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Titre : Revue française de psychanalyse : organe officiel de la Société psychanalytique de Paris

Auteur : Société psychanalytique de Paris. Auteur du texte

Éditeur : G. Doin et Cie (Paris)

Éditeur : Presses universitaires de FrancePresses universitaires de France (Paris)

Date d'édition : 1975-07-01

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34349182w

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34349182w/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Format : Nombre total de vues : 73850

Description : 01 juillet 1975

Description : 1975/07/01 (T39,N4)-1975/08/31.

Description : Collection numérique : Arts de la marionnette

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5446242z

Source : Bibliothèque Sigmund Freud, 8-T-1162

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 01/12/2010

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REVUE

FRANÇAISE DE

PSYCHANALYSE

4

REVUE BIMESTRIELLE TOME XXXIX - JUILLET-AOUT 1975

LA FONCTION PSYCHANALYTIQUE

(Colloque de la Société Psychanalytique de Paris)

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE


REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

PUBLIÉE SOUS L'ÉGIDE DE LA SOCIÉTÉ PSYCHANALYTIQUE DE PARIS Société constituante de l'Association Psychanalytique Internationale

COMITÉ DE DIRECTION

lise Barande Maurice Bénassy Denise Braunschweig J. Chasseguet-Smirgel René Dlatkine f Jacques Gendrot

t Jean Kestenberg Serge Lebovici Pierre Mâle Jean Mallet Pierre Marty S. Nacht

Francis Pasche Julien Rouart Henri Sauguet t R. de Saussure Marc Schlumberger S. A. Shentoub

DIRECTEURS

Christian David Michel de M'Uzan Serge Viderman

SECRÉTAIRE DE LA RÉDACTION

Jacqueline Adamov

ADMINISTRATION

Presses Universitaires de France, 108, bd Saint-Germain, 75279 Paris cedex 06

ABONNEMENTS

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12, rue Jean-de-Beauvais, 75005 Paris. Tél. 033-48-03. C.C.P. Paris 1302-69

Abonnements annuels (1976) : six numéros dont un numéro spécial contenant les rapports du Congrès des Psychanalystes de langues romanes :

France 152 F

Etranger 168 F

Prix du présent numéro 20 F

Les manuscrits et la correspondance concernant la revue doivent être adressés à la Revue française de psychanalyse, 187, rue Saint-Jacques, 75005 Paris.

Les demandes en duplicata des numéros non arrivés à destination ne pourront être admises que dans les quinze fours qui suivront la réception du numéro suivant.

Cliché couverture :

Torse de sphinx allé (VIe s. av. J.-C.) Musée de l'Acropole, Athènes (Photo Boudot-Lamotte.


LA FONCTION PSYCHANALYTIQUE

(Colloque de la Société psychanalytique de Paris Deauville, Ier et 2 mars 1975)

Francis PASCHE, Perception et déni dans la relation analytique.. 565

Michel FAIN, Une consultation difficile 569

Jean COURNUT, Le travail associatif 581

Dominique J. GEAHCHAN, DU début à la fin 589

José RALLO, Intervention 593

Denise ROTHBERG, Entretiens d'orientation 595

René BÉROUTI, Intervention 597

Janine CHASSEGUET-SMIRGEL, Notule sur les mots et les choses.. 599

TRADUCTIONS

Sandor RADO, La psychanalyse des pharmacothymies 603

NOTES CLINIQUES

Jean-Paul OBADIA, Maladie rhumatoïde et psychosomatique .... 619

RÉFLEXIONS CRITIQUES

Serge LEBOVICI, L'attention et l'interprétation, par W. R. Bion. 627

Claude NACHIN, Learning from expérience, par W. R. Bion .. 641

Jean-Pierre JACQUOT, Le psychanalysme, par R. Castel 653

LES LIVRES

Henri EY, Traité des hallucinations, par S. Lebovici 667

NÉCROLOGIE 669

REVUE DES REVUES

The Psychoanalytic Quarterly (J. FÉNELON) 671

Psychosomatic Medicine (P. WIENER) 685

R. FR. P. 19



COLLOQUE

DE LA SOCIÉTÉ PSYCHANALYTIQUE

DE PARIS

LA FONCTION PSYCHANALYTIQUE

(Deauville, Ier et 2 mars 1975)

Le Colloque annuel de la Société psychanalytique de Paris, organisé par René Diatkine, s'est tenu les Ier et 2 mars 19 j5 à Deauville. Il a été consacré à l'étude de l'examen clinique préliminaire et, plus largement, au thème de la fonction du psychanalyste sous les aspects divers qu'elle peut prendre.

On ne trouvera dans ce numéro qu'une image très incomplète des échanges qui ont eu lieu, un grand nombre de participants actifs n'ayant finalement pas eu la possibilité de publier leurs exposés introductifs ou leurs interventions.

C. DAVID.



FRANCIS PASCHE

PERCEPTION ET DÉNI DANS LA RELATION ANALYTIQUE

Dans un article sur le fétichisme Freud donne deux exemples qui me semblent devoir éclairer la structure de la relation analytique. « L'analyse de deux jeunes gens m'apprit que l'un et l'autre n'avaient pas pris connaissance de la mort de leur père aimé dans la deuxième et dixième année ; ils l'avaient « scotomisée », aucun des deux cependant n'avait évolué en psychose. Ici donc un morceau certainement significatif de la réalité avait reçu un déni du Moi, tout, comme chez le fétichiste la désagréable réalité de la castration de la femme. » Et plus loin : « Il n'y avait qu'un courant de leur vie psychique qui ne reconnaissait pas cette mort, un autre courant en tenait parfaitement compte ; les deux portions, celle fondée sur le désir et celle fondée sur la réalité coexistaient. »

Nous croyons que cette situation, qui est peu ou prou celle de chacun de nous est portée à son paroxysme par les conditions mêmes de toute cure type, cure qu'elle rend possible et dont elle commande l'évolution.

Le silence de l'analyste et sa quasi-invisibilité, le peu qu'il offre ou, en tout cas, devrait offrir à la perception de l'analysé constituent un « morceau significatif de la réalité » du même ordre que le manque de pénis ou la disparition définitive d'un objet d'amour.

L'enfant et le psychanalysé sont bien obligés de constater qu'il n'y a, en une région du perceptible, rien ou presque à percevoir si, en même temps, ils affirment implicitement tout le contraire. En effet, le psychanalyste doit dans la mesure du possible, éviter de se montrer ou de s'exprimer verbalement autrement que pour faire part au patient de ce que celui-ci, sans le vouloir ni le savoir tout à fait, lui donne à entendre, ce qui nécessite abstention et passivité : le renoncement momentané à toute activité, fût-ce celle d'apparaître.

Le psychanalyste doit ménager en lui-même une sorte de vide et pas seulement pour faire place aux fibres manifestations de son patient, mais aussi et peut-être surtout pour que celui-ci le perçoive comme tel et puisse y opposer de mille manières son déni.

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On a coutume de voir dans ce refus de se laisser percevoir une marque supplémentaire de la toute-puissance de l'analyste. Il s'arrogerait ainsi le droit de ne pas satisfaire aux demandes ni même de répondre aux questions, de ne jamais passer aux aveux de la parole, du geste et de la mimique, alors qu'il y contraint son partenaire. Il serait donc réellement un parent jouissant d'un pouvoir discrétionnaire sur un enfant à sa merci.

C'est d'abord oublier que cette inégalité est l'application d'un contrat et la soumission à une règle dont il ne dépend pas de l'analyste, selon la forte expression de Freud, de dispenser l'analysé et, ajouteronsnous, de s'en dispenser lui-même. Tout analyste reconnaîtra que l'élaboration de son contre-transfert est souvent bien nécessaire et ne suffit pas toujours pour prévenir son désir d'exprimer désirs et affects. Sont ainsi interdits d'expression tout autant le désir de se justifier devant les attaques, de se venger et de faire savoir qu'on absout, que celui de répondre aux marques d'amour, d'en offrir, tout autant le désir de guérir, simplement, ou encore de s'affirmer, de se faire valoir, que celui de se faire plaindre ou mépriser. Tout cela est une application de la règle d'abstinence qui est la mise en oeuvre effective de la neutralité et qui doit être entendue au plein de son sens ; l'analyste empêché, désarmé, neutralisé pour tout ce qui n'est pas son activité d'interprétation, en s'y conformant réalise une sorte d'autocastration ; l'acharnement que nous mettons tous plus ou moins à la nier et même à la surcompenser en démontre a contrario l'existence.

L'effet économique de cette abstinence ne se limite pas à la rétention. Le fait qu'il ne soit pas répondu aux prestations d'amour ou de haine qui nous visent, et que par conséquent l'énergie afférente à ces réactions ne soit ni déchargée ni même fixée dans un échange possible s'accumule sous une forme libre, surcharge que l'activité mentale dépensée dans l'analyse du contre-transfert n'éponge pas et qui va alimenter le Ça ; ce qui affine et exalte l'intuition mais fragilise le Moi ainsi effectivement évidé.

Le psychanalysé n'est donc pas le seul à devoir être frustré. S'il faut admettre que ces deux modes de frustration sont différents, la proportion entre leur degré respectif est un facteur essentiel pour juger de la qualité de la relation analytique.

En croyant que c'est la toute-puissance de l'analyste qui lui permet de se taire et de se cacher on prend l'effet pour la cause et plus encore. C'est parce qu'il est tenu de s'effacer et se soumet à cet impératif que cette privation est bien réelle et perçue par le patient pour ce qu'elle est,


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que celui-ci peut lui conférer la surabondance de pouvoirs et de dons qui viennent d'ailleurs. C'est la juste appréciation par l'analysé de l'impuissance imposée à l'analyste qui en fait le support de la toutepuissance parentale. Rappelons ce que Freud dit de l'importance du fétiche comme représentant du pénis absent. « Quelque chose d'autre a pris (la) place (du pénis), a été désigné pour ainsi dire comme substitut et est devenu l'héritier de l'intérêt qui lui avait été porté auparavant. Mais cet intérêt est encore extraordinairement accru parce que l'horreur de la castration s'est érigée en monument en créant un substitut. »

Ajoutons que cette perception correcte de la castration de l'analyste se double de celle de sa mortalité ; mutisme et invisibilité, symbolisent la mort. Toutefois cette mort n'est pas une annihilation totale. L'analysé a, et doit avoir, une réalité positive à percevoir : non seulement l'entourage humain de l'analyste, mais son décor, son habillement, son aspect physique avec ses variations, la voix, le ton, le contenu de ses propos. Tout cela, sans oublier l'infraperceptible et le liminal — ce dont des notions telles que celles de « communication d'inconscient à inconscient » ou de télépathie s'efforcent de rendre compte — révèle plus ou moins les désirs et les affects du moment et aussi la nature de l'investissement de fond non ouvertement manifesté dont l'analysé est l'objet de la part de l'analyste. C'est ainsi qu'est perçue la « bienveillance » sans laquelle il n'est pas de bon transfert positif au sens de Freud.

Tout cela se juxtapose à, ou plus exactement circonscrit, dans l'objetpsychanalyste, une zone de non-signe, de réfèrent minimal. De la réalité positive de l'analyste à percevoir l'analysé fait deux usages ; d'une part il la perçoit telle qu'elle est comme l'expression de la personnalité, des désirs, des défenses, des affects de l'analyste et de sa fonction, avec l'amour qu'elle implique, mais d'autre part il détache de cette réalité l'ensemble des signifiants accessibles, ensemble dans lequel il puise selon les péripéties du transfert. Autrement dit il reconnaît la réalité manifestée de l'analyste dans toute son épaisseur et sa spécificité en même temps qu'il la dénie en tant que manifestation du sujet qui l'anime, il la dévitalise en l'éradicant, il en fait un simple support, un fétiche, une chose à tout faire, susceptible de servir à ses fins, c'est-à-dire à la Répétition.

Le Moi de l'analysé est donc doublement scindé à condition que l'analyste s'y prête. On discerne la reconnaissance de la réalité négative de celui-ci et son déni, et, à la fois, la reconnaissance et le déni de tout ce qui sous-tend sa réalité positive. La prévision quant à la possibilité d'une analyse classique lors de l'entretien préliminaire pourrait, me


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semble-t-il, prendre comme fil directeur la capacité du patient éventuel d'effectuer cette quadruple opération. Or seules les névroses dites de transfert et les structures « normales », c'est-à-dire les névroses paucisymptomatiques et les caractères à armature souple, en sont capables ; pour tous les autres on ne peut envisager une prise en charge analytique qu'en prévoyant des aménagements qui peuvent aller jusqu'à l'inversion de la technique ou son remplacement par des entrevues de soutien.

Il nous a semblé que la nosographie psychanalytique s'ajustait assez bien à notre schéma.

Les psychosomatiques ne perçoivent que la réalité positive de l'analyste, réduite d'ailleurs à sa fonction qu'ils limitent à un rôle de thérapeute.

Les psychotiques ne perçoivent souvent que les motions pulsionnelles inconscientes de l'analyste, ils ne les intègrent que dans la mesure où elles consonnent avec un Je dédoublé comme persécuteur ou bienfaiteur surnaturel. Le mutisme et l'invisibilité de l'analyste sont intolérables ou ignorés. Enfin nous avons insisté ailleurs sur l'importance de la perception du corps de l'autre comme pare-excitation substitutif chez le psychotique, d'où la nécessité soit du face-à-face, soit d'interventions continuelles qui comblant, en écho des fantasmes du sujet, le vide perceptif, préviennent les projections angoissantes.

Pour le pervers au sens de perversité, le psychanalyste devient ustensile à jouir, à souiller, à détruire. La réalité positive de l'analyste n'est reconnue que pour se donner le plaisir de réduire celui-ci à l'état de fétiche. Citons aussi les « caractères » qui parviennent dans un but défensif évident à surinvestir exclusivement ce que l'analyste laisse apparaître de lui-même, afin de le connaître et de le maîtriser totalement, et encore les déprimés qui ressentiront comme carence de l'analyste, comme « ombre de l'objet », sa réserve, et seront susceptibles de l'introjecter comme telle.

Naturellement aucune de ces éventualités n'est entièrement réalisée pour aucun cas concret et, d'autre part, chacune d'elles peut se présenter au cours de l'analyse la plus classique et le plus légitimement prescrite, d'où la difficulté d'évaluer et de prévoir au cours d'un premier entretien. Aucune recette. Il nous faut bien, pour conclure recourir à une notion aussi peu scientifique, aussi vague, aussi inéluctable que celle de sens clinique.

Mai 1975.


MICHEL FAIN

UNE CONSULTATION DIFFICILE

C'est parce que je me suis trouvé devant un problème difficile à résoudre au cours d'une consultation définie à l'avance comme devant être unique, problème auquel d'ailleurs je n'ai pu donner aucune solution valable, que j'ai demandé à René Diatkine de venir l'exposer devant vous. J'ai pensé que la matérialisation quasi caricaturale des difficultés auxquelles je me suis heurté, difficultés conjecturales d'une part, inhérentes au cas d'autre part, inscrivait à ciel ouvert ce qui d'habitude ne transparaît qu'à travers des enchaînements échappant consciemment au patient.

C'est au cours d'un de ces week-end que l'on qualifie de prolongé que M. R... me téléphone; il me signale d'emblée qu'il va repartir dans les jours qui suivent pour un pays fort éloigné et dont on ne ressort pas facilement. Autrement dit, je suis de suite informé d'une part que cette consultation sera unique et d'autre part que M. R... m'avait appelé dans des conditions qui impliquaient la possibilité d'une absence de réponse.

M. R... est un homme d'âge mûr, élégamment vêtu, faisant jeune en dépit de ses 49 ans. Il est journaliste, Juif, noir de cheveux et de poil, trapu. Il a l'aspect d'un homme d'action, réaliste de pensée, et peu enclin à des spéculations intellectuelles ; il m'apparaît vite qu'il est de ce type d'individu fort soucieux de son apparence, volontiers méprisant envers ceux qu'il juge inférieurs, facilement obséquieux envers d'autres estimés supérieurs. Mais ces premières impressions qui émanent de sa personne et de ses propos sont manifestement soustendues par une angoisse vive évoquant la panique, angoisse qu'il maîtrise en tentant d'exagérer certains traits de caractère de sa personnalité prémorbide. « Ce qu'il a à dire, me dit-il, est embarrassant pour un homme (sic), il n'en a jamais parlé à aucun médecin de son pays. » Il se place ainsi au niveau d'un narcissisme phallique que je ne peux, à son avis, que partager. L'effort qu'il fournit alors pour me parler est plus perceptible dans le contrôle qu'il exerce sur sa voix que dans son attitude. Il use du français parfaitement avec, toutefois, un léger accent.

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Depuis un an environ, il est devenu progressivement impuissant, ce, avec une femme dont il est tombé amoureux. En fait, il m'apparaît vite que le « progressivement » vise à atténuer le fait que cette impuissance s'est manifestée d'emblée pour ne plus varier par la suite. Cette impression s'appuie sur le fait que bien qu'ayant eu de très nombreuses liaisons, il avait toujours manifesté quelques difficultés d'érection au départ, difficultés qui chaque fois disparaissaient « progressivement ». L'inquiétude qu'il exprime alors de savoir si je le comprends bien, si son français est correct, me confirme dans cette impression. Bien qu'il existât dans ses propos une précision dans la liaison des mots et des choses, je n'ai pu me représenter à travers ses dires les scènes au cours desquelles s'installa « progressivement » son impuissance. Enfin, m'explique-t-il, par deux fois il eut l'occasion de rester plusieurs jours seul avec cette femme. Ce genre d'occasion avait, jusque-là, toujours constitué un cadre où s'épanouissait son désir et dans ce cas précis, au contraire, les choses empirèrent. Son amie lui montra dit-il beaucoup de bienveillance et de compréhension, cette compréhension à laquelle il ne croyait pas aptes les médecins de son pays.

Il me décrit par la suite une série de nouvelles tentatives avec d'autres femmes, tentatives ne visant qu'à la vérification de sa virilité et qui, bien entendu se traduisirent par autant d'échecs. Autrement dit, il me décrit alors la régression subie et qui l'amena à se centrer d'une façon anxieuse sur lui-même en général, sur son pénis en particulier. Il se tait, je vois qu'il se concentre avec effort, puis la phrase jaillit « ... il y a trois ans, j'ai été opéré d'un cancer... ». Il insiste alors sur l'avertissement qui lui fut à cette occasion donné : « Désormais, il se devait d'éviter tout stress » (sic). Cet avertissement dit-il augmente son inquiétude, car sa situation actuelle est génératrice de stress. Je résiste à la tentation qui me saisit de demander la localisation du cancer opéré. J'y résiste, car je viens d'entendre se matérialiser, à travers le récit de ce patient, tous les éléments qui caractérisent le complexe de castration : l'avertissement, l'opération, l'impuissance.

Il revient alors sur son symptôme pour me signaler qu'il a effectué une recherche à travers les livres qui traitent de la question. Il évoque le livre de Stekel. Son ton change, il a l'air gêné de me confier qu'il s'est aventuré seul dans ce territoire intellectuellement réservé. Il associe alors en utilisant pour la première fois une locution issue probablement de ses lectures : « J'ai été complexé. » Il le dit plusieurs fois. Tandis que je m'attends à ce qu'il m'évoque quelque événement d'enfance, il me reparle de l'amie avec qui s'est manifestée sa difficulté : elle lui a raconté


UNE CONSULTATION DIFFICILE 57I

en détail des aventures qu'elle a eues avec d'autres hommes. Alors qu'il vient de manifester quelque gêne à me dire qu'il s'est lancé dans des lectures traitant de son cas, M. R... se plaint d'avoir été « complexé » par des récits intempestifs décrivant les différents modes selon lesquels son amie avait joui avec d'autres individus — qui, entre eux, ne pouvaient que mutuellement se congratuler de leurs performances — étant sousentendu qu'ils contemplaient simultanément avec mépris ce pauvre M. R... Je rappelle à ce propos ce que j'ai dit de la morgue qu'a facilement M. R... pour ses inférieurs. Corrélativement, il est devenu « névrotique » (sic) dans son travail. Sans donner de détails, il m'explique qu'il veut dire qu'il s'adonne à une hyperactivité pour oublier ses déboires sexuels. Mais dès que cela cesse, il est repris, par sa préoccupation. Comme je sens qu'il n'en sortira pas, je lui demande de me parler de lui. Je constate que le simple fait de mon intervention éveille chez ce patient une défiance qui va se manifester sur un mode préférentiel : des raisonnements hyperrationnels au cours desquels le qualificatif « normal » va revenir avec une fréquence que l'on peut qualifier d'anormale. Je suis surpris par le fait que ces rationalisations ont un but évident pour moi, bien qu'inconscient pour lui : il craint que j'établisse des liaisons entre les phrases qu'il va prononcer et ce, à partir du moment où je l'ai prié de me parler de lui d'une façon moins centrée sur son symptôme. C'est ainsi qu'il va s'appliquer à distinguer des sentiments de frustration et d'injustice ressentis lorsqu'à 46 ans on l'informa et l'opéra d'un cancer, son impuissance qui ne survint que deux ans après. Il ne peut donc exister aucun lien entre les deux événements. Il est marié, a une fille, depuis longtemps il n'a plus de vie sexuelle avec sa femme, il nie absolument avoir changé de caractère depuis que tout cela est arrivé. Il est normal, normal, normal... Sous cette affirmation transparaît pourtant un désintérêt global. Seule sa rumination sur son impuissance compte. Ce désintérêt n'est exprimé en fait qu'indirectement — avec des mouvements de protestation contre un destin cruel, « avant », il était brillant, gai, optimiste. Cette protestation est analogue à celle qu'il a déjà mise en avant à propos de son cancer survenu à 46 ans.

Sa défiance revient en masse quand je m'informe de ses parents : rien n'est à signaler de ce côté-là, tout est normal, il sait bien que les psychanalystes s'intéressent à cet aspect des choses, il regrette (sousentendu « de me décevoir »), il n'y a rien de ce côté. Il est alors complètement inconscient des sens que l'on pourrait attribuer au terme « rien ». Son père, toujours vivant, est médecin; avec lui, les relations ont


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toujours été excellentes, à tous les âges. Ce qui est notable de la description en question, c'est l'accent mis sur la qualité de la relation de son père envers M. R... sans que la personnalité dudit père ne soit en aucun moment invoquée. L'unicité de la consultation fait, qu'à tort ou à raison, je m'abstiens de lui faire remarquer que son père fait partie des médecins auxquels il n'a pu se confier.

Sa mère, « c'est pareil », pourtant, et là il marque une hésitation..., elle a eu à plusieurs reprises des dépressions « dépourvues de plausibilité ». Là encore, je m'abstiens de lui demander de quoi ces dépressions étaient pourvues. Il insiste sur le fait que en dehors de ces périodes, elle a été pour lui tout à fait normale. En quelque sorte, les dépressions maternelles viennent de l'empêcher de la décrire, comme il l'a fait pour son père, totalement tournée vers lui.

Je lui fais alors remarquer — sans que je sois sur le moment tout à fait conscient du poids que va prendre cette remarque — que lui aussi, tout comme sa mère, est dépressif. Il devient alors livide, s'agite, et pour reprendre contenance sort un paquet de cigarettes, m'en offre une — que je refuse — et reste là, agité, silencieux, tirant bouffée sur bouffée de sa cigarette. Je suis surpris, ne comprenant guère l'effet conjugué de ma réflexion et de mon refus de sa cigarette, ce qui m'amène à m'informer de ce qui se passe.

Il me répond que son attitude est normale, étant donné le récit qu'il vient de me faire, que tout homme serait comme lui dans une situation identique. Puis, après un silence, il me lâche tout à trac la révélation «... mon cancer n'a pas été un cancer habituel — j'ai eu un cancer du sein » (1). J'apprends ainsi qu'après l'opération il était venu une première fois en France faire vérifier le résultat de l'opération, signalant ainsi implicitement le surgissement de sa défiance à cette même époque. La notion d'une entente « entre hommes » va à nouveau se manifester. Je dois savoir, me dit-il, ce qu'est un Halsteadt et, en conséquence, comprendre qu'il a depuis toujours refusé de se dénuder le thorax publiquement en général, devant une femme en particulier. Une telle mutilation ne se montre pas.

Je consacre la fin de la consultation à lui expliquer la réédition qui s'est produite chez lui à la suite de son opération, de son complexe de castration, complexe auquel il était sensible avant même son opération ainsi qu'il me l'avait rappelé. C'est aussi dans une visée psychothérapique

(1) Il s'agit évidemment d'une maladie qui paraît aussi peu plausible à M. R... que la dépression qui affecta sa mère.


UNE CONSULTATION DIFFICILE 573

que je lui montre la tentative qu'il a effectuée dans le récit qu'il m'a fait de rétablir une diachronie des événements afin de desserrer l'impact du traumatisme. Je lui parle ainsi « entre hommes », passant sous silence les fantasmes de métamorphose en femme qui le tourmentaient, fantasmes d'ailleurs vécus sous une forme proche du délire. Je m'enquiers aussi des possibilités de psychothérapie existant dans son pays. Il me rappelle, ce que je sais, la tendance des psychiatres de ce pays à devenir les gardiens de l'ordre politique, ce qui ne me laissait guère de possibilités de réponse, sinon qu'il devait probablement exister des praticiens qui, en réaction à cet état de fait, auraient à coeur de l'aider. Ainsi se termina cette consultation qui me laissa profondément mécontent. Sur un point, j'étais d'accord avec M. R... « entre hommes, ces choses se comprennent bien ».

La discussion que j'introduis maintenant se doit d'éviter une certaine paralysie hystérique des processus de pensée qui risque de constituer un écueil sérieux. C'est ce qui peut arriver quand un individu vient exposer à un autre les suites fâcheuses des faits qui reconstituent point par point le déroulement du complexe de castration :

1° L'avertissement, c'est-à-dire le message verbal et apeuré de la mère concernant le danger de castration par le père si l'activité autoérotique de l'enfant persiste. En l'occurrence, l'avertissement de ne plus se mettre en état de stress, avertissement que M. R... rapportera immédiatement à la sexualité;

2° Le temps du déni de la menace, représenté dans ce cas par la latence du symptôme;

3° Le temps au cours duquel s'impose avec toute sa force le manque à percevoir le pénis au niveau du pubis féminin. L'avertissement d'abord dénié reprend toute sa force et se lie à la représentation construite rétroactivement du père tranchant le pénis.

« Vous savez ce qu'est un Halsteadt, m'avait dit ce patient. » Oui, je le savais, mais je n'en avais vu les traces que sur des torses mutilés de femme.

M. R... d'ailleurs me signala qu'il mettait les autres à l'abri d'un tel traumatisme : il ne se dénudait plus jamais publiquement. Certes il s'agissait ainsi de tenter de refouler la scène au cours de laquelle, enfant, s'était révélée à lui la différenciation sexuelle, le fait de montrer son torse mutilé à un autre étant un retournement de cette scène, je dirai même un double retournement.

40 Ce que je viens d'appeler double retournement constitue de fait le quatrième temps du complexe de castration. M. R... par ses rationa-


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lisations répétées visant à démontrer non seulement sa normalité, mais aussi la normalité du monde qui l'entoure, désavoue une hypothèse possible : il a subi une émasculation suivie d'un coït « anormal ». Si ce fait se vérifiait il serait contraint de reconstruire un monde, un système cosmique dirait Freud, ou, peut-être, tel le président Schreber il voudrait créer une nouvelle race.

En vérité, M. R... n'en est pas là. C'est la localisation réellement féminine de son cancer qui le pousse traumatiquement à des extrémités qui frisent la reconstruction délirante. Par contre, toute sa vie, M. R... a effectivement opéré une régression responsable d'une névrose d'échec. Je rappelle pour mémoire, qu'une telle régression, qui aboutit à une sexualisation des liens Moi-Surmoi, suit un chemin régrédient allant de l'existence d'un Surmoi jouant efficacement son rôle pour empêcher toute resexualisation du conflit oedipien sous quelque forme que ce soit, au système du double retournement tel qu'il est décrit dans Les pulsions et leur destin. M. R..., s'il craint maintenant d'être poussé à reconstruire un cosmos délirant, pouvait parfaitement quitter ce pays qui le tient avec méfiance dans une position subalterne. Il pouvait, sans délire, aller habiter une terre nouvelle où effectivement se régénère une race, y recréer une famille. Il n'en a rien fait. La sexualisation de ces liens avec son milieu social est évidente : M. R... est un raté qui, auparavant, sexualisait avec constance les impératifs de son Surmoi. A cette occasion, nous pouvons sentir la fragile distance qui sépare la névrose d'échec, forme très dissimulée d'une véritable conversion hystérique affectant la seconde topique, de la paranoïa.

A juste titre, on pourrait objecter que la chronologie objective des faits ne correspond pas aux quatre temps que je viens schématiquement d'évoquer. La maladie et l'opération qui en découle ont été les premières en date. A cette objection, je répondrai qu'il faut avant tout s'attacher à la chronologie qui marque le récit que fait ce patient. Il m'apparaît nécessaire de considérer avec un très grand sérieux l'effort que fournit M. R... pour rétablir l'ordre classique du complexe de castration et admettre que cet effort provient d'un impératif interne.

Ce patient consulte en raison de l'échec que vient de subir son déni de la menace de castration, déni qui malgré quelques déboires avait pu se maintenir un certain temps. Il continue à nier l'influence du cancer, en masque la cicatrice, tout en étant obligé d'admettre la menace du stress. Implicitement, il suggère que c'est parce qu'il est tombé amoureux que son impuissance est devenue effective. Auparavant, ses liaisons étaient marquées par la dépréciation de l'objet tel que Freud l'a décrit


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à propos du deuxième courant de la vie amoureuse. De ce deuxième courant, il peut être dit que son objet est la petite fille châtrée et méprisable redevenue quasi miraculeusement désirable, d'une part en raison de l'exclusion de l'objet maternel qu'il opère, d'autre part grâce à la constitution du groupe erotique formé par les jeunes gens. Après son échec, M. R... cherche à revenir à ce système, ainsi qu'en témoignent les références nombreuses qu'il fait à la notion « entre hommes on se comprend » ; ce retour n'est pas marqué par la présence d'un désir mais par un besoin de vérification. Ce que M. R... vérifie alors c'est que le sexe féminin est une réplique en miroir de la cicatrice qu'il dissimule. Sans doute, M. R... nous livre là un des drames de l'impuissance sexuelle : le fétiche qui lèverait l'angoisse de castration est le propre pénis du sujet en érection, ce qui est pour le moins une gageure.

M. R... nous avait pourtant signalé un équivalent fétichique : la cohabitation temporaire avec la femme désirée. Il s'agit là d'une forme plus particulière du fétichisme actif chez tout homme : la constatation de la concrétude du corps féminin doublée des idées particulières concernant la plastique de ce corps concret. L'état amoureux a annulé cet équivalent et redonné toute sa force à la cicatrice de ce patient.

Je pense que nous pouvons faire état pour apporter quelque éclairage sur ce qui s'est alors passé de la liaison — « état amoureux » — « elle m'a complexé en me racontant ses aventures » — « la réaction catastrophique de M. R... quand je lui ferai remarquer qu'il est dépressif tout comme sa mère ». Quand M. R... mentionne l'effet produit par le récit des aventures de son amie, je n'y vois pas la reviviscence anxieuse de quelque rivalité oedipienne mais bel et bien son rejet par les grands de lui petit vers sa mère ; c'est avec réticence qu'il m'a parlé de la déraisonnable maladie mentale de sa mère. Aucune compassion ne l'agite quand il en parle, mais une haine presque visible. Qu'est cette femme envahie par on ne sait qui et on ne sait quoi, uniquement préoccupée d'elle-même, ignorant alors son existence ? La dépression maternelle devient une scène primitive qui ne le complexe pas : elle le fait disparaître. C'est sans doute pourquoi, plus tard, M. R... aura besoin pour voir réapparaître son désir, qu'une femme reste constamment auprès de lui, uniquement occupée de lui.

Quand l'amie de M. R... conte ses ébats amoureux, le rejet que subit M. R... le ramène auprès de sa mère dépressive, à la castration de laquelle il s'identifie, il n'est plus que la cicatrice de son téton manquant, prêt à être envahi par on ne sait qui, on ne sait quoi.

Je vous rappelle que M. R... m'a téléphoné à un moment où je


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risquais fort de ne point être là. J'ai risqué toujours l'ignorer. Il aurait ainsi rejoint tous ces patients qui n'ont téléphoné qu'une fois dans leur vie à un psychanalyste qui n'était pas là. Sans doute, est-ce là une raison qui m'a conduit à rendre cette observation publique.

Les considérations précédentes peuvent paraître construites sur un minimum de faits. Ne s'agit-il pas alors d'une création toute personnelle à partir d'une consultation ? Sans doute quelque peu, mais quelque peu seulement. Il est sûr que c'est tout autant la forme et la construction du récit que me fit M. R... qui m'amenèrent à ces considérations.

Pour recréer avec moi un dialogue d'hommes empreint de narcissisme phallique et de pragmatisme, M. R... possède une véritable technique discursive. Cette technique s'oppose à toute interprétation quelle qu'elle soit. Elle vise à contrôler une tendance sous-jacente qui ferait que les représentations de choses non seulement échapperaient au contrôle des mots, mais aussi, se détachant des choses, s'empareraient des mots.

Ainsi, en opposition à son impuissance sexuelle, M. R... démontre, affirme, proclame l'impuissance des représentations de choses à se libérer de l'emprise qu'exerce sur elles sa façon de parler. Il les veut, non animées par des motions sexuelles. Sitôt que je prendrai la parole, M. R... dira que tout est normal, plus que normal, anormalement normal.

Il est de fait que la sexualisation de la pensée ne s'observe pas chez M. R... Il est dépourvu de mécanismes obsessionnels. Je pense que c'est la présence de l'hystérie cachée sous la névrose d'échec qui explique au moins partiellement une telle absence. Pourtant, il sera gêné quand il mentionnera la lecture de Stekel comme s'il avait perçu qu'après le vécu du complexe de castration l'éveil intellectuel ne doit pas se livrer à une médiation après coup. Cependant, ce qu'il a tiré de cette lecture a subi le refoulement, ce qui est conforme à son organisation hystérique clandestine, organisation qui ne mène pas à la sexualisation de la pensée. C'est volontairement que j'exclus de la discussion la possibilité envisageable d'une certaine dominance prémorbide d'une pensée de type « opératoire », pensée qui aurait été écartée par la violence symbolique du traumatisme subi. J'en viens au dernier point. Je n'y cacherai pas l'aversion que j'ai pour les facilités discursives et réductrices qu'offrent les fantasmes dits prégénitaux. Seuls, leurs versants simplifiés et positifs, ont été mis en exergue, de la même façon que M. R... avait besoin de vivre quelques jours en présence d'une femme concrètement présente,


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pour oublier la déraisonnable absence de sa mère quand elle était en proie à une crise dépressive.

M. R... par son souci effarant de maîtrise, sa défiance systématique, son sein détruit, pourrait donner lieu à toutes les spéculations prégénitales possibles, dont cependant une des particularités malheureuses, est leur petit nombre et leur allure répétitive. La notion d'identification projective pourrait être utilisée larga manu. Je persiste à penser que les fantasmes prégénitaux sont des formations secondaires activées par une perception accrue du manque à être génital. Dans un tel cas, où la régression devant la reviviscence du complexe de castration est évidente, il me semble qu'on voit se dessiner — ce qui organise, secondairement je le répète, les violents, parce que pauvres, fantasmes dits « prégénitaux ».

C'est vrai, M. R... par son rationalisme affolé montre la maîtrise qu'il tente d'exercer sur des contenus inconscients qu'il situe plus chez moi que chez lui, le pragmatisme personnifié. Ce pragmatisme fonctionne en fait suivant un mode de jugement d'attribution, autrement dit, dans un but de déni. Il n'envisage guère l'utilisation de la négation comme moyen de reconnaissance de certains faits. Tous les éléments qui caractérisent la régression dite « prégénitale » sont là patents. Il est sûr néanmoins que l'organisation prémorbide de M. R... était une hystérie dissimulée sous une névrose d'échec.

Cela signifie que M. R... fonctionnait mentalement, vivait sur un mode faisant place à une certaine bisexualité, acceptant sûrement sans l'admettre le double sens qui règne en maître au niveau des représentations de choses. Nous pouvons en inférer que son activité mentale inconsciente disposait de systèmes de condensation, de déplacement, de symbolisation, de retournement en son contraire qui permettaient à cette activité de trouver des issues dans le préconscient, de s'y rencontrer avec des pensées verbalisées mises en latence. De cette rencontre naissaient rêves et dramatisations hystériques.

Au jour de la consultation, M. R... n'admet plus ni double sens, ni bisexualité. Il vit dans la terreur qu'une rencontre s'opère entre des pensées qu'il serait contraint de mettre en latence et des représentations de choses venant de son inconscient. Cela signifie en clair que les pensées mises en latence ont acquis une capacité ultra-rapide de se figurer en représentations de choses, autrement dit que s'est dissipée la possibilité d'être tenue en latence jusqu'à l'élaboration d'un rêve. C'est pourquoi, j'ai insisté sur l'effort considérable que fit M. R... dans la façon dont il compose son récit, pour décondenser la réédition tragique de son complexe de castration. En fait, nous pouvons pressentir


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que la série des traumatismes qui vont ébranler l'organisation prémorbide de M. R... s'est produite dans un temps très réduit.

La notion de condensation non effectuée par le sujet mais par une série d'événements traumatiques vient alors à l'esprit. La description de Donnet et Green concernant la connivence entre le symbolique et le réel peut-elle s'appliquer dans ce cas ? Sûrement quelque peu mais non complètement car le symbolique est activé par le manque à percevoir qui marque le deuxième temps du complexe de castration. Dans le cas de M. R... ce sont les phénomènes qui caractérisent la période de latence qui se manifestent : un surinvestissement obsessionnel de la réalité selon la formule de M. Klein. Cette observation justifie les hypothèses de Jean Bergeret concernant l'organisation de systèmes mentaux utilisant les opérations psychiques spécifiant la période de latence pour défendre le sujet contre la répétition du traumatisme.

Ainsi que je l'ai souligné au Colloque de 1966, la régression libidinale et la régression du Moi entraînent le phénomène de la condensation à rebours. Je m'explique, toute perception qui s'est inscrite autrefois à un certain niveau subit une démarche régrédiente qui la ramène au niveau de la fixation. Le sujet a alors le sentiment de subir cette condensation qui le persécute, alors qu'à l'opposé les condensations que produit l'appareil psychique sont destinées à le mettre à l'abri de trop gros à-coups. Plus le Moi du fait de sa régression doit subir les condensations qu'elle entraîne, moins il est apte à en constituer d'efficaces utilisant le déplacement et la symbolisation onirique à des fins d'atténuation des représentations refoulées. C'est dans cette condensation subie — qui n'est sans doute qu'une manifestation du repli de la libido sur le Moi telle qu'on l'observe au cours d'une régression libidinale — que je verrai une connivence entre le symbolique et le réel. Donc, M. R... lutte contre cette pression par une rationalisation morbide qui, dans son acharnement à resituer le manque dans la séparation de mots et de phrases constitue un tout bien construit, un tout qui peut être considéré comme un fétiche.

En écrivant cette partie qui vise à montrer qu'il est simpliste, voire naïf de vouloir nommer « fantasmes prégénitaux » l'accroissement économique de la coexcitation sexuelle due à l'impact sur le Moi de ces « condensations à rebours », j'ai associé sur les commentaires de Freud tels qu'il les rapporte dans la reprise d'une réflexion concernant l'Homme aux loups au cours d'un bref écrit consacré à la fausse reconnaissance. Quand l'Homme aux loups raconte l'hallucination au cours de laquelle il s'était vu le doigt sectionné — fausse reconnaissance — il affirme


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l'avoir déjà raconté à Freud — autre fausse reconnaissance. Il serait facile de montrer que la première était due au moins partiellement à un phénomène de condensation à rebours, mais dans notre cas l'intérêt se porte sur le « déjà raconté ». Freud l'interprète comme le résultat d'un achèvement vécu de tentative avortée de le raconter auparavant. En l'occurrence les tentatives avaient abouti au fait que l'Homme aux loups avait raconté à diverses reprises comment un oncle lui ayant demandé ainsi qu'à sa soeur ce qu'ils désiraient comme cadeau, l'Homme aux loups, pour son compte, avait demandé un couteau, alors que sa soeur demanda un livre. La répétition de ce souvenir-écran avait entraîné le sentiment du « déjà raconté » du vécu hallucinatoire concernant le doigt coupé.

Tout au contraire, M. R... me dit qu'il va me conter son histoire pour la première fois et il ne racontera en fait, en dépit de sous-entendus, que l'histoire réelle, car ce que Freud appelle souvenirs-écrans à propos de l'Homme aux loups est un fait réel, qui n'est incomplet que parce qu'il y manque les pensées latentes grosses de l'hallucination du doigt coupé. Pour M. R... la cicatrice qui marque son torse rappelle un téton dont la représentation s'impose d'autant plus qu'il a disparu à la suite du traitement d'une maladie de femme. Il ne s'agit pas d'une hallucination, mais d'une réalité complète, la représentation du téton ne s'imposant que parce qu'il manque.

Certes, les troubles de l'Homme aux loups débutèrent après une réelle chaude-pisse, réalité bien oubliée par Freud et les commentateurs du cas (par exemple à propos des réflexions faites sur la guêpe, réflexions oublieuses des effets que comporte une piqûre faite par le dard de cet hyménoptère) et qui se prolongèrent ultérieurement chez l'Homme aux loups par un échauffement hallucinatoire du nez, mais ils ne débouchèrent pas sur une vraie amputation. Je n'ai pas l'intention de conclure mais de rester sur cette comparaison. Je rédige toutes mes observations sur ce mode afin de voir où en sont mes connaissances et de ne pas ignorer les béances qui les marquent ; je le fais car je crois à tort ou à raison qu'un psychanalyste, s'il veut rester ouvert à l'écoute, doit opérer de la sorte.

Je reste donc sur cette comparaison entre l'Homme aux loups qui voit ses troubles commencer après une affection banale et qui finit dans la psychose et M R... dont le trouble rare qui impose selon l'expression déjà citée de Donnet et Green une connivence entre le réel et le symbolique, le pousse à être un individu qui pense selon une superlogique d'une telle façon que son cogito ne l'assure pas d'être.


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A l'occasion de la discussion de celte observation, A. Green fit remarquer combien la consultation fut dominée par le problème posé par la menace de mort. Je ne crois pas avoir négligé ce fait et l'avertissement des chirurgiens concernant le danger que ferait courir à M. R... toute situation génératrice de stress portait sur le pronostic vital et non pas, bien entendu, sur la castration. Mon propos, en décrivant ce cas, a été de montrer combien, lorsque la mort est à l'arrière-plan et que son cheminement se trace suivant une voie qui s'inscrit en résonance avec des fantasmes inconscients, en l'occurrence ceux concernant l'émasculation suivie de métamorphose en femme, le complexe de castration apparaît avec une clarté exemplaire. La menace latente de récidive, du fait de la localisation du cancer au sein, est alors conçue à la façon d'une innervation hystérique sur laquelle ne tracerait sa voie qu'une pulsion féminine et féminisante. Il s'agirait alors chez un homme, de vivre une seconde puberté, deuxième temps du mal qui le menace qui le rayerait du monde perceptif, c'est-à-dire qui le ferait disparaître au regard d'un autre. Ce fait explique pourquoi l'attitude générale de M. R... est celle d'une période de latence caricaturée à l'extrême. Il n'est pas sans intérêt d'observer combien M. R..., placé dans une situation d'urgence tragique, ne peut plus concevoir la féminité qu'à l'image que lui suggère l'anarchie cellulaire à l'oeuvre alors dans son cancer. Pour le lecteur, la représentation de la bacchanale exécutée autour de l'emblème de Bacchus s'impose, Bacchus Dieu de l'ordre et de la vie, mais aussi fils sans mère, qui s'était développé à l'instar d'une tumeur, dans la cuisse de Jupiter.

M. F.


JEAN COURNUT

LE TRAVAIL ASSOCIATIF

Constante dans l'oeuvre de Freud, et inaugurée à propos du « Travail du rêve » dans le chapitre VI de Y Interprétation des rêves, la notion de « travail » apparaît déjà dans les Etudes sur l'hystérie et l'Esquisse, et est toujours présente dans la deuxième topique à propos des processus de liaison-déliaison. Tout aussi précoce et persistante, celle d' « association » est surtout précisée en 1900 et dans les textes métapsychologiques de 1915 : association des idées, des représentations entre elles, des représentations avec des affects, des représentations de choses et des représentations de mots, déplacement, par association, des investissements, etc. Ce bref rappel voudrait approcher ici la notion de « Travail associatif » pour autant que, plus restrictive que celle d'élaboration psychique, elle désigne ce qui, dans l'ensemble des opérations de transformation dont l'appareil psychique est le lieu, concerne plus particulièrement les transformations associatives. A cette notion théorique, arbitrairement isolée ici, correspondrait dans la clinique une écoute qui, plus qu'aux représentations, fantasmes, souvenirs, émois, etc., s'attacherait à leur juxtaposition, leur association, leur enchaînement, tenus pour significatifs.

Ces notes visent le déroulement de la cure analytique, mais aussi la prévision — lors d'un entretien, éventuellement premier — du Travail associatif possible, appréciation intéressante à porter parallèlement à ce que l'on peut apprendre de l'histoire du patient et à ce que l'on peut reconnaître de sa structure. C'est cette évaluation du Travail associatif qui se traduit dans des phrases telles que : « il associe bien — ou mal — ou pas du tout » ; « nous avons associé ensemble sur, ou à propos de... » ; ou encore quand un analyste invite un patient à « associer sur... », ou tout simplement quand un analyste énonce, explicitement ou implicitement, la règle fondamentale. Cette incitation — ne serait-ce que par le silence — à associer, à produire, par un travail, un discours associatif, n'a pas seulement une valeur qu'en langage médical on appellerait : de diagnostic et de pronostic, elle est une induction dynamique tout au long d'une cure analytique, mais aussi bien au cours de quelques entretiens, ou même lors d'une unique rencontre, quand elle

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apporte la possibilité d'une levée parfois spectaculaire du refoulement, remettant en circulation associative des groupes psychiques dont le retrait entravait par exemple un travail de deuil, une identification méconnue, ou tout simplement l'utilisation interprétative d'un rêve (1).

En tant qu'il est mode et élément constitutifs de l'élaboration psychique, le Travail associatif est en principe à l'oeuvre dans tout discours, attitude et comportement d'un individu, mais le lieu et le temps où l'on peut repérer sa valeur dynamique, son rôle économique et la topique de son exercice, sont évidemment liés à la situation psychanalytique. En bonne terminologie, il conviendrait, je pense, de le distinguer de l'élaboration associative ou de l'élaboration fantasmatique qui, dans la mesure où elles sont soumises à ce travail, en sont plutôt le résultat. Si, par ailleurs, la perlaboration désigne ce qui est de l'ordre de l'intégration interprétative en cours d'analyse, le Travail associatif doit en être tenu pour une des composantes essentielles. Entrant aussi dans l'appréciation de l'insight, la notion de Travail associatif a l'avantage de bien préciser que ce qui apparaît comme qualité ou capacité d'insight est en fait le résultat d'un travail constamment en train de s'effectuer. Dans une autre théorie du sujet — celle de Lacan — le travail du signifiant utilise le Travail associatif pour venir, dans la béance, signifier l'inconscient de celui qui parle.

Quoi qu'il en soit de ces distinctions, peut-être byzantines, le repérage du Travail associatif exige une double écoute, ou si l'on veut, deux oreilles : le psychanalyste écoute le discours de son interlocuteur en ce que ce discours a une intelligence manifeste, une intention consciente, une logique qui est celle du langage et un intérêt qui est celui, par exemple, d'une biographie, d'une explication, d'une conviction, etc. De l'autre oreille — la plus ouverte —, il écoute le contenu latent de ce discours, les fantasmes, les représentations, les mots, les affects qu'il contient, et il tente de comprendre comment tout cela s'associe, travaille et fonctionne ensemble.

(1) La présentation de ces notes, lors du Colloque, s'est appuyée sur les cas cliniques cités par J. Chasseguet-Smirgel, Michel Fain et André Green. Par exemple, rapportant un entretien dont il ne savait pas alors s'il était ou non préliminaire, un psychanalyste constate que son interlocuteur réfléchit, bâtit des hypothèses, tente des explications, mais à proprement parler n'associe pas, sauf dans la séquence suivante : il parle de « confidences sur l'oreiller », s'arrête un instant puis enchaîne sur une autre proposition : « avec les hommes, je..., etc. » ; ou encore le cas d'une femme que j'ai personnellement reçue plusieurs fois et qui, après le récit d'un événement important de sa vie, me dit : « Voila, je vous ai tout raconté, mais je ne sais pas qu'en faire. » La tentative de Travail associatif, induite par ma non-réponse, aboutit un peu plus tard à un énorme lapsus qui permit de relancer ce qui était sidéré et refoulé : voulant évoquer la naissance, puis la mort de sa fille, la patiente dit : « La naissance de ma mort ».


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Observer le Travail associatif, c'est suivre dans le discours manifeste, les transformations associatives, plus ou moins harmoniques ou discontinues, des connexions des éléments de ce discours, en tenant pour significatives les transpositions de ces connexions — de ces associations — autant que celles qui « travaillent » les éléments eux-mêmes de ce discours. Il s'agit en somme de se placer dans la zone de passage de l'une à l'autre scène pour se faire — si j'ose dire — une représentation pas tellement de « ce qui passe », que plutôt du « comment et pourquoi ça passe », et ceci dans les deux sens.

Déplacer et transformer des investissements, maîtriser des excitations, lier des quantités d'énergies, permettre une détension des formations de l'Inconscient : ceci n'a rien de particulier au Travail associatif. En revanche, c'est sa production qui est spécifique. A partir des formations de l'Inconscient, le Travail associatif, lors de la cure psychanalytique, produit non pas un rébus imagé comme l'est le rêve du dormeur, mais un discours audible, construit, cohérent qui, cependant, est présenté, comme le rêve, pour ne pas être compris, ni par celui qui l'énonce, ni, si possible, par celui qui l'écoute. La caractéristique du Travail associatif est d'associer en une même séquence discursive des souvenirs d'enfance, des fantasmes, le compte rendu d'une existence, un exposé de symptômes, des expressions émotives diverses, etc., puis d'aboutir avec ce « matériel » à la production d'un discours qui a une forme et un sens — une seule forme et un seul sens — si possible clairs, et à prendre tels quels, sans ambiguïté. Par rapport au travail du rêve, on retrouve aussi dans le Travail associatif condensation, déplacement, surdétermination, mais la poétique associative ne se résume pas, comme lors du rêve, en une figurabilité ; elle produit un nouveau système qui, lui, a les moyens d'exprimer en mots et en phrases ce que le rêve ne peut que figurer en images : les relations logiques, les relations causales, l'opposition, la contradiction, l'alternative, la temporalité et, bien sûr, la négation. Malgré cette construction le discours associatif, si l'on veut l'interpréter, doit être lui aussi segmenté « morceau par morceau », mot à mot, phonème par phonème, et délivré de ses armatures logiques, temporelles, grammaticales, linguistiques, auxquelles il reste assujetti même quand, au terme d'une analyse, il devient une asymptotique association libre. Comme le travail du rêve, le Travail associatif utilise l'élaboration secondaire — au sens que Freud donne à cette notion dans le chapitre VI de l'Interprétation des rêves : utilisation des pensées intermédiaires qui sont déjà là, de fantasmes tout faits, de scénarios fantasmatiques plus


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ou moins investis, stock dans lequel le Travail associatif puise pour assurer les connexions entre les diverses formations inconscientes et préconscientes qu'il manie, qu'il brasse et élabore au gré du fil conducteur transférentiel. Cependant ce sont les représentations verbales que le Travail associatif utilise préférentiellement, et c'est cet ensemble de traces verbales préconscientes qui constitue la trame du discours associatif, réseau de signifiants verbaux déposés — si ce n'est inscrits — dans le préconscient du sujet, tout au long de son histoire personnelle, voire de génération en génération, mots, phrases, clichés, diversement investis et en perpétuel remaniement du fait de leur circulation et transformation narratives soumises au Travail associatif.

Dans la situation psychanalytique — de cure ou de simple rencontre d'inspiration analytique — la seule dans laquelle il est seulement utilisable, au sens dynamique de ce mot (car à quoi servirait le repérage du Travail associatif dans la vie consciente relationnelle, sauf à brandir l'analyse sauvage ou à concocter de la critique littéraire ?), un autre élément de la définition du Travail associatif est à considérer : le psychanalyste n'étant pas un pur observateur objectif, le Travail associatif du patient rencontre celui du psychanalyste dans un jeu de désirs où chacun induit l'autre et réciproquement. Déjà dans les Etudes sur l'hystérie, Freud indiquait que la résistance du patient se mesure au « travail » que le psychanalyste doit effectuer pour la vaincre. Le cadre instauré et imposé par le psychanalyste, son style, son silence induisent le Travail associatif du patient, mais tout autant en réciproque, celui du psychanalyste.

Le contre-transfert de ce dernier, c'est aussi sa propre capacité de Travail associatif entrant en résonance avec celle du patient. Cette induction d'un Travail associatif bilatéral et au mieux convergent, on en constate parfois la caricature dans une sorte de course de vitesse entre les deux protagonistes, l'un associant plus ou moins vite que l'autre ; ou bien, à l'opposé, quand la tentative de l'un bute sur les limites de l'autre. C'est le cas lorsque l'association faite et dite par le psychanalyste tombe à plat, non reprise par le patient en mal de Travail associatif, le psychanalyste n'ayant plus alors pour se consoler qu'à espérer en les vertus du durcharbeiten, à moins qu'il ne choisisse l'élaboration tertiaire — le travail de l'écriture — pour se dégager par une voie latérale de cette mauvaise rencontre. C'est encore pire lorsque le


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Travail associatif du patient vient se briser sur le « non associé » du psychanalyste, voire sur son « non associable ». La prévision serait alors d'estimer, autant que faire se peut, le tempo associatif du demandeur, et ses accordailles plausibles avec celui du psychanalyste. Mais se poser une telle question ce serait déjà de la part du psychanalyste effectuer un Travail associatif de bon augure.

Eventuelle tache aveugle du contre-transfert, la position théorique et éthique du psychanalyste peut venir interférer dans la réciprocité du Travail associatif. La disponibilité nécessaire au Travail associatif du psychanalyste peut varier en fonction de la théorie sur laquelle il s'appuie : ce n'est pas là certes l'essentiel du contre-transfert, mais c'en est un achoppement non négligeable.

Il est bien évident que le Travail associatif du psychanalyste est orienté différemment — et dans la pratique les conséquences en apparaissent dans les modalités de la non-réponse, dans la durée des séances, dans leur style et dans leur visée théorique — selon que l'on conçoit que c'est le patient qui retrouve son histoire, assisté en cela par le psychanalyste, ou bien selon que l'on tient l'interprétation comme une création à partir d'un « matériel » à signifier, ou encore selon que l'on estime que l'inconscient c'est le discours de l'Autre et qu'il ne se détermine que dans une rencontre ratée par définition.

Encore à propos de la prévision, je ne pense pas qu'il convienne d'opposer l'appréciation du Travail associatif, possible et bilatéral, qui renvoie à une prospective plus large de l'ensemble de l'élaboration psychique, à ce que l'on pourrait appeler le diagnostic de structure. Ces deux évaluations se complètent. Sous réserve des variantes contretransférentielles et théoriques, cette appréciation du Travail associatif dont le patient et le psychanalyste sont capables ensemble, me paraît trouver sa place pour infléchir l'impression que l'on ressent de prime abord devant, par exemple, la mobilité ou la rigidité d'une structure névrotique, celles d'un noyau psychotique, la frange névrotique d'une structure psychosomatique ou encore la fermeté d'une défense de caractère. Jauger le Travail associatif possible vient corroborer ce que l'on sait par théorie, par expérience, si ce n'est pas intuition, du style analytique propre à chacune de ces structures.

Le Travail associatif s'exerce sur l'organisation, la concaténation, la concurrence, la transformation et l'association des représentants de


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l'Inconscient qui, après avoir franchi la première censure (ICS/PCS), s'articulent avec des représentations verbales pour ensuite, et éventuellement, franchir la deuxième censure (PCS/CS). Que cette deuxième censure soit perméable ou pas, le Travail associatif permet aux formations de l'ICS de trouver une issue, après des séries de transformations, dans renonciation d'un discours, adressé à l'analyste, dont l'arrangement et le déroulement temporels sont le résultat d'un compromis. On peut donc préciser le statut métapsychologique de ce Travail associatif en posant que, d'un point de vue topique, le Travail associatif s'exerce dans le Préconscient entre ses deux censures. D'un point de vue dynamique il assure le compromis résultant de l'opposition de deux forces et réglé par le système des contre-investissements, celles de l'ICS soumises au Processus primaire, celles du PCS régies par le Processus secondaire qui met en forme audible le produit de ce travail. D'un point de vue économique le Travail associatif s'effectue sur des quantités et des qualités d'investissements qu'il associe, disjoint, lie et délie au nom du Principe de plaisir et du Principe de réalité.

Ce rappel théorique voudrait déboucher sur trois remarques dans des registres différents mais riches de perspectives que je ne peux développer ici. Dans le registre métapsychologique il va dans le sens d'une sorte de réhabilitation actuelle du Préconscient (1). Considérer le Travail associatif invite à revenir aux sources freudiennes, notamment au chapitre VII de l'Interprétation des rêves et aux textes métapsychologiques de 1915 : l'étude du Préconscient y tient autant de place que celle de l'Inconscient, et précise bien que le Préconscient est autre chose qu'un simple lieu de passage, mais bien davantage un espace de l'appareil psychique où s'effectuent des transformations en perpétuel remaniement. Pour Freud le Préconscient est une nécessité conceptuelle qu'on ne saurait dévaloriser au bénéfice de l'Inconscient, et cet espace du Préconscient (2) est bien le lieu des transformations, des élaborations, et du Travail associatif, auxquels la pratique analytique se confronte, si ce n'est s'affronte constamment. A se dérober sans cesse, l'Inconscient exerce une fascination telle que tout un chacun en parle alors que pourtant personne ne s'en sert — ou presque —, alors que le Préconscient, tout analyste et tout analysant s'en servent, alors que pourtant presque personne n'en parle.

La deuxième remarque est d'ordre théorique. Le Travail associatif

(1) Voir notamment des travaux récents de R. DIATKINE, de A. GREEN, et de P. ACQUÊT (Système métaprimaire et rêve).

(2) Espace que, pour céder à la mode actuelle, on pourrait qualifier de « transitionnel ».


LE TRAVAIL ASSOCIATIF 587

« travaille » des traces verbales, des représentations de mots, mais dans l'appareil psychique, où sont les mots, où s'inscrivent les signifiants, où circulent-ils, que fondent-ils ? C'est la définition même de l'Inconscient qui est en jeu ici, et la place et la fonction du langage. Que ce soit du côté de chez Lacan — l'Inconscient, c'est le discours de l'Autre — que ce soit dans la perspective marxiste — les phénomènes psychiques individuels sont des « supports » ou des « reflets » qui n'entament en rien la VIe thèse sur Feuerbach — l'essence de l'homme n'est rien d'autre que l'ensemble des phénomènes socio-économiques de production — le débat est là, et, même si l'on se méfie des tentations oecuméniques, une certaine philosophie de l'homme fait question, d'autant que les présupposés freudiens, biologiques, et anthropologiques sont probablement à réviser.

La troisième remarque que peut inspirer ce rappel théorique concernant le Travail associatif nous ramène à la clinique et à la pratique psychanalytiques. A côté des tableaux cliniques classiques que Freud a délimités et dont il a démonté le fonctionnement en des termes que nous avons ici focalisés sur le Travail associatif, d'autres arrangements économiques et dynamiques peuvent se jouer dans le Préconscient et agrandissent le schéma freudien qui nous fournit le modèle d'une élaboration théorico-clinique plus élargie : les border-line certes, mais aussi le discours des adolescents et le Travail associatif qui le produit ; le remplacement chez le drogué des représentations verbales préconscientes par une « sensation » somato-psychique, pas toujours imagée d'ailleurs, aspiration à un rêve artificiel du Préconscient aboutissant à une invasion de Thanatos qui en perd son mutisme ; l'anti-analysant névrosé qui n'utilise pas la forclusion mais s'avère cimenté par le refoulement, le faux self, etc.

A cette énumération non exhaustive, j'ajouterai volontiers deux arrangements névrotiques plus fréquents en pratique psychanalytique qu'en rencontres ou entretiens à visée psychothérapique : la Névrose du vide (1) qui présente une précarité du Travail associatif que l'on est tenté de prendre pour une carence, alors qu'il s'agit d'un contreinvestissement massif du Préconscient ; d'autre part, ce que j'appellerais l'Imagination factuelle, névrose caractérisée par un désinvestissement du Préconscient et par un Travail associatif apparemment riche mais qui tourne à vide.

Ces perspectives cliniques, à la fois encore incertaines et pourtant

(1) J. COURNUT, Névrose du vide, Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 11.


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fréquemment pressenties, nous ramènent au thème de la prévision

— à l'intuition triple : contre-transférentielle, théorique et pratique — qui centrait ce Colloque, prévision préconsciente d'un Travail associatif possible, impression ressentie souvent très tôt et sur laquelle

— ou contre laquelle — nous argumentons comme des archéologues freudiens que nous sommes, nous rappelant à toutes fins utiles ce mot de Talleyrand : « Méfiez-vous de votre première impression, c'est la bonne... »


DOMINIQUE J. GEAHCHAN

DU DÉBUT A LA FIN

Quelles que soient nos incertitudes quant à nos possibilités d'inférer, à partir de l'entretien préliminaire, ce que sera la suite de la cure, nous savons bien par contre que dès ce premier entretien nous nous trouvons engagés avec notre patient dans une relation qui n'est pas mesurable à la réserve habituelle de notre attitude et de nos interventions.

René Diatkine a épingle avec humour la caricature du psychiatre qui « parle, mais n'écoute pas », et celle du psychanalyste qui « écoute, mais ne parle pas ». Notre pratique nous montre de fait que nos entretiens comportent un temps d'écoute et un temps de parole et que l'un et l'autre ont, sur le discours du patient, des effets qu'il nous appartient de savoir reconnaître et peser.

Le temps d'écoute précède évidemment le temps de parole. Peu ou prou, c'est selon. Mais ce temps d'écoute est déjà « parlant » pour le patient, car alors même que l'analyste ne dit rien, ses mimiques, ses gestes, son regard surtout peuvent être éloquents — qu'il ait cherché ou non à les neutraliser dans la bienveillance ou l'impassibilité. André Green a insisté sur ce point. Les patients ne manquent pas chez qui nous observons ou qui remarquent eux-mêmes qu'une modification de leur discours est intervenue suite à un regard qu'ils ont porté sur nous et à la compréhension qu'ils se sont faite de notre expression silencieuse.

Quoi qu'il en soit, vient un moment où nous sommes amenés à intervenir verbalement. Peu ou prou, là encore c'est selon. L'effet de notre intervention est ici plus décelable que lorsque nous gardions une attitude d'écoute. Il nous importe grandement d'ailleurs de percevoir au mieux cet effet puisque notre décision d'engager l'analyse s'appuiera pour une grande part sur ce que nous aurons perçu.

Il y a plus, cependant, que ces actions réciproques directement saisissables au cours de l'entretien. Mais pour en discourir, il nous faut orienter autrement notre approche. Comme en toute chose il faut considérer la fin, renversons l'ordre de nos réflexions et demandonsnous si le déroulement de la cure analytique peut jeter quelque lumière sur ce qui s'est passé lors du premier entretien.

Il n'est pas rare, en effet, que telle parole que nous avons prononcée

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alors, nous soit un jour renvoyée par le patient lui-même, ce qui peut d'autant plus surprendre notre mémoire que nous avons pu ne pas penser cette parole spécialement incisive, mais ce qui nous montre assez que le contre-transfert et le transfert se sont trouvés engagés dès cette première rencontre. Comme nous le verrons, il n'est pas indifférent que la référence à cette parole se fasse dès les premiers temps de l'analyse ou notablement plus tard. Nous comprenons en tout cas que l'effet de nos paroles ne s'est pas épuisé dans la réponse immédiate que nous avons pu alors observer chez notre patient. Un temps de latence s'est constitué. En nous référant à la notion d'une étendue de l'appareil psychique, nous pouvons concevoir que nos paroles, tout en ayant été consciemment perçues — ce dont témoigne la réponse immédiate du patient —, ont été aussi stockées quelque part dans sa psyché, sans doute au niveau du système préconscient, où elles ont servi à développer toute une dynamique de liaison et de déliaison, avant que de faire retour à la conscience au terme d'un long processus élaboratif.

Il est suggestif de constater que cette référence à l'entretien préliminaire en un temps lointain de la cure paraît scander une étape importante de l'analyse, voire même marquer le début de sa fin. Alors que cette même référence, invoquée trop précocement par l'analysé, paraît coïncider avec un processus analytique plus laborieux à s'installer ou à s'épanouir. Comme si dans ce cas le patient, en s'accrochant aux premières paroles prononcées, enrayait leur longue marche dans ce parcours souterrain qu'elles auraient dû emprunter et ne leur permettait pas de répondre, chemin faisant, à la multitude des paroles inconscientes qui attendaient leur écho.

Dans un ordre d'idée qui peut paraître éloigné, mais dont on verra les ressemblances, Glover avait noté que l'apparition de « rêves récapitulatifs » dont « une partie du contenu manifeste peut facilement s'interpréter comme une évaluation du progrès dont le patient a fait preuve dans sa lutte contre ses difficultés », pouvait indiquer que le patient était parvenu à la phase terminale de son analyse (1). On sait comment Guillaumin, en reprenant l'étude de ces « rêves récapitulatifs » et de leur pouvoir de synthèse, a montré « qu'ils nous livrent à notre insu, avec une étonnante véracité, la suite de notre devenir affectif antérieur et nous fournissent même de quoi aller plus loin, c'est-à-dire jusqu'au présent et jusqu'au bord de l'avenir » (2). J'avais moi-même désigné

( 1) Ed. GLOVER, Technique de la psychanalyse, Presses Universitaires de France, 1958, p. 184. (2) J. GUILLAUMIN, L'ombilic du rêve, Bibliothèque de l'Institut, 1972.


DU DÉBUT A LA FIN 591

comme rêve ou comme fantasme « nodal » certains rêves ou fantasmes récurrents — tels ceux de L'Homme aux loups ou ceux du Petit Hans — dont les remaniements successifs témoignaient des positions évolutives du patient eu égard aux fantasmes originaires et particulièrement à celui de la scène primitive (1).

La référence à l'entretien préliminaire en un temps lointain de la cure me paraît avoir de commun, avec le rêve récapitulatif, une visée d'évaluation qui implique une mise en action efficace du système préconscient et la liberté des mouvements topiques et temporels du processus analytique. En regard, la référence hâtive au premier entretien paraît traduire, comme le rêve répétitif, un certain gel du système préconscient qui fixe l'élaboration à un thème et témoigne, comme l'ont montré Christian David et Michel Fain, d'une « défaillance élaboratrice du Moi » qui peut aller jusqu'à une tendance à la répétition entravant le déroulement du processus analytique.

Se rattache sans doute à une compréhension analogue l'évocation par un patient d'un rêve ou d'une intervention datant des premières séances de l'analyse. Mais l'étude de ce problème déborderait le thème assigné à ce Colloque.

Comme on le voit, ces quelques réflexions ne contribuent guère à dégager les éléments de prévision qu'on pourrait tirer du premier entretien — si tant est que nous ayons vraiment la possibilité de prévoir, comme en ont douté nombre d'intervenants de ce Colloque. Je crois, de fait, que si l'investigation analytique peut pousser fort loin l'évaluation structurale ainsi qu'une certaine perspective diagnostique — comme Janine Chasseguet et Michel Fain nous en ont donné de remarquables exemples — la prévision, par contre, du déroulement de la cure demeure incertaine dans la mesure où nous ne pouvons lever à l'avance l'hypothèque des incidences réciproques du transfert et du contre-transfert qui entreront en jeu.

Toutefois, s'il me paraît exact de dire, avec Christian David, que « l'espace clinique de l'investigation préliminaire n'est pas superposable à celui de la situation analytique », et si l'on peut penser avec André Green que « la parole change de statut selon qu'on est assis et en face, ou couché sans voir son interlocuteur », il me semble aussi fondé de relever que, du début à la fin, la rencontre de l'analyste et du patient se déroule sous le signe de continuités qui ne dévoilent qu'à leur terme ce qui a marqué leur début.

(1) D. GEAHCHAH, Scène primitive et complexe d'OEdipe, R.F.P., 1971, XXXV, n° 1.



JOSÉ RALLO

J'aimerais dire quelques mots à propos de l'utilisation du rêve lors de l'entretien préliminaire. Mais au préalable, je soulèverai un problème qui n'a pas encore été évoqué : nous avons parlé de l'entretien préliminaire sans tenir compte du fait que cet entretien n'est pas nécessairement le seul ; il me semble, pour ma part, qu'un deuxième, voire un troisième entretien peut s'avérer souhaitable. Certes, la multiplicité des entretiens entraîne certaines difficultés ultérieures ; c'est le cas en particulier lorsque ces entretiens ont lieu avec l'analyste qui entreprendra la cure ; le consultant perçoit des éléments de réalité auxquels il se fixe et qui gêneront par la suite ses projections.

Mais je pense que les avantages l'emportent nettement sur les inconvénients car ils nous donnent la possibilité d'apprécier les changements dynamiques qui se produisent d'un entretien à l'autre. Le deuxième entretien nous fournit des renseignements sur l'intégration de notre intervention, sur les capacités d'insight et de modification des défenses, les variations de l'angoisse, les dangers d'acting, etc.

Lorsque le consultant nous apporte un rêve ayant eu lieu à la suite du premier entretien, celui-ci est particulièrement intéressant ; il nous fournit de façon plus précise encore, des données sur les mouvements pulsionnels et les aménagements défensifs induits par le premier entretien. Le vécu de cette première rencontre se traduit très diversement sur la scène du rêve ; elle va d'une situation traumatique aux situations les plus élaborées. L'inclusion de l'analyste dans le rêve et la manière dont elle se présente nous renseigne sur les mécanismes d'internalisation mis en marche. Lorsque l'analyste apparaît sans déguisement, tout laisse supposer qu'il s'agit d'incorporation massive selon un mode très primitif. Alors que dans le cas d'incorporation plus nuancée, l'analyste apparaît indirectement et sous une forme masquée, signe de la mise en oeuvre de mécanismes identificatoires très évolués.

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DENISE ROTHBERG

ENTRETIENS D'ORIENTATION

Qui parle ? A qui parle le demandeur ?

M. X... hésite; il ne sait pas exactement quel traitement lui est nécessaire — il se fait une certaine idée de la psychanalyse, grâce à des amis en psychanalyse, mais il ne sait pas si dans son cas...

Nous convenons d'une série d'entretiens au cours desquels il pourra peut-être mieux se rendre compte s'il désire se lancer dans cette entreprise.

Il vient une fois par semaine, et après avoir évoqué le symptôme prévalent, et majeur, pour lequel il est venu faire une demande — je pense à part moi : pourquoi si tard ? —, il exprime son malaise. Il n'a pas à se plaindre de la vie, matériellement il est très à l'aise, et en apparence comblé par sa famille, ses amis et nombreuses relations, ses loisirs très variés ; il est actif, entreprenant.

Il ne manque à tout cela... comment dire... que l'essentiel... l'épaisseur. Il ne ressent tout cela et lui-même que comme une façade, une construction conventionnelle, où son anticonformisme de salon met le point final.

Il n'en sourire pas vraiment... mais qu'est-ce que cette vie ? Il n'éprouve pour autrui qu'indifférence; cette indifférence lui est très utile dans son métier. Comment l'exercerait-il sans cet ennui profond qu'il ressent envers les gens ? Mais il n'aime pas son métier, il ne l'a pas choisi — ce n'est en tout cas pas le métier de son père qui a réussi à mettre la main sur son frère et à le faire travailler avec lui —, son frère est beaucoup plus jeune, autant dire qu'il ne le connaît à peu près pas.

Il ne se sent aucun point commun avec ses parents ; ils ont toujours été très occupés, ils ne se sont jamais intéressés à lui et ne l'ont jamais compris. Ce que peuvent penser de lui ses parents lui est indifférent, sa mère n'est pas du tout ce que doit être une mère.

Pour sa femme il éprouve une grande admiration, elle est d'ailleurs la seule personne pour laquelle il éprouve cela; sa classe, ses dons intellectuels, sa brillance en société. Il est fier aussi de sa fille, de ses capacités, de son originalité.

J'interviens peu au cours de ces entretiens. Que dire dans ce désert ?

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Je me demande sans cesse : « Si j'avais cet homme en analyse, qui seraisje ? que représenterais-je, dans quel lieu affectif pourrait-il se passer quelque chose ? »

Au cours du sixième entretien je crois, il me dit s'être senti perplexe devant un sentiment qu'il a éprouvé un soir de la semaine qui s'est écoulée. Il était en visite chez ses parents et avait appris que dans l'une des chambres de la maison se trouvait sa grand-mère maternelle, hébergée provisoirement par ses parents parce qu'elle était malade.

Il avait attendu que sa mère l'invite à aller la voir — elle n'avait rien dit, il n'y était pas allé. Il s'étonne, encore ici, d'avoir éprouvé... quoi au juste ?... un doute pénible sur ce qu'il devait faire. Sa mère aurait dû lui dire... oh ! cette grand-mère il n'éprouve aucun sentiment pour elle, elle ne s'est jamais intéressée à lui, pas plus que sa grand-mère paternelle.

Je me sens touchée, interpellée, que ou qui désire-t-il que je l'envoie « voir » dans une chambre de quel lieu ? J'interviens pour m'étonner de son étonnement, oui, je suis perplexe aussi, il y a là une question à se poser.

C'est l'entretien suivant ; il me parle immédiatement d'une chose, oh ! peu importante, qu'il a faite cette semaine. Il est allé rendre visite à une personne de sa connaissance — on l'avait averti qu'elle était malade... Cette personne, c'est une femme, très âgée maintenant, qui le connaît depuis sa toute petite enfance.

Son récit qui a débuté dans son ton habituel, sthénique et distancé, peu à peu cahote, se casse, se colorant et s'épaississant pour la première fois de chaleur et d'émotion. Cette femme, « la noche » (c'est moi qui l'orthographie ainsi), une étrangère, était servante chez un vieux couple sans enfants qui habitait dans une maison située au fond d'une cour, derrière la maison de ses parents. Ses parents habitaient en façade, mais son enfance, telle en tout cas qu'il me la présente aujourd'hui, ne s'est pas passée dans la maison en façade, mais dans la maison du fond de la cour, dans les dépendances et les jardins situés au-delà. Autour des jupes de la noche. Il la suivait partout et bien souvent la nuit dormait avec elle.

Les choses qu'il me dit encore je pouvais les associer au symptôme pour lequel il avait exprimé une demande et à d'autres éléments dits antérieurement.

Mais surtout avait surgi un espace où j'avais pu vivre, imaginer quelque chose, un heu où il me semblait vraiment présent.

Quand il revint il me dit qu'il avait décidé d'entreprendre une analyse.


RENÉ BEROUTI

Mon intervention voudrait répondre à la suggestion de R. Diatkine rappelant le thème du Colloque. De fait, on a beaucoup insisté dans la journée d'hier sur la ou les différences entre l'entretien préliminaire et la cure. Peut-être faut-il revenir au rapport de Ch. David et s'interroger sur ce qui assurerait une continuité entre les deux, étant bien entendu que cette continuité de la vie psychique serait « utilisée » dès l'entretien préliminaire aux fins d'apprécier les possibilités d'abord mais aussi l'évolution d'une cure.

Une disposition psychique de l'analyste commune à l'entretien préliminaire et à la cure m'a semblé être l'anticipation par opposition à prévision, préférant à l'investigation — même peu ordonnée qui n'est pas sans introduire un déséquilibre dans la dynamique des investissements notamment narcissiques pendant l'entretien — un mouvement de la pensée qui avec l'éprouvé imagine d'avance les événements. Faute d'emblée de cette « ouverture identificatoire », je crains que la prévision ne puisse qu'évoquer à beaucoup d'entre nous une conduite phobique. Je dois dire d'ailleurs qu'à la lecture de l'intitulé du thème du Colloque : « Examen clinique prélirninaire et prévisions concernant la cure éventuelle », j'avais pensé : « ou trois précautions valent mieux qu'une », si tant est qu'avec moi, les trois termes ainsi suspectés pouvaient respectivement renvoyer au risque pour un psychanalyste de « parcelliser » le transfert (en privilégiant l'investigation scopique et rationnelle), de le « désaffectiver » (comme toute planification technique), de l' « appauvrir » (par la restriction-limitation préalable des effets de transfert dès l'entretien préliminaire).

Je ne contredirai pas certaine nécessité « prévisionnelle », l'argumentation depuis hier en ayant fait mesurer la sagesse, mais je pense que faute d'insister sur l'anticipation psychique, la prévision — prévoir, c'est aussi prévenir — se rapproche de l'agir phobique en installant un mode de communication où l'activité du regard, la vigilance proprioceptive, l'activité psychique progrédiente pourrait-on dire, délimiteraient une aire de connaissance, aire extrapsychique. L'anticipation, en tant que disposition qualitative pour l'identification, que nous pouvons rapprocher de ce que Winnicott appelle la préoccupation maternelle primaire bien qu'il ne s'agisse pas pour nous de « répondre » par avance à un enfant mais de détecter ce qui manque chez un patient,

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l'anticipation est au service de l'intervention-interprétation du psychanalyste, ce dernier rétablissant comme le dirait M. Fain le pénis du père. En effet, en installant dès l'entretien préliminaire une aire psychique commune, aire psychique par excellence, l'anticipation permettrait d'éprouver en soi la capacité de projeter du patient résonnant au mieux aux moments de reflux des projections et aux modes d'élaboration par le patient de son angoisse, et mesurerait par la même occasion sa capacité d'insight et le sentiment de ses « limites »... Faute de quoi, une investigation prévisionnelle me paraît être une parade contre-transférentielle préalable dont nous pourrions nous demander les liens de survivance avec les nécessités techniques historiques de la psychanalyse un peu comme si, sur un autre mode que Breuer qui avait « fui » la « grossesse » de Anna O..., nous avions, à la suite de Freud, trouvé le moyen de ne plus « engrosser » et surtout de ne plus nous laisser « habiter », nous fermant ainsi à la dynamique projective et introjective et pour tout dire aux identifications introjectives. Si le « cadre » de l'entretien préliminaire n'est pas une séquelle contretransférentielle, il reste cependant soumis à la tentation planifiante et le patient risque de répondre à notre évitement soit sur le mode persécutif soit par une activité de sa pensée de type contraphobique, ce qui faute d'anticipation psychique gauchirait l'évaluation « diagnostique » et les indications.


JANINE CHASSEGUET-SMIRGEL

NOTULE SUR LES MOTS ET LES CHOSES

Dans mon article sur l'avenir de la psychanalyse, « Freud mis à nu par ses disciples même », j'ai avancé des hypothèses sur l'aptitude de l'analyste à effectuer le trajet qui conduit du mot à la chose, du symbole au symbolisé, à partir du matériel présenté par le patient. A l'inverse, j'ai tenté de découvrir les motifs inconscients commandant l'attitude des analystes qui, au mépris du grand projet de Freud de comprendre l'homme grâce à la connaissance de l'inconscient, prétendent que « le langage est la condition de l'inconscient » et que « l'ordre symbolique » préexiste à l'inconscient individuel. La subordination de l'inconscient au langage équivaut à la subordination de la chair au verbe. L'article de Freud sur « L'inconscient » (1915) et ce qu'il y dit de l'investissement des mots et de l'investissement des choses m'a servi ici de guide : la découverte des choses derrière les mots, la saisie du symbolisé derrière le symbole, nécessite de pouvoir refaire, en sens inverse de celui initialement suivi par le sujet, le trajet tout au long des chaînes associatives qui, en fin de compte, aboutit au corps de la mère et au sein. Il ne faut avoir ni une trop grands phobie de l'objet primaire, ni se sentir persécuté par lui à l'excès, sinon les mots resteront coupés des choses, le symbole du symbolisé, les mots seront investis à la place des choses et le symbole sera conçu non comme un substitut de l'objet, issu de lui et de la relation que le sujet entretient avec lui, mais comme lui préexistant et donc détaché de lui.

Or Freud dit qu'investir les mots au lieu des choses et comme s'ils étaient des choses est le propre du schizophrène. Il ajoute que le philosophe risque, s'il n'y prend garde, de devenir, en cela, semblable au schizophrène. Cependant les philosophes ne sont pas forcément schizophrènes — même s'il leur arrive d'investir abusivement les mots aux dépens des choses et de créer des systèmes spéculatifs parfaitement désincarnés — pas plus que ne le sont les psychanalystes qui donnent au langage un rôle prévalent sur l'inconscient. Il y a une différence de nature entre la philosophie et la psychose. Du moins je le crois. Aussi je proposerai l'hypothèse suivante : Ce que j'ai dit de l'investissement des mots aux dépens de l'investissement des choses comme résultant d'une

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phobie de l'objet primaire (ou, éventuellement, de son caractère persécutif) s'applique essentiellement au philosophe « abstrait » ou au psychanalyste donnant la primauté au langage (on pourrait citer également ici un certain nombre d'écrivains, de critiques ou de spécialistes des sciences humaines). Lorsque la prévalence des mots tend à affranchir l'homme des limites que la corporéité lui impose, nous sommes, certes, dans un registre plus régressif où dominent les fantasmes narcissiques d'omnipotence, sans, toutefois, que nous nous trouvions au niveau psychotique. Par contre lorsque l'investissement des mots aux dépens des choses survient chez le schizophrène, il me semble d'essence différente : il est lié à la profondeur même de sa régression et à l'état du Moi dans lequel il se trouve. Les mots sont eux-mêmes des symboles. Les symboles ne peuvent naître qu'au moment où le Moi se différencie du non-Moi. La plénitude absolue ignore les substituts. L'apparition des symboles et du langage est postérieure à l'éclatement de la fusion primaire. Or si le mot est traité comme s'il était la chose (1), c'est que le sujet a retrouvé un état proche de l'indifférenciation primitive. Il n'y a plus de différence entre le mot et la chose, entre le symbole et le symbolisé. Le mot est la chose, le symbole est le symbolisé au lieu d'en être le substitut. L'épreuve de la réalité, de par la régression du système PCS, ne peut plus s'appliquer à distinguer entre la chose et son représentant (mot ou symbole). Comme dans la plus absolue des régressions subsistent des vestiges des acquisitions inhérentes à l'évolution, l'usage du langage (et en tout cas sa connaissance) persiste mais celui-ci perd sa qualité symbolique, substitutive. Le retour à l'indifférencié opère une coalescence entre le mot et la chose. Le langage ne sert plus à figurer la chose, il la rend totalement présente en ne faisant plus qu'un avec elle, tout comme le symbole qui prend alors entièrement la place de la chose symbolisée.

La relecture du remarquable et déjà ancien article de Hanna Segal (1957) (2), « Notes sur la formation du symbole », m'a fait prendre conscience de l'analogie existant entre les vues exprimées ici à propos de la pensée concrète du schizophrène et les siennes. Cependant elle utilise pour expliquer « l'équation symbolique entre l'objet original et le symbole dans le monde intérieur et extérieur » le concept d'identi(1)

d'identi(1) fait dans le premier cas (celui du psychanalyste ou du philosophe « abstraits »), l'investissement des mots se fait aux dépens de l'investissement des choses, tandis que chez le schizophrène il existe une réelle équivalence entre le mot et la chose.

(2) Int. Journ. of Psa., vol. XXXVII, n° 6, traduction par Florence GUIGNARD in Revue franc, de Psa., 1970, vol. XXXIV, n° 4.


NOTULE SUR LES MOTS ET LES CHOSES 601

fication projective : « Des parties du Moi et des objets internes sont projetées sur un objet et identifiées à lui. La différenciation entre le Soi et l'objet en est obscurcie. Dès lors, puisqu'une partie du Moi est confondue avec l'objet, le symbole — qui est une création et une fonction du Moi — se confond à son tour avec l'objet symbolisé. » Je ne pense pas, pour ma part, que le détour par l'identification projective soit nécessaire pour comprendre l'équivalence, chez le schizophrène, entre le symbole et le symbolisé, entre le mot et la chose. Je suppose que ce concept est ici mis en avant en raison de la négation, postulée par les kleiniens, d'une phase narcissique primaire, le Moi existant pour eux d'emblée.

Dans le registre non plus de la psychose mais de la névrose narcissique, c'est-à-dire de la mélancolie (1), on peut supposer que le futur mélancolique n'a pas opéré, dans sa relation à l'objet, ce déplacement d'investissement que Freud considère comme propre à l'amour humain et lui conférant son caractère essentiellement insatisfaisant. Il montre que, du fait de la barrière de l'inceste, l'homme ne trouvera jamais la plénitude dans l'amour, l'objet n'étant qu'un substitut de l'objet oedipien (et, devons-nous ajouter, de l'objet primaire) (1912 : Contribution à la psychologie de la vie amoureuse). Or quand le mélancolique perd son objet, tout se passe comme si celui-ci était irremplaçable, unique et sa perte irrémédiable et absolue, le réinvestissement du monde objectai s'avérant totalement impossible durant l'accès. On connaît l'étiologie, habituellement admise, de la maladie, en particulier l'ambivalence des sentiments que le sujet nourrissait envers l'objet, ambivalence dont l'un des termes était profondément enfoui dans l'inconscient, le caractère narcissique de la relation, les points de fixation, etc. (Abraham et Freud). Ne pourrait-on y ajouter un élément ? Le futur mélancolique, par un clivage peut-on supposer, a nié que l'objet aujourd'hui perdu n'ait été qu'un substitut de l'objet oedipien et de l'objet primaire. En somme le déni porterait sur le fait qu'il a déjà perdu l'objet. Il existerait, pour le futur mélancolique, une confusion non entre les mots et les choses, entre le symbole et le symbolisé mais entre l'objet substitutif (qui, d'une certaine façon, est aussi un symbole) et l'objet primaire et incestueux. La perte de l'objet (substitutif) confronterait le sujet avec la perte, jusque-là niée, de l'objet primaire.

On se trouve donc en présence de trois ordres de phénomènes : l'un

(1) On sait qu'après l'introduction de la dernière topique, Freud limita l'usage du terme « névrose narcissique « à la seule mélancolie.


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où les mots sont coupés des choses pour des motifs d'ordre essentiellement névrotique (phobique). L'autre où les mots et les choses se confondent en raison du retour du sujet à l'indifférenciation narcissique primaire : nous sommes dans le registre de la psychose (schizophrénie). Le troisième enfin où existe une identité entre l'objet substitutif et l'objet primaire dont la perte a été niée : nous nous trouvons au niveau de la névrose narcissique (1).

(1) J'ai eu l'occasion de dire par ailleurs que l'énoncé mélancolique par excellence est : « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé », auquel s'oppose l'énoncé maniaque : « Un de perdu, dix de retrouvés. » Ce que j'ai voulu ici, à propos du mélancolique, c'est émettre une hypothèse quant au caractère absolu de la perte d'objet par lui éprouvée. Il va de soi que cette hypothèse, pour être plus fondée, demanderait à être insérée dans une conception générale du Moi du mélancolique.


Traductions

SANDOR RADO

LA PSYCHANALYSE DES PHARMACOTHYMIESO

I. — Tableau clinique (2)

La psychiatrie clinique considère les désordres connus comme l'alcoolisme, le morphinisme, le cocaïnisme, etc., pour lesquels nous pouvons user globalement et à titre provisoire de la notion de toxicomanie, comme des intoxications somatiques et les classe parmi les « troubles mentaux d'origine exogène ». Dans cette perspective, le processus de dégradation mentale présenté dans le tableau clinique de la toxicomanie apparaîtrait comme la manifestation psychique de la lésion cérébrale produite par les poisons. Les recherches sur les toxicomanies se sont imposé à partir de cette théorie, comme première tâche, la détermination dans ses détails de l'effet sur le cerveau de la substance toxique. En dernière analyse, elles auraient eu pour but d'établir une corrélation exacte entre l'évolution du trouble mental et celle du processus toxique sur le cerveau. Mais cette étude, surtout dans ses aspects expérimentaux, se trouve compliquée de façon troublante par le fait que les poisons en question attaquent non seulement le cerveau mais aussi le reste de l'organisme ; par conséquent, les effets toxiques peuvent être exercés sur le cerveau par des modifications survenues dans d'autres organes à travers un trouble du métabolisme général. Le problème doit donc inclure, non seulement l'influence directe du poison sur le cerveau mais aussi son influence indirecte. Il n'est donc pas étonnant que l'idée de considérer la toxicomanie comme devant être centrée autour du problème de l'intoxication somatique ait porté si peu de fruits !

Comment se fait-il alors que la psychiatrie se soit tellement attachée à une telle idée ? On peut évidemment répondre que celle-ci avait été développée en raison du fait que les maladies infectieuses étaient prises comme modèle. Certes, on ne pouvait ignorer que l'alcool, par exemple, n'est pas la cause de l'alcoolisme au même titre que le spirochète celle de la syphilis. Les microorganismes pathogènes attaquent une personne sans se soucier aucunement de ses désirs ou de ses buts en la matière. Les drogues en question, au contraire,

(1) Il s'agit d'une traduction française de l'article publié dans The Psycho-Analytic Quarterly, janvier 1933, n° 1. Cet article lui-même est le fruit d'une traduction directe du manuscrit allemand faite par Bertram D. LEWIN et publiée avec l'autorisation de l'auteur. (N.d.T.)

(2) Cette première partie de l'article est une version développée d'une communication faite devant la section de Neuro-Psychiatrie de l'Académie de Médecine de New York, le 13 décembre 1932. (Au moment où nous rédigeons cette traduction, nous n'avons pas eu connaissance de la deuxième partie qui était annoncée.) (N.d.T.)

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n'attaquent la personne que si celle-ci les introduit directement dans son corps. Cependant, cette distinction n'a pas suffisamment marqué la pensée psychiatrique. Dans cette discipline, l'idée fut admise qu'un certain type d'individu « dépourvu d'inhibitions », « de volonté faible » ou encore « psychopathe »... se trouve manifester une passion pour l'utilisation de ces drogues, ce qui veut dire, à lire entre les lignes, que la façon dont ces substances sont introduites dans leur corps n'a pas d'importance : le problème n'est scientifique et digne d'examen qu'après leur absorption. Il faut admettre que, une fois les substances introduites, il y a sans doute une certaine ressemblance avec les toxi-infections, mais dans la mesure où l'on abordait tant soit peu les questions d'ordre psychologique, telles que la prédisposition d'un individu à manifester une passion pour les drogues, on tâtonnait dans le noir. La théorie de l'intoxication ne donnait aucun point de départ pour une solution quelconque à ce genre de problème. En vérité, même si l'on trouvait une solution à tous ceux posés par l'intoxication somatique, ce genre de question resterait encore sans réponse.

L'étude psychanalytique du problème de la toxicomanie commence en ce point précis. Elle commence avec la reconnaissance du fait que ce n'est pas l'agent toxique, mais l'impulsion à s'en servir qui fait d'un individu donné un toxicomane. Nous voyons que cette description sans préjugé attire notre attention sur ce point précis que l'influence d'un raisonnement analogique trop rapide nous avait permis de laisser de côté. Le problème se présente alors à nous sous un aspect différent. Les toxicomanies apparaissent comme des maladies déterminées par le psychisme et provoquées artificiellement. Elles peuvent exister parce que les drogues existent, mais elles naissent pour des raisons psychiques.

Avec l'adoption du point de vue psychogénétique, l'accent passe de la multiplicité des drogues utilisées sur l'unicité de l'impulsion qui libère le besoin. La facilité avec laquelle le toxicomane change de drogue vient immédiatement à l'esprit, de sorte que nous nous sentons obligés de considérer tous les types de toxicomanies comme des variétés d'une seule même maladie. Pour préciser cette théorie, permettez-nous d'introduire le terme de pharmacothymie pour désigner la maladie caractérisée par le besoin de drogues. Nous aurons plus tard l'occasion d'expliquer le choix de ce terme.

La littérature psychanalytique classique contient de nombreuses contributions et références précieuses tirées particulièrement sur l'alcoolisme et la morpbinomanie, visant essentiellement à relier ces états à des troubles du développement de la fonction libidinale. Ce genre d'études, nous les devons à Freud, Abraham, Tausk, Scbilder, Hartmann et d'autres auteurs en Europe, à Brill, Jelliffe, Oberndorf et d'autres auteurs aux Etats-Unis. Deux conclusions nettes peuvent être tirées de ces études : à savoir l'importance étiologique de la zone érogène orale et le rapport étroit avec l'homosexualité.

Il y a plusieurs années, nous esquissions le début d'une théorie psychanalytique qui visait à englober le problème de la toxicomanie dans toute son


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étendue (1). De plus, des études encore inédites nous ont conduit à introduire le concept de pharmacothymie ; c'est à la description préliminaire de celui-ci qu'est consacré le présent article.

Puisque dans notre perspective les hypothèses tirées de la théorie de l'intoxication somatique sont inutiles, il nous faut trouver un point de départ meilleur en nous fondant sur les données de la psychanalyse. Notre idée suivant laquelle malgré la diversité des drogues il n'y aurait qu'une seule et même maladie, nous indique par où nous devons commencer. Nous devons séparer dans l'abondant matériel clinique les éléments qui sont constants, et déterminer empiriquement leurs interrelations ; et à partir de là, formuler la psychopathologie générale, c'est-à-dire la structure schématique de la pharmacothymie. Les généralisations que nous pourrons formuler ainsi touchant la nature de la maladie nous feront découvrir les perspectives et les idées dont nous aurons besoin pour l'étude des phénomènes particuliers. Si notre schéma repose sur quelque chose, plus nous ajouterons de détails nouveaux, plus il reproduira la réalité vivante.

La pharmacothymie peut survenir parce qu'il existe certaines drogues, « les euphorisants » pour employer un terme générique, qu'un être humain souffrant de détresse psychique peut utiliser pour modifier sa vie émotionnelle. Nous avons décrit cette influence dans une communication antérieure (loc. cit.). Ici, nous dirons seulement que les effets sont de deux ordres :

1. Effets analgésiques, sédatifs, hypnotiques et narcotiques. — Leur fonction est facile à décrire : soulagement et prévention de la douleur ;

2. Effets stimulants et euphorisants. — Ils favorisent ou engendrent le plaisir.

Ces deux types d'effets, suppression de la douleur et production du plaisir, répondent aux exigences du principe de plaisir, ils constituent ensemble ce que l'on peut appeler « l'effet-plaisir-pharmacogénique ». Le caractère capricieux de l'effet-plaisir-pharmacogénique est bien connu ; il fausse la majeure partie du travail expérimental des pharmacologues. Nous avons découvert qu'en plus des facteurs pharmacologiques divers (nature, dose et mode d'administration de la substance), l'effet-plaisir dépendait essentiellement d'un facteur psychologique : c'était avec une certaine préparation active que l'individu abordait l'effet-plaisir. Ce que le patient pharmacothymique attend de l'agent toxique, c'est l'effet-plaisir. Mais il ne peut l'obtenir pour rien. Le patient obtient sa jouissance au prix de souffrances sérieuses, de dommages personnels

(1) Les effets psychiques des désintoxicants : une tentative d'élaboration d'une théorie psychanalytique du besoin pathologique, Int. J. Psa., 1926, 7. Depuis nous avons relaté l'évolution de nos idées dans un certain nombre de conférences. La toxicomanie au Congrès d'Hygiène mentale à Washington (mai 1930) ; Intoxication et Morning after (Gueule de bois) à une réunion de la Société psychanalytique allemande (novembre 1930) à Berlin ; Dépression et état d'euphorie dans les névroses et les toxicomanies (série de conférences faites à l'Institut de Psychanalyse de Berlin (printemps 1931)).


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et souvent, en vérité, d'autodestruction. Ceci n'est assurément pas l'effet désiré. Si malgré tout il s'entête à utiliser la drogue, ce doit être, ou bien que le plaisir obtenu vaut bien l'acceptation de la souffrance, ou encore parce qu'il est pris au piège et qu'il est bien forcé d'agir comme il le fait. Alors, nous devons nous demander quelle est la nature de l'état psychique qui rend si aigu le besoin d'euphorisants. Quel effet le fait de s'y livrer produit-il sur la vie mentale ? Qu'y a-t-il dans tout cela qui amène le patient à souffrir ? La raison pour laquelle, en dépit de cette souffrance, il ne peut cesser d'agir comme il le veut ?

Le passé de ces individus qui s'adonnent à l'usage des euphorisants révèle en général ce qui suit. Il y a une catégorie d'êtres humains qui réagissent aux frustrations de la vie par un type spécial de modifications émotionnelles que l'on peut appeler « dépression anxieuse » (1). Il arrive aussi quelquefois que la première réaction à la frustration se présente sous d'autres formes de symptômes névrotiques et que la « dépression anxieuse » n'apparaisse que plus tard. La souffrance intense et prolongée causée par une affection physique grave peut aussi entraîner le même état émotionnel. La dépression anxieuse peut se changer en d'autres formes de dépression. Puisque la pharmacothymie trouve son origine dans la « dépression anxieuse », appelons-la dépression initiale. Elle se caractérise par une grande anxiété « douloureuse » mais en même temps par un degré élevé d'intolérance à la douleur. Dans cet état d'esprit, l'intérêt psychique se concentre sur le besoin de soulagement. Au cas où le patient trouverait celui-ci dans la drogue, il deviendrait convenablement préparé à en ressentir les effets. Le rôle de la dépression est donc de sensibiliser le malade à l'effet plaisir-pharmacogénique. Peu importe que la drogue lui tombe entre les mains par accident ou qu'elle lui soit prescrite par son médecin à des fins thérapeutiques, qu'il ait été poussé à l'utiliser ou à l'expérimenter de son propre chef... il ressent un effet plaisir-pharmacogénique qui est proportionnel à son désir de soulagement et, en conséquence, cet événement déterminera fréquemment son destin. Si la substance et la dose sont bien choisies, le premier effet plaisir-pharmacogénique reste habituellement l'événement le plus marquant de son espèce dans le cours de la maladie. Il faut examiner plus attentivement l'effet plaisir-pharmacogénique surtout au cours de cette première expérience. Ce qui la rend si importante quand on l'observe de l'extérieur, c'est la très nette augmentation de l'auto-estime et l'élévation de la tonalité affective, c'est-à-dire de l'euphorie.

Il est utile de distinguer conceptuellement l'euphorie pharmacogénique et l'effet plaisir-pharmacogénique bien qu'ils se fusionnent au cours du même processus. L'euphorie représenterait alors la réaction du Moi à l'effet plaisir. Après la prise du médicament à titre thérapeutique, nous observerons des

(1) En anglais tense dépression, le terme français de « dépression anxieuse » nous a semblé le moins insatisfaisant. (N.d.T.)


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exemples innombrables d'effets plaisir-pharmacogéniques qui ne provoquent pas d'euphorie chez le malade. Il est évident que dans l'évolution d'une pharmacothymie il est essentiel que l'euphorie puisse se développer. Donc, dans notre schéma, nous devrons nous limiter à une description des formes franches, bien que nous aimerions faire ressortir le caractère protéiforme de l'euphorie pharmacogénique. Elle peut rester si peu visible de l'extérieur qu'il lui serait possible d'échapper à un observateur inattentif, tout en demeurant très authentique sur le plan psychologique. De plus, l'euphorie n'apparaît pas forcément immédiatement après le premier contact avec le poison; ce qui compte, ce n'est pas le moment de l'expérience mais bien le fait que celle-ci ait lieu.

Ce qui arrive dans l'euphorie pharmacogénique ne peut être compris que si l'on entre dans un débat circonstancié. Chez de tels individus, le Moi n'a pas toujours été aussi misérable que nous l'estimons être quand nous le rencontrons dans un état de « dépression anxieuse ». Autrefois, c'était un bébé rayonnant d'auto-estime, plein de foi dans la toute-puissance de ses oeuvres, de ses pensées, de ses gestes et de ses paroles (1). Mais la mégalomanie de l'enfant a disparu peu à peu sous la pression inexorable de l'expérience. Le sentiment de sa souveraineté a dû faire place à une évaluation de soi plus modeste.

Le processus, d'abord décrit par Freud (2), peut être distingué comme une réduction de la dimension du Moi originel. C'est un processus pénible qui ne sera peut-être jamais complètement achevé. Maintenant certes, la voie de la réussite s'ouvre pour l'enfant qui grandit. Il peut fonder sa considération de soi sur ses propres oeuvres. Deux choses deviennent alors évidentes : en premier lieu, la considération de soi et l'expression de l'amour de soi, c'est-à-dire de son plaisir narcissique (3). Ensuite, le narcissisme qui, au départ, était satisfait « sur commande », sans aucune peine, grâce aux soins donnés au bébé par les adultes, est obligé plus tard d'affronter son milieu de façon plus ou moins pénible ou, en d'autres termes, le Moi, ce parasite dédaigneux, doit modifier sa psychologie pour devenir un être adapté et autonome. Par conséquent, une prise de conscience totale de la nécessité de lutter pour soi-même devient le principe directeur du Moi adulte dans la satisfaction de ses besoins narcissiques, c'est-à-dire dans la préservation de sa propre estime. Ce stade de développement du système narcissique, nous pouvons l'appeler le « régime de réalité du Moi ».

Il n'y a pas de certitude complète que l'on puisse dans la vie atteindre ses objectifs au moyen du régime de la réalité : la malchance ou l'adversité existera toujours. C'est certainement bien pis si la capacité de fonctionnement du Moi est réduite par des troubles du développement de la fonction libidinale, ce qui ne manque jamais d'altérer le régime de réalité du Moi. La libido, mal adaptée,

(1) FERENCZI, Le développement du sens de la réalité.

(2) FREUD, Introduction au narcissisme.

(3) Cf. notre article Une mère anxieuse, Int. J. Psa., 1928, 9.


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peut arracher une satisfaction substitutive au Moi sous forme de névrose, mais alors l'auto-estime soutire habituellement. Un Moi dont le narcissisme veut obtenir le maximum de satisfaction ne peut être trompé sur le caractère effectivement pénible de la frustration réelle. Quand il ressent celle-ci, il réagit par un changement affectif que nous appelons « la dépression anxieuse ». Ce qui nous intéresse dans la psychologie profonde de cet état, c'est le fait que le Moi compare secrètement son impuissance habituelle à sa dimension narcissique originelle qui demeurera un idéal : il se tourmente d'autoreproches et il aspire à quitter ses soucis et à recouvrer sa grandeur ancienne. A ce moment, comme du ciel arrive l'effet plaisir-pharmacogénique, ou plutôt, ce qui est important, c'est qu'il ne vient pas du ciel mais qu'il est provoqué par le Moi lui-même. Le mouvement magique de la main apporte une substance magique... et voyez : la douleur et la souffrance sont exorcisées, le sentiment de la misère disparaît et le corps se trouve inondé par des vagues de plaisir. C'est comme si la faiblesse et la détresse du Moi n'avaient été qu'un cauchemar, car il semble maintenant que le Moi est malgré tout le géant tout-puissant qu'il avait toujours fondamentalement pensé être.

Dans l'euphorie pharmacogénique, le Moi retrouve sa dimension narcissique originelle. Le Moi n'a-t-il pas obtenu une satisfaction réelle formidable par un simple souhait, c'est-à-dire sans effort, comme le peut seulement celui qui s'imaginerait être au stade narcissique ? De plus, ce n'est pas seulement un désir infantile mais un rêve antique de l'humanité qui se trouve satisfait dans l'état d'euphorie. On sait généralement que les anciens Grecs utilisaient le mot pharmacon pour désigner à la fois « drogues » et « substances magiques ». Cette double signification justifie notre terminologie, car le terme de « pharmacothymie » combinant le sens de « besoin de drogues » avec celui de « besoin de magie » exprime justement la nature de cette maladie. Au plus fort de l'euphorie, l'intérêt pour la réalité disparaît et en même temps tout respect pour elle. Tous les mécanismes du Moi qui travaillent au service de la réalité (l'exploration du milieu, l'élaboration mentale de ses données, les inhibitions instinctuelles imposées par la réalité) sont négligés ; et alors apparaissent des efforts pour amener à la surface et satisfaire — ou par phantasme ou par activité maladroite— tous les désirs insatisfaits qui se cachent à l'arrière-plan. Qui pourrait douter qu'une aventure de cette sorte ne laisse plus profonde impression sur la vie mentale ?

On dit généralement qu'un miracle ne dure jamais plus de trois jours. Le miracle de l'euphorie dure seulement quelques heures. En accord avec les lois de la nature, viennent le sommeil, puis un réveil terne et dégrisé, la « gueule de bois ». Nous ne pensons pas tellement au malaise possible lié à des symptômes provenant d'organes particuliers mais plutôt à l'altération inévitable de la tonalité affective. La situation émotionnelle qui a prévalu dans la dépression initiale est revenue, mais exacerbée cette fois sous l'influence de nouveaux facteurs. L'euphorie avait donné au Moi des dimensions gigantesques et avait


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presque éliminé la réalité ; maintenant, c'est l'état inverse qui apparaît, amplifié par contraste. Le Moi est rétréci et la réalité est devenue écrasante. Retourner à des tâches réelles serait l'étape suivante. Mais, entre-temps, ceci est devenu plus difficile.

Dans la dépression antérieure, il se peut qu'il y ait eu remords pour avoir délaissé ses activités. Mais maintenant, il y a en plus un sentiment de culpabilité parce que le Moi a complètement dédaigné les nécessités de la réalité et qu'il éprouve une peur accrue de celle-ci. De tous côtés surgit une tempête de reproches pour cette négligence dans ses devoirs, tant vis-à-vis de sa famille que de son travail ; mais de la veille lui revient aussi le souvenir alléchant de l'euphorie. Tout bien considéré, en raison de l'augmentation de sa douleur, le Moi est devenu plus irritable et, du fait de l'accroissement de l'anxiété et de sa mauvaise conscience, plus faible. En fin de compte, il y a un déficit encore plus grand. Que faire alors ? Le Moi pleure sa félicité perdue et souhaite ardemment sa réapparition. Ce désir est fatalement victorieux car tous les arguments jouent en sa faveur. Ce à quoi les douleurs de la dépression pharmacogénique donnent naissance, c'est, avec la logique psychologique la plus rigoureuse, le besoin d'euphorie.

Nous obtenons ainsi un certain aperçu sur quelques relations fondamentales : le caractère transitoire de l'euphorie entraîne le retour de la dépression. Celle-ci renouvelle le besoin d'euphorie et ainsi de suite.

Nous décrivons là un processus cyclique, dont la régularité montre que le Moi maintient désormais son auto-estime au moyen d'une technique artificielle. Cette nouvelle étape implique une altération de tout le mode de vie de l'individu. Elle signifie un changement du Moi qui passe du régime de réalité au régime pharmacothymique. On peut donc définir un pharmacothymique comme un individu qui s'est voué à ce genre de régime; ce qui s'ensuit constitue l'ensemble des manifestations de la pharmacothymie. En d'autres termes, cette maladie est un désordre narcissique, une destruction par des moyens artificiels de l'organisation naturelle du Moi (1). Plus tard, nous apprendrons de quelle façon la fonction du plaisir erotique est impliquée dans ce processus et comment l'évaluation de son rôle change l'aspect du tableau pathologique.

Si l'on compare une vie soumise au régime pharmacothymique à une vie orientée vers la réalité, l'appauvrissement devient évident. Le régime pharmacothymique suit un cours bien défini et réduit de plus en plus la liberté du Moi. Ce régime s'intéresse à un seul problème : la dépression, et à une seule manière de le résoudre : l'administration de la drogue.

Une expérience pénible montre bientôt l'insuffisance de cette méthode que le Moi avait cru tout d'abord infaillible. Il n'est pas du tout certain que l'euphorie et la dépression reviennent toujours avec une totale régularité suivant

(1) Dans notre article, Le problème de la mélancolie, nous avons fait une première allusion à la nature narcissique de la toxicomanie (Int. J. Psa., 1929, A, 9).


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un processus cyclique, mais ce qui apparaît ponctuellement, c'est la dépression... Donc, l'euphorie devient de plus en plus incertaine et finit par menacer de ne plus réapparaître du tout. C'est un fait de grande importance que l'effet plaisirpharmacogénique et, en particulier, l'euphorie provoquée par une médication rapide, répétée, déclinent rapidement. Donc, nous rencontrons ici un phénomène d'accoutumance appliqué à l'euphorie. Nous ne pouvons promettre d'expliquer la dynamique de ce déclin. Il dépend sans aucun doute de processus organiques que l'on dépeint comme l'apparition d'une « tolérance » mais dont on ne peut donner encore une interprétation physiologique précise. Durant ces dernières années, on a commencé dans notre pays à étudier ce problème de façon approfondie. Une étude détaillée des résultats obtenus jusqu'ici a été publiée récemment par les pharmacologues A. L. Fatum et M. H. Seevers (Physiological reviews, 1931, vol. II, n° 2). La lecture de ce rapport montre qu'une explication n'a pas été trouvée. Nous aimerions apporter notre contribution à la solution de ce problème à partir du point de vue psychologique, c'est-à-dire affirmer que dans l'euphorie le phénomène d'accoutumance est lié à un facteur psychologique : la peur du malade de voir sa drogue devenir inefficace. Cette crainte est analogue à celle des impuissants et, de la même façon, elle réduit de plus en plus les chances de succès. Nous verrons plus loin quelles sources plus profondes alimentent cette crainte.

Le phénomène d'accoutumance intensifie la phase de dépression dans la mesure où il ajoute à l'angoisse, la douleur de la déception en même temps qu'une crainte nouvelle. La tentative de compenser la diminution de l'effet par l'augmentation de la drogue se révèle efficace pour beaucoup de drogues. Un bon exemple en est la pharmacothymie par morphine. En même temps, se développe chez les malades une recherche affolée de drogues nécessitée par l'augmentation progressive de leurs doses. Les obligations morales, les autres intérêts vitaux sont tous jetés au vent quand il est question de poursuivre la satisfaction de ce besoin. C'est là un processus de désintégration morale qui n'a pas d'équivalent.

Pendant ce temps, des altérations capitales se produisent dans la vie sexuelle. Afin de rester dans le cadre de cet exposé, nous devons limiter nos remarques à l'essentiel. Tous les euphorisants agissent comme des poisons sur la puissance sexuelle. Après une augmentation transitoire de la libido génitale, le patient se détache bientôt de l'activité sexuelle et se montre de plus en plus indifférent dans ses relations affectives. Au lieu du plaisir génital apparaît le plaisir pharmacogénique qui en vient graduellement à devenir le but sexuel du patient. A voir la facilité avec laquelle cette substitution remarquable s'effectue, il faut conclure que le plaisir pharmacogénique dépend des voies élémentaires génétiquement préformées et que le matériel sensoriel ancien participe à une combinaison nouvelle. Ceci est cependant un problème que l'on peut remettre à plus tard. Ce qui est immédiatement évident, c'est que la satisfaction pharmacogénique du plaisir est à l'origine d'une organisation sexuelle artificielle qui est


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auto-érotique et modelée sur la masturbation infantile. Des objets d'amour ne sont plus nécessaires mais sont conservés provisoirement sous forme de fantasmes. Plus tard, l'activité fantasmatique revient de manière régressive aux attachements affectifs de l'enfance, c'est-à-dire au complexe d'OEdipe. Le plaisir pharmacogénique développe une vie fantasmatique très riche. Ce trait semble d'ailleurs caractéristique de la pharmacothymie par l'opium. D'ailleurs, frappé par ce fait, le pharmacologue Lewin a suggéré que les euphorisants soient appelés des « fantasmatisants ». Ce qui importe, c'est que l'effet plaisirpharmacogénique décharge la fonction libidinale associée à ses phantasmes. Le processus du plaisir pharmacogénique en vient ainsi à remplacer l'exécution de l'acte sexuel normal. L'appareil génital, avec ses ramifications auxiliaires étendues dans les zones érogènes, tombe en désuétude et il est frappé d'une atrophie de caractère psychologique due au manque d'usage. Le feu de la vie s'éteint peu à peu à cet endroit où il doit briller le plus intensément selon la nature, et il s'allume en un lieu qui lui est contraire. La pharmacothymie détruit la structure psychique de l'individu bien avant d'infliger un dommage quelconque au substratum physique.

Le Moi répond à cette dévalorisation sexuelle par une crainte de castration qui n'est que trop justifiée en l'occurrence. Ce signal d'alarme est la conséquence de l'investissement narcissique de l'appareil génital. L'anxiété le concernant devrait alors entraîner l'abstention de cette pratique dangereuse, exactement comme à une certaine époque elle l'obligeait à s'abstenir de la masturbation. Mais le Moi livré aux euphorisants ne peut prêter attention à cet avertissement. Ce Moi, il est vrai, ne peut supprimer la crainte elle-même, mais il perçoit cette crainte, consciemment, comme la peur de l'échec pharmacologique. Ce déplacement de l'anxiété est psychologiquement entièrement correct. Quiconque désire inconsciemment échouer parce qu'il a peur de réussir a parfaitement raison de craindre l'échec. L'effet de la crainte est naturellement en accord avec son contenu originel; comme nous l'avons vu, elle réduit l'effet plaisir et l'intensité de l'euphorie.

En se retranchant bien légèrement de ses activités sociales et sexuelles, le Moi suscite un danger instinctuel dont il ne soupçonne pas la gravité. Il se livre à cette puissance instinctuelle antagoniste que nous appelons masochisme et qu'à la suite de Freud nous interprétons comme l'instinct de mort. Le Moi a eu l'occasion de sentir le pouvoir mystérieux de cet instinct au cours de la dépression initiale ; c'est donc en partie par crainte de celle-ci que le Moi a pris la fuite dans le régime pharmacothymique. Le Moi ne peut se défendre avec succès contre les dangers d'auto-agression masochiste qu'en accroissant vigoureusement sa vitalité et en fortifiant son narcissisme. Ce que le régime pharmacothymique a apporté au Moi, ce fut une inflation sans valeur de son narcissisme. Le Moi vit alors dans une période de pseudo-prospérité et ne se rend pas compte qu'il a favorisé son autodestruction. Le Moi dans toute névrose est entraîné dans des complications nocives par le masochisme ; mais


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de toutes les méthodes pour combattre le masochisme, le régime pharmacothymique est assurément celui qui laisse le moins d'espoir.

Il est impossible que le patient ne perçoive pas ce qui lui arrive, ses amis et parents l'accablent d'avertissements pour qu'il se « ressaisisse » s'il ne veut pas causer sa perte et celle des siens. Et, en même temps, l'euphorie diminue régulièrement d'intensité en même temps que la dépression se fait de plus en plus aiguë. Des malaises physiques, dus sans aucun doute à l'usage du poison, lui infligent des douleurs ; depuis la première tentation, le tableau a complètement changé. Tout était en faveur de l'euphorie alors que maintenant les espoirs qu'il avait placés en elle se sont révélés fallacieux. On pourrait supposer que le patient réfléchirait à cela et renoncerait à la drogue. Mais non ! il persiste. Nous devons avouer que pendant des années nous n'avons pu saisir l'économie de cet état d'esprit jusqu'à ce qu'un patient nous donne lui-même l'explication. Il nous dit : « Je sais tout ce que les gens me disent quand ils me réprimandent — mais, retenez bien mes paroles, Docteur, rien ne peut m'arriver à moi. » Telle est la position du malade. L'euphorie a réactivé ses croyances narcissiques en son « invulnérabilité », et toute sa perspicacité et tout son sentiment de culpabilité viennent se briser sur ce rempart. Engourdie par cette illusion, la fidélité du Moi au régime pharmacothymique est renforcée d'autant plus. Le régime pharmacothymique paraît encore le moyen de sortir de toutes les difficultés. Un jour, les choses seront allées si loin qu'aucune euphorie ne pourra plus être provoquée pour combattre la souffrance de la dépression. Le régime se sera effondré et nous nous trouverons en présence du phénomène de la « crise pharmacothymique ».

Il y a trois moyens de sortir de cette crise : la fuite dans un intervalle libre, le suicide et la psychose.

En se soumettant volontairement à une cure de désintoxication, le patient entreprend une fuite dans un intervalle libre. Il est hors de question qu'il soit poussé par un désir réel de recouvrer la santé. Dans les rares exemples où le patient souhaite réellement être délivré de sa pharmacothymie, comme nous avons pu de temps à autre l'observer dans notre pratique analytique, il attache beaucoup d'importance à la réalisation par lui-même de son projet, et il ne lui vient pas à l'idée de chercher l'aide d'autrui. Mais s'il se soumet à une cure de désintoxication, en général il souhaite seulement redonner sa pleine valeur au poison. Il se peut qu'il ne puisse plus s'offrir l'énorme quantité de drogues dont il a besoin; après la cure de désintoxication, il peut recommencer à beaucoup moins de frais. Puisque la privation de drogues dépouille le Moi de son euphorie — sa protection contre le masochisme — celui-ci peut maintenant envahir le Moi. Alors, il s'empare des symptômes physiques entraînés par l'abstinence, et les exploite souvent jusqu'à créer une véritable orgie masochiste ; naturellement, avec l'opposition du Moi qui n'apprécie pas ce genre de plaisir. En conséquence, nous avons les scènes familières que les patients présentent durant la période de sevrage.


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Le suicide est l'oeuvre du masochisme autodestructeur. Mais dire que le patient se tue en raison d'un besoin masochiste de punition serait une affirmation trop partielle. L'analyse des fantasmes suicidaires et des tentatives que nous raconte notre malade révèle l'aspect narcissique de cette expérience. Le patient prend la dose mortelle car il désire échapper à la dépression par une euphorie qui durera toujours. Il ne se tue pas, il croit en sa propre immortalité. Une fois déchaîné le démon du narcissisme infantile, il peut envoyer le Moi à la mort. De plus, dans le suicide par la drogue, le masochisme est victorieux sous l'égide d'une exigence instinctuelle « féminine ». Assez curieusement, c'est la haute estime profondément enracinée qu'a l'homme pour son organe sexuel, son narcissisme génital, qui amène cette transformation et change le masochisme en un phénomène féminin. Ceci peut sembler paradoxal mais peut facilement s'expliquer comme étant un compromis. L'ingestion de drogues, la chose est bien connue, dans la pensée archaïque infantile représente une insémination orale ; se préparer à mourir par le besoin recouvre le souhait de devenir « enceint » de cette manière. Nous voyons donc qu'une fois la virilité du Moi paralysée par la pharmacothymie, l'orgueil sexuel blessé, réduit à la passivité par le masochisme, désire comme substitut la satisfaction de la grossesse. Freud a reconnu dans le remplacement du souhait de posséder un pénis par celui d'avoir un enfant, le point décisif dans le développement sexuel normal de la femme. Dans le cas qui nous occupe, l'homme suit ce chemin féminin pour se tromper lui-même sur son autodestruction masochiste en faisant appel à son narcissisme génital. C'est comme si le Moi, inquiet quant à son appareil génital, se disait : « Rassure-toi, tu es en train d'acquérir une nouvelle génitalité. » A cette idée, déduite de découvertes empiriques, nous pouvons ajouter que l'imprégnation biologique est le commencement d'un nouveau cycle vital : le désir de grossesse est un appel muet à la fonction de reproduction, au « divin Eros » pour qu'il témoigne de l'immortalité du Moi.

L'épisode psychotique en tant que moyen de sortir de la crise nous est surtout connu dans la pharmacothymie alcoolique bien que nous puissions le rencontrer aussi ailleurs. Ceci est un vaste domaine. Nous voulons simplement indiquer la trame sur laquelle les éléments pourront être disposés.

L'échec du régime pharmacothymique a privé le Moi de son euphorie protectrice. Le masochisme apparaît alors en force au premier plan. Les hallucinations effrayantes et les délires dans lesquels le patient se croit persécuté ou menacé (en particulier par le danger de castration, par une attaque sexuelle) sont des fantasmes qui satisfont son désir masochiste. Le masochisme désire placer le Moi dans une situation où il souffrira afin d'obtenir du plaisir à partir de ces « stimulations » pénibles. Le Moi narcissique s'oppose à ce « plaisir dans la douleur », il désire le plaisir sans la douleur. Ces désirs masochistes inspirent au Moi crainte et horreur. Certes, il ne peut plus empêcher l'irruption des fantasmes masochistes et pourtant il les voit à travers ses propres yeux. Ainsi, les délires fantasmatiques latents du masochisme deviennent des fan-


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tasmes terrifiants extériorisés du Moi. Maintenant, c'est comme si le danger venait de l'extérieur ; loin du Moi, il peut être combattu et le patient terrifié tente de le faire dans le délire de la psychose.

C'est pis encore si l'anxiété qui protège le Moi du masochisme s'effondre. Le Moi doit alors se plier à lui. Si le patient en est arrivé à ce point, il annonce soudain son intention de détruire son appareil génital ou, par substitution, de s'infliger quelque autre dommage. Il prend réellement des mesures pour exécuter aveuglément les ordres de son masochisme. Le masochisme du patient vaincu peut seulement faire en sorte qu'il agira d'une manière aveugle. Une illusion obscurcit sa vision des choses. Le malade ne se rend pas compte de la véritable nature de son masochisme et refuse de la reconnaître. Au contraire, il affirme qu'il doit se débarrasser de son organe parce que celui-ci est nuisible et qu'il a été une source de maux, etc. Si, à la place de cette affirmation, nous interprétons « parce que cet organe a péché contre lui », une voie nouvelle nous est offerte pour l'éclaircissement du sens caché de ce délire. Nous pouvons maintenant le comparer à un autre type de délire aboutissant à Pautodestruction dans lequel le malade se rend bien compte qu'il est obligé à se nuire et sans que pour autant il modifie ses desseins. Cette forme d' « illusion » de délire apparaît habituellement sous le couvert de l'idée morale du péché. Le Moi croit qu'il doit s'infliger une punition méritée afin de purifier sa conscience. Le trait essentiel de ce type « moralisateur » d'état délirant est l'auto-reproche. Il est possible de penser que dans ce type de « détachement délirant » précédemment décrit le Moi procède à un déplacement de la culpabilité et dirige ce reproche non contre lui-même mais contre son appareil génital. La pensée primitive trouve de tels déplacements très commodes. Nous entendons souvent de petits enfants dire : « Je ne l'ai pas fait, c'est ma main. » La vie des peuples primitifs est pleine d'exemples de cette sorte. Le malade est donc furieux contre son organe génital. Il le dépouille de l'estime qu'il lui prodiguait précédemment (investissement narcissique), et il souhaite s'en séparer. C'est comme si le Moi disait à son organe génital : « Tu es à blâmer pour tout, d'abord tu m'as poussé à pécher (mauvaise conscience du fait de la masturbation infantile), puis ton inefficacité m'a apporté des déceptions (diminution de l'auto-estime en raison des troubles plus tardifs de la puissance sexuelle), par conséquent, tu m'as conduit à cette toxicomanie de mauvais augure, je ne t'aime plus, va-t-en. » Le Moi ne se châtre pas, il se venge sur son appareil génital (1). Lorsque ce

(1) Dans son ingénieuse théorie de la génitalité, Versuch tiner Genitallheorie, 1923, FERENCZI attire l'attention sur le fait que les relations du Moi et de l'appareil génital, en dépit de l'intérêt qu'ils ont en commun, reflètent de profonds antagonismes biologiques. Le Moi est, après tout, le représentant des intérêts du soma, et l'appareil génital le représentant de ceux du germen. Dans la mesure où le Moi se sent en harmonie avec sa libido génitale, son organe génital lui donne l'impression d'être la source la plus abondante de plaisir. Mais pour un Moi qui souhaite la paix, l'appareil génital devient seulement le simple porteur de tensions oppressives dont le Moi veut se débarrasser. De ces prémices et de quelques autres, Ferenczi conclut que chez l'homme l'acte de procréation inclut parmi ses qualités psychiques une " tendance vers l'autotomie de l'appareil génital ».


LA PSYCHANALYSE DES PHARMACOTHYMIES 615

détachement délirant aboutissant à l'autodestruction laisse le Moi indifférent, celui-ci de toute évidence éprouve encore un effet secondaire du fait de la persistance de l'euphorie. Il est encore « au milieu des brumes du narcissisme originel ». Le Moi est aveugle et sourd au masochisme, c'est-à-dire à la conscience, du fait qu'il souhaite se faire du mal et que c'est là son seul objectif. C'est comme si, dans l'état d'omnipotence du Moi, avoir ou n'avoir pas un appareil génital n'avait pas d'importance. L'appareil génital a offensé le Moi, qu'il s'en aille. Ce type d'indifférence dans un état délirant d'autodestruction survient plus fréquemment dans la schizophrénie que dans la pharmacothymie. Dans la schizophrénie, la mégalomanie est responsable du fait que le Moi, sous la pression du masochisme, entreprend si aisément de s'infliger les plus horribles mutilations, telles amputation, énucléation oculaire, etc. La mégalomanie de la schizophrénie et celle de l'euphorie pharmacothymique sont des formes voisines de régression narcissique. La première suit une évolution chronique, la seconde une évolution aiguë. Elles diffèrent dans leur contenu intellectuel et leur tonalité affective ; cependant, elles sont toutes deux fondées sur une régression vers l'état narcissique originel du Moi.

Le masochisme dans la pharmacothymie peut s'atténuer jusqu'à devenir une attitude homosexuelle passive. Ce fait nous donne de grands éclaircissements sur la dynamique de l'homosexualité. Le régime pharmacothymique a chassé l'érotisme de ses positions actives et, par là, en réaction il a encouragé le masochisme. L'érotisme génital recule et peut alors établir un compromis avec le masochisme, compromis qui combinera le plaisir sans douleur et le comportement passif du masochisme. Le résultat de cette combinaison chez l'homme est le choix d'un objet homosexuel (1). Le danger qui viendrait d'un souhait masochique d'être castré reste évidemment entier. S'il est assez fort, le Moi réagit par une crainte de castration et il refoule l'impulsion homosexuelle qui peut se manifester plus tard dans la psychose comme un délire de jalousie, de persécution dans sa composante féminine erotique.

L'avantage de l'homosexualité quand on la compare au masochisme, c'est que le Moi l'accepte plus facilement. Dans l'homosexualité manifeste, le Moi combat le danger masochiste de castration en niant, en général, l'existence de tout danger de cet ordre. Voici sa position : la castration n'existe pas, il n'y a pas de personne castrée, le partenaire lui-même possède un pénis. Si le Moi, dans la pharmacothymie ou après le retrait de la drogue, accepte l'homosexualité, on doit considérer ce changement comme une tentative d'autothérapie. La recrudescence de la fonction génitale avec un but nouveau, plus facile à atteindre, permet au Moi de revenir au régime de réalité ou de le fortifier. Après s'être résigné à l'homosexualité, le Moi peut s'engager plus avant vers la guérison et la virilité passe de l'homosexualité passive à l'homosexualité

(1) Nous discuterons le cas des femmes dans un autre article.


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active. Ainsi, l'hétérosexualité normale se change en homosexualité active à travers une évolution en trois étapes :

1° Affaiblissement de la masculinité génitale (à cause de l'intimidation due aux menaces de castration et des dérivations de la libido vers la pharmacothymie, etc.) et, en contrepartie, une augmentation correspondante du masochisme qui rivalise avec elle.

2° La rencontre du plaisir génital et du masochisme dans un compromis, l'homosexualité passive.

3° Passage de l'homosexualité passive à l'homosexualité active, résultat d'une vigoureuse action réparatrice de la part du Moi. Cette idée est confirmée par la découverte jusqu'ici négligée que l'homosexualité rejetée par le Moi, rejetée et combattue par la formation d'un délire (symptôme), est toujours l'homosexualité passive.

Ces faits aident à mieux comprendre les manifestations cliniques qui semblaient obscures et complexes. Evidemment, il se peut que le Moi soit devenu homosexuel en raison de circonstances analogues avant même que ne commençât la pharmacothymie. Ces idées, telles que nous les avons présentées ici, nous semblent éclairer sous un jour nouveau le problème des rapports entre homosexualité et pharmacothymie. L'arrière-plan homosexuel s'est manifesté en psychanalyse, d'abord par l'alcoolisme, puis par la cocaïnomanie, enfin dans la morphinomanie. Puisque nous attribuons l'homosexualité à l'influence du masochisme et que, de plus, cette variété de pharmacothymie attaque la génitalité et, en réaction, renforce le masochisme, l'opportunité de réaliser ce compromis doit naturellement se présenter dans tous les cas de pharmacothymie.

La vie amoureuse des pharmacothymiques peut présenter d'autres traits pathologiques que l'homosexualité. Ceux-ci dérivent tous de la situation fondamentale que nous avons décrite ci-dessus dans notre esquisse sur le développement de l'homosexualité comme « étape n° 1 ». Le pharmacothymique, dont la puissance est affaiblie par le masochisme, peut trouver des moyens de préserver son hétérosexualité. En premier lieu, il peut choisir une autre solution de compromis et s'orienter passivement vers les femmes. Cette position erotique est tout à fait instable ; mais elle peut être renforcée grâce à un apport fétichiste pour résister aux assauts de l'angoisse de castration. A l'aide du mécanisme fétichiste, la femme aimée est transformée, en imagination, en possesseur de pénis et se trouve élevée au rang de « mère phallique » (1). Avec cet « alignement » des instincts, les personnes choisies comme objets d'amour seront de préférence des femmes pourvues d'un nez proéminent, de gros seins, d'une silhouette imposante et aussi de beaucoup d'argent, etc. En relation avec ce qui précède, la nature de l'émotion éprouvée à l'égard de la région génitale féminine est troublée par une sorte de malaise, et le patient évite soigneusement de la regarder ou d'y toucher. Dans les cas bénins de

(1) FREUD, Fétichisme, Int. J. Psa., 1968, A, 9.


pharmacothymie, cette orientation passive vers les femmes avec son élément fétichiste joue un grand rôle souvent, mais on la trouve certainement ailleurs. Une intensification ultérieure du désir masochiste de castration ou, mieux, de la crainte de castration suscitée par ce désir force alors le malade, soit à l'abstention, soit à l'adoption de la solution homosexuelle : échanger le partenaire « sans » pénis contre un partenaire « avec » (voir étape n° 2 décrite plus haut). En second lieu, le Moi peut refuser d'adopter comme solution de compromis une orientation passive quelconque. Il peut cependant répondre au danger qui vient de l'instinct masochique par une formation réactionnelle. Ce n'est pas une tâche aisée que de deviner quelles sont les conditions spéciales qui permettent au Moi de réagir de cette manière. Mais en tout cas, le moyen utilisé par lui réside dans la réalisation difficile du plaisir dans l'agression. Le sadisme se rue à la rescousse de la masculinité en péril pour étouffer, par la véhémence de ses cris, l'angoisse de castration et la tentation masochiste. Dans ce cas aussi, l'hétérosexualité est préservée, mais le Moi peut payer cela en s'engageant sur la voie de la perversion sadique. Dans la dynamique de celle-ci, l'apport du masochisme est le facteur crucial. Dans son élaboration, des expériences infantiles et des expériences récentes conjuguent habituellement leur efficacité. L'apparition de cette variante, c'est-à-dire une perversion sadique vraie, n'est certainement pas favorisée par la pharmacothymie. J'en ai reconnu le mécanisme en dehors de celle-ci et je l'ai mentionné ici dans la mesure où il peut nous fournir l'explication d'une déformation évidente du caractère que l'on peut aussi trouver souvent dans la pharmacothymie. Chez les ivrognes en particulier, nous rencontrons fréquemment une irritabilité agressive avec des accès non motivés de haine et de rage contre les femmes, etc., qui, d'une manière, apparemment imprévisible, alternent avec des états d'attendrissement


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touchant. Nous pouvons maintenant comprendre que les accès de brutalité sont des substituts de puissance pour le pharmacothymique qui lutte pour sa masculinité, et que ses crises sentimentales sont des irruptions du masochisme que sa pharmacothymie a intensifié en réaction.

La pharmacothymie n'est pas liée de manière inéluctable à cette évolution type avec crise terminale. Beaucoup de drogues, surtout l'alcool, permettent que l'on combatte les rechutes dépressives par un chevauchement des doses. Le patient prend alors une dose nouvelle avant que l'effet de la précédente ait cessé. S'il le fait, il renonce à l'euphorie au sens étroit du terme, car l'euphorie est un phénomène reposant sur le contraste. Au lieu de cela, il vit dans un état « d'euphorie continue atténuée » qui ne diffère sans doute de l'abrutissement pur et simple que par son caractère de plaisir narcissique. Cette variante dans l'évolution conduit à travers une diminution progressive du Moi à l'état terminal de stupeur pharmacogénique. Une flambée de désirs d'euphorie réelle, ou d'autres raisons, peuvent à n'importe quel moment ramener le patient au processus de base avec ses complications « critiques ».

Cette esquisse d'un tableau théorique de la pharmacothymie montre grosso modo le vaste domaine de sa symptomatologie. Il reste une chose à ajouter. Dans les cas sévères et d'évolution ancienne, il apparaît des symptômes qui sont le résultat d'une lésion cérébrale et que l'on doit interpréter en tenant compte du point de vue neurologique. A ce propos, nous pouvons utiliser avec profit le point de vue psycho-physiologique introduit en psychopathologie par Schilder avec le concept « d'incursion somatique » (somatischer einbruch) (1). Si les poisons absorbés ont endommagé la substance cérébrale et compromis de façon permanente l'activité du cerveau, ceci est perçu dans le domaine mental comme un dérangement des fonctions psychologiques élémentaires. L'organisation psychique réagit par un effort d'adaptation à ce fait et modifie le résultat. Il est bon de distinguer les phénomènes qui ont une telle origine, tels les symptômes secondaires de la pharmacothymie, des symptômes primaires que nous venons d'étudier. Les symptômes secondaires sont davantage caractéristiques des lésions cérébrales qui les déterminent, que la maladie dans laquelle ils apparaissent. On peut le voir dans l'exemple du syndrome de Korsakoff que l'on peut être amené à observer dans d'autres affections que la pharmacothymie.

Finalement, on pourrait souligner qu'en plus de la pharmacothymie caractérisée il existe de toute évidence des formes abortives de cette maladie. Le patient peut, en général, conserver le régime de la réalité et n'user du régime pharmacothymique que comme d'un auxiliaire ou d'un correctif. Il désire, de cette façon, compenser son manque d'assurance dans le régime de la réalité et couvrir un déficit par un artifice. Par d'insensibles gradations, nous arriverons à la personnalité normale qui utilise chaque jour des stimulants sous forme de café, thé, tabac, etc. (Traduit de l'anglais par E. MARTIN et A. BRY.)

(I) P. SCHILDER, Uber die kausale Bedeutung des durch Psycho-analyse gewotmenen Materials, 1921. La théorie de la paralysie générale formulée par Hollos et Ferenezi repose sur une idée semblable.


Notes cliniques

JEAN-PAUL OBADIA

MALADIE RHUMATOÏDE ET PSYCHOSOMATIQUE

M. B..., 67 ans, polyarthrite chronique évolutive séropositive très évoluée, très spectaculaire par les déformations considérables des extrémités des membres, mains crochues où seule la fonction de pince persiste, genu valgum bilatéral très impressionnant donnant à la démarche une attitude d'extrême fragilité et d'équilibre précaire.

Ancien matelot, maître d'hôtel à bord d'un paquebot, scaphandrier, sommelier, homme de confiance d'un ancien officier de marine, encore employé aux écritures d'un grand hôtel où il a longtemps travaillé, M. B... me consulte à peu près tous les trimestres depuis une dizaine d'années, d'abord à l'hôpital ensuite chez moi après que j'eus quitté le service hospitalier où je l'ai connu.

Il a fait récemment une chute dans le métro et s'est retrouvé à l'hôpital avec une fracture du pouce.

Surpris de sa chute qu'il me relate avec son « indifférence » habituelle, lui « si habile malgré ses pattes folles », il me fait part de sa solitude.

Sa femme et sa fille étaient sur la Côte d'Azur pour quelques jours mais elles ne lui avaient « évidemment » pas dit où elles s'étaient rendues. « Elles ne lui disent rien, pas un mot, ni même bonjour, des étrangères, pis même, car on salue des étrangers dans les escaliers quand on les croise... »

Elles forment un bloc, toutes les deux, et lui reste seul de son côté.

« Mais vous avez peut-être voulu les prévenir ?

— Pensez donc ! Je suis resté trente-six heures à l'hôpital, le docteur voulait m'arrêter quelques jours mais je n'ai pas voulu. J'ai quand même téléphoné à ma belle-soeur pour lui demander si elle savait leur adresse.

« « C'était pas la peine de mettre tout le monde au courant », voilà ce que ma femme a trouvé à me dire.

« Si j'étais mort elles se seraient réjouies, bon débarras, une pension d'ici, une autre pension de là et bon débarras...

— Croyez-vous, à ce point ?

— Je vous le dis docteur, elles me détestent, moi qui leur donne tout. Ma paye, intégralement, je la lui remets, sans un mot. Pas un merci d'ailleurs. Le studio de ma fille, sa voiture, c'est moi qui ai payé. Pas un merci. L'esprit Croix-Rouge ça s'appelle, paraît-il (sa fille est infirmière à la Croix-Rouge). Vous allez croire docteur que je suis misogyne, pas du tout, partout où j'ai travaillé je me suis toujours très bien entendu avec les femmes.

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« Une fois au téléphone j'ai entendu ma femme qui disait que j'avais été élevé dans la rue. Dans les égouts, elle alors, j'aurais pu lui dire... mais à quoi bon.

« De chez le comte de B..., un ancien officier de marine, un homme très simple qui avait beaucoup d'estime pour moi : « Asseyez-vous, Marcel, qu'on discute entre hommes, entre marins... », où j'étais si bien, si estimé, il m'a fallu partir. Elle s'était disputée avec la boniche espagnole. Aime la Comtesse qui avait un coeur d'or venait de m'augmenter de 40 000 F par mois sans que j'aie rien demandé. « Vous voulez un coup de piston, Marcel ?, m'avait demandé le comte. Quand vous voudrez revenir vous pourrez, vous serez toujours très estimé ici... »

« C'est une femme folle, docteur, à part sa fille elle ne voit personne... Même les voisins... elle s'est disputée avec tout le monde.

« La voisine du dessus avait une fois offert à ma fille une glace : « Il y a peut-être du poison », avait-elle dit.

« A la télé elle croit qu'on parle pour elle, qu'on la persécute (temps d'arrêt, regard vague).

« Avec ses soeurs elles se disent des méchancetés effroyables.

« Nous, docteur, tous des garçons, sept, tous des marins (ses frères), jamais un mot plus haut que l'autre, toujours le respect et l'honnêteté et la droiture morale. Tous des marins. Tous des marins.

« Mon frère aîné possède une maison en Bretagne, mais je ne veux pas y aller, il me demanderait comment ça se passe chez moi et je ne veux pas qu'on sache...

— Mais, votre fille, tout de même...

— Non, docteur, même ma fille, elle craint sa mère, elles sont toujours ensemble, même que ma femme lui gâche sa vie car à vingt-cinq ans elle ne fréquente que des infirmières de la Croix-Rouge et sa mère, et c'est tout... Jamais un jeune homme, l'esprit Croix-Rouge.

— Ne croyez-vous pas que vous aussi vous avez un peu l'esprit CroixRouge? (Un peu surpris.) C'est possible... Elle tient un peu de moi... C'est une belle fille, 1,70 m, bien faite avec de beaux yeux noirs comme sa mère... l'esprit Croix-Rouge, vous savez c'est aussi l'esprit breton...

« Ah ! docteur est-ce que je vais vivre encore longtemps ?

« J'en ai marre de la vie. On me dirait : « Tu vas mourir demain » que ça ne me ferait rien. Ce serait même le plus beau jour de ma vie. Je ferais un bon gueuleton et puis hop ! »

Tel est l'entretien d'aujourd'hui.

Bien que je connaisse ce patient depuis longtemps, toujours triste, parfois ironique, c'est une rare séance où « les choses » se ramassent et s'ordonnent aussi nettement.

La polyarthrite, actuellement presque éteinte, remonte à l'âge de 43 ans. D'apparition brutale pendant une traversée de l'Atlantique faisant suite,


NOTES CLINIQUES 621

selon lui, à une chute de bicyclette la veille de son embarquement, suivie de fracture de l'épaule pour laquelle il n'avait pas consulté.

Aucun lien n'est pensable dans la séquence : décès de sa mère, mariage à « la sauvette » avec une femme beaucoup plus jeune que lui, naissance de sa fille, coup sur coup, en l'espace de trois ans.

Les douleurs, bien supportées (« les douleurs ça ne me fait pas peur »), ne revêtent plus le caractère inflammatoire de la période évolutive mais sont d'ordre mécanique plutôt, liées aux déformations articulaires très spectaculaires.

Il veut bien envisager, sur ma proposition, un redressement chirurgical des genoux mais « tant qu'il peut tenir comme ça »...

Le traitement médicamenteux est très modéré. Aspirine simple qu'il prend à faibles doses car « souffrir, il en a l'habitude »... puis « ce qui est bon pour mes rhumatismes est mauvais pour mon eczéma ».

Si bien que venir me consulter, c'est venir me parler un peu. Tout en sachant qu'il peut me voir quand il le désire, les rencontres sont rares.

La consultation d'aujourd'hui fait suite à une chute dans le métro avec perte de connaissance et fracture du pouce. Il souligne pourtant qu'il est très agile et que cela lui arrive pour la première fois, sans faire apparemment de lien avec le départ de sa femme et de sa fille.

L'agressivité envers elles éclate d'emblée — elles forment un bloc — elles le détestent — la projection semble jouer à plein : femmes avides d'argent, insatiables, ingrates, dures, finalement fécalisées, « élevées dans les égouts »... et ne méritant pas mieux que d'y retourner probablement.

Rien n'arrête la haine qui brutalement s'exprime dans l'idée de mort, de sa propre mort, certes, qui leur serait encore l'occasion de profits.

La dénégation sous forme de projection (« Vous allez me prendre pour un misogyne ») va servir de transition, une fois la haine vomie, à la célébration de bonnes imagos, clivées, que représentent le comte et la comtesse.

Le comte d'abord, si simple, qui l'estimait beaucoup, qui lui proposait un coup de piston, refusé d'ailleurs : partout où il est passé, M. B... a été si estimé qu'il savait bien n'être pas en peine de retrouver du travail.

« Asseyez-vous, Marcel, qu'on discute entre hommes... », les hommes, les marins, les valeurs sûres, la droiture morale.

Quant à la comtesse, même si elle n'a pas de piston, elle a un coeur d'or (pénis anal) et le comble d'une importante augmentation sans même qu'il en fasse la demande.

Brutale régression à cet âge mythique aconflictuel, où M. B... se voit tendrement aimé d'un père ferme, bienveillant et prestigieux et d'une mère généreuse et non châtrée.

Tel est le digne rejeton, combien estimable, de ces nobles parents. Telle se dessine sa « maladie d'idéalité », si bien que le retour au « réel », à sa femme folle, encore dans le discours à peine dissociée de sa fille, réactive le thème de la persécution.


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Compte tenu du fait que les mécanismes projectifs semblent dominer l'activité mentale de ce patient, dans cette séance, on peut se demander si le fantasme du poison dans la glace, la persécution à la télévision (machine à influencer ?) où l'on parle d'elle (sa femme) ne lui sont pas personnels.

J'essaie en fin de séance de séparer le bloc épouse-fille qui le persécute ; réapparaît alors, à vif, pourrait-on dire, l'angoisse de castration : l'esprit Croix-Rouge. Une croix pour barrer, pour cacher, la plaie rouge de la femme. Faire une croix dessus, la mort, le deuil.

Il est possible qu'il ait lui aussi l'esprit Croix-Rouge (la castration), mais c'est l'esprit breton (les marins), un vague attendrissement, une nostalgie, peut-être, d'une identification féminine : « C'est une belle fille bien faite... » « Mais non ce sont les yeux de sa mère... » (Je ne peux pas me reconnaître dans une femme.)

Nostalgie brève, brutalement balayée, une fois de plus, par un fantasme de mort, assomption triomphale, fusion enfin possible du Moi et de l'Idéal du Moi, marquée cependant, comme par un point d'orgue, comme dans le mythe, d'un banquet préalable.

Le choix de cette observation m'a paru particulièrement révélateur de la problématique idéalisation-persécution que l'on retrouve avec une constance remarquable dans le vaste cadre des rhumatismes inflammatoires.

Cette limpidité de lecture est peut-être due au fait qu'il s'agit là d'une polyarthrite en voie d'extinction, la symptomatologie somatique, en tant que mécanisme de défense du Moi, n'étant peut-être plus à même d'assumer son rôle.

Encore faudrait-il admettre que la symptomatologie somatique soit liée au travail défensif du Moi.

Or Freud, dès 1898, distinguant les névroses actuelles des psychonévroses de défense, récuse ce lien. Dans les névroses actuelles, dont l'analogie structurale avec la maladie psychosomatique a été soulignée par M. Fain et M. de M'Uzan, la symptomatologie « traduit un véritable court- circuitage de l'appareil psychique dans ses fonctions d'élaboration » (S. Freud).

Il ne s'agit pourtant pas d'une cloison étanche nosologique : « Le symptôme de la névrose actuelle est très souvent le noyau et le stade précurseur du symptôme psychonévrotique. »

C'est en effet ce que confirme l'expérience clinique :

— Polyarthrite, maladie carrefour qui peut déboucher sur la psychose avec alternance de poussées inflammatoires et de délire sur fond d'arriération affective ; comme ce patient de 50 ans, ingénieur dans les télécommunications qui, après une expérience délirante élastique faisant suite à une sédation quasi totale d'un grand rhumatisme psoriasique, en est venu à se traiter de lui-même,


NOTES CLINIQUES 623

dès que son rhumatisme s'améliore, par Halopéridol et Largactil — traitement qu'il avait suivi lors de son hospitalisation dans le service psychiatrique lors de sa première bouffée délirante.

— Polyarthrite, maladie qui peut se « névrotiser ».

Expérience la plus fréquente : des femmes — la P.C.E. est une maladie à très nette prédominance féminine —, d'un extrême narcissisme, très jalouses de leur inconscient, isolées, esseulées, fragiles, requérant une prudence et un tact à toute épreuve, qu'il faut apprivoiser petit à petit, la moindre précipitation leur faisant prendre la fuite. Très exceptionnellement l'agressivité est présente d'emblée et se manifeste âprement sur le mode de la revendication, de la méfiance, du rejet. La relation n'est acceptée que sous le couvert de la maladie, de l'ordonnance.

Longtemps — des mois, des années — tolérer l'anecdote, le factuel, la « vie opératoire ».

La disponibilité du thérapeute est exigée totale. Pas de contrat (bien que certaines patientes parviennent progressivement à accepter une relation hebdomadaire qui devra être écourtée ou prolongée selon le désir, ou la tolérance, du moment), mais une « consultation » à la demande.

On est régulièrement frappé par la structure monolithique de ces patientes dont la parenté avec la névrose de caractère a été maintes fois soulignée.

Le conflit n'existe pas. « Tout allait bien avant l'apparition du rhumatisme », « s'il n'y avait pas le rhumatisme tout irait bien ».

— Arriération affective parfois, avec sensiblerie et émotivité de surface, larmes faciles. Plus proche du tableau de la paranoïa sensitive.

— Vide affectif le plus souvent.

Mais, même dans ces cas les plus fréquents, il existe des possibilités d'affect sur lesquelles devra porter tout l'effort thérapeutique ; les mécanismes d'isolation ne sont pas absolus.

Des transferts s'instaurent pour, dans le meilleur des cas, parvenir à une véritable névrose de transfert qui va permettre une élaboration du conflit.

A la limite, le noyau hystérique reconstitué (M. Fain), l'éventualité d'une cure type, ce que je n'ai personnellement pas encore proposé, ne me semble pas impossible.

Il demeure que l'amélioration clinique, biologique, radiologique des lésions va de pair avec les progrès de la psychothérapie.

L'inflammation articulaire s'estompe, la fonction articulaire se restaure, la V.S. se normalise, la sérologie même (Waaler-Rose et Latex) se négativise quelquefois.

Qu'en est-il de la complaisance somatique, du saut mystérieux du psychique dans le somatique, de « l'innervation » somatique ?

Une de mes patientes, polyarthrite d'apparition brutale, très inflammatoire, très invalidante, prenant presque toutes les articulations (des orteils aux temporo-maxillaires, le rachis seul ayant été épargné) faisant suite à un double


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deuil familial — la perte objectale se retrouvant d'ailleurs avec une grande fréquence dans les antécédents immédiats de la maladie — a fait, par terreur d'une intervention chirurgicale que je jugeais indispensable, une ténodèse spontanée du long abducteur du pouce qui venait de se rompre.

Cette même patiente croyait avoir perdu son alliance dans la boîte à ordures ; elle l'avait fait élargir à la suite d'une importante inflammation de l'interphalangienne proximale de l'annulaire. Le « Qu'en va penser votre mari ? » suivi d'une interprétation de transfert apportait dans les jours qui suivaient une disparition totale de l'inflammation du quatrième doigt : un mois plus tard elle rachetait une alliance plus petite « qui lui tenait au doigt ».

Telle autre patiente, témoin de Jéhovah, mise à l'index selon sa propre expression, dans sa communauté religieuse à la suite d'une grave infraction à la morale de son groupe : elle avait « fréquenté » un homme marié, mais, à son insu, débutait aussitôt et brutalement une polyarthrite authentique, séropositive, ne prenant que les trois articulations de l'index de la main droite. « Le doigt de Dieu », lui avais-je dit, alors qu'elle me brandissait son index tuméfié et érigé.

Ce qui éclaire le jeu des investissements et contre-investissements figurés par le symptôme, la valeur de zone érogène (« A proprement parler, le corps tout entier est une zone érogène », S. Freud) attachée à l'appareil locomoteur malade dont les fonctions, resexualisées, restent maintenues dans le refoulement.

Suppléer au manque d'hystérie, disent David et de M'Uzan à propos du malade psychosomatique.

Certes, c'est l'impression qui prévaut, en ayant bien à l'esprit cependant que le tableau clinique peut se calquer de façon fort troublante sur celui de l'hystérie de conversion et de ses deux temps (M. Fain) sans en inférer pour autant sur la gravité de l'affection.

En tout cas, l'identification narcissique de ces patients, totale, qui rappelle l'identification allergique (Marty), n'autorisant aucun recul dans la relation, va permettre de reconstituer le lien objectai à la mère idéale.

Il faudra longtemps respecter le clivage : être le support des projections narcissiques de la patiente, vivre ce narcissisme à deux, cette fusion. Comme on l'a maintes fois souligné, il s'agit d'une relation d'objet archaïque où l'idéalisation du Moi et celle de l'objet jouent à plein. Le surinvestissement narcissique de l'objet ne pouvant renvoyer qu'à des blessures archaïques, profondes. On pourrait même parler chez certains patients de disposition traumatophilique, tant le désir d'intervention chirurgicale se manifeste avec avidité.

Chez une de mes malades ayant déjà subi de nombreuses synovectomies, il ne s'agissait même plus de « jouissance ignorée du sujet », mais d'un désir naïvement exprimé d'être ouverte pour qu'on « farfouille de nouveau en elle », « elle en avait été si heureuse » et ce désir apparaissait d'autant plus paradoxal que les articulations synovectomisées n'étaient même plus enflammées.

On ne peut s'empêcher d'évoquer la névrose traumatique en son désir de


NOTES CLINIQUES 625

répétition du traumatisme dans le but de l'abréagir. La parenté de ce type de patientes avec l'hystérie de conversion (polyopérés) mérite une fois encore d'être notée.

C'est le plus souvent par l'analyse des rêves qu'il sera possible d'aborder l'ambivalence et la sexualité.

D'une façon générale, j'ai été frappé par l'extrême brutalité de ces rêves, « barbares », comme me disait une patiente : violences, meurtres, tortures, du sang partout, des scènes erotiques, crues.

Très peu d'associations ou pas du tout, mais le contenu manifeste du rêve, comme le soulignait Marty, permet une prise de conscience de cette extraordinaire accumulation de haine inconsciente, et prend valeur d'abréaction.

Faire part à la patiente, avec prudence, de ses propres associations sur son matériel onirique, c'est « fournir des aliments à la demande de représentations émanant de PICS » (David), c'est relier peut-être l'agressivité libre à l'intérieur du soma, c'est aussi séduire.

Les difficultés contre-transférentielles sont en effet considérables, le narcissisme du thérapeute est longtemps soumis à rude épreuve.

Donner ce qu'on n'a pas reçu pour enfin l'obtenir, comme dit P. Mâle, c'est, je crois, la motivation de base du médecin.

Toujours est-il que les rêves — objets de médiation — sont d'autant plus précieux qu'ils permettent de mesurer, de suivre en quelque sorte la maturation pulsionnelle.

Parler de présence du thérapeute, de don réparateur, de disponibilité, de souplesse technique me semble l'évidence même, sans quoi il n'y aurait pas de traitement concevable ; mais l'essentiel réside sans doute dans la reprise du processus de maturation pulsionnelle et narcissique.

R. FR. P. 21



Réflexions critiques

SERGE LEBOVICI

L'ATTENTION ET L'INTERPRÉTATION

(Une approche scientifique de la compréhension intuitive en psychanalyse et dans les groupes) (1)

par W. R. BION

L'importance et l'influence de Bion sont incontestables, en particulier parmi les psychanalystes latino-américains qui, me semble-t-il, abandonnent la référence kleinienne pour l'attachement à cet auteur. Or la lecture en anglais de ses ouvrages m'a toujours paru fort difficile. C'est une raison pour être reconnaissants à Janine Kalmanovitch d'avoir réussi à faire passer en français ce texte anglais.

Comme on le verra d'ailleurs dans l'analyse de ce livre ici présentée, tout langage, tout texte risque d'institutionaliser le discours vivant et d'enlever aux mots « leur corps », comme le dit l'auteur en voulant parler des affects. La fin du livre s'inscrit de ce point de vue comme les Dix Commandements : « Ce qu'il faut rechercher, c'est une activité qui soit à la fois la restauration de dieu (la mère) et l'évolution de dieu (l'informe, l'infini, l'ineffable, le non-existant) qu'on ne peut trouver que dans un état où n'existe aucun souvenir, aucun désir, aucune compréhension. »

Une telle citation rend difficile la tâche de fixer l'identité de W. R. Bion qui théoriquement appartient à l'école kleinienne. On pourrait en effet trouver dans ce livre des références à l'oeuvre de Melanie Klein, par exemple l'utilisation de termes comme la position schizo-paranoïde et la position dépressive. Dans le dernier chapitre du livre, intitulé « Prélude à l'accomplissement », précédant les lignes terminales que nous venons de citer, on lit bien : « Ce qui est nécessaire, ce n'est pas l'abaissement de l'inhibition, mais celui de l'impulsion à inhiber, l'impulsion à inhiber est fondamentalement l'envie des objets stimulant la croissance. » On retrouve ici encore le reflet du concept kleinien de l'envie. De même la configuration contenant-contenu sur laquelle nous reviendrons pourrait à la rigueur rappeler quelque chose des conflits avec l'enceinte maternelle.

Mais il me semble difficile de situer dans le sillage de l'oeuvre toujours

(1) W. R. BION, L'attention et l'interprétation (trad. fr. J. KALMANOVITCH, 1970), Paris, Payot, 1970.

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explicative de Melanie Klein le travail mystique de Bion qui s'inscrirait plutôt dans une perspective antiscientiste, antirationnelle ou gnostique pour reprendre l'expression employée par Pasche pour définir ce qui s'oppose à l'emprise judéo-chrétienne dans la théorie psychanalytique (1). De ce point de vue, le livre de Bion représente une des lectures des plus stimulantes dans la production psychanalytique actuelle qui fait si souvent référence à l'anhistorique, à l'ineffable, à l'inscription initiale d'un inconscient primaire lequel ne se connaît que dans l'espace que lui ordonne la psychanalyse (cf. S. Viderman, La construction de l'espace analytique) (2).

Ce courant que je qualifie de mystique se reflète dans les attitudes antimédicale, antipsychiatrique, anti-institutionnelle de certains psychanalystes contemporains qui rejettent la clinique, et, je le crains, la métapsychologie. Le livre de Bion (et la séduction qu'il exerce incontestablement sur son lecteur) mérite donc davantage d'être analysé dans une perspective d'intuition (« l'intuit » est un terme souvent employé par l'auteur), sans se référer à des axes de connaissance et d'expérience, ce qu'il n'approuverait pas, car une telle attitude réprouvée définit le chemin qui va de « O » (l'ineffable) à « K » (le knowing), l'apprendre, le savoir, le conceptualiser, dans un sens qu'en somme Bion considère comme antipsychanalytique.

Le premier chapitre du livre est consacré à une analyse de « La médecine considérée comme modèle ». Il me semble assez clair que la longue description de certains malades, qui y est évoquée, correspond à des cas de psychoses. A ce propos on ne sera pas loin de penser avec Bion que la compréhension de ces patients doit être entièrement revue. Voici par exemple une remarque très pertinente pour définir les modalités du contact avec la réalité dans de tels cas : « Là où un autre patient comprendrait qu'un mot dénote une conjonction constante, celui-ci le vit comme quelque chose qui n'est pas là, de même que la chose qui est bien là ne peut se distinguer d'une hallucination » (p. 36).

De cette remarque naissent de nombreuses considérations sur le non-là, sur le rien (en anglais nothing est aussi une « non-chose » ou no-thing). « L'homme ordinaire » est au contraire soulagé par la pensée ou la capacité qu'il a de la verbaliser. Ceux dont il est question ici ne peuvent libérer leur intuition par la pensée et les éléments restrictifs de la représentation leur sont un obstacle. Ces sujets sont entourés d' « objets bizarres ». Même les mécanismes de l'identification projective (décrits par Melanie Klein) sont inutilisables, parce qu'il n'y a pas de contenant pour recevoir ces projections. L'analyste peut offrir son espace mental comme contenant, mais le patient le ressent comme un espace stellaire, une immensité infinie dans laquelle s'abîment ses explosions projectives. Ses attaques se font contre toute relation, contre « les liens ».

Telles sont, trop schématiquement rappelées, les raisons pour lesquelles

(1) F. PASCHE, Freud et l'orthodoxie judéo-chrétienne, Revue franc. Psychan., 1961, XXV, 2.

(2) S. VIDERMAN, La construction de l'espace analytique, Paris, Denoël, 1970.


RÉFLEXIONS CRITIQUES 629

Bion réfute le modèle médical. Ne disposant pas d'une réalisation de l'espace, sinon par ses passages à l'acte, le malade n'a que la ressource du temps, tandis que le psychanalyste devra (et il le peut) créer pour lui une configuration multidimensionnelle d'attente.

Mais, ce faisant, l'analyste doit savoir la valeur négative de tout travail élaboratif et de toute hypothèse qui vise à cerner, à définir (definitory hypothesis). Y sont impliqués ce qui est et le négatif, ce qui n'est pas. Celui qui ne supporte pas la frustration n'accepte pas la « préconception », proposée par Bion comme l'outil psychanalytique par excellence et considère toute proposition comme un rien (no-thing). Il ne peut faire face qu'à la perte et le psychanalyste doit offrir le temps pour que cette pensée transformée en rien devienne une préconception. Le patient est finalement confronté à un choix : « Soit permettre à son intolérance à la frustration d'utiliser ce qui autrement pourrait être une « non-chose » pour en faire une pensée et parvenir ainsi à cette liberté que décrit Freud ; soit d'utiliser ce qui pourrait être une « non-chose » pour fondement d'un système hallucinatoire » (p. 48).

On voit que, dans cette étude, Bion propose une perspective originale sur la réalité dont la valeur sera différente suivant les points de vue (qu'il appelle les « vertices »). Du vertex de ce type de patient, elle ne peut être que frustrante. En refusant la clinique et en offrant des configurations, le psychanalyste peut avec le temps laisser se « saturer » ses propositions. Les réalisations s'accouplent aux préconceptions pour produire des conceptions et des concepts.

Je n'ai pas voulu dans cette analyse employer les formulations de la « grille » proposée par Bion qui utilise des symboles proches du langage mathématique pour s'expliquer et donner à ses déductions une valeur universelle. Je reviendrai sur cette tentative. Mais qu'il suffise pour l'instant de constater que, selon le modèle de Bion, le psychanalyste est à la fois un non-observateur et un utilisateur de modèles configuratifs.

Cette position est étudiée dans le chapitre consacré à l'étude de « La réalité sensorielle et psychique ».

Le O (est-ce un zéro ou un O ?) est le symbole de la réalité ultime « représentée par des termes tels que la réalité ultime, la vérité absolue, la divinité, l'infini, la chose en soi » (p. 61). Elle n'entre pas dans le domaine de la connaissance. Son existence (décelée à travers son évolution vers le savoir = K) peut être conçue à travers l'expérience personnelle. Tout objet est donc une élaboration de O. L'analyste, s'il est capable d'aller vers O, peut connaître « les événements qui sont une évolution de O ».

D'où l'importance des lignes suivantes (p. 63) : « Traduisons ce qui vient d'être exposé en termes de vécu psychanalytique : le psychanalyste peut connaître ce que dit le patient, ce qu'il fait et ce qu'il paraît être, mais il ne peut connaître le O dont le patient est une élaboration : il peut seulement être (1)

(1) Souligné par moi.


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cet O. Il connaît des phénomènes en vertu de ses sens, mais étant donné que c'est O qui l'intéresse, il faut considérer les événements soit en tant qu'ils présentent le défaut d'être hors de propos et donc de faire obstruction au processus aboutissant à devenir (1) O, soit parce qu'ils ont le mérite des chiens d'arrêt qui font lever le gibier et qu'ils suscitent donc le processus. »

Ces quelques lignes montrent la place que Bion confère à l'analyste pour qu'il approche d'être ou de devenir O dans une élaboration commune à son patient et à lui. Il doit se vider, éviter de tenir compte de l'expérience, ne se souvenir de rien, chercher à ne pas comprendre. Il doit être un contenant (container) : « Ce mécanisme, utilisé pour remplir les tâches de la pensée jusqu'à ce que la pensée les assume, apparaît comme un échange d'abord entre bouche et sein, ensuite entre bouche introjectée et sein introjecté. C'est ce que je considère être comme une réaction entre contenant (container) $ et contenu (contained) S. $ paraît être à ce stade l'élément le plus proche de la mémoire. Il faut considérer les termes que j'utilise comme des représentations verbales d'images visuelles... » (p. 65).

Ainsi le psychanalyste doit se débarrasser de souvenirs et de désirs qui, parce que formulés, n'exigent pas de formulation et le conduiraient à empêcher le travail fondamental K -> O (du savoir à l'être). « Pour quiconque a eu l'habitude de se remémorer ce que disent les patients et de désirer leur bien, il sera difficile de concevoir le mal fait à l'intuition psychanalytique qui est inséparable de n'importe quel souvenir et de n'importe quel désir » (p. 69).

Bion préconise comme attitude analytique « la foi », « la foi en une réalité et une vérité ultime — l'inconnu, l'inconnaissable, l'infini informe ». Ainsi les souvenirs et les désirs que l'analyste rencontre — chez lui-même ou son patient — sont-ils peut-être inévitables. Mais ils ne deviennent utilisables que lorsque la foi n'en est pas entachée. L'objet défini, celui du patient, ne peut être retrouvé que s'il se pose dans une conjonction constante, dont la signification « se déclarera lorsque toutes traces de souvenir et de désir auront été supprimées ».

Pour arriver à cet état, Bion parle de l'at-one-ment, état union (ne faire qu'un at-one), moment décisif ((mo)-ment), moment qui suscite « l'étonnement » de l'analyste. Ces jeux de mots, je les propose pour essayer de faire comprendre ce que veut dire ici l'auteur. Je le cite à nouveau un peu longuement (p. 71 et 72) : « Le souvenir et le désir constituent des éléments essentiels à la composition de la formulation nouvelle, mais il faut faire une distinction entre deux catégories d'événements mentaux. Dans l'une, il s'agit d'une évocation du souvenir et du désir avec des poussées de possessivité et d'avidité sensorielle ; les impulsions engendrent souvenir et désir, souvenir et désir engendrent l'avidité sensorielle. Dans l'autre, il s'agit de l'évocation des souvenirs et des désirs parce que l'expérience de l'état d'union (at-one-ment) ressemble à la possession

(1) Souligné par moi.


RÉFLEXIONS CRITIQUES 631

et à la satisfaction sensorielle... Les exercices pour écarter souvenir et désir doivent être considérés comme une préparation à l'état mental dans lequel O peut évoluer. Il faut considérer à son tour que ce qui facilite la « constellation » constitue une étape dans le processus d'union (la transformation O -> K). En pratique cela signifie non que l'analyste se remémore quelque souvenir approprié, mais qu'une constellation appropriée sera suscitée au cours d'un processus d'union avec O, le processus qui dénote la transformation O -»- K. »

Bion dira plus loin que la réceptivité de l'analyste, due à son dépouillement, est la base essentielle pour qu'opère la psychanalyse, c'est-à-dire pour que puissent être ressentis l'hallucination ou l'état d'hallucinose.

Au point où j'en suis arrivé de l'analyse de ce livre, je crois avoir fait comprendre comment Bion s'essaie à montrer « l'opacité de la mémoire et du désir ». Ils occupent l'espace qui devrait rester vide et libre pour que les éléments non saturés puissent se transformer en préconceptions. Au cours des pages, Bion dira par exemple qu'il ne convient pas qu'un analyste sache si son patient est marié, s'il a des enfants, s'il a divorcé, etc. C'est une psychanalyse entièrement non événementielle qu'il nous propose donc. A plusieurs reprises Bion emploiera la comparaison avec le bégaiement pour expliquer que le langage du patient ne saurait être fait de mots, qui ne peuvent qu'évoquer de loin des émotions puissantes, à la rigueur découvertes sous un jour métaphorique. De ce point de vue bègue et psychotique sont le même homme, car le psychotique bégaie et le bègue est psychotique.

Bion reconnaît que l'analyste qui parvient à cet état ne peut pas manquer d'en être profondément troublé. Mais il pense qu'il convient seul aux patients très régresses : « Si l'analyste ne se souvient pas que son patient est marié, le fait qu'il le soit est hors de propos jusqu'à ce que le patient dise quelque chose qui rappelle ce fait à l'analyste » (p. 95).

Pour donner une idée complète de ce livre dans la mesure où cela est possible, il resterait à parler :

1) des configurations ;

2) des applications de la théorie de Bion aux groupes, aux institutions et à la mystique.

La configuration la plus étudiée par Bion est celle du contenant (9) et du contenu (<?). Il part du fait que la théorie psychanalytique ne peut contenir les patients. De même l'institution (yestablishment) s'efforce de contenir le mystique ou le génie, ou à la rigueur de leur trouver des substituts. D'où la nécessité d'isoler et de formuler des « invariants » pour pouvoir communiquer. Mais le risque est que ces formules doivent varier avec le « vertex » de celui qui les appréhende. « Le vertex du psychanalyste et les changements de vertex correspondent aux changements d'un moment à l'autre dans une séance, opèrent les transformations rendues manifestes dans les associations et les interprétations » (p. 160). Entre le patient et l'analyste en confrontation, les vertices


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doivent être en corrélation, mais à distance. Le fossé qui sépare le patient et l'analyste est linéaire ; il en va autrement quand il s'exprime dans la métaphore contenant-contenu. Un patient ému essaie de « contenir » son expérience dans les mots, il essaie de « se contenir ». Il devient un « bègue » qui ne parvient pas à exprimer ce qu'il veut dire. Or on sait que la relation contenant-contenu comporte le risque de la destruction de l'un ou de l'autre — et de l'un et de l'autre. La relation contenant-contenu, féminin-masculin, $ - <?, peut être commensale, symbiotique ou parasitique, dans la théorie de Bion :

1) Commensale : les deux objets partagent un troisième à l'avantage des trois;

2) Symbiotique : une relation dans laquelle l'un dépend de l'autre pour un avantage réciproque;

3) Parasitique : un objet dépend de l'autre pour produire un troisième, dangereux pour tous les trois.

Dans l'exemple du « bègue », les invariants sont les formes de langage que le sujet utilise pour s'exprimer. C'est ce qui vise à contenir ce qu'il veut dire ($). La contrariété qu'il éprouve en voulant le dire est ce qu'il voudrait exprimer (<S). La relation parasitique du bégaiement aboutit à un troisième terme, l'incohérence. La relation serait symbiotique si l'épisode actuel conduisait à un développement des capacités d'expression et de la personnalité. On parlerait de commensalité si le « beau langage », ici utilisé, véhiculait les techniques d'expression et le signifié, au bénéfice de la culture.

Bion reconnaît que Freud a utilisé des invariants, des configurations, tel le mythe oedipien. Mais ses descriptions font à ce dernier une place évidemment réduite. La cohérence structurelle est décrite de la manière suivante : tout se passe comme si le patient est un menteur dont le mensonge a besoin d'un public, à savoir « Panalyste-victime ». Celui-ci doit attacher de l'importance au discours du patient, comme s'il pouvait formuler une vérité. Dans les éléments incohérents, l'analyste doit pouvoir déceler un schéma qui rassemble des éléments disparates pour leur donner cohérence et signification nouvelles. Ce travail revient, selon Bion, au passage de la position schizo-paranoïde à la position dépressive. Il ne s'agit pas de rétablir « un lien narratif » qui trahit le mensonge de l'histoire à cause de la faiblesse des liens causatifs. Il faut révéler une situation totale qui appartient à une réalité préexistante à l'individu : « Il faut au mensonge un penseur (thinker) pour penser, alors que la vérité ou la pensée qui y est conforme n'a pas besoin d'un penseur : il n'est pas logiquement nécessaire » (p. 175).

D'où deux formulations :

1. « Une pensée conforme à la vérité ne nécessite ni formulation ni penseur » ;

2. « Le mensonge est une pensée à laquelle une formulation et un penseur sont essentiels » (p. 178).


RÉFLEXIONS CRITIQUES 633

La deuxième formule définit le travail psychanalytique.

D'où aussi l'idée que le psychanalyste ne doit ressentir aucun désir à interpréter : « Puisque l'intérêt de l'analyste porte sur les éléments évolués en O et sur leur formulation, les formulations peuvent être jugées d'après l'examen de la nécessité de son existence à l'égard des pensées qu'il exprime. Plus il est possible de juger que les interprétations révèlent à quel point sa connaissance, son expérience, son caractère à lui sont nécessaires à la pensée telle qu'elle est formulée, plus il y a de raisons de supposer que l'interprétation est psychanalytiquement sans valeur, c'est-à-dire étrangère au domaine de O » (p. 178 et 179).

Dans le chapitre intitulé « Contenant-contenu et leurs transformations », Bion nous donne une idée des descriptions des configurations auxquelles il se réfère. Il est difficile de reprendre les « descriptions » de la métaphore <? ?, l'utilisation de ces signes pouvant avoir une tout autre valeur que sexuelle. De même les mots contiennent des signifiés, mais les signifiés peuvent aussi contenir des mots, d'où des liens dont les aspects sont complexes. Le mot qui est lié à une signification peut comporter une « pénombre d'associations préexistantes » qui risque de vider de sens la conjonction constante qu'elle caractérise. Inversement cette conjonction peut détruire le mot supposé contenir la formulation. Mais Bion écrit à nouveau, en évoquant « menteur » et « penseur », que la seule pensée conforme à la vérité est celle qui n'a jamais trouvé un individu pour la « contenir ».

Une application de ce schéma peut être trouvée dans le conflit des compulsionnels. Dans ces états, tout se passe comme si l'analyste et son patient faisaient peser sur la psychanalyse un objectif, chacun suivant ses désirs : la psychanalyse est confinée au domaine de la pensée, domaine où la pensée est le seul moyen de se satisfaire. Une description configurationnelle de ces conflits peut utiliser la référence S ç : pensée et action sont maintenues dans un état commensal réciproque et exclusif, car les actions qui paraissent compulsives sont isolées (Bion les appelle B, des pensées qui sont comme des choses-en-soi), confinées au domaine de l'action et donc isolées des pensées confinées au domaine de la pensée — qui inclut la psychanalyse. Les pensées restent à l'intérieur du domaine de la pensée et ne peuvent être influencées par l'action.

Voici un exemple simple de ces configurations descriptives ardues à lire et difficiles à résumer. D'ailleurs Bion estime que les exemples choisis par lui sont restrictifs : ils offrent seulement un contenant où l'investigation est relativement aisée. Mais une fois de plus il nous avertit que : « Il n'y a pas de raccourci pour le psychanalyste ; il peut espérer que l'expérience lui permette de percevoir (intuit) l'idée messianique ou de reconnaître que cet espoir est lui-même une formulation qui la contient » (p. 200).


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APPLICATIONS AUX GROUPES ET AUX INSTITUTIONS (LE MYSTIQUE ET LE GROUPE)

S'il s'agissait de résumer les idées de Bion à ce sujet, on pourrait dire qu'il oppose encore le psychanalyste et l'institution, mais dans un effort de généralisation.

Le groupe ou l'institution sont gouvernés par des conjonctions constantes qu'on pourrait appeler symboliques, au sens par exemple où Melanie Klein définit la pensée symbolique. Le psychotique a son mode symbolique, porteur de messages personnels. C'est une communication, également constante, dans ses liens, mais qui ne parle qu'entre lui et son dieu.

Dieu c'est la mère. Le psychotique, c'est le mystique (ou le psychanalyste). Dans la perspective de cette rencontre, le symbole est quelque chose qui est interprété comme s'il avait une valeur symbolique valable pour tout le groupe : « Ainsi une circonstance adverse peut être utilisée comme « symbole » (pas comme « signe ») de la colère de dieu, où les expériences passées peuvent être représentées par des symboles dont la base génétique se trouve dans leur substrat sensoriel » (p. 118).

De ce fait l'expérience du couple analytique (l'analyste et son patient) n'est pas admise par le groupe : « ... si la technique que je propose est aussi bonne que je le crois, ces caractéristiques fondamentales, l'amour, la haine, la crainte sont tellement avivées que le couple de participants peut les ressentir comme presque insupportables : c'est le prix qu'on doit payer pour la transformation d'une activité qui est relative à la psychanalyse en une activité qui est la psychanalyse. L'activité qui est la psychanalyse éveille les désirs de savoir comment le groupe réagit à la relation du couple ; ce désir apparaît sous le masque du désir de validation de renommée populaire ou d'approbation » (p. 119 et 120).

Bion reconnaît que l'institution — et en particulier l'institutionalisation de la psychanalyse — est indispensable : il parle alors de l'establishment : c'est à lui, c'est-à-dire au groupe chargé d'établir les règles, la « caste dirigeante des instituts de psychanalyse », de « fournir un substitut au génie ». Ces règles sont établies pour le bénéfice de ceux qui ne peuvent pas accéder à « l'expérience directe d'être psychanalystes ». Ils peuvent ainsi avoir « une connaissance de la psychanalyse et la communiquer ».

Bion explique que Freud doit être continué par des génies dont les groupes psychanalytiques doivent supporter le choc ou permettre la survenue, grâce ou en dépit des règles institutionnelles. Bion appelle ces génies les « mystiques », à la fois créateurs (ceux qui se conforment aux règles de l'establishment) et destructeurs (ceux qui, dans leur nihilisme, détruisent leurs propres créations). Les choses sont plus compliquées dans l'institution psychanalytique où « le travail de groupe », défini par l'establishment, n'empêche pas chacun de ses


RÉFLEXIONS CRITIQUES 635

membres d'être clivé entre son self idéalisé et surmoïque et son self non régénéré, non psychanalysé. Ces psychanalystes ne peuvent désormais communiquer avec leur Dieu d'autrefois : « Le Dieu avec lequel ils étaient familiers est fini ; le Dieu d'avec lequel ils sont maintenant séparés est transcendant et infini » (p. 134).

Le conflit des créateurs et du groupe ne peut pas ne pas se transporter à l'intérieur du groupe, à moins que tous les membres du groupe ne réalisent qu'il y a un abîme entre l'opinion qu'ils ont d'eux-mêmes en tant que personnes omnipotentes et celle qu'ils ont d'eux-mêmes comme hommes ordinaires. Sinon l'identification projective règne au sein du groupe par un agi interminable. Dans cette situation « le mystique » est toujours privé par le groupe du droit d'affirmer « son expérience directe de Dieu ».

A cette situation, Bion applique de nouveau la triple qualification « commensale, symbiotique et parasitique ». L'association commensale permet la croissance du mystique et du groupe. Dans la relation symbiotique alternent bienveillance et envie. Mais dans la relation parasitaire, « même la bienveillance est mortelle. On peut en voir facilement un exemple : c'est celui où le groupe porte l'individu à une position dans l'establishment où ses forces sont déviées de son rôle créateur-destructeur et absorbées dans des fonctions administratives » (p. 138). Bion trouve donc qu'il y a danger « à inviter le groupe ou l'individu à devenir respectable, à être qualifié sur le plan médical, à être un organisme universitaire, à être un groupe thérapeutique, bref tout sauf explosif. L'attitude réciproque chez le mystique est que le groupe devrait prospérer ou se désintégrer, mais il ne faut pas qu'il soit indifférent » (p. 138 et 139).

Pour conclure cette analyse dialectique des rapports du mystique (le vrai psychanalyste) et du groupe, Bion exprime l'idée qu'il y a une contradiction entre le vertex de certains groupes psychanalytiques (invariant de l'idée de maladie, de traitement, de pronostic, de nosographie, de puissance, de gains matériels par exemple) et les vertices inconscients, mis à nu dans la psychanalyse de chacun. Jusqu'à présent on se contentait de l'analyse des motivations inconscientes et la configuration oedipienne paraissait plus ou moins suffisante pour faire le constat de cette contradiction. Dans la configuration 3 $, le but de l'institution est en fait de « contenir le mystique et d'institutionaliser son oeuvre ». Mais « un accès direct à l'O du mystique et à l'O de l'orgie dionysiaque est à la fois contenu et limité par des dogmes religieux qui y sont substitués dans l'esprit des gens « ordinaires » » (p. 149).

Cet écart ne saurait être expliqué par des références à la « théorie psychanalytique ». Bion se reconnaît encore kleinien, mais indique qu'il se sent séparé par un fossé de nombreux psychanalystes de cette école théorique. « Les différences en théorie sont des symptômes de différences de vertex et non une mesure des différences » (p. 149).


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Je crois avoir donné un aperçu suffisant des idées développées par Bion dans ce livre fulgurant et passionnant. Il y apparaît que le vrai psychanalyste est décrit comme un mystique proche de la connaissance de son dieu (et non de Dieu qui sent déjà l'institutionalisation). Etre psychanalyste, c'est être un contenant prêt à recevoir l'expérience ineffable du O, sans tenir à l'idée de guérir, sans désir, sans souvenir, sans contact avec la réalité telle qu'elle est perçue par le groupe.

On voit donc que Bion est bien un adepte de la gnose et qu'il se situe dans une perspective fréquemment défendue de nos jours, celle qui décrit la psychanalyse comme une « contre-technique » pour dire ou créer l'ineffable, pour « intuitionner » l'inconscient de chaque individu, en dehors de toute référence à l'histoire tenue en mépris.

Je vois dans cet ouvrage un écrit plus achevé et plus vivant qu'aucun autre de ceux qui mettent en cause le principe psychanalytique de la réalité, c'est-àdire de l'histoire des conflits internalisés et de la réalité des imagos, construites à partir d'une réalité expérimentée, internalisée et reprojetée dans le monde extérieur. La lecture de ce livre fait donc réfléchir à d'autres lectures sur la réalité en psychanalyse (1). Avec celles-ci, les perspectives dites génétiques, fondamentales selon moi dans l'oeuvre de Freud, restent inconciliables. Les critiques adressées par F. Pasche au livre de S. Viderman seront relues ici avec profit (2).

Il n'est pas jusqu'aux accents mystiques et touchants de ce livre qui ne font entendre quelque écho de perspectives dites créatrices ou « révolutionnaires » de certains qui s'ingénient à mettre en cause les institutions psychanalytiques.

Je mè suis attaché à défendre au contraire l'idée qu'il existe une identité du psychanalyste (3), identité qui ne nie pas le pouvoir des forces créatrices, mais qui ne saurait s'affirmer par filiation directe ou parthénogenèse et qui se réfère à l'idéologie de la configuration oedipienne, laquelle définit les groupes structurés et non les foules où l'idéal du Moi est informe ou pris en charge par un leader religieux (cf. S. Freud, Analyse du Moi et psychologie collective).

Je ne saurais donc comprendre le projet de créer « une grille » que comme un besoin de réassurance. On y trouve comme une conjonction idéale entre mystique et mathématique. J'ai fait très peu allusion à cet appareil explicité dans la grille de Bion et éclairé par le glossaire proposé par J. Kalmanovitch, traductrice de cet ouvrage.

(1) Cf. D. BRAUNSCHWEIG, Psychanalyse et réalité, R. franc. Psychan., 1971, 5-6 ; S. VIDERMAN, La construction de l'espace analytique, Paris, Denoël, 1970 ; C. STEIN, L'enfant imaginaire, Paris, Denoël, 1971 ; J. LAPLANCHE Vie et mort en psychanalyse, Paris, Flammarion, 1970.

(2) F. PASCHE, Le passé recomposé, R. franc. Psychan., 1974, XXXVII, 2-3.

(3) Cf. l'éditorial rédigé avec D. Widlôcher pour la lettre d'information présidentielle n° 3 sur l'identité du psychanalyste et de la psychanalyse.


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Bion écrit : « Il est essentiel que le langage soit préservé. A cette fin, des règles sont établies et les mots et définitions doivent être utilisés en accord avec ces règles. » L'Oxford dictionary, « la philosophie linguistique, la logique mathématique sont des hommages rendus à l'oeuvre qui se poursuit sans cesse à cet effet » (p. 140). Plus loin : « ... Ce qui est nécessaire, ce n'est pas une base pour la psychanalyse et ses théories, mais une science qui ne soit pas limitée par sa genèse dans le domaine de la connaissance et du substrat sensoriel. Il faut que ce soit une science où l'on ne fasse qu'un avec son objet (at-one-ment). Il faut qu'elle ait des mathématiques d'union et non d'identification (1). Il ne peut y avoir une géométrie du « semblable », de « l'identique », de « l'égal » ; seulement de l'analogie » (p. 154).

Bion propose que Paffect soit une référence mathématique : « Lorsque je parle de « nombre » dans le contexte des affects, le terme a trop d'associations dont je n'ai que faire. J'utiliserai donc (£) pour désigner un « objet mathématique » que j'emploie comme nom d'un affect » (p. 155).

Vient alors un passage que je considère comme décisif, parce que révélateur selon moi de l'esprit de la gnose : « L'algèbre axiomatique paraît être entièrement indépendante de son substrat et peut se développer en conséquence ; d'après la théorie que j'ai exposée ici, quoiqu'elle puisse au début représenter des affects qui forment le substrat, l'algèbre axiomatique — que j'ai prise pour exemple — devient entièrement indépendante de ce substrat » (p. 156). Et plus loin : « Les phénomènes non sensoriels forment la totalité de ce qu'on considère communément comme l'expérience mentale ou spirituelle. <\i (£) qui représente des réalisations non sensorielles paraît assez facilement s'adapter pour que des manipulations représentent des manipulations sensorielles, mais non pas pour que des manipulations représentent les réalisations sensorielles. Si « trois » représente une réalisation non sensorielle de « triplicité », pourquoi ne peut-il être amené à représenter en se combinant à « dix », « cinq », etc., l'angoisse ou l'amour ou la haine ? » (p. 157).

Je n'irai pas plus loin dans cette analyse de la grille de Bion. Mais ne voit-on pas clairement que le mystique a besoin d'être structuraliste et n'y voit-on pas un rappel de la langue utilisée par Lacan et de son besoin de se référer aux graphs et à la linguistique structurale ? Avec d'autres, il me semble que nous ne connaissons de l'inconscient que ses dérivés, que les élaborations des pulsions et que nous avons besoin de la métapsychologie freudienne qui en est l'élaboration.

Aussi bien me semble-t-il nécessaire de résister à la séduction de la position défendue dans ce livre, même si « l'état du psychanalyste » qu'il y définit n'est pas sans nous placer devant un charme nostalgique : « Dans chaque séance, s'il a suivi ce que j'ai exposé dans ce livre, le psychanalyste devrait être en mesure de prendre conscience, particulièrement en ce qui concerne le souvenir

(1) Souligné par moi.


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et le désir, des aspects du matériel, qui, si familiers qu'ils puissent paraître, se rapportent à ce qui est inconnu à la fois de lui et de l'analysant. Afin de parvenir à un état mental analogue à la position paranoïde-schizoïde, il faut qu'il résiste à toute tentative pour s'accrocher à ce qu'il sait. C'est pour cet état que j'ai créé le terme de « patience », pour le distinguer de la position paranoïde-schizoïde, expression qu'il faut réserver à la description de l'état pathologique pour lequel Melanie Klein l'a utilisé. Je désire que ce terme maintienne son association avec « souffrir et tolérer la frustration » » (1).

La « patience » doit être maintenue « sans s'irriter à quêter des faits et une raison » (2) jusqu'à ce qu'un schéma « s'élabore ». « Cet état est analogue à ce que Melanie Klein a appelé la position dépressive. Pour cet état, j'utilise le terme de « sécurité ». Je désire laisser ce terme avec son association « sûreté » et « angoisse diminuée ». Je considère qu'aucun analyste n'est fondé à croire qu'il a accompli le travail requis pour donner une interprétation s'il n'a pas passé par ces deux phases — patience et sécurité ...» (p. 207-208).

Cette pratique est décrite comme « Le prélude à l'accomplissement », titre du dernier chapitre de ce livre. En voici un bref aperçu : Bion oppose le Langage d'Accomplissement « au langage qui est non pas un prélude à l'action, mais son substitut ». Et c'est la conclusion qui aboutit aux quelques lignes citées au début de cette analyse critique sur le langage d'accomplissement — ou sur l'accomplissement du psychanalyste, s'il sait se passer du souvenir, du désir et de la compréhension.

Bion en face de ce langage accompli pose le langage qui clive les idées et leur donne la possibilité de se multiplier comme les cellules cancéreuses. Il n'y a pas alors accroissement des idées, mais parcellisation d'une même idée qui a abandonné sa matrice émotionnelle et qui produit des « fèces mentales ».

Apparemment ces « parcelles » d'idées apparaissent comme des idées différentes. Mais en pratique les séances de la psychanalyse se répètent, en dépit des changements apparents.

Reprenant ici les idées kleiniennes, Bion estime que l'on n'assiste pas ici au morcellement de l'objet, mais à la parcellisation de l'envie. « L'objet stimulant est le sein (6*) ou la bouche ($). L'un peut remplacer l'autre. La qualité stimulante remplace à son tour l'objet stimulant. De la sorte une série de transformations est mise en oeuvre, chacune représentant une substitution pour la précédente et chacune étant sujette à un clivage... » (p. 214). La matrice émotionnelle, à partir de laquelle se multiplient ces clivages, n'est pas l'envie et la gratitude, mais l'envie et l'avidité.

Retrouvant en fin de compte ses références mathématiques, Bion estime qu'il ne s'agit pas de favoriser la croissance des objets totaux, mais d'évaluer

(1) Cest le psychanalyste qui doit évidemment tolérer la frustration qui lui est imposée.

(2) Souligné par moi.


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leur restauration, d'où la formule terminale sur l'objectif de la restauration de dieu et de l'évolution de dieu.

Ces objectifs se séparent — il va sans dire — radicalement de la formule freudienne : se souvenir, remémorer, élaborer. La pratique psychanalytique mystique de Bion s'éloigne de la reconstruction et de la construction que Freud nous proposait pour notre travail interprétatif et élaboratif. Bion nous convie au contraire à approcher le temps qui demeure et qui est sans limites, à nier ce qui sépare et ce qui différencie, c'est-à-dire la reconnaissance de la différence des générations et de la différence des sexes. De ce point de vue son livre est un modèle « anti-oedipien » dans lequel il n'aura jamais été question du père ni de la castration.

Que la théorie qui y est défendue si passionnément et si brillamment trouve des applications dans la terra ignota de la psychose, pour laquelle nos modes de compréhension sont insuffisants, je n'en disconviens pas. Mais il s'agit d'un ouvrage mystique — je crois l'avoir bien montré — où le psychanalyste n'accomplit son être que dans l'indicible, même si les modèles mathématiques sont appelés à l'aide. Ce livre vaut la peine d'être lu parce qu'il est le prototype le plus réussi d'une psychanalyse à la mode, qui veut nier le travail patient et élaboratif du psychanalyste et des institutions qui le soutiennent.



CLAUDE NACHIN

LEARNING FROM EXPERIENCE

par W. R. BION (1)

Ce livre bref, mais extrêmement dense comme tous ses travaux, se situe dans l'oeuvre de Bion après les recherches psychanalytiques sur les petits groupes qui viennent heureusement d'être rééditées en français (P.U.F., 1973) et avant les Eléments of psychoanalysis (1963) déjà analysés dans ces colonnes par Michel Vincent (2).

L'introduction nous avertit que la pratique psychanalytique avec les patients présentant des troubles de la pensée montre le besoin d'une reconsidération des idées sur l'origine et la nature des pensées et une reconsidération parallèle des mécanismes par lesquels « penser » des pensées est réalisé. Le livre traite d'expériences émotionnelles en rapport à la fois avec les théories de la connaissance et la psychanalyse clinique. Bion utilise les termes de fonction et de facteurs, en référence aussi bien à leur usage philosophique et mathématique qu'à leur usage commun pour parler des activités d'une personne comme fonction de sa personnalité et des facteurs qui interviennent dans la réalisation de cette fonction (exemple : un homme se promène, sa promenade peut être considérée comme fonction de sa personnalité (F) et on peut découvrir ensuite que sa promenade est motivée par son amour pour une fille (facteur L, lové) et par son envie vis-à-vis de l'ami de la fille (facteur E, envy) ce que Bion écrit F = L + E. L'auteur ne considère pas les méthodes utilisées dans ce livre comme définitives : il se compare à un savant qui continue à employer une théorie dont il sait qu'elle est erronée parce qu'une meilleure théorie n'a pas encore été découverte.

Dans un sommaire du livre, Bion indique qu'il fait une description stylisée d'expériences émotionnelles auxquelles il a participé et pense que cette méthode de présentation entraîne beaucoup moins de falsification qu'un enregistrement des séances au magnétophone qui entraîne la falsification à l'intérieur de la séance elle-même. La falsification est maximum car l'enregistrement donne la reproduction apparemment parfaite de quelque chose qui a été falsifié.

Le premier chapitre reprend la définition des facteurs de la personnalité = activité mentale opérant avec d'autres pour réaliser des entités stables qu'il appelle fonctions de la personnalité. Les facteurs ne sont repérés que par l'observation des fonctions. Un exemple est fourni. La théorie des fonctions

(1) New York, Basic Books Publishing Company, Inc., 1962, 111 p.

(2) Rev franc. Psychanal., 1972, n° 4, pp. 683-687.

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facilite la mise en rapport du concret perçu et du concret pensé élaboré par la science. Bion introduit enfin le terme d' « a-fonction » comme dénué de signification précise car son but est de nantir l'investigation psychanalytique d'un pendant de variable mathématique, une inconnue qui peut être dotée d'une valeur quand son usage a aidé à déterminer ce qu'est cette valeur et qui ne peut donc être utilisée pour porter prématurément des significations qui risqueraient d'être inadéquates.

Le second chapitre indique l'aire d'investigation dans laquelle sera employé le terme d'a-fonction : il s'agit des écrits de Freud sur « Les deux principes du fonctionnement mental », du chapitre VII de La science des rêves, d'écrits de Melanie Klein sur les mécanismes schizoïdes et sur l'importance de la formation du symbole dans le développement du Moi, enfin d'un travail antérieur de Bion sur la distinction entre personnalités psychotiques et non psychotiques.

Le chapitre III part d'une expérience émotionnelle survenant pendant le sommeil qui ne diffère pas suivant l'auteur de l'expérience émotionnelle à l'état de veille en ce que les perceptions correspondantes doivent dans les deux cas être travaillées par Pa-fonction avant de pouvoir être utilisées comme pensées de rêve.

L'a-fonction opère sur les impressions sensitivo-sensorielles et sur les émotions quelles qu'elles soient dont le patient est conscient. Si elle fonctionne, elle produit des éléments a qui sont aptes au stockage et aux exigences des pensées de rêve. Si Pa-fonction est perturbée et n'opère pas, impressions sensitivo-sensorielles et émotions restent inchangées. Bion les appelle (3éléments, ce ne sont pas des phénomènes, mais des « choses en elles-mêmes » au sens de Kant. On a alors un état d'esprit qui contraste avec celui du savant qui sait qu'il a affaire à des phénomènes mais ne possède pas la même certitude que les phénomènes aient une contrepartie de « choses en elles-mêmes ».

Les ^-éléments ne peuvent être utilisés dans des pensées de rêve mais ils sont adaptés à l'identification projective et producteurs de passages à l'acte. Ils peuvent être évacués ou utilisés pour un mode de penser qui dépend de la manipulation de ce qui est ressenti comme « choses en elles-mêmes », cette manipulation se substituant à celle des mots ou des idées. Par exemple, un homme peut assassiner ses parents et ainsi se sentir libre d'aimer parce que les imagos parentales antisexuelles sont supposées avoir été évacuées par cet acte.

La défaillance de l'a-fonction fait que le patient ne peut ni rêver, ni dormir, ni s'endormir, ni se réveiller, ce qui se rencontre cliniquement à certains moments chez des patients psychotiques.

Le chapitre IV compare le cauchemar à une indigestion mentale. A l'état de veille, pour apprendre de l'expérience, Pa-fonction doit opérer sur l'appréhension de l'expérience émotionnelle pour qu'elle puisse être emmagasinée, pensée et reléguée dans l'inconscient au moment d'un nouvel apprentissage. S'il n'y


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a que des p-éléments il n'y a ni inconscient, ni répression, ni apprentissage. Le patient ne peut rien ignorer, mais cette hypersensibilité n'est pas un contact véritable avec la réalité. Les attaques contre Pa-fonction, stimulées par la haine ou l'envie, détruisent les possibilités de contact conscient du patient avec lui-même et autrui sentis comme vivants.

Dans le chapitre V, Bion examine le clivage renforcé qui s'est associé à une relation troublée au sein ou à ses substituts : dans ce cas, il se crée une faille entre la satisfaction matérielle (alimentaire) et la satisfaction psychique. La crainte de la peur, de la haine et de l'envie est si grande que des mesures sont prises pour détruire la conscience de tout sentiment. L'envie vis-à-vis d'un sein qui procure l'amour pose un problème qui est résolu par la destruction de l'a-fonction. Le malade est sans cesse à la recherche de satisfactions matérielles. Les conséquences pour la situation analytique sont que le patient est insatiable tout en recherchant la satiété avec avidité. Bion déclare pourtant à la tin que, bien que le patient sente qu'il n'y a pas de traits salutaires dans son environnement, y compris les interprétations de l'analyste et son propre manque d'équipement pour comprendre quoi que ce soit, il finit par saisir une partie de la signification de ce qui lui est dit.

Le chapitre VI introduit deux points :

1° Les réactions du patient au confort matériel sont mises en évidence par ses réactions au cadre matériel du cabinet de l'analyste;

20 L'a-fonction détruite laisse des (3-éléments qui ne sont adaptés qu'à l'évacuation. Ainsi, chez les personnalités psychotiques, des conduites rencontrées chez des personnalités normales peuvent avoir une signification différente : un sourire ou un jugement verbal doivent être interprétés comme un mouvement musculaire évacuatoire et non comme une communication de sentiment.

Finalement Bion rapproche de la faiblesse du penser psychotique la faiblesse du penser du savant lorsqu'il s'agit des investigations concernant la vie et l'esprit.

Le chapitre VII affirme que l'homme normal, qui a une expérience émotionnelle, en dormant ou à l'état de veille peut, grâce à la conversion de cette expérience en a-éléments, tantôt rester inconscient de celle-ci, tantôt en prendre conscience. La première option lui permet d'être attentif à l'état de veille aux situations dans lesquelles il se trouve, sans que ses fantaisies soient submergées. Le psychotique ne dispose pas de cette double possibilité. Nous sommes ici au centre du livre où le chapitre VII de L'interprétation des rêves de Freud se trouve repensé. La théorie de l'a-fonction affirme que l'a-fonction qui rend le rêve possible occupe une place centrale dans la constitution différenciation du conscient et de l'inconscient, la censure et la résistance sont essentielles à cette différenciation et au maintien de la discrimination entre les deux. L'aptitude à la rêverie (rêve nocturne et fantaisies diurnes) nous préserve de ce qui


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est virtuellement un état psychotique. D'où une explication de la résistance du rêve à l'interprétation.

Le chapitre VIII introduit la notion d'une « barrière de contact » entre l'inconscient et le conscient, sans cesse en formation, composée d'a-éléments combinés, agglomérés, ordonnés en séquences (au moins dans la forme sous laquelle la barrière se révèle dans un rêve), logiquement ou géométriquement. Il y a contact et passage sélectif entre l'inconscient et le conscient suivant la nature de la barrière. La nature de la barrière et de ses composants affecte la mémoire. En pratique la théorie des fonctions et de l'a-fonction rend possibles des interprétations montrant précisément comment le patient sent qu'il a des sentiments mais est incapable d'en tirer parti. Une détermination à ne rien expérimenter peut être montrée coexistant avec une incapacité à rejeter ou à ignorer aucun stimulus. Les interprétations dérivées de ces théories font apparaître des changements dans la capacité de penser des patients.

Dans le chapitre IX, Bion donne des exemples des expériences émotionnelles à partir desquelles il a construit sa théorie tout en regrettant que ces éléments soient mélangés à tant d'autres de sorte qu'il soit impossible de revendiquer pour sa théorie les qualités qui sont regardées habituellement comme essentielles à la production scientifique. Il s'agit de patients présentant des troubles de la pensée pour lesquels les interprétations transférentielles ne donnaient rien et pour lesquels tous les types d'interventions possibles fondés sur les théories analytiques en particulier de M. Klein n'avaient que peu d'effet. Le patient présentant des signes de confusion qu'il avait appris à associer avec l'identification projective, Bion pense alors qu'il est dépositaire de la part non psychotique de la personnalité du patient. Le problème était de déterminer de quelle part il s'agissait. La théorie des fonctions lui permet de formuler qu'il contenait des fonctions inconnues de la personnalité de l'analysant et d'envisager d'examiner la séance pour avoir des indices de ce que ces fonctions pourraient être. Bion pense d'abord qu'il est « la conscience » du patient, mais finalement, après diverses hypothèses, qu'il est en train de faire l'expérience d'un « conscient » incapable des fonctions de la conscience, tandis que le patient incarne un « inconscient » incapable des fonctions de l'inconscience, les positions étant interchangeables, par suite d'une déficience de Poe-fonction.

Dans cette situation il existe un écran de [3-éléments (écran (3) qui manquent de la capacité de s'associer les uns aux autres et qui n'offrent pas de résistance au passage d'éléments d'un côté à l'autre de cet écran. Cliniquement le patient apparaît confus, il produit des pensées et des images disjointes de telle sorte : i° que s'il dormait on aurait l'impression qu'il rêve ; 2° que l'on peut avoir l'impression que le patient feint de rêver ; 3° que le patient paraît halluciné ; 4° que le patient paraît halluciner un rêve.

Le chapitre X poursuit l'investigation en montrant que le renversement de l'a-fonction chez le patient psychotique produit des « objets bizarres »


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qui ne sont pas simplement des ^-éléments, car ils comportent l'association de ^-éléments avec des vestiges du Moi et du Surmoi, tandis que les p-éléments ne comportent que des impressions sensorielles, l'impression sensorielle comme part de la personnalité qui en fait l'expérience, et comme la chose en elle-même à laquelle cette impression correspond. Bion revient ensuite sur la fonction de la barrière de contact qui inclut la fonction du Moi.

Le chapitre XI relie la théorie de Poe-fonction à la théorie de la pensée à propos de l'article de Freud sur « Les deux principes... ». Pour comprendre la pensée et ses troubles, il faut saisir le lien entre l'intolérance à la frustration et le développement de la pensée. Tout dépend si l'enfant s'oriente vers l'évitement de la frustration ou vers la modification de la frustration, que l'intolérance à la frustration soit primitive ou secondaire.

Le chapitre XII reprend la théorie de l'activité de « penser » à partir de la théorie kleinienne de l'identification proj écrive. Il existe une fantaisie omnipotente suivant laquelle il est possible de se séparer de parties de la personnalité temporairement non désirées, quoique parfois valorisées et de les introduire dans un objet. En pratique il est important que l'analyste soit capable de repérer si son patient est suffisamment adapté à la réalité pour manipuler son environnement de manière à donner consistance à sa fantaisie d'identification projective. Cette capacité du patient est directement liée à son aptitude à tolérer la frustration. La frustration est étudiée à travers l'exemple du nourrisson au sein : Bion n'attribue pas au nourrisson une conscience de son besoin de lait et d'amour, mais une conscience du besoin non satisfait. On peut dire que l'enfant se sent frustré si l'on admet avec Freud qu'il dispose de la conscience comme organe sensoriel de perception des qualités psychiques. L'enfant ne sent pas qu'il veut un bon sein mais sent qu'il veut en évacuer un mauvais. Le bon sein associé au lait est la chose elle-même (en soi) (en actualité), le mauvais sein est plutôt vécu comme une idée. En dehors des canaux physiques de communication Bion pense que l'amour maternel est véhiculé par la rêverie, la rêverie maternelle étant limitée aux contenus en relation avec l'amour et la haine et considérée comme un facteur de l'a-fonction de la mère. A un extrême, un enfant qui a une capacité de tolérer la frustration élevée peut survivre mentalement avec une mère incapable de rêverie. A l'autre extrême, un enfant particulièrement incapable de tolérer la frustration ne pourra survivre sans défaillance mentale même à l'expérience de l'identification projective avec une mère capable de rêverie, seul un sein incessamment nourrissant peut servir et c'est impossible ne serait-ce que par manque d'appétit. L'identification projective entre en action à partir d'un certain degré d'intolérance à la frustration, mais cela reste réaliste dans la mesure où cela correspond à une conscience de la valeur de la pensée pour adoucir la frustration lorsque le principe de réalité est dominant.

Le chapitre XIII montre l'intérêt d'une formalisation de l'expérience analytique. L'analyste a besoin de son propre livre de théories psychanalytiques


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avec une numérotation de pages et de paragraphes qui rende leur identification certaine. Le système de notation psychanalytique idéal doit fournir une méthode pour travailler le problème dont il a permis le recensement au psychanalyste.

Le chapitre XIV présente les relations fondamentales que Bion retient pour formaliser une expérience émotionnelle : X aime Y [signe L.(ove)], X hait Y signe [H(ate)] et X connaît Y [signe K(now).] Ce système sert à la fois pour le recueil des faits et comme outil de travail. Le chapitre XV précise l'importance du choix entre L, H et K.

Le chapitre XVI est consacré à la relation K (de connaissance) qui est la plus proche de la notion d'apprentissage par l'expérience, x K y est un jugement qui représente une expérience émotionnelle ; comme l'amour et la haine, la connaissance est une relation active. Elle suppose une perspective scientifique. Une telle perspective est facilement mise en doute lorsqu'il s'agit de connaître un être vivant. La question « comment se connaît quelque chose ? » exprime un sentiment pénible inhérent à l'expérience émotionnelle que Bion représente par x Ky. Suivant la capacité de x à tolérer la frustration, elle peut entraîner soit une tentative d'évasion, soit une tentative de modification de l'expérience pénible. La modification consiste dans une tentative d'accomplissement de la connaissance tandis que l'évasion entraîne une représentation erronée où l'accomplissement est supposé réalisé.

Dans l'activité de K où il est engagé, l'analyste doit être conscient de son expérience émotionnelle et être capable d'en abstraire un compte rendu qui la représente adéquatement. Cette abstraction apparaît valide si elle peut s'appliquer à d'autres expériences inconnues au moment où elle est élaborée, si elle peut être contrôlée par d'autres sens ou par d'autres personnes. Un paragraphe examine l'importance de l'élaboration théorique pour l'analyste. Le processus d'abstraction n'étant pas fortuit et ne pouvant être éliminé à volonté, on peut se demander quelles démarches positives doivent être accomplies par un individu pour réaliser l'état d'esprit observé chez certains psychotiques où la capacité de représentation est détruite. Le mot « chien » au lieu de désigner une espèce animale désigne la chose en elle-même. Bion propose de désigner par — K la NON-compréhension, la représentation fausse, la méprise.

Il n'y a pas de données sensorielles correspondant à la qualité psychique. Les symptômes hypocondriaques peuvent être des signes d'une tentative pour établir le contact avec la qualité psychique en remplaçant par la sensation physique les données sensorielles manquant à la qualité psychique. L'hypothèse freudienne de la conscience comme organe sensoriel de la qualité psychique n'est pas satisfaisante pour les personnalités psychotiques et prépsychotiques incapables de vraie « rêvance ». Bion lui préfère sa théorie de lV.-fonction, où la prolifération d'a-éléments constitue la barrière de contact et sépare simultanément la conscience de l'inconscient. Il trouve également faible la théorie


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des processus primaires et secondaires : il attribue l'apparition de ^-éléments étroitement associés aux objets bizarres et à de sérieuses perturbations chez les psychotiques, à la défaillance de Pa-fonction.

Le chapitre XIX reprend l'étude de Poe-fonction. Par hypothèse la genèse de toute abstraction est un facteur de Pa-fonction. Bion pense que l'appareil qui doit réaliser l'adaptation à la réalité en développant la capacité de penser est le même qui avait affaire originellement aux impressions sensitivosensorielles en relation avec le tube digestif. Il essaie, autant que faire se peut, de décrire ce qui se passe : l'enfant est conscient d'un très mauvais sein en lui, un sein qui est « pas là » et qui en n'étant pas là lui donne des sentiments pénibles. Cet objet mauvais doit être évacué par le système respiratoire ou par le processus d' « incorporation » d'un sein satisfaisant. Ce sein qui est incorporé ne peut être distingué d'une « pensée » mais cette « pensée » n'existe qu'en fonction de l'existence d'un objet dans la bouche. Dans certaines conditions, dépendant de facteurs de la personnalité, le procès de succion et les sensations correspondantes sont assimilés à l'évacuation d'un mauvais sein. Le sein, la chose en elle-même ne peut être distinguée d'une idée dans l'esprit, et réciproquement. Le sein présent ne peut être distingué d'une expérience émotionnelle qui est à la fois chose en soi et pensée de manière indifférenciée. Le mauvais « besoin d'un sein » - mauvais sein est également un objet composé d'une expérience émotionnelle et d'une chose en soi, les deux étant jusqu'alors indifférenciés, nous arrivons à un objet proche d'un ^-élément. Lorsque les conditions d'évacuation du « besoin d'un sein » - mauvais sein ne sont pas réunies, le « non-sein » ne sera pas seulement ressenti comme mauvais en soi, mais sera rendu pire, compte tenu des expériences antérieures d'évacuation satisfaisante. Ce que ressent alors l'enfant dans cette situation est un « objet bizarre » plutôt qu'un ^-élément.

Le chapitre XX étudie le processus de différenciation de la représentation du concept de la réalisation concrète correspondante et par ailleurs les effets de la correspondance entre alimentation et penser à partir de l'enfant au sein mais également à partir de la situation analytique. Il introduit la notion de modèle (utilisée par Freud lorsqu'il considère l'appareil réflexe comme un modèle de l'appareil psychique engagé dans l'activité de rêve). Bion l'a utilisé au début du livre en parlant de « faits non digérés », ce qui est un recours implicite à l'appareil digestif comme modèle des processus de pensée. Ce modèle lui paraît congruent. Mais il insiste sur la distinction entre le concept d'une part — formé d'«-éléments combinés pour produire un système déductif théorique abstrait —, et, d'autre part, le modèle formé d'images concrètes combinées de la manière dont les relations entre les composants de la réalisation concrète originale ont été conçues. Par contre Bion met en garde contre l'utilisation de notre savoir sur l'appareil digestif pour former un modèle sur les processus engagés dans la réflexion sur la pensée. En effet certains patients sont influencés par la croyance qu'ils digèrent des pensées et que les consé-


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quences de cette activité sont analogues à la digestion de la nourriture : méditer une idée est assimilé à transformer la nourriture en faecès, c'est-à-dire à détruire l'idée qui se trouve dénuée de signification. Les interprétations doivent éviter les termes dans lesquels le modèle du tube digestif est implicite pour ne pas accroître la confusion. L'emploi inconscient de ce modèle ne risque pas seulement de créer des difficultés au psychotique, mais également en philosophie des sciences.

Le chapitre XXI discute la valeur du modèle par rapport à l'abstraction. Le modèle est construit avec des éléments du passé de l'individu, tandis que l'abstraction est imprégnée de préconceptions du futur de l'individu. Les éléments dans l'abstraction ne sont pas combinés de façon descriptive mais par une méthode visant à révéler la relation plutôt que les objets reliés entre eux.

Le chapitre XXII discute de l'abstraction comme un facteur de l'a-fonction dans une relation de connaissance. Bion étudie successivement l'expérience émotionnelle associée chez l'enfant au mot « papa » : il considère le mot « papa » comme le nom d'une hypothèse, c'est-à-dire d'éléments abstraits d'une expérience émotionnelle et auxquels une cohésion est donnée par le nom. Le choix du terme « hypothèse » plutôt que celui de « concept » est une expression du problème tel qu'il se pose lorsqu'il fait l'objet d'une investigation psychanalytique. La formulation de la nature de l'objet psychanalytique est donnée comme suit :

— <\), constante, préconception innée (par exemple que le nourrisson aurait de l'existence d'un sein qui satisfasse sa nature incomplète) ;

— £, un élément insaturé qui détermine la valeur de la constante une fois qu'il a été déterminé (par exemple les qualités secondaires de Kant, la sélection de sentiments, d'impressions liées à l'expérience du sein par le nourrisson déterminent la valeur de £) ;

— tp(Ç) représente une conception ;

— Jt est la composante innée de la personnalité ;

— l'objet psychanalytique est ^(Ç)(^) ;

— l'extension du concept d'un objet psychanalytique comporte des phénomènes liés à la croissance y, qui peut être considérée comme positive ou négative (± y).

D'où la formule {(± Y)«K-*XÉ)}-

L'abstraction de l'objet psychanalytique est reliée à la résolution des exigences conflictuelles du narcissisme et des relations objectâtes. Si l'orientation est objectale, l'abstraction (+ y) sera liée à l'isolation des qualités primaires. Si l'orientation est narcissique on aura une activité — K.

Bion s'appuie sur la description de Poincaré du processus de création d'une formulation mathématique, la nouvelle acquisition n'ayant de valeur que si elle unit des éléments déjà connus en introduisant l'ordre là où paraissait régner


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le désordre. Il estime qu'elle ressemble à la théorie de Melanie Klein des positions paranoïde-schizoïde et dépressive. Il est convaincu de la force de la position scientifique de la pratique psychanalytique. Il a choisi le terme de « fait sélectionné » pour décrire ce que le psychanalyste doit expérimenter dans le processus de synthèse : la dénomination du fait sélectionné est celle d'un élément de la réalisation qui apparaît comme reliant entre eux des éléments qui n'étaient pas connectés jusque-là. Il convient de distinguer le système scientifique déductif où les hypothèses sont reliées entre elles par les règles de la logique du modèle qui peut être extrait d'une expérience émotionnelle à partir d'un ou plusieurs faits sélectionnés. Bion approfondit cette distinction. L'élaboration d'un modèle nécessite le fonctionnement correct de l'a-fonction, tandis qu'en — K la signification est ôtée laissant une représentation dénudée. Le travail des processus conscients rationnels permet le passage du modèle au concept par un travail d'abstraction plus poussée.

Les chapitres XXIV à XXVII poursuivent les explications sur le problème de la connaissance psychanalytique. Examinant les moyens à la disposition de l'analyste, Bion est amené à considérer les faiblesses de la théorie de l'OEdipe : la théorie est si concrète qu'elle ne peut être mise en concordance avec sa réalisation; si les éléments sont généralisés la théorie apparaît comme une manipulation d'éléments obéissant à des règles arbitraires et l'on reproche communément à l'analyste et à l'analysant de partager un jargon commun. Bion n'en pense pas moins que la psychanalyse est une expérience de formation essentielle pour la vie temporelle dans la mesure où elle rend le conscient et l'inconscient accessibles à la corrélation. Le modèle peut être considéré comme une abstraction d'une expérience émotionnelle ou comme la concrétisation d'une abstraction. L'histoire imaginaire de l'enfant apprenant le mot papa est un modèle construit par Bion à partir de sa propre expérience pour éclairer le problème de l'abstraction. Il est important de ne pas confondre un modèle dont l'usage peut être éphémère, ni avec une réalisation — c'est-à-dire, par exemple, le compte rendu d'un patient qui sent que les mots sont des choses —, ni avec une théorie. Le psychanalyste doit éviter la confusion entre un modèle et la forme particulière de théorie connue comme interprétation psychanalytique. Le fait qu'en psychanalyse nous sommes concernés par la croissance et parlons de « mécanismes mentaux » accroît le risque d'erreur, car le terme de « mécanisme » lui-même suppose un modèle implicite plus adapté à la machine inanimée qu'à l'organisme vivant.

Bion revient sur le problème des patients qui ont des troubles de la pensée. Dans ces cas, le modèle courant de la pensée fondée sur le système digestif est inadéquat. Il s'agit de découvrir le modèle de penser propre à ces individus. Un individu peut considérer que les pensées sont utilisées et qu'une pensée est un sein non bon, un « besoin d'un sein » sein. Il s'agit de voir comment il utilise cet objet, particulièrement s'il se sent incapable de l'évacuer. Deux cas sont possibles suivant que les pensées apparaissent comme des accumulations


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de stimuli à évacuer ou sont susceptibles d'être utilisées pour modifier quelque chose d'autre. Parler peut alors être un moyen de communiquer des pensées ou un usage de la musculature pour délivrer la personnalité de pensées.

Le modèle de la pensée est celui de la sensation de faim associée avec l'image visuelle d'un sein absent qui ne satisfait point mais est de la sorte dont on a besoin. Cet objet dont on a besoin est un mauvais objet puisqu'il tente. Les proto-pensées sont de mauvais objets. Tout dépend de l'aptitude dominante, à évacuer ou à modifier la frustration. Dans le premier cas, le mot est un [3-élément qui est la chose elle-même et non le terme qui la représente. Dans le second cas, le nom est un a-élément, c'est-à-dire que le terme est le nom de la représentation de la chose qui existe par ailleurs et est donc potentiellement accessible pour parvenir à la satisfaction. La distinction est rendue difficile avec un patient qui est incapable d'éclairer quels objets sont dénotés par les termes qu'il utilise. Dans le cas d'un patient à qui l'appareil à penser les pensées fait défaut, il y a un double échec : il ne peut penser et il y a augmentation de la frustration qu'il voulait éviter car la pensée aurait permis à son appareil mental de supporter une augmentation de tension durant un certain délai avant d'obtenir la satisfaction. Au cours de la psychanalyse des psychotiques on peut repérer une évolution dans la capacité de penser : ainsi lorsque le patient a davantage un sentiment de perte lorsqu'il parle, cela correspond au début d'une conscience de pensées valables qui diffèrent de (3-éléments. Bion insiste sur la priorité de l'existence de pensées sur celle de l'appareil destiné à les utiliser aussi bien génétiquement qu'épistémologiquement. Il termine en examinant les conséquences de sa théorie pour l'activité psychanalytique : il estime qu'en gardant claire la distinction entre la fabrication d'un modèle et la théorisation et en usant convenablement de la première, on peut éviter la prolifération de théories.

L'avant-dernier chapitre étudie le lien de connaissance (K link). Dans la pratique de la psychanalyse, la fonction psychanalytique de la personnalité peut être désignée par <\>. Le terme facteur est le nom de n'importe quel élément d'une fonction, c'est un élément insaturé (£) qui en ^(Ç) doit comporter une réalisation approximative qui est à déterminer dans la pratique de la cure. Par ailleurs Bion a extrait de la théorie kleinienne de la projection des peurs infantiles dans le « bon sein » l'idée d'un contenant représenté par $ dans lequel un objet peut être projeté, ce dernier pouvant être désigné comme contenu (représenté par c?). Ces signes à la fois dénotent et représentent. La première manifestation de K apparaît entre la mère et l'enfant, entre le sein (?) et la bouche (<?). Dans une relation commensale, <î et ? dépendent l'un de l'autre pour un bénéfice mutuel et la croissance mentale de l'enfant et de la mère s'accomplit. L'activité qui se produit d'abord dans la relation mère-enfant est introjectée par l'enfant de telle sorte que l'appareil <? 9 est installé dans l'enfant comme partie de l'appareil de Fa-fonction.

En partant du modèle de l'enfant qui explore un objet en le portant à sa


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bouche, Bion abstrait une théorie pour représenter la réalisation du développement des pensées avec les termes suivants :

— préconception qui représente un état d'attente, la pensée vide de Kant ;

— conception, qui se produit lorsqu'une préoccupation rencontre des impressions sensorielles appropriées (ce qui peut s'écrire ? -> <?).

La répétition de la concordance entre préconception et données sensorielles entraîne la croissance en <? et ç. ? se développe en constituant les mailles d'un réseau. S en se développant peut être comparé à la situation décrite par Poincaré où des éléments sont accumulés sans trouver leur cohérence. Ce qu'il représente par $ ^ 9 + $... et par <?.<?.(?... où les signes + représentent des variables remplaçables par des signes représentant des émotions et où les signes . représentent une constante représentant le doute. En croissant $ <?(-> $" c?n) fournissent la base d'un appareil pour apprendre de l'expérience. L'apprentissage dépend de la capacité de $n de rester intégré tout en perdant la rigidité. C'est seulement lorsque + (dans ç + 9) peut effectivement varier que nous aurons un appareil capable de transformer l'émotion. La pénétrabilité de <? dans S" dépend de la valeur de (. ), qui est déterminée également par l'émotion. Le type de fonctionnement décrit est celui d'une relation commensale, ce qui suppose des émotions compatibles avec ce type de relation.

Le pattern S $ représente une réalisation émotionnelle associée à l'apprentissage. $n représente un stade tardif dans une longue série dont le début repose sur quelques préconceptions probablement liées au nourrissage, à la respiration et à l'excrétion. L'abstraction de l'harmonisation commensale de $ avec c? inclut la formation de mots qui sont les noms de différentes hypothèses affirmant que certaines données sensorielles sont constamment conjointes. Bien que l'expérience de chacun soit limitée, sa progression est suffisante pour que c?" ait une contrepartie phénoménologique représentée par le concept d'infinité. Tolérer le doute et le sentiment de l'infini est essentiel dans 3" pour que la connaissance soit possible. La liberté nécessaire pour la transformation des théories dépend d'émotions envahissant le psychisme, car ce sont des émotions qui sont les connexions dans lesquelles les systèmes scientifiques et les éléments de <?" sont embedded.

Le dernier chapitre parle des patients qui veulent se montrer supérieurs à l'analyste et se méprennent sur les interprétations pour démontrer qu'une capacité de méprise est supérieure à une capacité de compréhension. Cette capacité est négative et représentée par le signe — K et Bion suppose que l'ensemble des facteurs du lien de connaissance est inversé comme la fonction elle-même. Le phénomène représenté par — K et qui ne peut être exploré qu'au travers de la cure de patients est mis en relation avec l'envie telle qu'elle a été décrite par M. Klein. Lorsque le sein est ressenti envieusement comme conservant l'élément valable ou la crainte de mourir que l'enfant a projetée en lui et ne renvoie à l'enfant que le résidu sans valeur, l'enfant qui présentait


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d'abord la crainte de mourir se retrouve à la fin avec une terreur sans nom. La violence de l'émotion associée à l'envie — un des facteurs de la personnalité ou — K est en évidence —, affecte les processus de projection de sorte que beaucoup plus que la crainte de mourir se trouve projeté, à la limite tout l'appareil psychique se trouve évacué par l'enfant, en particulier le désir de vivre, qui préexiste à la crainte de mourir, est une part de bon que le sein envieux a confisqué. Dans le lien K, 9 <? trouvent un lieu parce que l'enfant peut réintrojecter les deux parties reliées. Mais — ? et— <? retournent à un objet qui ne peut les couvrir avec guère plus qu'une apparence de psychisme. Le processus de destruction ne peut que se poursuivre. Il y a haine de tout nouveau développement dans la personnalité comme si le nouveau développement était un rival qui devait être détruit. En contraste avec la fonction (K) d'apprentissage de ? 3, — ? <$ est engagé dans la collection d'éléments significatifs <? de telle manière qu'ils soient assujettis à — $, de telle sorte qu'ils soient dépouillés de toute signification. Il en est ainsi des interprétations de l'analyste dans ces cas. Les éléments a sont convertis en ^-éléments, de sorte que le patient est entouré d'objets bizarres qui sont le résidu de pensées et de conceptions qui ont été privées de leur signification et rejetées. En -— K, l'abstrait et le général, pour autant qu'ils existent, sont convertis en « choses en soi », le particulier est dénué de toute qualité qu'il puisse avoir, c'est la dénudation et non l'abstraction qui est le produit final. En — K, aucun groupe ni idée ne peuvent survivre en partie à cause de la destruction résultant de la dénudation et en partie à cause du produit du processus de dénudation.

Un tel livre passionne à la fois par certaines idées neuves qui y sont introduites et laisse par ailleurs un sentiment d'irritation peut-être causé par une certaine sécheresse. C'est le cas de dire suivant la formule de Robert Barande qu'il s'agit du discours d'un psychanalyste kleinien qui a eu l'idée de réfléchir sur les interrogations survenues dans l'expérience à la fois théorique et pratique qu'il a de la psychanalyse des psychotiques et qui a été amené ce faisant à réfléchir à la théorie de la pensée avec l'aide de Kant, de Frege et de Popper, pour ne citer que ces trois noms. C'est une étape vers une théorie psychanalytique de la pensée.


J.-P. JACQUOT

LE PSYCHANALYSME

de Robert CASTEL (I)

Si jamais néologisme parut pertinent, c'est bien celui que forge R. Castel pour définir l'objet de son étude. « Ombre portée de la psychanalyse », le psychanalysme est observable par quiconque possède un grain d'indépendance d'esprit, de sens critique, ou simplement de capacité d'étonnement. Voilà donc un titre aussi adéquat qu'efficace, qui stimule l'imagination avant même que le contenu de l'ouvrage n'en confirme ou infirme les promesses. Les néologismes heureux demeurent rarement sans postérité. Celui de Freud, la psychanalyse (procédé d'investigation, méthode thérapeutique, corpus scientifique) a engendré tout naturellement, en ligne directe, les mots de psychanalyste, psychanalysé, psychanalysant. Celui de R. Castel aura-t-il la même fécondité ? Pour opposer à l'authentique rencontre psychanalytique le match truqué du psychanalysme, parlerons-nous un jour, par exemple, de psychanalysmeur, psychanalysme, psychanalysmant ?

L'auteur lui-même répondrait probablement par la négative. Sans doute même renverrait-il dos à dos le psychanalyste et le psychanalysmeur, pour argumenter dialectiquement son désir de voir un jour surgit l'analyseur (sans psy). En effet s'il prend soin dès son avant-propos, et à plusieurs reprises ensuite, de préciser « d'emblée, pour essayer d'éviter un contresens qui ne manquera cependant pas d'être fait, que la psychanalyse n'est pas le psychanalysme » (p. 10), il n'en affirme pas moins et beaucoup plus souvent que ces deux « faits sociaux » ne sauraient en aucun cas être séparés, pas plus que « la gaze et le rideau », selon l'image de Rimbaud (p. 254). Le rideau c'est la psychanalyse, et la gaze c'est le psychanalysme, ensemble de faits qui affectent le tissu social où l'on peut donc les observer et les décrire. Si la psychanalyse était ce qu'elle prétend, c'est-à-dire « pure » en son principe, elle serait faite d'une gaze si ténue, véritablement immatérielle (comme la pureté) que le plus brillant soleil demeurerait impuissant à projeter d'elle l'ombre la plus légère sur le plus immaculé des supports. Totalement transparente, elle échapperait au regard du socio-historien qui, sauf mauvaise foi (elle-même justiciable alors d'une critique psychanalytique), n'aurait plus que plaisir à fustiger, en compagnie légitime des vrais héritiers de Freud, les déviations et récupérations qui la travestissent aux yeux des mal-informés. Ce travail, difficile, parviendrait néanmoins dans chaque cas à dégager derrière les oripeaux et doubles rideaux des « applications psychanalytiques » la non-gaze immatérielle, quoique réelle, dont l'existence ainsi paradoxalement dévoilée prouverait que le rideau-psychanalyse

(1) Paris, Maspero, 1973.

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peut effectivement être séparé de la gaze-psychanalysme, sa vérité et sa transcendance consistant précisément à n'être lui-même que lorsqu'il n'y a plus de gaze.

Bien entendu le procès serait trop expéditif qui se contenterait de manipuler les métaphores (ou allégories ?) de R. Castel pour les réduire à des jeux de signifiants, aboutissant au mieux à quelque Witz déjà dépassé par la mode, du type « couteau sans lame ni manche ». On ne peut pour autant oublier totalement que la pensée qui se cherche ne choisit pas ses métaphores au hasard : comparer la psychanalyse à un rideau, pourquoi pas ? Mais ne fût-ce qu'en passant, on aimerait savoir à quoi renvoie ce soleil jamais nommé qui rend visible l'ombre portée de la psychanalyse. Plus prosaïquement, on tirerait profit de quelques précisions motivées sur ce qui fonde l'analogie tant ressassée entre un tissu et le socius. Car enfin l'affaire est d'importance, du moins pour qui ressent le livre de R. Castel comme méritant réflexion. Voici un auteur qui sans aucun doute a longuement cherché à séparer la gaze du rideau, ou aussi bien (revenons à Freud) à trouver le noyau d'or pur de la psychanalyse. Il démontre dans son livre une connaissance des écrits psychanalytiques, de l'histoire de la médecine mentale, des pratiques institutionnelles contemporaines, que possèdent certainement bien peu des travailleurs des diverses disciplines qu'il examine. Son livre se termine par un « glossaire » des particularités psychiatropsychanalytiques de 13 pages, qui fournit aussi bien des éclaircissements sur les D.A.S.S., les I.M.P. et autres I.M.P.R.O., que des références sur l'Homme aux loups ou l'Homme au magnétophone, des explications sur l'Institut de Psychanalyse, le Livre blanc de la Psychiatrie française, les mercredis de Lacan, etc. Il a déjà publié assez abondamment à propos de psychanalyse et de psychiatrie, davantage semble-t-il que sur d'autres sujets. Il fait partie depuis le début du comité de rédaction de Topique. C'est un familier de la psychanalyse et d'un certain nombre de psychanalystes (non de tous évidemment). Or il n'a pas trouvé le noyau pur, et il lui paraît urgent de le faire savoir. Est-ce pour s'en plaindre ou pour triompher ? Ou bien cette proclamation n'est-elle qu'une étape, nécessaire peut-être, mais en tout cas non fondatrice, dans une recherche qui possède sa propre boussole ?

Malgré les réserves que pourraient motiver les nombreuses allusions au « terrorisme intellectuel » et aux « effets de paralysie que la fascination psychanalytique produit » (p. 17), et qui donnent à penser qu'il a peut-être cru luimême subir cette fascination (alors que la paralysie hypnotique est un effet de la toute-puissance de l'hypnotisé, et non de l'hypnotiseur), il paraît indispensable de suivre R. Castel dans la demande implicite que véhicule son travail : examiner avec lui la psychanalyse en se cantonnant strictement à un point de vue extra-analytique. Cela va de soi pour le lecteur non psychanalyste. Ce n'est pas tout à fait simple pour les autres. Car en somme cela consiste pour le praticien de la psychanalyse, celui dont la mémoire garde l'expérience des moments, si rares aient-ils été, où il a vécu la spécificité psychanalytique, soit sur le divan,


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soit dans le fauteuil, à s'imposer à lui-même la violence de penser que ces instants étaient illusoires, que les affects qu'il a ressentis en lui ou perçus chez un autre étaient des artefacts, que les fantasmes qu'il a nommés chez lui (grâce à un autre) ou chez un autre (non sans cet autre) étaient fantasmagorie. Violence acceptée au nom de quelle loi, sinon celle de la soi-disant réciprocité, tarte à la crème des dialogues de sourds ? Mettez-vous à ma place, pensez comme moi, et vous verrez bien comme moi que de votre place on ne voit rien... Eh bien soit : en fait ce n'est pas impossible, car si « le monde analytique est clivé et surclivé » (p. 173), que dire des analystes eux-mêmes ? Voilà une vérité bien banale, que sa fidélité à son propre point de vue semble avoir empêché R. Castel de découvrir, malgré sa fréquentation assidue du « milieu ». L'analyste le plus génial ne l'est que rarement, même pas à chaque séance, et sa mémoire analytique ne contient que des faits survenus en séance. Le reste du temps il fonctionne comme tout le monde, même lorsqu'il utilise cette mémoire, et il ne s'en prive certes pas, souvent sans doute à tort et à travers. Supprimez cette mémoire, et le résultat est couru d'avance : il fonctionne encore mieux comme tout le monde. En l'occurrence, lisant le Psychanalysme, il reconnaît à chaque page la description de faits que sa pratique lui rend familiers, et en découvre d'autres qui ne Pétonnent guère. Ne pouvant, en notre époque d'éclatement des spécialités et de multiplication des institutions, connaître de première main tout ce qui se passe dans les diverses ramifications du monde des « psy », il sait pourtant que c'est partout pareil. Pas plus que quiconque, il n'a de raisons de douter de la documentation de R. Castel. Au fil des chapitres, il voit ce monde prendre forme dans la clarté révélatrice d'un exposé quasi didactique en neuf points et une « non-conclusion ».

1. «Il n'est que d'ouvrir les yeux sans être inconditionnellement fasciné par la psychanalyse pour être frappé par la radicale inadéquation des justifications psychanalytiques par rapport à ce dont elles sont censées rendre compte, le mode de présence de la psychanalyse à la société » (p. 33). En la personne de praticiens confirmés ou en celle d'amateurs-prosélytes, elle est partout : dans les organismes psychiatriques, parapsychiatriques, médicaux, paramédicaux, pédagogiques ; à l'Université, dans l'orientation professionnelle, la réadaptation des délinquants, la formation des éducateurs spécialisés ; dans l'industrie et la publicité, chez les manipulateurs des masses. Récupérée par les diverses structures de pouvoir, elle est aussi bien récupérante, profitant avec elles de l'exploitation des assujettis. C'est donc qu'elle est récupérable. Sa soi-disant pureté idéologique n'a pas résisté à l'usage.

2. « Comme toutes les découvertes fondamentales, la psychanalyse s'est instituée par un coup de force » (p. 38). Contre le pouvoir des théories et pratiques médico-psychologiques antérieurement établies certes ; mais surtout,


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et cela avait été méconnu par Freud lui-même, contre la réalité socio-politique. Car le « contrat analytique duel » crée déjà une institution, la plus petite possible puisque ne concernant que deux personnes, mais violente comme toute institution. Ici c'est le social et le politique qui se trouvent visés par cette violence, puisqu'ils sont ignorés par le contrat. La psychanalyse « produit de l'a-politique comme le boulanger fabrique du pain » (p. 54). Or « les formations de l'inconscient ont déjà une signification sociale et politique parce qu'elles sont produites par la neutralisation du social et du politique » (p. 56).

3. La psychanalyse est « une relation de service personnalisée » qui ne veut pas l'avouer pour ne pas admettre : qu'il n'est pas certain que le patient ait vraiment « quelque chose à réparer », ni que le psychanalyste soit vraiment un spécialiste compétent, ni donc que le contrat qui les lie ait une finalité objective ; qu'en revanche il est certain que le psychanalyste se fait payer ses services et qu'il en vit, qu'il occupe une position sociale privilégiée ainsi que la majorité de ses clients, qu'il tire d'eux une « plus-value » de savoir. La relation psychanalytique a pour effet de camoufler définitivement ces certitudes ou incertitudes aux yeux du patient, ainsi qu'à ceux du psychanalyste, du moins s'il tient et parvient à ce prix à se croire sincère. « Le dispositif analytique implique comme sa condition de possibilité et réitère dans chacune de ses phases cela même qu'il exclut pour exister. J'appelle inconscient social de la psychanalyse cette sous-jacence non analysée... » (p. 60).

4. « Freud, on le sait, avait cru apporter « la peste » aux Etats-Unis. Il est difficile aujourd'hui de se rappeler cette anecdote autrement que sur un mode ironique » (p. 83). Comme la révolution de Sergio Leone, la peste psychanalytique n'est que du cinéma : « Ainsi la transgression sexuelle la plus « scandaleuse », l'inceste mère-fils, est représentée dans les circuits de cinéma commerciaux et reçoit l'approbation unanime de la critique bien pensante » (p. 86). Les psychanalystes, dont les uns produisent des écrits évidemment réactionnaires, et d'autres des travaux à prétention révolutionnaire, retrouvent leur unanimité pour affirmer que leur méthode est « la subversion perpétuelle qui n'a pas besoin d'emprunter les voies ordinaires de l'action pour représenter le paradigme de la contestation de tout conformisme » (p. 79), moyennant quoi ils s'abstiennent soigneusement de remettre en question par des actes, seuls vecteurs sérieux des intentions révolutionnaires, les structures sociales à l'abri desquelles ils perpètrent leur « pratique privée », dont les adeptes sont soigneusement triés et dont le déroulement est rigoureusement clivé des pratiques sociales » (p. 86). Flattant le narcissisme des héritiers et monopoliseurs des biens de culture, la psychanalyse ne mobilise plus qu'une faune de spécialistes, candidats au pouvoir oraculaire, « étudiants mal préparés, intellectuels prolétaroïdes, psychothérapeutes aux frontières de la culture universitaire, etc. » (p. 88), qui travaillent de manière insensée pour accéder au niveau des pontifes et ne vivent plus qu'au second degré, pour se raconter sur le divan pendant « un nombre d'années qui se chiffrera bientôt par dizaines » (p. 92). Parmi les


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rescapés, s'il en reste, on ne peut que constater que « les « libérés » de la cure se lancent rarement dans de grandes aventures. Ils investissent ou réinvestissent de petits domaines privés, à l'ombre de leur milieu... » (p. 99).

5. La pauvreté intellectuelle des critiques passéistes de la psychanalyse, telles que la Scolastique freudienne de Debray-Ritzen, permet de voir sans fard ce que dissimule sous sa scientificité la médecine traditionnelle : « Déni de toute réciprocité dans la relation thérapeutique, monopole mandarinal du pouvoir, justification d'une hiérarchie rigide par les pseudo-exigences de la division du travail scientifique. En médecine mentale, c'est particulièrement aberrant et régressif » (p. 105). Puisque Debray-Ritzen la critique, on pourrait imaginer a contrario que la psychanalyse est vierge de telles tares, ce qui la différencierait donc aussi des psychologies « scientifiques » telles que le béhaviorisme, le pavlovisme, etc. On pourrait en profiter pour prétendre une fois de plus que les « synthèses intégratives » modernes de type Moreno, Rogers, ou culturalisme, ne sont que des récupérations. On soulignerait en particulier que « la psychanalyse représente sans doute la seule situation dans l'aire des « sciences humaines », où le savoir prélevé au sujet semble lui être à peu près intégralement restitué » (p. 116), mais ce serait oublier de se demander pour qui est le danger dans la cure : pour le psychanalyste ou pour son client ? Ce qui est si souvent caricatural dans les institutions où sévissent des psychanalystes opère déjà dans la cure la plus orthodoxe. Le patient y est dépossédé de ses propres repères, de ses certitudes, sans qu'il lui en soit proposé d'autres, ni même expliqué pourquoi ils étaient sans fondement. « Le psychanalyste (lui) coupe simplement l'herbe sous les pieds » (p. 119). Cette violence symbolique, dénuée certes de tout autoritarisme manifeste, mène à un processus d'inculcation invisible pour le psychanalysant, et d'accumulation-détournement d'un savoir pour le psychanalyste. Ainsi celui-ci renforce-t-il sa position sociale typiquement aristocratique.

6. « La psychanalyse se doit de vivre sur le mythe de la révolution permanente par l'inconscient, mais elle se sent rongée de l'intérieur par le spectre de la routinisation bureaucratique. De fait cette contradiction est indépassable dans les termes de la doctrine et les psychanalystes les plus lucides reconnaissent qu'ils ne peuvent passer que des compromis plus ou moins satisfaisants sur la base d'un antagonisme fondamental entre le message de l'inconscient et la manière dont il se trouve piégé dans des structures organisationnelles » (p. 128). En conséquence seule l'analyse sociologique (et non pas la sociopsychanalyse...) est capable de fournir une interprétation correcte de l'histoire de l'institution psychanalytique. Pour cela deux analogies s'avèrent immédiatement fécondes : l'évolution de la psychanalyse comme passage de la secte à l'église; son évolution comme passage d'une organisation artisanale de type corporatif à une organisation de type industriel. Il s'agit de diffuser la doctrine d'une part, d'assurer un placement avantageux aux jeunes et à « l'armée des besogneux de la psychanalyse » d'autre part. Le fait que cela fonctionne, malgré

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les contradictions internes, confirme que l'extra- et l'intra-analytique sont indissociablement liés, malgré la prétention théorique des purs.

7. « Les agents de la psychanalyse qui infiltrent les nouveaux secteurs de la santé mentale n'en sont pas les soldats perdus. Ils n'en sont même plus déjà les francs-tireurs, mais les premiers bataillons de l'armée de rechange psychanalytique qui investissent les principales lignes du front du contrôle social » (p. 145). Depuis la loi de 1838 jusqu'aux décrets d'application de la politique de secteur, en passant par le Livre blanc de la Psychiatrie française, les diverses formes de psychothérapie institutionnelle, la psychiatrie communautaire, l'expérience du XIIIe arrondissement, la prolifération des institutions parapsychiatriques, toute l'histoire de la médecine mentale s'inscrit dans une logique qui dès le XIXe siècle dessinait en creux la place que viendrait occuper la psychanalyse, au coeur du système. Les luttes parfois furieuses qui opposent les frères ennemis des diverses catégories de « techniciens de la santé mentale » ne sauraient masquer que « chaque orientation assume une partie d'une tâche plus générale dont la finalité globale échappe au contrôle des agents engagés souvent en toute bonne foi dans le processus » (p. 173). Des laissés-pour-compte de l'urbanisation du XIXe siècle aux ratés de la scolarisation de notre décennie, il s'agit toujours de faire la chasse aux déviants que la violence sociale fabrique. Aux raffinements de la violence correspondent, par un mandat implicite mais fondamental, les sophistications successives dont s'adorne l'impérialisme médical, depuis la ségrégation asilaire jusqu'à la dissémination des travailleurs sociaux dans la cité. Le psychanalyste, son fou et la psychiatrie communient dans la même inconscience de ce qui les agit.

8. « Le schéma psychiatrique classique était, quoi qu'on en ait pu dire parfois, difficilement exportable » (p. 195), mais grâce à la psychanalyse se prépare « quelque chose comme un grand désenfermement, qui ne signifierait pas pour autant une libération, mais à la fois un éclatement et une généralisation des modalités du contrôle social dont on voudrait ici repérer les premiers signes... » (p. 184). Car le psychanalyste, « homme « libre », en ce sens que, comme on l'a vu, il est à la fois produit et porteur du libéralisme jusque dans le noyau de son travail... peut circuler « librement » dans l'espace social » (p. 211). Le fou de l'asile du XIXe siècle, pour peu que son médecin-chef l'ait suffisamment négligé, pouvait oublier à l'abri des murs la violence extérieure, au prix de son aliénation. En dehors de l'asile les déviants non étiquetés, roseaux pensants soumis à la violence, ne rencontraient du moins personne qui les fasse douter de leur raison ni qui les frustre de leur révolte face à ce qui les écrasait. Maintenant personne n'est plus à l'abri, ni dans l'asile ni hors de lui. Nous entrons dans l'ère de l'expertise généralisée. « Et comment se défendre (oui, le mot a un sens non analytique) contre une armée de professionnels qui vous veulent du bien, à condition que vous soyez d'accord avec eux sur l'origine psychogénétique de vos malheurs ? » (p. 211).

9. Il serait sans doute naïf de reprendre sans plus d'examen la phrase de


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Politzer écrivant en 1939 que « la mort de Sigmund Freud replace devant notre esprit la psychanalyse qui appartient déjà au passé » (p. 214). Le marxisme, ou plus généralement la problématique socio-politique, n'a pas réussi à éliminer la problématique psychologisante, ou plus généralement psychanalytique. L'histoire de ce contentieux nous en apprend long sur les errements, dont la mode heureusement est en train de passer, des divers « freudo-marxismes ». Elle nous montre aussi que la fameuse « coupure » des épistémologues universitaires marxistes, grâce à quoi Althusser et Lacan peuvent « s'articuler » sans se nuire, est aussi bien un obstacle épistémologique qui serait à franchir et qui masque la transformation du contentieux en consensus. « Le fétichisme de la coupure, son usage systématique et terroriste peut aussi avoir, et prend de plus en plus, la figure d'un interdit qui empêche de poser le problème du rapport du savoir à ses processus historiques de constitution et d'exploitation » (p. 234). Il aboutit à mettre hors jeu deux questions essentielles : « quel est le rapport du savoir (analytique) au pouvoir (socio-politique), soit dans le procès de sa production (première question) soit dans le champ de son exploitation sociale (2e question) » (p. 235).

10. « On ne se voudrait pas impunément plus neutre qu'un analyste en essayant d'établir que celui-ci n'est jamais neutre » (p. 252). En conséquence, R. Castel se résigne à ne pas donner de conclusion à son essai, et « à avoir établi seulement ceci : un groupe particulier de spécialistes n'a pas le monopole de l'écoute; il y a bien des choses à entendre, même en médecine mentale, à côté de ce qui se murmure sur « l'autre scène » ; la lucidité analytique se paye d'une bien étrange cécité, puisque c'est un aveuglement à cela même qui est au principe de son pouvoir et de son rapport au pouvoir » (p. 259). En ce sens, il s'estime moins ambitieux que les freudo-marxistes, les « épistémologues marxistes », W. Reich, Deleuze et Guattari dans L'anti-OEdipe. La tentative de ces derniers est probablement la première qui ait quelque chance de succès en tant qu'attaque frontale contre la psychanalyse, pour la déloger de sa position impérialiste face au désir et à la subjectivité. Lui-même n'est pas certain que cela en vaille beaucoup la peine, bien que la psychanalyse ait bouleversé les fondements de l'anthropologie, ce qui « ne saurait être effacé d'un trait de plume » (p. 253), et que donc sa succession soit sans doute bonne à prendre. Mais son souhait propre est différent, celui de contribuer à liquider les ambiguïtés grâce auxquelles la psychanalyse bloque la pensée sociologique et l'empêche d'avancer vers de nouvelles théories du socius encore jamais imaginées. Partant il était urgent pour lui de dénoncer « l'illusion, au sens précis que le mot prend chez Freud » (p. 258), qui consiste à prendre la psychanalyse pour une véritable alternative « à une certaine conception du savoir, à un certain rapport au pouvoir, à une certaine cristallisation des rapports humains commandée par les exigences de la rentabilité, le maintien des hiérarchies formelles, la perpétuation d'un équilibre socio-politique reposant sur l'exploitation, la violence et la ségrégation » (p. 255).


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Si donc le lecteur psychanalyste, capable au moins en cela de se faire violence, ne se hâte pas de reprendre l'usage de sa mémoire au sortir d'un tel livre, R. Castel ne paraît lui laisser que deux solutions : ou bien reconnaître qu'en effet il était victime-agent d'une illusion, et en pratique changer de métier ; ou bien continuer à exercer mais dans la honte, en se battant les flancs pour trouver une parade au piège intellectuel que son indignation ne suffirait pas à désamorcer. Car R. Castel a pris ses précautions, il a travaillé, pour garrotter les psychanalystes il lui fallait d'abord maîtriser son sujet. Il a même pris le loisir de châtier la pugnacité de son style, lui conservant une sérénité de bonne compagnie, allant jusqu'à la coquetterie de s'accuser d'une « certaine irritation à l'égard de la psychanalyse » (p. 252). Mais cette irritation, on le sent, se transformerait vite en fin de non-recevoir, face à toute réplique suspecte de se référer à « l'ineffable » du vécu analytique. De même, on se sentirait gêné de le reprendre sur les approximations, déformations, outrances, erreurs de faits, qui noyautent sa démonstration : celle-ci est globale, doit être prise comme un tout, et d'ailleurs admet fort bien la bonne foi de certains psychanalystes : à eux donc de ne pas dilapider ce capital par des critiques mal placées. Inutile aussi d'essayer sur lui, qui n'est « jamais entré » (p. 124) en analyse et qui n'est pas disposé à en « payer l'accès » (p. 9), le terrorisme ou le pouvoir hypnotique du chant des sirènes psychanalytiques. Aussi rusé mais plus opiniâtre qu'Ulysse, il s'est depuis longtemps bouché les oreilles, et loin de fuir les eaux dangereuses s'exerce à y mener et ramener sa barque. Non seulement il reste lucide, et capable d'observer sur les autres l'effet de ce à quoi il échappe, mais surtout il a acquis la conviction que la passe enchantée pourrait mener vers un nouveau monde. Qu'il parvienne seulement à secouer de leurs transes ses compagnons, et ensemble ils cingleront vers le large. Que les psychanalystes, lamentables sirènes, prétendent ne posséder, donc ne dissimuler, aucun secret de cet ordre le fait rire : c'est qu'ils sont eux-mêmes les premières victimes de leurs maléfices. Ils font payer cher l'illusoire évasion qu'ils imposent aux voyageurs, et ne voient pas que leur attachement au profit immédiat les détourne eux-mêmes de découvertes autrement réelles et importantes.

Eh bien soit : suivons R. Castel et admettons que notre aveuglement est causé par l'instrument même que nous utilisons. Ce que nous nommons protocole analytique, et qu'il préfère appeler « contrat », est un outil truqué, inutile d'y revenir. Le sien en revanche, celui du socio-politicien, ne le sera donc pas. Tout ce qu'il nous demande est de vérifier cela. Rien de plus simple, reconnaissons-le, pour qui a déjà accepté de renoncer à sa prétention analytique ! L'effort n'est plus que d'abandonner aussi sa prétention épistémologique, s'il en avait... Il était devenu banal d'admettre que si l'épistémologie générale n'est encore qu'un rêve de philosophe, l'épistémologie différentielle est le b-a ba de tout travail de réflexion sur l'histoire et la méthodologie des sciences : tout


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instrument ou ensemble d'instruments (qui sont toujours à la fois matériels et conceptuels) capable de délimiter un champ d'investigation renvoie à d'autres instruments et à d'autres champs différents. Bien que ce soit par exemple les mêmes particules qui, piégées différemment, excitent les rétines de l'astronome et celles du briseur d'atomes, bien que ce soit avec les mêmes matériaux tous tirés de la croûte terrestre (minerais, eau, énergie, etc.) et grâce au même travail (celui de la classe ouvrière et des intellectuels) que l'on fabrique les télescopes et les accélérateurs de particules, il ne viendrait à personne l'idée de nier les différences entre l'astronomie et la physique, ou encore de critiquer une carte du ciel à partir d'un cliché tiré d'une chambre à bulles. En outre, bien que ce soit toujours le cerveau humain qui conçoive les instruments, exploite les résultats, et aussi bien tente parfois de vastes percées ou synthèses inter-, multi-, pluri-, ou trans-disciplinaires, la prudence scientifique la plus élémentaire commande de ne parler que des sciences et non de la science, concept philosophique. Si l'instrument psychanalytique est peu sophistiqué sur le plan matériel, il n'en est pas moins fort précis sur le plan conceptuel, et la conviction expérimentale de ceux qui l'emploient est que ce qu'ils y observent diffère spécifiquement de tout ce qu'on peut recueillir par d'autres méthodes, même si l'objet examiné est le même. M. X... est toujours M. X... mais ce qu'il livrera de la réalité humaine à son psychanalyste n'a pas grand-chose à voir avec les élaborations statistiques qu'un institut de sondage aura pu faire dans le même temps, même s'il fait partie des interviewés, pas plus qu'avec le résultat d'un test de Rohrchach, fût-il passé par lui juste avant ou juste après une séance, et rédigé dans un langage parapsychanalytique. Il est difficile de ne pas s'étonner quand R. Castel croit invalider le protocole analytique, sous prétexte qu'il n'élimine pas entièrement le « socio-politique » entre ses deux protagonistes, et qu'il est agencé pour ne laisser filtrer du « réel » extra-analytique que ce qui peut être analysé, à mesure que cela devient possible, et dans une forme assimilable. L'optique, source de comparaison favorite de R. Castel, lui montre pourtant qu'une caméra photographique (ou télévisuelle) n'est capable de donner une représentation du réel que parce qu'elle commence par filtrer la lumière, et de la plus rigoureuse manière. C'est donc sur ce point qu'il devra tenir ses promesses, s'il veut vraiment qu'un psychanalyste l'écoute (lui qui n'est pas en analyse...) jusqu'au bout : l'instrument de Freud ne pourra être réputé obsolète que le jour où un autre dispositif aura fait la preuve de sa plus grande adéquation pour le même but. R. Castel paraît certes avoir conscience de cette nécessité, puisqu'il salue bien bas la tentative de Deleuze et Guattary à laquelle en effet ne peut être reprochée nulle incohérence, dans la mesure où elle vise à mettre au point un nouvel instrument, la schizo-analyse, plus adapté que l'ancien pour la cure des psychotiques. Mais pour sa part, il laisse le lecteur sur sa faim : en guise de Discours de la méthode c'est une pirouette qu'il nous exhibe. Tout simplement, pour ce qui l'intéresse, il n'y a pas besoin d'instrument spécifique. En effet, « pour les épistémologues rigoureux, les


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« sciences humaines » ne sont pas des sciences » (p. 233). Il suffit donc d'avoir des yeux pour voir, et un cerveau pour interpréter : dans ce domaine non scientifique demeurent seuls valables les instruments du philosophe, qui tout aussi bien sont ceux de l'homme de la rue. Il n'y a pas lieu de distinguer l'un de l'autre, surtout lorsque le seul problème est de rejeter l'aristocratisme des « savants » pour revenir aux étonnements de « l'usager », celui qui fait les frais de la stratification technico-socio-politique actuelle. Certes tout au long de son livre, R. Castel a répété qu'il n'était pas question pour lui de ne pas « faire crédit » à la psychanalyse de sa spécificité, à propos de quoi il se dit justement non qualifié pour argumenter, mais à quoi précisément il ne s'intéresse pas. En effet point ne lui en est besoin, puisqu'il lui suffit de se tenir hors du champ de la psychanalyse pour « constater » simplement que celle-ci n'est pas, elle, hors du champ socio-politique, et que donc elle n'est pas à la hauteur des espoirs que certains avaient voulu placer en elle. Autant dire d'un quidam qui, avisant la bonnette à portraits d'un photographe, proteste d'abord de son refus de se faire tirer le portrait, puis, arguant du fait que tous les appareils d'optique se laissent traverser par la lumière, exige de l'opérateur qu'il emploie l'instrument en guise de télé-objectif. En effet, ajoute-t-il, ce que tout le monde attend pointe à l'horizon, il est urgent de détecter le phénomène, sous peine de traîtrise à la cause commune.

Abandonnons l'allégorie : autant dire que si Freud avait été à la hauteur de sa prétention, il aurait su dénoncer le nazisme, et pourquoi pas le mettre hors d'état de nuire au lieu de se trouver balayé par lui hors de Vienne, en laissant tuer quelques millions de Juifs. « Usagers » eux aussi, ceux-ci n'avaient que faire des sciences et de la soi-disant rigueur épistémologique. A quoi leur a servi, à quoi peut servir une science de l'humain qui « n'a pas en elle-même de catégories pour appréhender le pouvoir, le social, le politique, etc., dans leur objectivité non psychique » (p. 206), et qui donc est au mieux complice de la « cristallisation des rapports humains... reposant sur l'exploitation, la violence et la ségrégation » (p. 255) ? L'espoir des damnés de la terre, la révolution, ne saurait germer que sur une terre vierge, un domaine neuf, où aucun impérialisme, fût-il scientifique, n'ait encore avancé son ombre prétentieuse. Foin donc des instruments : le socio-politisme est la dernière frontière, le dernier territoire où l'on puisse encore aller nu, armé seulement de ses pures intentions. Celles de R. Castel sont au-dessus de tout soupçon, puisque son but est de trouver « une voie pour briser ces exclusives et restituer leurs propres paroles aux exclus de ce système (aux « fous » par exemple, mais il n'y a pas qu'eux) » (p. 255).

Dont acte. Voici donc réhabilitée et haussée à la dignité de méthode révolutionnaire l'intuition partagée des philosophes et du sens commun sur la transcendance de la conscience en sa « visée intentionnelle ». En contrepartie de la déception d'une aussi piètre révélation la consolation parait mince de comprendre enfin la nature du soleil qui rend visible « l'ombre portée de la


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psychanalyse ». On voudrait qu'au moins elle soit nouvelle : mais M. Foucault, que R. Castel cite abondamment et qui, dès 1961, « proposait de traiter la psychanalyse elle-même comme une institution » (p. 235) nous a depuis longtemps fait part de la mort de l'homme, sans pour autant renoncer à son propre souci humanitaire, ni surtout oublier que les attributs de la divinité restent bons à prendre. « Nous avons perdu dix ans » (p. 235), mais enfin il n'est pas trop tard pour dénoncer la prétention à « Pextra-territorialité sociale totale de la psychanalyse..., ce privilège unique, exorbitant, que représenterait la position d'une substance complètement an-historique, a-sociale, a-politique. C'est la définition même de Dieu : la souveraine neutralité, l'arbitre, « l'autre scène » comme lieu ontologique où la critique n'est pas passée, écartée par le glaive tranchant de la coupure épistémologique » (p. 114-115). Celui qui connaît la définition de Dieu est évidemment habilité à dénoncer les faux-dieux, mais surtout que lui reste-t-il à envier à Dieu ?

Il convient en tout cas de créditer R. Castel d'un succès total dans un aspect au moins de son entreprise, celui de refuser toute compromission avec l'intraanalytique, ou encore de supprimer la barrière « privatisante » qui entoure et protège la cure, abusivement à son avis. Le problème est de savoir dans quel sens va fonctionner la brèche qu'il ouvre, au moins dans son livre : de l'extravers l'intra-analytique, ainsi qu'il l'espère, ou inversement ? Les analysants vont-ils abandonner leur cure, ou au minimum emporter son livre sur le divan pour socio-politiser leur relation à leur analyste, ou bien son livre va-t-il apparaître comme la tentative courageuse d'un individu cherchant à se faire psychanalyser en place publique ? Le fait est qu'il offre abondamment matière à interprétations sauvages, au sens strict du mot, c'est-à-dire non pas faibles ou erronées, mais simplement non civilisées, dénuées d'égards et de souci thérapeutique envers celui qu'elles visent. Il n'était certainement pas facile de concentrer ainsi en si peu de pages, somme toute, et sans rien livrer apparemment de « privé », une pâture aussi riche offerte à la sauvagerie toujours possible de la gent analytique. Le paradoxe tient à ce que pour interpréter, même sauvagement, il faut se placer en position analytique, et que si cela est toujours méthodologiquement osé à l'égard d'un texte, cela était de surcroît clairement « interdit » par R. Castel lui-même. Clairement, mais non manifestement : impossible de trouver dans le texte un condensé précis du « contrat de lecture » qui pourtant y transsude au fil des chapitres. En revanche, un défi : « On peut faire assez confiance aux analystes pour leur laisser le soin de décrypter les intentions cachées de qui choisit le risque ambigu d'écrire sur la psychanalyse, surtout s'il ne « s'autorise que de lui-même ». Sans leur enlever ce plaisir... » (p. 213). Défi complété par un avertissement d'avoir à tenir compte non seulement des motifs supposés de l'auteur, mais aussi de la place où il se tient, car « là aussi il


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faut en appeler à autrui : nul n'est à lui-même son propre sociologue » (p. 213). On ne pouvait sans doute mieux préparer la chausse-trappe, et ce n'est pas de la faute de R. Castel si elle apparaît comme naïve : en tant qu'auteur il n'est personne (l'homme est mort), mais seulement le porte-parole d'un socius. Le psychanalyste qui croira être quelqu'un en répondant à cette non-personne parlera en fait lui aussi au nom d'un socius, et contribuera à démontrer que la privatisation psychanalytique est une plaisanterie. En d'autres termes toute réponse au Psychanalysme prendra figure d'acte socio-politique, émanant d'un membre du syndicat des psychanalystes, dûment mandaté ou non, peu importe. Ou encore : si la psychanalyse n'est pas un phénomène socio-politique, il doit être impossible à un psychanalyste de répondre à R. Castel, socio-politicien. Il suffira donc que celui-ci accumule des tentations suffisantes pour débusquer au moins un psychanalyste de sa tanière, et il aura démontré que la psychanalyse est bien un phénomène socio-politique.

On peut à son tour lui faire confiance : le jour où effectivement les psychanalystes constitueront un syndicat, nul mieux que lui ne sera qualifié pour en rédiger les statuts. Trop heureux ! Il est à craindre malheureusement qu'il doive pour cela attendre d'avoir entièrement créé autour de lui son univers parallèle. La barrière qu'il enfonce est une porte ouverte, parce que le clivage analytique ne passe pas entre des individus mais à l'intérieur d'eux. Si le mot psychanalyse renvoie à quelques significations précises (parmi d'autres qui restent floues), celui de psychanalyste est beaucoup plus ambigu. Quels que soient son statut social, ses options politiques, sa place sur l'échiquier variable de la violence et de l'exploitation, aucun psychanalyste n'est psychanalyste en dehors des instants privilégiés, et rares, où de son fauteuil il adresse une interprétation correcte à un patient précis. Le reste du temps il est un ancien combattant (qui raconte ses hauts faits) ou un futur analyste, qui à l'instar du plus naïf des débutants rêve à ses exploits de demain. Que l'âge lui ait apporté, en concurrence avec l'affaiblissement intellectuel et le durcissement émotionnel, une expérience encore provisoirement utilisable, il est peut-être plus habile, plus rigoureux que d'autres pour se faire violence, en même temps qu'il y contraint son client, dans l'art jamais assuré de créer pour eux deux, malgré le désir permanent de transgression qui les habite tous deux, la situation, l'aménagement, en un mot l'instrument analytique. Il fallait avoir le courage de Freud pour oser reconnaître, par exemple, que le simple regard de son patient était suffisant pour l'empêcher de l'écouter totalement, c'est-à-dire librement. Aucun autre dispositif que le sien, avec toutes ses règles techniques, n'a été imaginé jusqu'à présent qui permette à un être humain de se soumettre aussi complètement au désir d'un autre sans en être détruit : s'y soumettre, parce que pour en connaître quelque chose il faut en sentir les effets ; mais au travers de l'indispensable dispositif de sauvegarde qui, contraignant cet autre à n'exprimer son désir que par les voies de la symbolisation, lui donnera en retour la possibilité de savoir aussi, sans l'avoir accompli réellement, ce qu'il voulait faire. Rude contrainte


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de part et d'autre. On sait que les psychotiques, souvent, restent incapables de la supporter, non tellement par crainte banale de la destruction pour euxmêmes, mais parce que leur sentiment de toute-puissance les persuade vite qu'ils ne feront qu'une bouchée de leur analyste, et compromettront ainsi l'ordre de l'univers. On sait aussi que les analystes, surtout jeunes, en dépit ou à cause de leur expérience du divan, ne supportent pas facilement la contrainte du fauteuil, et que souvent ils la fuient, partiellement sinon définitivement, dans un tourbillon d'activités peu ou prou institutionnelles. Qu'il y ait dans cette effervescence bien du psychanalysme est indubitable, et nous sommes redevables à R. Castel de la vigueur et de la pénétration avec lesquelles il décrit le phénomène. Mais que ce bouillonnement soit aussi un apprentissage d'une part, et que d'autre part il contribue malgré tout au progrès de la médecine mentale, voilà ce qu'il ne paraît guère disposé à reconnaître. Le sentiment de toute-puissance est la chose du monde la mieux partagée. Il faut du temps au futur analyste pour renoncer à l'illusion que ce qu'il a déjà acquis d'expérience lui fournit une compétence particulière en socio-politique. Encore cette illusion, tant qu'elle opère, lui donne-t-elle quand même l'élan nécessaire pour oser agir, et parfois obtenir des résultats inattendus, qui ne recevront une théorisation correcte que plus tard, s'il advient.

A l'inverse, à supposer qu'un révolutionnaire se soit jamais fourvoyé en tant que tel sur le divan, il découvrirait encore plus vite que son analyste ignore autant que lui les bons trucs, et rirait de l'illusion qui lui faisait attribuer au « démasquage » du pauvre homme une vertu subversive. Travaillant dès lors plus réalistement à ses projets, il n'en serait que plus efficace d'avoir été soulagé de cette illusion, et peut-être de quelques autres au passage. On n'en finit jamais de découvrir qu'on ne vit que dans son propre corps et qu'on ne pense qu'avec son seul cerveau. Cet instrument solitaire, même s'il n'est plein que des « autres », n'a pas d'autre dieu que lui-même. Mais faudrait-il tomber de la lune pour ignorer encore, trente-cinq ans après la mort de Freud, que dans l'affrontement psychanalytique oeuvre tout ce qui est humain, à commencer par la violence ?

On n'en finit pas non plus d'apprendre à devenir analyste, et pour cela aussi tout est bon. On apprend en séance, par la lecture, et dans les groupements d'analystes. Depuis que la psychanalyse se répand dans la société, on apprend aussi dans la société. Le Psychanalysme connaîtra-t-il le sort amusant que son auteur attribue à L'anti-OEdipe, non sans une certaine admiration ambivalente : servir de pâture en des séminaires d'analystes ? Pourquoi pas ? Le psychanalysme mérite une étude approfondie. Mais faudrait-il, pour remercier R. Castel d'avoir créé le mot, obtempérer à la définition exclusive qu'il en édicté ?



Les livres

TRAITÉ DES HALLUCINATIONS

par Henri EY (1)

Les deux gros volumes qui constituent ie Traité des hallucinations de Henri Ey représentent en fait une oeuvre clinique et psychopathologique qui couronne les écrits de ce maître à penser de la psychiatrie française.

Admirablement documentés, les divers chapitres de ce traité dépassent bien évidemment les limites de l'hallucination et constituent un épais livre sur les psychoses.

Mes réflexions ne porteront dans cette revue que sur l'important chapitre du deuxième livre, intitulé « Modèle psychodynamique (la conception psychanalytique) ». Sans vouloir simplifier d'une manière abusive la présentation très soigneuse et détaillée que Henri Ey en fait, je dirais qu'il assimile la théorie psychanalytique de l'hallucination (et du délire) à celle de la projection linéaire d'un inconscient dont les affects ont un pouvoir hallucinogène. L'exposé des thèses psychanalytiques se réfère à Freud et à sa théorie des fantasmes et du rêve, à celle de la pensée imaginaire et de la réalité psychique.

Henri Ey reconnaît que certaines naïvetés de ses épigones ne peuvent être imputées à Freud qui avait articulé une théorie non seulement dynamique et conflictuelle, mais économique et topique des productions hallucinatoires et délirantes ; la notion de régression y est impliquée, de même que l'étude des avatars des forces refoulantes et des contre-investissements dans les psychoses.

Peut-être la lecture des textes freudiens et psychanalytiques ici présentée pourrait-elle être complétée par deux points de vue qui éviteraient de présenter la conception psychanalytique comme une perspective linéaire qui va de la pulsion et du désir à leur représentation hallucinatoire.

Le premier concerne la définition de la projection dont le mouvement correspond à une issue violente d'un matériel qui a subi le poids des forces refoulantes. Les contre-investissements qui maintiennent l'inconscient hors de notre portée sont forcés par la puissance de la projection. Qu'il y ait équivalence entre fantasmes et délire, c'est bien ce que disent les psychanalystes, à condition qu'on n'oublie pas que les processus primaires qui s'y manifestent n'acquièrent leur pesanteur que du fait des carences du Moi, de ses porosités ou de l'insuffisance de ses mécanismes élaboratifs. Dans le processus hallucinatoire, les mouvements introjectifs et projectifs s'échangent entre les instances du fonctionnement mental et les objets. Le concept kleinien le plus éclairant est probablement celui de l'identification projective, à laquelle il faut donner son plein sens. Le refoulé, dissocié et morcelé, est comme poussé dans l'objet dont il modifie les qualités et le perçu. Le contenant, le réceptacle, l'écorce du moi se modifient, donnent vie à ces « impressions d'objets » qui, selon les métaphores d'un psychanalyste comme Bion, se répandent dans l'infini d'un psychisme dissocié.

Une deuxième remarque doit être ici soulignée. Elle concerne la théorie de l'hallucination de plaisir et de l'hallucination de l'objet. Ces deux temps archéologiques doivent être, me semble-t-il, distingués dans la généalogie de l'inconscient. Seuls les kleiniens les confondent, estimant que l'objet de la réalité nécessite le fantasme. Un sein est fait pour être mangé et l'hallucination

(1) H. EY, Traité des hallucinations, Paris, Masson et Cle, 2 vol.

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du sein en connote l'existence ; le besoin de nourriture, le désir de manger se confondent dans cette acception avec le sein et la bouche. Je crois que la thèse freudienne définit d'abord l'hallucination de plaisir dans les temps initiaux de la toute-puissance narcissique où règne le principe de l'unité de l'enfant et des soins maternels. Cette unité, parce qu'elle conduisait à la mort psychique, ne constitue qu'une hypothèse limite ; plus tard la satisfaction des besoins ne calme ni l'excitation pulsionnelle ni le désir qui s'organise sur les bases du fonctionnement des zones auto-érotiques. La zone orale crée le sein à cause du désir qui s'y fixe ; l'objet est halluciné parce qu'il manque, selon une autre métaphore freudienne. Dans le chapitre VII de L'interprétation des rêves, Freud nous propose l'hypothèse suivant laquelle l'hallucination de plaisir conduit à l'hallucination de l'objet qui reconstruit les expériences agréables à partir des identités de perceptions. Le scénario est emprunté aux traces mnésiques élaborées à travers la perception de la constance des objets d'abord investis affectivement, puis perçus. En somme le travail du rêve conduit à des perceptions hallucinatoires de l'objet dont le manque nécessite la « re-création » de la continuité des expériences psychiques.

Ces quelques remarques tendent à donner un sens aux critiques de Henri Ey sur la théorie linéaire de l'hallucination à partir du désir inconscient projeté. Elles montrent la possibilité de comparer valablement le travail du rêve et le travail de la psychose.

La perte de la réalité dans les psychoses suppose donc une étude topique et économique et ne saurait donc être comprise, comme le montre très justement Henri Ey, à partir de la seule étude des conflits inconscients. Bien plus les freudiens diront qu'elle est un des aspects d'une lutte désespérée pour sauver ce qui peut rester du Moi, ce qui donne un certain sens aux études actuelles sur la psychiatrie familiale : le psychotique retrouve en effet dans la réalité des relations intrafamiliales l'exacte duplication de ses productions imagoïques. Le névrosé au contraire peut différencier les images de la réalité mentale de la réalité des images du monde qui l'environne, à condition d'organiser les modes de fonctionnement de son Moi suivant un système bien codifié de déplacements et de substitutions.

De ce fait les efforts du psychotique pour cliver, en vain, la réalité psychique et la réalité extérieure produisent des hallucinations fétichisées qui s'expriment dans les systèmes délirants qui leur sont personnels. Henri Ey rappelle par exemple à plusieurs reprises, comme l'a fait Jean Gillibert, qu'il convient de séparer le processus de fantasmatisation de celui de l'hallucination.

La régression ne représente pas un concept qui fait justice à la conception freudienne de l'hallucination, à moins qu'on n'y inclue, comme Freud l'avait fait dans sa théorie du rêve, son itinéraire progrédient, élaboratif où s'organisent les scénarios délirants. Il n'y a donc pas d'écart significatif entre la théorie psychanalytique et la théorie organo-dynamique, celle de Henri Ey, sur la psychose.

Quoi qu'il en soit la lecture de ce chapitre témoigne du travail très approfondi auquel Henri Ey s'est consacré : une remarquable documentation, une lecture personnelle de nombreux travaux français et étrangers permettent de considérer son ouvrage comme un outil de travail irremplaçable.

C'est ce qui ne peut manquer de frapper ceux qui consulteront ces livres écrits dans une retraite féconde, d'où le maître de beaucoup de générations de psychiatres est entendu comme celui qui provoque encore et toujours la réflexion et la recherche et qui réveille en nous la gratitude de ceux qui tiennent à se compter parmi ses élèves reconnaissants.

S. LEBOVICI.


Nécrologie

MARGARET CLARK WILLIAMS

Il est difficile d'évoquer sans émotion le souvenir de Margaret Clark Williams. Elle était de ceux qui donnent une signification et une résonance à l'expression « intelligence du coeur ». Dans l'exercice de sa profession, elle ne se départissait certes pas de la « neutralité bienveillante » prescrite au psychanalyste, mais je doute que sa neutralité, pourtant stricte, ait empêché la bienveillance d'émaner de toute sa personne, sans qu'elle fît rien pour la manifester. C'est dire qu'à une grande compétence technique et à une sérieuse érudition franco-anglaise, dont elle ne faisait pas étalage, elle ajoutait tout naturellement un sens profond de l'humain.

Rien de plus juste que le portrait tracé par son fils David, en quelques lignes dont je veux donner ici la traduction : « Ce fut une adorable et une remarquable dame, grande par son courage, son humour et son charme, dont la compréhension des gens et la vivacité d'esprit ne cessèrent jamais d'apparaître remarquables. »

Descendante d'une brillante lignée d'universitaires américains, c'est à la fin de ses propres études supérieures qu'elle fut amenée en France une première fois à 21 ans par une tante, universitaire elle-même. Elle vécut d'abord quelques mois à Lyon et, par la suite, trouva dans la famille de la fondatrice de l'école maternelle française — la famille Kergomard — l'accueil chaleureux qui tissa ses premiers et indestructibles liens avec la France dont elle fit, en quelque sorte, sa seconde patrie.

Ses premiers contacts avec la psychanalyse datent de l'hiver 1931-1932, qu'elle passa à Vienne ; après quoi elle retourna aux Etats-Unis avec ses deux enfants, mais, dès la fin de la guerre, en 1945, elle revint à Paris où elle entreprit une carrière de psychanalyste, après avoir terminé sa formation avec Raymond de Saussure et avoir trouvé place à la Société psychanalytique de Paris.

On ne saurait ici passer sous silence l'épisode douloureux de ce malencontreux procès qui la mit en lumière à son corps défendant, en faisant d'elle, bien malgré elle, l'emblème des psychanalystes non médecins, en conflit avec certains médecins non psychanalystes. Comme bouc émissaire, on ne pouvait faire un plus mauvais choix que cette femme modeste et désintéressée, qui donnait sans compter son temps et son argent à ceux de nos compatriotes qui avaient besoin d'elle et dont la compétence n'était contestée par aucun de ses pairs. Elle eut gain de cause grâce aux multiples et éminents témoignages qui lui furent apportés, et plus encore grâce à la conscience du juge Millerand qui, chargé d'un complément d'instruction, passa des matinées entières à s'informer de son problème en profondeur.

A la suite de cette épreuve, elle fut, un moment, tentée de quitter la France pour s'installer à Londres. Mais bientôt elle se rendit compte que ce procès n'avait fait que lui amener de nouveaux amis et raffermir ses liens avec les anciens.

Pendant des années, elle fut ma collaboratrice au Centre Claude-Bernard où elle fut entourée de l'affection et de l'admiration de tous ceux qui l'approchèrent.

Elle voulait travailler jusqu'au bout ; mais l'âge et la maladie eurent raison d'elle. C'est dans un coin champêtre de la Dordogne qu'elle se retira en 1973


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et finit doucement ses jours en compagnie de sa fille Anne qui la veilla jusqu'au dernier moment.

Margaret Clark Williams fut une psychanalyste discrète, profonde et efficace. Elle reste un exemple d'autant plus grand qu'elle ne se donna jamais en exemple. Elle était sans parti pris et attentive à tous. Et tous lui accordèrent leur confiance. Je crois même qu'il y eut quelques-uns de ses collègues qui eurent recours à elle devant les difficultés personnelles ou professionnelles qu'ils rencontraient sur leur route.

Son éloignement de Paris fit que sa mort fut aussi discrète que sa personne. Mais sa disparition n'en a pas moins creusé un vide qu'il ne sera pas facile de combler.

Dr André BERGE.

Au moment de mettre sous presse, nous ne pouvons qu'annoncer la triste nouvelle de la mort soudaine de notre collègue Jean Kestemberg.

On trouvera dans le prochain numéro un hommage à sa mémoire.


Revue des Revues

THE PSYCHOANALYTIC QUARTERLY (vol. XLII, 1973, n° 1)

BRENNER (Ch.), Rudolph M. Loewenstein : An appréciation (Eloge de

R. M. Loewenstein), p. 1-3.

Bibliographie de Rudolph M. Loewenstein (1923-1972), p. 4-9. GREENACRE (Ph.), The primal scene and the sensé of reality (Scène primitive

et sens de la réalité), p. 10-41 (1). SCHAFER (R.), Concepts of self and identity and the expérience of SeparationIndividuation

SeparationIndividuation adolescence (Concepts de self et d'identité et l'expérience de

Séparation-Individuation au cours de l'adolescence), p. 42-59 (2). EASSON (W. M.), The earliest ego development, primitive memory traces, and

the Isakowet phenomenon (Développement précocissime du Moi, trace mnésique

primitive, et phénomène d'Isakower), p. 60-72. ROIPHE (H.) et GALENSON (E.), Object loss and early sexual development (Perte

d'objet et développement sexuel précoce), p. 73-90 (3). SIMON (B.), Plato and Freud : the mind in conflict and the mind in dialogue

(Platon et Freud : l'esprit conflictuel et l'esprit dialoguant), p. 91-122.

(1) GREENACRE (P.), Scène primitive et sens de la réalité.

L'auteur s'appuyant sur trois sources — L'homme aux loups, sa pratique et ses réflexions sur la vie et l'oeuvre du peintre Piet Mondrian — envisage l'influence de la scène primitive sur le développement et le fonctionnement du sens de la réalité.

Le terme de scène primitive est utilisé dans son sens originel, enfant témoin oculaire ou auditif des relations sexuelles parentales ou d'autres actes sexuels, expériences point de départ de fantaisies prégnantes et d'effets « après coup ». Des fragments de ces expériences apparaissent dans les rêves, les souvenirs-écran, les symptômes et le comportement ultérieur, les fantaisies masturbatoires. Les impressions sont surtout fortes avant l'âge de trois ans d'autant que la parole, de par son acquisitition récente, ne permet pas un dialogue avec les parents, et de ce fait ont plus tendance à s'imprimer dans la composante physique des réactions émotionnelles ; cette mémoire corporelle peut réapparaître plus tard dans des symptômes ou bien en cours de traitement, directement ou sous forme de conversion. Les diverses impressions que l'enfant peut avoir de la scène primitive sont combinées à d'autres expériences plus précoces et aussi à l'état de son bien ou mal-être corporel.

Le sens de la réalité est entendu ici comme l'essai de déterminer ce qui est sûr, probable et au moins relativement constant dans le monde extérieur de la vie pratique quotidienne ; les divers autres types d'appréciation de la réalité comme, par exemple, celui de l'artiste, de l'inventeur, du philosophe, du mystique n'y sont pas inclus.

On ne peut qu'être frappé d'une contradiction : l'universalité probable du spectacle de la scène primitive et son oubli. Cette constatation mène à considérer le déni et l'influence de ce déni sur le sens de la réalité. Le vrai but du


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déni est le bannissement d'une stimulation externe intolérable en oblitérant ou en effaçant sa source, en faveur des désirs instinctuels. A côté du déni massif, considéré habituellement comme une indication de psychose, Freud a montré qu'il pouvait y avoir un clivage dans le fonctionnement du Moi où (cas du fétichisme) un déni limité pouvait coexister avec une conservation du sens de la réalité.

Le contrôle de la réalité se développe surtout au cours de la deuxième année. Il s'accroît par comparaison entre une expérience actuelle et les expériences passées, par comparaison avec les expériences des autres, par l'évaluation des éléments communs entre une situation donnée et une situation globale. L'épreuve de réalité a des failles particulièrement dans un secteur : l'appréciation du corps propre ; les distorsions se font surtout sentir dans deux zones corporelles, les organes génitaux et la face. L'établissement d'un sentiment de familiarité est une marche vers l'acquisition du sens de la réalité. Dans la scène primitive les parents sont vus ou entendus d'une manière inhabituelle, étrange, leur comportement étant différent de ce que l'enfant perçoit ordinairement. L'enfant peut être écrasé par cette nouveauté étrange, il peut se sentir isolé, ce qui entraîne une jalousie, il peut ressentir un sentiment d'impuissance. Au cours de la deuxième année où les réponses psychiques et corporelles deviennent complexes et différenciées, les réactions peuvent être la fuite vers ce qui est familier, l'immobilisation avec des modifications de l'état de conscience — confusion ou sommeil —, enfin un déni partiel ou total de l'expérience. Le déni va entraîner une distorsion du sens de la réalité ; il sera suivi par le refoulement et l'isolation, plus tardivement par la rationalisation. Le déni est à la fois puissant, insidieux, extensif, tendant à infiltrer les relations ultérieures, permettant à des perceptions opposées de persister juxtaposées. Avec l'isolation, le déni façonne les fondations d'un mur tenace qui se rencontre dans des symptômes, des traits de caractère, un comportement de retenue. Il est habituellement plus ou moins bien accepté par le patient, peu s'en plaignent directement, la contrainte et le manque de spontanéité pouvant être cependant troublants. Quoique cela provienne de la peur d'être écrasé par l'extérieur cela sert à maîtriser ses propres instincts sexuels et agressifs, ce dont l'individu n'est pas très conscient.

Ce mur s'est graduellement construit dans l'enfance, les chocs provenant d'expériences de terreur, en particulier la scène primitive qui peut être associée, reliée, à des événements traumatiques réels — éloignement ou perte d'un proche, atteinte corporelle (opération, surtout des zones génitales, lavements répétés...). Ainsi semble se former le noyau fondamental du déni.

(2) SCHAFER (R.), Concepts de self et d'identité et l'expérience de SéparationIndividuation au cours de l'adolescence.

Le but de cet article est une étude critique des concepts de self et d'identité, largement utilisés mais avec des significations différentes selon les auteurs. Leur usage est surtout fréquent quand on parle du processus de séparation-individuation. En effet ce dernier consiste en deux séries de modifications interdépendantes : la différenciation entre le self et l'objet (c'est là en particulier que sont utilisés les termes de self et d'identité) et l'activité indépendante dans le monde objectai.

Schafer décrit d'abord le détachement de l'adolescent partant de ce qu'en a écrit Freud dans les Trois essais... : nécessaire détachement de l'adolescent vis-à-vis de l'autorité et des images parentales. Il souligne les luttes souples, les divers mécanismes de défense impliqués dans les changements de buts, d'objets, de représentations.


REVUE DES REVUES 673

Au cours de cette lutte, les processus mentaux sont traités comme des substances, par exemple les sentiments peuvent être vécus comme des matières fécales que l'on peut expulser, détruire, des substances orales ou des choses sexuelles (enfant...). Les sentiments pour d'autres sont vus comme des liens qui peuvent être coupés, ou bien qui engluent, suffoquent, empoisonnent, paralysent... Tout ceci dénote un processus de pensée primaire.

Mais une telle pensée archaïque, même si elle est largement utilisée sous forme de métaphore dans le langage commun, ne peut servir pour une conceptualisation théorique rigoureuse. Objectivement nous n'attribuons pas une substantialité à ce qui est mental, les processus mentaux ne sauraient être considérés comme des choses. Or, cependant il y a une tendance, ancienne et persistante, à concrétiser, à personnifier, à réifier, par exemple les structures psychiques (Ça, Moi, Surmoi). Cette tendance critiquée pour ces instances réapparaît cependant dans les concepts de self et d'identité. De plus, ces deux concepts ont souffert de leur facilité d'emploi. Alors que la psychologie du Moi devenait ardue, complexe, ces deux termes paraissaient proches de l'expérience subjective et du travail clinique.

L'auteur pense que le modèle traditionnel de la théorie psychanalytique, celui des sciences naturelles, n'est plus adéquat et que l'usage des concepts de self et d'identité est une phase de transition dans la conceptualisation psychanalytique menant à un changement fondamental.

(3) ROIPHE (H.) et GALENSON (E.), Perte d'objet et développement sexuel précoce.

Depuis plusieurs années ces auteurs étudient dans le service de psychiatrie infantile de 1' « Albert Einstein Collège of Medicine » à New York, selon les méthodes de M. Mahler, le développement sexuel des enfants dans leur deuxième année. Il est d'abord utile de rappeler leurs précédents travaux. Entre le quinzième et le vingt-quatrième mois, les enfants des deux sexes montrent régulièrement un comportement masturbatoire et une curiosité concernant la différence des sexes, témoignant d'une excitation sexuelle. Normalement il en résulte une consolidation des représentations du self et de l'objet et une mise en place du schéma corporel incluant l'appareil génital. Le premier développement sexuel serait sans résonance oedipienne. Des angoisses de castration, à cette époque, surviennent seulement chez des enfants ou qui n'ont pu acquérir un schéma corporel stable (maladie grave, intervention chirurgicale...) ou dont la représentation d'un objet stable est défectueuse (perte d'un parent, mère négligente ou déprimée).

Dans cet article, l'observation de Billy durant sa deuxième année est largement rapportée. Comme les autres enfants de cette recherche il vient avec sa mère au centre quatre matinées par semaine ; la nursery est une grande cour de récréation d'où les enfants peuvent voir leur mère et aller vers elle ; chaque couple mère-enfant a ses propres observateurs durant toute la deuxième année ; chaque dossier inclut les renseignements obtenus en interrogeant la mère, les observations directes dans la nursery et celles de visites à domicile.

A partir du quatorzième mois, Billy montra de nettes réactions lorsque sa mère s'absentait pour de courts moments. A cette époque de lutte pour la séparation, l'enfant a une conscience aiguë de sa déficience, d'un vide intérieur qui ne peut être comblé que par la mère, personne extérieure à son self. C'est dans ce contexte que la mère de Billy s'absente deux semaines pour rejoindre son mari. A son retour, il refuse toute prise de lait. Les auteurs supposent qu'à ce moment il développa une grande agressivité, des sentiments ambivalents vis-à-vis de sa mère et que survint un clivage entre bons et mauvais objets, la mauvaise mère étant projetée sur la bouteille de lait.


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Or, c'est au quatorzième mois, quand depuis plusieurs semaines les réactions à la séparation étaient évidentes, que Billy montra un intérêt accru pour ses organes génitaux. On observa qu'il saisissait son pénis quand il était frustré ou fâché avec sa mère, ce qui amène à la relation entre la crainte de perte d'objet et l'angoisse de castration. A l'âge de seize mois et demi, au plus fort de sa réaction de séparation, accrue par le départ prolongé de sa mère, il commença à se masturber franchement, ouvertement, et beaucoup plus que les autres enfants. Son rituel masturbatoire le réconfortait face aux angoisses de perte objectale et de dissolution de soi. Ses peurs de dissolution incluaient toujours une angoisse de castration depuis qu'il y avait eu cet éveil génital avec l'investissement narcissique concomitant du pénis. Il est possible que le fantasme masturbatoire sous-jacent durant cette période d'éveil génital précoce soit préoedipien et en relation avec la consolidation de la représentation d'objet et du self. Quand on parle de fantaisie masturbatoire à cette époque il s'agit plutôt de « fantasme de sentiment » que de pensées cohérentes ou de rêveries visuelles.

En bref, les auteurs admettent un éveil sexuel marqué vers le milieu de la deuxième année, jouant un grand rôle dans le développement de l'enfant. Le développement de la relation objectale et du schéma corporel donne une forme à cette émergence sexuelle et au schéma génital primaire qui s'installent à cette époque. L'observation de Billy suggère que le fantasme sous-jacent à ses activités sexuelles inclue la consolidation de la représentation d'objet et du self. Des expériences précoces tendant à confronter à l'excès l'enfant avec des craintes de perte d'objet et de dissolution corporelle amènent à un schéma génital défectueux à une époque où normalement il se consolide.

THE PSYCHOANALYTIC QUARTERLY (vol. XLII, 1973, n° 2)

GLOVER (Edward) (1888-1972), The rôle of aggression in humait adaptation

(Le rôle de l'agression dans l'adaptation humaine), p. 173-177. ARLOW (J. A.), Perspectives on aggression in human adaptation (Perspectives sur

l'agression dans l'adaptation humaine), p. 178-184 (1). HAMBURG (D. A.), An evolutionary and developmental approach to human

aggressiveness (Une approche évolutionniste et développementale de l'agressivité

humaine), p. 185-196 (2). JOSEPH (E. D.), Aggression redefined. Its adaptational aspects (Nouvelle délimitation du concept d'agression. Ses aspects adaptatifs), p. 197-213 (3). TRILLING (L.), Aggression and utopia : a note on William Morris's News from

Nowhere (Agression et utopie : note sur les News from Nowhere de William

Morris), p. 214-225. MARCOVITZ (E.), Aggression in human adaptation (Le rôle de l'agression dans

l'adaptation humaine), p. 226-233 (4). MUMFORD (E.), Sociology and aggression (Sociologie et agression), p. 234-237. ZEGANS (L. S.), Philosophical antécédents to modem théories of human aggressive

instinct (Les antécédents philosophiques des théories modernes de l'instinct

agressif chez l'homme), p. 238-266 (5).

(1) ARLOW (J. A.), Perspectives sur l'agression dans l'adaptation humaine.

L'auteur fait quelques considérations générales introductives sur l'aspect sociologique de l'agression, les théories la concernant, l'apport de la psychanalyse dans sa compréhension.

La structure sociale, l'histoire culturelle, les valeurs du groupe, tout ceci


REVUE DES REVUES 675

incluant les attitudes envers l'agression, trouvent leur représentation dans la psychologie de chaque individu. En quelques courtes années le petit de l'homme doit apprendre à s'adapter à un environnement qui s'est développé au cours de centaines d'années ; chaque culture définit les limites du comportement agressif permis acceptables chez l'individu.

Les théories de l'agression peuvent être rangées sous trois titres : la théorie biologique-instinctuelle, la théorie de la frustration, la théorie de l'apprentissage social. La première tendance, habituellement identifiée avec la psychanalyse, voit le comportement agressif comme une composante inhérente à la nature humaine. En fait, si la psychanalyse met l'accent sur la prédisposition à l'agression ou le besoin de décharge à travers une activité de nature agressive, il y a lieu de souligner que ce besoin est modifié par l'expérience, spécialement par les interrelations très précoces entre l'individu et son environnement. La situation analytique montre combien l'agression peut être liée à un danger, interne ou externe, réel ou imaginaire, conscient ou inconscient ; les diverses possibilités de lutte contre ce danger, façonnées au cours d'expériences précoces, modifient la qualité et la forme de l'agression et également la prédisposition au conflit en général, qu'il soit interne ou avec l'environnement. La théorie de la frustration échoue à expliquer l'agression comme une réponse à la frustration.

Ce sont des données cliniques qui menèrent Freud à la conclusion que l'agression doit être considérée comme une des deux sources primaires de stimulation de l'activité mentale ; de ce fait il est difficile d'y appliquer des concepts biologiques. Cependant l'investigation psychanalytique, par son originalité, permet un mode de compréhension de la genèse de tel ou tel comportement et de sa valeur adaptative.

Les études sur le comportement des primates montrent combien l'observation, l'imitation, conduisent à des modifications du comportement tant chez l'homme que chez l'animal. Dans ce processus on parle en psychanalyse d'identification. Cependant, il est certain que tous les comportements observés ne sont pas copiés, ceci est une question importante si l'on désire tirer des conclusions pour une modification normative du comportement : comment, par exemple, influencer des enfants afin qu'ils imitent les traits les plus appropriés ? En fait, actuellement, tant dans le domaine de l'étude du développement longitudinal de l'enfant selon un point de vue psychanalytique que dans celui de l'observation des primates, nous en sommes aux prémices d'une telle compréhension. Même l'entendement analytique en sait moins sur le développement des modes d'agression, sur leur influence au cours de la formation du Moi, que sur l'impact des instincts sexuels.

(2) HAMBURG (D. A.), Une approche évolutionniste et développementale de l'agressivité humaine.

L'auteur, spécialiste du comportement des chimpanzés dans leur habitat naturel, circonscrit l'exposé présent au comportement agressif de ces primates et à l'application de ces observations à l'évolution de l'agressivité humaine. Dans une perspective évolutionniste on se demande comment l'homme est devenu ce qu'il est et l'on cherche ce qui de son passé lui a été transmis par voie biologique et culturelle. De telles études posent la question de caractéristiques, par exemple du chimpanzé primate le plus proche, qui seraient des composantes sous-jacentes, fondamentales du comportement humain.

Dans cet article Hamburg décrit d'abord les comportements d'agression des chimpanzés, entre eux ou avec d'autres animaux comme les babouins. Les chimpanzés sont exceptionnels, parmi les espèces animales, par la variété des moyens qu'ils ont de contrôler ou régler leur agressivité. Ainsi l'auteur


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montre les comportements de menace, d'attaque ; le déplacement de l'agressivité destinée à un plus fort sur un individu plus faible ou plus bas situé dans la hiérarchie ; les comportements de soumission et de réassurance ; l'utilisation d'armes (dont les jeunes chimpanzés apprennent à se servir selon le modèle : observation-imitation-pratique) ; la coopération dans la chasse. Il recense une douzaine de situations où l'agressivité survient de préférence, pouvant se ranger en deux catégories : défense et obtention de ressources (nourriture, femelles). Ces modes de comportement ont aidé ces animaux à faire face aux problèmes se posant pour leur survie dans cet habitat.

L'espèce humaine bénéficie, sous de nombreux aspects, de l'héritage biologique de son histoire de vertébré, mammifère, primate. On peut supposer que des tendances agressives, transmises génétiquement, requièrent une stimulation de l'environnement pour se développer pleinement. Une raison de prendre en considération cette possibilité vient de ce que les observations ici rapportées ont esquissé de nombreuses similitudes entre les éléments de base du comportement agressif chez le chimpanzé et chez l'homme. Ces similitudes existent au niveau du comportement d'un individu ou d'un petit groupe, mais on n'a pas observé de comportement similaire à la guerre.

Il est sûr qu'un comportement agressif, entre deux hommes, entre hommes et animaux, entre groupes humains, est un trait humain ancien ; un tel comportement a été appris, encouragé, par les coutumes et récompensé pendant des milliers d'années. Une voie d'investigation intéressante est de déterminer si, tôt dans la vie, l'organisme humain est prêt à acquérir certains modes de comportements élémentaires qui se sont révélés adaptativement valables au cours de l'évolution, avec une relative facilité. Pour une espèce donnée, des comportements sont faciles à acquérir, d'autres difficiles, d'autres impossibles ; il semble vraisemblable que l'apprentissage de ceux orientés vers la nourriture et la reproduction ont une haute priorité biologique ; or, l'agression peut servir à la mise en oeuvre de ces nécessités. Aussi, il est plausible que le « schéma de montage » cérébral hérité refléterait l'avantage sélectif à long terme de l'apprentissage d'un tel comportement. Par exemple, de simples préférences de la part d'un nourrisson ou d'un jeune enfant peuvent attirer son attention sur une certaine classe de stimuli ou bien récompensent son engagement dans un mode donné d'activité. Une fois menés dans cette direction par une préférence héritée, une grande quantité d'apprentissages complexes s'ensuivront, tenant pleinement compte des indications culturelles. Cette voie de recherche peut dans les futures années lier les approches ontogénétiques et phylogénétiques dans la compréhension de l'agressivité humaine.

(3) JOSEPH (E. D.), Nouvelle délimitation du concept d'agression. Ses aspects adaptatifs.

Pour l'auteur la plupart des analystes ont tendance à accentuer un aspect des tendances agressives, l'hostilité et la destruction, négligeant d'autres manifestations, d'importance égale ou même supérieure, jouant un rôle capital dans le développement mental et les relations humaines. Si l'on reprend l'étymologie le mot agression, venu de ad et gradior, signifie d'abord « aller vers », « se rapprocher de ». Pour Joseph il y a lieu d'élargir le concept d'agression incluant tous les comportements et activités entraînant un rapprochement avec un autre objet pas forcément avec l'intention, consciente ou non, de lui causer du mal mais, par exemple, pour les nécessités vitales, l'obtention d'un plaisir, l'accomplissement et la satisfaction des divers intérêts du Moi. Il y a de nombreuses formes d'activité qui permettent des réponses agressives sans violence ni destruction.


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Si l'on considère le développement de l'enfant on s'aperçoit que les besoins, par exemple de nourriture, mènent à une recherche. Ce comportement de recherche peut être vu comme le prototype, le début, de mouvements pleins de force à visée adaptative qui pourraient être classés comme activités agressives, c'est-à-dire des activités violentes, dirigées vers l'obtention de nourriture pour survivre. Ceci n'implique pas que le nouveau-né dans une telle action a la pensée ou le désir conscient de ce qui le motive dans cette direction ; c'est plutôt une activité instinctive nécessaire à l'enfant pour se nourrir. Cependant, c'est un rapprochement de la source de nourriture et, comme tel, cela peut être considéré comme un acte agressif. Que, ultérieurement, à ces actes soient associées des expériences désagréables et que des fantasmes de vengeance, d'hostilité, de destruction puissent leur être liés, cela n'élimine en aucune façon le fait que l'activité initiale n'est pas nécessairement accompagnée de fantasmes hostiles ou destructeurs. Les épigones de Melanie Klein n'accepteraient pas cette proposition mais jugeraient qu'il existe des fantasmes innés dirigés contre le sein ; avec Glover, l'auteur pense cependant que ces fantasmes sont acquis au fil du développement et des expériences.

Margaret Mahler décrit, au cours du processus de séparation-individuation, le comportement de l'enfant vers les dix-huitième - vingtième mois, qui explore le monde loin de sa mère mais revient périodiquement s'assurer de sa présence. Cette activité peut être étiquetée démarche agressive menant au développement de l'identité et à l'acquisition de l'indépendance vis-à-vis de la mère. De même la répétition que fait un enfant pour maîtriser un jeu, acquérir une nouvelle habileté ou même surmonter une expérience désagréable, pourrait être intitulée action agressive, mais elle n'est cependant pas nécessairement reliée à des intentions de destruction. Plus tard l'enfant va se rapprocher de la figure maternelle, certainement pas pour la détruire mais pour exprimer des sentiments oedipiens positifs. Ultérieurement l'adulte aura également dans sa vie amoureuse des conduites d'approche, parfois violentes, mais n'incluant pas nécessairement une composante destructrice.

La pensée offre la possibilité d'une activité intense excluant des actions violentes. Penser peut être un équivalent agressif mais écartant la nécessité d'une réponse agie au stimulus de l'environnement.

Un autre exemple peut être tiré des relations entre le Moi et le Surmoi. Le plus souvent leurs interrelations sont décrites en terme d'hostilité, de vengeance. Il est banal de constater, cependant, que des patients tirent fierté et satisfaction de répondre pleinement à leurs exigences morales et cela semblerait une utilisation pleine de force d'une relation agressive entre les divers niveaux d'activité mentale.

En termes métapsychologiques, ce qui a été décrit est l'utilisation des fonctions autonomes du Moi au service du Moi. L'auteur rappelle les conceptions de Hartmann, Kris et Loewenstein et à partir de là comprend l'économie des phénomènes décrits en fonction d'une plus ou moins grande charge agressive incluse dans les activités du Moi et du Surmoi.

(4) MARCOVITZ (E.), Rôle de l'agression dans l'adaptation humaine.

D'abord l'auteur revient sur la définition de l'agression, souligne que d'emblée l'origine du mot agression, ad gradi, eut une signification agressive, car ainsi était désignée la tactique des légions romaines (attaque en marchant en phalange). Il pense également que l'approche vers un objet constitue l'élément de base du comportement agressif.

Ensuite, Marcovitz décrit les divers types de comportement vis-à-vis des objets qui peuvent être qualifiés d'agression. Il en note cinq. Le premier est la


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curiosité, avec les activités d'attention et d'exploration, observables chez le nourrisson ; il rappelle que Spitz a écrit que « de beaucoup la plus grande et plus importante partie de la pulsion agressive sert de moteur à chaque mouvement, à toutes les activités grandes ou petites, et en définitive à la vie elle-même ». Le second est l'affirmation de soi ; ceci survient chaque fois que quelque chose s'oppose à une gratification, un développement et/ou la menace d'une blessure ou d'une destruction ; l'affirmation de soi commence avec l'établissement des limites du corps, peut-être avec le premier serrement des lèvres contre l'intrusion du mamelon. Le troisième est l'affirmation d'une prédominance, dans un système hiérarchique. Le quatrième est l'exploitation des autres dans son propre intérêt. Le cinquième est l'hostilité, l'intention de blesser ou de détruire un objet. Cependant il y a lieu de distinguer trois cas. Dans l'un la destruction n'est pas le but principal ; ainsi manger ou survivre, éliminer ce qui s'oppose à son désir, se défendre — en définitive le combat pour la nourriture, les possessions, le territoire, l'accouplement, le rang, la guerre —, mènent à l'hostilité, mais il y a toujours d'autres visées que la destruction et quand le but est atteint l'hostilité cesse. Dans l'autre, le but est bien la blessure ou la destruction de l'objet, c'est la haine ; les motifs en sont la trahison d'un amour, d'une confiance, la culpabilité ou l'humiliation accompagnée d'une blessure narcissique, l'envie ou la jalousie, la projection de ses propres sentiments de rejet inconscients. En dernier, il y a l'hostilité utilisée pour la satisfaction d'un plaisir, que nous appelons sadisme.

Enfin, l'auteur situe l'agression parmi les modes humains d'adaptation. Il rappelle d'abord que l'expérience clinique montre que les expressions de violence contre autrui préservent de l'auto-agression et du suicide, que l'agression non exprimée peut se convertir en maladie, accident ou dépression et qu'inversement sa reconnaissance ou son expression libère de la maladie ou de la dépression. Par ailleurs, plaisir, agression, maîtrise de soi et de l'environnement sont inséparables à chaque moment du développement ; sans agression il n'y aurait ni survie, ni tendance à l'apprentissage, ni maîtrise. Le mieux est que l'agressivité, au lieu du combat et de la violence, s'exprime à travers la parole, le regard, le silence... L'auteur a trouvé utile en psychothérapie de différencier les diverses formes d'agression afin d'aider un patient à reconnaître que l'affirmation de soi ne signifie pas nécessairement la destruction d'une autre personne, que l'inhibition de la violence ne requiert pas la renonciation à la curiosité, à la rivalité ou à d'autres formes d'agression. Ainsi, il n'y a pas lieu de souhaiter, par apprentissage voire modifications génétiques, l'élimination de l'agression. Un haut sentiment de sa valeur permet d'affronter les difficultés inhérentes à la vie, son absence conduit à des sentiments d'impuissance, de dépendance, d'anxiété et de dépression menant eux-mêmes à des actes agressifs mais inefficaces et inappropriés. Cependant l'agression n'est pas le seul mode d'adaptation, il y a également la passivité qui fait partie de notre potentiel biologique inné.

(5) ZEGANS (L. S.), Les antécédents philosophiques des théories modernes de l'instinct agressif chez l'homme.

La fascination concernant les problèmes du mal et de l'agression ne date pas d'aujourd'hui. L'auteur pense qu'il y a lieu d'évaluer, dans les formulations contemporaines sur l'agression, ce qui est fondé sur des déductions scientifiques et ce qui est coloré par des points de vue religieux et philosophiques.

D'abord, il reprend les divers mythes indo-européens concernant la théogonie et la genèse du mal en particulier chez les Perses. Ensuite il évoque Aristophane, la figure de Dionysos, l'orphisme et sa trace chez Empédocle et


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Platon. Il rappelle les évocations de ces derniers par Freud (Analyse terminée et non terminée, Pourquoi la guerre). L'agression, vue comme un instinct et non plus comme une faute, un péché originel, mène à une théorie pessimiste et impopulaire, car à ce moment-là rien ne peut éliminer la violence et il n'existe ni rédemption spirituelle ni modification par un changement social. Freud considérait le christianisme luttant pour une perfection morale comme au mieux une illusion et comme une provocation à la culpabilité. Il agaçait les chrétiens comme les théoriciens sociaux en démolissant la possibilité d'une société pacifique construite sur les bases de l'amour et de la coopération.

Actuellement de nombreux auteurs rejettent complètement les bases mythologiques et philosophiques dans l'oeuvre de Freud et de Lorenz. Pour eux les causes de la violence humaine ne sont pas génétiques mais dans les institutions politiques, économiques, qui sont l'invention de l'homme.

THE PSYCHOANALYTIC QUARTERLY (vol. XLII, 1973, n° 3)

RANGELL (L.), On the cacophony of human relations (Sur la cacophonie des relations humaines), p. 325-348.

CASTELNUOVO-TEDESCO (P.), Organ transplant, body image, psychosis (Transplantation d'organe, image du corps, psychose), p. 349-363 (1).

BASCH (S. H.), The intrapsychic intégration of a new organ : a clinical study of kidney transplantation (L'intégration psychique d'un nouvel organe : une étude clinique de la transplantation rénale), p. 364-384 (2).

FLIEGEL (Z. O.), Féminine psychosexual development in freudian theory : a historical reconstruction (Le développement psychosexuel de la femme dans la théorie freudienne : une reconstruction historique), p. 385-408 (3).

GEDO (J. E.), Kant's Way : the psychoanalytic contribution of David Rapaport (Le chemin de Kant : la contribution psychanalytique de David Rapaport), p. 409-434(1)

409-434(1) (P.), Transplantation d'organe, image du corps, psychose.

Les récentes interventions de transplantation d'organe contribuent à notre compréhension de l'image du corps et en particulier à l'image de l'intérieur du corps. Jusqu'à une époque récente nos connaissances sur les perturbations de l'image du corps venaient surtout des modifications dans l'anatomie externe quand une partie du corps manquait (amputation, aplasie congénitale). Actuellement les transplantations nous permettent de considérer ce qui arrive quand une partie étrangère est introduite dans le corps, en quelque sorte ajoutée. '

L'auteur présente les observations psychologiques d'un cas de transplantation cardiaque et d'un cas de greffe du rein et les compare à d'autres travaux concernant la survenue de psychoses et d'autres troubles émotionnels majeurs après transplantation. Quoique divers facteurs sous-tendent l'existence de ces troubles, les difficultés du patient face à une image du corps altérée jouent un rôle primordial. Le malade admet mal que l'organe transplanté devienne une partie de son propre corps ; il a tendance à le voir comme quelque chose ne lui appartenant pas. Il peut se sentir coupable d'avoir volé cet organe et avoir le sentiment que ses caractéristiques propres ont été altérées par la possession interne d'une partie d'un autre homme. Certains patients sont euphoriques et sentent qu'ils ont gagné dans cette acquisition une force spéciale, tandis que


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d'autres, plus régressifs, se sentent persécutés par l'organe transplanté qu'ils considèrent comme un corps étranger maléfique.

Le travail d'intégration de la représentation de l'organe transplanté dans le Moi corporel est difficile et assez fréquemment semé de complications psychologiques graves. Dans les interventions chirurgicales classiques où un organe est enlevé les patients ont à supporter une perte et à restreindre l'image de leur corps. Dans les interventions de greffe le patient doit élargir l'image de son corps et intégrer un organe étranger. Il y a toujours la possibilité, alimentée par les énormes angoisses suscitées par toute transplantation d'organe, d'une régression importante empêchant l'organe nouvellement transplanté d'être assimilé, intégré ; le transfert peut être chargé alors de significations primitives, destructives, donnant un tableau clinique de psychose.

(2) BASCH (S. H.), L'intégration psychique d'un nouvel organe : une étude clinique de la transplantation rénale.

La simplification des problèmes médicaux et chirurgicaux des greffes du rein met au premier plan les complications psychiatriques, souvent importantes pour l'avenir du receveur.

En quatre ans l'auteur a observé dans le service spécialisé du Mount Sinaï Médical Center de New York vingt-huit patients ; neuf d'entre eux reçurent des reins de donneurs vivants, parents proches ; dix-neuf reçurent des reins prélevés sur des cadavres. Ces patients ont déjà eu des traumatismes psychologiques multiples : maladie ancienne avec nombreuses hospitalisations, donc séparations et frustrations, examens multiples, hémodyalise. Bien que dans les deux groupes on trouve des similarités il existe aussi des différences. Dans le premier cas, les conflits préexistants entre le donneur et le receveur vont resurgir à propos de la transplantation ; dans le second cas, il n'y a pas de relation préexistante avec le donneur mais vont apparaître les fantasmes au sujet du mort et des attitudes antérieures vont être déplacées sur le cadavre ou son organe et en outre les associations du sujet sur l'absence de vie du donneur peuvent affecter l'intégration du nouvel organe. La culpabilité, le sentiment de dette peuvent se rencontrer.

Quoique dans une grande partie des cas les patients s'adaptent bien, quelques-uns ont de grandes difficultés à intégrer ce nouveau rein dans l'image de leur corps et il est possible que ces difficultés aient un rôle dans les phénomènes de rejet. La greffe interroge divers mécanismes de défense, en particulier l'introjection, l'identification, le déni. A une extrémité se trouvent les individus qui incorporent immédiatement le nouvel objet et ce qu'il représente sous forme d'une identification primaire, narcissique. A l'autre extrémité il y a les receveurs qui traitent l'organe greffé comme un objet entièrement étranger. Beaucoup restent dans la moyenne de ce spectre et peuvent assimiler sans complication le transplant, quoique cette assimilation puisse être instable ou culpabilisée.

Une meilleure compréhension de ces conflits peut aider à clarifier les critères de succès ou d'échec prévisibles chez les candidats à une greffe.

(3) FLIEGEL (Z. O.), Le développement psychosexuel de la femme dans la théorie freudienne : une reconstruction historique.

L'auteur estime qu'il existe dans l'histoire de la littérature psychanalytique une lacune concernant la polémique entre 1923 et 1934 sur la théorie du développement psychologique et sexuel de la femme. Cette lacune résulterait d'une combinaison de facteurs liés à l'évolution de la pensée psychanalytique et à celle du mouvement psychanalytique.


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D'abord sont repris en détail les travaux publiés entre 1923 et 1934, écrits de K. Horney, Freud, Jones, Lampl de Groot, H. Deutsch, Fenichel, soulignant les oppositions bien connues entre les diverses thèses.

Ensuite Fliegel note que la littérature analytique a étouffé ce débat. Par exemple Jones (La vie et l'oeuvre de Sigmund Freud, t. 3) ne mentionne pas la controverse autour de Horney, ne parle qu'à peine d'elle ; il ne fait que deux brèves allusions à son propre désaccord avec Freud sur ce sujet. Mais K. Horney n'est pas oubliée seulement par Jones ; de nombreux auteurs ont attribué ensuite à d'autres ses idées. Ce processus apparaît comme une répression psychologique, une défense inconsciente. Fliegel suggère que le fantôme de cette première controverse hante les formulations ultérieures.

Or, cette controverse est survenue dans certaines circonstances : l'année de la publication du premier article de K. Horney (1923) et les suivantes furent des années difficiles pour Freud ; son cancer vient d'être découvert et opéré, Heinerle son petit-fils préféré meurt, sa confiance dans ses plus proches collaborateurs est ébranlée (Rank), il est tracassé par la survie de son oeuvre et par la cohésion du mouvement analytique. Aussi Fliegel pense qu'il ressentit les idées, étrangères à lui, de Horney et de Jones comme une menace pour l'intégrité de sa théorie. Il y réagit de la manière la plus dogmatique de sa carrière, malgré sa lucidité, répétant plusieurs fois sa compréhension limitée, incomplète, de la sexualité féminine.

Dans cet article, l'essai de Freud de 1925 (Quelques conséquences psychologiques de la différence anatomique entre les sexes) est considéré comme une réponse directe à celui de K. Horney de 1923. En 1931 (Sur la sexualité féminine) Freud réaffirme ses vues. Quoique Horney, Jones, Fenichel continuent à s'interroger sur certains aspects de la thèse de Freud, le débat fut en grande partie clos avec cet écrit de Freud et les conclusions n'en furent pas réexaminées pendant longtemps. Le débat originel a disparu des annales historiques comme le montre une étude des références courantes et de la biographie de Freud par Jones. La majorité des disciples de Freud acceptèrent sa théorie, ignorant le plus souvent les thèses de K. Horney et de Jones.

On peut supposer qu'au moment de la controverse originelle la maladie de Freud amena ses disciples à une réaction intense contre toute menace potentielle d'hétérodoxie, contre toute dilution de la psychanalyse par des écoles déviantes valorisant excessivement un point donné aux dépens de la totalité de la pensée complexe de Freud. K. Horney finalement fonda un tel groupe et son travail intéressant fut assez oublié. De plus la critique des tendances antiféminines de Freud est venue souvent de personnes hostiles essayant de déprécier par ce biais la totalité de l'oeuvre, si bien que sur ce sujet il fut difficile pour ses disciples d'avoir une position objective et ouverte.

THE PSYCHOANALYTIC QUARTERLY (vol. XLII, 1973, n° 4)

BOESK (D.), « Déjà raconté » as a screen défense (Le « déjà raconté » comme défenseécran), p. 491-524 (1).

MYERS (W. A.), Split self-representation and the primai scène (Clivage de la représentation de soi et scène primitive), p. 525-538 (2).

FRAIBERG (S.) et ADELSON (E.), Self représentation in language and play : observations of blind children (Représentation de soi dans le langage et le jeu : observations d'enfants aveugles), p. 539-562 (3).


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TOKAR (J. T.), BRUNSE (A. J.), CASTELNUOVO-TEDESCO (P.), STEFFLRE (V. J.),

An objective method of dream analysis ( Une méthode objective d'analyse des

rêves), p. 563-578 (4). LAZAR (D. N.), Nature and significance of changes in patients in a psychoanalytic

clinic (Nature et signification des changements observés chez les patients d'un

centre psychanalytique), p. 579-600 (5). SlLBERMANN (I.), Some reflections on Spinoza and Freud (Quelques réflexions

sur Spinoza et Freud), p. 601-624.

(1) BOESKY (D.), Le « déjà raconté » comme défense-écran.

Freud introduisit en 1914 la locution « déjà raconté ». Dans un précédent travail (J. Amer. Psa. Ass., 1969) Boesky avait formulé que le « déjà raconté » dénotait une forme spéciale de transfert reliée au « déjà vu » et que, à de tels moments, le patient déplaçait l'affirmation « j'ai déjà eu l'expérience de ceci » par l'affirmation « je vous l'ai déjà dit ». Il pensait que le « déjà raconté » était analogue à la dépersonnalisation et montrait la régularité avec laquelle on pouvait observer que le contenu verbal du « déjà raconté » était relié à l'angoisse de castration. Le contenu mental qui brise la barrière répressive dans les diverses formes de « déjà raconté » est alors privé par le Moi d'une partie de son potentiel menaçant via la défense par le déni ou la négation. Le « déjà raconté » est strictement identique dans sa structure métapsychologique au contenu manifeste du rêve. L'analyse du contenu du « raconté » révèle le mélange familier de condensation, de déplacement, de symbolisation. La tentative du patient, quand il lui est souligné qu'il le dit pour la première fois, de rationaliser rappelle l'élaboration secondaire du rêve.

Dans cet article Boesky suggère que le « déjà raconté » est à considérer comme un souvenir-écran. Il est important de souligner que fort peu d'autres phénomènes de la psychopathologie de la vie quotidienne sont surtout liés au transfert, par exemple un lapsus ne nécessite ni correction ni confirmation de l'analyste. Ici l'auteur compare le « déjà raconté » au « déjà vu » du point de vue fécond de leur signification commune d'écran.

L'exemple clinique rapporté est en fait un cas de « jamais raconté » que Boesky assimile au « déjà raconté ». Ce que le patient déniait avoir déjà dit était l'équivalent à la fois d'un rêve et d'un souvenir-écran. Le « raconté » était l'analogue d'un rêve avec usage de la condensation, du déplacement, de la symbolisation et du renversement dans le contraire. Le « déjà » (ou le « jamais ») peut être considéré comme représentant la coalescence d'un souvenir infantile réprimé et de fantasmes et d'affects transférentiels ; l'élément commun dans tout souvenir-écran est le désir de défense du Moi : au lieu de se souvenir de ce qui est pénible, le patient se souvient de ce qui non seulement est moins pénible mais est même, grâce au déguisement, plutôt plaisant.

Le « déjà raconté » est cependant une vicissitude compliquée de la fonction mnésique du Moi : le Moi intègre des processus primaires et secondaires et permet une décharge partielle par voie de déplacement. Considérer le « déjà raconté » comme un rêve attire l'attention sur l'intégration dynamique des processus primaires ; considérer le « déjà raconté » comme l'équivalent d'un souvenir-écran attire l'attention sur l'agglomération dans un même fantasme d'aspects génétiques et de dérivés transférentiels.

(2) MYERS (W. A.), Clivage de la représentation de soi et scène primitive.

L'auteur rapporte quelques séquences de l'analyse d'un patient qui présentait parmi d'autres troubles (hypersomnie, homosexualité, toxicomanie...), des phénomènes de dépersonnalisation. Ces derniers se manifestaient principalement


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au cours de sa vie sexuelle : quand il avait un rapport sexuel avec une femme la situation lui paraissait irréelle, son pénis lui semblait « lointain », dépourvu de sensation. Dès le début de son analyse, il rapporta de nombreux rêves se passant dans la chambre de ses parents au cours desquels ses parents avaient des rapports sexuels ou bien il avait des relations sexuelles avec l'un ou l'autre de ses parents ; un autre thème était des actes de violence, des parents entre eux ou effectués sur leur fils. Cependant, quoique ayant dormi jusqu'à douze ans dans la chambre conjugale, il n'avait pas le souvenir d'avoir assisté à un coït de ses parents. Ultérieurement, à une époque où il vivait dans une situation de ménage à trois, il rêva que, successivement, il était observé puis regardait. Ses rêves se rapprochèrent de plus en plus d'une répétition de la vision d'une scène primitive. D'autres rêves montrèrent sa peur d'être avalé par la femme et de perdre son identité au cours du coït. Par ailleurs, il se souvient que dans la chambre il y avait un miroir grâce auquel il pouvait se voir et voir ses parents. Après ces divers rêves le patient acquit la conviction d'avoir été le témoin d'une scène primitive.

Freud dans L'homme aux loups avait déjà noté que rêver est un autre moyen de se souvenir, la conviction de la réalité de ces scènes primitives établie par le patient sur la base des rêves n'étant en rien inférieure à celle basée sur le souvenir. Lewin (1932) et Arlow (1961) insistèrent sur la relation entre l'observation précoce d'une scène primitive et l'apparition ultérieure de phénomènes de clivage dans les rêves et les symptômes. De nombreux auteurs ont relevé qu'il existait un lien entre cette observation et des troubles de dépersonnalisation. Chez ce patient, le clivage observateur - observé dans les rêves dépeint ses désirs conflictuels de rester en sûreté loin des actes sexuels parentaux et d'y participer activement. La présence du miroir augmenta le clivage dans la représentation de soi. On peut comparer le clivage survenant dans la représentation de soi du patient au cours des rêves et des états de dépersonnalisation. Le clivage, dans les rêves et la dépersonnalisation, a une fonction défensive contre la menace de perte d'identité en affirmant en quelque sorte qu'une partie de la représentation de soi est encore intacte.

(3) FRAIBERG (S.) et ADELSON (E.), Représentation de soi dans le langage et le jeu : observations d'enfants aveugles.

Les enfants aveugles ont un retard dans l'acquisition du « je » comme pronom stable. Pour approfondir cette caractéristique une étude longitudinale du développement précoce du Moi a été faite chez dix enfants aveugles de naissance, exempts d'autres troubles, sensoriels, moteurs ou neurologiques. Ces enfants sont totalement aveugles ou possèdent seulement une perception de la lumière. Dans ce travail les auteurs examinent les corrélations entre l'acquisition du « je » comme une forme grammaticale et la représentation de soi dans le jeu. Une enfant, Kathie, suivie de la première à la cinquième année, fait l'objet d'une description particulière et son évolution est comparée à l'enfant JeanFabien observé par Zazzo (Image du corps et conscience de soi, 1948).

Zazzo distingue un « je » syncrétique et un « je » non syncrétique. Le « je » syncrétique apparaît dans le vocabulaire des enfants vers l'âge de deux ans, utilisé avec des verbes se rapportant à un besoin ou un désir ; Kathie et JeanFabien l'acquirent au même âge. Ensuite le « je » est graduellement dégagé de cette première utilisation et sert dans d'autres combinaisons. Les deux niveaux du « je » représentent deux niveaux de la représentation de soi. L'achèvement du « je » non syncrétique requiert un haut degré de déduction de la part de l'enfant, il démontre sa capacité à se représenter comme un « je » dans un univers d'autres « je ». Les auteurs admettent que les enfants ont acquis


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un « je » non syncrétique quand ces deux critères existent : I. « Je » utilisé inventivement dans des combinaisons nouvelles ; 2. « Je » employé avec souplesse dans le discours. Alors que cette acquisition se faisait chez Jean-Fabien à l'âge de deux ans deux mois, elle se fit chez Kathie à quatre ans dix mois. Par ailleurs à l'âge de deux ans et demi quand les enfants normaux commencent à représenter dans des jeux eux-mêmes et les autres, dotant par exemple la poupée d'une personnalité et d'une vie imaginaires, les enfants aveugles ne peuvent pas représenter eux-mêmes ou d'autres dans des jeux et ne peuvent pas en inventer. Des jeux imaginatifs vont apparaître au moment où vont apparaître les pronoms se référant à soi : « moi » et « je ». Ces données suggèrent que l'acquisition des pronoms personnels est étroitement liée à la capacité de la représentation symbolique de soi et que la vision normale joue un rôle facilitateur dans cette réalisation.

(4) TORAK (J. T.), BRUNSE (A. J.), CASTELNUOVO-TEDESCO (P.), STEFFLRE (V. J.), Une méthode objective d'analyse des rêves.

Ce travail a pour dessein de comparer une technique mettant en évidence les modèles de langage et la structure d'un individu aux méthodes traditionnelles psychodynamiques. Le but est d'établir un rapport objectif entre les mots clés obtenus à partir de séquences de rêve d'un sujet et la structure de sa personnalité, en essayant de contourner autant que possible l'interprétation de l'investigateur.

Une patiente, qui avait fait durant deux ans une psychothérapie, fut choisie par son thérapeute en particulier parce que l'analyse de ses rêves avait joué un rôle important dans son traitement. Vingt-deux cliniciens sélectionnèrent les mots clés du récit d'un rêve. A partir de ces mots la patiente construisit des phrases. Les phrases lui furent redonnées avec les mots clés manquants et on lui demanda d'y substituer des mots associés. A partir de ces données l'investigateur fit une évaluation de la structure de la personnalité sans connaissance de l'histoire psychiatrique.

La perception qu'avait le thérapeute de la patiente fut comparée à celle de l'investigateur et à celle des quatre cliniciens. Les points d'accord entre eux atteignaient 83 à 85 %.

(5) LAZAR (N. D.), Nature et signification des changements observés chez les patients d'un centre psychanalytique.

A la Columbia University Psychoanalytic Clinic le nombre de patients recourant à la psychanalyse a considérablement diminué et il semble y avoir de nettes modifications dans la psychopathologie présentée.

La diminution du nombre de patients (803 en 1964 contre 162 en 1971) est constatée dans de nombreux autres Instituts de Psychanalyse ayant un centre de traitement. Les variations dans la psychopathologie sont marquées par l'augmentation des troubles du caractère et des troubles narcissiques aux dépens des symptômes névrotiques. De nombreux analystes ont évoqué la difficulté croissante à trouver des patients, pour leur pratique ou pour des cures supervisées, accessibles à une cure classique ; d'aucuns craignent que ce phénomène, joint à l'élargissement du champ d'application de la psychanalyse (troubles du caractère, cas border-line, psychoses), n'amène les analystes en formation à mieux utiliser les variations techniques que l'analyse dite classique.

Les consultants actuels sont jeunes (80 % ont moins de trente ans), viennent de milieux intellectuels contestant la psychanalyse, accentuent le rôle de l'environnement, la nécessité d'un changement immédiat ; souvent ils demandent des thérapies de groupe et refusent une psychanalyse.


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Les traits le plus souvent rencontrés sont : intolérance à la frustration, mauvaise capacité à différencier réalité et fantasme, action et pensée, tendance à percevoir leurs conflits comme externalisés — entre eux et l'environnement —, désirs mégalomaniaques, troubles de l'identité, utilisation de défenses primitives — clivage, déni, projection —, peur d'anéantissement avec crainte de perdre l'objet, recherche de relations symbiotiques, fixations prégénitales...

Il semble que de nombreux patients soient encore aux prises avec des conflits d'adolescent ; on peut supposer que l'importance de la prolongation de l'adolescence dans la société industrielle rend compte du développement des inhibitions, des sublimations et du retard à la satisfaction des pulsions ; la société renforcerait un Surmoi infantile, sévère. Une difficulté à maîtriser les pulsions agressives archaïques est constatée : ceci mène à un inachèvement de la relation à un objet fixe, donne des troubles du sens de l'identité, des désirs symbiotiques et des perturbations de l'Idéal du Moi et du Surmoi. L'envahissement par des désirs d'agression sadique conduit à des difficultés d'intégration de l'image de soi et des objets, jouant un rôle dans la pathologie border-line. Certes, il n'y a pas une augmentation des pulsions agressives mais, peut-être, en raison de mutations sociales profondes, un affaiblissement de la tendresse et une augmentation des pressions sociales favorisant des sentiments de détresse et l'éclosion de la rage.

Ces patients posent des problèmes techniques au cours des trois phases de l'analyse (début, névrose de transfert, séparation). L'engagement dans l'analyse est long ; souvent, avant que l'analyse proprement dite puisse débuter, un travail préparatoire est nécessaire, en face à face. L'analyse est marquée par des actings, l'émergence de matériel préoedipien plutôt que d'une névrose de transfert habituelle. Ces personnalités demandent beaucoup de patience, une attention aux niveaux de régression et l'usage éventuel de variations techniques.

J. FÉNELON. PSYCHOSOMATIC MEDICINE

(XXXIV, 1973, n° 1)

PILOWSKY (J.), SPALDING (D.), SHAW (J.), Hypertension and personality (Hypertension et personnalité).

Douze sujets hypertendus sont soumis à une quantité imposante d'explorations cardio-vasculaires et psychologiques. Nous devons nous contenter ici d'énumérer les plus importantes : cathétérisme cardiaque, E.C.G., mesures périphériques, blocage pharmacologique des diverses fonctions cardiaques, quatre tests psychologiques dont le plus connu est le Cornell Médical Index. L'ensemble de ces mesures, résumé sous forme de tableaux à double entrée avec plus de 200 cases, est censé représenter l'hémo- et psychodynamiques combinées de la personnalité. Les corrélations sont aussi nombreuses que difficiles à interpréter.

Une sorte de culpabilité psychasthénique se trouve en corrélation avec la majorité des indices hémodynamiques. La « serviabilité » répond également à quelques-uns. L' « hétérosexualité » se trouve, par contre, en corrélation négative.

Le lecteur ne peut guère suivre les auteurs et admettre avec eux que ces résultats confirment les études antérieures qui ont souligné le rôle de la « répression des émotions » dans la genèse de l'hypertension. Il serait plutôt tenté de croire que les traits psychologiques dégagés par l'étude sont ceux de sujets dociles qui sont prêts à se livrer à une expérience aussi éprouvante.


686 REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE 4-I975

GRINKER (J.), HISCH (J.), LEVIN (B.), The affective responses of obèse patients to weight réduction : a differentiation based on âge at onset of obesity (Les réponses affectives de patients obèses à la réduction de poids : une distinction basée sur l'âge de l'installation de l'obésité).

Cinq sujets très obèses en cure d'amaigrissement sont observés pendant leur longue hospitalisation ; avant, pendant et après la perte du poids. Les auteurs n'ont noté ni dépression, ni anxiété. Les résultats diffèrent donc d'observations antérieures qui font état de beaucoup d'anxiété et de considérable dépression. Les sujets du présent travail ont pris du poids à l'âge adulte ; les études antérieures portent sur des sujets obèses depuis l'enfance. L'expérience de l'amaigrissement serait donc différente chez les uns et les autres.

PSYCHOSOMATIC MEDICINE

(XXXV, 1973, n°2)

MCMAHON (A. W.), SCHMITT (P.), PATTERSON (J. F.), ROTHMAN (E.), Personality différences between inflammatory bowel disease patients and their healthy siblings (Différence des traits de personnalité entre malades atteints d'affections inflammatoires des intestins et les membres sains de la fratrie).

Les auteurs ont noté que les frères et soeurs venus prendre des nouvelles de leur malade ont le plus souvent une personnalité très différente de celle de ces derniers. Ils ont donc étudié un groupe de 23 patients d'une part, et de l'autre, ont sélectionné un membre de la fratrie de chacun d'eux, pour les comparer par couple, en utilisant entretiens et tests. Il s'avère que les malades se montrent dans l'ensemble plus immatures et ont plus de difficultés pour assurer leur autonomie que les frère ou soeur bien portants.

Le lecteur, qui n'ignore pas que, dans une seule et même famille, se trouvent habituellement réunies les personnalités les plus diverses, et qui pense que cette richesse de caractère n'est pas due exclusivement à l'hérédité, ni ne résulte du hasard, mais traduit l'effort de différenciation déployé par chacun dans sa lutte pour l'autonomie, se demande si les traits dégagés par les auteurs ne résultent pas des mouvements régressifs habituels en cas de maladie.

BLEECKER (E. R.), ENGEL (B. T.), Learned control of ventricular rate in patients with atrial fibrillation (L'apprentissage du contrôle du rythme ventriculaire chez des patients atteints de fibrillation auriculaire).

L'homme normal et le singe peuvent être entraînés à ralentir ou à accélérer leur coeur. Les malades digitalisés peuvent apprendre à modifier leur rythme cardiaque. Les auteurs discutent en termes techniques de cardiologie les mécanismes de cette modification et l'action de divers médicaments sur le coeur entraîné.

PSYCHOSOMATIC MEDICINE

(XXXV, 1973, n° 3)

FABREGA (H.), MANNING (P. K.), An integrated theory of disease : LadinoMestizo views of disease in the Chapas Highlands (Une théorie intégrée de la maladie : la conception de la maladie chez les " Ladino-Métis » des hauts plateaux de Chiapas).

Les Espagnols entrés en Amérique centrale aux XVIe et XVIIe siècles ont importé leurs idées sur la santé et la maladie. Celles-ci étaient basées sur la


REVUE DES REVUES 687

théorie des quatre humeurs d'Hippocrate. Les missionnaires actifs dans la région ont assuré la sauvegarde et la transmission de cette tradition. Les auteurs ont retrouvé ce système de pensée médicale dans les conceptions de la population locale sur la santé et la maladie. L'équilibre entre les quatre humeurs est la santé ; le déséquilibre est dû à la prépondérance d'un des composants. L'état socio-économique de la personne est évalué selon ces mêmes critères et introduit dans le bilan général.

La conception anglo-saxonne traditionnaliste est dualiste, affirment les auteurs, et la science médicale en est dérivée. Il ne faut donc pas s'étonner du climat d'incompréhension qui règne entre les médecins et leurs clients dans les hôpitaux de cette région. Sous nos climats, nous rencontrons chez les ouvriers étrangers des systèmes de pensée de ce type. Vous êtes-vous déjà enquis des rêves d'un animiste ?

KINSMAN (R. A.), LUPARELLO (T.), O'BANION (K.), SPECTOR (S.), Multidimensional analysis of the subjective symptomatology of asihma (Analyse multidimensionnelle de la symptomatologie subjective de l'asthme).

Les symptômes subjectifs de l'asthme ne se groupent pas au hasard. Les auteurs, par entretiens, questionnaires et analyses statistiques ont dégagé cinq groupes de symptômes. Ce sont : « crainte-panique », « irritabilité », « hyperventilation-hypocapnie », « broncho-constriction », « fatigue ». La bronchoconstriction est indépendante des autres groupes. Ce n'est qu'avec la « fatigue » qu'on trouve une faible corrélation. Par contre, « hyperventilation-hypocapnie » est en corrélation avec « crainte-panique » et « irritabilité ».

L'analyse statistique confirme donc l'impression clinique de la pluralité du vécu de l'asthmatique.

PSYCHOSOMATIC MEDICINE

(XXXV, 1973, n° 4)

HAURI (P.), VAN DE CASTLE (R. L.), Psychophysiological parallels in dreams (Parallèles psychophysiologiques aux rêves).

Quinze volontaires ont dormi durant trois nuits aux laboratoires. En plus de l'habituel E.E.G. et de l'E.C.G., les auteurs ont enregistré la fréquence respiratoire, le rythme cardiaque, le tonus vasculaire et les fluctuations de la résistance électrique de la peau. Une corrélation existe entre l'intensité émotionnelle du rêve, le rythme cardiaque et la résistance électrique de la peau. Les auteurs concluent qu'il doit exister des parallèles psychophysiologiques au rêve. Il est inutile d'insister sur l'intérêt de telles études.

Depuis que S. Freud a attiré l'attention sur les rêves, de nombreux chercheurs de laboratoire se sont attachés à les étudier. Nous savons que ces études ont conduit à des résultats appréciables (sommeil rapide, sommeil lent). Après avoir été celle des psychanalystes, le rêve deviendrait-il la voie royale des physiologistes pour accéder à la connaissance du fonctionnement du cerveau ?

BERNSTEIN (P.), EMDE (R.), CAMPOS (J.), Rem sleep in four-month infants under home and làboratory conditions (Le sommeil rapide chez l'enfant âgé de 4 mois, à la maison et au laboratoire).

L'E.E.G. de 14 bébés âgés de 4 mois est enregistré pendant quatre nuits chez eux, puis pendant une nuit au laboratoire. Les auteurs ont pu constater que le déplacement de l'enfant de chez lui au labo suffit à modifier le tracé. Ils estiment que pour l'enfant dormir dans un milieu étranger constitue un


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traumatisme, et invitent les chercheurs à en tenir compte dans leurs travaux. Cet article illustre bien les difficultés à réaliser des travaux expérimentaux valables.

ORME-JOHNSON (D. W.), Autonomie stability and transcendental méditation (Stabilité végétative et méditation transcendantale).

Nous sommes tous tentés par le yoga. Voici un argument scientifique opportun susceptible de vaincre les résistances les plus acharnées. Les sujets entraînés à la méditation résistent mieux et s'habituent plus rapidement aux micro-traumatismes, tels par exemple une sonnerie stridente, que les nonméditants. Une question : peut-on assimiler l'attention flottante à la méditation ?

PSYCHOSOMATIC MEDICINE

(XXXV, 1973, n° 5)

SHAPIRO (A. K.), SHAPIRO (E.), WAYNE (H. L.), CLARKIN (J.), BRUUN (R. D.), Tourette's syndrome summary of data on 34 patients (Syndrome Gilles de La Tourette, maladie des tics. Résumé de 34 observations.

A la lumière de ces 34 observations, réunies en six ans, les auteurs examinent les théories psychopathologiques courantes proposées pour expliquer l'étiologie de la maladie. Ils n'en retiennent aucune et pensent que la cause de la maladie pourrait être organique. Enfin, ils recommandent le traitement par l'halopéridol.

PSYCHOSOMATIC MEDICINE

(XXXV, 1973, n° 6)

SPERBER (Z.), WEILAND (I. H.), Anxiety as a déterminant of parent-infant contact patterns (L'anxiété et les modèles de contact entre parent et enfant).

Les observations antérieures ont montré que les adultes portent volontiers les bébés au contact de la paroi gauche du thorax. L'influence bénéfique des battements cardiaques sur les bébés a été invoquée comme explication. Les auteurs ont demandé aux sujets de l'expérience de tenir un ballon, ensuite d'imaginer qu'il s'agit d'un objet de valeur, enfin de le considérer comme un bébé content ou agité. L' « objet de valeur » est saisi des deux mains, mais seul le bébé « agité » est systématiquement transporté en face du milieu du corps, pour être finalement placé à gauche. Les auteurs pensent avec raison que la connaissance de phénomènes de ce genre est importante pour la compréhension de la relation objectale primitive.

Paul WIENER.

Le Directeur de la Publication : Christian DAVID.

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Dépôt légal : 4-1975


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22072245 /4 / 1975. — Imprimerie des Pressée Universitaires de France.— Vendôme (France)

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