler résistance esthétique et résistance politique est vouée à l'échec. Publiquement, le futurisme passe sans cesse de la fronde à l'idôlatrie du régime, mais sa contestation ne dépasse pas le domaine de l'art ; le Novecento se voit privé de la faveur officielle, mais ce n'est pas par opposition systématique : c'est parce que son repli, son goût du rêve et de la mélancolie ne lui concilient pas les faveurs du Duce. Les peintres du Milione sont en infraction perpétuelle vis-à-vis des directives des théoriciens de la culture fasciste, mais leurs déclarations poli28.

poli28. Plastici proposait déjà une enquête sur les mérites ou démérites du Seicento : De Chirico défend le Quattrocento, voir en particulier le n° 3 de 1921.


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tiques ne sauraient être à l'unisson de leur courage esthétique 29. Enfin, la plupart des artistes du temps, c'est l'évidence, participent à des expositions officielles, se présentent à des concours officiels : il faut choisir entre cela ou l'exil. Mais le courage personnel, l'amitié, l'ouverture d'esprit transgressent brillamment les compartiments esthétiques et idéologiques. C'est un peintre figuratif, Felice Casorati, qui ouvre son atelier à de jeunes artistes abstraits, afin qu'ils y fassent, en toute liberté, une exposition 30. C'est un peintre qui ne cache pas ses sympathies pour le régime, Achille Funi, qui sauve ses étudiants antifascistes en danger 31. C'est au moment même où l'Italie fasciste tient à montrer la meilleure volonté à l'Allemagne nazie que le Milione (qui a déjà exposé Kandinsky, Baumeister, Vordemberge-Gildewart, Albers) récidive en publiant son numéro de mars 1938, en l'honneur d'artistes qui sont peu faits pour le panthéon hitlérien : Arp, Sophie Tàuber-Arp, Domela, Kandinsky, Magnelli, Seligmann, Paule Vézelay 32„.

Dernier paradoxe : ce ne sont pas les artistes du Milione qui porteront le coup de grâce à l'idée d'art fasciste. Ce ne sont pas non plus les artistes de Côme, ni les futuristes qui sauront briser le cocon d'illusion et d'hésitation où s'enferme encore, à la veille de la guerre, l'art italien, mais, contre toute attente, des systèmes figuratifs dérivés de modèles européens déjà répertoriés, classés, voire démodés dans leur pays d'origine. La faille est là, non entre l'avant-garde et ceux qui traînent les pieds, non entre l'innovation et la réaction, non entre les modèles sacrés fournis par la Renaissance et l'exemple stimulant du Bauhaus, mais entre vingt ans d'ordre et l'irruption du désordre.

Le temps de l'ordre: le discours prophétique.

Sous les dehors d'une éclatante antinomie, ce qui relie en effet les expériences du Novecento, du second futurisme, du Milione, de Casorati, de Carra, de Soffici et de tant d'autres, est plus instructif sur le plan idéologique et sur le plan symbolique que ce qui les oppose. Les groupes qui croient s'affronter jusqu'en 1939 révèlent, dans leurs polémiques mêmes, l'existence d'une dialectique étrangement close entre des formes qui, en définitive, ne font que varier, pendant quatre lustres, les mêmes références, celle de l'ordre et celle, corollaire obligé, de la tradition. Constante si forte, si large, qu'elle en oblitère, et pour longtemps, les tentatives de subversion qui se font jour, çà et là.

29. Belli, qui reviendra de ses illusions, croit alors à la différence absolue entre vie (c'est-à-dire matière) et art (c'est-à-dire abstraction) ; en conséquence, il n'est pas mécontent que le fascisme se soit chargé de la matière, résolvant par là bien des problèmes... Cf. FOSSATI, op. cit., p. 113.

30. L'atelier de Casorati, où travaille également Paulucci, un des Six de Turin, s'ouvre aux abstraits en 1935.

31. Selon le témoignage personnel de Cesare Peverelli, qui fut l'élève protégé par Funi.

32. Bel écho, parmi d'autres preuves d'indépendance italienne, à l'exposition itinérante de VEntartete Kunst.


LES ARTS PLASTIQUES EN ITALIE 463

Mais si l'Italie a des raisons personnelles de se tenir dans les eaux calmes d'un art respectueux du réel, elle n'en opère pas moins en ce domaine comme un miroir grossissant, et l'existence du même phénomène en Europe a poussé depuis quelques années des historiens d'art à ouvrir un débat sur les modalités du vaste repli des arts plastiques et de l'architecture autour de 1920, qui a pour effet soit d'émousser ou de remodeler les avant-gardes historiques (cubisme, expressionnisme, futurisme...), soit d'isoler dans un ghetto les avant-gardes récentes (dada, le constructivisme, De Stijl) 33. Ce travail de réflexion a permis d'exhumer des oeuvres figuratives internationales, longtemps méconnues ou rejetées hors du champ d'une histoire de l'art qui ne s'intéresserait qu'aux sommets ; elle a permis enfin de constater que le discours sur l'ordre n'est pas seulement l'apanage d'une sorte d'art « réactionnaire » mais qu'il marque également des courants d'art qu'on appelle d'avant-garde 34. Une question historique se pose alors : peut-on isoler les causes de ce « retour » ou « rappel » à l'ordre ? Il est difficile d'appliquer les méthodes d'une enquête objective aux phénomènes artistiques, irréductibles qu'ils sont à la rationalité, tant par les zones d'ombre qui recouvrent le moment de la création que par les rapports changeants qui s'instaurent entre l'oeuvre et son public. La plupart des historiens d'art actuels, encore que conscients des étroites corrélations de l'art avec la société n'en répugnent pas moins à établir des liens de cause à effet qui leur semblent à juste titre dangereusement mécanistes entre formes esthétiques et événements historiques. Ils se refusent ainsi à rattacher l'assagissement de l'art, entre 1918 et 1920, aux séquelles économiques et psychologiques du premier conflit mondial. Un argument de poids milite en leur faveur : de 1910 à 1914, déjà, l'aspiration générale à l'équilibre venait s'opposer au désordre supposé de l'innovation. La nostalgie de l'ordre ne serait donc pas neuve, ni propre aux années d'après-guerre. Ainsi Jean Laude : « La guerre n'explique pas : elle fut restauratrice. Elle relève les valeurs menacées avant 1914 »M. Et Jean Clair, dans son introduction au catalogue des Réalismes : « On l'a dit : le retour à l'ordre n'est pas une conséquence de la guerre... Pareilles explications sont vraies, sans doute, mais elles sont insuffisantes et réductrices » 36.

Cependant cette restauration des valeurs prend un aspect trop général, trop massif entre les deux guerres pour ne pas suggérer des tonalités bien particulières. D'abord, et ce n'est pas indifférent, beaucoup de ceux qui en ressentent la nécessité relient explicitement le phénomène au traumatisme subi. Ainsi Alberto Savinio : « Jamais, je crois, le monde n'a vécu un âge plus sourd et plus inhumain que le nôtre... L'art qui aime et qui réclame pour vivre les saisons lumineuses, les heures tranquilles, la douceur de l'automne, et les lumières tempérées ne trouve plus de place où fleurir... » 37.

33. J. LAUDE, « Retour et/ou Rappel à l'ordre ? », dans Le Retour à l'ordre..., op. cit., pp. 7-44.

34. J.-P. BOUILLON, « Le retour à l'ordre en U.R.S.S., 1920-1923 J>, ibid., pp. 167-202 ; en particulier à propos de El Lissitzky, pp. 178-179.

35. J. LAUDE, ibid., p. 36.

36. J. CLAIR, O Données d'un problème », dans Les Réalismes..., op. cit., p. 13.

37. A. SAVINIO, « Primi Saggi di filosofia délie arti », in Valori Plastici, III, 5, 1921.


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Carra écrit de son côté, en 1920 : « Je pense qu'il y eut peu de saisons dans l'histoire humaine plus terribles pour les artistes, plus tourmentées et plus épouvantables que la saison actuelle... », mais ajoute-t-il, parmi les rares consolations restant à l'humanité, celle que procure l'art italien, enfin revenu à sa pureté originelle, « ...est en fait la plus apte pour atteindre la béatitude » 38. Le discours de Bissière, la même année, est d'un ton très voisin : « ...nous sommes à un moment de l'histoire de l'art où notre race ayant fourni un effort considérable et ayant subi des convulsions effroyables, éprouve le besoin de s'apaiser, de faire le total des biens qu'elle a amassés » 39. Mais la démarche qui porte du constat des ténèbres à la vision d'un équilibre et d'un calme sauveurs se retrouve jusque dans le discours politique, y compris de gauche. Déjà Gramsci, en pleine guerre, en appelait au prolétariat comme à « un élément d'ordre »w, et la profession de foi du premier numéro de L'Ordine Nuovo, dont le titre même est clair, précise le propos : « La guerre a engendré par l'énorme destruction des richesses, par l'écroulement des idéaux et des organismes sociaux, un trouble profond [...] il est nécessaire de travailler sur un nouveau terrain, sur un terrain vierge... » 41. Comme l'a remarqué Rossana Bossaglia à propos justement de L'Ordine Nuovo, toute une génération aspire au même idéal 42. Mais ce qui distingue surtout l'aspiration des années 20 des appels en vigueur avant 1914, c'est l'ancrage dans un vécu récent, ce sont les cicatrices, et le désir d'une compensation, d'un rachat, dont on sait bien pourtant qu'ils sont trop aléatoires pour s'insérer dans un avenir programmé. Réactionnaire ou progressiste, esthétique ou idéologique, l'invocation alors, d'où qu'elle vienne, prend des accents emportés et messianiques, comme si, au lieu d'être à portée de la main, l'ordre désiré s'éloignait vertigineusement dans un futur eschatologique. Les milieux artistiques et littéraires, habitués à faire la part du rêve, envisagent pour leur part sans déplaisir une solution en quelque sorte spiritualiste à la crise. Paul Dermée, par exemple, décrit ainsi les prolégomènes d'une petite apocalypse culturelle : « La génération de la tempête cherche passionnément des dieux à qui adresser des autels. Une grande inquiétude, indicatrice d'un prochain enfantement, travaille les esprits... » 43. Et Savinio recourt au mythe : « C'est l'anxiété qui prélude à quelque chose d'étrange qui adviendra dans le monde. Ne bougeons plus : Saturne, une fois encore, a mutilé Uranus dans son sommeil et du sang versé germera une fécondité nouvelle, dont les nymphes seront les fruits sur la terre, et Vénus apparaîtra sur la

38. C. CARRA, C II Rinnovamento délia pittura in Italia », ibid., III-IV, janvier-février 1921.

39. Dans L'Esprit Nouveau, 4, 1920, cité par J. LAUDE, dans Le Retour à l'ordre..., p. 22.

40. Alfa GAMMA [A. GRAMSCI], <C Socialismo e Cultura », in II Grido del popolo, 29 janvier 1916, cité par P. SPRIANO, L'Ordine Nuovo, in La cultura italiana del'900 attraverso le riviste, VI, p. 17.

41. [Angelo TASCA], « Battute in preludio », in L'Ordine Nuovo, I, 1, 1919.

42. R. BOSSAGLIA, op. cit., p. 12. En art, toutefois, deux exceptions majeures : dada et le surréalisme.

43. P. DERMÉE, dans L'Esprit Nouveau, cité par F. WILL-LEVAIIXANT, « Norme et forme à travers l'Esprit Nouveau », dans Le Retour à l'ordre..., op. cit., p. 250.


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mer... » **. Mais il est curieux de voir le discours politique emboîter le pas : lorsque Gramsci et ses camarades forment le projet rationnel de fonder une revue qui soit à la fois tribune pour une culture populaire et nouvelle arme contre le capital, la solution finale apparaît au bout d'un long combat qui n'a qu'un rapport lointain avec la lutte des classes : « Seuls les travailleurs, aujourd'hui, croient, ont la foi, et seule la foi — intellect d'amour — est aujourd'hui capable de reconstruire. Temps messianiques, donc, ceux que nous vivons » 45.

Le temps de l'ordre: le discours utopique, le mythe du constructeur.

A défaut d'un ordre moral, social ou politique dont l'apparition et les effets sont remis à plus tard, l'art apparaît comme le substitut d'un ordre primordial, donné à la fois comme éternel dans son essence et comme très anciennement interprété par nos sages ancêtres. L'Italie, en tant que fille aînée de la pensée platonicienne, se sent mieux placée que n'importe quel pays d'Europe pour proposer des images qui soient le double sélectif et symbolique des grandes lois gouvernant l'univers : déroulement des saisons et des jours, cycles naturels, harmonie des sphères.

C'est dans le giron maternel de la tradition que l'artiste va retremper ses forces et c'est aux leçons des aînés qu'il se réfère pour construire à son tour ce microcosme intemporel qu'est l'oeuvre, reflet illusionniste mais amélioré d'un monde encore en proie au chaos. La tradition étant toutefois une entité difficilement saisissable, chacun ayant la sienne et prétendant s'y tenir, on aura tendance à la définir selon des critères moraux et étroitement nationalistes : la profondeur celtique, la puissance germanique, la clarté cartésienne, l'harmonie latine, l'intrépidité scythe sont des arguments qui permettent quelques fiers accès de supériorité 46. On polémique enfin beaucoup sur les « manières » qui seraient la marque propre, le sceau authentique de l'histoire locale; par exemple, en Italie, on proclame à l'envi les mérites de l'archaïsme étrusque, de l'austérité romaine, du primitivisme giottesque, de la limpidité raphaélite, du mystère léonardesque... On renchérit ainsi sur des variantes stylistiques qui laissent intact l'essentiel : espace cohérent ; formes lisibles et bien définies ; iconographie compréhensible, fondée sur le rapprochement d'objets de tout repos, vastes paysages, collines suaves, bourgades paisibles, murs blanchis à la chaux, poutres, arcades, personnages agrestes, natures mortes sans nombre et sans âge (cruches, bols, bouteilles, linges...), nourritures immémoriales (vin, pain, oeuf...). Ce goût d'une « tradition » synthétique, fortement liée au monde rural, est poussé parfois jusqu'à la manie archéologique ; on le

44. A. SAVINIO, « Anadiomenon, principi di valutazione dell'arte contemporanea », in Valori Plastici, I, 4-5, 1919.

45. [Angelo TASCA], op. cit. La notion à'intelletto d'amore renvoie irrésistiblement à Dante : « Donne ch'avete intelletto d'amore... », Vita Nova, XIX.

46. Les revues analysées dans Le Retour à l'ordre..., op. cit., en donnent maints exemples. Le thème de l'intrépidité scythe, propre au nationalisme russe, est utilisé en particulier par B. Livchits, cf. L'Archer à un oeil et demi, trad. Paris-Lausanne, 1971.


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retrouve dans toute la peinture européenne (Derain, La Fresnaye, Georg Schrimpf, Jos Albers) et plus que partout ailleurs en Italie, avec Carra, Sironi, Funi, Morandi, Virgilio Guidi, Casorati, Soffici, Rosai, Maccari et bien d'autres.

Mais la figuration n'est pas seule concernée et des artistes qui ont été considérés comme révolutionnaires sacrifient à l'autel des ancêtres. George Grosz propose de renouer avec la « bonne tradition allemande » ; il invite ses contemporains à mieux étudier la leçon de leurs ancêtres, Bosch, Altdorfer et même, dans une petite poussée fort inattendue de pangermanisme, Brueghel 47. Walter Gropius de son côté formule un principe qui fera son chemin : « l'idée de tradition ne s'oppose en aucune façon à l'idée de transformation radicale [...]. Le type n'est pas en soi un obstacle au développement de la culture, il en est précisément tout au contraire une des conditions » 48. Certes, les frères Ghiringhelli sont assez attentifs à tout ce qui concerne l'art abstrait pour connaître l'éphémère et essentielle revue Cercle et Carré, qui contient dans son troisième numéro le texte de Gropius, mais les artistes du Milione n'en ont sans doute pas besoin pour retrouver une expression typique à leur mesure; unir tradition et révolution, quelle trouvaille ! « Ainsi nous croyons aujourd'hui à un certain climat méditerranéen qui est fait d'ordre et d'équilibre, d'intelligence claire et de passion sereine... », déclarent les exposants du Milione en novembre 193449, et le sculpteur Melotti se réfère au seul mythe originel qui puisse, selon lui, permettre la réitération du bonheur humain : « Nous croyons en l'ordre de la Grèce. Quand le dernier ciseau grec a cessé de retentir, la nuit est tombée sur la Méditerranée. Longue nuit éclairée par le croissant de lune (lumière réfléchie) de la Renaissance. Mais maintenant, sur la Méditerranée, nous sentons courir la brise. Et nous osons croire au retour de l'aube R 50.

Les futuristes eux-mêmes, malgré leur intention délibérée de s'opposer à « tout retour en peinture » sacrifient, fût-ce par une de ces pirouettes dont ils sont coutumiers, à un rituel où l'esprit d'avant-garde n'est pas mis en danger : « Nous déclarons que la vraie tradition italienne consiste en n'en avoir jamais eu aucune, car la race italienne est une race de novateurs et de constructeurs » 51.

Construire... C'est, pendant vingt ans, le maître-mot de l'Europe et le dada de l'Italie. Le grand projet de l'art international d'entre les deux guerres est en effet d'élaborer la cité future, en associant les architectes et les plasticiens, en imaginant la modernité de la vie jusque dans ses moindres détails, ameublement, équipement domestique, décoration, sport et jeux. Le fascisme, plus sensible à la façade qu'à ce qui est derrière, adhère

47. G. GROSZ, in Dos Kunstblatt, XV, 3, 1931, trad. dans Les Réalismes..., op. cit., p. 160.

48. W. GROPIUS, dans Cercle et Carré, 3, 30 juin 1930, rééd. par Michel Seuphor, Paris, 1971, p. 149.

49. P. FOSSATI, op. cit., p. 69.

50. Ibid., pp. 87-88.

51. DUDREVILLE, FUKI, RussoLO, SIRONI, Manifesto futurista, Contro tutti i ritomi in pittura, 11 janvier 1920.


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superficiellement à un programme fondé sur la rationalité des fonctions (urbanisme, architecture, mode de vie), quitte à favoriser par ailleurs des pastiches stylistiques mégalomanes, quitte aussi, par «modernisme», à éventrer les vieux tissus urbains 52. Les artistes, pris dans ces projets de grandeur et soucieux de participer eux aussi à la « reconstruction » de l'Italie, ne fût-ce qu'en rêve, sont saisis d'une passion quasi inconditionnelle pour l'architecture et d'un respect sacré pour le constructeur. La subjectivité de ces sentiments interdit que soient définies, comme chez les constructivistes russes, les Hollandais du Stijl ou les artistes du Bauhaus, de véritables modalités d'entente entre corps de métier, sauf dans quelques cas fort rares. Ainsi le Constructeur, personnage central de la peinture métaphysique, à mi-chemin entre le magicien et le mathématicien, devient pendant le fascisme le deus ex machina ou le ressort caché des arts italiens, comme si la peinture et la sculpture, orphelines, cherchaient un nouveau père.

Depuis la Renaissance et l'Age classique, on avait perdu l'habitude de ces oeuvres calculées, méditées, mesurées. Rarement l'artiste n'avait aussi scrupuleusement refusé l'inspiration et les manipulations du moment. L'espace plastique, qu'il soit celui, illusionniste, de la figuration, ou celui, plan, de l'abstraction géométrique, se dispose comme un cristal autour de formes stables et nettement délimitées. Les personnages aux yeux clos de Casorati, enfermés dans le tracé géométrique des poutres et des carrelages, les figures dédoublées, recto-verso, de Campigli, celles, figées dans des jeux de miroir de Cagnaccio di San Pietro, les femmes lisses d'Arturo Martini, traversant équitablement les murs et penchées aux fenêtres, répondent tous à quelque culte des nombres. Les instruments de la profession, tau, compas, équerre, chargés de pouvoir occulte, se retrouvent dans les portraits emblématiques de Sironi, L'Élève, L'Architecte. Ils disparaissent en tant qu'objets, mais leur fonction est évoquée allusivement par la disposition scénique des fenêtres, des portiques, des pilastres qui scandent, pendant vingt ans, les toiles d'Oppi, de Funi, de Sironi, de Casorati et, jusqu'à l'écoeurement, les décors grandiloquents ou populistes adoptés par les peintres du régime.

L'ordre géométrique et la passion constructive, on s'en doute, sont les grands moteurs des artistes abstraits. Chez ces « amants de l'ordre » que sont les familiers du Milione, le tire-ligne et la règle sont de rigueur, la passion de l'algèbre le dispute à la passion pour la géométrie. Carlo Belli invente une formule, Kn (Kappa enne), K étant le binôme forme/ couleur et n définissant leurs innombrables combinaisons, (de même Vantongerloo avait proposé pour la peinture la formule s = L2 et pour la sculpture v = L 3) ; Fausto Melotti suggère de remplacer les académies de peinture, où les peintres n'apprennent rien, par des Facultés de mathématiques ; Gino Ghiringhelli déclare que la géométrie « a toujours été la plus haute aspiration humaine... » et qu'elle est la clé de la modernité ; mais la

52. Voir A. CEDERNA, Mussolini urbanista. Lo sventramento di Roma negli anni del consenso, Bari, 1979.


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formule la plus révélatrice vient encore de Belli : « Je crois que l'architecture rationnelle a opéré un miracle dans tout le reste du groupe, dans le sens où ces formes, ces dimensions, outre qu'elles ouvraient de nouveaux horizons à l'esprit, semblaient exiger un art qui leur correspondît » 53. Les sculptures de Melotti, les figures planes (rectangles inclinés, flèches diagonales, bandes parallèles, carrés tranquilles) de Veronesi, Licini, Soldati, Reggiani, Rho, Radice, sont des formes qui ont en ellesmêmes leur propre finalité, mais qui n'en sont pas moins liées à l'architecture rationaliste non seulement par le désir de rivaliser ou de flirter avec elle, mais aussi par l'illusion collective de collaborer à un projet révolutionnaire. « L'équivoque macroscopique », pour reprendre l'expression de Cesare De Seta, est ainsi résumée par un des acteurs du temps, E. N. Rogers : « Nous nous fondions sur un syllogisme qui, grosso modo, disait ceci : le fascisme est une révolution, l'architecture moderne est révolutionnaire, donc elle doit être l'architecture même du fascisme. Comme vous le voyez, la première proposition étant erronée, la conséquence ne pouvait être que désastreuse »M. Désastreuse, certes, dans le domaine idéologique, non au plan esthétique, car une des gloires de l'Italie aux prises avec le fascisme est d'avoir produit, fût-ce avec les limites et les marges d'erreur inhérentes à la situation, une architecture, une peinture, une sculpture dont la valeur reste positive dans un panorama international. Mais la « vraie » révolution, celle qui émane de la prise de conscience et de l'engagement contre le fascisme, s'exprime dans l'art par une toute autre voie.

La faille.

Le renversement des tendances s'amorce, et ce n'est pas indifférent, chez des artistes qui restent insensibles au prestige du constructeur et qui, au contraire, s'entêtent à approfondir leur propre pratique, comme si le rapport à l'architecture, favorisé par le pouvoir, était illusion et perte de l'essentiel. Une double poussée s'opère alors, portant au grand jour de nouveaux critères constitutifs de l'image, fort oubliés depuis le premier futurisme : celui de la liberté et même du désordre des moyens formels et celui du contenu. Soit le contre-pied de la facture lisse, de l'iconographie passive ou neutre propres aux figurations froides des années 20 à 30, soit l'antithèse absolue de l'abstraction géométrique du Milione ou de Côme, qui postule le dédain de la matière ( « l'amour de la matière — sensualité, manipulation — n'a rien à voir avec l'art ») et le refus du contenu ( « ni reproductions de la nature, ni sensations de la vie ») 55.

C'est après 1930, surtout, que la matière fait irruption sur la toile, dans la pierre, dans le métal, avec ses accidents, ses glissements, ses crevasses, ses boursouflures. Après Sironi, qui renforce son pessimisme thé53.

thé53. BELLI, Kn, Milan, 1935 ; G. VANTONGERLOO, dans Cercle et Carré, op. cit., p. 61 ; F. MELOTTI, in P. FOSSATI, p. 87 ; G. GHIRINGHELLI, ibid., p. 90 ; C. BELLI, ibid., p. 95.

54. C. DE SETA, op. cit., p. 188.

55. Cité par P. FOSSATI, op. cit., p. 88 et p. 84.


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matique par une technique épaisse, tantôt râpeuse, tantôt métallisée, après Morandi, qui laisse parfois trembler et couler les contours de ses natures mortes, le travail des Sei di Torino et celui de la Scuola romana marquent la vraie rupture avec l'ordre plastique instauré en Italie depuis la Métaphysique x. La désinvolture de la touche, son éclat, sa fraîcheur (à Turin), sa violence et son chromatisme ténébreux, soufré (à Rome), sont tout autre chose que l'exhumation de manières internationales un peu dépassées, à opposer aux myriades de « retours » dont se prévaut la peinture italienne. La leçon de Van Gogh, Bonnard, Soutine, Ensor, porte, plus profondément, sur les moyens très précis et très concrets de fonder un nouveau climat : l'épaisseur, la dureté ou le moelleux du pigment, ses impulsions directionnelles, l'irrationalité de sa couleur, tout ce qui en définitive s'oppose aux goûts de la critique fasciste et lui suggère immédiatement l'idée d'un art «malsain».

Les traces laissées dans le tissu même de l'oeuvre, l'empreinte sur la matière, la participation au monde physique sont les premières manifestations d'une désaffection envers vingt ans de production sage et de retenue austère ; on les retrouve non seulement dans la peinture et la sculpture figuratives, mais jusque dans la dissidence, discrète mais entêtée, qui se fait jour au sein même des exposants du Milione. Plusieurs toiles de Licini, à mi-chemin entre la non-figuration et un système de signes symboliques s'intitulent de façon caractéristique Goûter... Mordre... : souvent, des arabesques capricieuses s'insinuent parmi les lignes droites de ses compositions, des accidents inattendus viennent troubler l'homogénéité de ses aplats de couleur. De son côté, Fontana produit après 1930, ses premières oeuvres non figuratives en ciment : des sculptures noires ou blanches dont la matière semble tâtonner et glisser sur elle-même avant de se jeter dans l'espace, des Tavolette graffite recouvertes d'une couleur usée, râpée, qu'entaillent de longues lignes nonchalantes. Ces oeuvres vont à contre-courant, déjà, d'une conception rationnelle de l'art et leur présence à la galerie du Milione démontre avec éclat l'intuition et la libéralité de ses directeurs, qui ne se contentent pas de patronner les tenants de la stricte géométrie 57. Quant aux futuristes, fidèles comme il se doit à cette « obsession lyrique de la matière » évoquée jadis par Marinetti5S, ils ne sauraient se consacrer tous, et sans relâche, à la géométrisation aiguë et brisée, aux transparences coupantes de la « vision aérienne ». L'Aéropeinture fournit également, grâce à Prampolini, Fillia, Oriani, des toiles représentant d'étranges masses minérales, lourdes ou poreuses, gravitant sans effort dans des ciels encore tout brûlés des premières aurores, véritable cosmos en expansion 59. Prampolini, pour sa part, pousse la passion pour le concret jusqu'à la matière brute, qu'il introduit dans la peinture

56. Pour F. TEMPESTI, op. cit., p. 150, c'est à Scipione que l'on doit surtout la « crêpa nella compagine di una normalità [...] grata al régime ».

57. Le Milione expose d'ailleurs tous les peintres figuratifs qui lui semblent sortir des normes en vigueur : en 1930, Rosai ; en 1931, Campigli ; en 1942, Virgilio Guidi ; en 1944, Cesare Peverelli.

58. F. T. MARINETTI, Manifesto tecnico délia letteratura futurista, 11 mai 1912.

59. Cf. notes 22 et 23.


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par fragments miraculeusement intégrés à l'ensemble : ses panneaux dits polimaterici, exécutés entre 1930 et 1940 (plumes, écorces, feuilles, sable, perles, graines...) sont une contribution très personnelle à la grande entreprise de « démoralisation » que représente aux yeux de maints Italiens du temps le désordre dadaïste ou surréaliste 60.

Les bouleversements de la matière sont les premiers signes visibles de la fronde, mais c'est le sujet qui mettra, plus clairement encore, les points sur les i. Guttuso comprendra beaucoup plus tard que le repli sur soi d'un Morandi et ses austères variations sur l'objet quotidien ont non seulement un poids esthétique considérable mais sont aussi des moyens pour échapper à la pression du pouvoir 61 ; mais en 1939, pour bon nombre de jeunes peintres, l'iconographie passive est assimilée à une sorte de compromission avec le fascisme. Si les Sei di Torino se contentent d'une provocation formelle (la liberté de la touche et de la couleur), le groupe des romains va immédiatement plus loin en choisissant à la fois des moyens techniques anarchiques et des thèmes dont la charge critique est déjà considérable. Le message de Scipione, mort à vingt-neuf ans en 1933, marque toute une famille spirituelle. Ses courtisanes, ses hommes d'Église, ses natures mortes troublantes (poissons, pieuvres...), les hommes aveugles et nus de son Apocalyse, ses décors plongés dans le halo cuivré de quelque incendie, de quelque enfer, sont une incitation à s'interroger sur les vices d'une société fasciste 62. Pour être moins spectaculaires au premier regard, les peintures ténébreuses et torrides d'Antonietta Raphaël Mafai, natures mortes, cérémonies juives, portraits, s'inscrivent dans un registre tendu, à la pointe d'une sorte de liberté précaire et menacée 63. Quant à Mafai, ses fleurs calcinées, ses feuillages durcis, ses bouquets fossilisés semblent attendre un improbable printemps ; mais Mafai est surtout par excellence l'anticonstructeur, le témoin halluciné de la démolition des vieux borghi romains, fendus, béants, transformés en falaises rougeâtres dans la poussière 64.

La rencontre à Milan et à Rome de jeunes artistes figuratifs venus de tous les horizons, de Païenne à Bergame, permet à Mafai, Birolli, Sassu, Cassinari, Afro, PevereUi, Morlotti, Pirandello, Vedova et bien d'autres, la confrontation de nouveaux moyens et de nouvelles exigences 65.

60. Pour Carlo Belli, le surréalisme est un « rêve de mauvaise digestion », cf. P. FOSSATI, op. cit., p. 118. Pour la critique fasciste il est, avec le dadaïsme, l'oeuvre « de bolcheviques, de juifs et de bâtards », cf. Interlandi, cité par E. CRISPOLTI, op. cit., p. 742.

61. Renato Guttuso rend visite à Morandi en 1965. Il fait ensuite une importante série de dessins et de peintures qu'il intitule en hommage Da Morandi (d'après Morandi).

62. G. MARCHIORI, Scipione, Milan, 1939 ; voir aussi le catalogue Scipione de la Galleria Nazionale d'Arte moderna de Rome, préface par P. Bucarelli.

63. Raphaël, cat. de l'exposition au Centra Culturale Olivetti, Ivrea, 1960.

64. L. VENTURI, « Mafai », in Pittori italiani d'oggi, Rome, 1958.

65. La Galleria La Cometa, à Rome, joue le même rôle stimulant que la Galleria del Milione à Milan. Elle a comme animateur le peintre Corrado Cagli qui, juif, devra quitter l'Italie en 1938.


LES ARTS PLASTIQUES EN ITALIE 471

La dissidence.

Les nouveaux artistes figuratifs s'installent sur la scène de l'art italien au moment même où le vide laissé par le Novecento est le plus flagrant, au moment où les peintres les plus célèbres, comme Carra, Morandi, Casorati, s'isolent pour travailler seuls. En face de ces jeunes gens, il n'y a que deux groupes concurrents, d'une part les tâcherons de la peinture officielle et du Premio Cremona, qu'ils méprisent, d'autre part, des artistes non figuratifs, qu'ils admirent peut-être en secret, mais qu'ils condamnent soit pour leur apparente indifférence à l'histoire, soit pour leur complaisance envers le fascisme. C'est fort de sa légitimité que le groupe Corrente fait acte de dissidence par rapport à la politique artistique du régime et par rapport au régime lui-même. Étrange fiasco pour le fascisme, qui entre dans la Second Guerre mondiale en exigeant pourtant le concours de toutes les énergies vitales de la nation; étrange gageure pour des artistes qui vont vivre, au moment même de leur engagement esthétique et politique, les années les plus brutales et les plus noires du fascisme.

Témoigner pour un art indépendant et faire acte d'opposition politique impliquent une prise de position publique, si l'on ne veut pas en rester aux voeux pieux. Il s'agit donc de trouver un langage allusif, une sorte de code plastique et iconographique, qui soit assez transparent pour rallier les sympathisants et diffuser des consignes de résistance, mais assez irréprochable en apparence pour ne pas attirer les foudres de la censure. L'art se doit de renouer avec son public ces liens actifs, cette communication stimulante que vingt ans de figuration froide avaient transformés en pure contemplation. En même temps, l'art exige que sa propre fonction didactique soit nourrie en profondeur par la confrontation constante avec la réalité, fût-elle la plus insoutenable. D'où un double langage des formes figuratives de 1939 à 1942 : un langage littéral, véhément (les oeuvres que l'on ne peut montrer que dans l'intimité) et le discours public, transposé, codé, celui des oeuvres que l'on expose, que l'on propose aux grands prix officiels, afin qu'un public aussi large que possible puisse en avoir connaissance 66. Dans les cartons, les carnets, les tiroirs de Birolli, de Guttuso, de Levi, de Mazzacurati, de Treccani, de Morlotti, d'autres encore, commencent à s'entasser — parfois avec d'autres témoignages du même genre sur la guerre d'Espagne — des dessins terribles où la plume griffe, où l'encre gicle et coule, dessins débridés qu'aucune recette d'école ne saurait prévoir et qui atteindront dans les années sombres de 1942 à 1945 leur violence maximale 67. C'est en cachette aussi que s'élaborent des oeuvres plus ambitieuses : Mafai peint de 1939 à 1944 sa série des Fantasie, exhibant les formes molles et obscènes des grands personnages du nazisme et

66. Ce programme devrait suffire à rendre caduques les critiques adressées sans distinction, en particulier en France, à tous les artistes qui « collaborèrent » aux grandes manoeuvres culturelles du fascisme.

67. Quelques exemples sont reproduits dans les catalogues Arte e Resistenza in Europa, Bologna - Turin, 1965 ; Immagine di popolo e organizzazione del consenso in Italia negli anni Trenta e Quaranta, Ca'Pesaro, Venezia, 1979.


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du fascisme, coiffés de couvre-chefs parodiques, dignes descendants des personnages de Goya ou de Grosz, mais plongés dans des rougeoiments très romains. Bientôt, dans la solitude des ateliers, dans le grenier des amis, les artistes italiens peindront et sculpteront des Fusillés, des Exécutions, des Otages6*. Conserver chez soi ou héberger de telles oeuvres, c'est aussi risqué que de cacher des tracts ou du matériel d'imprimerie.

Le public ne saurait avoir accès à ces images dangereuses. On lui communiquera pourtant l'essentiel du message par des voies détournées. Dans un premier temps, les artistes de Corrente et tous ceux qui, à travers la péninsule, suivent le même cheminement esthétique et idéologique, confient à la seule agitation de la forme et de la couleur leur « abstraite fureur» 69, mais les scènes les plus anodines en apparence, une nature morte, des enfants sous un figuier, quelques amis assis dans la campagne, se chargent d'une intensité et d'une violence qui dépassent la forme, investissent le sujet et le plongent dans une histoire où le feu couve 70. Guttuso possède tout un arsenal d'objets symboliques dont les rapprochements, les variantes, délivrent sans fin le même message : la table en désordre, le journal froissé, la bouteille en déséquilibre, la cage de l'oiseau, vide ou renversée, le tiroir ouvert, le couteau jeté en biais, le réchaud, la bouilloire, et partout, le susbtitut du drapeau rouge, chiffon, couverture, rideau... Tout dit l'étouffement, la durée, l'impatience, le désir d'action. Sa grande toile Fuga dall'Etna, de 1939, — ruines paysannes, femmes nues et échevelées, hommes sauvant des enfants, animaux blessés ou en fuite —, transpose allégoriquement, dans une atmosphère d'éruption volcanique et de tremblement de terre, ce qui pourrait être un bombardement, première référence idéologique, sinon formelle, à Picasso. Peverelli expose en 1944 au Milione des gouaches dramatiques — corps roués, assassinés, furies, pleureuses... Tentative insolente, vu la date.

Mais le plus étonnant camouflage de l'art engagé s'effectue après 1939, par un procédé qui est en équilibre instable entre la transparence d'une transposition symbolique et la provocation pure et simple de l'iconographie. Le pouvoir, en l'occurrence, n'a qu'une seule alternative : soit ne rien voir, c'est-à-dire ne voir que la surface des choses, critiquer le « mauvais goût » de la forme et de la couleur ; soit voir, donc opter pour la censure et la répression. Jeu dangereux auquel semblent se complaire beaucoup de ceux qui se présentent au Premio Bergamo. Jamais depuis des siècles, l'Italie n'a fourni autant de Crucifixions, de Pietà, de Descentes de croix, de Massacres des Innocents qu'au début de la Seconde Guerre mondiale, et ce par des artistes qui ne se prétendent pas essentiellement ni même du tout religieux. De 1939 à 1942, faute d'exposer leurs fusillés et leurs otages, Guttuso, Manzù, Bruno Cassinari, Marino Mazzacurati, Mirko, etc,

68. Entre autres, Renato Guttuso, Leoncillo Leonardi, Carlo Levi, Marino Mazzacurati, Aligi Sassu, Ernesto Treccani...

69. C. MALTESE, op. cit., p. 394.

70. Les Enfants sous un figuier, de Giuseppe Migneco, de 1939, exposés à Venise en 1979 (cf. note 67), retrouvent la position protectrice du foetus dans une tornade de formes et de couleurs qui sont un hommage aux dernières oeuvres de Van Gogh.


LES ARTS PLASTIQUES EN ITALIE 473

abordent sans hésiter des thèmes redoutables par leur poids culturel et par leur enracinement dans les consciences ; ils y réussissent en général pleinement, comme si, dans une première approche, la souffrance humaine ne pouvait s'exprimer que par la dimension du sacré 71. Les signes de la plus profonde détresse et ceux, nouveaux, de la colère, donnent à ces scènes traditionnelles une force sauvage dont l'expression a été, comme la plupart des historiens l'ont remarqué, stimulée par l'exemple du Guernica de Picasso. Non, comme on l'a dit parfois, parce que toute une génération d'artistes italiens rêve dans l'abstrait de refaire Guernica, mais bien pour montrer sa propre tragédie au peuple italien. Ainsi le prestige de Picasso est sans doute moins culturel, plus essentiel en Italie qu'en France, plus bouleversant aussi pour des consciences qui souffrent encore d'avoir vu l'Italie officielle et l'Italie révolutionnaire dans les deux camps de la guerre d'Espagne. La carte postale représentant la toile de Picasso, éditée par le gouvernement républicain, est connue de tous les peintres antifascistes ; Guttuso la conserve à partir de 1938 dans son porte-feuille, « comme la carte idéale d'un parti idéal » n. Même ceux qui ne se réfèrent pas systématiquement au modèle picassien (Birolli, Mafai, Levi...) en retiennent l'énergie physique, la violence charnelle. La hiérarchie ecclésiastique italienne ne s'y trompe pas, elle qui s'offusque des hommes et des femmes nus qui entourent les crucifiés de Manzù ; elle qui condamne pour obscénité la Madeleine nue de Guttuso, accrochée, les yeux clos, au ventre du Christ dans sa Crucifixion™. Le grand scandale toutefois, au plan religieux, est sans doute que le système traditionnel de la représentation sacrée est totalement inversé. Une Crucifixion, scène considérée comme vérité essentielle de la foi chrétienne, est ainsi représentée non comme telle, mais comme une allégorie d'autre chose. L'allégorie elle-même voit sa démarche prise à rebours : ce n'est pas le profane qui est chargé d'exprimer le sacré, trop fulgurant à la vue des hommes, mais le sacré qui est chargé d'exprimer le profane, trop dangereux politiquement pour n'être pas voilé.

Que voit la critique fasciste dans la Crucifixion de Guttuso ? Certes, elle s'élève contre l'aspect « juif », « bolchevique », anti-italien de l'oeuvre, mais, elle n'ose, en définitive, désigner son ressort profond et lui donner un nom, qui ternirait l'image officielle de la concorde italienne : l'antifascisme. Tout le monde critique, du côté du pouvoir, le contre-point cassant des formes, leur chevauchement sauvage qui recouvre entièrement la surface de la grande toile ; tout le monde déplore la couleur irrationnelle (cheval bleu, chair rouge, chair verte, montagne orange...), mais personne ne semble voir ce qui est vraiment crucifié dans cette crucifixion, c'est-àdire, aux grands cris des pleureuses, le peuple italien lui-même. Le détour71.

détour71. intitule le cycle d'oeuvres qu'il entreprend alors. Il Cristo nella nostra Umanità.

72. R. GUTTUSO, Mestiere di pittore, Bari, 1972, p. 62.

73. Pour les critiques contre Guttuso, voir E. CRISPOLTI, Guttuso, Crocifissione, Rome, 1970.


474 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

nement subversif des instruments de la Passion, les humbles outils paysans du premier plan proclament cette identité cachée : parmi le marteau et les clous, voici les ciseaux pour la tonte de la laine, le couteau pour égorger, le bol pour recueillir le sang et le vinaigre pour le cailler. La victime n'est plus l'agneau mystique mais l'homme, traité comme du bétail. Manzù semble moins amer et moins violent, plus accablé, dans la série des bas-reliefs de bronze qu'il exécute à partir de 1939 sur le même thème de la Crucifixion. Mettant en oeuvre toutes les ressources du schiacciato, il fait surgir autour des victimes et des bourreaux une sorte de brouillard, émanant du fond, qui les isole et les absorbe, corps nus frémissants dans la lumière rasante, au seuil d'un univers opaque. Nacht und Nebel. Mais un détail grotesque, soudain, accroche l'oeil. Les militaires nus et obèses qui entourent les crucifiés arborent un casque à pointe prussien, en retard d'au moins une guerre...

Comme dans certains détails des Fantasie de Mafai, il y a là un impertinent hommage au dada berlinois, grand utilisateur de ce symbole caustique. Manzù rattache ainsi à la caste guerrière qui a jeté l'Allemagne dans la Première Guerre mondiale, le nazisme qui entraîne le monde dans la seconde 74.

Camouflé ou partiellement dévoilé, le contenu de ces oeuvres les rend vulnérables plus encore que leur scandaleuse facture. Le prodige est que certaines d'entre elles aient pu être exposées jusqu'en 1942, parfois même jusqu'en 1944; la résistance, l'occupation allemande coupent court à ces exercices publics. L'art aussi s'enfonce dans la clandestinité.

La cage ouverte.

Loin de tarir la volonté artistique de l'Italie, les nécessités historiques ne font que la contraindre, lui insuffler une vitalité d'autant plus forte qu'elle est réprimée. Sous le désordre, tout est en place ; tout est possible après la libération, y compris de nouvelles polémiques, de nouveaux affrontements ; mais cette fois les débats sortiront des marges étroites où s'exerçait, pendant le fascisme, l'illusoire dicours esthétique.

Les arts italiens, en 1945, ont tout en main : de quoi poursuivre l'expérience non figurative et géométrique, sur les traces de Soldati, de Veronesi, de Reggiani; de quoi approfondir les prestiges de la matière, avec l'informel, sur les traces de Fontana, ou, pour plusieurs artistes de Corrente, abandonnant la figuration, de quoi libérer totalement l'élan gestuel. De quoi continuer, impavide, une imagerie engagée, politique, et de quoi recréer une figuration surréelle et ludique. De quoi assembler, coller,

74. En particulier, les dessins ou gravures de George Grosz, comme la série Blutige Ernst de 1919 ; Got mit Uns, 1920, ou le n° 2 d'Hintergrunâ, 1928, comme aussi les photomontages d'Heartfield, dont Vdter und Sohne de 1934.


LES ARTS PLASTIQUES EM ITALIE 475

décoller, bricoler des objets chargés de mystère ou d'ironie. De quoi faire des reportages sur le réel et des enquêtes sur l'inconscient. Les Biennales de Venise jettent sur le terrain de l'art, à partir de 1948, les expériences internationales les plus diverses 75 et le retour d'exilés comme Lionello Venturi apporte un vent nouveau. La vitalité artistique de l'Italie sort intacte de la nuit fasciste.

Fanette ROCHE-PEZARD,

U.E.R. d'Histoire de l'art

et d'Archéologie,

Université de Paris I.

75. Le choc causé par les Biennales trouve son expression, de façon fort révélatrice, dans les diverses tendances de la presse du temps. La thèse de Pascale BUDIU.OK-PUMA sera la bienvenue ; en attendant, voir « Les quatre éditions de L'Unità et la Biennale de Venise, 1948-1958 », dans Recherches sur l'Italie contemporaine, Ecole Française de Rome, MEFRM 90-1978-1, pp. 503-534, et La presse socialiste italienne et la Biennale de Venise des arts figuratifs, 1948-1968, à paraître.


LE DIVORCE ET L'ITALIENNE : PARTIS, OPINION FÉMININE ET RÉFÉRENDUM DU 12 MAI 1974

En mai 1974, les Italiens étaient appelés à se prononcer, par référendum, sur la proposition d'abrogation d'une loi votée quatre ans plus tôt à une faible majorité à la Chambre et instituant le divorce en Italie. La proposition d'abrogation était soutenue par la Démocratie Chrétienne (D.C.) et le Mouvement Social Italien (M.S.I.), et combattue par l'ensemble des autres partis. Le 12 mai, après une campagne électorale acharnée, 60 % des votants consacraient l'institution du divorce.

1. Cette journée du 12 mai devait connaître dans l'historiographie italienne un sort singulier. « Journée historique » comparable seulement, selon P. Allum, « à une autre journée historique, celle du 18 avril 1948 »1 (date à laquelle la D.C. a conquis pour trente ans son hégémonie politique), « événement marquant, inattendu et neuf » 2, « fait d'importance historique pour le développement de notre pays » 3, « étape historique dans la politique de notre pays », le référendum de 1974 est constamment cité par les sociologues, les historiens et les politologues italiens, sans donner lieu qu'exceptionnellement 4 à des analyses consistantes. C'est qu'il s'est établi un relatif consensus quant au sens à donner à ce scrutin. Les résultats de ce référendum ont été suivis en 1975, lors des élections régionales, et en 1976, lors des législatives, par une forte poussée à gauche. L'issue du référendum ne serait que la première secousse de ce que d'aucuns ont appelé le terremoto elettorale, redistribution accélérée des suffrages en faveur notamment du Parti Communiste (P.C.I.). Indice d'une « transformation de fond de la géographie électorale », le référendum aurait « marqué la fin d'une époque : celle du « monopartisme imparfait » qui a duré trente ans [...] » 5. D'où le considérable intérêt accordé à ce scrutin et le manque d'attention qui lui est apporté en tant que phénomène spécifique.

1. Université de Naples, Etudiants de la Faculté de Sociologie, Si-No la battaglia per il référendum in due comunità del Mezzogiorno, Napoli, Clu Editrice, 1975, p. xxvi.

2. A. PARISI, « Questione cattolica e référendum, l'inizio di una fine », Il Mulino, 23 (233), p. 410.

3. A. PARISI, loc. cit.

4. Cf. R. MANNHEIMER, G. MICHELI, F. ZAJCZYK, Mutamento sociale e comportamento elettorale : il caso del référendum sul divorzio, Milan, Franco Angeli, 1978.

5. Si-No, op. cit., p. xx.


LE DIVORCE ET L'ITALIENNE, 1974 477

Un dilemme pourtant totalement inhabituel était posé ce jour-là aux électeurs : divorce ou union indissoluble ? Ce thème, comme l'histoire même du référendum, suggérait ce qui se jouait en fait dans l'événement politique : le destin d'une certaine représentation de la famille.

D'abord parce que l'issue du référendum a provoqué un déblocage en matière de législation familiale; à la suite du scrutin, en quatre ans, celle-ci a été entièrement remaniée : 1974, loi sur le divorce ; 1975, réforme du droit de la famille ; 1978 et 1981, loi puis référendum sur l'avortement. Ensuite, parce que c'est à l'occasion de la bataille référendaire que s'est créé et structuré l'étonnamment vigoureux mouvement féministe italien, porteur d'une profonde mise en question des rôles sexuels dans la famille et la société. Enfin, parce que le référendum s'est présenté comme une occasion exceptionnelle d'expression pour l'ensemble de la société italienne. Pour la population, d'une part : c'était le second référendum en Italie, mais le premier à porter sur un thème non directement politique (en 1946, il fallait choisir entre monarchie et république). Pour le système politique, d'autre part : le référendum opposait une D.C. hégémonique à l'ensemble des autres partis (ce qu'on appelle le bloc « laïc » en Italie), les privilèges de l'Église à ceux de l'État, un discours chrétien sur la famille au discours laïc : son enjeu était donc considérable, et il a donné lieu à une mobilisation intense de l'ensemble des instances idéologiques de la société (partis, médias, Église, intellectuels).

Or la confrontation de ces différents discours suscite un sérieux doute quant à l'interprétation étroitement politique qui a souvent été donnée aux résultats, et suggère une double démonstration :

— le référendum révèle au contraire un hiatus important entre l'opinion et la façon dont l'appréhende le système politique partisan. Au-delà, il dénonce une profonde méconnaissance, en Italie, de l'opinion (notamment féminine) par ceux-là mêmes qui ont pour fonction de la représenter et de l'influencer tout à la fois : partis, médias, intellectuels ;

— ce hiatus même renvoie à ce qui était en oeuvre, à l'insu du système politique, dans l'opinion : l'émergence d'une nouvelle représentation du couple et du mariage en Italie.

2. Mais parce qu'il était un enjeu politique important, le référendum avait de plus l'avantage de s'offrir à l'analyse par une multiplicité de sources ; il ne sera rendu compte ici de l'exploitation systématique que de quatre d'entre elles :

1) Les résultats du référendum (par provinces et chefs-lieux de provinces) 6 ;

6. Ministère DeU'Interno, Direzione générale dell'admministrazione civile, Servizio Elettorale, Il référendum del 1974, Raccolto per uso d'uffîcio, Roma, 1976-1977.

Ufficio Elettorale del P.C.I., Référendum abrogativo del divorzio/12 mai 1974. Documentazione, vol. 1, mai 1974.


478 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

2) Les 21 enquêtes d'opinion (60 questions au total) effectuées de 1947 à 1974 sur le divorce par les deux principaux instituts de sondage italiens : la Doxa et la Demoskopea 7;

3) La totalité des affiches électorales (200) apposées sur les murs, ou encadrées dans la presse quotidienne et périodique, pendant la période de la campagne électorale, c'est-à-dire du 12 avril au 12 mai 19748 ;

4) Trois cent quatre-vingt-sept lettres envoyées, entre ces deux dates, au « Courrier des lecteurs » des huit grands quotidiens suivants, choisis en fonction de l'existence d'une chronique des lecteurs, mais aussi de l'importance de leur tirage, et du nombre estimé 9 des femmes parmi leurs lecteurs : Il Carrière délia Sera, La Stampa, Il Messagero, La Nazione, l'Vnità, Il Resto del Carlino, Il Giorno, Il Secolo XIX.

Les deux dernières sources, moins classiques que les premières, réclamaient un traitement particulier : affiches et lettres couvraient la même période, du 12 avril, date d'ouverture de la campagne élctorale, au 12 mai, date du scrutin. Elles se sont avérées par ailleurs avoir la même fonction, les unes par rapport à la classe politique, les autres par rapport à la population : il s'agissait d'exprimer avec force décisions (lettres) ou consignes (affiches) de vote, et de les appuyer de quelques motivations essentielles. Ceci incitait à confronter les deux sources, à leur appliquer le même type d'analyse. Mais le double support — à la fois syntaxique et iconographique — du message véhiculé par l'affiche excluait alors une analyse purement lexicale. Il fallait parvenir à isoler le contenu de ce message de ses divers modes d'insertion : donc avoir recours à une étude thématique 10.

7. Abréviations. — D : Doxa ; K : Demoskopea ; B.D. : Bollettino Doxa ; R.D. : Ricerche Demoscopiche.

Dec. 47 (D) : LUZZATO-EEGIZ, Il volto sconosciuto délV Italia, Milan : Giufirè, 1956, p. 397 ; mars 49 (D) : B.D. 3 (2), juin 1949 ; jan. 53 (D) : B.D. 7 (8), 15 mai 1953 ; mars 59 (D) : B.D. 14 (34), 15 févr. 1960 ; avr. 62 (D) : LTJZZATO-FEGIZ, op. cit., p. 347 ; sept. 65 (D) : LUZZATOEEGIZ, op. cit., pp. 347 et suiv. ; nov. 66 (D) : B.D. 21 (1), 30 janvier 1967 ; fin 67 (K) : R.D. 1, janv.-fév. 1969; avr. 68 (D) : B.D. 22 (11-12), 30 juin 1968: févr. 69 (D) : B.D. 23 (4-5), 24 avr. 1969 ; Print. 70 (K) : R.D. 3 (4), juillet-août 1971 ; juin 70 (D) : B.D. 24 (17-18), 24 sept. 1970 ; févr. 71 (D) : B.D. 24 (8-9), 30 avr. 1971 ; nov. 71 (K) : R.D. 4 (2), mars-avr. 1972 ; févr. 72 (D) : B.D. 26 (2), 5 mai 1972 ; déc. 73 (D) : in Panorama 12 (407), 7 févr. 1974 ; janv. 74 (K) : R.D. 6 (1), 1974; mars 74 (D) : B.D. 28 (9-10), 5 mai 1974 (paru dans la Stampa, 12 avril 1974); avr. 74 (K) : R.D. 6 (2), 1974 (paru dans // Carrière délia Serra, 10 et 20 avr. 74) ; mai 74 (D) : B.D. 28 (15-16), 30 août 1974.

8. Réunies grâce à :

— G. BOVE, qui a mis à notre disposition la série complète des affiches de la D.C. destinées à la presse, et nous a ouvert les portes de la S.P.E.S. à Rome ;

— V. SARNATARO et la Fédération napolitaine du P.C.I. qui nous ont ouvert leurs archives ;

— L. PRATI et la Fédération nationale du P.C.I. ;

— C. VERDE pour nous avoir confié les photos qu'il avait prises, à fin d'étude, durant toute la période électorale dans plusieurs villes de l'Italie septentrionale.

Qu'ils en soient ici remerciés.

9. Cf. M. BUONANNO, La donna nella stampa, Rome, Editori Riuniti, 1978, estimations faites d'après l'enquête I.S.E.G.I., 1975, sous la direction de la Doxa, de la Demoskopea et Makrotest.

10. Cf. comme synthèse sur la polémique analyse thématique / analyse linguistique, et leur application au matériau historique : R. ROBIN, Histoire et linguistique, Paris, Colin, 1973.


LE DIVORCE ET L'ITALIENNE, 1974 479

Ce qui importait ici, dans une analyse du référendum comme indice et facteur tout à la fois d'une transformation des valeurs dans la société italienne, était ce qui était formulé à propos de la rupture du lien matrimonial, constellations de jugements, de prédicats gravitant autour du divorce, et que les sources avaient précisément pour fonction d'exprimer. Il s'agissait d'isoler — de façon à pouvoir les compter — ces prédicats dans l'un et l'autre langage : la difficulté, dans une analyse de ce type, n'étant pas de compter, mais de couper à point. On s'est donc efforcé de découper en unités d'information et le langage iconographique (dans les affiches) et le langage écrit (dans les deux sources)u.

Dans l'une et l'autre source, nous avons considéré comme prédicat, donc comme unité d'information, tout jugement porté sur le divorce ( « le divorce est destructeur »), toute action qu'il est censé produire ( « le divorce détruit»), toute association dont il est l'un des termes (le divorce, comme la destruction... »). Ces prédicats, évoqués par l'image ou le mot, ont ensuite été moulés en une forme homogène : le concept, c'est-àdire le substantif. Cette substantivation de l'unité d'information s'est par ailleurs toujours faite vers sa forme positive (ex. : « la loi sur le divorce est injuste » devient : « la loi sur le divorce = Injustice », puis : « la loi sur le divorce ^ Justice »). Enfin ce prédicat substantivé a été affecté d'un signe (positif, négatif ou neutre) et d'une indication d'intensité selon le rapport qu'il entretenait, dans le texte ou l'image, avec le sujet divorce.

On se trouvait alors confronté à un certain nombre de substantifs associés au divorce, affectés de signes différents, et comme tels quantifiables. Le traitement informatique des données était donc possible. Le procédé des « correspondances multiples » présentait de ce point de vue un triple avantage 12. Il permettait de calculer la récurrence des items, mais aussi de croiser tous les thèmes entre eux, d'une part, et ces mêmes thèmes avec certaines variables caractérisant les individus qui les évoquent (sexe, âge, décision de vote). Il offrait en outre la possibilité d'une représentation graphique figurant, dans un espace à deux dimensions, relations entre thèmes, d'une part, entre thèmes et catégories d'individus d'autre part. Enfin cette méthode, si généreuse en informations, garantissait de plus une relative neutralité puisqu'elle étudiait indistinctement

11. Disons ici brièvement qu'on a été inspiré pour ce faire, en ce qui concerne le message écrit, par V. MORIN, L'écriture de presse, Paris, Mouton, 1969, et, en ce qui concerne le message iconographique, par R. BARTHES, « Rhétorique de l'image », Communications (4), 1964, pp. 40-51.

12. Pour les principes de la méthode employée, voir essentiellement : L. LEBART et A. MORDOEAU, Techniques de la description statistique, Paris, Dunod, 1977 ; J.-P. BENZECRI, L'analyse des données, Paris, Dunod, 1973 ; C. BURT, « The factorial analysis of qualitative data », British Journal of Statistical Psychology (3) (166), 1950.

Pour des exemples italiens d'application de cette méthode : N. LMJRO, « Stratificazione sociale e comportamento électorale nei quartieri di Napoli, Methodologia per un' analisi », Campagnia Documenti 2 (5-6), 1976. Que N. LAURO soit ici remercié de nous avoir initiés à cette méthode.

Pour des exemples français d'application de cette méthode : cf. M. JAMBD, Y. BERNARD et J.-P. FËNELON, « Analyse de contenu, codage et analyse des données », Consommation (4), oct.-déc. 1978, et bibliographie.


480 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

les liaisons entre tous les éléments, pour n'en représenter que les plus constantes et les plus significatives.

I. — LA CONSTRUCTION D'UN ÉLECTORAT IMAGINAIRE

Le décalage entre les prescripteurs d'opinion et l'opinion elle-même se vérifie à deux moments de l'histoire du référendum, avant et après celui-ci. Avant : à travers les précautions que les partis ont jugé bon de prendre à l'égard de leur électorat. Après : à travers les résultats eux-mêmes et les réactions qu'ils ont provoquées chez les observateurs.

Voyons d'abord celui qui se manifeste à la veille du référendum, pendant la campagne électorale. Moment de mobilisation intense du système politique, les campagnes électorales constituent un temps privilégié pour l'analyse des facultés organisationnelles, ou de l'idéologie des forces politiques en présence : elles ont moins servi comme révélateur des représentations qu'entretient le système politique lui-même de l'idéologie dominant dans l'opinion.

Or la campagne d'affiches menée en 1974 par les partis renvoie assurément une image assez précise du comportement de l'électorat qu'ils attendaient — les uns avec confiance, les autres avec appréhension. Cette image sourd à travers d'une part la forte sexualisation dont a fait l'objet la campagne électorale, d'autre part à travers le contenu même des discours adressés à l'un et l'autre sexe.

1. Premier point : la stratégie de différenciation sexuelle évidente choisie par les partis. Il s'y reflète la représentation que ceux-ci entretenaient d'un électorat supposé profondément hétérogène : la coupure présumée essentielle hommes/femmes réclamait à leurs yeux un dispositif bi-polaire.

Celui-ci se vérifie dans les précautions quantitatives, formelles et rhétoriques que les partis ont pris à l'égard de l'électorat féminin dans leurs affiches.

1. a) Quantitatives et formelles d'abord : quantitatives, puisque la D.C. adressait, lors des élections politiques de 1972, 13,4 % de ses affiches aux femmes, mais 30,4 % en 197413. L'ensemble des partis leur réservèrent ainsi une de leurs affiches sur sept. Les femmes représentèrent avec les « Jeunes » et les « Travailleurs » la seule partie de l'électorat à être interpellée en tant que telle. Mais elle le fut plus souvent que ces derniers.

Du point de vue formel ensuite, puisque l'écriture des affiches se distingue, lorsqu'elles sont adressées aux femmes, par trois caractéristiques : elle y est concrète, imagée, et personnelle. Elle y fait appel à la narration, à l'image, à l'affect. La narration : 36 % des affiches féminines

13. Nous avons eu la chance de disposer à cet égard d'un élément de comparaison : le recensement effectué par le parti démocrate chrétien des affiches qu'il avait conçues pour les élections de 1972. La S.P.E.S., Per le elezioni del 7 maggio 1972, Roma, Arti grafiche italiane, 1973.


LE DIVORCE ET L'ITALIENNE, 1974 481

En pages 482 et 483 :

Graphique 1 : Affiches : Résultats de l'analyse de contenu. Graphique 2 : Lettres : Résultats de l'analyse de contenu.

Légende commune aux deux graphiques :

Termes (Items)

POL : alliance.

POL : partis

POL : refuse de politisation.

MAR : principe du mariage. MAR : indissolubilité du mariage. MAR : qualité de l'union.

FEM : généralités. FEM : protection économique. FEM : protection juridique. MFE : protection affective. FEM : protection morale.

FAM : unité de la famille. FAM : principe de la famille.

REL : institutions religieuses. REL : foi.

CIV : liberté.

CIV : égalité.

CIV : fraternité.

CIV : droits civils.

CIV : souveraineté de l'Etat.

NAT : modernisation de l'Italie. NAT : solution des problèmes italiens. NAT : sauvegarde de la société italienne.

JUR : qualité de la loi. JUR : nécessité de la loi.

Signes

Le divorce est + + très favorable \

+ favorable )

— défavorable > tel item

très défavorable \

= sans effet sur J


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484 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

(contre 11 % des autres affiches) sont structurées autour d'un récit, particulièrement émouvant. L'image : certes 45 % des affiches à destinataire masculin ou sexuellement indifférencié sont illustrées, mais la proportion se monte à 75,5 % dans les affiches féminines. L'image de plus, n'a pas le même degré d' « iconicité » dans les unes et les autres : symboles, signes conventionnels, caricatures favorisant la distanciation dans les premières, elles se contentent dans les secondes de l'exactitude photographique propre à susciter l'identificationw. L'affect enfin : le ton dans les affiches fémi nines est toujours particulièrement dramatique et direct. Dramatique, dans la mesure où la loi y est moins souvent expliquée (8 % des cas — contre 22 % chez les hommes) que mise en scène ; et direct puisque les affiches féminines pratiquent volontiers l'interpellation à la deuxième personne du singulier ou du pluriel (78 %) au contraire des autres affiches où le discours impersonnel (60 % des affiches) l'emporte 15.

1. b) Mais là où la sollicitude particulière dont fut entouré l'électorat féminin se manifeste surtout, c'est dans le choix de l'argumentation qui lui fut réservée. Le graphique élaboré, par l'ordinateur, à l'aide des items inventoriés dans les affiches montre des constellations de thèmes, regroupées de part et d'autre de deux axes, opposant deux variables 16. D'un côté : la décision de vote — divorciste, antidivorciste — de l'autre HOM/ FEM : le sexe du destinataire. Celui-ci apparaît presque aussi déterminant que l'autre variable pour le regroupement des items : les partis ont donc résolument adopté une stratégie de différenciation sexuelle dans leur discours électoral.

Il oppose clairement deux constellations de thèmes : dans les affiches masculines, les items « partis », « alliance », « liberté », « égalité », c'est-àdire des notions ressortissant au champ du politique ou évoquant des principes destinés à régir la société politique (POL, CIV) — et dans les affiches destinées aux femmes : « l'enfance », la « femme », la « qualité des relations conjugales », soit des concepts se rapportant à la famille ou à ses membres, et au mariage (MAR, FAM, ENF, FEM).

1. c) Ainsi dégagé, le logos destiné aux femmes s'avère par ailleurs particulièrement insistant et exclusif. Insistant : les thèmes les plus fréquents dans l'ensemble des affiches sont des items « féminins » : « enfant », « couple », « femme », etc.. Exclusif : les items dont les fréquences sont

14. Pour une analyse des niveaux d'iconicité de l'affiche, cf. A. MOLES, L'affiche dans la société urbaine, Paris, Dunod, 1970.

15. Pour tout développement, cf D. MEMMI, Divorce à l'italienne : le référendum de 1974 sur le divorce, Mémoire de D.E.A., Institut d'Etudes Politiques, Paris, 1981.

16. Principes de lecture du graphique :

1. Chaque point représente un thème, symbolisé par une abréviation. 2. La proximité des points entre eux met en valeur les thèmes qui sont les plus constamment associés. Par ailleurs, le voisinage entre ces thèmes et les points représentant des groupes d'individus (femmes, hommes, divorcistes) permet de vérifier si les associations de thèmes sont propres à ces catégories d'individus. 3. La dispersion des points aux extrémités des axes est également significative : ceux-ci représentent les réponses pour les items les plus opposés, les plus « extrémistes ». Ils dénoncent les thèmes à propos desquels l'opposition entre catégories d'individus a été la plus vive.


FIG. 1. — La narration, l'image, l'affect dans les affiches féminines

fEU

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m f

»!

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S

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les plus déséquilibrées d'un sexe à l'autre sont ceux-là. Ainsi les items « enfant » ou « couple » : évoqués dans respectivement plus de 65 et 41 % des affiches destinées aux femmes, ils ne se retrouvent guère que dans 15 % de celles destinées à l'autre sexe. En revanche, l'item prédominant dans les affiches masculines, le «parti», qui revient dans 41 % d'entre elles, revient dans plus d'une affiche féminine sur cinq. En d'autres termes, les arguments politiques, les considérations sur la « liberté » sont à double usage, les allusions à la famille sont réservées aux femmes. Ainsi, le discours adressé aux électrices n'est pas seulement différent de celui destiné aux électeurs, il représente un « plus » par rapport à celui-ci, comme aussi les précautions quantitatives et formelles prises à rencontre de l'électorat féminin.

L'adaptation des partis à ce qu'ils pensaient devoir être les mentalités italiennes se serait ainsi surtout exercée dans une direction: celle des femmes. Aucune affiche, en effet, n'interpelle explicitement l'homme, « tu uomo », aucune ne représente spécifiquement le mari, l'homme dans sa différence sexuelle. Lorsque l'être masculin apparaît c'est toujours comme symbole du citoyen, du peuple italien. Opposer des affiches « masculines » et « féminines » traduit la volonté d'introduire, dans un discours général et asexué, quelque chose de supplémentaire destiné aux femmes spécifiquement. Ce n'est qu'en faveur des femmes que les partis ont entendu briser l'impersonnalité, et l'anonymat du spectateur d'une affiche politique. «La stratégie électorale des uns et des autres, a-t-on dit, part du présupposé que vaincra celui qui saura persuader les femmes. Slogans et affiches sont repensés dans cette optique » 17. Dans la forte opposition des affiches « masculines » et « féminines », il faut voir le même phénomène que dans l'accroissement du simple au double constaté plus haut, de 1972 à 1974, des affiches s'adressant explicitement aux femmes : l'attention extraordinaire et inusuelle dont, en 1974, l'électorat féminin a été l'objet de la part des prescripteurs d'opinion.

La presse d'ailleurs s'en fit largement l'écho : « et les femmes, comment se comporteront-elles à l'occasion du référendum ? Ils ne sont pas peu nombreux ceux qui pensent que le vote peut être déterminant pour la victoire des antidivorcistes », écrit l'hebdomadaire Panorama 18. Les articles s'attachant à prévoir — ou à influencer — le comportement féminin furent nombreux, en ce mois précédant le référendum. « Fanfani compte sur les femmes », écrit la Nazione 19. « Aux femmes la parole décisive » annonce Il Gazzetino ™. « Les femmes disens NON », prévoit II Messagero n. « Le divorce est un mot du genre masculin », dit II Tempo 71, et Lelio Basso

17. G. SCARDOCCHIA, // Giorno, 10 mars 1974.

18. « Divorzio ai punti », Panorama, 7 février 1974, p. 22.

19. La Nazione, 1er mai 1974, p. 2.

20. Il Gazzetino, 16 avril 1974, p. 2.

21. Il Messagero, 12 mai 1974, p. 3.

22. Il Tempo, 21 avril 1974, p. 2.


LE DIVORCE ET L'ITALIENNE, 1974 487

répond dans II Corriere délia Sera 72 que « pour les femmes, le divorce est un moment de libération », tandis que « six femmes victimes de La SainteRote se racontent dans Panorama » 24.

On étudie les effets possibles, sur l'électorat féminin, de la campagne électorale ( « des deux côtés on parle aux femmes »)a ou de la position prise par les journaux féminins ( « Comment l'armée de la presse féminine se présente dans la bataille ») 26. Bref, on découvre, en 1974, la « donna protagonista » (selon le titre d'un article de Luigi Longo dans Rinascita) 27 et comme si curieusement, la femme l'était pour la première fois : « Il se peut que le référendum ait ceci de bon : ce sera le premier débat national ayant pour protagonistes les femmes n ou encore « pour la première fois dans l'histoire de notre pays, elles auront un rôle de protagonistes [...]. Divorcistes et antidivorcistes, catholiques et marxistes sont d'accord : ce sont les femmes qui décideront de l'issue du référendum. Sur 100 électeurs, 52 seront des femmes, soit une supériorité numérique de un million et demi de votes. Dans le passé, quand il s'agissait d'élire députés et sénateurs, cette supériorité numérique était privée de conséquences. Cette fois-ci cela peut être déterminant »s.

Le comportement à venir de l'électorat féminin semblait donc mériter, selon les prescripteurs d'opinion, presse et partis, une attention particulière.

2. Quelle est donc l'image de l'électorat féminin, véhiculée par les partis, qui justifiait une telle sollicitude ? Voyons, pour le savoir, la stratégie électorale adoptée cette fois par chacune des forces en présence.

2. a) Adversaires et partisans du divorce ont bien entendu mené, tous sexes confondus, une campagne différente reflétant des univers idéologiques différents : ce sont ces constellations de thème groupées dans le graphique, autour de la position face au divorce.

Cette opposition idéologique apparaît avec évidence lorsqu'on compare les discours destinés par les uns et les autres aux électeurs masculins : ils renvoient l'image d'un interlocuteur antidivorciste attaché aux institutions religieuses, familiales et nationales, bien distinct de l'interlocuteur divorciste partisan de l'introduction dans la société civile italienne des grands principes libéraux, « fraternité », « égalité », « liberté », destinés à assurer la «modernisation» de l'Italie. Le seul point commun aux deux argumentations est l'insistance sur le choix politique (item : « parti ») que supposerait la réponse au référendum :

23. Il Corriere delta Sera, 24 avril 1974, p. 5.

24. Panorama, 2 mai 1974, p. 83.

25. Il Corriere delta Sera, 14 mars 1974, p. S.

26. Il Manifesto, 13 février 1974.

27. Rinascita (19), 10 mai 1974.

28. Il Giorno, 14 mai 1974.

29. Il Giorno, 10 mars 1974.


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Arguments destinés, dans les affiches... (items mentionnés en italiques — items communs)

...aux hommes ...aux femmes

Partis :

Dîvorcistes Antidivorcistes Divorcistes Antidivorcistes

Liberté Parti Femme Femme

Parti Famille Enfant Enfant

Modernisation Société Famille Couple

Egalité Enfant Parti Qualité. Loi

Résolution Inst. rel. Fraternité Famille

Fraternité Mariage. Résolution Parti

Mais comparons les discours réservés aux femmes. Les divergences idéologiques s'atténuent alors considérablement : des deux côtés c'est la même insistance sur les conséquences du divorce pour la « femme », 1' « enfant », la « famille » ou le « couple ». On met à l'égard des femmes les mêmes « gants », utilisant et retournant à leur intention les mêmes arguments. Bref, partis divorcistes et antidivorcistes semblent s'adresser à la même femme, caractérisée par un attachement profond à l'univers familial.

2. b) Peut-on définir, plus précisément encore, la femme sous-jacente aux campagnes électorales rivales ? Les affiches nous disent déjà qu'elle est particulièrement étrangère aux partis divorcistes dans la mesure où ces notions précisément de « famille », « couple », « mariage » sont, au total, moins présentes dans l'idéologie qui transparaît dans leurs affiches : leur campagne électorale révèle, par là même, de leur part, un effort particulier de différenciation sexuelle. Pour en savoir davantage, il faut comparer le contenu des affiches avec celui des lettres de lecteurs — l'ordinateur a élaboré pour chaque source un graphique distinct. Une telle comparaison est certes sujette à caution, dans la mesure où cette dernière source ne reflète l'opinion réelle de la population que de manière très médiate (tri opéré dans les lettres, coupes éventuelles...). Comme telle, elle pourrait bien pourtant livrer tout à la fois l'identité de la femme visée par les partis, et les premiers indices du hiatus existant, à propos du divorce, entre l'opinion et sa connaissance par les partis.

Il est, en effet, troublant de constater que la thématique adressée dans les affiches divorcistes aux femmes n'a rien à voir avec celle qu'on retrouve dans leurs lettres... alors que la coïncidence est au contraire remarquable entre contenus des affiches et des lettres masculines favorables au divorce :


LE DIVORCE ET L'ITALIENNE, 1974 489

Arguments en faveur du divorce retenus dans les lettres et affiches « masculines » :

LETTRES : Modernisation / Liberté / Parti / Égalité / Fraternité / Enfant.

AFFICHES : Liberté / Parti / Modernisation / Égalité / Résolution / Fraternité.

Mieux : les lettres suggèrent — à condition de supposer toujours qu'elles révèlent quelque chose de l'électorat réel — l'explication de cette distanciation. Les femmes auraient été plus proches, dans sa cohérence, de l'idéologie divorciste, puisqu'elles ont retenu, comme déterminants en faveur du divorce, les mêmes arguments que les hommes, et non ceux destinés à la rassurer sur le sort de la famille (d'où le rapprochement HOMME/FEMME sur le deuxième graphique 2. LETTRES).

Arguments en faveur du divorce retenus par chaque sexe dans les lettres.

HOM : Modernisation / Liberté / Parti / Égalité /Fraternité / Enfant.

FEM : Fraternité / Liberté / Égalité / Enfant / Modernisation / Femme.

La parfaite identité des thèmes est éloquente : les électrices auraient mérité la campagne électorale qui fut réservée aux électeurs. Elles le confirment avec exaspération dans leurs lettres : « est-il acceptable, dit l'une, qu'un parti laïc, même pour conduire une campagne juste et civile, fasse une propagande à coup de robes de mariée et de bénédictions de curé ?» Ou encore : « où est-elle cette idyllique famille italienne que tous brandissent ces jours-ci comme un roman à l'eau de rose ? »

2. c) Mais quelle femme visait alors le discours électoral des partis laïcs ? On le découvre en confrontant affiches divorcistes et lettres de femmes... antidivorcistes. On y retrouve, sinon les mêmes items du moins les mêmes domaines de référence, ceux-là mêmes qu'on trouve aussi dans les affiches de la D.C./M.S.I. destinées aux femmes. L'interlocuteur invisible des partisans comme des ennemis du divorce dans ces affiches était donc identique : la femme antidivorciste.

Attitude essentiellement défensive de la part des partis laïcs, et non le contraire. Leurs prévisions pessimistes à la veille du scrutin nous le disent : la D.C. ne comptait-elle pas « réussir à détacher une part significative de l'électorat traditionnellement à gauche, en particulier la composante féminine » ?M ou « conquérir le vote d'au moins un million de femmes communistes [...] » 31. La supériorité numérique indéniable de la coalition divorciste ne devait-elle pas être anéantie «en raison d'une fuite de voix probablement féminines et de l'influence de l'Église » ? 32

30. R. LEONARDI, op. cit., p. 454.

31. L. PEDRAZZI, op. cit., p. 450.

32. Cité par C. GmNl, L'Italia che cambia, il voto degli Italiani, Roma, Savelli, 1976, p. 441.


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FiG. 2. — Une stratégie commune des partis à l'égard des femmes : effrayer, rassurer, quant au sort de la famille

D'où l'étonnante surenchère sur les items familiaux, dont les partisans du divorce nous livrent eux-mêmes le contenu (car il ne saurait être développé ici).

Les militants divorcistes sont « inquiets », nous explique-t-on, « car si la bataille prend un tour émotif, ils craignent de perdre beaucoup dans l'électorat féminin. Des arguments du type « souveraineté de l'État », « caractère pluraliste des choix civils » sont destinés à tomber devant l'argument fallacieux : « craignez que votre mari ne vous laisse tomber » M, ou encore, U. Eco : « l'issue du référendum sera décidée par les masses non libérées : qu'il soit clair que pour une femme chez qui naît le doute que son mari la laisse tomber, il importera bien peu de savoir qu'en

33. Cité par G. SCARDOCCHIA, Il Giorno, 10 mars 1974.


LE DIVORCE ET L'ITALIENNE, 1974 491

Grande-Bretagne on divorce. Et il n'est pas de tribune politique au monde qui puisse la convaincre» 34, ou encore L. Sciascia à propos de l'attitude des classes populaires : « les hommes, en particulier, ceux qui ont voté pour les partis de gauche voteront sans doute pour le divorce, mais leurs femmes contre ». Pourquoi ? Parce que « pour elles, le divorce représente la possibilité offerte aux hommes de les laisser tomber [...] cette peur est très vivante parmi les femmes du peuple » 35.

Ces déclarations donnent leur véritable sens à la stratégie divorciste chez les femmes, l'attachement à la famille, le conservatisme idéologique... étaient réputés devoir l'emporter sur la fidélité politique.

II. — LA SANCTION DU RÉEL

La stratégie électorale des partis dénonce donc la cohérence d'une certaine représentation de l'opinion féminine, dont la maîtrise leur paraissait être l'enjeu majeur du scrutin : une image conservatrice.

Or celle-ci a été démentie par les résultats du scrutin, véritable sanction de la stratégie de différenciation sexuelle, preuve certaine du hiatus apparu entre opinion et système politique partisan. Les résultats électoraux révèlent en effet deux choses. D'une part, une réponse féminine assez largement favorable au divorce : elle dément la représentation partisane d'une opinion féminine conservatrice en matière de famille. Les résultats dénotent, d'autre part, une homogénéité inusuelle des comportements électoraux des deux sexes : elle anéantit la légitimité d'une campagne électorale fortement sexuée. Enfin la surprise manifestée par la plupart des acteurs et des commentateurs au lendemain du scrutin constitue l'aveu de cette inadaptation ponctuelle entre une opinion et ceux qui sont chargés de la prévoir et de la maîtriser.

1. En 1974, les partis qui se sont prononcés contre le divorce enregistrent un recul sans précédent, mais aussi sans lendemain, des suffrages qui leur étaient auparavant acquis. Le 12 mai, D.C. et M.S.I. perdent en effet 7,18 % de leur électorat de 1972 pour en récupérer plus de la moitié aux élections suivantes de 1976 : entaille profonde mais peu durable. Certes la tendance à la baisse des deux partis continue après le référendum, mais celui-ci constitue malgré tout un accident évident dans cette évolution. Quelques indices : en 1972, l'écart entre suffrages obtenus par ces deux partis et ceux des partis devenus — par la suite — divorcistes était de 4,6 % ; il est de 20 % en 1974. Ont voté en faveur du divorce 13 régions sur 20, 66 provinces sur 94, 85 chefs-lieux de province sur 94. Les suffrages favorables aux partis divorcistes ont progressé dans toutes les régions, y compris celles où l'opposition au divorce l'a emporté, dans tous les chefs-lieux, dans 86 provinces sur 94. Bref : les suffrages des

34. Il Giorno, 14 mars 1974.

35. Interview recueillie par G. SCARDOCCHIA dans II Giorno, 19 mars 1974.


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partis antidivorcistes ont reculé partout, sauf dans huit provinces. Dernière image : dans certaines régions, la Vénétie, la Lombardie, le Piémont et la Ligurie, D.C. et M.S.I. réunis totalisèrent moins de voix en 1974 que la D.C. seule en 1972.

2. Ce « tremblement de terre » affecte aussi le comportement électoral féminin. Certes les résultats électoraux ne fournissent en eux-mêmes aucun renseignement à ce sujet. Les femmes ne votent pas dans les urnes ou sur des bulletins différents de ceux des hommes. Non que la loi ne l'interdise (du moins en ce qui concerne la première possibilité), mais elle ne le prévoit pas. De plus, on ne dispose pas pour le vote féminin de l'indication fournie, par exemple, pour le vote des jeunes, par les divergences que présentent en Italie les votes à la Chambre et au Sénat — la faculté d'élire députés et sénateurs étant soumise, en effet, à des conditions d'âge différentes.

Cependant les prévisions des sondages, en particulier des deux derniers précédant le scrutin, se sont avérées fort exactes, tant au niveau national qu'au niveau régional et municipal. On peut donc penser qu'elles le furent autant dans les réponses par sexe qu'elles annonçaient :

Intention de vote et vote des électeurs des deux sexes, en 1974x

Mars 1974 Référendum Avril 1974

(sondage Doxa) (12 mai 1974) (sondage

Demoskopea)

femmes hommes & hommes & hommes & femmes

femmes femmes femmes

Opinion favorable au

divorce (NO) 51jl 585 593 598 54>7

Opinion défavorable au

divorce (SI) 48,9 41,5 40,7 40,2 45,3

TOTAL 100,0 100,0 100,0 100,0 100,0

Écart des « NO » entre résultats du référendum et résultats du

sondage — 0,8 +0,5

2. a) L'exactitude de ces sondages se vérifie en ce que les résultats du référendum se sont avérés se situer entre les estimations des deux derniers sondages précédant le vote (— 0,8 et + 0,5). Les résultats par sexe occupent sans doute la même situation. Ainsi de 51 % (estimation de mars 1974) à 55 % (estimation d'avril 1974) des électrices auraient

36. Bolletino Doxa, op. cit., p. 80, Ricerche Demoscopiche, op. cit., p. 5.


LE DIVORCE ET L'ITALIENNE, 1974

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approuvé la loi sur le divorce. Le meilleur reflet des résultats réels étant, par ailleurs, fourni par le dernier sondage, le chiffre à retenir est plutôt celui de 55 %. C'est donc une majorité de femmes, même si elle n'est pas tout à fait confortable, qui se serait, en 1974, prononcée en faveur du divorce.

Majorité inattendue, en tout état de cause, si on la compare au score obtenu habituellement, chez les femmes, par l'ensemble des partis laïcs, tel que l'illustre ce rapprochement de tous les sondages disponibles sur les préférences politiques féminines :

Opinion favorable au bloc laïc (en %) 37

Dates Mai 47 Mars 48 Oct. 53 Avril 56 Avril 58 Référendum

Nombre de personnes

interrogées 2 566 2 305 1 866 1 473 2 000

HOMMES 40 51(44) 45(41) 52(47) 71(63) 66 à 65

FEMMES 23 23(20)* 25(23)* 31(27)* 31(26)* 51 à 55

* Dont partis de gauche seuls : P.C., P.S.I., P.S.L.I., puis P.S.D.I., Front Démocratique Populaire, sans le P.L.I.

Ainsi un tiers des femmes au maximum (31 % en 1958) était favorable aux partis laïcs : or la moitié, en 1974, respecte leur consigne de vote. Entre ces deux dates, pourtant, la proportion d'hommes et de femmes parmi les sympathisants de ces partis ne s'est que peu modifiée, les femmes continuant à n'en constituer qu'un gros tiers :

Question : Quel parti devrait, selon vous Quel parti peut le mieux défendre les

surtout se renforcer ? intérêts de gens comme vous ?

Dates : octobre 195336 juin 197538

Nombre de personnes interrogées : 1 866 10 000

Sur 100 sympathisants Sur 100 sympathisants

de chaque parti de chaque parti

H F H F

DC 34 66 39 61

PCI, PSI, PSDI, PRI, PLI.. 63 37 61 39

Deux autres sondages, en 1974, confirment ces chiffres : l'un relevé par l'Institut Pragma évalue à 28 % seulement la contribution des femmes

37. P. LUZZAIO-FEGIZ, op. cit., t. I, p. 443, p. 460, p. 518, et t. II, p. 590, p. 608.

38. P. LUZZATO-FEGIZ, op. cit., t. I, p. 519, et Bollettino Doxa (9-10), 24 juin 1975.


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aux suffrages communistes 39 et l'autre à 66 % leur contribution, au contraire de 1975, aux votes pour la D.C. 40.

Ainsi les mêmes femmes qui étaient un gros tiers à soutenir la D.C, un petit tiers à soutenir les partis « laïcs », leur devenaient en leur majorité favorable en 1974.

2. b) Autre fait nouveau dans les résultats de 1974 : la modestie de l'écart entre le comportement des deux sexes. Elle apparaît surtout dans le sondage qui précède immédiatement le scrutin et qui s'avéra le plus fidèle aux résultats :

Écart entre les comportements des deux sexes en 1974

Mars 1974 Avril 1974

Femmes Hommes Écart h - f Femmes Hommes Écart h - f

51,1 66,5 +15,4 54,7 64,9 +10,2

48,9 38,5 45,3 35,1

En avril 1974, la différence dans les intentions de vote favorables aux partis divorcistes, des deux sexes, se voit réduite à 10 points. Or de 1947 à 1958, l'écart correspondant fut en moyenne de 25 points (soit respectivement en 1947, 1948, 1953 et 1958: 17, 28, 20, 21, 40 points). Le comportement des deux sexes s'est donc apparemment rapproché.

D'autres sondages confirment au niveau régional cette évolution générale.

Pour l'Italie du Nord, par exemple : la dernière enquête de la Demoskopea, la plus fidèle aux résultats réels du scrutin, annonçait, fin avril, 53 % de NON à l'abrogation chez les femmes pour l'ensemble des « régions blanches » — Vénétie, Trentin et Frioul Vénétie Julienne. Or, les résultats du référendum dans ces régions ont été, tous sexes confondus, de 54 % de non. Si le sondage de la Demoskopea est exact, il signifie que le comportement électoral des deux sexes a dû être très semblable. Pour Trieste même, capitale de la Vénétie Julienne, la Demoskopea annonçait 66,9 % de non chez les femmes, contre 78 % chez les hommes, soit un écart de 11 %. La prévision fut en tout cas, tous sexes confondus (72,4 %), très proche des résultats réels (72,6 %) de cette ville.

Pour l'Italie du Centre : le même sondage annonçait, dans les « régions rouges » de Toscane, Ombries, Marche (plus une région septentrionale, l'Emilie Romagne) une moyenne de 60,3 % de non chez les femmes contre 67,1 % chez les hommes, soit un écart d'à peine 7 %. Là encore, la prévision faite tous sexes confondus (63,7 %) ne fut pas très éloignée du résultat réel (66,3 %).

39. D'après Arnica, 9 octobre 1975.

40. D'après M. TROMBETTA, « Le donne non sono piu il serbatoio di voti délia D.C. », in Giorni, 9 juillet 1975.


LE DIVORCE ET L'ITALIENNE, 1974 495

Pour l'Italie du Sud : un sondage effectué par la Société Pragma pour le journal II Messagero, donnait à la même époque 53,7 % de NO parmi les casalinghe (femmes à la maison) 41. Une enquête réalisée par les étudiants de l'Université de Naples dans deux communautés de Campanie donnait de même pour San Sebastiano al Vesuvio 56 % de NO chez les femmes, contre 64,5 % chez les hommes, soit un écart de 8,5 % de voix. Or, là encore, l'enquête s'est avérée au total (60,2 %) un bon reflet de la réalité (59,7 %) 42.

Enfin, on a pu tirer quelques renseignements sur le vote féminin régional des résultats du scrutin lui-même. Mais les informations ainsi obtenues sont alors soit rares, soit difficilement utilisables.

Rares : une expérience unique en son genre eut ainsi lieu dans un quartier populaire de la ville de Crémone où les bulletins masculins et féminins ont été recueillis dans des urnes différentes. Les femmes y avaient été massivement pour le divorce (63,3 % d'entre elles). Là encore, l'écart entre hommes et femmes avait été inférieur à 10 % (7,4 % exactement) 43.

D'autres évaluations, difficilement exploitables, nous sont fournies par C. Ghini, et M. Weber surtout, qui eut l'idée de sélectionner les sièges électoraux où le vote était susceptible d'être exclusivement féminin : maternités, prisons de femmes, institutions religieuses. Les limites d'une telle méthode sont évidentes : en raison d'abord de la rareté des sièges en question ; en raison aussi de la particularité de l'électorat rattaché à ceux-ci. Le tableau suivant donne cependant une idée de la participation des femmes au vote divorciste dans les grandes villes du Nord (70 % environ) :

Résultats du référendum du 12 mai 1974 dans des sièges électoraux

à forte population féminine 44

à Bologne (Emilie-Romagne), à Turin (Piémont), à Florence (Toscane)

NO ( %) SI ( %) Votes Votants validés

Bologne

Clinique d'obstétrique Sant'Orsola.. 80,7 19,3 218 221 Siège comprenant 100 lits de la

maternité IPIM 52,6 47,4 471 478

Siège comprenant 65 religieuses.... 51,5 48,5 464 472

(Ville de Bologne : H+F) 73,2 26,8

41. Sondage Pragma, Il Messagiero, 14 avril 1974.

42. Si No, op. cit., pp. 73 et suiv. ; pp. 127 et suiv.

43. Cité par C. GHINI, op. cit., p. 466.

44. Tableau élaboré à partir de M. WEBER, II voto délie donne, Milano, Centra di ricerca e documentazione Luigi Einaudi, 1977, p. 72 et pp. 38-39. Et GHINI, op. cit., pp. 467-469.


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Turin

.Couvent 88,9 11,1 234

. Clinique d'obstétrique Sant'Anna... 84,2 15,8 203 206

. Hôpital départemental de materntié 85,0 15,0 180 203

. Institut « Povere cieche».. 77,2 22,8 378 382

(Ville de Turin : H+F) 79,8 20,2

Florence

. Clinique d'obstétrique Careggi 70,2 29,8 272

(Ville de Florence : H+F) 71,2 28,8

Pise

. Maternité Santa Chiara 78,0 21 — 260

Femmes : 212 Hommes : 48 Votes blancs et nuls : 4

(Ville de Pise : H+F) 68,3 31,7

Il est possible enfin de donner une idée plus saisissante de la participation des femmes à la victoire du divorce en comparant le nombre des « SI » et le nombre des votantes, dans certaines régions du Nord de l'Italie. Ainsi au Piémont, les femmes qui ont voté furent : 1.521.748, or les « SI » ne dépassèrent pas 55 % de ce chiffre (soit 838.143). En d'autres termes, 45 % de femmes au moins ont voté pour le « NO », chiffre bien inférieur à la réalité, car il faudrait supposer alors qu'aucun homme n'ait voté pour le « SI ». Le même raisonnement conduit également pour la région de Ligurie au chiffre « plancher » de 49 % de NON, et pour le Val d'Aoste à 51,3 % de NON.

L'ensemble de ces informations fractionnées fournit au total une image de l'opinion féminine, divorciste dans une proportion allant du Sud aux grandes villes du Nord, de 50 à 70 % environ, avec un écart entre hommes et femmes tournant autour de 10 points.

Le passage de moins d'un tiers à plus de la moitié dans la proportion des femmes donnant leur approbation aux consignes de vote des partis laïcs apportait un premier démenti à l'image de l'électorat féminin exprimée par ces mêmes partis dans leurs affiches. La réduction de moitié de l'écart de comportement entre hommes et femmes rendait à son tour peu légitime leur stratégie délibérée de bipolarisation sexuelle.

3. Et la méconnaissance que ces choix traduisaient s'exprimait encore dans les réactions au lendemain du scrutin (« je me serais attendu à de la pluie, mais pas au déluge ») 45 ou « [...] une très large majorité du peuple

45. Il Corriere délia Sera, 16 mai 1974.


LE DIVORCE ET L'ITALIENNE, 1974 497

italien s'est prononcée en faveur du divorce : ceci est pour nous motif de stupeur et de douleur » 46, déclarent l'évêque de Rome et le Pape. « J'étais convaincu que les OUI [à l'abrogation] l'emporteraient, convaincu de combattre dans une bataille perdue d'avance »A 1 ; « j'étais loin de m'imaginer un succès aussi net »** ; « la proportion [de suffrages] qui a fini par l'emporter a largement dépassé nos prévisions » 49, s'étonnent de leur côté les divorcistes ; et le correspondant romain du Financial Times justifie ainsi la mauvaise qualité de ses prévisions : « le plus frappant, et peut-être le plus important dans le référendum [...] est le caractère inattendu des résultats. L'écrasante majorité des gens informés, en Italie, même en admettant que le résultat était incertain, avaient admis que ce serait une course serrée. Aucun ne semble s'être attendu à ces écrasants 59 % » 50. Quant au comportement de l'électorat féminin, il attire des commentaires particuliers. On s'aperçoit alors que, du M.S.I. qui s'exclame au lendemain du scrutin : « le P.C.I. a réussi à maintenir compact son électorat, et jusqu'à "perfino" son électorat féminin » 51, au P.C.I. lui-même qui s'étonne dès l'ouverture de la campagne de trouver « les électrices mieux disposées» 52 qu'il ne l'avait cru, «l'opinion commune était que les femmes italiennes voteraient de manière écrasante contre le divorce » K.

4. D'où d'ailleurs la tentation générale d'imputer ces résultats inattendus à une transformation du rapport de forces politique. Les mentalités rétrogrades ne l'avaient pas emporté sur la fidélité politique ? C'est que la politique avait triomphé du retard des mentalités. Mieux : l'explication du phénomène était à la hauteur des réactions qu'il avait provoquées : à surprise profonde, mutation profonde des préférences politiques.

4. a) Or, après analyse, il s'avère qu'une interprétation en termes strictement politiques, certes nécessaire, est insuffisante à rendre compte de quelques particularités de ce scrutin. Il s'agit d'abord de l'écart entre suffrages des deux camps, écart sans précédent et sans lendemain de 20 %, représentant 6 millions de voix, un déluge là où on n'attendait que « la pluie ». Il s'agit ensuite de l'ampleur exceptionnelle qu'a prise dans un pays à forte participation, l'abstention, et que la nature du scrutin — un référendum — ne semble pas suffire à expliquer.

4. b) Mais ce n'est pas tant l'importance quantitative de l'abstention ou du vote conforme aux consignes de vote des partis « laïcs » que leur redistribution qui appelle de nouvelles interprétations. On assiste en effet, en 1974, à un bouleversement géographique et sociologique des pratiques électorales. L'avancée divorciste s'est faite, géographiquement par46.

par46. Corriere delta Sera, toc. cit.

47. I. PEDRAZZI, op. cit., p. 439.

48. G. GALLI, op. cit., p. 397.

49. VUnita, 15 mai 1974.

50. Financial Times, 15 mai 1974.

51. Cité dans II Tempo, 14 mai 1974

52. Il Tempo, 13 avril 1974.

53. Financial Times, op. cit.


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lant, indépendamment en partie des traditions politiques. Nous avons construit, en rapprochant les résultats électoraux par régions de deux élections successives depuis 1945, un véritable profil électoral italien qui s'est avéré remarquablement stable de 1948 à 1972, en dépit d'une radicalisation générale et homogène des régions. La dispersion des points constatée au contraire en 1974 s'avère — même relativement à celle qui apparaît lors du référendum de 46 — impressionnante. De plus, elle est sans lendemain : on a retrouvé en 1976, inchangé, le profil électoral.

On assiste d'un point de vue sociologique au même phénomène, car la synthèse que nous avons tentée des analyses électorales du scrutin montre une atténuation de certaines oppositions électorales traditionnelles : entre nord et sud du pays, zone ouvrières et non-ouvrières, et surtout vote féminin et masculin. En effet, outre le fait qu'elles ont voté en majorité contre une consigne de vote de la D.C., et dans une proportion comparable à celle des hommes — deux phénomènes sans précédent — les électrices se signalent encore en 1974 par une abstention supérieure à celle des hommes : alors qu'elle est habituellement supérieure ou égale à la leur en Italie, contrairement à ce qui se produit dans les autres pays européens. Ces trois nouveautés dans le comportement électoral féminin, comme aussi la brutalité, la complexité et le caractère peu durable du raz de marée référendaire incitait à ne pas se satisfaire de l'interprétation en termes politiques généralement proposée.

III. — LES MODES DE FORMATION DE L'OPINION DIVORCISTE

En fait, il y a excès du référendum par rapport au politique, aussi une analyse exclusivement électorale n'en épuise-t-elle pas le sens. La consultation ne fait que traduire, au plan du politique, l'aboutissement d'une évolution qui n'a, elle, rien de soudain ou d'inattendu : il s'agit de la mutation des représentations du divorce, et par là même du mariage, de la famille, en Italie. Tous les signes du politique renvoient au culturel : car par ses rythmes, ses ruptures, ses formes, cette évolution permet de rendre compte de la nouveauté des résultats électoraux de 1974, et donc de la relative cécité des observateurs à la veille du scrutin.

Où trouver en effet des explications sur les « anomalies » relevées, en 1974, dans les résultats électoraux ? Dans les sondages, dans ce qu'ils traduisaient de l'opinion italienne à propos du divorce :

1. De 1947 à 1974, la Doxa et la Demoskopea ont posé aux Italiens plus d'une soixantaine de questions, au cours de 21 enquêtes, afin de connaître leur avis sur le divorce. Le sujet est un des seuls qui ait suscité de la part des instituts de sondages une telle constance ; on le doit au dépôt successif de plusieurs projets de loi, aux tensions politiques que ceux-ci traduisaient, à l'éventualité toujours repoussée d'un référendum, bref à la perpétuelle actualité du problème du divorce en Italie.

Une critique précise des sources — qu'exigeait la piètre estime dans laquelle sont tenus les sondages en Italie — nous a paru de nature à fonder les considérations qui vont suivre : dans la mesure où si la Doxa


LE DIVORCE ET L'ITALIENNE, 1974 499

GRAPH. 3. — Le « profil électoral » italien.

Suffrages obtenus par les partis favorables au divorce, d'une élection à l'autre, depuis 1946


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s'est avérée sous-représenter, et la Demoskopea sur-représenter, par rapport aux résultats électoraux, l'opinion favorable au divorce en raison de divergences dans les techniques d'échantillonnage s 4, les deux instituts se confirment mutuellement en ce qui concerne l'évolution de l'opinion.

Or que nous apprennent-ils ? Précisément que de 1947 à 1974, l'opinion favorable au divorce est passée de 28 à 60 % des personnes interrogées, tandis que l'indécision progressait de son côté de 4 à 14 % : le vote et l'abstention du 12 mai, pour étonnant qu'ils parussent à ceux qui se contentèrent de comparer les résultats électoraux de 1947 à ceux des élections précédentes et suivantes, étaient là en quelque sorte annoncés.

Deuxième point : le bouleversement des comportements respectifs des deux sexes l'était aussi. Du point de vue du vote : tandis que les hommes voyaient leur approbation au divorce s'accroître des deux tiers depuis la guerre, celle des femmes devenait dans le même temps une fois et demi plus importante. Du point de vue de l'abstention : tandis que l'indécision des uns était multipliée par 3, celle des autres l'était par 7. (Sans doute abstention et indécision ne sont pas synonymes, mais il a été montré par ailleurs que l'abstention sans précédent du 12 mai était — plutôt que l'expression d'une impossibilité de se rendre, ce jour-là, au bureau de vote, ou encore d'une indifférence pour ce type de scrutin, relativement délivré du contrôle clientélaire — la traduction d'une indécision mal résolue au moment du scrutin.) Bref l'opinion féminine s'était transformée à propos du divorce deux fois plus, à tout point de vue, que l'opinion de l'autre sexe.

D'où, troisième point, l'homogénéisation des comportements des deux sexes en ce qui concerne le vote, leur inversion en ce qui concerne l'indécision. L'écart entre pourcentage de réponses favorables au divorce des deux sexes qui oscillait entre 10 et 15 points, plonge décidément dans les années 70 au-dessous des 10 points, écart comparable à celui qu'on a trouvé dans les résultats électoraux. Quant à l'indécision féminine, qui avait été jusqu'en 1967, et de deux points en moyenne, constamment inférieure à l'indécision masculine — phénomène déjà remarquable et qu'on ne retrouve pas dans d'autres sondages — elle lui devient, à partir de cette date, supérieure.

Ainsi les résultats électoraux n'offriraient que la photographie finale, à la fois figée et fugitive, d'une évolution de l'opinion face au divorce, et dont les sondages nous déroulent au contraire lentement le film (cf. graph. 4).

2. Ils nous offrent aussi une radiographie du vote et de l'abstention féminine. Et ils en éclairent les motivations. Ils vont permettre en d'autres termes d'étudier comment les femmes sont passées de l'hostilité à l'approbation au divorce, et dans une certaine mesure, pourquoi.

54. Cf. A. MARRADI, « Analisi del référendum sul divorzio », Rivista Italiana di Scienza Politica (3-4), décembre 1974.


LE DIVORCE ET L'ITALIENNE, 1974

501

GRAPH. 4. — Approbation du divorce chez les deux sexes de 1947 à 1974

Comment? Voici les cinq réponses possibles proposées, par l'un et l'autre instituts de sondage, et pour la plupart des questions posées, à l'assentiment des personnes interrogées :

Êtes-vous...

( certainement favorable à .... \

— Favorable t , ,, „ ,, , i 1 institution

) probablement favorable a ... 1 du divoroe>

, ) certainement opposé à > la loi

; probablement opposé à « sur ^e divorce,

] son maintien, etc..

— Indécis « je ne sais pas » quant a I

On a confronté, pour les deux sexes, la moyenne des réponses ainsi ventilées sur la période 1947-1962 et 1962-1974 (c'est en 1962 que l'adhésion au divorce commence à progresser dans les sondages). On a constaté un accroissement comparable chez les deux sexes de l'opinion «certainement favorable» au divorce (+ 6 points). Mais tandis que la progression de l'approbation « certaine » et définitive au projet de loi s'accompagnait

6—1


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chez les hommes du recul des réponses intermédiaires, « probables » (— 6,8), elle tirait son origine chez les femmes de la régression des réponses hostiles « certaines » (— 6,3). L'adhésion totale au projet de loi s'alimentait donc dans la population masculine auprès d'une opinion déjà modérément favorable au divorce ou hésitante, et dans la population féminine au désarmement de l'opposition radicale au projet de loi. Même si elles ont pu traverser, individuellement, des phases intermédiaires, les femmes sont passées collectivement, sur le long terme, d'un extrême à l'autre de l'opinion (graph. 5).

5. a.:réponscs probables

S.biréponscE certaines

GRAPH. 5. — Décomposition de l'opposition au divorce, chez les deux sexes (attitude probable et attitude certaine)

On a constaté, par ailleurs, que l'évolution de l'indécision féminine était parallèle à celle de l'adhésion au divorce : chaque recul de l'hostilité déclarée au divorce alimente à la fois un progrès de l'approbation certaine et définitive au divorce et un sursaut d'indécision, ce qui ne fut pas le cas chez les hommes. La progression de l'opinion divorciste chez les femmes fut donc aussi brutale que conflictuelle.

3. Pourquoi ? Les sondages fournissent trois éléments d'explication, il est vrai assez limités, de ce mode spécifique de formation de l'opinion divorciste chez les femmes. L'ascension de cette dernière est en effet régie par trois facteurs qui lui confèrent son rythme et son sens : il s'agit des effets de « légitimation », de « publicité », et de « concret ».

3. a) On trouve les deux premiers à l'oeuvre dans les phases ascendantes des réponses favorables au divorce (cf. graph. 4) qui sont pour les femmes au nombre de trois (d'un sommet à l'autre de la courbe : 1962-1966, 1966-1971, 1971-1974) et qui sont chaque fois plus accentuées chez


LE DIVORCE ET L'ITALIENNE, 1974 503

elles que chez l'autre sexe : respectivement + 9 points contre + 7, +13 et + 9, + 10 et + 9.

Si elles ne sont pas le fruit du hasard, ces fluctuations peuvent-elles avoir un sens ? Voyons les deux premiers « sommets » : de 1965 à novembre 1966, et de 1970 à février 1971, ce sont respectivement 5 et 12 % de femmes en plus qui sont acquises au divorce. Or c'est en octobre 1965 que le député socialiste Fortuna présente à la Chambre son projet de loi : événement entouré d'une publicité suffisante pour qu'on voie apparaître dès fin 1965, dans la Stampa, les premières lettres passionnées de lecteurs et de lectrices à propos du divorce, et les premiers articles conséquents sur le sujet 55.

De même, c'est en décembre 1970, que ce même projet, déposé à la Chambre en 1955, était enfin voté par elle. Commence alors une campagne fébrile qui ne peut qu'attirer l'attention sur le vote de la loi : les associations qui lui sont hostiles ont quelques semaines pour rassembler les 500.000 signatures nécessaires à la convocation d'un référendum abrogatif. En d'autres termes, les Italiens qui répondent alors aux enquêteurs ont à se prononcer sur un texte certes controversé, mais déjà présenté au Parlement (1966) ou déjà voté (1971) : le oui au divorce ne représente alors qu'une approbation à l'ordre existant. Or on a pu vérifier par ailleurs que ce fait n'était pas indifférent à l'opinion de l'époque, attachée au statu quo, quel qu'il fût : en 1969, la Doxa a pu obtenir une différence de 5 points dans l'adhésion au divorce, selon qu'on parlait de « maintenir la loi actuelle » ou d' « introduire une loi nouvelle » abrogeant la première 56.

L'efficacité particulière chez les femmes de ce processus que nous avons qualifié «de légitimation», et qui expliquerait la progression plus que proportionnelle de leur adhésion au divorce à cette époque se vérifie dans leurs lettres, sous deux formes. « La loi est déjà là », dit l'une ; « puisque le divorce est déjà une loi de l'État », dit une autre, « pourquoi l'abolir ? » : c'est l'argument d'autorité, la « légalité » du texte ajoute à sa légitimation. « La loi n'a-t-elle pas reçu la confirmation d'un vote à majorité absolue du Parlement ? », ne fut-elle pas « démocratisation introduite ? » : c'est la caution parlementaire.

Un dernier sondage, d'ailleurs, révèle qu'en mai 1974, après le référendum, l'opinion divorciste s'est stabilisée chez les hommes, mais accrue chez les femmes : sous l'effet sans doute de la nouvelle légitimité donnée à la loi par un second vote &. Ainsi, l'origine légale d'une part, « démocratique» et parlementaire d'autre part, du divorce en Italie aurait été, chez les femmes particulièrement, un premier facteur d'adhésion à son institution.

55. Pour l'événementiel du référendum, cf. A. COLETTI, Storia del divorzio in Italia, Rome, Edizioni Savelli, 1970.

56. Bollettino Doxa, 23 (4-5), 24 avril 1969, p. 34.

57. Bollettino Doxa, 28 (15-16), 30 août 1974, p. 119. La question était posée sous la forme suivante : « Avec le référendum du 12 mai, les électeurs ont repoussé la proposition d'abrogation de la loi de 1970 qui introduisait le divorce en Italie ; êtes-vous satisfait ou mécontent de ce résultat, ou bien la chose vous laisse-t-elle indifférent ? »


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REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

3. b) Le second facteur d'adhésion, même s'il n'a pas manqué de jouer un rôle en 1966 et 1971, apparaît à l'analyse de la période 1971-1974. On le découvre en constatant que les fluctuations de l'opinion épousent en fait celles de la campagne menée autour du divorce.

De 1966 à 1970, le projet de loi dort sur le bureau de l'Assemblée ; et l'opinion italienne reste stable, notamment chez les femmes (— 1 %).

Fin 1970, le texte est voté... et aussitôt contesté, défendu, explicité, bref soumis à une intense publicité : sa cote monte vertigineusement, surtout chez les femmes (+ 12 %).

Fie. 3. — L'« effet de légitimation » dans les affiches

En 1972, le référendum est remis à plus tard : les élections législatives sont imminentes. La campagne autour du divorce se calme, la polémique s'assagit ; l'opinion se fige alors, l'indécision se stabilise, et les réponses favorables régressent même quelque peu : — 1 % chez les femmes, — 2 °/o chez les hommes.


LE DIVORCE ET L'ITALIENNE, 1974 505

1973 : la campagne autour du divorce a repris, il ne reste que cinq mois avant le vote. Officiellement la campagne ne doit commencer qu'un mois avant celui-ci, mais l'enjeu du référendum est grand pour les principales forces du pays, et chaque jour, une nouvelle intervention des autorités religieuses ou politiques vient ajouter à la mobilisation de l'opinion. L'indécision alors s'exacerbe, mais l'opinion divorciste progresse. Fin 1973, l'essentiel est fait : l'opinion favorable au divorce a dépassé les 40 % chez les femmes et les 55 % chez les hommes. La campagne officielle précédant le référendum fera le reste : elle ralliera, chez les femmes surtout, les dernières troupes nécessaires à la victoire des partis divorcistes.

Ainsi tout bruit fait autour de la loi semble lui assurer des partisans nouveaux : parce qu'il fait connaître son contenu, mais aussi son existence même, confortant par là le processus de légitimation décrit plus haut. C'est ce que nous avons appelé « l'effet de publicité ».

3. c) Quant au troisième, et dernier facteur d'évolution de l'opinion, l'effet de « concret », il est le plus intéressant, dans la mesure où il pourrait rendre compte des trois nouveautés constatées en 1974 dans le comportement de l'électorat féminin, et laissées inexpliquées.

Assez diverses, les questions posées dans les sondages peuvent cependant être regroupées comme suit : celles visant à recueillir un avis sur le problème de l'introduction du divorce en général, celles destinées à recueillir le même avis mais à la suite d'un exposé plus ou moins détaillé du projet de loi en cause, celles enfin faisant allusion au futur référendum 58. On s'est contenté dans cette analyse d'opposer les premières

58. Formulation des questions posées par la Doxa et la Demoskopea de 1947 à 1974 : Questions de type P (avant le référendum) :

— « Si vous aviez dû voter alors pour la loi qui instituait le divorce, vous auriez voté pour ou contre ? » (K. : 1971 ; D. : 1971-1972).

— « Faut-il approuver la loi sur le divorce ? » (K. : 1970).

— « Si vous deviez voter demain pour décider si la loi sur le divorce doit rester en vigueur ou être abrogée, vous voteriez pour maintenir la loi ou pour l'abroger ? » (Mars 1974, D.).

— « S'il était fait un référendum (au cours duquel tous votent, comme dans les élections politiques) afin de décider s'il faut maintenir ou s'il faut abroger (annuler) la nouvelle loi sur le divorce, vous voteriez pour le OUI (maintenir la loi sur le divorce) ou pour le NON (abroger la loi sur le divorce) ?» (D. : juin 1970, février 1971, décembre 1973).

— « Comme vous le savez, l'abrogation de la loi sur le divorce a été demandée : le 12 mai prochain aura lieu le référendum. Ce jour-là nous voterons OUI à l'abrogation (si nous voulons abolir la loi et donc le divorce) et nous voterons NON à l'abrogation si nous voulons maintenir la loi et donc le divorce) ; comment voterez-vous ? (K. : avril 1974).

Questions de type C :

— « Selon vous, il serait juste ou non de concéder le divorce dans les cas de séparation pour faute d'un des conjoints, ou abandon de la famille pour un temps ininterrompu de cinq ans ou plus ? » (D. : 1969, 1970, 1971)

— « Comme vous le savez, la Chambre des Députés a approuvé récemment la loi qui admet la possibilité de divorcer dans des cas particuliers (exemple : dans les cas de séparation pour faute ou abandon de la famille). Cette loi n'est pas encore en vigueur parce qu'elle doit être votée par les sénateurs. Mais supposons... Dans ce cas... » (D. : juin 1970).

Questions de type C :

— « La loi approuvée par le Parlement est actuellement en vigueur et prévoit que le divorce peut être demandé par un des conjoints dans un des cas que je vais vous énoncer.


506 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

aux secondes, baptisées respectivement « questions de principes » (P) et « questions concrètes » (C) : d'une part, parce que l'allusion au référendum était commune à ces deux types de questions, et parce que, d'autre part, l'effet inhibant que celle-ci risquait d'avoir sur le comportement des futurs électeurs ne s'est pas vérifié 59.

On a alors constaté que l'attitude face au divorce diffère notablement selon la manière dont celui-ci est présenté. Alors qu'au principe même de l'institution du divorce les Italiens ne deviennent favorables dans leur majorité qu'au début de 1974, ils donnaient leur accord dès 1968 à un divorce « concret », c'est-à-dire lorsqu'on leur mentionnait les problèmes précis que la loi prétendait résoudre. C'est ce qu'on a appelé l'« effet de concret ».

Or il ne semble étranger à aucune des trois particularités apparues en 1974 dans le comportement de l'électorat féminin : son vote, son abstention, son rapprochement d'avec le comportement masculin.

Son vote l'explicitation du texte de loi suscite chez les femmes une montée particulièrement forte de leur adhésion au divorce. Ainsi l'écart entre réponses des deux types, P et C, est-il toujours légèrement plus important chez elles que chez l'autre sexe : de 1967 à 1972 par exemple, il est de 19,5 % en moyenne contre 17,5 chez les hommes. Autre indice : on pose, en 1972, une question sur le divorce identique à deux échantillons différents : au premier après explication succincte, au second après explication détaillée, du texte de loi. L'hostilité au divorce baisse d'un échantillon à l'autre de 6 points chez les hommes, mais de 10 points chez les femmes. L'explication suscite davantage leur adhésion 60.

L'homogénéité des comportements des deux sexes en 1974, seconde innovation de l'électorat italien lors du référendum, peut s'expliquer en partie par les mêmes raisons : puisque la divergence d'attitude des deux sexes s'atténue chaque fois qu'on passe des questions « de principe » aux questions « concrètes », en mo3renne de 13,6 à 11,6 de 1967 à 1972. Mieux : plus la question posée se précise, et plus les comportements des deux sexes s'homogénéisent. En 1972, poser successivement une question P puis C fait passer la divergence de comportement entre les deux sexes de 10 à 9 points, mais la réduit encore à 4,6 points lorsque la question « concrète » contient tous les cas de divorce prévus par la loi. La même opération en 1955 réduit cet écart de 15 à 9 points.

L'« effet de concret », enfin, n'est pas étranger à la dernière particularité de l'opinion féminine en 1974, sa forte indécision. Celle-ci apparaît en effet, dans les sondages, particulièrement dépendante chez les femmes

Selon vous, est-ce une bonne chose ou non de concéder le divorce dans ces cas- là ? » (K: novembre 1971).

— « Ce que je vous ai énoncé constitue les cas pour lesquels la nouvelle loi admet le divorce (...); si un référendum était fait pour décider de maintenir ou d'abroger la nouvelle loi sur le divorce, vous voteriez pour maintenir ou pour abroger cette loi ? » (K. : 1971, 1974).

59. Cette classification a été inspirée en partie par celle proposée par MANNHEIMER, MICHELI et ZAJCZYK dans une annexe de leur livre précité.

60. Références de l'ensemble des sondages évoqués, cf. dorénavant note 7.


LE DIVORCE ET L'ITALIENNE, 1974 507

de la manière dont les questions leur sont posées. Dans l'expérience déjà citée de 1972, l'explicitation de la loi auprès du second échantillon fait baisser l'indécision chez les hommes mais l'accroît chez les femmes. Dans les sondages de 1967, 1969, 1970, 1971 et 1972 où l'enquêteur posait des questions des deux types P et C, le passage d'une question à l'autre provoque une progression de l'indécision de +3, +8, +3, +4, +1 chez les hommes, mais de + 8, + 10, +3, +7, +1 chez les femmes. Et là encore, plus la question se précise et plus l'indécision féminine augmente : dans d'autres sondages (en 1955, 1959, 1969, 1970, 1971 et 1972) où l'enquêteur passait de questions de principe à des questions concrètes, mais énumérant cette fois tous les cas de divorce possibles, l'indécision féminine augmentait deux fois plus que celles des hommes (+6,1 % contre +3 %). Ainsi la familiarisation avec le contenu de la loi provoque, dans chaque sondage, progression de l'opinion divorciste féminine, de l'indécision et homogénéisation des comportements. Or ces trois phénomènes se produisent aussi sur le long terme pour venir se graver finalement dans les résultats électoraux. Ils ont sans doute la même origine : la formation de l'opinion divorciste chez les femmes proviendrait pour partie d'une concrétisation progressive à leurs yeux du problème qui leur était soumis. Simplement celle-ci ne serait pas provoquée dans ce cas, artificiellement, par la précision croissante de questions posées, mais par l'amplification du débat national autour du référendum.

4. Mais on voit immédiatement les limites d'une telle explication : pourquoi la familiarisation avec la loi, la connaissance de ses implications concrètes joueraient-elles en sa faveur ? Sinon parce qu'il existe déjà dans la population une dynamique favorable au divorce ?

4. <z) Les sondages eux-mêmes le confirment. On y constate, en effet, que chez les femmes, si l'approbation au divorce « concret » est vite très élevée et reste assez stable (contrairement à l'attitude face au principe de l'introduction du divorce), elle n'en augmente pas moins légèrement sur toute la période. L'indécision fait de même. Comment l'expliquer ? Les questions concrètes, en effet, dans leur formulation précise, n'ont pas varié avec le temps : pourquoi devraient-elles provoquer une progression de l'opinion divorciste et de l'indécision chez les femmes ? Sans doute parce que le contenu de ces questions elles-mêmes prenait avec le temps plus d'épaisseur « concrète », pour les femmes. Non point pour des raisons personnelles (le nombre des séparations, quoiqu'en augmentation, reste inférieur à 30.000 en 1974) mais parce qu'elles envisagaient peu à peu les situations évoquées par la loi comme possibles, comme susceptibles de se profiler à l'horizon de l'univers familial. Bref, elles se mettaient à intégrer véritablement l'idée de rupture irrémédiable au sein de leur représentation du mariage. Cette notion, simplement suggérée par les questions concrètes des enquêteurs, leur devenait elle-même plus familière et concrète : le processus de concrétisation décrit donc, plutôt qu'il ne l'explique, un véritable changement de mentalités.

4. b) Un dernier élément va dans ce sens. On a bien tenté jusqu'ici d'expliquer les fluctuations qui se produisent, après 1962, dans la courbe


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des réponses féminines favorables au divorce, mais point le fait que le mouvement de la courbe s'inverse en 1962. Or on ne peut s'empêcher de mettre en relation l'évolution qui s'amorce en 1962 — pour culminer certes dès 1966 — avec un événement moins ponctuel, moins italien, que le dépôt à la Chambre du projet de loi Fortuna.

Car il se dessine là, en Italie, au niveau de l'opinion, ce qui se dessinait au même moment, mais au niveau des comportements, dans tous les pays d'Europe occidentale où pourtant la rupture du mariage était déjà possible : il s'agit de la faveur soudaine dont jouit l'institution du divorce. Tandis que les Italiens lui devenaient plus favorables, les Européens y recouraient plus souvent.

Dès 1973, le 13e séminaire de recherche sur la famille attirait l'attention sur le fait que la fréquence des désunions avait brusquement augmenté en Europe au cours de la décennie 1960-197061. Les données de l'Annuaire statistique de la France montrent de même que dans tous les pays, y compris d'Europe de l'Est, le nombre des divorces pour cent ménages a été, de 1960 à 1973, multiplié par deux, voire trois 62. Enfin le groupe intennimstériel de recherche sur le divorce s'est efforcé de retracer l'évolution de la divorcialité depuis la guerre dans plusieurs pays d'Europe occidentale 63. Elle ressemble fort à celle qu'on constate, mais au niveau de l'opinion, en Italie.

Le taux de divorcialité a, en effet, tendance à diminuer en Europe jusqu'en 1955, pour être remarquablement stable de 1955 à 1960. En Italie, c'est plutôt à partir de 1955 que la baisse se fait sentir.

Mais dès 1962-1963 apparaissent en France, en Angleterre, en Suède les premiers signes de la faveur nouvelle accordée au divorce : c'est le moment où les courbes d'opinion s'inversent en Italie.

A partir de 1965, enfin, se produit une « hausse brutale dans tous les pays [...] d'autant plus spectaculaire qu'elle fait suite à une longue période de stabilité » M. C'est bien l'évolution constatée en Italie au même moment et dont une explication par le dépôt d'un projet de loi pourrait bien apparaître désormais secondaire.

5. Les caractéristiques mêmes de cette évolution de la divorcialité européenne authentifient la coïncidence Italie/Europe: puisque la fréquence annuelle des divorces s'est accrue dans tous ces pays, indépendamment de leurs habitudes de divorcialité antérieures ; puisqu'elle a progressé bien avant, ou même sans qu'y intervienne un quelconque changement de législation en ce domaine. Certes les lois votées en 1969 en GrandeBretagne, 1970 en Italie, 1971 aux États-Unis et Pays-Bas, 1973 en Suède, 1975 en France 65 et 1976 au Portugal ont accéléré cette tendance à l'ac61.

l'ac61. INTERNATIONALE DE SOCIOLOGIE, 13' séminaire de recherche sur la famille, Paris, septembre 1973.

62. Annuaire statistique de la France (1960-1970).

63. GROUPE INTERNATIONAL DE RECHERCHE SUR LE DIVORCE, « Le divorce en Europe occidentale. Données statistiques et juridiques », Paris, La Documentation française, 1974, p. 185.

64. GROUPE INTERNATIONAL, loc. cit., p. 186.

65. J. COMMATT,T.E, « Le divorce en France. De la réforme de 1975 à la sociologie du divorce », Notes et études documentaires (4478), septembre 1978, pp. 89-90.


LE DIVORCE ET L'ITALIENNE, 1974 509

croissement de la divorcialité mais elles ne l'ont pas déterminée 66. L'Italie constituerait l'exemple le plus frappant de ce phénomène : ce pays enregistre la faveur croissante accordée à l'institution du divorce... avant même que celle-ci soit intervenue.

Mais le plus important dans ce phénomène, c'est que la participation de l'Italie au changement des mentalités européennes est simultanée. L'Italie ne se contente pas de subir l'effet de 1' « exemple étranger ». Son évolution n'est pas le contrecoup de l'évolution européenne. Elle n'en est pas l'image différée. L'Italie en est, à part entière, un des acteurs. Et avec les Italiennes à l'avant-scène : puisqu'elles expriment simultanément, avec une véhémence particulière, les mêmes mouvements d'opinion. Ceci nous ramène au caractère irréductible de cette mutation idéologique générale, que les effets en Italie de « légitimation », « publicité » et « concrétisation » n'ont guère pu, à défaut de l'expliquer, que favoriser.

Le hiatus qui s'est fait jour, en 1974, entre l'état de l'opinion et son image véhiculée par le système politique renvoie à la méconnaissance d'un phénomène aussi important que celui-ci : l'intégration croissante de la péninsule dans les schémas culturels et les normes socio-juridiques de l'Europe du Nord.

Démonstration de la difficulté de la classe politique italienne à appréhender, sur certains thèmes, et en dehors de la mauvaise traduction périodique qu'en offrent les élections, l'évolution du « pays réel » ; révélation de l'intégration idéologique de l'Italie à l'Europe : telles seraient les deux leçons, provisoires, du référendum de 1974.

Dominique MEMMI,

Cycle supérieur d'Histoire

du XX' siècle,

I.E.P., Paris.

66. GROUPE INTERNATIONAL, op. cit., p. 189.


COMPTES RENDUS,

Pierre MILZA, Français et Italiens à la fin du XIX' siècle. Aux origines du rapprochement franco-italien de 1900-1902, Collection de l'Ecole française de Rome, n° 53, Rome, Ecole française de Rome, 1981, 2 vol., 1114 p.

On connaissait — grâce à de nombreux articles et à des livres — la maîtrise de Pierre Milza concernant l'Italie contemporaine en général et les relations franco-italiennes à la fin du XIXe siècle et à l'aube du XXe siècle, en particulier lorsqu'il soutint sa thèse sur les origines du rapprochement entre France et Italie de 1900-1902 en juin 1977. La publication en était impatiemment attendue par les historiens des relations internationales : on savait en effet que c'était une grosse thèse et l'on souhaitait vivement s'y plonger ; dès lors qu'il est possible de la lire — et c'est un privilège que l'on doit à l'Ecole française de Rome qu'il faut louer pour cette publication —, force est de constater que c'est aussi et surtout une grande thèse. Il apparaît à l'évidence que Pierre Milza se situe dans le droit fil des travaux et des directions de recherches amorcés naguère par Pierre Renouvin, approfondis hier encore par Jean-Baptiste Duroselle et qu'illustrèrent il y a peu des chercheurs éminents tels que Pierre Guillen, Raymond Poidevin, René Girault ou Jacques Thobie, pour n'en citer que quelques-uns. Le travail considérable qu'il nous est donné d'apprécier aujourd'hui témoigne en tout cas des qualités de l'école historique française pour ce qui est de l'un de ses rameaux les plus féconds, celui de l'étude des relations internationales. Mais, outre sa valeur propre, cette thèse a le mérite d'attirer l'attention non seulement sur l'intérêt exemplaire de la recherche portant sur les rapports franco-italiens mais aussi, et plus largement, sur l'Italie contemporaine (xix'-xx* siècles) qui avait été quelque peu négligée à une époque récente par les historiens français. A tort du reste.

Comment, alors que les rapports entre France et Italie sont particulièrement tendus à la veille du désastre d'Adoua et de la retraite définitive de Crispi (mars 1896), est-on parvenu en quelque six années à ce rapprochement entre les deux nations latines qui allait aboutir, selon l'expression de Pierre Milza, à la « quasi-neutralisation de l'Italie tripliciste », résultat lourd de conséquences pour l'avenir des relations internationales au sein de l'Europe au bord du premier conflit mondial ? Telle est la question nodale à laquelle veut répondre cette thèse, ce rapprochement s'insérant dans un contexte économique et politique international caractérisé par de profonds changements qui sont constamment sous-jacents à son étude. Un lecteur superficiel pourra considérer que consacrer un aussi gros volume à un événement relativement bref ne méritait pas un tel déploiement d'énergie et qu'il eût été souhaitable, d'autre part, d'en prolonger l'étude jusqu'à l'une de ses conséquences les plus importantes et les plus spectaculaires, l'entrée en guerre de l'Italie aux côtés de l'Entente en 1915 ; cela paraissait possible — et tel était le but initial que s'était fixé l'auteur — mais la multiplicité des sources, la complexité des problèmes posés au cours des treize années suivant le rapprochement l'auraient conduit immanquablement à négliger bien des secteurs ou à en privilégier certains au détriment de nombre d'autres ; c'est pourquoi Pierre Milza a préféré limiter son ambition à un champ chronologique plus étroit, afin de pouvoir le balayer dans sa totalité. Le résultat est là pour montrer qu'il a eu raison.

En effet, ce rapprochement entre les deux « soeurs » latines est à l'évidence oeuvre de diplomates impulsée, de part et d'autre, par les gouvernements français et italien. Mais cette double action conjointe au niveau politique et diplomatique ne saurait se comprendre sans une étude large et poussée de ce


COMPTES RENDUS 511

que Pierre Renouvin appelait les « forces profondes ». Et la thèse de Milza illustre bien l'idée selon laquelle une étude des relations internationales ne se suffît plus des seuls rapports diplomatiques entre Etats mais qu'il convient d'aller au-delà, en recherchant au niveau des structures économiques, sociales, culturelles, politiques des nations en présence, les intérêts qui sous-tendent la volonté de leurs gouvernements respectifs. Mais concernant la question ici étudiée, brosser un tableau de la France et de l'Italie dans l'état de leurs rapports mutuels à un moment donné — en l'espèce lors du départ de Crispi — ne pouvait suffire non plus ; l'éclairage ainsi donné à court terme n'eût pas été totalement satisfaisant. Il fallait remonter plus haut dans le temps et prendre les choses là où les relations entre les deux nations s'étaient profondément détériorées : à la chute de l'Empire, lorsque les Italiens entrèrent à Rome et que s'achevait pratiquement l'Unité du Royaume d'Italie. Aussi n'est-ce point seulement le rapprochement franco-italien dans toutes ses dimensions qui est appréhendé dans cette étude ; en amont, ce sont les relations entre France et Italie qu'aborde son auteur, au cours de la décennie et demie qui le précède ; d'où le sous-titre de l'ouvrage. Et il ne s'agit pas là d'un simple chapeau, d'un chapitre introductif quelque peu formel, même substantiel : cela constitue rien moins qu'une partie tout entière, un peu plus du tiers de l'ouvrage, ce sans quoi la suite ne se saurait comprendre désormais. Au total, ce sont finalement plus de vingt années de l'histoire des relations entre France et Italie qui revivent sous nos yeux, dans toute leur diversité — et leur richesse.

La première partie vise donc à dresser l'état des relations franco-italiennes à la fin de l'ère Crispi ; en réalité c'est l'évolution de ces relations qu'elle décrit, de 1870 à 1895. Et d'abord celle des relations politiques qui sont marquées successivement par la guerre franco-prussienne et le Congrès de Berlin (1870-1878), l'affaire tunisienne et les débuts de la Triplice (1878-1887), et la crise des relations entre les deux nations voisines à l'époque de Crispi (1887-1895). Au cours de ces quinze années, les relations entre France et Italie vont se détériorant. Durant la première période, c'est le problème de la neutralité italienne dans la guerre franco-prussienne qui domine en premier heu : neutralité ou intervention aux côtés de la France contre la Prusse ? Comme le rappelle Pierre Milza, « la prudence et la raison » devaient l'emporter de l'autre côté des Alpes « sur l'honneur et le sentiment », et l'auteur montre clairement ce qui a présidé à ce choix. Après la chute de l'Empire et l'arrivée au pouvoir en France de la Droite conservatrice, cette République des ducs championne de l'Ordre moral, assez proche en somme de la « Droite historique » qui gouverne au-delà des Alpes, on eût pu penser que France et Italie ne manqueraient pas de se rapprocher. En fait la question romaine, celle de la restauration éventuelle du pouvoir temporel du Pape en dépit de la prise de Rome par les Italiens, sépare nettement les gouvernements conservateurs des deux Etats ; toutefois si cette question alimente leur méfiance réciproque, elle ne semble pas devoir empêcher, à plus ou moins long terme, un rapprochement entre les deux nations latines. Ce qui allait contribuer à la dégradation des relations franco-italiennes, ce fut l'affaire tunisienne dont la conséquence la plus lourde devait être la conclusion de la Triplice, la crise atteignant son paroxysme avec l'arrivée au pouvoir de Crispi (rupture des relations commerciales en mars 1888), notoirement francophobe. Question romaine, affaire tunisienne, Triplice et guerre douanière : telles sont les causes de l'opposition, de l'hostilité réciproques dont témoignent les opinions publiques des deux nations et qui devaient laisser des marques profondes au niveau des mentalités : les événements d'Aigues-Mortes (août 1893) et de Lyon (juin 1894), à quoi Pierre Milza attache justement une grande importance, y revenant à plusieurs reprises, et les manifestations dont furent l'objet les représentants de la France en Italie peu après, disent assez bien le niveau d'inimitié où l'on était arrivé de part et d'autre des Alpes.

Mais avant que d'étudier ce phénomène, Pierre Milza dresse le bilan des rapports économiques et financiers entre France et Italie au cours de la même période : ceux-ci sont caractérisés par l'indépendance économique et financière qu'acquiert la péninsule italienne sortant alors de l'orbite française ; sans doute la France est-elle partiellement relayée ici par l'Allemagne (moins toutefois que les agents consulaires ou les journaux français ne l'affirment), quoi qu'elle


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« contrôle toujours une part importante de la dette publique italienne et conserve un rang honorable dans le commerce du royaume » (p. 169). Néanmoins, ce qui contribue à fortifier l'autonomie italienne, c'est l'incontestable développement de sa jeune industrie dont la prospérité est due à une politique protectionniste efficace. Il n'en reste pas moins que l'influence française en Italie diminue au profit du concurrent allemand : « Une fois mise en place, la Triplice pèse de tout son poids sur les orientations politiques de l'Italie et, à partir de là, détermine très étroitement le choix d'une stratégie économique qui passe par la politique d'armement, la création d'une industrie moderne et la soumission des intérêts de la petite agriculture méridionale à ceux du Nord industriel » (ibid.). Si l'histoire des relations politiques, économiques et financières était connue dans ses très grandes lignes, il apparaît à l'évidence que Pierre Milza contribue en ces deux chapitres initiaux à les éclairer d'un jour nouveau par l'utilisation systématique des sources tant françaises qu'italiennes dont il a pu disposer, précisant avec rigueur toutes les données des problèmes qui se sont alors posés.

Plus neufs encore sont les deux chapitres suivants consacrés, selon l'expression de l'auteur, au « poids des contacts directs » ; l'un s'intéresse aux Italiens en France à la fin du xrxc siècle ; l'autre concerne les Français en Italie à la même époque. Ayant examiné d'abord le rôle des gouvernants et des dirigeants économiques, Pierre Milza se penche ici sur le poids des masses, visant à dépasser le niveau de l'événement tel qu'on peut le saisir au travers d'un article de journal, voire d'une campagne de presse, d'une interpellation ou d'un débat parlementaire, pour appréhender ce qu'on entend par « opinion publique » — et la façon dont elle se constitue plus précisément —, autrement dit tenter de saisir et de décrire ce qu'on recouvre de l'expression « mentalités collectives » chez l'un et l'autre peuple, tant il est vrai qu'il existe « une interaction permanente et profonde, même si elle est souvent inconsciente, entre le mental collectif et les décisions de l'homme d'Etat» (p. 171). Il est de fait que la présence sur le sol français de quelque 300 000 Italiens, travailleurs immigrés pour la plupart, joue un rôle non négligeable dans les rapports entre les deux nations latines ; il était essentiel de mesurer ce rôle et, pour ce faire, de cerner rigoureusement la nature de cette colonie italienne, ce à quoi s'est attaché l'auteur en décrivant dans un premier temps le cadre démographique et juridique dans lequel elle s'insère (données démographiques et politique suivie par les gouvernements français à cette époque, d'une part, émigration italienne et attitude du gouvernement italien, d'autre part), l'évolution et la structure de l'émigration italienne en France (son accroissement numérique, sa structure démographique, ses origines régionales, sa structure professionnelle), étudiant ensuite les grandes zones de contacts entre population française et colonies italiennes (colonie de Marseille, de Nice, de la région parisienne et autres colonies « élémentaires » dans l'Ouest, le Sud-Est et celles de formation plus récente) pour aborder enfin l'étude des « facteurs et manifestations des rapports entre émigrés italiens et population française à la fin de l'ère Crispi » en montrant ce qu'est la structure sociale de la colonie italienne (les catégories aisées, les ouvriers), les forces centrifuges qui l'animent et, en sens contraire, les voies de rapprochement avec la population française (absence de cohésion de la colonie italienne, la politique du gouvernement français à son égard, les débuts de la participation italienne aux luttes du mouvement ouvrier français), la nature des relations entre émigrés italiens et populations locales à la fin de l'ère Crispi. Au total il apparaît — et c'est ce que Pierre Milza montre au terme de cette partie de son étude, tout à fait magistrale — que cette colonie italienne en France est tout à la fois un enjeu des relations entre Paris et Rome et un acteur privilégié dans les rapports entre les deux pays ; acteur surtout parce que la présence de ces 300 000 Italiens est à l'origine de stéréotypes qui influencent sensiblement la mentalité collective du peuple français à leur égard ; ensuite la forte concentration de cette colonie dans quelques zones bien délimitées du territoire national (essentiellement le littoral méditerranéen) fait se superposer aux stéréotypes habituels l'image de l'invasion ; enfin parce que les événements auxquels se trouvent mêlés les Italiens de France contribuent à modifier l'image que Français et Italiens se font les uns des autres, mais recèlent également des « implications diploma-


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tiques » souvent lourdes de conséquences. A la fin de l'ère Crispi, constate Pierre Milza, « les relations entre les émigrés italiens et la population françaises ont atteint un haut degré de tension », ce dont devront tenir compte les gouvernants italiens et français dans leur volonté de rapprochement (p. 284-285).

En sens inverse, l'émigration française vers l'Italie est sans commune mesure avec le phénomène italien similaire vers la France. Pour 300 000 Italiens résidant en France au début du XXe siècle, il y a moins de 7 000 Français en Italie ; encore leur installation n'est-elle le plus souvent que limitée. Mais pour modeste que soit cette colonie (qui se place au quatrième rang à la fin du XIXe siècle, après les colonies autrichienne, suisse, allemande et britannique), l'auteur ne l'en étudie pas moins, en mesurant les effectifs, en déterminant les caractères, en en dressant la typologie (propriétaires et rentiers, hommes d'affaires et d'industrie, ecclésiastiques, intellectuels et membres des professions libérales enfin) et en la localisant ; à noter que c'est le secteur économique qui prédomine dans cette colonie française, sur-représenté même par rapport à la situation des autres colonies étrangères, de même que l'émigration religieuse (p. 313). Autre phénomène original, concernant la présence — temporaire cette fois — des Français en Italie : les voyageurs ; nombre de ceux-ci — dont l'importance rapportée à la population française totale reste à l'époque extrêmement faible — éprouvent le besoin d'écrire leurs souvenirs et presque aussi souvent de les publier. Or s'ils les publient, ces souvenirs, c'est qu'il y a une demande ; comme le note pertinemment Pierre Milza, « il y a incontestablement au cours des deux dernières décennies du xixe siècle un engouement, voire une mode, du récit de voyage, qui accompagnent la grande vague d'exploration de la planète contemporaine de la seconde révolution industrielle » (p. 317) ; l'image prend le relais, au tournant du siècle, qui marque le déclin relatif du récit écrit, ce qui ne veut pas dire que le voyage proprement dit connaît une baisse d'intérêt parallèle ; peut-être même la multiplication des touristes français en Italie a-t-elle provoqué une baisse de la production littéraire, dans la mesure où il y a eu banalisation du voyage dans la péninsule. En tout cas, c'est l'occasion pour l'auteur de décrire les conditions propres au voyage en Italie (essentiellement par rail mais encore par bateau comme à l'époque précédente), sa durée aussi ; il établit une géographie et une typologie des plus significatives (principales destinations, nature des touristes, les pèlerins pour Rome essentiellement constituant environ le quart de l'ensemble, suivis par les artistes et les esthètes, les savants, les sportifs, les hommes de lettres et les journalistes, les hôtes de longue durée). II apparaît que Rome est de loin la ville d'Italie la plus visitée, suivie de Naples puis de Venise (les voyages de noces...) et Florence. Finalement les différences entre France et Italie, du point de vue des contacts directs, sont grandes : d'une part la présence d'une colonie nombreuse, concentrée en des régions déterminées, suscitant par là même « un sentiment de pénétration étrangère, d'invasion, qui peut déboucher en période de difficultés économiques ou de crise politique sur de véritables flambées d'italophobie » (p. 350) ; rien de comparable de ce point de vue en Italie, à l'exception des visites massives de pèlerins à Rome qui peuvent être ressenties par les Romains — « l'arrogance de certains voyageurs aidant » — « comme une intrusion intolérable dans leur univers quotidien» (ibid.). Différence également quant à la sociologie des migrants : en France ce sont très majoritairement des travailleurs manuels ; en Italie des personnes appartenant à la bourgeoisie ; si les émigrés transalpins sont « un agent important des relations franco-italiennes », comme le signale Pierre Milza (p. 351), le rôle des voyageurs français dans la péninsule n'est pas pour autant négligeable, dans la mesure où ils véhiculent — oralement et plus encore par écrit — des stéréotypes, des images qui ne manquent pas d'impressionner — consciemment ou inconsciemment — l'opinion publique française, que les représentations qu'ils reproduisent soient réelles ou mythiques.

C'est pourquoi il importait de définir avec précision et rigueur et de mesurer « le poids des mentalités et des influences culturelles », ce à quoi s'emploie Pierre Milza dans le dernier chapitre de cette première partie, visant à saisir « les contacts au second degré », selon sa propre formule ; ce qui permet à terme de dégager « l'image du partenaire dans la mentalité collective des


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deux peuples ». Côté français, l'auteur a retenu trois véhicules d'images et de stéréotypes : les récits de voyages, la presse et les manuels scolaires. Décrivant successivement le cadre et les hommes tels qu'ils apparaissent dans les récits de voyages, il dégage l'image de l'Italie que se sont formée les voyageurs : ils opposent « l'Italie de toujours, un pays que la nature a comblé et dont le patrimoine artistique, culturel, religieux est un peu celui de l'Occident tout entier, et l'Italie moderne, qui n'est pas jugée digne d'assumer cet héritage. Ce qui pour nombre (de voyageurs) tient, semble-t-il, à la qualité médiocre de ses habitants » (p. 363). Pour ce qui est de ces derniers, en effet, les jugements portés sont sévères et révèlent « une hostilité marquée pour le peuple italien » (ibid.). Certes les Italiens ne sont pas dénués de qualités : ce sont des artistes (p. 365), ils sont généralement intelligents (p. 366) ; certains leur reconnaissent des « qualités d'énergie » ; en fait, pour les Français, le tempérament italien est fait de contrastes, à quoi s'ajoutent des diversités régionales marquées qui se superposent en quelque sorte à « l'absence d'unité et de cohésion nationale » (p. 369) qui caractérise encore, selon eux, l'Italie unifiée : on distingue donc le Romain du Florentin, voire du Vénitien ; mais ceux des Italiens qui synthétisent, pourrait-on dire, les défauts de l'ensemble, ce sont les méridionaux et, si l'on met à part les Siciliens dont les Français considèrent qu'ils ne sont pas vraiment Italiens, ce sont les Napolitains qui rassemblent avec la densité la plus chargée « tout ce qui paraît méprisable aux voyageurs français dans le tempérament des habitants de la péninsule » (p. 370) ; les stéréotypes concernant les Napolitains (et la ville qu'ils habitent) sont aussi les plus fréquents, et de là à assimiler Napolitain et Italien il n'y a qu'un pas, vite franchi, notamment dans les départements du Midi. L'image qui se dégage donc de ces récits de voyages — et de ce seul point de vue l'étude de Pierre Milza est extrêmement précieuse en ce qu'elle ne néglige aucun des aspects dominants ou autres des stéréotypes qui prennent corps ou se développent en cette fin du XIXe siècle, mais dont nombre d'entre eux s'étaient vus mettre en place dès l'époque antérieure, au temps du Risorgimento et de l'unification, comme nous pensons pouvoir le montrer un jour — est particulièrement forte dans sa diversité et ne peut manquer d'être d'un poids considérable dans les relations francoitaliennes. La presse n'est pas moins révélatrice, mais elle se situe dans le temps court, reprenant les images et stéréotypes qui courent dans l'opinion publique en les exaspérant au besoin ; l'analyse que fait dans cette perspective Pierre Milza est éclairante des divers courants de l'opinion publique qu'expriment les journaux, qu'il s'agisse de la presse d'opinion — de droite, nettement antiitalienne dans l'ensemble, à peu d'exception près, mais d'importance : le Journal des Débats et le Temps (qui se situent au reste plutôt au centre), ou de gauche et d'extrême-gauche qui distinguent certes entre les masses italiennes « auxquelles ils témoignent souvent une vie sympathie » et les gouvernants italiens « dont ils dénoncent avec vigueur la politique réactionnaire » (p. 390) —, des grands quotidiens d'information ou de la presse régionale : dans sa grande majorité, la presse française est hostile à l'Italie, ce que les responsables de la diplomatie devront prendre en compte s'ils veulent oeuvrer à un rapprochement éventuel avec la « soeur latine ». Les manuels scolaires, enfin, ne sont pas moins révélateurs et leur importance doit être soulignée en ce qu'ils contribuent à reproduire les stéréotypes définis plus haut et à former l'esprit des citoyens de demain : d'où l'intérêt des jugements portés sur l'Italie et le peuple italien dans les manuels de géographie (p. 398 et s.), d'histoire (p. 400 et s.) et autres ouvrages en usage dans les classes.

Pour le versant italien de la question, l'auteur a étudié essentiellement la presse et les manuels d'enseignement, les récits de voyageurs italiens étant extrêmement rares. Alors qu'en France la presse est globalement hostile à l'Italie, on vient de le voir, en Italie en revanche celle-ci est partagée : il existe une presse et des milieux parlementaires francophiles ; ce sont la presse cléricale, la « Droite historique » et les modérés lombards, l'extrême-gauche ainsi que deux courants de gauche, l'un modéré autour de Giolitti et l'autre se recrutant dans la gauche constitutionnelle ; à côté de cet ensemble se situent les milieux et journaux gallophobes : la presse de Crispi et un certain nombre de journaux


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« ministériels ». Et Pierre Milza d'analyser ici les thèmes du misogallisme : les deux composantes majeures du stéréotype français, le peuple conquérant et le peuple frivole, se résolvent « dans la référence à un mythe unique, très profondément enraciné dans la mentalité collective des Italiens », celui du Gaulois qui « superpose l'image du peuple envahisseur, avide, brutal et volontiers pillard, avec celle de l'individu futile, inconséquent, vaniteux, hâbleur, vite découragé et totalement incapable de discipliner son courage» (p. 430). Ces mêmes thèmes se retrouvent, à peu de choses près, si l'on feuillette les manuels scolaires italiens (p. 430 et s.). Ce chapitre — extrêmement riche et suggestif, on l'aura compris — s'achève par un paragraphe consacré aux « contacts, influences et affrontements culturels », visant à montrer la place de la culture française en Italie à la fin du XIXe siècle (où la péninsule apparaît placée au double contact de l'influence allemande et de l'influence française) et de la culture italienne en France (place de la langue et des études italiennes, de la littérature, du spectacle, de la peinture).

Ainsi cette première partie met en place les éléments structurels de l'histoire des relations franco-italiennes tels qu'on peut les saisir au lendemain de l'achèvement de l'unité territoriale italienne et du désastre de la guerre francoprussienne, et tels qu'ils perdurent jusqu'à la chute de Crispi. Elle est fondamentale — et c'est pourquoi nous avons voulu l'analyser de près — pour comprendre ce qui suit : l'étude proprement dite du rapprochement tel qu'il s'amorce entre les deux nations latines après le départ de l'homme d'Etat sicilien, et qu'elle éclaire, avec beaucoup de pénétration, d'un jour nouveau.

Les deux parties suivantes s'attachent donc à montrer comment ont évolué les relations franco-italiennes au cours des années qui ont suivi la retraite de Crispi. Elles sont de facture tout à fait classique et se situent par l'esprit dans le droit fil de l'école historique française à laquelle nous faisions allusion en commençant. Le plan est nécessairement chronologique tout en visant à sérier les problèmes, ce qui contribue évidemment à clarifier l'exposé rendu lumineux par une organisation rigoureuse. Et d'abord les années 1895-1898, « de la liquidation du contentieux colonial au rapprochement économique », celui-ci ayant préludé au rapprochement politique ; ce qu'on ne saurait comprendre sans qu'ait été évoquée auparavant la fin du « règne » de Crispi (fin 1894 - mars 1896) en un chapitre-tableau des plus utiles, présentant d'abord les « nouvelles cartes du jeu diplomatique franco-italien», c'est-à-dire le programme de Crispi et les agents d'exécution dont il dispose pour l'appliquer d'une part et, d'autre part, la place qu'occupe alors l'Italie dans la politique extérieure française. La question coloniale est au coeur des relations franco-italiennes à ce moment, qu'il s'agisse de la Tunisie ou de l'Afrique orientale. De fait, le gouvernement italien tend à détourner le mécontentement des populations affectées par la crise économique, financière et sociale qui secoue le pays vers l'extérieur, en réinsérant l'Italie dans la course aux colonies qui anime les grandes puissances européennes ; elle ne pouvait, dans cette perspective, que se heurter à la France, et ceci est particulièrement sensible au temps où Hanoteaux est au Quai d'Orsay, et concernant alors l'Afrique orientale notamment. Après la chute de Crispi — consécutive, est-il besoin de le rappeler, au désastre d'Adoua — la diplomatie italienne « change de cap », pour reprendre l'expression de l'historien italien Enrico Serra : nouvelle majorité, nouvelle équipe gouvernementale, le gouvernement Rudinï infléchit alors sensiblement les objectifs de sa diplomatie ; si les tensions persistent avec la France en Afrique orientale et sur les confins saharotripolitains de la Tunisie, la question tunisienne proprement dite peut être réglée, et elle l'est. Pour ce qui est du rapprochement commercial, Pierre Milza analyse longuement les initiatives italiennes dans ce domaine et les réactions françaises qu'elles suscitent. Au terme de près de deux années de pourparlers, les gouvernements parviennent à un « arrangement commercial » en novembre 1898, arrangement ratifié à de fortes majorités par les parlements respectifs des deux nations, marquant à n'en pas douter une étape importante dans le processus de rapprochement et préludant à une « décrispation » des opinions publiques plus manifeste d'abord en Italie qu'en France. Cette amorce de rapprochement que la liquidation du contentieux colonial avait permis, il convenait de l'approfondir pour déboucher sur un rapprochement politique.


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Ce sont les étapes de ce rapprochement politique qui ponctuent la troisième et dernière partie de ce livre, d'abord en évoquant, à ce niveau, les « tensions persistantes » — sur le plan militaire, avec les « contacts frontaliers » et les « affaires d'espionnage » ; l'incidence de l'affaire Dreyfus dans les relations franco-italiennes ; les tensions qui subsistent entre immigrés et populations françaises —, mais aussi les « facteurs de détente » — intégration des émigrés italiens dans le mouvement ouvrier français ; évolution favorable des relations économiques et financières entre les deux pays après la chute de Crispi. Si dans un premier temps perdurent des tensions — question de la Crète, Triplice, questions méditerranéennes —, l'arrivée de Camille Barrère au Palais Farnèse puis celle de Delcassé au Quai d'Orsay jouent un rôle déterminant dans l'évolution des rapports avec l'Italie à la charnière des xixe et XXe siècles. Le dernier chapitre par quoi s'achève ce travail montre comment s'amorce la neutralisation de l'Italie dans la Triple Alliance (1901-1902), en présentant d'abord «la nouvelle donne » de la politique étrangère italienne que met en oeuvre une nouvelle « équipe décisionnelle » [Victor-Emmanuel III qui succède à son père Humbert Ier assassiné le 29 juillet 1900, Zanardelli, président du Conseil, homme de l'aile avancée de la gauche constitutionnelle et qui « engage son pays dans la voie d'un néo-transformisme visant à intégrer la classe ouvrière et l'opposition démocratique » à la vie politique du royaume (p. 981) ; Prinetti, aux Affaires étrangères, francophile et vieil adversaire de la Triplice] et les choix et contraintes de la diplomatie italienne, pour terminer sur l'évolution des rapports franco-italiens, de janvier 1901 à juin 1902, marquée par la visite de la flotte italienne à Toulon (et ici sont prises en compte les réactions significatives de la diplomatie allemande) et les négociations qui débouchent sur la conclusion des accords franco-italiens de 1902 ; ceux-ci ouvraient de nouvelles perspectives aux relations entre les deux « soeurs » latines. On sait ce qu'il advint.

La diversité des sources, qu'il s'agisse des archives françaises ou italiennes, ou des sources imprimées ; la multiplicité des publications contemporaines des faits étudiés qui ont été mobilisées ici ; l'abondance de la bibliographie où ne figurent — soulignons-le — que les ouvrages effectivement consultés, suffiraient, pour qui se contenterait de feuilleter simplement ces annexes documentaires, à convaincre de l'importance du travail accompli dans l'élaboration de cette thèse. Mais c'est la lecture du livre, passionnante de bout en bout, qui le révèle bien plus justement et permet de le mesurer exactement. Nous avons insisté dans ce compte rendu sur la première partie, probablement parce qu'elle rejoint des préoccupations que nous partageons, mais aussi parce qu'elle nous a paru la plus novatrice. Qu'on ne se méprenne pas néanmoins, les deuxième et troisième parties ne sont pas moins riches et il a fallu une belle opiniâtreté à l'auteur pour démêler l'écheveau des fils tissés au sein de la masse de documents qu'il a dépouillés et un fameux souffle pour maintenir le rythme d'un exposé minutieux, mais clair et jamais lassant. Il suffira de lire pour s'en persuader sans peine, avec toute l'attention qu'ils méritent : le développement consacré à la question tunisienne (p. 504-533) où toutes les données démographiques, sociales, économiques ont été prises en compte et analysées avec soin, ou celui encore, plus bref mais non moins suggestif, concernant les réactions françaises à la campagne pour le rapprochement commercial franco-italien (p. 689-703), qui met en oeuvre d'importants dossiers de la série F12 des Archives nationales françaises, ou celui enfin qui traite de l'impact des questions militaires (p. 755-774) et qui utilise avec bonheur des dossiers des Archives historiques de la guerre. Au vrai, on ne cesserait de multiplier les exemples et l'on finirait par tout citer. On sera sensible enfin à l'esprit critique qui, sans se relâcher jamais, passe au crible chaque pièce utilisée pour en mesurer l'intérêt ou la validité. De fait, déjà impressionné par l'abondance des matériaux mis en oeuvre, on reste subjugué finalement par la maîtrise constante de l'auteur qui a su dominer, sans faiblir, ses sources et en tirer pour le lecteur toute la richesse informative, et ceci en un style et une langue que beaucoup pourront envier.

Disons-le sans détours : la thèse de Pierre Milza figurera en bonne place aux côtés de celles que nous évoquions pour commencer ; on la lira et on s'y référera avec profit ; elle fera école. Certes — c'est le destin de toute oeuvre de


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ce genre —, elle sera un jour dépassée, mais il y faudra longtemps. Un mot encore pour finir : il est beaucoup de thèses de valeur qui n'ont pas l'heur de retenir l'attention des éditeurs français qui dédaignent trop souvent les travaux universitaires pour sacrifier à des modes éphémères (quelle différence avec les éditeurs italiens autrement plus audacieux !) ; c'est pourquoi nous voulons rendre hommage à l'Ecole française de Rome qui offrait jusqu'alors essentiellement des ouvrages d'histoire ancienne ou médiévale 1, d'avoir accueilli celui-ci dans sa collection prestigieuse et de l'avoir présenté avec élégance et accompagné de tous les soins qu'elle apporte à ses publications (il y a bien quelques coquilles : peu de choses compte tenu de l'épaisseur des deux volumes) 2. C'est un honneur pour Pierre Milza, qui le mérite bien du reste, mais c'en est un aussi pour la collection où cette oeuvre a pris place à juste titre.

Philippe GUT.

Pietro CAVALLO et Pasquale IACCIO, Vincere ! Vincere ! Vincere ! Fascismo e società italiana nette canzoni e nette riviste di varietà, 1935-1943, Roma, éditrice Ianua, 1981, 201 p.

Bien qu'écrit par deux historiens (Université de Salerne), ce volume, plus qu'à l'histoire, appartient à la sociologie de la littérature. Il s'agit d'une étude des thèmes les plus fréquemment rencontrés dans les paroles des chansons des cafés-concert et de la radio, diffusées au cours des années 1935-1943. Cette étude s'appuie sur un gros travail préliminaire auquel les auteurs font très brèvement allusion dans leur introduction. Ils ont dû en effet constituer un corpus, réunir des textes épars dans de nombreuses archives publiques et privées, sans ordre aucun, ni chronologie, ni thématique. Le fond de la censure théâtrale du ministère de la Culture populaire et le Canzoniere délia Radio (publication bimensuelle des chansons de la radio italienne) se sont révélés les sources les plus riches. La nécessité d'organiser ce corpus informe et l'effort pour le rendre significatif ont produit ce livre, basé sur une partie seulement des chansons inventoriées, principalement celles à succès.

Tout en analysant les messages contenus dans les paroles des chansonnettes, les auteurs se laissent guider par deux idées directrices. La première est la conscience d'avoir choisi comme point de départ une date qui est un tournant dans l'histoire des moyens de communication (et par conséquent dans l'histoire de la chanson). 1935, c'est le début d'une ère nouvelle, les abonnements à la radio en quatre ans sont passés d'environ 176.000 à 439.000 ; les villes sont conquises par ce moderne mass-media (il faut ajouter à ce nombre les usagers abusifs et les cercles de voisins dans un pays où chaque maison est largement ouverte sur la rue). La seconde idée, qui sous-tend et justifie toute l'analyse, est que l'engouement collectif pour certains messages considérés divertissants naît de leur pleine correspondance aux désirs de ceux qui écoutent et qui attendent justement qu'on leur répète « ce qu'ils savent déjà ». Autrement dit, la frivole chansonnette à succès peut révéler des aspects profonds de la mentalité collective, non seulement les valeurs conscientes mais aussi les attitudes demiconscientes qui ne s'expriment pas explicitement. En outre, les textes en question ne furent pas librement créés comme ils le seraient aujourd'hui, la censure du gouvernement fasciste s'exerçait de façon capillaire et efficace sur tous les moyens d'expression (depuis les programmes de la radio jusqu'à ceux des

1. Signalons aussi la publication dans cette collection (n° 54) des Actes du Colloque organisé par l'École française de Rome et le Centra per gli studi di politica estera e opinione pubblica de l'Université de Milan, sous le titre Opinion publique et politique extérieure, l. 1870-1915, Rome, 1981, 687 p.

2. Signalons la présence, en fin du second volume, d'un remarquable index : des noms de personnes et des sociétés, journaux et organismes divers, tout ceci fort utile, comme chacun soit, mais hélas trop rarement présent !


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revues et les plus humbles fêtes paroissiales). La question se pose donc de savoir jusqu'à quel point un groupe restreint, détenant le pouvoir politique, peut manipuler la conscience d'une nation. Sans l'aborder directement, les auteurs l'ont toutefois indirectement posé dans le premier chapitre dédié à la polémique sur le jazz. D'une façon générale, Enrico Mascilli Migliorini dans la préface, souligne la différence entre propagande nazie, tendue à créer une nouvelle mythologie, et la tactique du fascisme, plus orientée à distraire l'attention et à la détourner de la réalité politique qu'à essayer d'imposer de nouveaux mythes.

Le cas du jazz illustre la difficulté de plier totalement le divertissement au diktat d'une idéologie politique. La cohérence avec les slogans fascistes aurait voulu que le jazz soit banni de l'Italie comme genre décadent et semi-barbare du monde occidental. A ce sujet, une polémique animée se déchaîna sur le courrier du Canzoniere et finalement triompha le goût du public (il faut malheureusement se contenter de ce terme vague, les auteurs n'ayant pas fait de recherches sur les abonnés) ; le jazz eut donc droit de cité bien que, pour ne pas perdre complètement la face, les autorités encouragèrent le jazz « made in Italy » en accord avec le mot d'ordre de l'autarcie. Petite défaite sans conséquence, s'agissant seulement de musique ? Mais peut-être l'enjeu de la bataille était-il plus important qu'il ne semble puisqu'/Z Popolo d'Italia, en 1943, attribuait la cause de la désaffection des Italiens pour la chanson belliqueuse à leur goût pour le rythme syncopé d'importation (p. 127), reconnaissant implicitement que les adversaires sur le plan musical étaient des ennemis potentiels à la cause du régime.

Les chansons d'amour sont tout naturellement porteuses de valeurs et de symboles. Les auteurs en commentent avec finesse les messages, se limitant toutefois aux plus explicites, centrés sur les personnages féminins qui ont perdu toute individualité humaine, dissoute dans le rôle social de l'épouse ou de la mère, ou bien dans le rôle imaginaire qu'elles jouent pour le désir erotique et le désir de protection maternelle. (Ce deuxième chapitre s'intitule : « Signorine mi voglio sposare, dall'amore-passione ail amore-borghese »).

Les chansons « de guerre » (3e et 4e chapitres) sont, bien entendu, directement liées aux besoins de la propagande politique. Leur histoire révèle en sourdine les changements dans les sentiments d'une nation confrontée peu à peu avec une réalité bien différente des promesses reçues. Le style agressif et présomptueux des premières chansons, cher au régime, céda progressivement le pas au ton nostalgique du soldat qui pense aux siens, tandis que le refrain de mise, « bisogna vincere », cachait de plus en plus mal une grande lassitude pour la guerre. En 1943, les chansons guerrières et patriotiques étaient si peu appréciées que la radio n'osait plus les mettre dans ses programmes. Au terme de l'analyse, que j'ai ici très rapidement résumée, on a l'impression d'avoir suivi le cheminement d'une conscience qui s'éveille d'un sommeil plein de rêves pour reconnaître enfin la réalité. Tout en louant la justesse d'intuition des auteurs, on souhaite alors qu'ils continuent sur leur lancée, entreprenant une analyse plus approfondie. D'autres systèmes de lecture pourraient mettre en lumière des messages moins évidents que ceux, d'ailleurs intelligemment commentés, relevés dans ce livre. Peut-être pourrait-on les emprunter à Propp ou bien à Lévi-Strauss ? Peut-être pourrait-on en faire une lecture psychanalytique, de toute façon, ce livre montre que les clichés et les tics des chansonnettes à succès méritent une enquête approfondie.

Michèle BENAITEAU.

Juliette BESSIS, La Méditerranée fasciste, Publications de la Sorbonne, série internationale n° 15, et éditions Karthala, Paris, 1981, 403 p.

Sous ce titre nouveau et inadéquat (qui sent son éditeur...) i, La Méditerranée fasciste, Juliette Bessis publie une version légèrement condensée de sa

1. L'ouvrage édité par Karthala est enrichi de douze planches photographiques et... de plus nombreuses coquilles d'imprimerie. Dans mon exemplaire, les pages 306-307, 314 à 316, 318-319 sont blanches. Espérons que ces exemplaires fautifs sont réservés aux seuls auteurs de compte rendu.


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thèse de doctorat d'Etat intitulée avec plus d'exactitude : L'Italie mussolinienne et la Tunisie (expression qui figure en sous-titre minuscule sur la couverture). Signalons que le sujet, malgré son intérêt, est, à ma connaissance, neuf dans l'historiographie française ; nos collègues italiens eux-mêmes ne se sont que tout récemment attachés à son étude. Aussi bien Juliette Bessis ne suit ni ne partage les analyses et les conclusions des historiens italiens, en particulier le récent livre de Romano Rainero, La Rivendicazione fascista stdla Tunisia (1978), n'est cité pour mémoire que dans une note. Sa démarche est donc vigoureusement personnelle et va jusqu'à écarter toute discussion scientifique avec les auteurs qui s'en tiennent aux seules sources italiennes. La documentation de cette thèse est en effet beaucoup plus large, à la fois italienne, française et arabe. Elle a été puisée non seulement dans les riches archives du ministère italien des Affaires étrangères et dans l'Archivio centrale dello Stato (où se trouve notamment la correspondance réservée du secrétariat du Duce), mais aussi dans les archives du ministère de la Culture populaire (Minculpop.) et de celui de l'Afrique italienne. Du côté français ont été utilisées les archives du Quai d'Orsay (Fonds Tunisie et Italie), mais celles-ci n'étaient communicables que jusqu'en 1929 et la partie politique de la série Tunisie a été détruite du fait de la Deuxième Guerre mondiale. Par autorisation spéciale, ont été vues certaines archives de la Résidence de Tunis, non encore ouvertes au public. L'auteur a naturellement consulté les fonds demeurés à Tunis et dépouillé enfin la presse italienne, française et arabe de Tunisie. Ce recours aux sources arabes et une quarantaine d'interviews de personnalités italiennes, françaises et tunisiennes lui ont permis des précisions non négligeables.

Cette vaste quête documentaire — qu'on peut toujours imaginer plus vaste quand on donne des conseils... — a abouti à la rédaction d'un ouvrage relativement bref (372 p., sans les documents publiés en annexe). C'est donc une oeuvre concise dont la rédaction semble parfois trop condensée et devient allusive même pour le lecteur un peu informé. Certes le sujet était finalement si vaste, si touffu, qu'il fallait nécessairement élaguer et écrire serré pour s'en tenir à l'essentiel. Néanmoins, on croit deviner que l'auteur a manqué d'une bonne cinquantaine de pages au moins pour s'expliquer plus à fond.

Le plan qui est chronologique et la conception d'ensemble sont clairs et justifiés. On y voit successivement en trois parties : le développement de la colonie italienne et « la fixation de l'hypothèque italienne », puis la reconnaissance de celle-ci par la France au cours des années 1930, afin la revendication ouverte de l'Italie sur la Tunisie jusqu'à l'effondrement du régime fasciste. De même sont bien mises en valeur, comme dans un jeu de trame, les composantes essentielles du sujet : 1° l'action persévérante et dynamique de l'Italie fasciste tendue (presque) constamment vers un même objectif ; 2° la politique d'abord ferme, puis plus molle mais souvent incohérente de la France ; 3° enfin le comportement embarrassé et parfois tortueux des nationalistes tunisiens euxmêmes divisés sur les modalités de leur stratégie. S'y ajoutent naturellement, et cela complique encore le dessin, la crise mondiale, la montée en puissance de Farabisme, les déchirements idéologiques et la décadence de la France, les succès extérieurs de l'Italie.

Il faut beaucoup d'art pour brosser ce tableau et l'auteur, qui ne manque ni de technique ni de talent, y réussit soit par petites touches pointillistes et érudites, soit par quelques fresques de rappel. Certes, l'avouerais-je, Juliette Bessis me semble parfois bien déterministe : elle croit par exemple à l'inéluctabilité de l'alliance italo-allemande (qui n'est pas démontrée) ; elle penche à dire fatale la guerre voulue par le fascisme (mais Mussolini, tout au moins, hésita jusqu'au dernier moment). Plus sensible peut-être à l'affrontement des idéologies qu'au concret des situations diplomatiques mouvantes, elle sous-estime au passage les possibilités de rapprochement franco-italien et notamment la réalité de la volonté de rapprochement militaire de l'Italie avec la France aux lendemains des accords de janvier 1935. Son optique méditerranéenne l'amène peut-être à surévaluer la place de la Tunisie dans les desseins conquérants du Duce. La politique du Mare Nostro n'était après tout qu'une des potentialités de l'impérialisme italien. Une autre diplomatie française aurait pu tirer plus de parti du grave contentieux italo-allemand dans la zone danubienne Les ambitions balkaniques non dissimulées de l'Italie auraient pu s'exacerber


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plus tôt, n'eût été l'affaire d'Ethiopie. En gommant ces arrière-plans, le peintre se donnait quelques facilités pour cerner son sujet italo-tunisien : cet impérialisme animé par la seule volonté de puissance et quelques arguments démographiques, stratégiques, idéologiques, mais jamais par les « grands intérêts » économiques et financiers, en bref un « impérialisme sans Impérialisme », comme l'appelle plaisamment Jean Bouvier.

Mais ces réserves faites, les nuances nécessaires sont généralement apportées et l'auteur ne tombe jamais dans le manichéisme. Par exemple, dans l'excellente description sociale et politique de la colonie italienne en Tunisie (dont les effectifs exacts ne sont même pas connus : entre 130 000 et 190 000 Italiens suivant les sources à la fin de 1938). L'auteur souligne constamment les divisions politiques de cette petite communauté : dans l'ensemble, les notables et les immigrés les plus démunis se rallièrent au fascisme, tandis que s'affirmait une vigoureuse minorité antifasciste, où les communistes n'étaient même pas les plus nombreux. Malgré les grands moyens utilisés par le consulat italien devenu un véritable Etat fasciste dans l'Etat tunisien (main-mise sur la presse italienne, sur les écoles, l'assistance..., campagnes gallophobes), l'antifascisme, discrètement appuj'é par la France, surtout au temps du Front Populaire, résista avec succès jusqu'à la chute du régime mussolinien.

Est également bien mise en valeur la démagogie de la politique extérieure du fascisme vis-à-vis de l'Islam et du monde arabe. La confrontation avec les réalités d'une domination particulièrement « colonialiste » en Libye souligne le mensonge de la sollicitude intéressée du fascisme à l'égard du nationalisme tunisien. Pourtant l'auteur ne cache pas le succès de cette propagande pro-arabe : même s'il n'est pas démontré que le Destour était — ou pouvait être — subventionné par l'Italie, le rapprochement était logique. La presse italienne prenait par exemple systématiquement le parti des nationalistes tunisiens et ceux-ci, au moment de leurs campagnes contre les naturalisations ou contre les « lois scélérates » et la politique de Peyrouton, ne pouvaient guère dédaigner l'alliance objective des Italiens.

Les ambiguïtés de la politique pro-arabe de Mussolini devaient s'épaissir encore à la fin de la période étudiée sans alerter la majorité des Destouriens. Mais comment l'Italie fasciste, convertie au moins officiellement au racisme d'Etat (jusqu'à condamner dans le « Décalogue du fasciste en Afrique » les mariages d'Italiens avec des femmes arabes), pouvait-elle continuer à encenser le nationalisme arabe ? Et comment l'opinion nationaliste tunisienne pouvaitelle ignorer la propagande coloniale puis eurafricaine de l'Italie ? Elle ne connut point, il est vrai, les refus successifs opposés par le gouvernement italien aux projets d'insurrection maghrébine du grand mufti Amin al-Husayni.

L'échec de la politique arabe ne tient pas, comme le laissent croire trop volontiers les Italiens (et leurs archives), à l'action de l'Allemagne hitlérienne. En fait, l'historiographie allemande a démontré, documents à l'appui, que Hitler, tout en refusant de céder la Tunisie et le Constantinois à l'Italie en 1940, s'est comporté au total en allié loyal. Il a consciemment sacrifié à Mussolini l'appui que lui offraient les nationalistes arabes. Et c'est bien le gouvernement italien qui, même après le débarquement anglo-américain en Afrique du Nord, interdit toute action des nationalistes maghrébins, alors qu'elle aurait pu être pour l'Axe une utile diversion. Et l'on comprend que Hitler, se reprochant tardivement sa fidélité à l'alliance italienne, ait pu soupirer : « Les Italiens nous ont empêchés de jouer l'une de nos meilleures cartes. »

Je ne crois pas pouvoir souligner plus longuement dans ce compte rendu toutes les autres nouveautés de cette thèse, en particulier quant aux rapports italo-tunisiens peu avant et pendant la Deuxième Guerre mondiale. Mais j'aimerais dire en terminant le plaisir intellectuel que j'ai pris à ma lecture. C'est tout un pan d'histoire diplomatique et politique que Juliette Bessis a éclairé d'une lumière neuve, crue, parfois brutale, mais sans forcer le ton et en laissant parler les documents. Telles sont d'ordinaire les qualités d'une bonne thèse et celle-ci, on l'a compris, en est une.

Charles-Robert AGERON.

Le gérant : G. BOQUET.

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