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Titre : Revue d'histoire moderne et contemporaine / Société d'histoire moderne

Auteur : Société d'histoire moderne et contemporaine (France). Auteur du texte

Éditeur : Presses universitaires de France (Paris)

Éditeur : BelinBelin (Paris)

Date d'édition : 1989-04-01

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb344172780

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb344172780/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Format : Nombre total de vues : 25346

Description : 01 avril 1989

Description : 1989/04/01 (T36)-1989/06/30.

Description : Collection numérique : Arts de la marionnette

Description : Collection numérique : Littérature de jeunesse

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5446179n

Source : Bibliothèque nationale de France, département Collections numérisées, 2008-117877

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 06/01/2009

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revue d'histoire

moderne et contemporaine

P. BONOLAS

La question des étrangers, fin XVIe-début XVIle siècle.

H, DU.BLED.

Sur l'histoire religieuse protestante de la

France, 1560-1593.

B. GARNOT

Le logement populaire au XVIIIe s. : l'exemple de Chartres.

R. SAUZET

Intolérances affrontées en Bas-Languedoc : les refus « papistes » de l'édit de 1787.

A. MARTIN-FUGIER

La formation des élites : les «conférences » sous la Restauration et la Monarchie de juillet.

V. ROBERT

La « protestation universelle » lors de l'exécution de Ferrer, 1909.

R. GOUTAL1ER

Les États généraux du féminisme à l'Exposition coloniale, 1931.

A. DIECKHOFF

Le sauvetage des Juifs européens en 19441945 : I' « affaire Musy » ?

COMPTES RENDUS

SOCIÉTÉ D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE TOME XXXVI - AVRIL-JUIN 1989

C.P.P.A.P. n° 52558


revue d'histoire moderne et contemporaine

Publiée chaque trimestre par la Société d'Histoire moderne et contemporaine avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique

Directeurs honoraires : f Charles H. POUTHAS, Roger PORTAL et Jean-Baptiste DUROSELLE

Directeur : Pierre MILZA

Rédacteurs en chef : Jacques BOUILLON et Daniel ROCHE

sommaire

ÉTUDES

Benoît GAENOI : Le logement populaire au xvrrr 3 siècle : l'exemple de Chartres 185

Anne MARTIN-FUGIER : La formation des élites : les « conférences » sous la Restauration et

la Monarchie de Juillet 211

Vincent ROBERT : La « protestation universelle » lors de l'exécution de Ferrer. Les manifestations

d'octobre 1909 245

Régine GOUTALOER : Les États généraux du féminisme à l'Exposition coloniale, 30-31 mai 1931 266

Alain DOECKHOFF : Une action de sauvetage des juifs européens en 1944-1945 : 1' « affaire Musy » — 287

MÉLANGES

Philippe BONOLAS : La question des étrangers à la fin du xvi» et au début du XVEP siècle 304

Henri DUBLED : Quelques points d'histoire religieuse protestante de la France, 1560-1593 318

Robert SAUZET : Intolérances affrontées en Bas-Languedoc : les refus « papistes » de l'édit de 1787. 332

COMPTES RENDUS

Gérard DELILLE, Famille et propriété dans le Royaume de Naples, XV'-XIX' siècles (Michel Aîorîneau), 340 ; Nicole LEMAÎTRE, Le Rouergue flamboyant. Le clergé et les fidèles du diocèse de Rodez (1417-1563), (Alain Cabantous), 341 ; Joseph BERGIN, Cardinal de la Rochefoucauld. Leadership and Reform in the French Church (Jean Jacquart), 344 ; Élise MAROENSTRAS, NOUS, le peuple. Les origines du nationalisme américain (Claude Fohlen), 346 ; Jean-Baptiste DUROSELLE, Clemenceau (Peter Morris), 348 ; Marc FERRO, Pétain (Henry Rousso), 349 ; Pierre MILZA, Fascisme français. Passé et présent ; Anne-Marie DURANIONCRABOL, Visages de la Nouvelle droite : le GRECE (Ariane d'AppoIonia), 351 ; Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, sous la direction de Jean MAITRON (Michel Dreyfus), 353 ; JeanFrançois SIRDOEUI, Génération intellectuelle. Khâgneux et Normaliens dans l'entre-deux-guerres (Marc Lazar), 356.

(g) Société d'Histoire moderne et contemporaine, Paris, 1989

ABONNEMENTS

Abonnement annuel :

1988 (4 numéros) : France : 340 F + TVA 7 % = 368 F Étranger : 390 F

Chaque numéro séparé : 180 F Le numéro spécial : 230 F

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Les abonnements doivent être réglés au C.C.P. de la Société d'Histoire moderne, Paris 418-29, ou au Trésorier, M. J.-P. Cointet, 39, rue Saint-Ferdinand, 75017 Paris.

RÉDACTION DE LA REVUE

Toute correspondance rédactionnelle destinée à la Revue doit être adressée à M. Jacques Bouillon, 104, avenue Saint-Exupéry, 92160 Antony.

SOCIÉTÉ D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

La Société d'Histoire moderne et contemporaine, fondée en 1901, se réunit à la Sorbonne, d'octobre à juin, le 1er dimanche de chaque mois. Les sociétaires reçoivent la Revue et un Bulletin, qui publie le compte rendu des séances, édités avec le concours du C.N.R.S. et de la Ville de Paris. Se renseigner auprès du Secrétaire général de la Société, M. Boquet, 47, boulevard Bessières, 75017 Paris.


revue d'histoire moderne TOME *XXVI

AVRIL-JUIN 1989

et contemporaine

LE LOGEMENT POPULAIRE AU XVIII» SIÈCLE : L'EXEMPLE DE CHARTRES

Au XVIIF siècle, Chartres est une ville en déclin : près de 16 000 habitants en 1709 *, à peine plus de 13 000 en 1790 2. Les contemporains assignent à cette baisse de la population des causes économiques ; le Corps de ville fait remarquer en 1785 à l'intendant de la généralité d'Orléans qu'il existait au milieu du XVIIe siècle « plus de huit cents métiers fabriquant de la serge et de gros draps qui sont tombés entierrement » 3. Cette évolution semble due à la concurrence des manufactures de coton et de draperies fines créées un peu partout dans le royaume, et particulièrement à Rouen, au cours du XVIIIe siècle.

L'examen d'un faisceau de sources diverses à la fin du xvine siècle (contrats de mariage, contribution mobilière de 1791, taxe des pauvres, liste des citoyens actifs, décès d'adultes de 1780 à 1790, et au début du xviiie siècle) 4 permet de constater que, dans cette cité dominée par un clergé pléthorique et très riche et par une bourgeoisie rentière 5, les classes populaires constituent à peu près les quatre cinquièmes de la population. Elles présentent une grande diversité professionnelle : on y distingue un secteur agricole très développé, qui forme un bon quart du peuple de Chartres, et qui vit dans les paroisses suburbaines et dans les quartiers suburbains des paroisses urbaines 6; un secteur du textile et du cuir, localisé dans la basse ville, au bord de l'Eure 7, et dont l'importance s'effondre au cours du xvme siècle ; un artisanat de services, travaillant surtout pour les catégories dominantes, nombreux dans les

1. DENOS et BOUDET, « Les anciennes paroisses de Chartres », Mémoires de la Société archéologique d'Eure-et-Loir, 1936, pp. 321-337.

2. Arch. nat., F 20327.

3. Arch. com. Chartres, C 2 oo.

4. Respectivement : Arch. dép. Eure-et-Loir Q non coté ; Arch. mun. Chartres non coté ; Arch. hosp. Chartres, II A 4 ; Bibl. mun. Chartres, Juss 623/7 ; A.C., série E ; A. SANFAÇON, Chartres dans la seconde moitié du XVII' siècle : introduction à l'étude des structures sociales, thèse de troisième cycle dactylographiée, Paris-X, 1977.

5. Etudiés par M. VOVELLE, Ville et campagne au XVIIIe siècle (Chartres et la Beauce), Paris, 1980.

6. Paroisses Saint-Barthélémy, Saint-Brice, Saint-Chéron, Saint-Maurice, faubourgs des Filles-Dieu, Saint-Jean, des Epars, Grand-Faubourg.

7. Paroisse Saint-Hilaire et partie orientale de la paroisse Saint-André.


186 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

paroisses méridionales de la ville haute 8; enfin, un bon millier de domestiques, en majorité dans les quartiers résidentiels qu'étaient les paroisses septentrionales de la ville haute 9.

Pour bien connaître la vie du peuple au XVIII 0 siècle, il ne suffit pas de s'intéresser aux structures sociales, d'ailleurs très difficilement abordables à Chartres faute de sources, et à la vie économique; il faut aussi examiner la vie matérielle, dans ses aspects les plus quotidiens : équipement des maisons (pièces, literie, mobilier), gestes de tous les jours (hygiène, cuisine et alimentation), vêtements (tissus, couleurs, formes), éléments révélateurs d'une culture intellectuelle (livres, images). Nous voudrions, dans cet article, nous limiter à une étude du logement des classes populaires chartraines 10.

Deux sources essentielles ont été utilisées : la contribution mobilière de 1791u et les inventaires après décèsI 2. La contribution mobilière de 1791 recense 1949 maisons et 3 945 contribuables ; elle présente de graves inconvénients, puisqu'elle ne répertorie que les propriétaires ou locataires, à l'exclusion des sous-locataires, pourtant nombreux, surtout dans les quartiers populaires. Elle permet cependant d'établir une échelle des valeurs locatives et, avec l'aide de sources complémentaires, d'approcher au plus près l'occupation réelle des maisons chartraines.

Les inventaires après décès ont souvent mauvaise réputation auprès des historiens. D. Roche résume ainsi les trois reproches qui leur sont faits : « c'est l'acte spécifique d'un âge de la vie dont il faut se garder de généraliser les leçons, c'est toujours le reflet de situation particulière, c'est souvent un document lacunaire et trompeur» 13. On peut répondre à ces critiques en précisant qu'à Chartres les inventaires après décès sont généralement effectués avant remariage d'un veuf ou d'une veuve, pour préserver les droits des enfants ; ils concernent surtout des adultes dont l'âge varie entre 35 et 45 ans, frappés précocement par la mort ; ils sont donc représentatifs du genre de vie habituel du monde du travail. Il sont forcément « le reflet de situation particulière » 14, puisqu'ils concernent très peu de célibataires, et rarement des domestiques ; les familles sans enfant se trouvent également exclues ; mais la sélection sociale ne joue guère, puisqu'on rencontre bon nombre d'inventaires qui montrent une succession négative. Quant aux lacunes et mensonges, s'ils sont inévitables pour la vaisselle, les vêtements, et surtout l'argent liquide, ils ne concernent pas les logements proprement dits, toujours décrits dans le détail par les notaires chartrains, au fil des inventaires.

8. Paroisses Saint-Aignan, Saint-Michel, Saint-Saturnin.

9. Paroisses Sainte-Foy et Saint-Martin-le-Viandier, et partie occidentale de la paroisse Saint-André.

10. Sur les autres aspects de la culture matérielle des classes populaires chartraines, voir B. GARNOT, Classes populaires urbaines au XVIIIe siècle : l'exemple de Chartres, thèse d'Etat dactylographiée, Rennes-2, 1985.

11. A.M., non coté.

12. A.D. série E.

13. D. ROCHE, Le peuple de Paris, Paris, 1981, p. 59.

14. Idem.


LE LOGEMENT POPULAIRE AU XVIIIe S. : CHARTRES

187

0 500 mètres l 1 1

Nord

PAROISSES «== Enceinte

1 : Saint-Aignan

2 : Saint-André

3 : Sainte-Foy

4 : Saint-Hilaire

5 : Saint-Martin-Ie-Viandier

6 : Saint-Michel

7 : Saint-Saturnin

8 : Saint-Barthélémy

9 : Saint-Brice

10 : Saint-Chéron

11 : Saint-Maurice

FAUBOURGS

A : Filles-Dieu

B : Saint-Jean

C : Epars

D : Grand-Faubourg

CARTE n° 1. — Les paroisses et les faubourgs de Chartres


188 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

On a donc pu, grâce au dépouillement de la totalité des archives notariales chartraines au début (1700-1720) et à la fin (1780-1790) du xvnie siècle, retrouver 298 inventaires, dont 246 sont des inventaires après décès de vignerons, de maîtres de métiers ou de compagnons (ou de leurs épouses), et 52 des inventaires faits chez des vieillards avant leur entrée dans une maison de retraite du Bureau des pauvres, et qui ont été intégrés dans l'analyse. A titre de comparaison, on peut rappeler que l'étude de D. Roche portait sur 400 inventaires 15, que J. Sentou en a utilisé 143 à Toulouse 16, R. Lick 42 à Coutances 17, R. Mousnier 37 à Paris 18, qui concernaient les catégories populaires ; la base documentaire utilisée ici paraît donc suffisante.

Maisons et logements.

Avant de nous limiter à l'étude du logement des seules classes populaires, il est nécessaire d'établir une hiérarchie de la valeur des maisons à l'échelle de la ville entière. Les valeurs locatives déclarées de la contribution mobilière de 1791 permettent de le faire. On peut émettre des doutes a priori sur la sincérité des déclarations ; mais leur intérêt global ne s'en trouve pas diminué pour autant, puisqu'il s'agit ici simplement de comparer les unes aux autres.

Les disparités sont considérables selon les paroisses ; elles sont encore plus nettes si l'on rapporte les valeurs locatives aux occupants.

Pour les seules valeurs locatives moyennes, la différence la plus nette apparaît entre les quartiers situés à l'intérieur des murailles et les faubourgs ; on passe, en moyenne, de 184 livres à 38 livres, soit un rapport de un à six. Il faut dire que les maisons des faubourgs sont généralement habitées par une seule famille, ce qui n'est pas le cas en ville ; leur taille est donc beaucoup moins importante ; nous y reviendrons.

A l'intérieur des murs de la cité, les différences sont importantes. Les maisons de la paroisse Sainte-Foy ont, de très loin, la plus grande valeur locative; Saint-Hilaire connaît les plus faibles chiffres, plus de trois fois inférieurs à ceux de Sainte-Foy; les autres paroisses ont un rang intermédiaire, avec des chiffres assez comparables, un peu plus bas à Saint-Saturnin et à Saint-André qu'à Saint-Michel ou qu'à SaintMartin-le-Viandier. L'examen des loyers par rue fait ressortir le contraste le plus net, entre la basse ville, où les moyennes sont toujours inférieures à 100 livres par an, et la ville haute, où les loyers sont nettement plus élevés, davantage encore au nord qu'au sud.

15. Idem.

16. J. SENTOU, Fortunes et groupes sociaux à Toulouse sous la Révolution, Toulouse, 1969.

17. R. LICK, « Les intérieurs domestiques dans la seconde moitié du xvmc siècle », Annales de Normandie, 1070, pp. 293-302.

18. R. MOUSNIER, La stratification sociale à Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, 1976.


189

LE LOGEMENT POPULAIRE AU XVIII' S. : CHARTRES

TABLEAU n° 1. — Valeurs locatives annuelle des maisons par quartier, rapportées aux habitants 19

Valeur locative Rapport valeur

Paroisses ou quartiers mcyane annuelle locative/habitants

Saint-André intra-muros 156 livres 17,6 livres

Saint-Hilaire 88 livres 8,0 livres

Saint-Aignan 157 livres 40,3 livres

Sainte-Foy intra-muros 289 livres 46,8 livres

Saint-Martin-le-Viandier 176 livres 25,3 livres

Saint-Michel 185 livres 27,0 livres

Saint-Saturnin intra-muros 138 livres 14,3 livres

Saint-Barthélémy 45 livres 11,1 livres

Saint-Brice 32 livres 7,8 livres

Saint-Chéron 24 livres 6,1 livres

Saint-Maurice 42 livres 3,1 livres

Saint-André extra-muros 25 livres 5,6 livres

Sainte-Foy extra-muros 40 livres 6,2 livres

Saint-Saturnin extra-muros 61 livres 7,2 livres

Le rapport entre les valeurs locatives des maisons et le nombre des habitants permet de nuancer cette analyse. L'écart s'agrandit encore, en ville, entre Saint-Hilaire et Sainte-Foy, puisque le rapport passe cette fois de un à six; Saint-André, et surtout Saint-Saturnin, présentent aussi de basses moyennes, alors qu'au contraire Saint-Aignan s'approche des chiffres de Sainte-Foy 20. Quant aux paroisses suburbaines, elles se situent globalement à un niveau comparable à celui de Saint-Hilaire.

Le contraste sera également net entre basse ville et ville haute si l'on établit le rapport entre les valeurs locatives et l'espace moyen disponible. Calculé uniquement à Saint-Hilaire et à Sainte-Foy intra-muros, il donne respectivement 0,2 livre par an et 1 livre, pour 1 mètre carré de surface habitée 21. Ce taux de un à cinq est probablement celui qui caractérise le mieux la différence du coût de l'habitat entre quartiers aisés et quartiers pauvres.

19. Population en 1790 (A.N., F 20327). Ces valeurs locatives sont de toute façon bien intérieures à celles des maisons rouennaises à la même époque (1773), où elles variaient selon les quartiers (y compris les faubourgs) entre 175 et 421 livres (J.-P. BARDET, Rouen aux XVIIe et XVIIIe siècles. Les mutations d'un espace social, Paris, 1983, p. 176).

20. Saint-Martin-le-Viandier et Saint-Michel se situent à un niveau intermédiaire, ce qui étonne de la part de Saint-Martin, que sa vocation résidentielle semblait vouer à un niveau plus élevé.

21. L'espace moyen disponible par habitant en 1791, calculé grâce à l'examen du cadastre établi au début du xrx* siècle, est le suivant : 46 m2 à Sainte-Foy, et 37 m2 à Saint-Hilaire.


190

REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

1 : Saint-Aignan

2 : Saint-André

3 : Sainte-Foy 4: Saint-Hllaire

S: Saint-Martinle-Viandier

6 : Saint-Michel

7 : Saint-Saturnin

8 : Saint-Barthélémy

9 : Salnt-Brice

10 : Saint-Chéron

11 : Saint-Maurice

CARTE n° 2. — Valeur locative moyenne des maisons par paroisse en 1791


LE LOGEMENT POPULAIRE AU XVIIIe S. : CHARTRES

191

CARTE n° 3. — Valeur locative moyenne des maisons par rue en 1791

{intra-muros)


192 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

La valeur locative des maisons ne rend pas compte de celle des logements. Pour passer de l'une à l'autre, on est forcé d'envisager le problème de la cohabitation, et celui de la sous-location. On peut connaître aisément la cohabitation qui est le fait des locataires recensés par la contribution mobilière ; mais on ne possède alors qu'un tableau très incomplet, faute d'une prise en compte des sous-locataires. J.-P. Bardet a pu, à Rouen, calculer un rapport approximatif de six entre le nombre des habitants et celui des maisons 22; à Chartres, le même rapport est de sept, donc guère plus élevé qu'à Rouen. Les circonstances sont pourtant très différentes, puisque les chiffres rouennais concernent une population presque complètement urbanisée, alors que Chartres possède d'importants faubourgs agricoles ; le rapport des habitants aux maisons est de 5,5 dans ces derniers, contre 7,5 à l'intérieur des murs. On est donc tenté d'en déduire que le taux de cohabitation doit être plus élevé à Chartres intra-muros qu'à Rouen, où la plupart des habitants vivaient dans des maisons individuelles 23. Reste à préciser spatialement et socialement cette donnée.

Il n'est pas question d'établir un pourcentage des édifices cohabites par zone ou par paroisse ; telle maison où un seul foyer est déclaré en 1791 peut parfaitement abriter en sous-location une autre famille. Par contre, on peut essayer de déterminer, dans chaque paroisse, le nombre moyen de feux par maison. Pour ce faire, j'utiliserai un mode de calcul un peu acrobatique, qui devrait au moins fournir un ordre d'idée. Le tableau correspondant présentera quatre séries de données. En premier lieu, un calcul simple permet de déterminer le nombre théorique de feux par maison d'après la cote mobilière de 1791. Le raisonnement devient plus complexe quand il s'agit de passer au nombre réel, sous-locataires compris. La seconde colonne présente donc un taux multiplicateur, qui correspond au rapport moyen, dans chaque paroisse, entre d'une part les sous-locataires et, d'autre part, les locataires « principaux » et avec eux les propriétaires occupants ; il correspond au rapport entre la population totale de chaque paroisse et celle, en second Heu, des familles des locataires et des propriétaires occupants, calculée en multipliant leur nombre par la taille moyenne de chaque feu d'après la taxe des pauvres de 1778177924. La troisième colonne de chiffres fournit donc le nombre moyen de foyers par maison, qui correspond au produit des deux chiffres précédents. Il est alors facile de calculer le nombre moyen de sous-locataires par maison dans chaque paroisse ; c'est ce qui est indiqué dans la quatrième colonne de chiffres.

22. J.-P. BARDET, Rouen..., p. 172. A Angers, en 1769, la densité moyenne par maison varie entre 3,98 et 7,29, selon les paroisses (J. MAILLARD, « L'échevinage d'Angers et les pauvres, les mendiants et les vagabonds au xvnc siècle », dans La France d'Ancien Régime. Etudes réunies en l'honneur de Pierre Goubert, Toulouse, 1984, p. 456).

23. Idem.

24. A.H., II A 4. Le nombre moyen d'individus dans chaque foyer imposé à la taxe des pauvres varie entre 2,9 et 3,7 ; les registres de la capitation n'ont pas été conservés à Chartres.


LE LOGEMENT POPULAIRE AU XVIII'S. : CHARTRES

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TABLEAU n ° 2. — Occupation des maisons et sous-location vers 1790z

Feux théori- Taux muM- Feux Sous-locaParoisses

Sous-locaParoisses plicateur réels/maison taires/maison

(en feux)

Saint-André 1,4 1,4 2,5 1,1

Saint-Hilaire 1,4 2,7 3,7 2,3

Saint-Aignan 1,8 1,0 1,8 0

Sainte-Foy 1,5 1,0 1,5 0

Saint-Martin-le-Viandier 1,2 1,9 2,2 1,0

Saint-Michel 1,7 1,2 2,0 0,3

Saint-Saturnin 2,3 2,3 4,6 2,3

Saint-Barthélémy 1,05 1,2 1,2 0,15

Saint-Brice 1,1 1,0 1,1 0

Saint-Chéron 1,1 1,0 1,1 0

Saint-Maurice 1,2 1,4 1,6 0,4

La cohabitation est surtout, comme on pouvait s'y attendre, le fait des paroisses populaires, en l'occurrence Saint-Hilaire, ainsi que SaintSaturnin, dont le taux extrêmement élevé tient aussi au fait qu'elle est à la fin du siècle la paroisse la plus dynamique au point de vue démographique 26. Saint-André connaît un taux beaucoup plus bas, qui tient à son caractère hybride, prolétaire dans sa partie basse, résidentielle dans sa partie haute. Dans toutes les autres paroisses, le taux de cohabitation est très faible, qu'elles soient artisanales (sauf Samt-Saturnin), résidentielles, ou agricoles. Ce sont tout de même les paroisses suburbaines qui voient le règne presque absolu de la maison individuelle, qui demeure assez fréquente dans la ville proprement dite, à l'exception des quartiers les plus populaires ou les plus actifs.

Le tableau est encore plus net en ce qui concerne la sous-location, importante à Saint-Hilaire (où elle est même pratiquée davantage que la location), à Saint-Saturnin et dans la partie basse de Saint-André, rare ailleurs, sauf à Saint-Martin-le-Viandier 27. Une maison sur dix accueille un feu de sous-locataire à Saint-Michel, alors que chaque habitation de Saint-Hilaire en abrite au moins deux. L'entassement et l'exiguïté de l'espace sont donc bien les premières caractéristiques des logis prolétaires. Dès qu'on monte un peu dans l'échelle sociale, la maison individuelle, fût-elle petite, se rencontre quelquefois. Quant aux agriculteurs, elle est chez eux la norme. Au total, la cohabitation est nettement plus affirmée à Chartres intra-muros qu'à Rouen à la même époque, où « il n'est pas

25. La taxe des pauvres ne distingue pas quartiers urbains et suburbains.

26. Les maisons de Saint-Saturnin sont les plus élevées de la ville, du moins celles qui sont encore debout aujourd'hui ; elle atteignent généralement deux étages au-dessus du rez-de-chaussée, et parfois trois, alors que les habitations de Saint-Hilaire sont moins hautes d'un étage ; la mesure de l'entassement relatif des ménages doit être envisagée en fonction de ces différences.

27. Beaucoup de couturières, probablement.


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REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

1 : Saint-Aignan

2 : Saint-André

3 : Sainte-Foy

4 : Saint-Hilaire

5 : Saint-Martinle-Viandier

Saint-Martinle-Viandier

6 : Saint-Michel

. 7 : Saint-Saturnin

8 : Saint-Barthélémy

9 : Saint-Brice

10 : Saint-Chéron

11 : Saint-Maurice

CARTE n° 4. — Occupation des maisons et sous-location


LE LOGEMENT POPULAIRE AU XVIIIe S. : CHARTRES 195

risqué d'évaluer que les deux tiers des immeubles sont habités sans partage» 28. A Chartres, la proportion correspondante ne devait pas être supérieure au quart des maisons situées à l'intérieur des murailles.

La valeur locative des logements des classes populaires chartraines varie selon les milieux.

TABLEAU n° 3. — Valeurs locatives moyennes des logements, selon les milieux

Catégories Artisans dont compagnons Agriculteurs

Valeur locative annuelle. 55 livres 38 livres 26 livres

Le rapport des logements des agriculteurs à ceux des artisans urbains est du simple au double en valeur locative. Parmi les seuls agriculteurs, les jardiniers occupent des logements dont la valeur est en moyenne près de moitié plus élevée que ceux des vignerons, probablement parce que situés plus près de l'enceinte urbaine, alors que les fortunes des premiers sont encore moins importantes que celles des seconds 29. Chez les artisans, les écarts sont beaucoup moins importants entre les divers secteurs professionnels ; le loyer moyen chez les travailleurs de l'habillement et de la parure n'est inférieur que de 23 % à celui des spécialistes de l'alimentation, tous les autres secteurs se trouvant dans l'intervalle 30. Les différences deviennent plus nettes quand on s'attache à chaque profession ; des couturières aux cafetiers, le rapport est de 1 à 3,531. Un boulanger occupe un logement dont la valeur locative annuelle est estimée à 200 livres, alors qu'un journalier se contente d'un taudis à 4 livres. Mais ce sont là des cas-limites ; les trois quarts des valeurs locatives sont comprises entre 30 et 50 livres en ville dans le monde du travail, et entre .20 et 40 livres chez les agriculteurs 32.

Une hiérarchie des métiers établie en fonction de la valeur locative moyenne des logements correspond assez bien à celle des fortunes réelles ; on se loge, cela va de soi, en fonction de ses moyens. Quelques professions échappent cependant à cette règle. Les logements des peigneurs et

28. J.-P. BARDET, Rouen..., p. 174.

29. La valeur locative annuelle moyenne des logements des jardiniers est de 33 livres, celle des logements des vignerons de 24 livres.

30. 55 livres dans le bâtiment et l'outillage, 57 livres dans le textile et les peaux, 65 livres dans l'alimentation, 50 livres dans les transports et l'hôtellerie, 46 livres dans l'habillement et la parure.

31. 25 livres pour les couturières, 86 livres pour les cafetiers.

32. Journaliers et meuniers non compris.


196

REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

GRAPHIQUE n° 1. — Loyer moyen et éventail des loyers par métier en 1791 (classes populaires - 832 cas)


LE LOGEMENT POPULAIRE AU XVIII' S. : CHARTRES

197

ceux des maçons paraissent être généralement d'une valeur supérieure à celle de leur niveau de fortune; pour les premiers, cette situation peut s'expliquer par le fait que la majorité des peigneurs doivent, du fait de leur pauvreté, être sous-locataires, si bien que la plupart d'entre eux nous échappent, et que nous n'apercevons qu'une minorité non représentative ; quant au loyer moyen des maçons, il est tiré vers le haut par le cas unique d'un entrepreneur de plus grande envergure, qui occupe un logement d'une valeur Iocative de 200 livres. Dans l'ensemble, le niveau moyen des loyers payés par chaque profession correspond assez bien aux fortunes moyennes ; les deux hiérarchies sont très proches l'une de l'autre, avec fort peu d'exceptions.

Les renseignements fournis par les inventaires après décès permettent d'apporter des précisions, et surtout de remonter jusqu'au début du siècle. Ils indiquent d'abord les proportions de propriétaires et de locataires.

TABLEAU n° 4. — Proportion de propriétaires dans les classes populaires, d'après les inventaires après décès

Femmes Catégories Agriculteurs Maîtres Salariés Domestiques seuies

1700-1720 40 % 65 % 44 % — (25 %)

1780-1790 46 % 45 % 13 % 0 6 °/o

Les propriétaires sont donc minoritaires, sauf parmi les maîtres de métiers au début du siècle. La situation se dégrade fortement entre les deux périodes, à l'exception des agriculteurs, alors que la part des immeubles augmente dans les inventaires ; les propriétaires sont donc de moins en moins nombreux en ville dans les classes populaires, mais ceux qui le restent voient leur bien augmenter de valeur. La situation des salariés, même si elle se dégrade, reste quand même bien meilleure qu'à Paris, où la proportion des propriétaires dans cette catégorie passe de 4 % en 1695-1715, à 2 % en 1775-1790. Par contre, les domestiques sont aussi mal lotis que leurs homologues parisiens 33. Bon nombre de ces locataires sont probablement des sous-locataires, sans que nous puissions savoir dans quelles proportions ; à l'inverse, dans plusieurs cas, les personnes dont les biens sont soumis à inventaire sont qualifiées de «principal locataire» par le notaire; c'est le cas du maître sabotier Pierre Ridet, habitant rue de la Volaille, en 1788 (paroisse Saint-Aignan)x,

33. D. ROCHE, Le peuple..., p. 107.

34. A.D., VI E 28.


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comme du maître cordonnier Mille Pierre Laigneau, rue de la Tonnellerie, en 1782 ; si ces « principaux locataires » sont généralement des maîtres de métiers, il arrive parfois qu'il s'agisse de salariés, comme le compagnon couvreur Jean Trouillard, paroisse Saint-Hilaire, en 1782. Il faut enfin préciser que la proportion de propriétaires diminuerait nettement si l'on prenait en compte les inventaires faits avant entrée dans une maison du Bureau des Pauvres, qui ne concernent que des locataires ; on se rapprocherait alors nettement des réalités parisiennes. Les loyers évoluent également.

TABLEAU n° 5. — Loyers moyens dans les classes populaires, d'après les inventaires après décès 35

Femmes Catégories Agriculteurs Maîtres Salariés Domestiques seules

1700-1720 39 livres 33 livres ? — —

1780-1790 23 livres 89 livres 41 livres ? 22 livres

La baisse des loyers des agriculteurs tient en partie au fait que les logements loués à la fin du siècle et répertoriés dans les inventaires sont un peu moins grands que ceux du début du siècle; il n'empêche que la baisse est bien réelle, d'autant plus nette que le prix moyen du sétier de froment-marchand augmente beaucoup pendant cette période. L'amélioration de la situation des agriculteurs chartrains au cours du xviiie siècle paraît donc évidente 36. Au passage, on remarquera que les données fourmes par les inventaires correspondent, à peu de choses près, à celles calculées à partir des valeurs locatives de la cote mobilière de 1791.

La correspondance est moins nette chez les maîtres de métiers, puisqu'on aboutit à un loyer moyen de 89 livres, contre une valeur locative moyenne, en 1791, de 55 livres seulement 37. La hausse entre le début et la fin du siècle atteint 269 %, soit davantage que la hausse moyenne des prix calculée à partir de l'évolution du prix du blé et du salaire journalier des manoeuvres. Les maîtres de métiers sont donc perdants quand ils sont locataires, gagnants quand ils sont propriétaires, ce qui est beaucoup moins souvent le cas en 1780-1790 qu'en 1700-1720.

Quant au salariés, la moyenne des loyers fournie par les inventaires correspond à peu près à celle de la cote mobilière de 1791. Faute de données suffisantes au début du siècle, on est forcé de se contenter

35. Donc sans les inventaires établis avant entrée dans une maison de retraite du Bureau des Pauvres.

36. Du moins pour les locataires.

37. La différence serait sans doute moindre si l'on connaissait plus précisément la situation réelle de tous les imposés de 1791.


LE LOGEMENT POPULAIRE AU XVIIIe S. : CHARTRES 199

des chiffres de 1780-1790. A la même époque, les salariés parisiens payaient en moyenne 95 livres, représentant plus de 75 jours de travail 38; à Chartres, il ne faut que 39 jours de salaire moyen d'un manoeuvre 39. C'est probablement davantage qu'au début du siècle ; mais c'est beaucoup moins qu'à Paris 40.

Le loyer moyen des femmes seules se situe nettement en-deçà; c'est qu'elles occupent en général des habitations plus exiguës que les autres catégories populaires. Je reviendrai un peu plus loin sur le nombre et sur la disposition des pièces ; il faut cependant signaler dès maintenant qu'elles ne sont pas les seuls critères d'établissement des loyers. L'étage, la possibilité de se chauffer, le quartier, comptent également, et c'est ce qui explique le niveau extrêmement bas des loyers payés par les vieillards qui entrent au Bureau des Pauvres, soit 18 livres et 10 sols par an en moyenne; on touche là le degré le plus bas de l'habitat; la plupart des femmes seules dont les biens ont fait l'objet d'un inventaire après décès payaient un loyer à peine supérieur, ce qui indique qu'elles auraient pu avoir elles aussi leur place à la maison des Bonnes Femmes.

Les pièces.

Logements urbains et logements suburbains ne se ressemblent guère. On les examinera donc séparément, en commençant par les habitations situées à l'intérieur des murailles.

Chartres n'est pas une ville construite en hauteur; aucun rapport avec Paris ! Un étage ou deux, rarement plus ; la stratification sociale en hauteur bien connue dans la capitale ne peut guère jouer ici 41. En 1780-1790, 5 % des salariés dont la fortune fait l'objet d'un inventaire après décès vivent plus haut que le premier étage ; à la même époque, c'était le cas d'au moins 62 % des salariés parisiens 42. Si l'on examine les seules chambres, compte non tenu des boutiques, la proportion des logements en hauteur l'emporte de peu, et pas toujours, sur celle des habitations situées au rez-de-chaussée.

La suprématie de l'étage (en général le premier) sur le rez-de-chaussée est surtout nette chez les domestiques ; elle l'est moins dans les autres catégories et disparaît même à la fin du siècle chez les seuls salariés. Les demeures des maîtres de métiers présentent la particularité, dans les deux cinquièmes des cas, d'associer deux niveaux, rez-de-chaussée et premier étage, le premier étant généralement utilisé comme boutique ou comme atelier, le second comme chambre.

38. D. ROCHE, Le peuple..., pp. 109-111.

39. 21 sols.

40. ...et c'est à peu près semblable à ce que payent les ouvriers lyonnais en 1791, soit 40 livres. On retrouve la même similitude chez les artisans : 90 livres à Lyon et 89 à Chartres (M. GARDEN, Lyon..., p. 137).

41. Nombreux témoignages littéraires, au xvni» siècle comme au XIXe siècle.

42. D. ROCHE, Le peuple..., p. 113.


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REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

TABLEAU n° 6. — La répartition des chambres en hauteur (r.d.c. = rez-de-chaussée)

Maîtres Salariés Domestiques Femmes seules

Périodes =^=^=^^= ==^=^=. =^=^= ==^== r.d.c. étage r.d.c. étage r.d.c. étage r.d.c. étage

1700-1720 .. 42 % 57 % 37 % 62 % — — — —

1780-1790 .. 44 % 55 % 56 % 43 % 35 % 64 % 41 % 58 %

Il n'est pas possible de distinguer si les logements donnent sur la rue ou sur une cour ou un jardin intérieur, les précisions étant trop rares dans les inventaires. Mais on peut observer le nombre de pièces comprises dans les demeures populaires.

TABLEAU n" 7. — Nombre de pièces dans les logements

Périodes Maîtres Salariés Domestiques Femmes seules

1700-1720 3,4 2,5 — (2)

1780-1790 3,5 2,6 1,3 1,4

La situation n'évolue guère au cours du siècle. L'écart, d'à peu près une pièce, se maintient entre les maîtres d'une part, puis les salariés d'autre part, enfin les domestiques et les femmes seules. On est sans nul doute plus à l'aise qu'à Paris ; 35 % seulement des salariés chartrains disposent d'une unique pièce en 1780-1790, contre 63 % de leurs homologues parisiens en 1775-1790 «; 10 % des maîtres de métiers sont dans le même cas, proportion comparable à celle du début du siècle. A l'autre bout de l'échelle, 38 % des maîtres, en 1700-1720, et 41 % en 1780-1790, occupent au moins cinq pièces. 35 % des salariés bénéficient de plus de trois pièces en 1780-1790, ce qui était le cas de seulement 5 % des salariés parisiens vers la même époque 44.

Les différences entre les catégories s'atténuent si l'on tient compte des seules chambres.

La hiérarchie reste à peu près semblable (sauf entre les domestiques et les femmes seules), mais les écarts deviennent baucoup moins grands. Ils s'atténuent encore davantage si l'on considère le rapport entre le nombre de chambres et celui des occupants.

43. Idem.

44. Idem.


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LE LOGEMENT POPULAIRE AU XVIII' S. : CHARTRES

TABLEAU n° 8. — Nombre de chambres dans les logements 45

Périodes Maîtres Salariés Domestiques Femmes seules

1700-1720 1,9 1,7 — —

1780-1790 1,9 1,4 1,2 1

TABLEAU n° 9. — Nombre moyen de personnes par chambre

Périodes Maîtres Salariés Domestiques Femmes seules

1700-1720 2 2 — —

1780-1790 2 2,5 0,8 2

La situation privilégiée des domestiques apparaît nettement; elle s'explique surtout par le célibat et par l'absence d'enfants. Les moyennes obtenues pour les autres catégories sont similaires entre elles, à l'exception des salariés, dont la situation se dégrade au cours du siècle ; on retrouve à Paris des chiffres comparables, à une ou deux décimales près, et la même dégradation pour les salariés 46. On peut vraiment parler d'entassement, étant donné qu'il faut généralement entendre que la chambre est en fait une pièce polyvalente, sans spécialisation. Les situations peuvent être très diverses, les veufs et les couples sans enfant étant nettement favorisés, alors que les familles nombreuses ignorent toute intimité; les exemples abondent.

C'est dans l'abondance et dans la variété des pièces annexes, plutôt que dans celle des chambres, qu'apparaît un début d'aisance. La supériorité de l'habitat des maîtres de métiers tient d'abord aux boutiques ; celles-ci sont en effet présentes dans la moitié des inventaires, au début comme à la fin du siècle 47; les greniers sont presque aussi fréquents, et les caves le deviennent en 1780-1790. Dans tous ces domaines, les maîtres l'emportent largement sur les salariés. L'évolution la plus intéressante concerne les cabinets, qui sont de très petites pièces, où l'on met parfois un lit l'enfant; leur fréquence diminue un peu chez les maîtres (on passe d'un tiers à un quart des inventaires), alors qu'elle augmente beaucoup chez les salariés, passant de 11 % à 40 % ; en clair, ces derniers

45. Pour les domestiques, il ne peut s'agir ici que de ceux qui n'habitent plus chez un patron, généralement pour cause de retraite ; les autres sont logés chez l'employeur, dans des chambres individuelles, généralement situées à l'étage le plus élevé, ou au-dessus de l'écurie pour les cochers.

46. Idem., p. 120 : 2,3 habitants par pièce (hors dépendances) au début du siècle chez les salariés, et 2,7 à la fin ; respectivement 0,5 et 0,6 chez les domestiques.

47. Les boutiques sont non seulement des pièces de travail, mais aussi des lieux d'habitation ; on y dresse couramment un ou plusieurs lits pendant la nuit.


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essayent de compenser la diminution de la fréquence relative des chambres par une augmentation de celle des très petites pièces ; on constate un phénomène du même type à Paris, mais dans des proportions bien moindres 48; il faut voir dans cette évolution une évidente détérioration. C'est d'ailleurs parmi les catégories les plus défavorisées que la fréquence des cabinets est la plus importante ; ainsi, un quart des femmes seules en possède ou en loue.

Les pièces spécialisées sont rares ; dès le début du siècle, un sixième des maîtres et un neuvième des salariés possèdent une cuisine, proportion qui augmente un peu ensuite pour les premiers, mais qui diminue pour les seconds 49 ; aucune cuisine chez les femmes seules et chez les domestiques ; c'est dire que la chambre en fait office. Les autres pièces sont rares. A la fin du siècle, on commence à rencontrer, mais c'est très minoritaire, quelques corridors et vestibules, qui montrent une évolution dans la conception de la disposition des pièces, qui cessent alors d'être aussi des lieux de passage, pour fournir une plus grande intimité ; mais cette évolution n'est qu'à peine esquissée. Quant aux pièces de réception, comme les salons, et aux garde-robes et cabinets de toilette, ils sont totalement absents, même chez les maîtres les plus aisés ; la polyvalence des chambres s'en trouve augmentée d'autant.

TABLEAU n° 10. — Fréquence de la présence des pièces annexes chez les maîtres et les salariés

1700-1720 1780-1790

Pièces = =^^^=^==^=^=^=^^^==

annexes e , ., Dômes- Femmes

Maîtres Salariés Maîtres Salariés ^^ ^^^

Cabinets 33 % 11 % 25 % 40 % 9 % 26 %

Boutiques .... 50 % 22 % 50 % 17 °/o 0 4 %

Caves 23 % 11 % 50 % 20 % 9 % 4 %

Greniers 52 % 22 % 41 % 30 % 0 13 %

Cuisines 11% 11% 16% 0 0 0

Cours 16 % 11 % 20 % 5 % 0 4 %

Solles 7% 0 4% 5% 9% 0

Soupentes .... 4 % 0 0 0 0 0

Appentis 2 % 0 0 0 0 0

Jardins 2 % 0 0 5 % 0 4 %

Corridors

ou vestibules .. 0 0 8 % 5 % 0 0

Laveries 0 0 4% 5% 0 0

Bûchers 0 0 4 % 0 0 0

Charbonniers .0 0 4 % 0 0 0

Allées 0 0 4% 0 0 0

48. D. ROCHE, Le peuple..., p. 114.

49. Elle disparaît même complètement.


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LE LOGEMENT POPULAIRE AU XVIIIe S. : CHARTRES

La prise en compte des caractères des logements des vieillards qui sont admis dans les maisons du Bureau des Pauvres ne modifie pas les constatations faites sur la situation des habitations ; elles se répartissent à peu près également entre les rez-de-chaussée et les premiers étages. Par contre, elle amène à réviser à la baisse le nombre de pièces occupées ; la quasi-totalité des futurs Bonshommes ou Bonnes Femmes vivait, avant leur admission, dans une pièce unique, qualifiée là aussi de chambre, et dans quelques cas de cabinet. Les pièces annexes sont presque totalement absentes ; c'est bien la preuve qu'il s'agit là des plus pauvres des Chartrains. Peut-être existe-il encore plus démuni; il faudrait, pour le savoir, pouvoir se pencher sur l'existence éventuelle de garnis, si nombreux à Paris 5° ; aucune source conservée n'en fait état, ce qui ne permet pourtant pas de conclure à leur absence. De même, on ne peut approcher l'éventuelle existence d'individus dépourvus de tout logement.

L'examen des logements suburbains confirme l'amélioration du sort des agriculteurs, déjà constatée plus haut. Cette amélioration ne constitue en réalité qu'une récupération partielle d'un retard.

TABLEAU n° 11. — Les pièces et les chambres chez les agriculteurs

Périodes Nombre moyen de pièces dont chambres

1700-1720 3,2 1,1

1780-1790 4,3 1,2

La progression moyenne d'une pièce, dans ces habitations qui sont presque toutes des maisons individuelles, sans étage, est due pour l'essentiel à celle des locaux d'exploitation. Le nombre des chambres augmente peu ; pourtant, l'espace moyen disponible par habitant devient plus important, du fait de la diminution de la taille des ménages 51.

TABLEAU n° 12. — Nombre moyen de personnes par chambre chez les agriculteurs

Périodes Taille des ménages Nombre de personnes par chambre

1700-1720 3,5 3,2

1780-1790 2,8 2,2

50. D. ROCHE, Le peuple..., pp. 123-124.

51. Cette diminution, due à la baisse de la natalité, est beaucoup plus nette dans les inventaires chez les agriculteurs que chez les artisans et salariés urbains.


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Les moyennes sont parfois trompeuses. Plusieurs inventaires sont consécutifs à la mort d'une personne d'âge avancé, dont les enfants, majeurs, ont quitté le domicile paternel ; la faible occupation des lieux qui en ressort n'eût pas existé dix ou vingt ans auparavant. De même, on rencontre plusieurs familles qui vivent à six ou à sept avec une seule chambre. Car la règle, chez les agriculteurs, est bien la suivante : on ne possède, dans la grande majorité des cas, qu'une seule chambre polyvalente, qu'on soit un individu isolé, ou qu'on ait une importante progéniture. C'est pourquoi, même avec la progression constatée à la fin du siècle, et qui n'est due qu'à une diminution de la taille des ménages et pas à une quelconque amélioration de l'habitat, les familles d'agriculteurs restent celles qui, à Chartres et dans ses faubourgs, disposent de l'espace habitable moyen par individu le moins important, exception faite des salariés urbains.

Mais la maison du vigneron ou du jardinier est une partie essentielle de son exploitation, au moins autant qu'un Heu d'habitation. Les deux fonctions ne sont d'ailleurs pas antinomiques ; il est fréquent de trouver mention d'un lit dressé dans une étable ou dans une grange, ce qui augmente d'autant l'espace habitable, et amène à ne pas accorder une valeur trop absolue aux chiffres cités plus haut. Les divers bâtiments d'exploitation sont situés au même niveau que la chambre qui sert à l'habitat, à la différence de ce qu'on rencontre en Ile-de-France, où les maisons sont construites en hauteur 52, et font souvent partie du même bâtiment; d'autres locaux se répartissent, en plus ou moins grand nombre, autour d'une cour.

La vocation polyvalente des chambres est encore plus évidente qu'en ville, puisqu'on ne trouve par exemple aucune cuisine spécialisée. Si le nombre des cabinets augmente, il n'est évidemment question nulle part des changements esquissés en ville, comme l'apparition de corridors ou de couloirs ; la maison paysanne chartraine n'évolue pas au cours du xviiie siècle, pour ce qui concerne les pièces d'habitation.

Pour les pièces et bâtiments d'exploitation on constate par contre une augmentation. A la fin du siècle, les trois quarts des maisons possèdent une cour ou un jardin, contre seulement la moitié au début. Les caves se multiplient; on en trouve en 1780-1790 dans un tiers des logements, ce qui est encore peu, mais trois fois supérieur à la situation de 1700-1720; paradoxalement, elles sont moins remplies à la fin du siècle qu'au début, puisque la vente est devenue meilleure. On peut s'étonner de trouver aussi peu de caves chez des vignerons ; c'est que le vin ne constitue pour eux qu'une activité parmi d'autres, et qu'il est destiné à la consommation immédiate de la ville. L'augmentation de la fréquence des solles, des granges et des étables, ainsi que de celle des fournils, peut prouver une part plus grande en 1780-1790 qu'en

52. Locaux d'exploitation au rez-de-chaussée, chambres à l'étage (M. LACHTVER, Vin, vigne et vignerons en région parisienne du XVIIe au XIX' siècle, Pontoise, 1982, pp. 481-497) ; J.-M. CONSTANT souligne bien qu'en Beauce « la maison paysanne n'a pas d'étage » (Nobles et paysans en Beauce, Lille, 1981, p. 191).


LE LOGEMENT POPULAIRE AU XVIII' S. : CHARTRES

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TABLEAU n° 13. — Fréquence de la présence des pièces annexes et des pièces d'exploitation chez les agriculteurs 53

Pièces annexes 1700-1720 1780-1790

Cabinets 20 % 31 %

Cuisines 0 0

Greniers 30 % 41 %

Caves 12 % 34 %

Cours 40 % 48 %

Jardins 7 % 27 %

Solles 27 % 44 %

Granges 35 % 44 %

Fouleries-pressoirs 7 % 0

Celliers 2 % 10 %

Fournils 2 % 6 %

Poulaillers 0 3 %

Etables 27% 37%

Ecuries 15 % 10 %

Porcheries 5 % 0

Saloirs 2 % 0

Appentis 2 % 0

Serres 0 6 %

1700-1720 de la culture des céréales. Les fouleries et pressoirs, déjà bien peu nombreux, disparaissent au cours du siècle; les celliers les remplacent ; changement d'appellation ! De toute façon, on rencontre indifféremment de tout partout : tonneaux dans une grange, blé dans un cellier, et inversement. L'essentiel est bien l'augmentation globale du nombre des pièces d'exploitation.

Des habitations menacées.

Trois dangers principaux menacent les habitants des maisons urbaines et suburbaines : l'inondation, l'incendie et le froid. Leur importance relative varie en fonction des matériaux, des localisations et des dispositions prises pour assurer le chauffage.

L'inondation n'est un danger que pour les habitations situées près de l'Eure, c'est-à-dire en ville, dans les paroisses Saint-Hilaire et SaintAndré, et hors les murs à Saint-Barthélémy, Saint-Chéron et Saint-Maurice. Faute de travaux préventifs sur le cours de la rivière en amont de la ville, et cela malgré des voeux qui reveiennent périodiquement au Corps de ville et parmi les habitants, les eaux montent tous les ans, parfois jusqu'aux habitations.

53. y compris cours et jardins.


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Les problèmes d'eau sont un des leitmotivs du journal du vigneron Nicolas Guiard 54. Il s'en plaint à propos des dégâts qui sont causés aux cultures. En 1745, les habitations sont également atteintes : « ...il en [l'eau] tombet dans tout les batimans et en outre ces que leau entret de dans les cours et jardins dans les maizons et batimans ... cela a abatu des batimans et des meurs ... leau sorte par les fenestre de dans les maizons... »5S.

C'est en 1784 que les habitations des paroisses situées à l'intérieur des murailles subissent la plus grande montée des eaux. En février, les curés de Saint-André et de Saint-Hilaire s'inquiètent, dans une lettre envoyée à la municipalité, du sort des habitants des chambres basses qui bordent l'Eure, menacées d'inondation, à cause « de la prodigieuse quantité de neige qu'il y a sur la terre » 56. On loge alors provisoirement des familles dans les casernes de l'infanterie, ce qui n'empêche pas que « les habitants de plusieurs rues de la basse ville ont été pendant quelques jours obligés de se tenir dans les chambres hautes de leurs maisons, où ils étaient réduits à recevoir par les fenêtres les secours qu'on étoit obligé de leur porter à cheval» 57.

Le feu menace tous les quartiers, qu'ils soient populaires ou résidentiels. Certaines villes de la région lui ont payé un lourd tribut au cours du xviiie siècle, comme Châteaudun, qui brûla en grande partie en 1723. Chartres n'a pas connu un sort aussi funeste.

Les quartiers situés à l'intérieur des murs n'ont pas subi d'incendie notable au cours du XVIIIe siècle. Les maisons populaires, où le bois domine, y compris dans les murs, couraient pourtant des risques importants. Par contre, les paroisses suburbaines ont payé un plus lourd tribut à ce fléau. Leurs toits recouverts de chaume, comme dans les campagnes beauceronnes 58, sont nettement plus inflammables que les tuiles qui protègent les habitations urbaines. C'est en septembre 1756 qu'un terrible incendie détruit une bonne partie du faubourg Saint-Jean et du faubourg des Epars.

Le feu avait pris dans la nuit du 24 au 25, dans une maison du faubourg Saint-Jean, où étaient entassés des grains provenant de la dernière récolte, et avait rapidement gagné d'autres bâtiments. La municipalité intervient rapidement, avec les pompiers de la ville et leur

54. Journal manuscrit, conservé à la B.M. (N.A. 48).

55. Idem. ; en 1753 également, Nicolas Guiard signale « du 2, 3 et 4 feuvrie grande eaux ynondation dans les valle ».

56. A.C., C 2 nn.

57. A.C., C 2 oo.

58. J.-M. CONSTANT, Nobles..., pp. 190-191. Les habitants parlent eux-mêmes de leurs « Chaumines » (D. GESLMN, Souvenirs historiques chartrains (1746-1758), Chartres, 1862, IV-93 p.).


LE LOGEMENT POPULAIRE AU XVIIIe S. : CHARTRES

207

matériel (« pompes, sceaux, brochets, échelles, pelles, piques et pioches»59), qui sont vite assistés de plusieurs dizaines d'habitants. Tous ces secours font rapidement la preuve de leur inefficacité ; de toute façon, la rivière est trop loin, et que faire avec de simples seaux ? Seize maisons brûlent pendant la nuit. Le feu diminue ensuite, puis reprend, détruisant d'autres bâtiments. Au total, l'incendie aura duré trois jours 60.

Les familles sinistrées ont bénéficié de dons pour la reconstruction de leurs maisons, particulièrement de l'intendant d'Orléans Barentin (« une somme de deux mil quatre cents livres pour venir au secours des malheureux incendiés du faubourg des Epars»61), et de l'évêque, Pierre Augustin Bernard de Rosset de Fleury. Les maisons reconstruites sont couvertes de tuiles 62.

Si l'inondation est un danger localisé, et l'incendie un fléau rare, le froid constitue une agression inévitable. Les foyers populaires le combattent plus ou moins bien 63.

Les fenêtres sont munies de carreaux, comme l'attestent les descriptions contenues dans les baux. Mais le chauffage est inégal. Seules les chambres polyvalentes sont chauffées, mais pas toujours, alors que les pièces annexes ne le sont jamais, et les boutiques rarement.

La fréquence des chambres non chauffées diminue un peu au cours du siècle.

TABLEAU n° 14. — Proportion de chambres non chauffées, d'après les inventaires après décès

Femmes Périodes Agriculteurs Maîtres Salariés Domestiques .

1700-1720 27 % 33 % 31 % — —

1780-1790 23 % 27 % 28 % 28 % 37 %

59. A.C., C 2 z.

60. Idem.

61. Idem.

62. D. GESLAIK, Souvenirs...

63. Témoignage d'Etienne-Bruno Doublet en 1767 : « ...des gellé extraordiner ... Il a gellé dans tous les a partemens, dans les caves qui nettes pas profonde, et dans des endroits ou il liavait des poislle... » (Marcel ROBILLARD, Le folklore de la Beauce, vol. 4, Forges et forgerons du pays chartrain. Souvenirs d'un maître serrurier chartrain (1760-1807), Paris, 1968, 112 p.).


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Trois chambres sur dix au début du siècle en moyenne, une sur quatre à la fin, ne sont pas chauffées, le bilan des agriculteurs étant un peu plus positif, et les femmes seules étant à la traîne. Le tableau est plus noir chez les pauvres parmi les pauvres, en l'occurrence les nouveaux pensionnaires des maisons de retraite du Bureau des Pauvres.

TABLEAU n° 15. — Proportion de chambres non chauffées chez les futurs Bonshommes et Bonnes Femmes {1780-1790)

Catégories Hommes Femmes Ensemble

Chambres non chauffées 40 % 54 % 46 %

Près de la moitié de ces vieillards n'ont donc pas de moyens de chauffage, la situation étant pire chez les femmes, plus démunies encore que les hommes.

Les cheminées ne sont jamais décrites dans les inventaires; elles font en effet partie de la maison, et pas des meubles. Tout au plus sait-on que certaines bénéficient d'une décoration ou d'un camouflage, généralement par un « tour » de serge verte ; c'est le cas chez un agriculteur sur vingt au début du siècle, et chez deux maîtres sur cinq; en 1780-1790, la proportion tombe chez ces dernierswàun dixième, et devient nulle chez les agriculteurs.

On rencontre rarement mention de la présence de combustible, à l'imitation de ce qu'on constate à Paris dans les milieux populaires 65. C'est le cas dans seulement un dixième des intérieurs urbains, et dans aucune des habitations d'agriculteurs ; absence étonnante, contredite par les entrées annuelles de combustibles dans la ville ; en 1765, les Chartrains achètent 5 042 charretées de bois, en 1766, 5 758 charretées, en 1767, 5 640 charretées 66. D'autre part, un matériel à feu est toujours présent dans les pièces munies d'une cheminée : chenets, pelles, pincettes, gardecendres, soufflets, parfois pare-feux, tout cela ne vaut que quelques livres, et n'évolue pas pendant le siècle. Les cheminées sont bel et bien utilisées ; mais il semble que, dans la majorité des cas, on ne possède pas de réserves de combustible, et qu'on se le procure au fur et à mesure des besoins.

Le bois est loin d'avoir le monopole des foyers populaires. Les inventaires qui mentionnent des réserves de combustibles le citent à peine plus souvent que le charbon, les deux chauffages pouvant d'ailleurs coexister. Charbon de bois ou charbon de terre ? La précision n'est jamais apportée par les inventaires. Le maître-maréchal Guillaume Bourgeois achète en 1789 trois fois du charbon de terre et une fois du

64. Les « tours » sont souvent remplacés alors par des « devants » de cheminée.

65. D. ROCHE, Le peuple..., p. 138.

66. A.C., G a II 7.


LE LOGEMENT POPULAIRE AU XVIIIe S. : CHARTRES

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charbon de bois 67; mais il est vrai que c'est probablement pour un usage professionnel.

La déperdition de calories est importante dans les cheminées. L'apparition des poêles est pourtant tardive et bien timide. On n'en trouve mention que dans quelques inventaires des années 1780, jamais chez les agriculteurs, uniquement chez quelques maîtres (trois cas) et salariés (deux cas). Il s'agit de poêles en faïence dans quatre cas sur cinq 68.

L'humidité accentue les inconvénients du froid. Les maisons populaires la subissent beaucoup, dans la basse ville évidemment, mais aussi sur la pente qui mène à la ville haute. « Les maisons y sont, pour la plupart, adossées à des murailles, à des terrasses (...) L'humidité de ces maisons, le jour qu'elles ne reçoivent que d'un côté, les rendent on ne peut plus mal-saines ... »(S. Aussi utilise-t-on des tentures murales, de plus en plus au cours du siècle.

TABLELAU n° 16. — La lutte contre l'humidité des habitations la fréquence des tentures murales dans les chambres

Périodes Agriculteurs Maîtres Salariés Domestiques .

1700-1720 0 25 % 5 % — —

1780-1790 2 % 43 % 26 % 52 % 34 %

Le fossé est évident entre ville et faubourgs ; il se creuse encore plus au cours du siècle. Les tentures permettent de limiter les conséquences de l'humidité des murs ; mais elles révèlent également une volonté d'embellissement des intérieurs ; elles sont les lambris des pauvres. Généralement constituées de tapisserie de Bergame 70, elles introduisent également par leurs dessins et motifs une note de gaieté, d'ailleurs sans aucune originalité, puisque les oiseaux semblent être le seul sujet traité. Alors que les murs des chambres des paysans restent nus, ceux des chambres urbaines se couvrent de plus en plus au cours du siècle 71.

De même qu'on lutte contre l'humidité, on essaye d'atténuer les courants d'air. Les portières ne font guère recette. Mais les rideaux apparaissent aux fenêtres.

67. A.D., IV E 748.

68. En plus des cinq poêles, on ne rencontre qu'un seul trumeau, preuve que peu d'améliorations sont apportées au pouvoir calorigène des cheminées ; c'est très différent de Paris, où « ...pour près de la moitié des intérieurs salariés, pour les trois quarts des logements ancillaires, le progrès calorifique est acquis avant 89, ... soit par la présence des trumeaux ... ou celle des poêles » (D. ROCHE, Le peuple..., p. 141).

69. L.R.A. COSME, Essai de topographie médicale du département d'Eure-et-Loir, Paris, An XI-1803, p. 5.

70. C'est-à-dire à la façon de Bergame.

71. Mais pas le sol : un seul tapis rencontré.


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REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

TABLEAU n° 17. — La lutte contre les courants d'air : la fréquence des rideaux aux fenêtres des chambres

Femmes Périodes Agriculteurs Maîtres Salariés Domestiques .

1700-1720 4 % 10 % 11 % — —

1780-1790 13% 34% 19% 35% 30%

L'écart est un peu moins grand cette fois entre les agriculteurs et les autres. Comme d'habitude, les proportions augmentent au cours du siècle, les domestiques constituant la catégorie la plus concernée. La toile et le chanvre l'emportent au début du siècle, généralement de couleur blanche. En 1780-1790, les tissus se modifient : mousselines, brocatelles, indiennes, tissus plus fins, aux couleurs multiples ; la volonté de recherche esthétique est évidente; elle ne concerne cependant qu'une minorité.

On a pu constater que le logement était un bon révélateur de la hiérarchie des fortunes, y compris au sein même des classes populaires ; on ne s'en étonnera pas, la constatation n'étant pas nouvelle; notre étude montre cependant que cette réalité est en général largement sousestimée par suite de l'absence de prise en compte du phénomène de la sous-location, difficile à quantifier, mais spécifique des catégories populaires. En tout cas, la charge financière représentée par le logement semble être moins élevée au xvnie siècle à Chartres qu'à Paris ; mais elle augmente au cours du siècle, sauf pour les agriculteurs, pour des logements qui changent peu dans la plupart des cas.

Ce type d'étude est indispensable pour connaître la vie réelle du peuple au xviiF siècle ; il paraîtrait souhaitable qu'il se multiplie, non seulement dans les milieux urbains, mais aussi pour les habitants des campagnes, largement majoritaires dans la France d'Ancien Régime.

Benoît GARNOT, Université de Bourgogne, Dijon.


LA FORMATION DES ÉLITES :

LES «CONFÉRENCES» SOUS LA RESTAURATION

ET LA MONARCHIE DE JUILLET

Dans ses Souvenirs d'un homme de Lettres, 1817-1871, restés inédits mais conservés à l'Institut, dont il fut bibliothécaire à partir de 1844, Alfred Maury, archéologue et historien, raconte que, dans sa jeunesse, il a fréquenté successivement trois conférences : celle de la Mairie des Petits Pères, de 1837 à 1839 ; ceUe de la pension Bailly, de 1839 à 1841 ; celle d'Orsay enfin, de 1841 à 1844.

Qu'étaient ces conférences ? Comment fonctionnaient-elles ? A quoi servaient-elles ? Qui les fréquentait ? La correspondance d'un contemporain de Maury nous apprend qu'elles étaient nombreuses. Ximénès Doudan fut le chef de cabinet du duc Victor de Broglie au ministère de l'Instruction publique puis aux Affaires étrangères (1830-1835), il fut aussi le précepteur de ses fils et l'ami de la famille. Il écrit à la baronne de Staël le 23 janvier 1841 :

Je ne discute plus guère, tout le inonde étant devenu orateur. Il y a autour de moi une fièvre de conférences où l'on s'exerce à l'art de la parole. Albert [de Broglie] est d'une conférence, Othenin [d'Haussonville, qui a épousé Louise de Broglie en octobre 1836] d'une conférence, Raulin [intime des Broglie] d'une conférence. On joue, dans ces conférences, à la Chambre des députés. On discute sur les fortifications, sur les enfants des manufactures... 1

Doudan continue avec humour :

Ces messieurs rentrent chez eux soucieux ou rayonnants, selon qu'il leur semble qu'ils ont eu un succès ou un échec. Non seulement Othenin est d'une conférence, mais il est d'une sous-conférence où l'on se prépare à bien parler à la conférence, pour, de là, bien parler à la Chambre des députés. Il faut que tout le monde s'amuse.

En 1841, ces conférences ne sont pas des nouveautés. La conférence d'Orsay a été créée récemment (1839) mais la conférence Mole existe depuis 1832 et la « conférence Bailly », désormais sur le déclin, depuis la Restauration. Et déjà sous l'Empire, pour suppléer aux carences de l'enseignement officiel du droit dans les écoles centrales, d'anciens avocats avaient créé 1' « Académie de Législation » et 1' « Université de Jurispru1.

Jurispru1. DOUDAN, Mélanges et Lettres, Paris, Calmann-Lévy, 1876.


212 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

dence», tandis que des juristes célèbres accueillaient chez eux des étudiants pour leur faire plaider des causes fictives. Ainsi se réunissaient « en conférence » une cinquantaine de jeunes gens chez Régnier, une vingtaine chez Bellart 2.

De certaines petites conférences il ne reste que le nom, comme la « conférence Montesquieu » dont l'académicien Silvestre de Sacy dit avoir fait partie entre 1820 et 1825, avec des camarades libéraux — Doudan, Saint-Marc-Girardin et Duchâtel, le futur ministre de l'Intérieur. Ils disposaient d'une tribune et s'amusaient à «jouer au gouvernement constitutionnel » 3.

Quant aux conférences plus importantes, les sources pour les étudier sont rares et éparses. Comme le remarque le comte de Larègle qui, en 1913, a consacré un article à la conférence Mole, jusqu'en 1876 (date à laquelle la Mole fusionne avec la conférence Tocqueville), les comptes rendus des séances « sont rarement conservés » 4. De fait, on ne trouve que trois bulletins à la Bibliothèque Nationale, datant de 1844 et 1846. Le bilan est encore plus maigre pour la conférence d'Orsay : quelques procès-verbaux de séances pour l'année 1843 à la Bibliothèque Nationale. Quasiment rien aux Archives Nationales.

Pour les conférences de M. Bailly et des Bonnes Études, il en reste des traces dans des mémoires et des biographies, mais elles sont à manier avec prudence. Comme ils écrivent longtemps après, les auteurs de mémoires sont parfois flous ou inexacts, comme Louis de Camé, le baron de Frénilly ou Armand de Pontmartin 5. Quant aux biographes, dans un souci hagiographique, ils peuvent être tentés d'exagérer le rôle de leur personnage, comme le fait Charles de Lacombe lorsqu'il parle de la collaboration de Berryer aux Bonnes Études 6. Le seul vrai travail sur la question, remarquable et malheureusement inédit, est une thèse présentée devant la faculté de théologie d'Angers en 1971 par le P. Pierre Jarry 7 : il a dépouillé les archives de la famille Bailly, qui sont déposées à Rome. Je me ferai largement l'écho de cette recherche, qui m'a permis d'éclairer quelques points jusque-là obscurs et qui surtout met en lumière la personnalité trop peu connue d'Emmanuel Bailly.

Parce qu'elles n'étaient pas officielles, ces conférences n'ont pas laissé de traces répertoriées et les auteurs ne les signalent que par allusion, ici ou là, comme si leur fréquentation allait de soi. Ces groupes de travail,

2. Histoire du barreau de Paris depuis son origine jusqu'à 1830, par GAUDRY, 2 vol., Paris, Auguste Durand, 1864, n, pp. 444445.

3. Notice de Silvestre de Sacy dans X. Douden, op. cit.

4. « La Conférence Molé-Tocqueville » par le comte de LARÈGLE, Le Correspondant, 25 novembre 1913, pp. 732-760.

5. Louis DE CARNÉ, Souvenirs de ma jeunesse au temps de la Restauration, Paris, Didier, 1872. Baron DE FRÉNILLY, Souvenirs 1768-1828, Paris, Pion, 1908. Armand DE PONTMARTIN, Mes Mémoires, 2 vol., Paris, Calmann-Lévy, 18S5-1886.

6. Charles DE LACOMBE, La jeunesse de Berryer, Paris, Firmin-Didot, 1884.

7. Pierre JARRY, Un artisan du renouveau catholique au XIX' siècle : Emmanuel Bailly, 1794-1861 (Bailly est en réalité né en 1793), Faculté de théologie d'Angers, 1971. Voir aussi la notice sur Bailly dans le Dictionnaire de biographie française, de PRÉVOST et ROMAN D'AMAT, Letouzey et Ané, t. IV, 1948.


LES « CONFÉRENCES », RESTAURATION ET MONARCHIE DE JUILLET 213

qui ont été des sortes de passages obligés pour les jeunes gens qui se préparaient à faire de la politique et, plus largement, à tenir un rôle sur la scène publique, ont néanmoins eu de l'importance dans la formation de l'élite et de la classe dirigeante au xix* siècle.

I. — AVANT 1830 : LA PENSION BAILLY ET LES BONNES ÉTUDES

La pension Bailly.

En novembre 1819, Emmanuel Bailly a ouvert une pension pour étudiants, 7, rue Cassette. Assez vite, il cherche à l'agrandir et s'associe avec Georges Marin-Levêque, un de ses anciens condisciples qui fonde à son tour, en 1821, une pension, rue Saint-Dominique-d'Enfer. Les deux hommes se partagent les soins à donner aux deux établissements : à Bailly les études et les conférences, à Levêque Tadministration.

Une quinzaine de pensions existaient alors à Paris : Poujol, Gibon, Ratier, Mayer, Barbette, Boudon, Barbot, l'abbé Poiloup, Massin, Dufour, Sellier, Menjaud, Journeaux, Lavigne, Laville. Certaines étaient de véritables collèges privés, offrant des cours complémentaires et des répétitions, quelquefois spécialisées dans la préparation d'une grande école (Lavigne préparait à Polytechnique et Laville à Saint-Cyr). D'autres étaient plus modestes, recevant un petit nombre d'enfants ou de jeunes gens ; elles leur assuraient le gîte et le couvert et les conduisaient au collège. La pension Bailly est, au départ, une petite pension parmi d'autres, destinée à accueillir les jeunes provinciaux venus à Paris pour y faire des études supérieures, de droit en particulier.

Le prix de la pension est de 1.560 F pour l'année scolaire, de novembre à fin juillet. Ce prix comprend la nourriture, les conférences, les leçons de langues vivantes, les répétitions de droit, les cours de comptabilité, l'ameublement de la chambre, le service des domestiques. Il ne comprend pas le chauffage, l'éclairage ni le blanchissage 8.

Dans les semaines qui suivirent l'ouverture de sa pension rue Cassette, Bailly sentit la nécessité d'occuper ses pensionnaires en leur proposant des soirées à la fois utiles et agréables auxquelles ils pourraient convier leurs amis. Ainsi naquit un petit cénacle qui groupait sept jeunes gens autour de Bailly, appelé à l'origine « Société Bailly » et qui allait devenir la Société d'études littéraires. Bailly créa, d'autre part, en 1823, une conférence de droit et, en 1827, une conférence d'histoire.

Indépendamment d'Emmanuel Bailly existait depuis 1820 la Société des Bonnes Études qui, elle aussi, organisait des conférences de littérature, de droit et d'histoire. Nous verrons comment ces deux séries de conférences interféreront, fusionnant ou se remplaçant les unes les autres. D'autant qu'à partir de 1823 le local des Bonnes Études accueille la pension Levêque puis, en 1825, la pension Bailly.

8. Prospectus du 12 août 1833, archives Bailly F.T. 62, cité par P. JARRY, op. cit., note 89 p. 104. Vers 1840, la pension s'élevait à 2.400 F.


214 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Emmanuel Bailly n'a jamais eu plus d'une trentaine de pensionnaires à la fois. Même une fois installé dans le local plus vaste de la place de l'Estrapade, en 1825, il ne disposait que de quinze à vingt chambres pour loger ses pensionnaires, soit seuls, soit par deux. Mais beaucoup plus de monde fréquentait ses conférences, puisque les pensionnaires introduisaient des amis de l'extérieur et que la Société des Bonnes Études attirait de très nombreux jeunes gens — quatre à cinq cents. Si on compte que les étudiants se renouvelaient régulièrement, on peut dire qu'au bout d'une dizaine d'années M. Bailly avait touché un public non négligeable.

« Monsieur Bailly. »

Emmanuel-Joseph Bailly, dit Bailly de Surcy, est né à Brias, dans le Pas-de-Calais, en 1793, dans une famille de tradition très catholique. Il pense d'abord à se faire prêtre et entre au Petit Séminaire d'Amiens, où on ne lui reconnaît pas la vocation. II en sort pour se consacrer à la pédagogie et au militantisme catholique. Au lieu de devenir prêtre, il deviendra un guide spirituel laïc.

Son rôle de directeur de maison d'éducation ne représente qu'une partie de ses activités militantes. En 1820, il est reçu membre de la Congrégation puis de la Société des Bonnes OEuvres, où il présidera la section «Visite des hôpitaux». Il participe à deux créations catholiques importantes : en 1824, il est secrétaire de la Société catholique des Bons Livres, qui travaille à la diffusion des bonnes lectures dans les milieux populaires ; en 1828, il est nommé trésorier de l'Association pour la défense de la religion catholique. Enfin Bailly a été éditeur et patron de presse. Il a lancé plusieurs journaux : le Correspondant en 1829 (organe de liaison entre les membres de l'Association pour la défense de la religion catholique), la Revue européenne en 1831 et la Tribune catholique, et il a dirigé l'Univers. Pension et conférences se situent donc au coeur d'une action militante étendue à laquelle Bailly a voué son existence. Notons qu'un des fils d'Emmanuel, le Père Vincent de Paul Bailly, poursuivra l'oeuvre de son père en fondant, avec Emmanuel d'Alzon à la fin du xrx° siècle, la centrale catholique de la Bonne Presse 9.

La Société des Études littéraires.

Les sept jeunes gens groupés autour de M. BaiUy, fin 1819, ont fait des émules : ils sont trente-trois au début de 1821, dont un tiers seulement sont pensionnaires rue Cassette. Les statuts de la Société des Études littéraires sont rédigés en 1821. On n'y admet que quarante membres actifs et des membres correspondants dont le nombre n'est pas limité. Celui qui désire devenir membre doit être présenté par deux membres actifs, qui répondront de ses principes, et fournir un travail qui

9. L'expression date de 1889. La « Bonne Presse » désigne Le Pèlerin (1873), son supplément La vie des saints (1880) et La Croix mensuelle (1880). Voir le colloque Emmanuel d'Alzon dans la société et l'Église du XIX siècle, sous la direction de René RÉMOND et Emile POULAT, décembre 1980, Paris, Le Centurion, 1982.


LES « CONFÉRENCES », RESTAURATION ET MONARCHIE DE JUILLET 215

permettra de juger son talent. La commission nommée chaque trimestre fera à la séance suivante un rapport sur le travail et la Société votera l'admission ou le rejet.

Le candidat ainsi admis participe aux séances qui se tiennent à la pension Bailly, chaque semaine, entre le 20 novembre et le 15 juin. Il lui faudra se montrer assidu: les absents sont mis à l'amende et deux mois d'absence sans motif valable entraînent la radiation.

Les travaux de la Société sont des lectures, des rapports et des discussions sur des questions philosophiques, historiques ou littéraires. Chaque membre est en principe tenu de faire une lecture sous chaque présidence, c'est-à-dire une fois par trimestre. Lecture d'une composition originale en prose ou en vers, d'une imitation ou d'un commentaire. La commission de trois membres, désignée par le président de séance, présente à la réunion qui suit une analyse critique de cette lecture. Si le texte lui paraît bon, il est déposé aux archives de la Société, dont Bailly était le gardien. Voici un échantillon de titres de 1821 : essai philosophique ayant pour épigraphe Dieu et le Roi; discours sur l'existence de Dieu et sur l'immortalité de l'âme ; influence de la religion et des moeurs sur la stabilité des empires ; de la nécessité même politique d'une religion et du besoin indispensable de la rétablir en Europe ; le règne de Charlemagne ; considérations sur les croisades. En outre, dix textes sont consacrés à la mémoire du duc de Berry assassiné en février 1820 et à la naissance du duc de Bordeaux, en septembre de la même année.

Chaque année, la Société d'Études littéraires imprimait la liste complète de ses adhérents. Seule a été conservée celle de 1827-1828 qui comprend les quarante membres actifs et vingt-cinq correspondants, dix de Paris, quinze de province. Y est jointe une liste de cent quinze noms : les membres de la Société depuis 1819 jusqu'à 1824. On y trouve en 1823 Lacordaire, alors stagiaire chez un avocat, qui l'année suivante va entrer au Séminaire de Saint-Sulpice et être ordonné prêtre trois ans après ; Emmanuel d'Alzon, qui fondera l'Assomption; Louis de Carné, Eugène de La Gournerie et Melchior du Lac, journalistes en 1829-1830 du Correspondant ; Charles Lenormant, plus tard archéologue et professeur à la Sorbonne, époux de la nièce de Mme Récamier, qui dirigera le Correspondant après sa renaissance en 1843 ; Franz de Champagny, qui sera historien des Césars, Capefigue, historien de la Restauration; Augustin Bonnetty, fondateur en 1830 des Annales de philosophie chrétienne; Clausel de Coussergue, futur député et défenseur du gallicanisme ; enfin Albert du Boys, qui créera à Grenoble une Société littéraire analogue à celle de Bailly.

La Société d'Études littéraires s'affilie avec les Bonnes Études en 1823, tout en préservant son indépendance. Elle est très active en 1824-1825 (plus de cent vingt lectures), en 1826-1827 (plus de deux cents) et en 1827-1828 (cent dix). Mais en 1829 elle est en crise ouverte et dissoute à la suite de séances tumultueuses.

En effet, dans cette assemblée traditionaliste, apparaissent, à la fin de la Restauration, des thèmes libéraux. Un jeune homme présenta, par exemple, un travail intitulé « Quelques réflexions sur l'état actuel des


216 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

esprits en France », que la commission qualifia d' « oeuvre impie et sacrilège ». Il y déclarait : « Il en est à qui la Charte ne paraîtra jamais une oeuvre libre. Il en est qui se font les apologistes de la féodalité, des couvents et des moines. Je viens émettre à cette tribune une opinion contraire.» 10 Selon Emmanuel d'Alzon, la dernière séance, en 1829, se passa ainsi: Corentin Guyho, étudiant en droit et futur député radical, lut un texte contre la superstition qui avait l'allure d'une satire. Melchior du Lac, dans son rapport, déclara qu'il n'acceptait pas que sa foi fût insultée. On en appela à l'arbitrage de M. Bailly qui prononça la dissolution de la Société qu'il avait créée dix ans auparavant.

La Conférence de droit de M. Bailly.

En 1823 Emmanuel Bailly constitua, pour les étudiants en droit qui prenaient pension chez lui, un groupe de travaux pratiques. Les séances avaient lieu dans son salon transformé en véritable salle de tribunal, avec « tables et tréteaux, sabliers, encre et plumes, robes et bonnets, tapis vert, éclairage, lustre et lampions »u, dont l'acquisition a coûté 272 F ! Les jeunes gens y plaidaient des causes fictives.

La Conférence de M. Bailly comportait trente-neuf membres en 1823, quarante-six en 1824. En 1825, le recrutement baisse (vingt-quatre membres), à cause du transfert de la pension place de l'Estrapade : la Conférence de droit des Bonnes Études, plus connue, attirait davantage. Le dernier procès-verbal de séance date du 4 mai 1827 mais, dès le début de cette année scolaire-là, la petite Conférence Bailly s'était intégrée à l'autre.

La Société des Bonnes Études.

Les Bonnes Études s'appelaient au début « Conférences de la Sorbonne». Inaugurées en 1820 dans le grand amphithéâtre de l'université, elles y tenaient leurs séances importantes, tandis que les réunions ordinaires avaient lieu dans un petit local de la rue Saint-Dominique-d'Enfer. L'abbé Nicole, recteur de l'Académie, mit le grand amphithéâtre à la disposition de Berryer jusqu'en mars 1822. A cette date des troubles éclatèrent dans le monde étudiant, qui se dissocia en deux groupes — les uns criaient « Vive le roi ! » et les autres « Vive la charte ! ». La présence à la Sorbonne d'une assemblée ultra-royaliste pouvait passer pour une provocation : c'est ainsi que les Bonnes Études perdirent leur local d'apparat.

La Société des Bonnes Études n'était pas une pension mais une association qui organisait des conférences fréquentées, entre autres, par des étudiants en droit. L'élite de ces derniers assistait également aux séances de la Société d'Études littéraires créée par Emmanuel Bailly. Les étudiants, leurs familles et leurs éducateurs constatèrent que les pensionnaires de MM. Bailly et Levêque, encadrés et surveillés, obtenaient de meilleurs résultats aux examens que les étudiants des Bonnes Études,

10. Cité par P. JARRY, op. cit., p. 185.

11. Archives Bailly, B. 67 et B. 68, cité par P. JARRY, op. cit., pp. 189-190.


LES « CONFÉRENCES », RESTAURATION ET MONARCHIE DE JUILLET 217

livrés à eux-mêmes dans des hôtels meublés du Quartier Latin. La nécessité se fit donc sentir de rapprocher les trois établissements.

Des pères de famille, quatre-vingts ou cent selon Charles Lacretelle, parmi lesquels Ponton d'Amécourt, Loysson de Guinaumont, de Raineville, de Surian, de Saint-Germain, se constituèrent en société civile (les parts de souscription étaient de 1.000 F) 12 pour acquérir une maison 11, place de l'Estrapade — on donnait aussi comme adresse : 11, rue des FossésSaint-Jacques. S'y logèrent la Société des Bonnes Études, foyer d'étudiants qui restait un externat — elle disposait d'un jardin, d'une salle de jeux, d'une bibliothèque, d'une pièce où l'on pouvait consulter les journaux et d'un amphithéâtre pour les conférences —, et les pensions Levêque et Bailly, qui devinrent comme l'internat des Bonnes Études et qui en étaient «l'âme» 13.

Les pères de famille conclurent un arrangement avec Levêque ; ils lui firent accepter par bail la location du surplus du local, contenant des chambres, un salon et une salle à manger. Il y transféra, en 1823, sa pension de la rue Saint-Dominique-d'Enfer. Puis le 13, place de l'Estrapade, qui appartenait aux Missionnaires de France, fut loué aux deux associés ; une communication fut établie entre les deux immeubles et Bailly déménagea à son tour la pension de la rue Cassette pour le 1" novembre 1825, début de l'année universitaire. En septembre, Bailly et Levêque avaient formé une société civile pour réunir en une seule leurs deux communautés. Bailly se chargeait du contrôle moral et éducatif, des relations avec les étudiants et leurs familles, et des études littéraires ; Levêque des tâches matérielles et administratives, et des études scientifiques. L'osmose avec les Bonnes Études fut réalisée lorsque Emmanuel Bailly en devint président en 1827.

L'admission aux Bonnes Études se faisait sur proposition écrite de deux sociétaires à la commission administrative. Un commissaire établissait un rapport sur le candidat, ensuite la commission statuait. Mais le plus souvent, la recommandation des deux sociétaires suffisait à garantir le bon esprit du candidat. On n'exigeait d'ailleurs même pas qu'il eût la foi, il suffisait qu'il parût « sincère dans ses doutes et disposé à les éclaircir». La cotisation annuelle était de 25 F.

Personne ne sait exactement qui fonda la Société des Bonnes Études, mais il est sûr qu'elle bénéficiait d'un parrainage prestigieux. Elle fonctionnait comme une structure à plusieurs degrés. D'abord les nobles « protecteurs », membres de la Congrégation et hauts dignitaires du royaume : Mathieu de Montmorency (qui meurt en 1826) ; le duc de Rivière, précepteur du duc de Bordeaux (qui meurt en 1828) ; Sosthènes de La Rochefoucauld, duc de Doudeauville, directeur des Beaux-Arts sous Charles X ; l'abbé duc de Rohan; MM. de Robiano, d'Havre, de Bourmont. Ensuite,

12. Charles LACRETELLE, Histoire de la France depuis la Restauration, Paris, 1830, t. III, p. 144. Le baron de FRÉNILLY, op. cit., p. 403, écrit qu'il acheta deux actions de mille francs chacune.

13. Manuscrit de M. Levêque, 28 avril 1861, Archives Bailly F.V. 9, dont W' Bailly de Surcy m'a aimablement donné photocopie.


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les «organisateurs», parmi lesquels figurent des hommes qui aidèrent M. Bailly à mettre sur pied la Société d'Études littéraires : le député de la Marne, Loysson de Guinaumont ; l'avocat François de Pineau ; Ponton d'Amécourt ; de Raineville. Enfin, les « exécutants », conférenciers et éducateurs : l'avocat Berryer, Bailly et Levêque sont de ceux-là 14.

Les conférences des Bonnes Études.

Les Bonnes Études comportaient à l'origine deux sections : l'une de médecine, dirigée par Laënnec et Récamier; l'autre de droit, dont les responsables étaient deux avocats, Berryer et Hennequin, le second étant à cette époque plus célèbre que le premier. Il ne reste pas de trace de la section médicale, on possède en revanche quelques indications sur la section de droit.

Les conférences de droit étaient de deux sortes : les unes particulières aux étudiants des trois années de droit ; les autres générales, s'adressant à tous les membres. Les premières traitaient des matières du Code civil, apprenaient aux jeunes gens à développer les questions qui s'y rattachaient, et leur donnaient l'habitude de la plaidoirie. Mais c'étaient les secondes qui étaient très fréquentées et faisaient la réputation des Bonnes Études. Hennequin y traitait en termes passionnés l'historique et la philosophie du droit. Il analysait les principes du droit français contemporain et les comparait avec la législation française ancienne et les législations étrangères. Un jour, définissant le lien monarchique, il bouleversa l'auditoire en parlant du roi comme d'un père et en évoquant Louis XVI, le roi martyr, qui, de son sang, avait revivifié la légitimité 15.

Les interventions de Berryer étaient peut-être plus techniques et moins flamboyantes. Il rappelle, dans une lettre à Guizot du 8 novembre 1860, quel monitorat il exerçait auprès des étudiants : « Je leur faisais quelques allocutions, je leur indiquais sur les principes généraux du droit et de l'économie politique des sujets de dissertations et de discours qu'ils venaient lire en séance publique» 16. Ses papiers contiennent des notes de préparation pour une série de conférences sur l'éloquence, « destinées avant tout à former de jeunes recrues pour l'ordre judiciaire et le barreau». La première portait sur l'origine de la parole, sa puissance, ses devoirs ; la seconde sur les divers genres d'éloquence — chaire, barreau, tribune, académie. Les troisième et quatrième traitaient de l'éloquence parlementaire en France avant la Révolution; les cinquième et sixième de l'éloquence parlementaire pendant la Révolution. Dans les trois suivantes, il envisageait l'éloquence parlementaire en Angleterre. Il

14. P. JARRY, op. cit., p. 200. Armand de Pontmartin attribue à Bailly la fondation des Bonnes Études et Charles de Lacombe à Berryer.

15. Réponse à la dénonciation de M. Duchâteau, par M.-R.-A. HBNRION, membre de la société des Bonnes Études, Paris, imprimerie de Béthune, rue Palatine, 18 octobre 1826.

16. Cité par Charles DE LACOMEE, op. cit., chap. X, et par E. LECANUET, Berryer, sa vie et ses oeuvres, Paris, Bloud et Barrai, 1895.


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concluait par : « Ce que doit être l'éloquence parlementaire en France dans l'état actuel de notre gouvernement» 17.

Aux sections de droit et de médecine des Bonnes Études s'ajoutèrent des sections de littérature et d'histoire, et de sciences (botanique, physique, qu'enseignait Gaultier de Claubry, et même comptabilité puisque M. Levêque créa un cours de comptabilité appliquée au commerce et à l'agriculture).

La conférence d'histoire fonctionna de 1823 à 1825, animée par de jeunes membres des Bonnes Études (Alexis Fontaine, Charles d'Aulnois, Albert du Boys et les deux frères Loysson de Guinaumont). Alexis-François Rio, professeur d'histoire à Louis-le-Grand, y enseignait l'histoire des progrès de l'esprit humain et Abel de Rémusat l'étude comparée des monuments de l'Egypte, de la Perse, de l'Inde et du peuple hébreu. On y parla beaucoup de la gloire des institutions du passé et des fastes de la royauté. La conférence sombra dans des discussions orageuses sur des sujets politico-religieux (l'affaire des Templiers, entre autres).

En 1827, Emmanuel Bailly, devenu président, créa une nouvelle conférence « des Études historiques » qui comprenait trois sections : histoire proprement dite, histoire de la philosophie, histoire de la législation, dirigées respectivement par Rion, Augustin Bonnetty et Guyot. Quarantetrois jeunes gens y étaient inscrits en 1827-1828 et 1828-1829, quarante-cinq en 1829-1830. Tous étaient des habitués de l'Estrapade, sauf quelques nouveaux parmi lesquels Hippolyte Fortoul, qui sera en 1851 ministre de l'Instruction publique. Les questions abordées touchaient l'origine du pouvoir, l'histoire religieuse et la philosophie des peuples anciens, la législation de l'ancienne France, la doctrine politique de Richelieu, la comparaison des révolutions anglaise et française, le célibat des prêtres, etc..

Le 19 mai 1830, la Conférence achevait ses travaux par une séance solennelle sous la présidence du baron de Damas, alors gouverneur du duc de Bordeaux. Comme l'ensemble des Bonnes Études, elle disparaît avec la révolution de Juillet. Mais Emmanuel Bailly reprendra les conférences l'année suivante.

La pension Bailly et les Bonnes Études : leur idéologie.

La Société des Bonnes Études, disent les statuts, est une réunion de jeunes avocats, médecins, étudiants en droit ou en médecine, dans le but de faciliter et de multiplier tous les genres d'instruction, de se soutenir et de se perfectionner mutuellement dans les bons principes qu'ils désirent faire fleurir 18.

Le rapport du préfet de police, du 14 janvier 1823, précise :

Elle offre un grand secours aux jeunes gens bien élevés que leurs parents envoyaient précédemment dans la capitale avec la crainte de les y voir exposés

17. Charles DE LACOMBE, ibid. Le Père E. LECANUET, dans Montalembert, sa jeunesse, 1810-1836, Paris, Ch. Poussielgue, 1895, rappelle que, très jeune (12-13 ans), Montalembert accompagna le duc de Montmorency aux conférences des Bonnes Études et écouta Berryer.

18. Statuts manuscrits non datés, Archives nationales, F 7 6699, Société des Bonnes Études.


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à toutes les séductions des vices ; elle est en même temps pour eux une source nouvelle d'instruction ; elle est enfin pour le gouvernement lui-même un moyen bien simple de s'emparer d'avance des générations qui s'élèvent, et de préparer par elle une salutaire influence sur les moeurs et les opinions 19.

Ce jugement sur les Bonnes Études pourrait s'appliquer également à la pension et aux conférences de M. Bailly, qui s'adressaient au même public.

Il n'est pas difficile d'imaginer que les familles ont été heureuses de confier leurs enfants à des institutions bien pensantes. Beaucoup appartenaient à la noblesse terrienne de province, attachée au catholicisme et au roi légitime. Les pensionnaires de Bailly venaient de trois régions de France principalement: le Nord (patrie d'Emmanuel Bailly), l'Ouest et la région lyonnaise. A ces provinciaux, se joignait un groupe d'étrangers russes, allemands, belges, polonais (les princes Czetverstinski et de Popiel), etc.. Presque tous sortaient des grands collèges jésuites, Saint-Acheul en particulier, ou d'autres collèges religieux comme Juilly.

C'étaient aussi des fils de nobles provinciaux légitimistes qui fréquentaient les Bonnes Études : Louis de Carné était issu de la vieille noblesse bretonne, comme Rogatien-Olivier de Sesmaisons ; Alexis de Tocqueville était petit-fils par sa mère de Malesherbes, l'avocat de Louis XVI, et fils d'un préfet de la Restauration. Son ami Gustave de Beaumont appartenait à l'une des meilleures familles de Touraine. Charles-Léonce de Charencey était fils du député royaliste de l'Orne sous la Restauration, et Claude Raudot fils d'un grand propriétaire maire d'Avallon et député de l'Yonne. Charles de Surville avec son père, receveur général du Gard, aidera Ferdinand de Bertier à mettre sur pied la conspiration légitimiste de 1832.

Si elles convenaient aux familles, ces institutions correspondaient aussi à un besoin chez les étudiants. Les conférences répondaient à un désir de réflexion et d'élargissement des sujets d'étude que l'ordonnance du 24 mars 1819, préparée par Royer-Collard, sur les programmes des facultés de droit, cherchait à satisfaire. Mais, dès le 6 septembre 1822, une autre ordonnance avait mis fin à ces innovations et supprimé l'enseignement du droit public positif, de l'histoire philosophique du droit romain et français et de l'économie politique, « matières à controverses théoriques, sources d'idées générales, et partant séditieuses » 20. En 1822, l'enseignement du droit est réduit au droit écrit, droit positif, code, pratiques de procédure. Les facultés de droit perdent leur statut d' « écoles scientifiques » et retombent à l'état d' « écoles pratiques de jurisprudence ». Ainsi le code, détaché de la philosophie et de l'histoire, cessera-t-il d'être «pour les jeunes esprits un ferment dangereux». Les conférences fournissent donc de véritables suppléments intellectuels aux cours dispensés par l'Université, en replaçant l'étude du droit dans un contexte historique et philosophique.

19. Ibid.

20. Louis LÏARD, L'enseignement supérieur en France, 1789-1893, Paris, Armand Colin, 1894, vol. II, p. 162. Voir aussi Madeleine VENTRE-DENIS, Les Sciences sociales et la faculté de droit de Paris sous la Restauration. Un texte précurseur : l'ordonnance du 24 mars 1819, Paris, Aux Amateurs de livres, 1985.


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On peut se faire une idée du désarroi où les jeunes gens étaient plongés par l'enseignement officiel et de l'espoir qu'ils plaçaient dans les conférences en lisant le témoignage du Dr Ménard. Il a quitté le séminaire en 1825 et vient d'entrer à l'École de droit :

Rien n'égale le désappointement que j'avais éprouvé en tombant des hauteurs de la philosophie chrétienne sur les bancs de la faculté de Droit. Je n'avais trouvé là qu'une lettre sèche du code civil et du droit romain. Les professeurs ne nous disaient rien sur l'esprit de ces lois ; aucune indication de leur rapport avec les études morales de la philosophie, avec l'histoire, avec la situation politique et économique des peuples (...) Je ne vis dans les cours de première année qu'une sorte de mnémonique pour meubler la mémoire d'une infinité de textes dont je ne comprenais pas l'usage (...) Au dégoût profond que me causait cette stérile étude, se joignait l'isolement en ce temps où l'étudiant n'avait d'autre asile que des cabinets de lecture peu salubres2!.

L'aridité des cours qu'il reçoit, doublée de la solitude dont il souffre, le pousse à se réfugier auprès de M. Bailly, dont il a entendu parler par ses condisciples.

La pédagogie de M. Bailly.

Emmanuel Bailly travaille à partir d'un modèle, explicite ou implicite, de la communauté rayonnante : un petit nombre de fidèles capables de répandre la bonne parole dans un périmètre de plus en plus élargi, et la vérité gagnant de proche en proche. Ainsi la Société d'Études littéraires (comme les conférences sous la Monarchie de Juillet) compte-t-elle des correspondants éloignés. Ainsi Bailly rêve-t-il d'enserrer le pays dans un réseau de sociétés analogues. Ainsi l'osmose entre la petite pension de la rue Cassette et la grande Société des Bonnes Études prend-elle tout son sens, la seconde devenant le champ d'action du rayonnement de la petite communauté primitive.

Le contenu de l'enseignement suit le même modèle : celui de l'Église conquérante à partir de la diffusion du savoir. Si Bailly veut que la philosophie et l'histoire aient leur place dans les conférences, c'est qu'elles sont absentes des facultés de droit, certes, mais c'est surtout qu'elles doivent servir à constater les progrès de la foi :

Vos études spéciales, déclare-t-il à ses étudiants en 1827, vous apprendront l'histoire de la législation romaine, mais le peuple romain n'a pas été le premier et le seul législateur; avant lui et en même temps que lui, le reste du monde n'a pas été sans règles, sans application de la loi divine, le ciel n'a pas concentré ses bienfaits sur un seul point de la terre. Il importe que l'étude des diverses législations nous révèle la lumière divine éclairant, étendant partout et toujours ses rayons au genre humain tout entier 22.

Quant à l'histoire de la philosophie, en nous traçant «l'histoire des erreurs de l'esprit humain », elle doit contribuer à l'irruption de la vérité, c'est-à-dire de la foi.

21. Note manuscrite du Dr Ménard, Archives Bailly F.T. 57, citée par P. JARRY, op. cit., p. 206.

22. Discours aux Bonnes Études, juillet 1827, Archives Bailly F.T. 14, cité par P. JARRY, op. cit., p. 195.


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Bailly insiste sur le rôle des Lettres dans la formation du jeune homme. Les Lettres ne se réduisent pas à la littérature, qu'elles comprennent, mais sont un ensemble de savoirs philosophiques et historiques qui soutiennent l'interprétation du droit, de la législation et, en dernier ressort, de la religion et de la monarchie. Les sociétés littéraires (l'adjectif renvoie à « Lettres » et non à « littérature ») servent à former l'individu que Bailly veut développer et promouvoir, l'homme de l'élite, prêt à assumer une charge publique, à tenir sa place dans l'État et à devenir soldat de la foi :

Elles nous rendent plus habiles en littérature en éprouvant notre goût, en philosophie en nous faisant mieux connaître les principes des choses, en histoire en nous en révélant l'esprit ; dans les sciences, en nous les faisant apprécier à leur juste valeur ; notre religion même s'aifermit et s'éclaire par les dissertations qui nous en découvrent les bases inébranlables et la morale sublime. En un mot, elles contribuent à faire l'homme de lettres, l'habile publiciste, l'avocat distingué, le savant administrateur, le bon magistrat, et par-dessus tout le bon citoyen et l'homme religieux 23.

Pour Bailly, il n'est donc pas question de se cantonner à la littérature proprement dite, il faut retourner à des études plus formatrices. Ainsi explique-t-il en juillet 1827 l'ouverture d'une nouvelle Conférence d'histoire : les membres de la Société d'Études littéraires composent trop de textes purement littéraires et divertissants (récits de promenades et fables) et ont besoin d'un plan d'études plus solide, plus méthodique. Réfléchir sur l'histoire les éclairera et les ramènera vers des sujets essentiels, civiques et religieux.

Avec les Lettres, un autre élément est très important dans la formation, c'est l'éloquence. Acquérir une technique de la parole est nécessaire pour être un homme adapté à son époque, et l'apprentissage d'un étudiant consiste forcément à « se former à ces moeurs parlementaires qu'ont introduites les institutions nouvelles, à cette improvisation qu'on n'acquiert que si on s'y exerce de bonne heure, et sans laquelle le talent de la parole n'est qu'une puissance avortée dans un gouvernement comme le nôtre » 24.

L'éloquence, dans l'esprit de Bailly et des pédagogues des Bonnes Études, n'est pas un art de rhéteur qui peut prouver indifféremment chaque chose et son contraire, elle doit être mise au service de la vérité et utilisée comme un moyen de diffusion de la révélation. A l'aide de l'éloquence, l'individu articule le savoir apologétique qu'il a acquis en étudiant les Lettres. Berryer, dans ses conférences aux Bonnes Études, manifeste le souci permanent de défendre la monarchie. Et dans ce but, il souligne la continuité qui existe entre la monarchie de droit divin et les aspirations libérales nouvelles. Tout comme la révolution anglaise de 1688 marque non pas une rupture mais la fidélité à l'hérédité de la Couronne, ainsi, sous la Restauration, l'alliance de la Charte et du roi symbo23.

symbo23. du 21 mai 1822, Archives de la Société d'Études Littéraires, B. 73, pp. 5-21, cité par P. JARRY, op. cit., p. 152.

24. Manuscrit autographe sans intitulé, Archives Bailly F.T. 16, cité par P. JARRY, op. cit., p. 192. Sur l'éloquence, voir Jean STAROBINSKI, C La chaire, la tribune, le barreau », Les lieux de mémoire, t. II, La Nation ***, pp. 425-485, Paris, Gallimard, 1986.


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lise-t-elle la continuité de notre système politique et l'attachement au pouvoir royal.

La polémique autour des Bonnes Études.

Les positions d'Emmanuel Bailly, sa pédagogie militante du trône et de l'autel ne pouvaient que plaire au régime et à la Congrégation. D'ailleurs Charles X en personne fit cadeau aux Bonnes Études d'un cabinet de physique. Et l'on a vu le parrainage dont bénéficiait la Société. Étant donné leurs liens avec le pouvoir, Bailly et les Bonnes Études ne pouvaient qu'être attaqués. C'est ce qui se passa en 1826.

En mars 1826, le comte de Montlosier publie un pamphlet qui connaît un succès considérable : Mémoire à consulter sur un système religieux et politique tendant à renverser la religion, la société et le trône. Il y dénonce la puissance occulte des jésuites, qui sont partout. Pour illustrer cette polémique, un certain Duchâteau, « ex-membre de la Société des Bonnes Études », publie à son tour, en août, une Dénonciation contre la Société des Bonnes Études comme affiliation jésuitique. Enfin, en octobre, Henrion, membre des Bonnes Études, fait paraître une Réponse à la dénonciation de M. Duchâteau.

Duchâteau met d'abord en cause le recrutement de ce qu'il appelle la « Sainte Milice » : un système d'espionnage, qui utilise aussi bien les aumôniers que les enfants pieux, permet de déterminer les meilleurs éléments des collèges de province, et ils sont immédiatement enrôlés dans la Société dès qu'ils arrivent à Paris pour faire leurs études. Il dénonce ensuite la bibliothèque expurgée et l'aspect tendancieux des conférences, surtout de celle de droit. L'esprit de secte s'y manifeste clairement. Si l'on traite, par exemple, de l'origine du pouvoir royal, on admet que les souverains, pour retrouver leur trône, soient contraints à des concessions (l'octroi d'une charte), mais on affirme que leurs successeurs ne sont en rien tenus de rester fidèles aux engagements pris.

Pour Duchâteau, la collusion entre les jésuites des Bonnes Études et le Gouvernement se lit dans la similitude des textes de lois déposés à la Chambre avec les thèmes d'exposés aux Bonnes Études :

Il faut que les ministres communiquent d'avance leurs projets de loi aux chefs de la ligue ou que la ligue impose les siens aux ministres ; car les lois du sacrilège, de l'indemnité [des émigrés], du droit d'aînesse, ont été proposées et discutées dans la Société un an avant d'être présentées aux Chambres 25.

Enfin, affirme-t-il, avoir été membre des Bonnes Études est un titre pour obtenir une place dans les hôpitaux, les armées, les administrations...

Les accusations portées contre les Bonnes Études sont brutales, peutêtre même caricaturales, dans leur formulation. Cependant, à travers la défense de Henrion, on devine qu'elles n'étaient pas tout à fait sans fondement. Duchâteau accusait les Bonnes Études de censurer la presse mise

25. Dénonciation contre la Société des Bonnes Études comme affiliation jésuitique, par S. DUCHÂTEAU, ex-membre de la Société, pour servir d'appendice à la dénonciation de M. le comte de Montlosier, Paris, Ponthieu, 1826.


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à la disposition des étudiants. Henrion répond qu'en sont exclus les journaux « qui plaident moins la cause sainte de la liberté que les intérêts de la licence », comme... le Journal des Débats !

A l'inverse, le témoignage de Charles Lacretelle dans son Histoire de France depuis la Restauration est hostile aux Bonnes Études mais laisse apparaître que l'emprise des dirigeants sur les esprits n'était pas absolue. Lacretelle décrit les ecclésiastiques et les dignitaires du régime assistant aux conférences en 1821 :

Le premier banc était occupé par des ecclésiastiques dont le maintien, à défaut du costume, paraissait tout à fait monacal ; c'étaient les jésuites de Montrouge. Derrière eux se tenaient, avec toutes les formes de la déférence et du respect, d'illustres personnages, tels que MM. le vicomte Mathieu de Montmorency, le prince de Polignac, le marquis de Rivière, l'abbé duc de Rohan et un fort grand nombre de pairs et de députés. Les jésuites écoutaient d'un air sévère ou dédaigneux ces dissertations où des jeunes gens, animés du zèle monarchique le plus pur, montraient en même temps du zèle constitutionnel. Je dois dire cependant que M. de Montmorency et quelques-uns de ses nobles amis applaudissaient aux exercices de ces jeunes gens.

Mais il indique aussi que jésuites et dignitaires ne brident pas absolument les désirs des étudiants. En 1821, des jeunes gens inscrits en droit qui suivent son cours d'histoire à la Sorbonne lui demandent de venir parler aux Bonnes Études : « J'imaginai un plan de conférences qui pouvait les former à la méditation de nos lois politiques et à l'exercice de la parole. » Il choisit donc d'examiner « en quoi la charte avait fait revivre, fortifié et accru nos libertés anciennes », et il répartit ce sujet en différents points dont chacun sera traité par un étudiant : le vote de l'impôt, les attributions des états généraux, l'indépendance du pouvoir judiciaire, l'inamovibilité des magistrats, les réclamations des parlements contre les commissions et lettres de cachet, la liberté des cultes. Arrivent alors les commissaires des Bonnes Études (deux sont députés et le troisième candidat à la députation). Ils ne cachent pas que le sujet leur déplaît, ils auraient préféré «un sujet plus simple, tel que celui de l'état de société fondé sur le pouvoir paternel, enfin un commentaire de M. de Bonald ». Mais Charles Lacretelle tient bon et, comme son sujet passionne les jeunes gens, il est malgré tout accepté.

Les commissaires surveillent mais n'interdisent pas. Sans doute par prudence. L'interdiction aurait provoqué un tollé chez les étudiants, qui n'hésitaient pas à manifester publiquement leur mécontentement ou leur satisfaction. Ainsi, en 1827, Michaud et Lacretelle, tous deux académiciens, sont un soir accueillis par des applaudissements frénétiques : bien que royalistes déclarés, ils ont été révoqués de leurs fonctions (Michaud était lecteur royal et Lacretelle censeur dramatique) pour avoir voté le texte de protestation de l'Académie contre la « loi de justice et d'amour » — projet de censure de la presse appelé ainsi par dérision2*. D'autre part, lors de la visite annuelle du duc de Rivière, intime de Charles X, des cris éclatent : « Vive la charte ! » contre « Vive le roi ! »rl. Le mot d'ordre des

26. José CABANIS, Charles X, roi ultra, Paris, Gallimard, 1972, p. 355.

27. Louis DE CARNÉ, op. cit., chap. I, pp. 27 et suivantes.


LES « CONFÉRENCES », RESTAURATION ET MONARCHIE DE JUILLET 225

Bonnes Études était « le roi-et-la-charte ». Pour les promoteurs et les autorités, il s'agissait avant tout de soutenir le roi, tandis que, pour une fraction au moins des étudiants, l'important était la charte et l'ouverture qu'elle représentait.

La magistrature, l'administration et les finances, écrit M. Levêque en 1861, sont aujourd'hui peuplées d'hommes distingués dans leurs emplois qui se félicitent en toute occasion d'avoir trouvé à cette époque, dans cet établissement des Bonnes Études, les précieuses ressources qui ont développé leurs aptitudes et les ont excités aux sérieuses études qui ont préparé leurs succès 2s.

Aucune preuve ne permet d'affirmer que la Société était une « mafia » qui peuplait les carrières publiques de jeunes gens dévoués à l'Église et à la royauté 29. Ce qui est sûr, c'est qu'au bout de dix ans beaucoup d'étudiants avaient suivi l'enseignement des Bonnes Études et de M. Bailly et qu'on les retrouvait ensuite dans des positions de pouvoir. Comment imaginer que la fréquentation des Bonnes Études dans leur jeunesse n'ait pas créé entre eux une sorte de fraternité, n'ait pas été un signe de reconnaissance ?

Certains membres des Bonnes Études suivirent un parcours légitimiste classique : ils firent carrière comme magistrats ou hauts fonctionnaires dans les ministères, refusèrent parfois de prêter serment à LouisPhilippe en 1830 puis se présentèrent à la députation et siégèrent parmi l'opposition. C'est le cas par exemple de Charles-Roger de Larcy, né en 1805 d'une famille de conseillers à la Cour des comptes de Montpellier, fils d'un sous-préfet de la Restauration : nommé substitut à Aies en 1829, il démissionna l'année suivante, fut élu député de l'Hérault en 1839 et figura parmi les légitimistes « flétris » en 1843 pour avoir rendu visite au duc de Bordeaux à Belgrave Square. Il fut réélu en 1848 et 1849 puis en 1871, et devint alors ministre des Travaux publics.

Mais d'autres se rallièrent à la Monarchie de Juillet. Guillaume de Malleville, né en 1805 d'une famille d'avocats royalistes, fit carrière dans la magistrature. Député de la Dordogne de 1837 à 1846, il vota avec la majorité ministérielle et fut nommé pair de France en 1846. Il resta fidèle aux Orléans, se retira de la vie politique sous l'Empire, fut à nouveau député en 1871 et sénateur inamovible de 1875 à 1889.

D'autres encore suivirent une évolution différente, le plus célèbre d'entre eux étant Tocqueville. Il avait fréquenté la place de l'Estrapade de 1823 à 1826, pendant ses études de droit, et il y rencontra Gustave de Beaumont, avec lequel il voyagea plus tard en Amérique pour y étudier le système pénitentiaire. On sait que, pour autant, il ne devint pas un légitimiste orthodoxe. Député de la Manche de 1839 à 1848, il garda à la Chambre une attitude indépendante. Il fut même ministre des Affaires étrangères sous la IIe République.

28. Manuscrit (cf. note 13).

29. Le seul témoignage qui irait dans ce sens est celui de Louis de Carné : en 1825, il entre au ministère des Affaires étrangères. Il est reçu par un fonctionnaire haut placé auquel il remet une lettre de recommandations. Cet homme lui enlace les doigts d'une manière embarrassante. Quelqu'un à qui Carné raconte cette scène lui dit : « Ah ! maladroit, c'était la chaîne ; il fallait passer le pouce dans l'anneau ; vous avez manqué votre fortune ! ».


226 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Les Bonnes Études : une société parmi d'autres.

La Société des Bonnes Études n'est pas un exemple isolé. Il y avait, sous la Restauration, d'autres associations de ce type, qu'on appellerait aujourd'hui culturelles, à vocation idéologique et militante. Prenons le cas de trois sociétés importantes : la première, l'Athénée, libérale et anticléricale, date de la fin du xvnr 5 siècle; les deux autres ont été fondées sous la Restauration : les Bonnes Lettres sont idéologiquement proches des Bonnes Études, groupant des catholiques légitimistes ; la Société de la Morale chrétienne réunit une majorité de protestants et de libéraux.

a) L'Athénée.

Premier en date des cours destinés au grand public, il existe depuis 1781, sous le nom de Musée puis de Lycée. Il est rebaptisé Athénée en 1803. Fondé par Pilâtre de Rozier «pour intéresser les gens du monde aux sciences physiques et mathématiques », il s'ouvre aux lettres en 1786, avec La Harpe qui y attire une assistance brillante (M"°c Récamier suit ses conférences). Sous l'Empire, l'Athénée donne des séances littéraires en plus des cours des professeurs, où des auteurs viennent lire leurs productions : Gabriel Legouvé, célèbre à l'époque, y lit ses vers.

Sous la Restauration, l'Athénée est un foyer de libéralisme et d'anticléricalisme. Les doctrinaires s'y expriment : Benjamin Constant inaugure les discussions politiques. D'anciens révolutionnaires fondateurs du Constitutionnel, Jay, Jouy, Tissot, parlent des libertés fondamentales, de la tolérance et de la morale que même les rois doivent respecter. Ils discutent hardiment le projet de loi sur le sacrilège en 1825 et le licenciement de la Garde nationale en 1827 M. François Mignet, avec ses conférences de 1822 à 1824, obtient un tel succès en évoquant la Saint-Barthélémy que les absents le supplient de recommencer la semaine suivante 31.

b) La Société des Bonnes Lettres.

C'est pour lutter contre le libéralisme de l'Athénée qu'au début de l'année 1821 une centaine de personnalités royalistes, sous l'impulsion de Fontanes, Chateaubriand et Berryer, créèrent les Bonnes Lettres. La société se donnait pour but « de fournir un point de réunion, un centre d'études aux amis de la religion, de la royauté et des lettres ; d'attirer et de retenir la jeunesse par le charme de la littérature, par l'attrait de l'instruction et des bons sentiments » 32.

30. Charles DEJOB, « De l'établissement connu sous le nom de Lycée et d'Athénée et de quelques établissements analogues », Revue internationale de l'Enseignement, 15 juillet 1889 ; ce travail a été développé dans L'Instruction publique en France et en Italie au XIXe siècle, Paris, Armand Colin, 1894.

31. Edouard PETIT, François Mignet, Paris, Perrin et Cie, 1889, chap. II.

32. Geoffroy DE GRANDMAISON, La Congrégation, 1801-1830, Paris, Pion, 1889, chap. X. Pour une mise au point sur la Congrégation, voir G. BERTTER DE SAUVIGN'Y, Le comte Ferdinand de Bertier (1782-1864) et l'énigme de la Congrégation, Paris, Les Presses continentales, 1948, pp. 403 et suivantes.


LES « CONFÉRENCES », RESTAURATION ET MONARCHIE DE JUILLET 227

Comme elle voulait contrebalancer auprès des jeunes gens le succès de l'Athénée, elle proposait aux étudiants en droit et en médecine une réduction de prix : 50 F par an au lieu de 100 F, alors que l'abonnement à l'Athénée se montait à 120 F 33.

Les séances étaient bihebdomadaires, 27, rue Neuve-Saint-Augustin puis 17, rue de Grammont. On y rencontrait des hommes politiques — Blacas, Villèle, Polignac —, des écrivains et des penseurs — Villemain, Lamennais, de Maistre, de Bonald. Des hommes de lettres, académiciens ou futurs membres de l'Académie y lisaient leurs travaux de poésie (Lamartine et les frères Hugo : Victor Hugo, le 10 décembre 1822, donna son Ode sur Louis XVII) ou de prose (Brifaut, Campenon, Michaud, Roger, Soumet, Charles Nodier). Berryer y improvisa sur Henri IV et, en mars 1824, y prononça « un fort beau discours sur l'éloquence parlementaire » 34. Rio et Abel de Rémusat, eux aussi comme aux Bonnes Études, traitaient des questions historiques.

Les séances publiques des Bonnes Lettres étaient très à la mode en 1821 et 1822, fréquentées par tout ce qui comptait à Paris, y compris les femmes élégantes, car, contrairement aux Bonnes Études, les Bonnes Lettres admettaient les dames. La société exista jusqu'en 1830, mais à cette date son heure de gloire était passée depuis longtemps. Elle avait ambitionné de jouer un rôle de formation de la jeunesse mais avait plutôt rencontré des succès mondains. Ce qui lui a manqué c'est un Emmanuel Bailly : c'est lui qui a donné aux Bonnes Études une continuité, c'est sur lui qu'ont reposé la solidité de l'oeuvre et son sérieux. Dans la mesure où les Bonnes Lettres n'étaient pas liées à une pension, à un pédagogue, à l'Université, elles ne pouvaient apparaître que comme une manifestation mondaine éphémère.

c) La Société de la Morale chrétienne.

Créée en 1821, ce n'est pas une association pédagogique orientée spécifiquement vers la jeunesse, bien qu'elle accueille des étudiants en droit. C'est une association philanthropique d'origine protestante : elle ne défend pas, comme les Bonnes Études, le trône et l'autel, mais les préceptes de l'Évangile. Elle cherche à améliorer le sort des hommes par l'application de ces préceptes. Et, pour cela, elle se propose d'abord de «recueillir les renseignements sur les établissements, travaux et productions qui, dans les divers pays, ont pour objet l'amélioration de l'état physique et moral de l'homme» 35.

Ses activités se répartissent entre différents comités : pour l'abolition de la traite des Noirs, pour la suppression des maisons de jeu et des loteries, pour la coopération des jeunes gens aux oeuvres et établissements d'humanité, pour l'inspection et la surveillance des maisons d'aliénés et de détention, pour l'abolition de la peine de mort, pour la liberté des

33. Charles DEJOB, L'Instruction publique..., « L'enseignement supérieur libre en France », chap. IV.

34. Le Moniteur, 30 mars 1824, cité par Charles DE LACOMBE, op. cit.

35. Règlement annexé au compte rendu de l'assemblée générale annuelle de la Société de la Morale Chrétienne, 24 avril 1828.


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cultes, pour une souscription en faveur des Grecs, pour le placement gratuit des orphelins.

Elle publie un journal mensuel envoyé à tous les membres, dont le rédacteur en chef est Guizot. Le journal se fait l'écho des rapports des différents comités. On y trouve parfois des réflexions de morale générale, mais surtout des exemples concrets de ce qui se pratique dans les autres pays et de l'action des sociétés philanthropiques à l'étranger, en Angleterre particulièrement.

Font partie de la Morale chrétienne « les principaux libéraux de la capitale et des départements » 36 : des députés et pairs de l'opposition, les ducs de La Rochefoucauld-Liancourt et de Choiseul, les comtes de Lasteyrie, de La Vauguyon, de Laborde ; d'anciens fonctionnaires et généraux de l'Empire; le groupe des doctrinaires, Charles de Rémusat, Prosper de Barante, Auguste de Staël, Victor de Broglie. La Morale chrétienne réunit presque tout le personnel futur de la Monarchie de Juillet : Humann, d'Argout, Casimir Périer, Dufaure, Gasparin, Piscatory, Duvergier de Hauranne, Duchâtel, Montalivet, Vivien, Teste, etc. 37. Le duc d'Orléans y entra avec son fils aîné en 1823. La société poursuivra ses activités après 1830 et perdurera au cours des régimes suivants.

Il ne faudrait pas croire que, du côté catholique légitimiste, on ne s'occupait pas de philanthropie. Ce n'était pas le cas des Bonnes Études mais les dirigeants de la société, dont M. Bailly, étaient engagés dans une action sociale concrète avec la Société des Bonnes OEuvres. Une répartition analogue des tâches se retrouve du côté libéral : les cours de l'Athénée dégagent et exposent les principes, la Morale chrétienne recherche les moyens de leur mise en oeuvre dans le corps social.

II. — AUTOUR DE M. BAILLY APRÈS 1830

En juillet 1830, les Bonnes Études échappèrent au sac et au pillage; Emmanuel Bailly veillait sur la maison de l'Estrapade. Mais, à la rentrée, l'externat des Bonnes Études comme l'internat de MM. Bailly et Levêque étaient presque déserts, les familles ayant craint de renvoyer leurs fils à Paris. Par ailleurs, une société qui avait touché de près aux jésuites ne pouvait plus exister officiellement. L'arrangement suivant fut donc trouvé : à la fin de l'année 1830, la Société des Bonnes Études fut liquidée et M. Bailly, qui a réouvert sa pension (en novembre 1832 il aura douze étudiants inscrits et trois ans plus tard une quarantaine), laissa entrevoir la possibilité de réorganiser peu à peu les conférences. Ainsi allait-il reprendre le flambeau des Bonnes Études, mais sans étiquette compromettante.

36. Archives nationales, F 7 6700, rapport du préfet de police sur le projet d'une Société des Sciences Morales, 1824.

37. Charles-H. POUIHAS, Guizot pendant la Restauration, préparation de l'homme d'État, 1814-1830, Paris, Pion, 1923, pp. 342 et suivantes. Voir aussi la Notice historique sur le comte de Montalivet par Georges PICOT, dans Comte DE MONTALIVET, Fragments et Souvenirs, 2 tomes, Paris, Calmann-Lévy, 1899-1900.


LES « CONFÉRENCES », RESTAURATION ET MONARCHIE DE JUILLET 229

Reprise des conférences.

En 1832, le préfet de police, malgré la loi qui interdisait les réunions de plus de dix-neuf personnes, autorisa MM. Bailly et Levêque «à faire comme par le passé » 38. Les conférences ouvertes aux jeunes gens du dehors pouvaient donc recommencer. Droit, médecine, littérature, histoire, comptabilité, elles ressemblaient par leur règlement, leurs structures, leur but apologétique, à celles de la Restauration.

Elles en différaient sur deux points : elles étaient moins brillantes et plus discrètes et les idées subversives avaient gagné du terrain parmi les étudiants. Ils exprimaient, en opposition aux doctrines chrétiennes, des opinions saint-simoniennes, socialistes, républicaines : « Toutes les discussions prenaient un caractère religieux, théologique même, et M. B(ailly), qui ne dirigeait cette société que dans un intérêt de propagande chrétienne, avait même beaucoup de peine à y maintenir une certaine retenue dans les attaques. » 39

Conférence de droit et d'histoire :

les témoignages de Frédéric Ozanam et d'Alfred Maury.

Frédéric Ozanam a dix-huit ans, en 1831, quand il arrive à Paris pour faire ses études de droit. Il est inscrit aux Conférences de droit et d'histoire de M. Bailly et décrit à son ami Ernest Falconnet ce qui s'y passe.

La conférence de droit se tient deux fois par semaine, elle consiste en des travaux pratiques : on y plaide des questions controversées et, pour chaque affaire, il y a deux avocats, un troisième étudiant faisant fonction de ministère public. Les autres jeunes gens jugent le mérite des plaidoiries. On apprend principalement à improviser, on a une heure pour préparer son intervention. Ozanam, un soir où il vient de « plancher », n'est guère content de lui : « Je me suis trouvé faible et hésitant... » *>.

A la Conférence d'histoire, qui se réunit chaque samedi, on peut présenter des travaux d'histoire, de littérature, de philosophie. Le système de jugement est le même qu'à la Société d'Études littéraires : le travail est lu puis examiné par une commission qui le critique et le discute. On y parle d'art, d'économie politique, de poésie, mais les questions religieuses sont souvent au centre du débat, quel que soit le point de départ :

De jeunes philosophes viennent demander compte au catholicisme de ses doctrines et de ses oeuvres, et alors, saisissant l'inspiration du moment, l'un de nous fait face à l'attaquant, développe la pensée chrétienne mal comprise, déroule l'histoire pour y montrer ses glorieuses applications et, trouvant quelquefois une source d'éloquence dans la grandeur du sujet, établit sur des bases solides l'immortelle union de la vraie philosophie avec la foi**.

38. Manuscrit de M. Levêque (cf. note 13).

39. Note autographe de M. Bailly sur les Conférences de Saint-Vincent-de-Paul, 1856 (il parle de lui à la troisième personne). Archives Bailly F.V. 40, citée par P. JAERY, op. cit., p. 374.

40. Lettres de Frédéric Ozanam, 1831-1853, 2 volumes, Paris, 5e édition, 1881. A Ernest Falconnet, 5 janvier 1833.

41. A Ernest Falconnet, 19 mars 1833.


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Ozanam, quant à lui, prépare pour la Conférence une histoire abrégée des idées religieuses dans l'Antiquité, il a déjà travaillé sur la Chine et l'Inde.

Alfred Maury, étudiant en droit en 1839, est introduit par son camarade Eugène Boquet-Liancourt à la « Conférence Bailly » (il ne précise pas davantage). Il donne, dans ses Souvenirs, un tableau des membres de la Conférence 42. Ils sont alors divisés en deux clans, les catholiques et les philosophes. Maury devient le chef de file des seconds et sera élu à la vice-présidence. A la fin de la deuxième année (1841), il prononcera le discours de fin de session. Du clan des philosophes, il ne cite qu'un nom, Armand Durantin, né en 1818, plus tard journaliste et auteur d'un grand nombre de pièces de théâtre.

Maury fournit, en revanche, davantage de précisions sur les catholiques. On y trouve Charles Goussard, fils et petit-fils de conseillersmaîtres à la Cour des comptes, et qui le deviendra lui-même ; Edouard Thouvenel, né en 1818, ami d'Armand Durantin, fils d'un général d'artillerie qui dirigea Polytechnique, sera diplomate puis ministre des Affaires étrangères sous le Second Empire. Thouvenel lit à la Conférence la relation d'un voj'age de Vienne à Constantinople par le Danube et la mer Noire, dont il tirera ensuite des articles dans la Revue des Deux-Mondes et un livre, La Hongrie et la Valachie. Debécourt, fils d'un libraire catholique, introduit son ami E. de Bazelaire, qui présente le récit d'une promenade dans les Vosges. Bazelaire allait mourir jeune, emporté par la phtisie.

On compte encore Charles Darenberg, né en 1817, alors bibliothécaire à la Mazarine, plus tard professeur à l'École de médecine, auteur de travaux sur l'histoire médicale, également expert en paléographie grecque. Cléophas Dareste de La Chavanne, né en 1820, dont le père occupe un poste important aux Contributions indirectes, sera archiviste-paléographe, docteur es-lettres à la Sorbonne en 1843, doyen de la Faculté de Lyon, et publiera une Histoire de France en huit volumes. Gabriel Demante suivra les traces de son père et enseignera à la Faculté de droit de Paris. René de Sémalé, ethnologue, fera des recherches sur la race noire et deviendra membre de la Société de géographie.

Enfin, Maury cite les « poètes » : Gustave Levavasseur, né en 1819, publiera en 1843 une Vie de Pierre Corneille et, quarante ans plus tard, quatre volumes de Poésies complètes. Ernest Prarond, né en 1821 à Abbeville, sera l'historien de sa ville natale où il siégera au conseil municipal pendant dix-huit ans. Auguste Dozon, fils d'un magistrat, député mais « plus attiré par la poésie que par la politique », occupera un poste d'agent diplomatique et se spécialisera dans les langues slaves. Sous le pseudonyme d'Auguste Argonne, Dozon signera en 1843, avec Levavasseur et Prarond, un volume de poésie intitulé Vers, auquel Baudelaire a collaboré. On s'étonne d'ailleurs que Maury ne mentionne pas Baudelaire qui, en 1840, est « externe volontaire », chez M. Bailly, où il se fie d'amitié avec Levavasseur et Prarond 43, eux-mêmes pensionnaires.

42. Alfred MAURY, Souvenirs d'un homme de lettres, 1817-1871, 7 volumes, Bibliothèque de l'Institut, manuscrits 2647-2653, vol. I, chap. VI, pp. 477 et suivantes.

43. Claude PICHOIS et Jean ZIEGLER, Baudelaire, Paris, Julliard, 1987.


LES « CONFÉRENCES », RESTAURATION ET MONARCHIE DE JUILLET 231

Fin de la pension Bailly.

Alfred Maury affirme qu'en 1841, la Conférence Bailly s'est dissoute, et que, pour cette raison, il s'est mis à fréquenter la Conférence d'Orsay.

En réalité, la pension Bailly connaît une crise ouverte depuis 1838. Cette année-là, Bailly et Levêque rompirent l'association qui les liait depuis 1825. La rupture était une conséquence du mariage d'Emmanuel Bailly. Il avait épousé, en 1830, Sidonie Vrayet de Surcy (et, selon une coutume du Pas-de-Calais, il avait ajouté à son nom celui de son épouse : Bailly de Surcy), qui s'était installée à l'Estrapade. Levêque ayant été sérieusement malade, M"" Bailly se mit à remplir les fonctions d'intendant et voulut ensuite conserver la haute main sur les questions matérielles. Emmanuel Bailly, de son côté, ne s'occupait plus guère de la pension, sollicité par ses journaux, son imprimerie et la Société Saint-Vincent-dePaul, récemment créée.

En 1842, la pension Bailly déménagea dans l'ancien hôtel ClermontTonnerre, rue Madame. C'est là qu'elle déclina peu à peu et finit par disparaître avec la révolution de 1848.

Vers la Société Saint-Vincent-de-Paul : glissement des conférences.

La Conférence d'histoire à laquelle est inscrit Frédéric Ozanam, en 1832-1833, connaît, nous l'avons vu, des heures mouvementées, provoquées par les affrontements entre catholiques et non-croyants. Les catholiques se réunissent alors pour voir comment ils pourraient se préparer plus sérieusement aux débats et s'armer pour répondre aux critiques de leurs adversaires. L'idée première est de doubler la conférence d'un groupe de travail. Mais bientôt se fait jour le désir de répondre par des exemples concrets aux saint-simoniens qui répètent que la religion chrétienne a fait son temps.

Le groupe de jeunes gens s'adresse à M. Bailly, qui avait une longue expérience de la charité. Sous la Restauration, dans le cadre de la Société des Bonnes OEuvres 44, il exerçait les étudiants de son entourage aux visites de charité : hôpitaux, prisons, pauvres chez eux. Comme, en 1833, la police n'aurait pas permis les visites dans les hôpitaux ou les prisons, on se décide pour la visite des pauvres à domicile.

Le 23 avril 1833, six jeunes gens se rendent dans les locaux de la Tribune Catholique, 18, rue du Petit-Bourbon-Saint-Sulpice, où M. Bailly leur a donné rendez-vous. Quatre sont étudiants en droit : Frédéric Ozanam, né en 1813 ; Paul Lamache, né en 1810 ; François Lallier, né en 1814 (tous trois fils de médecins), et Auguste Le Taillandier, né en 1811, fils d'un propriétaire. Le cinquième est étudiant en médecine : Jules Devaux, né en 1811, fils d'un propriétaire. La spécialité du sixième, Félix Clavé, né en 1810, n'est pas indiquée. Fils d'un « chef d'institution » (directeur de

44. J.-B. DUEOSELLE, «Les filiales de la Congrégation», Revue d'histoire ecclésiastique, Louvain, 1955, vol. L, n° 4, pp. 867-891.


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pensionnat) du faubourg du Roule, c'était un saint-simonien récemment converti 45.

M. Bailly préside la séance : il récite une prière, lit un passage de l'Imitation, puis aborde les questions concrètes : Quels pauvres visiter ? Comment les secourir et avec quelles ressources ? Ils décident de contacter la Soeur Rosalie Rendu, qui s'occupe des indigents du quartier Mouffetard. Elle indiquera aux jeunes gens les nécessiteux et leur vendra des bons en nature du bureau de bienfaisance, pour qu'ils les distribuent ensuite aux pauvres. On fera une quête à chaque réunion. Pour la première, M. Bailly fait cadeau de la caisse de son journal.

C'est seulement en 1834 qu'on donna à l'oeuvre le nom de Saint-Vincentde-Paul (la famille Bailly avait pour ce saint une dévotion particulière). Jusque-là, on l'appela la Conférence de charité. Les jeunes gens se répartissent les visites aux indigents et se réunissent chaque mardi sous la présidence de M. Bailly pour faire le point sur leur action. Très vite, se pose la question de l'autonomie du groupe par rapport aux autres conférences. Car, à l'origine, on n'avait pas séparé l'activité concrète de la capacité à défendre la vérité : pour ces jeunes militants, être membre de la conférence signifiait à la fois aller vers les pauvres et être capable, par la parole et par la plume, de repousser les ennemis de la foi. Ce mélange d'exigences n'étant pas tenable, dès la troisième séance on accueillit des jeunes gens « qui n'avaient point de qualités d'écrivains ou d'orateurs » 46.

Ozanam et ses compagnons ne délaissent pas pour autant les autres conférences. Pour pouvoir continuer leur combat au sein de la Conférence d'histoire, ils souhaitent que leur soit donnée une formation doctrinale solide, ainsi qu'à tous les étudiants parisiens. Ils font part, en 1833, de ce désir à Mgr de Quelen, l'archevêque de Paris : ainsi naquirent, l'année suivante, les Conférences de Notre-Dame de Paris 47. Quant aux conférences littéraires de l'Estrapade, qui ont par ailleurs une utilité spécifique de formation, Ozanam suggère d'en faire « le vestibule de la réunion de charité » 48.

La Conférence de charité grandit rapidement : une quinzaine de membres en août 1833, deux cent cinquante en 1835, plus de sept mille en 1844, quand M. Bailly quitte la présidence. Elle a essaimé en province et à l'étranger, et va continuer à s'accroître sous le Second Empire 49.

45. G. QUENARD, <t Un grand oublié, Monsieur Bailly, le vrai père des Conférences SaintVincent-de-Paul », Lettre à la Famille, août 1954 (pages d'archives, p. 5). Voir aussi « Frédéric Ozanam » par A. PIERREY, Les Conférences, 23 janvier 1913, pp. 97-127, et E. LACOSTE, Le père Vincent de Paul Bailly, 1832-1912, Paris, La Bonne Presse, 1913.

46. Note autographe de Bailly, citée par P. JARRY, op. cit., p. 389.

47. Ce sont des prêches prononcés en période de Carême. Lacordaire en fut chargé en 1835-1836 et ensuite le Père de Ravignan (Jésuite et prédicateur de talent, Gustave de Ravignan, 1795-1858, avait d'abord été magistrat et avait fréquenté les Bonnes Études).

48. Lettre d'Ozanam à Bailly, 3 novembre 1834, citée par P. JARRY, op. cit., p. 401.

49. J.-B. DUROSELLE, Les débuts du catholicisme social en France, 1822-1870, Paris, P.U.F., 1951, pp. 550 et suivantes. En 1861, la Société Saint-Vincent-de-Paul comptait 1.300 conférences réunissant 32.500 membres.


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III. — LES AUTRES CONFÉRENCES DE LA MONARCHIE DE JUILLET

Armand de Pontmartin était un journaliste légitimiste, collaborateur du Correspondant et de la Quotidienne. Rival de Sainte-Beuve, il intitula ses causeries littéraires Causeries du Samedi. Il raconte, dans ses Mémoires, par quel hasard il est devenu journaliste et critique.

Né en Avignon en 1811, il fut un élève très brillant du collège SaintLouis, couvert de lauriers au concours général de 1828. Mais une catastrophe va infléchir le cours de son existence : le 12 septembre 1827, brusquement, il perd sa voix. Pendant cinq ans, il espère que cette « mue » disparaîtra. En 1832, au moment de choisir un état, il est contraint de reconnaître que la perte de sa voix est définitive et s'en désespère :

Avoir travaillé comme un enfant de la balle, avoir réussi au-delà de toute espérance, entendre mes professeurs me prédire de hautes destinées, être distingué par le glorieux trio de la Sorbonne [Cousin-Villemain-Guizot], trouver mon nom au premier rang dans cinq ou six palmarès et me voir subitement fermer toutes les carrières 50...

Il ne pourra devenir rien de ce à quoi il pouvait prétendre — ni sous-préfet, ni attaché d'ambassade, ni conseiller d'État, ni magistrat, ni officier. Ni surtout député : c'est pourtant, en 1832, le rêve de beaucoup de ses camarades, dont ils parlent dès « les bancs de l'École de droit et du Collège de France ». Car la Charte, révisée au début de la Monarchie de Juillet, a abaissé de dix ans l'âge d'éligibilité : on peut désormais être député à trente ans.

« Et la parlotte ! s'exclame Pontmartin. Les conférences entre jeunes gens pour se préparer à la vie politique ! » 51 Cinquante ans plus tard, la douleur reste vive lorsqu'il évoque la sociabilité de sa jeunesse, ces groupes de travail où les jeunes gens apprenaient à parler, à préparer et à discuter des textes de loi, promesse pour eux d'un avenir parlementaire dont il était pour jamais exclu.

La Conférence Mole.

Un Pontmartin figure parmi les vingt 52 fondateurs de la Conférence Mole, le 19 mars 1832. Ce pourrait être Armand, bien qu'il n'en parle pas dans ses Mémoires 53. Huard-Delamarre est avocat. Trois sont magistrats : Adrien Gastambide (né en 1808), Gustave Aignan et Edouard Ternaux — neveu du fabricant de cachemires. Quatre font partie du Conseil d'État:

50. Armand DE PONTMARTIN, op. cit., t. II, pp. 11 et suivantes.

51. Ibid.

52. D'après la liste qui se trouve dans les brochures de la Bibliothèque nationale et contrairement à ce qu'écrit Jean-L. ANGOT : « dix-neuf amis de la bourgeoisie moyenne », dans « La Conférence Molé-Tocqueville », Société archéologique, historique et artistique Le Vieux Papier, 4= trimestre 1971, pp. 277-281.

53. D'autant que sa mère, née Cambis d'Orsan, était peut-être apparentée au membre fondateur de ce nom.


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Mortimer Ternaux (frère d'Edouard), Achille Guilhem, tous deux nés en 1808 ; Prosper Hochet, né en 1810 ; et Edouard Bocher en 1811. Le frère de Prosper, Jules Hochet (leur père est maître de forges et conseiller d'État), deviendra inspecteur des Finances -, celui d'Edouard, Alfred Bocher, général. Charles His et le comte de Cambis sont secrétaires d'ambassade, Grille de Beuzelin fonctionnaire dans un ministère (en 1844, il dirige le bureau des Monuments historiques). Je n'ai pas retrouvé trace de Edmond Anthoine, Edouard Goupil, Francisque Lefèvre, Alp. d'Herbelot. Quant à Ch. de Montalivet, quel est son degré de parenté avec l'intendant de la liste civile sous Louis-Philippe ? Peut-être Cottier, dont le prénom n'est pas indiqué, a-t-il un rapport avec le financier parisien du même nom ?

La Conférence Mole publiait un bulletin à l'intention de ses membres, où étaient insérés son règlement, la liste de ses adhérents et celle des questions débattues. Trois de ces bulletins (deux pour 1844, un pour 1846) ont été conservés à la Bibliothèque Nationale, avec la liste des rapports présentés entre 1832 et 1840. Ils permettent de se faire une idée du fonctionnement de la Conférence et des participants.

On peut s'étonner que nulle part ne soit expliqué le choix du nom de la Conférence. Si c'est une référence à Mathieu Mole, pourquoi ce parrainage n'est-il pas explicitement revendiqué? Il est vrai que Mole avait de quoi plaire au public visé par la Conférence (étudiants en droit, avocats et futurs députés) : issu de la grande bourgeoisie de robe, il avait été lui-même maître des requêtes au Conseil d'État. C'était un homme politique souple, qui s'était rallié successivement à l'Empire, à la Restauration et à la Monarchie de Juillet, où il se préparait à prendre, une fois de plus, des responsabilités ministérielles. Son nom pouvait rassembler des hommes aux allégeances diverses.

Fonctionnement de la Conférence Mole.

Le siège de la Mole se situait 8, rue de Poitiers, dans le local de l'Académie de médecine. Les sessions avaient lieu chaque année, du 1er décembre au 30 juin. Il y avait, en 1844, une réunion de travail par semaine : le dimanche à midi entre décembre et mars, le vendredi à 19 h 30 entre avril et juin M.

Le règlement change entre le premier et le deuxième trimestre 1844. Les règles nouvelles adoptées au milieu de l'année 1844 ont, semble-t-il, été conservées par la suite. Au premier trimestre, en effet, le nombre des titulaires était limité à quatre-vingts répartis en quatre comités, la limite est portée à cent cinquante au second trimestre et il n'est plus question des comités. Sans doute le changement était-il nécessaire puisqu'on avait, en janvier 1844, dépassé le « numerus clausus », avec quatre-vingt-un titulaires.

Chaque année, on dresse un tableau des personnes qui désirent être admises. Toute candidature doit être soutenue par une déclaration écrite de trois membres au moins de la Conférence et développée par l'un d'eux.

54. La brochure du 1er trimestre avait d'abord annoncé le lundi, à 14 heures.


LES « CONFÉRENCES », RESTAURATION ET MONARCHIE DE JUILLET 235

La décision appartient à l'ensemble des membres. Le droit d'entrée est de dix francs, la cotisation de vingt-quatre francs pour chaque session, soit quarante-huit francs par an.

« La Conférence s'occupe de l'étude et de l'examen des questions de législation, d'administration, d'économie politique et de politique générale», dit le règlement 55. Chaque titulaire est tenu, dans l'année qui suit son admission, de déposer un projet de loi accompagné d'un exposé des motifs. Le Conseil de direction, élu au scrutin secret le 1er décembre et renouvelé à Pâques (composé d'un président, deux vice-présidents, deux secrétaires, un trésorier) décide des projets de loi à retenir. Le projet est examiné par une commission de trois ou cinq membres, qui nomme un rapporteur pour faire connaître les résultats de son travail. A la séance où est lu le rapport, les membres de la Conférence s'inscrivent pour parler contre, pour ou sur la question. Le président peut désigner d'office des orateurs sur la liste des titulaires. II dirige les discussions et maintient l'ordre. Toute discussion est suivie d'un vote. Pour que le vote soit valable, il faut que vingt membres au moins y prennent part.

Les membres « libres » sont en nombre illimité. Le titre de membre « libre » est accordé aux titulaires à deux conditions : être inscrits depuis trois ans à la Mole, d'une part ; avoir fait partie, d'autre part, du Conseil de direction, ou avoir été auteur ou rapporteur d'un projet de loi. En 1846, en plus des titulaires et des membres libres, il y a les membres « honoraires ». Ce titre revient à ceux qui appartiennent à la Conférence depuis dix ans ou qui, pour des raisons graves, ne peuvent plus participer activement aux travaux. Les membres honoraires ne doivent aucune cotisation alors que les membres libres ont à verser, à partir du 1" avril 1845, douze francs par an.

Les titulaires sont tenus d'assister aux réunions. On procède à un appel nominal en début de séance et on fait signer un registre. En 1844, si les 4/5" au moins des titulaires ne répondent pas à l'appel, chacun des absents sans excuse valable est passible d'une amende d'un franc. Trois absences successives sans excuse équivalent à une démission. En 1846, les sanctions sont plus lourdes : tout titulaire qui n'aura pas signé le registre ou donné par écrit une excuse valable encourra une amende de deux francs. Celui qui, dans le mois suivant, n'aura pas réglé ses amendes sera considéré comme démissionnaire. Si un membre du Conseil de direction ou un membre inscrit (ou nommé d'office) pour présenter un projet ou soutenir une discussion ne se présente pas, c'est cinq francs qu'il devra payer.

L'impression des rapports répond au désir de nombreux membres. Ils sont imprimés à usage interne, les travaux de la Mole devant en principe rester confidentiels.

55. Conférence Mole, Paris, Imprimerie d'E. Duverger, 4, rue de Verneuil, 1844.


236 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Les membres de la Conférence Mole.

Les listes qui figurent dans les bulletins comportent les noms, parfois les prénoms, assez souvent la profession et l'adresse, et toujours la date d'entrée à la Conférence 56.

Dans le deuxième trimestre 1844, il y a, d'une part, 79 titulaires réellement inscrits et 13 en suspens, non inscrits au tableau; d'autre part, 124 membres libres.

Sur les 79 titulaires de 1844, 30 ont disparu en 1846, soit 40 %. Il en reste 49, parmi lesquels 33 sont encore titulaires, 13 sont devenus membres libres et 3 honoraires. Aux 33 titulaires déjà inscrits en 1844, s'en ajoutent 49 entrés entre 1844 et 1846, soit 82 au total. Parmi les 13 titulaires restés en suspens deux ans plus tôt, un seul réapparaît, comme membre libre, en 1846.

Quant aux 124 membres libres de 1844, 2 ont disparu et les 122 autres se sont répartis, en 1846, entre la catégorie « libres » (14) et la catégorie « honoraires » (108).

Il arrive qu'un membre reste titulaire sur une longue période; en 1846, Auguste Mathieu est titulaire depuis 1838. Mais en général, on reste titulaire moins longtemps. En 1844, ils sont 60 sur 79 à s'être inscrits en 1841 ou après ; en 1846, ils sont 68 sur 82 à s'être inscrits en 1843 ou après.

En 1846, la Conférence Mole comporte donc 221 membres : 82 titulaires, 28 libres, 111 honoraires. Si l'on ajoute à ceux-là les 44 membres disparus entre 1844 et 1846, on obtient un corpus de 265 hommes qui donne un échantillon conséquent de la population de la Conférence.

Considérons d'abord leur profession. Pour 35 d'entre eux, elle n'est pas indiquée dans la brochure et n'a pu être trouvée par ailleurs. Il est probable que, parmi ceux-là, se trouvent un certain nombre de propriétaires rentiers, les aristocrates notamment. Quant aux 230 autres, 138 appartiennent au barreau et à la magistrature, 30 au Conseil d'État, 11 à la diplomatie, 7 à l'armée et à la marine, 7 au corps préfectoral, 16 à la fonction publique (ministères et enseignement), 11 sont hommes de lettres (journalistes et écrivains)S 1, 3 médecins, 3 ingénieurs, 2 banquiers, 1 industriel et 1 directeur de maison éducative.

56. Pour essayer d'identifier les membres de la Mole, j'ai utilisé le Dictionnaire des parlementaires français, 1789-1889, ROBERT, BOURLOTON et CCWGNY, Paris, Bourloton, 1889-1891, 5 volumes ; l'Annuaire de la Noblesse de France, annuel à partir de 1843 ; le Dictionnaire des Lettres françaises, le XIXe siècle, 2 volumes, Paris, Fayard, 1971-1972 ; la Biographie des Hommes du jour, de SARRUT et SAINT-EDME, Paris, Krabbe, 1835-1842, 6 volumes ; le Dictionnaire universel des contemporains, de VAPEREAU, Paris, Hachette, 1858 ; la Biographie universelle ancienne et moderne, de MICHAUD, Paris, chez M™ Desplaces, et Leipzig, 1842-1865, 45 volumes ; La Magistrature sous la Monarchie de Juillet, de Marcel ROUSSELET, Paris, Sirey, 1937 ; Les grands notables en France, 1840-1849, de André-Jean TUDESQ, Paris, P.U.F., 1964, 2 volumes.

57. Alphonse CERFBEER DE MEDELSHEIM, fondateur du Journal des prisons et des Sociétés de bienfaisance, auteur de Ce que sont les Juifs en France (1843), La vérité sur les prisons (1844) ; Philarète Chasles, conservateur à la bibliothèque Mazarine, professeur au Collège de France (chaire des littératures du Nord), journaliste et auteur d'une soixantaine de livres ; Camille Doucet, qui fit carrière dans l'administration des théâtres et écrivit des comédies à


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Ce classement est un peu grossier, car les catégories ne sont pas nettement séparées : un « homme de lettres » peut être auteur de théâtre tout en ayant une formation de juriste, un avocat peut être en même temps « agriculteur » (c'est-à-dire propriétaire terrien). Mais, pour schématique qu'il soit, il fait clairement apparaître la prépondérance des professions juridiques : un peu plus de 50 %.

Sur ces 265 membres de la Mole, 59 sont devenus parlementaires, (entre un quart et un cinquième), 30 sous un seul régime, 18 sous deux régimes, 9 sous trois régimes. Deux, le comte de Mérode et Charles Paulmier, ont été députés et sénateurs sous les quatre régimes qui se succèdent, de la Monarchie de Juillet à la IIP République. Huit sont devenus ministres : Louis-Joseph Buffet à quatre reprises (1848, 1851, 1870, 1875), le duc de Morny, le marquis de Moustier, le marquis de Talhouet et Adolphe Vuitry sous le Second Empire; Louis Decazes (duc de Glucksberg), Eugène de Goulard et Edmond Teisserenc de Bort sous la IIP République. Quant à Jules Grévy, il sera élu Président de la République en 1879.

On remarque parmi ces membres des fils ou des parents d'hommes connus : Emmanuel Arago, fils de l'astronome directeur de l'Observatoire ; Louis Decazes (duc de Glucksberg), fils du favori de Louis XVIII ; le vicomte Tiburce Foy, fils du général, comte d'Empire; Amédée Hennequin, fils du grand avocat légitimiste que nous avons vu, sous la Restauration, enseigner le droit aux Bonnes Études ; Edmond et Oscar de Lafayette, petits-fils du général, et un autre de ses petits-enfants, Jules de Lasteyrie, dont la soeur Pauline avait épousé Charles de Rémusat (le cousin de Jules, Ferdinand de Lasteyrie, faisait également partie de la Conférence) ; trois membres de la famille de Casimir Périer : Paul, son fils Eugène, et Lelasseur-Périer, gendre d'un frère de Casimir, Joseph, régent de la Banque de France; le comte Paul de Ségur, fils de l'historien de Napoléon et de la Grande Armée; le comte Charles-Werner de Mérode, fils de l'homme d'État belge, le comte Jules de Mérode, et le marquis Léonel de Moustier, fils et petit-fils de diplomates, marié à la cousine de Charles-Werner de Mérode.

Plus de quarante membres de notre liste sont apparentés à des hommes qui occupaient une position sociale établie, comme hommes de loi, parlementaires, hommes politiques ou hommes d'affaires. Ce réseau familial les a parfois aidés à faire une carrière rapide. Edouard Bocher, fils d'un agent de change, petit-fils d'un premier commis aux Finances sous le ministère du duc de Choiseul, épouse en 1834 une des filles du comte Alexandre de Laborde et, grâce à l'influence de son beau-père, devient préfet du Gard en 1839. A 28 ans, il est le plus jeune préfet de France. Henri de Castellane, fils du lieutenant-général pair de France,

succès, fut élu à l'Académie française en 1865 ; Emile Daurand-Forgues, sous le pseudonyme d'Old Nick, devint un brillant critique littéraire, spécialiste de littérature anglo-saxonne ; Paul Gaschon de Molènes, journaliste comme Philarète Chasles au Journal des Débats et à la Revue des Deux-Mondes, et romancier ; Adolphe Joanne, créateur en 1843 de l'Illustration, lança, après des voyages à l'étranger, la série des Guides Joanne (cf. « Les Guide-Joanne » de Daniel NOEDMAN, Les lieux de mémoire, t. II, La Nation *, Paris, Gallimard, 1986) ; le baron Auguste Nougarède de Fayet, auteur de livres d'histoire et de sciences.


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devient député du Cantal en 1844, alors qu'il a à peine 30 ans, l'âge d'éligibilité. Albert Courpon, fils du syndic des agents de change, préfet destitué par la Restauration, entre au Conseil d'État à 22 ans, son père ayant fait valoir auprès du gouvernement les services rendus. Armand Fresneau, fils d'un préfet de la Corse sous la Monarchie de Juillet, est engagé à 24 ans, en 1847, grâce à son père, comme secrétaire particulier par Duchâtel, ministre de l'Intérieur. Gustave Real, fils d'un conseiller d'État, député sous la Monarchie de Juillet et gendre d'un préfet, est nommé sous-préfet en 1842, à 24 ans. Paul Target, fils d'un préfet du Calvados lié personnellement à Guizot, dont il avait facilité l'élection à Lisieux à la fin de la Restauration, entre à 22 ans au Conseil d'État.

Les travaux de la Conférence Mole.

Chaque séance comprend un exposé des motifs suivi d'un projet de loi, et un rapport de la commission suivi d'un projet de la commission. Tous les sujets abordés relèvent des différentes branches du droit : constitutionnel, civil, administratif et pénal. Nous possédons la liste des rapports faits de 1832 à 1840, puis quelques titres épars pour les années suivantes. Les rapports ont été beaucoup plus nombreux la première année: 33 en 1832 contre 18 en 1833, 15 en 1834, 11 en 1835, etc.. S'agissait-il, au début, de lancer la Conférence de façon intensive ? L'enthousiasme des membres s'est-il calmé ensuite ?

Prenons par exemple l'année 1835. Les thèmes traités sont : les colonies, la mendicité et le vagabondage, la liberté des théâtres, les monts de piété, la mort civile, le serment politique, la vénalité des charges, les substitutions, le mariage des princes du sang (on cherchait un parti pour le duc d'Orléans, héritier du trône ; il épousera, en 1837, Hélène de Mecklembourg), la contrainte par corps et la séparation de corps. La colonisation préoccupe l'opinion. En 1840, la Conférence reprend le sujet : la colonisation de l'Algérie doit-elle être civile ou militaire ? D'autres thèmes reviennent à plusieurs reprises : l'enseignement (1832, 1834, 1838, 1845), tout ce qui touche à l'Église — célibat ou mariage des prêtres (1832, 1837), le rétablissement des ordres monastiques (1836), la nomination aux sièges épiscopaux (1840) —, les prisons, les enfants trouvés, la prostitution.

Les thèmes abordés correspondent souvent à l'actualité, aux questions qui vont bientôt être traitées au Parlement. En 1839, on s'occupe à la Mole de la propriété littéraire ; un projet de loi sur ce sujet sera examiné et rejeté en mars 1841 à la Chambre. Cette même année, la Conférence entend un rapport sur les droits de poste. Sujet d'une actualité brûlante : la loi du 4 juillet 1837 prescrivait pour le 1" janvier 1840 l'application d'un système unique de poids et mesures en France. Le rétablissement du système métrique bouleverse les tarifications des postes, qui seront officiellement réglementées par l'ordonnance du 31 décembre 1839. En 1840, un rapport traite de la question des sucres. Or la Chambre va en débattre au mois de mai : depuis 1837, l'État essayait de limiter par la taxation la surproduction de betteraves.

La Conférence n'entend que « très peu de rapports relatifs à des


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controverses d'ordre purement politique ou à des réformes constitutionnelles »x. Ses membres peuvent être légitimistes, monarchistes libéraux ou républicains, mais la majorité est dévouée au régime de Juillet et manifeste des tendances conservatrices : il n'est donc pas question de modifier profondément les institutions. On discuta à plusieurs reprises de réforme parlementaire, mais sans grande audace. Personne, vers 1848, ne proposa le suffrage universel.

La tendance générale était pourtant suffisamment libérale pour que la Mole, en 1846, prît parti pour la liberté d'association contre la loi de 1834, avec un régime spécial pour les congrégations. La gauche de la Conférence réclamait l'inégibilité des fonctionnaires et la suppression du cens pour les candidats à la députation. Dès 1832, « l'incompatibilité de la députation avec des fonctions publiques » était à l'ordre du jour. Sous la Monarchie de Juillet, une proportion croissante de pairs de France, députés et conseillers généraux exerçaient des fonctions publiques : la Chambre élue en 1846 comptait 188 fonctionnaires, soit 40 % ; le Conseil d'État comprenait 42 députés et 40 pairs à la fin du régime 59. Mais il est bien difficile de demander à des gens de se saborder eux-mêmes et, parmi les membres de la Conférence, beaucoup seront à la fois députés et magistrats ou fonctionnaires ministériels...

Destin de la Conférence Mole.

Puissante sous la Monarchie de Juillet, la Mole va, vers 1845, absorber une autre conférence, célèbre alors et qui lui ressemble : la Conférence d'Orsay. Loin de disparaître avec le régime dont elle était issue, elle aura une longue existence.

En 1850, elle déménage 49, rue des Saints-Pères, à la suite de l'Académie de médecine. Elle y reste jusqu'au 7 juillet 1939. Elle fusionne, le 28 avril 1876, avec la Conférence Tocqueville qui a été créée en 1863. La Conférence Molé-Tocqueville est reconnue d'utilité publique en 1897. Beaucoup d'hommes politiques de premier plan ont fréquenté cette Conférence sous la IIP République.

Après la Seconde Guerre mondiale, la Conférence Molé-Tocqueville reprend ses séances et connaît des heures très agitées pendant la guerre d'Algérie, avec les tendances radicalement opposées qui s'y affrontent. Elle est moribonde dans les années 1970 et les dernières traces qui existent d'elle datent de 1978. La Conférence Mole s'est donc éteinte au bout de cent cinquante ans.

La Conférence de la Mairie des Petits-Pères.

Alfred Maury, avant d'entrer à la Conférence Bailly, avait fréquenté une toute petite conférence, de 1837 à 1839. En 1837, il a 20 ans et, depuis

58. Comte DE LAREGLE, article cité.

59. André JARDIN et André-Jean TUDESQ, La France des notables, vol. I, Paris, PointsSeuil, 1973, pp. 171 et 158. Voir aussi François JULIEN-LAFERRIÈRE, Les députés fonctionnaires sous la Monarchie de Juillet, Paris, P.U.F., 1970, et Louis GIRARD, William SERMAN, Edouard CADET, Rémi GOSSEZ, La chambre des députés en 1837-1839, Paris, Publications de la Sorbonne, 1976.


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mai 1836, occupe un poste de surnuméraire à la Bibliothèque royale. Son ami Marguerite le fait admettre à la Conférence de la Mairie des Petits, Pères, dans le 3e arrondissement. Les séances ont lieu le mardi soir, dans la salle des mariages transformée pour l'occasion en petite Chambre des députés : « On y traitait des questions d'économie politique et de législation, et c'est là que je commençai à m'exercer à la parole » m.

Ces réunions ont donné à Maury le goût de la jurisprudence et peutêtre est-ce à elles qu'il doit d'abandonner la Bibliothèque et de commencer des études de droit en 1838. Il se rappelle avoir fait un exposé sur la question de l'emploi des soldats aux travaux publics.

A cette Conférence, il a connu Ernest Desmarest et Hippolyte Rodrigues, alors avocats stagiaires, devenus plus tard des vedettes du barreau. Il les retrouvera, quatre ans après, à la Conférence d'Orsay. Au nombre de ses camarades, il cite aussi Léon Masson, futur sous-préfet, et Dunoyer de Noirmont, petit-fils d'un conseiller à la Cour de cassation, qui entrera comme auditeur au Conseil d'État.

La Conférence d'Orsay.

En 1841, Alfred Maury quitte la Conférence Bailly pour une conférence « plus nombreuse et plus distinguée » où l'introduit son ami Max de Joguet, la Conférence d'Orsay, qu'on appelait familièrement «la Parlotte» 61. D'après Maury, elle avait été fondée en 1839 par de jeunes aristocrates conservateurs, étudiants en droit. Elle tenait à l'origine ses réunions quai d'Orsay, d'où son nom. En 1841, les séances ont lieu dans le même local que la Conférence Mole, 8, rue de Poitiers, le mardi entre 19 h 30 et 23 heures.

Comme la Mole, la Conférence d'Orsay n'admettait que 150 membres et, pour être élu, il fallait attendre une vacance. Comme à la Conférence de droit des Bonnes Études ou à celle de la Mairie des Petits-Pères, « on jouait à la Chambre des députés ». La salle des séances comportait un hémicycle, une tribune, un bureau pour le président et quatre secrétaires. Les frais d'organisation étaient couverts par les cotisations et les amendes pour absence.

Il y avait un ordre du jour, une présentation de projets de loi, des rapports et des discussions. Dans l'hémicycle, on se plaçait selon ses opinions. Les conservateurs étaient les plus nombreux. Alfred Maury, lui, siégeait au centre gauche. Très assidu aux séances, au bout d'une année, en 1842, il fut élu premier vice-président sur une liste de conciliation (le second vice-président était un légitimiste, le marquis de Croze).

Les membres de la Conférence d'Orsay.

Le public est le même qu'à la Mole. D'ailleurs, plusieurs des membres sont inscrits aux deux endroits, soit simultanément, soit successivement, comme Victor de Lavenay, Louis-Joseph Buffet, le marquis de Talhouet ou

60. Alfred MAURY, op. cit., t. I, chap. V, p. 403.

61. Ibid., t. II, p. 15.


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Edmond et Oscar de Lafayette. Beaucoup des jeunes gens sont des étudiants, qui sont ensuite entrés au barreau, dans la magistrature, la diplomatie ou l'administration.

Le président, en 1841, est Albert de Broglie, chef du centre droit, qu'on appelait encore «parti doctrinaire». Fils du duc Victor de Broglie et de la fille de M™ de Staël, le prince Albert, né en 1821, est doué d'une personnalité forte. Il fait entrer tous ses amis à la Conférence, de manière à constituer un clan solide : le parti Broglie, selon Maury, « prenait la part la plus considérable au travail des commissions et intervenait sans cesse pour convoquer des réunions particulières chez l'un ou chez l'autre, réunions où, à l'instar de ce que pratiquaient les députés, on s'entendait à l'avance sur les votes et les résolutions ».

Le « parti Broglie » réunissait Victor de Lavenay, auditeur au Conseil d'État; François de Bourgoing, futur diplomate; Fernand de Montesquiou; le baron de Daunant, fils d'un notable protestant (premier président de la cour royale de Nîmes nommé pair de France en 1837) ; Georges Aubernon, fils de préfet 62; Rossi, fils du juriste italien; les deux fils du comte Portalis, ancien ministre ; les deux frères Tournouer, dont le père était maître des requêtes et député ; le baron Dard, qui fera carrière dans l'administration.

En face du parti Broglie, orléaniste, il y avait les légitimistes : LouisJoseph Buffet, avocat en 1840, président de la Conférence en 1843, qui, nous l'avons dit, sera quatre fois ministre sous les régimes suivants et président de l'Assemblée nationale sous la IIIe République ; Adolphe Forcade de La Roquette et Jules Nicolet, avocats eux aussi ; le vicomte Louis de Cormenin, qui prenait le contrepied des opinions de son père, pamphlétaire célèbre et député d'extrême-gauche ; les deux frères Camusat de Riancey — Henri, avocat puis journaliste, devint rédacteur en chef de l'Union, organe du comte de Chambord, où son frère Charles écrivait aussi —; le jeune de Lourdoueix, fils de l'ancien censeur royal et collaborateur de la Gazette de France ; le marquis de Talhouet, l'un des plus grands propriétaires fonciers du royaume; Emile et Ernest Pépin-Lehalleur, fils d'un riche négociant, président du tribunal de commerce de la Seine.

Le chef de l'extrême-droite était Alfred de Gramont, duc de Guiche, ambassadeur et ministre des Affaires étrangères sous le Second Empire (il est responsable de la rupture des négociations avec la Prusse en 1870, qui entraîna la guerre). Étroit d'esprit, dit Maury, il était leader du groupe moins grâce à ses qualités qu'à cause du manque d'assiduité de ses camarades, dandys plus occupés de chevaux et de plaisirs mondains que de questions parlementaires.

62. Georges Aubernon, né en 1823, auditeur au Conseil d'État en 1842, épousa en 1846 Lydie de Nerville. Mme Aubernon de Nerville tint un salon important sous la Monarchie de Juillet, où elle recevait des doctrinaires. Séparée à l'amiable de son époux en 1848, elle retourna vivre avec sa mère et brilla pendant un demi-siècle au coeur de la mondanité parisienne (elle mourut en 1899). Son salon était au premier rang pour l'esprit, la comédie d'amateurs, la qualité littéraire. Elle recevait Labiche, Renan, Jules Simon, Brunetière, Marcel Prévost, Etienne Lamy, et surtout, jusqu'à la brouille définitive de 1885, Alexandre Dumas fils, oui fut sa vedette.


242 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Adversaire d'Albert de Broglie aussi bien que des légitimistes, Gaston d'Argout cherchait à susciter un tiers-parti qu'il aurait dirigé. Fils du comte d'Argout, gouverneur de la Banque de France et plusieurs fois ministre sous Louis-Philippe, Gaston était entré au Conseil d'État. Il noua une intrigue pour pousser son frère Maurice à la présidence de la Conférence. Menée contre le prince de Broglie, cette intrigue réussit par suite d'une coalition, bien que Maurice ne fût qu'un viveur uniquement occupé des danseuses de l'Opéra !

Siégeaient à gauche de la Parlotte les deux petits-fils du général Lafayette, Oscar et Edmond; les deux frères Madier de Montjau, fils et petits-fils de députés ; et de jeunes avocats : Ernest Desmarest et Hippolyte Rodrigues que nous avons déjà rencontrés à la Mairie des PetitsPères ; Blot-Lequesne, attiré par les idées phalanstériennes ; Anténor Isambert, fils d'un député de gauche. Enfin, Henri Dulimbert, fils d'un député archi-conservateur, se situait à l'extrême-gauche, « parce que cela est plus drôle».

Bizarrement, Alfred Maury ne cite pas, parmi les membres de la Conférence d'Orsay, les jeunes aristocrates dont les noms figurent pourtant sur les quelques procès-verbaux de séances de 1843 conservés à la Bibliothèque Nationale : le comte de Mun, le duc de Maillé, le prince de Léon, le vicomte Élie de Gontaut-Biron et son frère Louis (marquis de Saint-Blancart), le duc de Dino, le comte de Bourbon-Busset et le marquis des Monstiers-Mérinville. Maury ne mentionne pas non plus Edouard Brame, fils d'un entrepreneur lillois, polytechnicien et ingénieur des chemins de fer, membre de la Parlotte en 1843 également 63. Il était le beau-frère de Mortimer Ternaux, l'un des fondateurs de la Mole.

Alfred Maury n'était pas typique de la Conférence d'Orsay. C'était un littéraire égaré du côté du droit. Plusieurs autres jeunes gens étaient dans son cas : Frédéric Baudry, qui devint bibliothécaire et historien ; Anatole de Barthélémy, archéologue et numismate ; Emile Augier, l'auteur dramatique en vogue sous le Second Empire ; Auguste Dozon enfin, déjà membre de la Conférence Bailly.

Que faisait-on à la Conférence d'Orsay ?

On peut se faire une idée des activités de la Conférence d'après les procès-verbaux lithographies et les quelques projets de loi imprimés de la Bibliothèque Nationale. Entre janvier et avril 1843, il y eut plus d'une réunion par semaine. Le 30 janvier, on parlait des élections ; le 2 février, de la garde nationale et du jury ; ensuite, pendant plusieurs séances, des biens publics et de leur gestion, dans le cadre de l'arrondissement, du département et de la commune. Un compte rendu non daté donne le texte d'un débat proposé : « Pour contester à un citoyen inscrit sur une liste électorale le droit de voter lorsque des contributions lui ont été déléguées par sa belle-mère, doit-on être admis à prouver que l'épouse de cet électeur n'est point une enfant légitime ? » Un vrai casse-tête !

63. Edouard Brame, 1818-1888, notice nécrologique citée dans Le journal intime de Caroline B,, enquête de Michelle PERROT et Georges RBBILL, Paris, Montalba, 1985, p. 232.


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Les projets de loi portent sur la liberté de l'enseignement (1842 et 1844), le recrutement de l'armée (1843), la presse (1845). Sont discutés également un amendement au projet de loi sur l'abolition de l'esclavage (1842) et l'abrogation de la loi de 1834 contre les associations (1845). Les séances de la Conférence étaient donc un véritable apprentissage des travaux parlementaires, on apprenait à proposer, amender, discuter des textes législatifs.

En même temps, se nouaient à la Parlotte des liens qui transcendaient les appartenances politiques et les origines sociales et qui pouvaient être durables, si l'on en croit Alfred Maury. Fin 1843, le prince de Broglie quitte à la fois la Conférence et Paris, il rejoint son poste d'attaché d'ambassade à Madrid. Il prend la peine de venir à la Bibliothèque royale pour faire ses adieux à Maury, qui se montre « très sensible à cet acte de courtoisie ». Il n'est en effet jamais allé chez le prince et ne fréquente pas les gens de son monde ; il était d'autre part son adversaire politique à la Parlotte. Mais le fait d'avoir appartenu à la même Conférence créait entre eux une sorte de complicité :

Je ne l'ai retrouvé que beaucoup plus tard, mais il m'a toujours accueilli comme un homme qui ne m'avait point oublié et, à l'Académie française comme au Ministère, il a constamment reconnu en moi son ancien collègue et souvent contradicteur de la Conférence d'Orsay.

Alfred Maury quitte la Conférence d'Orsay début 1844, tout en restant membre honoraire. Elle allait, écrit-il, «bientôt se fondre avec la Conférence Mole». Elle existait encore, en tout cas, à la fin de cette année-là, puisque Delphine de Girardin s'y réfère dans un feuilleton. Évoquant les petites indélicatesses qui peuvent faire souffrir une âme sensible, elle cite, parmi d'autres exemples, « un bavard inconnu qui raconte une séance de la Conférence d'Orsay à M. Guizot, le soir d'un de ses triomphes à la Chambre » M.

Sous un gouvernement parlementaire, même avec un suffrage restreint, 1' « opinion » dirige : « Pour qu'avec elle, écrit Salvandy, ministre de l'Instruction publique, dans un Rapport au Roi, soient assurés la liberté, l'ordre et le progrès, il faut qu'elle ait, aussi complète que possible, la conscience des idées qui sont au fond de nos institutions » (20 février 1845) 65.

Cette « opinion », il importe de l'éduquer, et, pour cela, d'initier un grand nombre de citoyens au droit public, à l'économie sociale et politique. L'un des soucis dominants de Salvandy était la réforme des facultés de droit, dont l'effectif s'était beaucoup accru : de 3.500 étudiants en 1830,

64. Delphine DE GIRARDIN, Lettres Parisiennes, 7 décembre 1844, Paris, Mercure de France, 1986, t. II, p. 356.

65. Cité par Louis LIARD, op. cit., t. II, p. 203.


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on est rapidement passé à plus de 5.00066 ; et l'on sait que Guizot tint à créer à Paris une chaire de droit constitutionnel, en 1834, qu'il confia à Pellegrino Rossi, après avoir reconstitué, en 1832, l'Académie des sciences morales et politiques.

Si 1' « opinion » doit prendre conscience des idées qui sont au fond des institutions, les élites doivent apprendre à traduire les idées dans la réalité, en apprenant à légiférer. Les conférences d'étudiants sont le moyen et le lieu de cet apprentissage, à la fois par leur forme, puisque les séances imitent le modèle parlementaire, et par le contenu de leurs travaux, puisque les sujets traités sont finalement de même nature que ceux qui sont discutés à la Chambre6!. Ainsi, les conférences forment-elles les cadres du régime. En même temps, elles fonctionnent aussi comme des clubs où se fréquentent les élites, les jeunes gens qui deviendront les dirigeants politiques, économiques et intellectuels, de la Chambre à l'Académie, en passant par les banques et les chemins de fer.

De l'esprit dans la conversation ne suffisait pas à assurer un avenir aux jeunes gens de bonne famille, sans pour autant qu'ils puissent se passer de fréquenter le monde. Frédéric Ozanam explique bien le rôle complémentaire que jouent les conférences et les salons dans l'éducation d'un jeune homme. Il a, écrit-il à Ernest Falconnet, trois missions à remplir : être jurisconsulte, homme de Lettres et homme de société. Pour parvenir à son but, il doit s'initier à la jurisprudence, aux sciences morales, à la connaissance du monde du point de vue chrétien. La jurisprudence, il l'apprendra dans les conférences de droit, les sciences morales dans celles d'histoire ; quant à la connaissance du monde, c'est dans le salon de Montalembert qu'il l'acquiert. Tous les dimanches, Montalembert donne des soirées pour les jeunes gens : « On y cause beaucoup et d'une manière variée ; on prend du punch et des petits gâteaux, et l'on s'en revient tout joyeux par bandes de quatre ou cinq». De quoi parle-t-on? «De littérature, d'histoire, des intérêts de la classe pauvre, du progrès de la civilisation » 6S.

Anne MARTIN-FRUGIER, C.N.E.D.

66. Ibid. Dominique DAMAMME, dans sa thèse Histoire des Sciences morales et politiques et de leur enseignement des lumières au scientisme, Université de Paris-I, 1982, indique qu'il sortait, sous la Monarchie de Juillet, 500 à 600 licenciés par an de la seule faculté de droit de Paris alors qu'à la fin de l'Empire, il en sortait 500 par an pour toute la France.

67. L'énergie que mettent ces jeunes gens à s'entraîner au travail parlementaire contraste avec l'image du député ridicule qui prévaut dans le discours mondain, tel celui que tient, par exemple, Delphine de Girardin. Voir Anne MARTIN-FUGIER, « La Cour et la Ville sous la Monarchie de Juillet d'après les feuilletons mondains ». Revue historique, juillet-septembre 1987, pp. 107-133.

68. Lettres de Frédéric Ozanam, op. cit., 5 janvier 1833.


« LA PROTESTATION UNIVERSELLE »

LORS DE L'EXÉCUTION DE FERRER :

LES MANIFESTATIONS D'OCTOBRE 1909.

Le 13 octobre 1909, Francesco Ferrer i Guàrdia mourait au petit matin dans les fossés de Montjuich en criant au peloton d'exécution son innocence et sa foi en l'École Moderne. Accusé d'être le responsable des événements de la « Semaine Tragique », de la révolte de Barcelone contre la guerre du Maroc qui dégénéra en émeute anticléricale et en incendies de couvents, il était recherché dès la mi-août ; il fut arrêté le 1" septembre, jugé après une instruction pour le moins expéditive et condamné à mort le 9 octobre 1. Quatre personnes avaient été fusillées avant lui. Il n'y en eut plus d'autre.

Ce crime souleva une émotion considérable dans le monde entier. Maurice Dommanget l'a comparée à l'indignation qui s'exprima dix-huit ans plus tard quand moururent Sacco et Vanzetti 2; Jaume Vicens Vives évoquait il y a plus de vingt ans cette « tempête de protestations dans les milieux laïcs, socialistes et libertaires du monde entier», en s'interrogeant sur le rôle qu'avait pu jouer la franc-maçonnerie 3. Aujourd'hui encore, en France, des rues de communes de banlieue portent le nom de Francisco Ferrer et témoignent de l'émotion suscitée par ce meurtre. Mais si le souvenir du « martyr des prêtres », du pédagogue assassiné, est toujours pieusement entretenu par quelques-uns, si le mépris ou la haine restent intacts dans la droite espagnole et chez ses historiographes, la protestation internationale n'a laissé que peu de traces dans la mémoire et dans l'histoire; elle ne joue, pour les biographes du fondateur de l'École Moderne que le rôle du procès en canonisation ou, à l'inverse, ne constitue qu'une preuve de plus du caractère diabolique du personnage. Elle n'a donc guère été étudiée et reste très mal connue 4.

1. Sur Ferrer, voir notamment : FERRER, Sol, La vie et l'oeuvre de Francisco Ferrer, Paris, 1962 ; DOMMANGET Maurice, Les grands socialistes et l'éducation, Paris, 1970 ; SOLA Père, Francesco Ferrer i Guàrdia i Vescola tnoderna, Barcelone, 1978. Sur la Semaine tragique et ses suites, ULLMANN Joan C, The Tragic Week : a Study of Anticlericalism in Spain (1875-1912), Cambridge, Mass., 1968, dont nous citerons la traduction espagnole : La semana trâgica, Barcelone, 1972.

2. DOMMANGET, op. cit., p. 387.

3. In L'Europe du XIX' et du XX' siècle (1870-1914), dir. BELOFF Max, RENOUVIN Pierre, SCHNABEL Franz, VALSECCHI Franco, Milan, 1962, p. 414.

4. A ma connaissance, il existe deux ouvrages — que je n'ai d'ailleurs pu consulter — sur ce thème : SAKGRO Y RIOS DE OLANO P., La sombra de Ferrer. De la semana trâgica a la


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Victimes d'une illusion rétrospective, nous avons tendance à croire nos formes d'expression politiques naturelles et à leur donner l'importance qu'elles ont aujourd'hui. Les élections à enjeu national, la vie parlementaire n'ont pas manqué d'historiens ; les manifestations, les réunions publiques ont suscité beaucoup moins d'études, et on a pu considérer qu'elles valaient surtout par ce qu'elles annonçaient 5. Je me propose ici de changer de perspective : en France, réunions publiques et manifestations pour Ferrer n'annoncent rien puisque, depuis la séparation de l'Église et de l'État, le débat pour ou contre «la calotte» n'est plus tout à fait au centre du combat politique et que les années qui passent vont commencer à effacer le rôle de discriminant entre droite et gauche qu'il jouait. Le pacifisme révolutionnaire qui anime certains des défenseurs de Ferrer sera englouti par la tourmente d'août 1914. Pourtant ces réunions et ces manifestations furent considérables ; on peut les étudier pour elles-mêmes, chercher à expliquer leur importance. Parler de l'indignation spontanée des foules ne suffit pas, car pourquoi les foules ont-elles exprimé leur indignation pour le meurtre d'un pédagogue catalan anarchisant quand elles n'avaient pas bougé pour les « martyrs de Chicago » ? Pourquoi, en France, l'émotion s'est-elle exprimée sous la forme de manifestations quand c'était, en Italie, par la grève générale ? Comment expliquer que le mouvement, en France, ait pris une ampleur réellement nationale et qu'il ne se soit pas limité à la capitale ?

Créer l'événement.

Le jeudi 9 septembre, en début d'après-midi, les Parisiens que le hasard avait amenés place de la Concorde, place de la Madeleine ou sur les grands boulevards, furent témoins d'un événement insolite: sur la chaussée s'avançait une longue file d'automobiles, à petite vitesse, escortée par des camelots qui distribuaient aux passants des prospectus intitulés « Manifeste à l'Europe consciente ». Les passagers brandissaient des pancartes où l'on pouvait lire : « Exécution sommaire en Espagne ! On va tuer Ferrer ! » et l'identité des manifestants : « Comité de défense sociale », « Comité de défense des victimes de la répression espagnole ». Sortis de leurs bureaux, devant lesquels passait le cortège, des journalistes eurent vite fait de reconnaître les plus fameux des manifestants : Charles-Albert, secrétaire du Comité de défense sociale ; Almereyda, Pataud, Ricordeau... La foule semble avoir été surprise et la police passablement déroutée : ce ne fut pas avant la place de la République, et pour éviter la jonction avec les terrassiers grévistes qui sortaient alors du Tivoli-Vauxhall, que la manifestation fut bloquée ; encore la laissa-t-on repartir avant de

guerra europea, Madrid, 1917, et PARK T. P., The Buropean Reaction to the Execution of Francisco Ferrer, PhD diss., University of Virginia, 1970. Même pour ce qui concerne Paris, on ne trouve généralement mention que d'une seule des deux grandes manifestations, celle du 13 (d'ailleurs souvent datée du 14).

5. DALOTEL Alain, FAURE Alain, FREIERMUTH Jean-Claude, Aux origines de la Commune. Le mouvement des réunions publiques à Paris, 1868-1870, Paris, 1980, 375 p. et PEOST Antoine, " Les manifestations du 12 février 1934 », Le mouvement social, 56, 1966. Voir aussi BECKER Jean-Jacques, 1914. Comment les Français sont entrés dans la guerre, Paris, 1977, pp. 146-188.


LES MANIFESTATIONS LORS DE L'EXECUTION DE FERRER, 1909 2A1

l'arrêter définitivement à proximité de l'ambassade d'Espagne ; une quarantaine de personnes furent conduites au poste un peu avant 16 heures. Le lendemain, la presse parisienne, mais aussi celle de province, se faisait l'écho de cette manifestation automobile. Le but des manifestants était atteint 6.

Nous avons vu ceux-ci se réclamer du Comité de défense des victimes de la répression espagnole, fondé à Paris le 3 septembre par CharlesAlbert, Laisant et Alfred Naquet, tous trois amis personnels de Ferrer, les deux premiers cofondateurs de sa Ligue internationale pour l'éducation rationnelle de l'enfance. Ils ont rédigé leur manifeste et ont commencé à collecter des adhésions : neuf publiées dans L'Humanité du 5, vingt-trois avec le Manifeste dans le numéro du lendemain, encore vingt-et-une dans celui du jeudi 9, avec une lettre de Francis de Pressensé, président de la Ligue des Droits de l'Homme... Bien d'autres suivront. Beaucoup des signataires sont membres de la Ligue internationale... de Ferrer: Anatole France, Charles Malato, Sébastien Faure, Grandjouan... mais aussi l'Italien Giuseppe Serpi, les Belges Paul Gille et Maeterlinck, l'Allemand Ernst Haeckel... On voit ici comment la personnalité et les activités mêmes de Ferrer donnent à son arrestation un retentissement international. Beaucoup d'anarchistes : Cipriani, Kropotkine, Tarrida del Marmol, Jean Grave, rejoignant Malato et Faure ; des « insurrectionnels » proches de Hervé et de La guerre sociale : Almereyda, Merle, Victor Méric... Enfin des personnalités de la Ligue des Droits de l'Homme : Pierre Quillard, Ernest Tarbouriech, le docteur Sicard de Plauzolles. Écrivains, journalistes, publicistes : des intellectuels, quelques-uns de notoriété internationale, réunis, malgré le nom du comité, pour défendre Ferrer. Assez pour inquiéter le gouvernement de Madrid, trop peu pour que l'opinion publique, même de gauche, s'émeuve.

Pour qu'on parle de Ferrer, quand il est à craindre que le temps ne presse, il faudra créer un événement 6 bis, produire à l'intention de l'opinion une action d'éclat, du « jamais vu », ce que n'aurait pu être une banale et probablement discrète réunion publique. L'événement doit se dérouler sur la voie publique, devant un maximum de témoins, en particulier devant ces témoins privilégiés que sont les journalistes : on ne les convoquera pas, on ira vers eux (car si le but ultime était bien l'ambassade d'Espagne, l'itinéraire emprunté n'était pas le plus direct...). Une manifestation ordinaire serait aussitôt dispersée, outre que ses effectifs nécessairement squelettiques nuiraient à l'efficacité médiatique recherchée. Il faut que, par sa nature même, cette manifestation soit bien vue, qu'étant données les catégories de perception des journalistes, elle suscite un préjugé favorable : ce que permet l'utilisation de l'automobile, dont le prestige social joue à plein. Le petit nombre des manifestants en est masqué et la police désemparée, avant d'apparaître sous un jour purement répressif, donc défavorable. Nouveauté du procédé, absence totale

6. Sur cette manifestation, voir Le Temps, 12 septembre 1909 ; Le Progrès de Lyon, 11 septembre 1909 ; L'Humanité, même jour.

6 bis. CHAMPAGNE Patrick, « La manifestation : la production de l'événement politique », Actes de ta recherche en sciences sociales, 52-53 (juin 1984), pp. 1941.


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de violence, organisation publicitaire remarquable : la mise en scène qui permet à un groupe restreint de placer le sort de Ferrer sous les « feux de l'actualité» est un chef-d'oeuvre, peut-être même en avance sur la capacité de la presse à lui donner le relief souhaité.

Une campagne d'opinion à la Belle Époque.

Ainsi brillamment lancée, la campagne du Comité de défense des victimes de la répression espagnole se poursuivit et se développa durant tout le mois de septembre et le début d'octobre, avec des fortunes diverses. Elle recourut pour l'essentiel à des formes d'action moins originales, et donc plus discrètes : conférences et réunions publiques, dans quelques cas manifestations de rue. Il est difficile de les suivre dans la presse, car si les actions qui eurent lieu en région parisienne sont en général annoncées et parfois relatées dans L'Humanité et La guerre sociale, en revanche pour la province, notre information dépend de l'existence d'organes de presse socialistes ou proches de la gauche radicale. Il est donc certain que la recension telle qu'elle figure sur le graphique 1 est incomplète et que la quarantaine d'actions repérées ne constitue qu'un minimum ; nous n'avons pas tenu compte non plus des réunions publiques consacrées à d'autres thèmes, au cours desquelles fut évoqué le sort des prisonniers de Catalogne. Néanmoins, il semble possible de tirer quelques conclusions de l'étude de l'échantillon rassemblé 7.

Le jour choisi pour ces actions de protestation n'est pas indifférent (voir graphique 1). Un simple décompte nous montre une seule réunion tenue un lundi, contre cinq un mardi, six un mercredi, huit un jeudi, une seule un vendredi, douze un samedi, six encore un dimanche. En affinant et en mettant à part les six derniers jours, où l'urgence entraîne une multiplication des actions, on constate que la semaine comporte normalement deux temps forts : les mercredi - jeudi et samedi - dimanche. Encore peut-on observer l'absence presque totale d'activité politique à Paris le dimanche. Comme nous les constaterons encore par la suite (graphique 2), l'urgence ou l'émotion peuvent atténuer ces inégalités, elles ne les suppriment pas.

La forme normale que prend cette campagne est celle de réunions publiques, avec plusieurs orateurs. Dans quelques cas, il ne s'agit que de conférences, faites par une seule personne, en l'occurrence Sébastien Faure (trois cas) ou René de Marmande (un seul). Le dynamisme des participants est incertain puisqu'on ne relève que trois manifestations de rue après réunion. En comptant celle du 9 septembre, trois manifestations automobiles 8.

7. Ont été dépouillés systématiquement pour les deux mois de septembre et octobre : L'Humanité, La Guerre sociale, La Voix du Peuple, Le Temps, Le Progrès de Lyon. Nous avons ensuite recouru à la presse locale pour compléter les informations données par les premiers titres et éventuellement repérer d'autres actions de protestation. Les localités concernées avant le 13 octobre sont Paris, Saint-Denis, Saint-Ouen, Charenton, Livry, Lyon, Villeurbanne, Oullins, Villefranche-sur-Saône, Saint-Etienne, Le Havre, Sète, Marseille, Nîmes, Toulon, Nantes, Béziers, Thiers, Brive, Orléans, Limoges, Amiens.

8. Manifestations de rue à Lyon, Béziers et Brive. Manifestations automobiles à Paris les 9 et 12 septembre et le 7 octobre.


LES MANIFESTATIONS LORS DE L'EXÉCUTION DE FERRER, 1909 249

Graphique 1 MANIFESTATIONS ET RÉUNIONS PUBLIQUES POUR FERRER AVANT LE 13 OCTOBRE

En trait plein : Réunions et Manifestations

En tireté simple : moyenne mobile sur sept jours

En tireté double : moyenne mobile sur sept jours pour la région parisienne

Tel que permettent de l'esquisser les moyennes mobiles, parisienne et nationale, calculées sur une semaine (graphique 1), le développement de la campagne n'est pas uniforme. Dans un premier temps, pendant une dizaine de jours, cela reste un phénomène exclusivement parisien, qui gagne en importance (la réunion du 18 septembre, au Tivoli-Vauxhall, rassembla plusieurs milliers de personnes, qui entendirent Hervé faire l'éloge du terrorisme et sortirent au chant de l'Internationale mais pas en intensité : le nombre de réunions reste faible. A partir de la réunion et de la manifestation lyonnaise du 19 septembre, la province est touchée et la courbe est nettement ascendante jusqu'aux derniers jours du mois, alors qu'au contraire, après une période où se multiplient les réunions de quartier, la campagne en région parisienne plafonne puis diminue d'intensité. L'opinion semble se lasser, fait grave puisque approche la date du procès, et qu'à son tour le nombre de réunions tenues en province fléchit sensiblement dans les premiers jours d'octobre. Dans le but de reprendre l'initiative, deux jours avant l'ouverture du procès, les défenseurs de Ferrer organisèrent à Paris une nouvelle manifestation automobile, plus importante par le nombre — une cinquantaine de voitures — et la qualité des manifestants — une des deux colonnes comportait tout l'état-major de la C.G.T., Yvetot et Jouhaux en tête — mais qui témoigne tout de même d'une incapacité à mobiliser au-delà d'une avant-garde numériquement restreinte. Les jours suivants, la campagne repartit de plus belle pour atteindre son plus haut niveau quand le procès s'ouvrit à Barcelone. De nouvelles villes furent touchées ; le lundi, le parti socialiste organisa à Paris une grande réunion pour obtenir la grâce de Ferrer où Vaillant, Sembat et Jaurès


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REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Graphique 2

RÉUNIONS, MEETINGS ET MANIFESTATIONS DE PROTESTATION APRÈS L'ASSASSINAT DE FERRER

prirent la parole devant six mille personnes. Tout cela en vain: Maura l'ayant décidé, Ferrer serait fusillé au plus vite.

Il est difficile de savoir si l'ampleur de la campagne répondit aux voeux des organisateurs, car les communiqués optimistes passés dans L'Humanité ne convainquent pas tout à fait et l'on a pu citer des réflexions plus désabusées 9. Quant à déterminer si c'est à son insuffisance ou à la résolution du gouvernement espagnol qu'il faut attribuer le dénouement tragique du procès, là n'est pas notre propos. En revanche, nous pouvons constater que l'agitation n'a concerné qu'un nombre limité de localités, et que pourtant elle a commencé à marquer le pas en province début octobre, ce qu'on ne peut expliquer comme à Paris par la lassitude de l'opinion.

9. MALATO Charles, L'assassinat de Ferrer. Eclaircissements. Genève, 1911, ou GRAVE Jean, c Une défaite. Un défi. Une leçon J>, in Les Temps Nouveaux, 30 octobre 1909 (cités par ABELLO Teresa, Les rélacions internacionals de l'anarquisme català (1881-1914), Barcelone, 1987, pp. 184-185. Voir aussi ULLKIAN, op. cit., pp. 552-553.


LES MANIFESTATIONS LORS DE L'EXÉCUTION DE FERRER, 1909 251

Sans doute faudrait-il plutôt incriminer l'inexistence d'une organisation d'envergure nationale, capable de prendre en charge la défense de Ferrer. Le C.D.R.V.E. était dans l'incapacité de jouer ce rôle puisque son noyau est formé d'intellectuels résidant à Paris, et que ce sont en général des individus isolés qui lui apportèrent leur adhésion. Ce comité n'essaime guère ; on voit peu de comités locaux se constituer, à l'exception de Lyon et de quelques villes du Midi. Aussi, en province, l'organisation d'une réunion de soutien aux « camarades espagnols » paraît-elle le plus souvent répondre à une sollicitation d'un des membres parisiens du C.D.R.V.E. plutôt qu'à une initiative locale. En tout cas, on fait généralement appel à un orateur venu de la capitale : le député (de Pressensé à Lyon, Tarbouriech dans le Jura), un professionnel de l'exercice (S. Faure à Saint-Étienne, V. Méric à Toulon, Ch.-A. Laisant à Nantes)... L'organisation de la campagne est donc tributaire des attaches personnelles et de la disponibilité des membres parisiens du comité, et l'on ne peut s'étonner qu'il n'y ait pas de trame couvrant l'ensemble du territoire français. Il n'y a approfondissement de la campagne que là où se met en place un relai régional comme c'est le cas à Lyon, où l'on retrouve socialistes, anarchistes, librepenseurs et syndicalistes dans un même comité, multipliant les réunions dans l'agglomération puis au-delà.

Sur qui compter ?

Un autre mode d'action était concevable, et fut effectivement pratiqué par le comité : il s'agissait d'intéresser à la cause de Ferrer et de ses camarades des organisations préexistantes : Comité de Défense Sociale, Ligue des Droits de l'Homme, Libre-pensée... Ce fut fait localement. Mais les C.D.S. étaient peu nombreux, hors de la région parisienne ; Libre-pensée et Ligue des Droits de l'Homme sont des organisations incomparablement plus présentes à l'échelon local, mais les sections ont-elles, passée la désignation de délégués pour les congrès nationaux, une quelconque activité coordonnée ? Parler de décentralisation dans leurs cas semble un euphémisme 10. Quant au parti socialiste qu'on pourrait croire a priori plus structuré, il ne joue pas non plus de rôle notable: si des membres du parti adhèrent au comité de défense, voire des sections, si L'Humanité fait une large place à tout ce qui est entrepris pour sauver les camarades espagnols, il n'y a pas de mot d'ordre ni de consigne nationale avant une date très tardive (8 octobre). Mauvaise volonté dans certains groupes dirigeants, spécialement parmi les guesdites, c'est probable. Mais peut-être pourrait-on mettre en cause une conception étroite de l'action politique, qui juxtapose plus qu'elle ne coordonne vie politique locale et nationale (c'est-à-dire parlementaire et parisienne). Les liens entre l'une et l'autre se réduisant en fait aux congrès, aux élus et aux élections législatives. Pas de traces dans L'Humanité, de septembre et octobre 1909, d'une délibération à ce sujet de la Commission administrative permanente, du Conseil national ou d'une activité particulière des trois délégués à la

10. Sur la libre pensée, cf. LÉVÊQUE P., « Libre pensée et socialisme, quelques points de repère », Mouvement social, 57, octobre-décembre 1966.


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propagande institués par le congrès de Chalon. Madeleine Rébérioux signale qu'il faut attendre 1911 pour que le parti entreprenne une action de caractère national...u Deux ans plus tôt, les socialistes semblent considérer que la « défense des camarades espagnols » n'entre ni dans le rôle de leur parti, ni dans ses possibilités d'action politique.

Tout autre est l'attitude de la Confédération Générale du Travail, malgré les apparences : son appui à l'action du Comité semble revêtir les mêmes formes que celui des autres organisations, ne s'en distinguant que par un plus grand activisme, que des affinités idéologiques suffisent à expliquer. Des syndicalistes ont participé aux manifestations et réunions publiques organisées par le Comité, des unions locales ont elles-mêmes organisé des meetings, en région parisienne comme en province. Mais dès le 10 septembre se tient, au siège de la C.G.T., une réunion du Comité confédéral (section des Bourses et section des Fédérations réunies) dont l'ordre du jour porte uniquement sur « la situation des syndicalistes espagnols et les décisions à prendre en leur faveur». Au début de la semaine suivante est publié un appel à l'organisation, «dans chaque Bourse du travail, dans chaque localité importante, [de] réunions, [de] manifestations, [d']une agitation intense» 12. Voilà donc la Confédération tout entière mobilisée pour sauver «nos frères d'Espagne» — sans référence particulière à Ferrer, à la différence du C.D.R.V.E. Outre le fait qu'étaient frappés en Catalogne les syndicalistes dont ils se sentaient les plus proches, et avec lesquels ils entretenaient des relations privilégiées n, les dirigeants syndicaux pouvaient espérer faire l'unanimité de la classe ouvrière française dans une action de solidarité contre la répression brutale qui frappait des insurgés exemplaires : ceux qui, par la grève générale, puis les armes à la main avaient montré que le mot d'ordre «plutôt l'insurrection que la guerre » pouvait devenir réalité. Et l'on peut imaginer qu'après la conférence de Paris du secrétariat syndical international (30-31 août 1909), qui avait rendu manifeste son isolement, la direction de la C.G.T. n'était pas mécontente de démontrer sa capacité à mettre en oeuvre une action réellement internationaliste... Ceci étant, la mise en branle de « l'immense action » envisagée semble avoir été lente : deux semaines après le premier manifeste, les deux secrétaires confédéraux, Jouhaux et Yvetot, durent rappeler aux secrétaires de toutes les Bourses du Travail les objectifs de la campagne et fixer au 16 octobre la date d'une journée d'action, avec des meetings dans tous les centres industriels et prise de parole des délégués de la C.G.T.u. Ainsi mis au pied du mur, les syndicalistes de province furent contraints de débattre des événements d'Espagne, puis de s'engager. Ce qui fut fait avec un très inégal enthousiasme 15; mais, au moment où l'on apprend la condamnation à mort de

11. In « Le socialisme français de 1871 à 1914 », pp. 216-217, de DROZ Jacques, Histoire générale du socialisme, t. II.

12. La Voix du Peuple, 5-12 et 12-19 septembre.

13. GEORGES Bernard, TINTANT Denise, Léon Jouhaux, cinquante ans de syndicalisme (T. I, Paris, 1962), pp. 103-106.

14. L'Humanité, 26 septembre.

15. Par exemple, à Mazamet (CAZALS Rémi, Avec les ouvriers de Mazamet..., Paris, 1978, pp. 268-269).


LES MANIFESTATIONS LORS DE L'EXÉCUTION DE FERRER, 1909 253

Ferrer, la C.G.T. est en mesure d'afficher sur les murs des villes de France, contre les « bourreaux de la liberté », une liste de vingt-deux meetings régionaux (avec les noms des délégués nationaux et des orateurs qui témoignent de la solidarité des Bourses du Travail voisines) et d'une quinzaine d'autres réunions de moindre envergure 16. Dans tous les cas, le même ordre du jour sera soumis à l'approbation de la salle puis devra être adressé au ministère français des Affaires étrangères et au chef du Gouvernement espagnol. On peut penser qu'il sera tard pour Ferrer, mais ce n'est pas pour lui que la Confédération veut mobiliser la classe ouvrière de France : « nos frères d'Espagne », ceux qu'il s'agit de sauver, sont les victimes exemplaires d'une répression de classe : ils sont anonymes.

Une vague de protestations.

LSL nouvelle de l'exécution se répandit le jour même, très vite. A Bordeaux, par exemple, c'est à deux heures que le congrès national des inscrits maritimes vota un ordre du jour de protestation, imité un peu plus tard par l'assemblée des dockers en grève, qui leva la séance à peine entamée et fit mettre en berne le drapeau syndical de la Bourse du Travail, cravaté de noir 17. A Paris, au milieu de l'après-midi, la police eut à disperser un cortège qui prenait la direction de l'ambassade d'Espagne ; à l'appel de L'Humanité et de La Guerre sociale (« Ferrer fusillé ! Tous à l'ambassade ! Vive l'Espagne libre ! »), des manifestants commençaient dès six heures à s'attrouper près de l'ambassade ; dans la soirée, des affrontements d'une extrême violence, faisant un mort et des dizaines de blessés, y opposèrent la police et une dizaine de milliers de manifestants, Jaurès en tête. Pendant plus d'une semaine, réunions et manifestations se succédèrent continûment sur tout le territoire français 18.

Il ne saurait être question de décrire par le menu les quelques quatrevingt-dix actions de protestation collective que nous avons recensées et sur lesquelles nous disposons d'une information suffisante, car ce serait long, fastidieux et ne permettrait ni de définir les traits principaux du mouvement, ni a fortiori de l'interpréter. Aussi nous limiterons-nous d'abord à quatre aspects essentiels : le nombre des participants, la forme que revêt la protestation, son degré de violence, de spontanéité ou d'organisation, les lieux où elle se déroule.

Il est clair que le succès ou l'échec d'une manifestation, comme son poids politique, sont d'abord fonction du nombre de participants ; clair également que l'évaluation de ce nombre est d'une difficulté à la mesure de l'enjeu, spécialement pour la période incriminée : nous ne disposons pas partout d'une double estimation homogène par ses sources (organisateurs/forces de l'ordre), ce qui permet de réduire les inévitables discordances. Dans près de la moitié des cas, nous n'avons que les chiffres des uns ou des autres. C'est pourquoi la carte que nous présentons ne peut

16. Publiée dans La Voix du Peuple et dans L'Humanité du 13 octobre.

17. La France de Bordeaux et du Sud-Ouest, 14 octobre.

18. Nous avons procédé de la manière déjà définie à la note 7 ; il va de soi que, plus la ville est petite, plus les chances qu'une manifestation passe inaperçue sont importantes.


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prétendre à une parfaite rigueur ni à une pleine homogénéité. On peut espérer que les ordres de grandeur qu'elle fournit ne faussent pas l'interprétation générale, mais il serait vain de chercher une corrélation précise avec d'autres séries statistiquesw. Faut-il s'en plaindre ? L'exactitude évidemment souhaitable dans ce domaine peut aussi bien avoir des effets pervers : car un chiffrage positiviste risque de masquer le fait que la manifestation, au-delà des mots, n'est pas une donnée intemporelle d'une vie politique démocratique mais une forme historique particulière de celle-ci; et que, comme il y eut une naissance de la grève, il y a eu une naissance de la manifestation : car cette forme d'action collective résulte d'un apprentissage collectif, suppose un certain type d'usage de l'espace public et fait l'objet d'un choix par rapport à d'autres formes voisines ou concurrentes a. Depuis un demi-siècle, la réunion publique ou la conférence, tenues dans un Heu clos et généralement couvert, faisaient partie du répertoire légal de l'action politique : organisateurs et participants ne couraient aucun risque, ni administratif ni politique : l'échec était discret. En revanche, la réunion sur la voie publique (ou meeting) est en principe illégale ; et le cortège sur la voie publique (manifestation au sens restreint et contemporain) pouvait être interdit par le maire ou soumis à son autorisation préalable — mais le préfet peut se substituer au maire pour interdire 21. Il faut donc se sentir suffisamment nombreux et fort pour ne craindre ni le ridicule, ni la police. Autrement dit, la forme prise par la protestation (qui peut très bien être une combinaison des éléments de base) peut nous donner une indication sur la réussite de la mobilisation. La part de la spontanéité et celle de l'organisation dans le déroulement de la protestation ne sont pas toujours faciles à discerner : faute de descriptions détaillées, il faut s'en tenir à des signes extérieurs tels que pancartes et drapeaux, ordonnance du cortège et parfois existence d'un service d'ordre. Il est clair que ces éléments, quoique liés à la forme adoptée (on peut improviser un meeting ou une manifestation de rue, beaucoup moins une réunion publique, que ses suites soient ou non tumultueuses), échappent à la problématique du succès ou de l'échec. En revanche, avec l'usage de la violence, ils nous renseignent sur le degré d'intégration ou de transgression de ces manifestants et de leur colère par rapport aux canaux et aux règles de la vie politique; étant bien entendu que ces règles peuvent évoluer, et qu'elles ne sont peut-être pas absolument identiques partout en France. Enfin, les lieux devant lesquels on va manifester, tout comme l'itinéraire emprunté, ne sont pas choisis au hasard; même si l'appréciation du sens qu'il y a à se réunir sur telle ou telle place ou à passer par telle ou telle rue requerrait une connaissance approfondie des milieux locaux, le choix des objectifs est,

19. Sur la méthode à suivre, dans des circonstances documentaires plus favorables, voir A. PROST, art. cit. ; nous nous en sommes inspiré pour le calcul des effectifs des manifestations repérées.

20. Sur cette notion de <r répertoire J», voir l'article de Ch. TILLY, « Les origines du répertoire de l'action collective contemporaine en France et en Grande-Bretagne s», Vingtième Siècle, octobre 1984, pp. 89-108.

21. Sur la situation juridique des manifestants, MACHELON J.-P., La République contre les libertés ? Paris, 1976, pp. 250-252.


LES MANIFESTATIONS LORS DE L'EXÉCUTION DE FERRER, 1909 255

lui, immédiatement significatif : manifester exclusivement devant le viceconsulat d'Espagne n'a pas le même sens que se rendre à la préfecture ou à la mairie, ou encore aller conspuer les « boîtes à bon dieu ».

Sur le moment, l'importance du mouvement de protestation ne fut contestée par personne; toute la presse, de l'extrême-droite à l'extrêmegauche, reconnut que la manifestation parisienne du dimanche 17 fut l'une des plus grandes démonstrations de foule qui se fussent vues depuis la Commune ; on ne voyait guère à lui comparer que le défilé du peuple de Paris pour l'inauguration du « Triomphe de la République ». Qu'on dénombre cent mille manifestants, comme le voudra la mémoire de l'extrêmegauche, ou seulement quinze à vingt mille, avec Le Temps, importe finalement peu au regard de cette évidence. Manifestations impressionnantes à Marseille, Nîmes, Toulouse ou Limoges, mais aussi, compte tenu de la taille des villes concernées, à Bayonne, Perpignan, ou encore Vallauris ou Oyonnax. Sans trop se fier à l'enthousiasme des dirigeants socialistes ou syndicaux, on peut cependant noter que dans de très nombreux cas, les salles retenues furent trop petites pour la foule des manifestants et l'on dut parfois improviser un meeting dans la rue (à Valence, par exemple). Les cas d'échec manifeste furent rares (Versailles, ou Soissons...).

Le mouvement frappe également par son ampleur réellement nationale : cinquante-deux départements, quatre-vingt-cinq villes au moins sont concernés n. Aucune région n'en est absolument absente. Même si, comme l'on pouvait s'y attendre, les départements de tradition socialiste, ceux qui ont élu pendant la législature un ou plusieurs députés socialistes sont parmi les plus ardents, sont aussi touchées des terres de mission pour la gauche socialiste, voire radicale, comme la Manche, la Savoie ou la Meurthe-et-Moselle. Le phénomène semble avoir une dimension en fait plus urbaine que régionale : des quarante premières villes de France — celles qui comptent, en 1911, plus de quarante mille habitants — seules deux manquent à l'appel : Angers et Poitiers. L'agitation ne concerne les petites villes et les bourgs que dans les régions de forte tradition rouge — comme le Midi méditerranéen — ou bien de petite industrie — le Jura —, alors qu'en pays « blanc » la protestation doit se limiter aux plus grands centres urbains, qui se réunissent ou défilent avec d'autant plus de coeur qu'ils ont conscience de la valeur exemplaire de leur action.

Au total, il faut pourtant constater que les chiffres auxquels nous parvenons pour cette dizaine de jours de manifestations paraissent faibles au regard d'époques plus récentes. Au mieux, près de trois cent mille personnes concernées ; au pire, nettement moins de cent mille ; sans doute donc quelque deux cent mille personnes, dont cent cinquante mille dans la rue : 2 % du corps électoral. Si l'on songe que le parti socialiste avait attiré près de neuf cent mille voix en 1906, et qu'à en juger par l'attitude

22. Le mouvement d'opposition à la guerre menaçante de juillet 1914 ne toucha que trente-six départements de province (plus dans la France du Nord et de l'Est, alors que les régions méridionales étaient sous-représentées), malgré une définition des actes de protestation sensiblement plus large. Il rassembla des effectifs nettement moindres, en province, mais il est vrai que le temps manqua et que l'attitude des autorités plus plus « énergique »... Cf. BECKER J.-J., op. cit., pp. 147 sqq.


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MANIFESTATIONS, MEETINGS ET RÉUNIONS PUBLIQUES APRÈS L'EXÉCUTION DE F. FERRER (13-28 OCTOBRE)

Non dénombrées Moins de 1000 De 1000 à 3000 De 3 à 5000

Réunions Publiques .

□ □

Manifestations (hachurées) +

De 5 à 10000 14000 JS55J1

□ □ l_J

Échelle de la carte 1/9OD0O00


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de leurs journaux, les radicaux avaient accueilli avec indignation la nouvelle de l'assassinat de Ferrer, c'est peu, même si seuls les citadins pouvaient être mobilisés. Le contraste entre l'intensité de l'émotion, son universalité et la faiblesse des chiffres auxquels nous parvenons est significatif : l'émotion ne se traduit pas naturellement par une manifestation sur la voie publique, celle-ci n'est pas encore entrée dans les moeurs politiques.

Typologie de la protestation contre l'emprisonnement et l'exécution de F. Ferrer

Avant le 13-15 16 et 17 Après le

13-10 octobre octobre 17-10 TOTAL

soit % soit % soit % soit % soit %

Réunion publique 33 85 0 0 10 18 12 48 55 40,5

Réunion publique suivie de

manifestation 3 7,5 7 47 27 48,5 5 20 42 31

Meeting seul 0 0 0 0 3 5 2 8 54

Meeting suivi de manifestation 0 0 2 13 2 3,5 1 4 5 4

Manifestation suivie de réunion publique 0 0 0 0 4 7 1 4 54

Manifestation suivie de meeting 0 0 0 0 1 2 1 4 2 1,5

Manifestation simple 3 7,5 0 33,5 5 9 3 12 16 12

Formes complexes 0 0 5 6,5 4 7 0 0 54

TOTAL 39(100) 15(100) 56(100) 25(100) 135(100)

Comment exprimer sa protestation? Les formes traditionnelles d'expression d'une opinion, celles aussi qui engagent le moins, la publication dans la presse d'une motion émanant d'un groupement politique ou syndical, ou bien l'adresse votée par un conseil municipal ou général ne suffisent plus. Mais il faut observer que, même dans ces circonstances dramatiques, l'appel direct à la manifestation reste minoritaire, moins de 30 % des actions de protestation (cf. tableau). La pratique habituelle demeure la réunion publique que, faute de salle assez grande, on doit parfois transformer en meeting sur la place voisine. L'enthousiasme de la foule, qui se voit si nombreuse, aidant, la réunion s'achève fréquemment (51 % des cas) en manifestation, mais celle-ci n'est encore que l'aboutissement d'une réunion publique réussie et reste marquée du sceau de l'improvisation (comme le note joliment La Voix du Peuple, à propos de


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la manifestation du Mans « qui, comme tout ce qui est spontané, fut très réussie »)n.

Encore faut-il nuancer selon la date, car les actions de protestation n'ont pas le même caractère si elles ont lieu au soir ou au lendemain du meurtre, ou bien une dizaine de jours après. Ce qui nous a conduit à distinguer trois phases : pendant les trois premiers jours, sous le choc de l'événement, il n'y a pas de simples réunions publiques ; toutes « dégénèrent » et se terminent dans la rue, si même ce n'est pas là que la foule s'est spontanément rassemblée. Des manifestants peu encadrés, très agressifs dans leur indignation ; une police très nerveuse ; ce qui donne lieu à des incidents violents : à Paris, le 13, autour de l'ambassade d'Espagne — les pires affrontements, a-t-on pu dire, depuis la Commune — mais aussi le 14 au quartier Latin; à Lyon le jeudi, où des vitrines volent en éclats et où des coups de feu sont tirés, faisant un blessé; à Toulon, où les manifestants forcent les portes de la cathédrale, le même jour; à Nice encore, le vendredi soir. Pas de service d'ordre parmi les manifestants, peu de pancartes ; en tête le drapeau rouge, parfois le drapeau noir... 24 Beaucoup plus importante par le nombre de manifestations comme par leurs effectifs, la vague de la fin de semaine, avec des réunions prévues de longue date, mais aussi d'autres organisées à la hâte. Moins d'ardeur puisque environ un cinquième des actions de protestation ne déborde pas de la salle de réunion, une violence seulement résiduelle (il n'y a d'incidents sérieux qu'à Lille, avec des charges de police répétées à la sortie du meeting du samedi soir, et à Orléans. Pas de blessés graves, peu d'arrestations 25) ; une préparation et une mise en scène très supérieures : pancartes et « transparents » souvent, floraisons de drapeaux rouges quand c'est possible. Mais, même si la vague reflue ensuite, la protestation ne s'arrête pas là : encore vingt-cinq actions pour les deux dernières semaines du mois, avec une nette reprise les samedi 24 et dimanche 25 octobre. Comme il s'est écoulé davantage de temps, et que les plus révoltés ont déjà manifesté, la part des simples réunions publiques grandit logiquement ; mais presque la moitié des actions ont pour théâtre la rue, et s'y déroulent sans incident. L'émotion ressentie commence à s'estomper, quoiqu'on puisse encore constater des affluences importantes (plusieurs milliers de personnes à Sedan, à Saint-Étienne ou au Havre26); cependant, la mort de Ferrer permet encore d'occuper la rue, souvent de façon spectaculaire, d'attaquer l'ennemi de toujours («la calotte») ou d'entretenir l'agitation dans une ville secouée par un conflit local (la grève des dockers au Havre).

23. La Voix du Peuple, 7-14 novembre.

24. Sur les incidents de Paris, L'Humanité, 14 et 15 octobre ; Progrès de Lyon, mêmes dates ; Le Temps, 16 et 17 octobre. — Pour Lyon, Progrès de Lyon, 15 octobre et A.D. Rhône 4 M 266. — Pour Toulon, Le Temps, 16 octobre ; Dépêche de Lyon, Petit Provençal, 15 octobre. — Pour Nice, Le Temps, 17 octobre ; Petit Niçois, Dépêche de Lyon, 16 octobre.

25. Lille : Le Réveil du Nord, L'Humanité, 17 octobre ; Orléans : L'Humanité, Le Temps, 18 octobre.

26. Sedan : Le Petit Méridional, 25 octobre ; Saint-Étienne : La Voix du Peuple, 714 novembre ; Le Petit Méridional, 25 octobre ; Le Havre : Petit Méridional, 25 octobre ; L'Humanité, 25-26 octobre.


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Ainsi, les manifestants de la première heure semblent avoir ouvert la voie aux cortèges tardifs mais généralement bien ordonnés de la fin octobre; la rue occupée dans l'indignation des premiers moments, on se serait employé ensuite à la conserver, à consolider le droit à la manifestation à peine obtenu. Remarquons toutefois que certaines régions, certaines villes, semblent en avance dans la conquête de l'espace public, puisque l'on s'y réunit spontanément : on voit se distinguer les régions méditerranéennes, ce qui n'est guère surprenant; la région du Nord, où sans doute la force du mouvement socialiste avait su imposer le « droit à la rue » ; mais on peut aussi remarquer le grand nombre de villes portuaires, ce qui pourrait s'expliquer par la force du mouvement syndical des dockers (auxquels la C.G.T. demandait un effort particulier dans sa campagne « pour nos frères d'Espagne »), mais aussi par la concentration de travailleurs qu'on trouve là, dans une France où la grande entreprise est l'exception : ce sont les dockers de La Palice qui entrent en cortège à La Rochelle ; c'est aux portes de l'arsenal de Cherbourg que se forme la manifestation qui parcourra la ville 27.

La figure du martyr.

Pourquoi ces foules descendues dans la rue ? A considérer l'incontestable succès du mouvement, il faut que ses racines, quoique convergentes, aient été multiples. Que les manifestants aient avant tout voulu honorer la mémoire de Ferrer est d'une aveuglante évidence. Mais on ne doit pas oublier la « Une » de L'Humanité du 17 octobre où, sous le mot d'ordre « pour l'Espagne libre » figurait la liste de « ceux pour qui nous manifestons » : sept condamnés à mort, dont trois femmes, en instance d'exécution; des miniers de prisonniers anonymes. Même mineure pour la masse des participants, cette préoccupation élargit l'enjeu de la protestation, permettant de dépasser lé cadre d'une pieuse, vaine et furieuse commémoration, d'en faire un acte de solidarité internationale. Avec succès, d'ailleurs : la chute du gouvernement Maura, quelques jours plus tard, fut la conséquence directe de « la protestation universelle » ; il n'y eut plus d'exécutions, et la répression diminua d'intensité en Catalogne.

L'unanimité des acclamations adressées à la mémoire de Ferrer ( « Vive Ferrer ! Honte à ses assassins ! ») ne doit pas non plus cacher que la figure du martyr est ambiguë. Il ne s'agit pas là de revenir sur des aspects discutés, et, semble-t-il, discutables de sa personnalité, mais d'apprécier dans quelles conditions cette image s'est construite dans l'opinion publique française, pour savoir qui les manifestants acclamaient. Ferrer a vécu en exilé à Paris ; il a fréquenté la gauche et l'extrême-gauche parisiennes, il y est devenu franc-maçon. Rien de bien original. Il a fondé « au pays de

27. Pour les régions méditerranéennes, Port-Vendres, Narbonne, Sète, Montpellier, Arles, Aix, Gardanne, Toulon, Cannes, Vallauris et même Albi. — Pour celles du Nord, Iiévin, Lille (le 17), Valenciennes, Saint-Quentin, Amiens... jusqu'à Sedan. — Pour les villes portuaires, outre celles déjà citées, Bordeaux (le 17), Le Havre, La Rochelle, Rochefort, Cherbourg. Restent des villes où les salles de réunion sont trop petites (Bayonne, Valence, Oyonnax, Auboué, Caen, Nantes et peut-être Blois) ; Lyon et Paris enfin.


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l'Inquisition et de Loyola» une école laïque militante. Il n'est pas non plus le premier, même s'il est le plus connu hors d'Espagne. Il est anarchiste et libre-penseur. Toutes ces caractéristiques suffisent à expliquer qu'il soit devenu un des boucs-émissaires de la réaction espagnole mais pas qu'il puisse devenir en cinq semaines un martyr exemplaire aux yeux de la gauche française. S'il l'est devenu, c'est que tous ces traits, qui assurent la diffusion de son image dans la société française, ont déjà été révélés lorsque Ferrer fut emprisonné pour complicité dans l'attentat de Morral contre Alphonse XIII, avant d'être relâché faute de preuves. On a déjà parlé de lui, tenu des meetings pour sa libération. L'Assiette au beurre lui a consacré un numéro (2 janvier 1907) 28. L'acharnement mis à le poursuivre grandit encore sa figure, il peut devenir un emblème.

Qui peut-on saluer en Ferrer ? Les ordres du jour votés à la fin des réunions publiques, quoique évidemment chargés de rhétorique, permettent de dessiner la figure du martyr, spécialement lorsqu'il n'y a pas unanimité rituelle pour les adopter. Deux exemples significatifs : le 18 octobre, à Calais, la salle manifesta sa désapprobation pour le texte qu'on lui proposait, car celui-ci, qui saluait la mémoire de Ferrer et appelait de ses voeux la république espagnole, omettait de mentionner les responsabilités des prêtres, moines et cléricaux; l'oubli fut vite réparé, sans qu'il y eut d'opposition 29. Les deux aspects sont complémentaires. En revanche, à Valence, dans la soirée du 15, l'accent est posé très différemment selon qu'il s'agit du texte soumis à l'approbation des travailleurs réunis à la Bourse du Travail qui « adressent leur plus profond mépris aux bourreaux du courageux éducateur Francisco Ferrer, victime des moines, des officiers et de tous ceux qui, vivant de la soumission et de l'ignorance du peuple espagnol, redoutent son émancipation sociale. [Us] souhaitent ardemment que le magnifique exemple des ouvriers de la Catalogne soit contagieux dans tout le monde ouvrier, où l'on s'éduque et où l'on s'organise afin qu'à chaque tentative criminelle des gouvernements capitalistes, les peuples soient assez conscients pour répondre à la guerre par la grève générale, à la mobilisation par l'insurrection», ou de l'ordre du jour voté par les citoyens harangués place de la Pierre, à l'extérieur, par le socialiste Marius Moutet, anticlérical et républicain, rappelant le 4 septembre 187030. L'hommage est rendu au pédagogue qu'est Ferrer mais il peut aller aussi à la victime de la monarchie espagnole, au martyr des prêtres, à l'ami des insurgés contre la guerre du Maroc ; est-il mort pour la République, pour la pensée libre ou pour la Révolution? Les trois derniers aspects ne s'excluent naturellement pas, ce qui fait de Ferrer un parfait rassembleur de la gauche française ; mais mettre l'accent sur l'un ou l'autre n'est pas indifférent.

Organisateurs et manifestants.

« De toutes les manifestations qui se sont produites ces jours derniers à l'occasion de la mort de Francisco Ferrer, il est incontestable que celles

28. Voir par exemple La Guerre sociale, 2-7 et 9-15 janvier 1907.

29. Le Petit Calaisien, 18-20 octobre 1909.

30. Progrès de Lyon, 16 octobre. Le premier texte est en fait l'ordre du jour unique de la C.G.T.


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organisées par la C.G.T. ont eu un retentissement qui dépasse, et de très loin, tous les autres. C'est par centaines de milliers que les auditeurs ont assisté aux vingt-huit meetings donnés le même jour à la même heure par les délégués de la Confédération et ont adopté l'ordre du jour identique qui, ensuite, a été envoyé au ministre français des Affaires étrangères et à l'exécrable Maura, alors chef du gouvernement espagnol. » C'est en ces termes que Léon Robert revendiquait, pour la C.G.T., le succès du mouvement, dans les colonnes de l'organe confédéral La Voix du Peuple^. Très peu de personnes, dans la presse, jugèrent utile de revenir sur ces événements ; mais un rédacteur au Progrès de Lyon, qui se posa la même question — à qui attribuer le mérite de ce succès — parvint à la même conclusion : c'était la preuve de l'influence de la C.G.T. et de l'Internationale (sans qu'il put d'ailleurs prouver quoi que ce soit sur ce point, ce qui l'amena à corriger Internationale en internationalisme) ^ Les autres observateurs réservèrent leurs remarques à un autre aspect des choses sur lequel nous reviendrons.

Cette interprétation est-elle justifiée ? Peut-on voir dans les manifestations des jours qui suivirent le 13 octobre l'influence grandissante de la Confédération ? Pour les dirigeants syndicaux, pas de doute. Leur capacité d'organiser simultanément une trentaine de meetings dans toute la France, d'y accueillir des foules nombreuses et d'y faire acclamer le même ordre du jour est la preuve du renforcement de l'efficacité des structures syndicales, mais aussi le signe de leur aptitude à mobiliser ces foules sur les positions et les mots d'ordre de la direction confédérale. Sur le premier point, on ne peut leur donner tort. Prévus de longue date, les meetings ont bien eu lieu ; ils ont pu s'ouvrir à d'autres organisations ; malgré quelques échecs, les assistances sont en général nombreuses ; là où rien n'était prévu, les syndicats ont su entraîner leurs troupes et à la suite rallier les autres protestataires. A peu près partout, donc, les syndicalistes ont pris la tête du mouvement ; partout il a fallu compter avec eux. En revanche, les autres organisations ont eu une influence beaucoup plus limitée, même le parti socialiste. A fortiori Ligue des Droits de l'Homme, Libre-pensée, groupements anarchistes, qui ont pu jouer un rôle local important, sont hors d'état de s'attribuer le mérite du mouvement — ce qu'ils ne songent d'ailleurs pas à faire. Enfin, notons que des élus du socialisme indépendant se rencontrent souvent à la tribune des meetings ou en tête des manifestants, mais que les radicaux brillent le plus souvent par leur absence, à quelques exceptions près (Perpignan, Nantes, Reims et Tours), et qui ne concernent que des personnalités de second ordre. Comme sur cette affiche apposée à Blois, le mot d'ordre serait plutôt : « Restons chez nous ! ». Du coup se trouve largement invalidée l'hypothèse de l'action déterminante de la franc-maçonnerie dans la campagne pour Ferrer : il n'est pas question de sous-estimer son rôle dans la diffusion de l'information et pour la construction de l'image publique du martyr; pas question non plus de nier l'importance de la tâche de coordination accomplie par certaines loges (à Nice ou à Nantes) ni qu'il y ait eu des

31. La Voix du Peuple, 31 octobre - 7 novembre 1909.

32. Le Progrès de Lyon, 20 et 27 octobre 1909.


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maçons parmi les manifestants 33. Mais, comme le prouvent les attitudes divergentes des partis radical et socialiste (unifié) où ils étaient nombreux et influents, ils semblent avoir été divisés sur l'opportunité d'agir, et on sait que leur influence à la C.G.T. était minime ; or c'est bien celle-ci qui, à défaut d'avoir été le premier moteur du mouvement, sut le canaliser et l'encadrer.

Cette mobilisation est-elle le signe d'une radicalisation des masses, de leur adhésion aux thèses de la Confédération ? L'ordre du jour acclamé dans vingt-huit meetings, rédigé par la direction confédérale, proposait une interprétation du mouvement en trois points : solidarité avec les ouvriers catalans ; hommage à Ferrer, victime des moines et des officiers ; anticapitalisme et pacifisme insurrectionnel 34. Or plusieurs éléments permettent de douter que ce soit là exactement ce que voulaient exprimer les manifestants, et d'esquisser le sens qu'eux-mêmes donnaient à leur action. Premier indice : les allusions au thème de la grève générale contre la guerre n'apparaissent pratiquement jamais de façon spontanée (c'est-àdire dans les ordres du jour rédigés sur place). Second indice : les cibles des manifestations — nous les connaissons avec suffisamment de précision dans cinquante et un cas. Dans trente cas, une des cibles est la représentation espagnole (ambassade, consulat et vice-consulat), ce qui n'a rien d'étonnant ; dans vingt-deux cas, des bâtiments officiels, essentiellement préfectures et sous-préfectures (quatorze cas) puis mairies (neuf). Les centres militaires ne sont visés que dans deux cas : Toulon et Amiens ; dans vingt-six cas il y a parmi les cibles des manifestants des édifices religieux (évêchés et archevêchés, cathédrales et églises) catholiques (à une exception près) ; dans quinze cas des adversaires politiques (journaux « cléricaux », organisations et personnalités « cléricales », écoles privées catholiques). S'il est possible de dégager une interprétation d'ensemble, l'objectif des manifestations serait en premier lieu le gouvernement espagnol, puis les représentants du gouvernement français à qui l'on reproche sa passivité ; mais l'ensemble du « camp clérical » reste la cible privilégiée... Troisième indice : les cris, les chants, les pancartes ou « transparents » portés par les manifestants. Partout un cri : « Vive Ferrer ! » et une accusation : « Assassins ! » (au reste difficile à interpréter). Puis des cris plus explicites : les uns mettant en cause le gouvernement espagnol, les autres « la calotte » (sous ses divers avatars), les derniers clairement révolutionnaires. Mais l'expression d'une volonté révolutionnaire est extrêmement minoritaire (cinq cas : « A bas l'armée ! » et l'hymne à l'anarchie, Toulon ; « Vive la révolution espagnole ! », Lyon ; « Vive la révolution!», Nancy; «Vive le prolétariat! », Limoges; le Salut au 17e à Ivry). Ce n'est pas l'ordre capitaliste qui est mis en cause mais le gouvernement espagnol (trente-quatre cas), ou plus exactement la monarchie et la personne d'Alphonse XIII (à Marseille : « C'est sa tête qu'il nous faut » ; à Toulouse, un transparent le représente au pied d'une potence) : Maura n'est conspué que dans deux manifestations et son gou33.

gou33. Nice, Le Petit Niçois, 16 octobre ; Le Temps, 17 octobre ; Nantes, Le Plmre de l'Ouest, 18 octobre.

34. Voir supra l'essentiel de ce texte à propos de la manifestation de Valence.


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veniement dans deux autres. L'Espagne libre acclamée par les foules ne serait certes pas monarchique ; elle serait aussi délivrée du joug clérical, car presque aussi fréquents sont les cris anticléricaux (trente et un cas « A bas la calotte, les curés, les moines ou les jésuites ! » plus un très significatif « A bas l'Inquisition ! »), avec une fréquence relative croissante au fil des jours. Si bien que la tonalité générale de la protestation n'est pas celle que la C.G.T. aurait voulu imprimer au mouvement, mais reste très profondément marquée par les valeurs propres à la gauche française républicaine et radicale : l'internationalisme affirmé et chanté {l'Internationale est le chant le plus fréquemment entendu — trente-neuf cas —, la Carmagnole n'étant chantée que dans six manifestations seulement, et jamais seule) n'étant donc que l'extension à l'Europe des valeurs nationales, avec lesquelles il n'y a pas de rupture.

Un succès pour la C.G.T. ? Celle-ci a bénéficié pleinement dans cette campagne de son avance technique, organisationnelle pourrait-on dire : elle seule fut alors capable d'encadrer les foules mobilisées par le sentiment d'injustice. Mais ce succès technique masque le fossé existant entre ses propres thèmes et ce qui mobilise l'opinion, spécialement provinciale : c'est une flambée de colère que la Confédération a su exploiter mais qui, contrairement à ce qu'elle espérait, fit long feu.

Une ère nouvelle?

«La journée de dimanche à Paris a marqué une modification sensible et heureuse dans nos moeurs publiques. Le pays prend les habitudes de la liberté telles qu'elles existent en Angleterre et aux États-Unis. Il faut s'en féliciter et reconnaître que le gouvernement a innové en laissant défiler paisiblement dans les rues un cortège imposant de manifestants. (...) Dorénavant, la liberté des longs cortèges pacifiques est reconnue aux Français et, comme à Londres par exemple, des citoyens peuvent se livrer à des manifestations dans la rue à condition, bien entendu, de ne commettre aucun attentat d'aucune sorte. C'est une ère nouvelle en France. » 35.

Ce commentaire catégorique n'est cependant pas isolé ; avec des nuances, plusieurs organes de presse se retrouvent, au lendemain de la grande manifestation parisienne du 17, pour en souligner l'importance. Non point tant, comme nous le ferions aujourd'hui, pour l'analyser en termes de succès ou d'échec, et de rapport de forces, que du point de vue des « moeurs publiques », des habitudes politiques. L'événement sans précédent, c'est qu'une manifestation considérable — quels que soient les chiffres avancés — ait pu parcourir les rues de Paris sans occasionner le moindre désordre et après avoir été autorisée par le gouvernement. Le contraste était brutal avec les scènes d'émeute du mercredi soir, et même du jeudi, dont l'effet sur une presse modérée, mais sensible à l'arbitraire et aux irrégularités du procès fait à Ferrer — Le Temps, par exemple, mais aussi des journaux de province —, avait été désastreux. Ce caractère pacifique pouvait être revendiqué par les organisateurs eux-mêmes : la

35. La France de Bordeaux et du Sud-Ouest, éditorial du mardi 19 octobre.


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Fédération de la Seine du Parti socialiste, très consciente de l'enjeu, n'avait pas ménagé ses efforts, recommandant le plus grand calme', de n'apporter ni drapeaux, ni emblèmes, ni pancartes et de ne pas quitter le cortège aux environs des églises. Un barrage composé d'hommes de confiance devait empêcher tout retour vers l'ambassade d'Espagne, et malgré les rodomontades de Hervé, La guerre sociale lançait, elle aussi, des appels au calme M. Le cortège étant parfaitement encadré et organisé, il n'y eut aucun incident.

Pourtant ce ne fut pas aux organisateurs que revint le bénéfice de cette manifestation pacifique. Les cortèges étant auparavant systématiquement interdits et dispersés avec la plus grande énergie, la nouveauté est que celui-ci put être autorisé, et cette nouveauté est portée au crédit du gouvernement — comme nous l'avons vu — et donc du président du Conseil et ministre de l'Intérieur Aristide Briand 37. Malgré, semble-t-il, les pressions de la préfecture de police, il a voulu lui aussi tenter l'expérience. On peut avancer que son passé de « meneur », son expérience personnelle de manifestant lui donnaient un point de vue sur la question plus ouvert que celui des responsables du maintien de l'ordre, Lépine en tête, gager qu'il se démarquait là sans déplaisir des méthodes de son prédécesseur Clemenceau, «premier flic de France», mais noter que, pour cette première manifestation tolérée, la capitale n'était guère moins en état de siège que lors des précédents « 1CT mai » ; le cortège est précédé par un escadron de cuirassiers et d'un peloton de gardes à cheval, les troupes réquisitionnées sont omniprésentes de la place Clichy à la place d'Anvers, aux abords de l'ambassade, rue Royale et place de la Concorde — les ponts et les Champs-Elysées étant barrés... Ce serait pourtant une erreur de ne voir qu'habileté tactique dans l'autorisation du cortège, car cette décision s'intègre très naturellement dans la politique de « l'apaisement » que venait de prôner le président du Conseil, à Périgueux, huit jours plus tôt : si la Grande-Bretagne et la Belgique, ces monarchies comme le rappelle avec constance la presse radicale et socialiste, connaissent depuis longtemps l'usage de la manifestation de rue comme expression publique d'une opinion, qu'au surplus celle-ci — dans ce cas précis — ne constitue une menace ni pour l'autorité de l'État ni pour la sécurité des personnes et des biens et qu'enfin une large partie de l'opinion, sans être prête à descendre dans la rue, a été sincèrement scandalisée par l'exécution de Ferrer, quel intérêt aurait eu Briand à faire disperser par la force une manifestation si nombreuse ? L'autoriser, au contraire, n'est-ce pas faire la preuve que « l'apaisement » n'est pas destiné qu'à la droite et aux catholiques et se montrer disposé à « moderniser » la vie politique française en ouvrant un nouvel espace à l'activité et à l'expression politiques des foules citadines ?

Est-il possible, en définitive, de parler d'ère nouvelle ? Avec le recul, nous serions tentés de donner raison, plus qu'à l'éditorialiste de La France de Bordeaux, à celui du Temps qui soutenait qu'en somme une hirondelle

36. La Guerre sociale, édition spéciale, non datée (sans doute du samedi 16).

37. Sur l'attitude de Briand dans cette circonstance, voir SHARÈS G., Briand, t. II, <= Le faiseur de calme (1904-1914) », pp. 248-249 (bien qu'il ne soit question que de la manifestation « du 14 ») et aussi p. 267 ses déclarations devant le préfet de la Loire en avril 1910, « quand j'étais un meneur... ».


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ne faisant pas le printemps, on ne pouvait préjuger de l'avenir après le succès que représentait une manifestation nombreuse, tolérée et pacifique 38. Cependant, il est clair que l'ampleur considérable prise par la protestation est passée à peu près inaperçue. Or c'était la première fois qu'à l'annonce d'un événement étranger, dans toute la France, une partie de l'opinion descendait dans la rue. Une date comparable donc, en importance, à celles des 17 et 24 février 1889 — premières manifestations simultanées sur tout le territoire national, à date convenue — ou du 1er mai 1906, première vague de grève coordonnée nationalement, à date convenue 39. Un symptôme de la transformation profonde de la vie politique dans ces années confuses d'avant-guerre, transformation que pressentirent, de manière diverse, Jaurès aussi bien que Briand.

Reste donc à expliquer l'oubli dans lequel sont tombés ces événements. A des degrés divers, trois séries de facteurs peuvent avoir joué. En premier lieu, le rôle de la presse de l'époque. Il serait faux de prétendre qu'elle a dans son ensemble cherché à minimiser l'émotion soulevée par la mort de Ferrer. Elle lui a donné toute la place qui lui revenait, mais cette place était comptée : la surface qu'un quotidien de quatre ou six pages pouvait consacrer à l'actualité était limitée, d'autant qu'une large part du contenu informatif était prédéterminée : faits divers et informations locales dans la plupart des journaux, politique internationale et vie parlementaire dans Le Temps, par exemple. L'affaire Ferrer s'insère malaisément dans ces rubriques, et si les manifestations de Rome, de Bruxelles ou de Trieste sont en raison de leur provenance, immédiatement promues au rang d'événement, si ce qui se passe à Paris fait la une des journaux de toute la France, les manifestants de Limoges ou de SaintClaude, quel que soit leur nombre, n'ont d'existence pour la presse que dans la mesure où le correspondant de l'agence Havas a bien voulu leur consacrer quelques lignes inévitablement stéréotypées. Ajoutons-y les myopies et aveuglements locaux et nous ne pourrons nous étonner qu'il ait été impossible à la presse, même lorsqu'elle faisait un effort d'exhaustivité, d'apprécier l'ampleur du phénomène et donc un aspect essentiel de sa nouveauté. En revanche, si les journalistes ont parfois senti que le cortège parisien du 17 octobre marquait une date dans l'histoire des pratiques politiques, les acteurs ont bien davantage retenu les incidents du 13 octobre, certainement plus exaltants, et souvent amalgamé les deux manifestations. Les historiens leur ont emboîté le pas. Enfin, il est clair que ni la victime, ni les assassins, ni le drame lui-même ne revêtent plus à nos yeux le caractère exceptionnel et exemplaire qu'ils avaient alors. Pédagogue, fibre-penseur, anarchiste, Ferrer est un marginal au regard de notre XXe siècle, comme Sacco et Vanzetti, il est vrai ; mais pourquoi entretenir sa mémoire quand la très catholique monarchie espagnole qui le fit fusiller ne peut plus figurer ni l'ordre ni l'oppression de façon convaincante ?

Vincent ROBERT,

Centre Pierre-Léon, Université Lyon II.

38. Le Temps, 19 octobre.

39. Ch. THXY, La France conteste, de 1600 à nos jours, Paris, 1986, p. 443.


LES ÉTATS GÉNÉRAUX DU FÉMINISME

A L'EXPOSITION COLONIALE

30-31 MAI 1931

Quel bel intitulé provocateur et même révolutionnaire pour une assemblée féministe !

Les 30 et 31 mai furent certainement deux journées mémorables lors de l'Exposition coloniale internationale de Vincennes, qui constitua de mai à novembre l'événement majeur de cette même année 1931. L'immense cité édifiée sur 110 ha, à la porte de Paris, sous le patronage du maréchal Lyautey, fait voisiner le temple d'Angkor fidèlement reconstitué, le palais du Maroc, la mosquée soudanaise, les souks tunisiens... Cette féerie, ce conte des mille et une nuits devait faire sentir à ses 33 millions de visiteurs qu'ils étaient citoyens de « la plus grande France, celle des cinq parties du monde » 1. Mais cette grandiose manifestation exaltait aussi la solidarité entre peuples colonisateurs : « l'édifice européen repose sur des pilotis coloniaux et la grande oeuvre de progrès à réaliser dans les colonies » 2. N'était-ce pas la tribune idéale pour célébrer enfin l'action des colonisatrices et attirer l'attention sur le sort des colonisées ? Quelle occasion de rendre hommage à l'action féminine aux colonies totalement méconnue jusqu'alors, qu'il s'agisse de l'oeuvre déjà ancienne des congrégations religieuses ou celle d'associations multiples parfois officiellement et remarquablement efficaces, tel le Comité des dames de Paris qui joua un rôle essentiel lors de l'installation des Alsaciens - Lorrains en Algérie dans les années 18703 !

A l'origine des États généraux, il faut situer l'initiative et l'activité du Conseil national des Femmes françaises, fondé à Paris le 18 avril 1901 sous l'impulsion d'une Américaine, May Wright-Sewall, présidente du Conseil international des Femmes, lui-même créé à Washington le

1. Exposition coloniale internationale de Paris, 1931, rapport général présenté par le gouverneur général OLIVIER, rapporteur général, délégué général à l'exposition, Paris, Imprimerie Nationale, 1932, 396 p. — Le Livre d'or de l'Exposition coloniale internationale de Paris, publié sous le patronage officiel du Commissariat général de l'Exposition par la Fédération française des anciens coloniaux, Paris, 1931.

2. SARRAUT (Albert), Grandeur et servitude coloniales, Paris, éd. du Sagittaire, 1931, 288 p.

3. F. FISCHER, L'installation des Alsaciens - Lorrains en Oranie après 1871, mémoire de maîtrise, Université de Provence, juin 1986.


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31 mai 18884. Dans les derniers mois de 1930, avait été largement diffusé par le Conseil national des Femmes un questionnaire sur « la femme dans les colonies », à renvoyer à M°" Pichon-Landry, secrétaire générale, avant le V mars. Cet avant ordre du jour des États généraux sollicitait des informations sur:

— l'organisation des oeuvres d'hygiène et d'assistance aux colonies ;

— la situation légale et morale de la femme et de l'enfant aux colonies ;

— la situation économique de la femme aux colonies.

Préparation et organisation des États généraux.

La préparation de la manifestation n'a d'ailleurs pas un caractère si exceptionnel. En 1931 il s'agit de la troisième session des États généraux du féminisme, les deux premières s'étant tenues respectivement en février 1929 puis les 22 et 23 mars 1930. Les thèmes précédents étaient les problèmes d'assistance, d'éducation, de travail, et pour la manifestation de 1930 la femme dans la vie économique et dans les carrières sociales.

Depuis trois ans le but proclamé restait le même : « établir le programme minimum de réformes que les femmes s'attacheraient à faire aboutir le jour où le droit de vote leur serait accordé ».

Cette troisième session des États généraux est donc aussi une étape dans le vieux combat pour l'octroi du droit de vote aux Françaises, combat mené depuis le xnC siècle par les moyens les plus divers. Des associations — l'Union française pour le suffrage des femmes, le Conseil national des femmes françaises, la Ligue d'électeurs pour le suffrage des femmes —, des congrès — le Congrès international de la condition et du droit des femmes en 1900, le grand meeting suffragiste de 1910 —, la presse — La Citoyenne (1881) le journal de Marguerite Durand, La Fronde — poursuivent inlassablement la même campagne. Des personnalités hors du commun se sont personnellement et courageusement engagées. Hubertine Auclert savait aussi bien lancer des défilés de suffragettes dans la rue qu'utiliser l'humour et la dérision. Elle ne craignait pas d'aller prêcher dans les mairies, lors des mariages, contre l'iniquité des articles du Code civil que le maire venait de lire aux jeunes époux ; elle refusait de payer ses impôts : « Je n'ai pas de droits, donc je n'ai pas de charges, je ne vote pas, je ne paye pas. »s En toute illégalité et en obtenant toutefois un certain nombre de voix, des femmes se présentèrent aux élections. Ainsi Marguerite Durand dans le 5* arrondissement de Paris et Mme Brunschvicg dans le 16e, aux élections municipales de 1929.

4. Pour l'historique du Conseil national des femmes françaises, voir le dossier de la Bibliothèque Marguerite Durand, Paris.

5. Dans la lettre adressée au préfet en 1880, lettre qui fut reproduite dans les journaux. La lettre figuré aussi dans le livre de Hubertine AUCLERT, Le vote des femmes, Giard, 1908, pp. 136-137.


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Le bien-fondé des revendications, l'opiniâtreté à poursuivre en dépit des sarcasmes, peut-être aussi le refus des femmes de recourir aux moyens violents leur gagna pourtant très tôt des sympathies masculines susceptibles de faire triompher leur cause.

Dès le début du siècle, les députés Ferdinand Buisson et René Viviani ont défendu à la Chambre le vote des femmes. Jaurès lui-même, en 1914, se fait leur avocat : « On a bien tort de redouter que le suffrage des femmes soit une puissance de réaction quand c'est par leur passivité et leur servitude qu'elles pèsent sur le progrès humain. »

La guerre allait ajourner les revendications féministes, de par la volonté même des femmes pour les besoins de l'union sacrée. « Nous consentirons avec courage et foi absolue dans la victoire finale aux sacrifices qui nous sont demandés. » 6

Au moins à cause des services rendus, pendant les quatre années terribles, des parlementaires (Magniez, Jean Bon, Louis Dumont, Louis Martin) vont réclamer avec conviction et efficacité le suffrage féminin. « Elles ont prouvé qu'elles pouvaient être nos précieuses collaboratrices ; ne les traitons pas en esclaves. »7 La Chambre des députés, le 20 mai 1919, par 329 voix contre 95, accepte un projet de loi sans ambiguïté : électorat et éligibilité applicables à tous les citoyens français, sans distinction de sexe ; la victoire presque acquise allait être illusoire. En dépit des soutiens — le Conseil national des Femmes réunit à la Sorbonne sur le thème du suffrage, le 18 mars 1922, 3.000 personnes —, le 21 novembre 1922 le Sénat, par 156 voix contre 134, a refusé de passer à la discussion. A plusieurs reprises jusqu'en 1931, se répètent ces alternances d'espoirs et d'échecs : le 7 avril 1925, le projet de loi pourtant adouci, droit de vote et d'éligibilité des femmes, pour les élections municipales et cantonales seulement, adopté à la Chambre des députés par 390 voix contre 183 est ajourné par le Sénat le 27 novembre 1928. Le 21 mars 1929, le Sénat refuse encore de fixer une date.

Face à cette obstruction systématique de la Chambre haute, le Conseil national des Femmes, qui se sentait soutenu par les plus hautes instances — une pétition remise au Gouvernement à l'issue des premiers États généraux fit l'objet d'une réponse positive de la part du président Poincaré —, se décida à une action ostentatoire et qu'elle espérait décisive. A une réunion de décembre 1928, il y eut un accord pour la réunion des États généraux du féminisme en février prochain. Les femmes, dans ce combat sans cesse à recommencer, ont pris conscience de la limite des bonnes volontés masculines et de la nécessité d'obtenir elles-mêmes ces droits toujours promis et jamais accordés. Et leur vigilance doit être sans cesse en éveil, car même ce qui est acquis est encore menacé. A la session de 1929, on se félicite que soit établie l'égalité des traitements au moins pour les instituteurs et les institutrices ainsi que pour les postiers et les postières. Mais Marie Vérone, avocate à la Cour d'appel de Paris, révèle que parmi les postiers s'est constitué un groupement d'hommes pour maintenir la supériorité du traitement masculin.

6. Déclaration du Conseil national des femmes françaises du 25 août 1914.

7. Voir Françoise THÉBAUT, La femme au temps de la guerre de 14, Stock, 1986.


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En dépit de tout l'éclat qu'on avait voulu donner aux premières sessions, de la qualité des participantes, du sérieux des débats, ces manifestations ne provoquèrent que relative indifférence ou railleries. En 1929, on constatait qu'aucun ministre n'avait honoré l'assemblée de sa présence. Le journal Les Annales rapportait la plaisanterie de circonstance : « Mais que font ta femme, ta fille, ta bonne ? Elles sont très occupées... aux États généraux du féminisme en train d'essayer d'obtenir tous les droits de l'homme. »

Après deux semi-échecs, n'était-ce pas un trait de génie de la part du Conseil national des Femmes de tenir une troisième session qui ne pouvait passer inaperçue à l'Exposition coloniale de Vincennes ? Ces dames ne voyaient là aucune contradiction et étaient fort loin de l'amalgame proposé par le sénateur féministe d'Estournelles de Constant pour faire sentir à ses collègues leur mauvaise foi à propos du suffrage féminin. « Ce besoin de domination coloniale, métropolitaine et familiale... c'est de l'impérialisme chez soi. » 8

Avec une belle conviction le Conseil national des Femmes et les associations féminines participantes aux États généraux pensaient tout à la fois contribuer au succès de l'Exposition et en profiter. Ainsi que le proclame l'annonce officielle de la participation, ces deux journées doivent affirmer l'union des femmes dans les métropoles — le congrès est international — et dans les colonies, exposer « l'oeuvre prodigieuse et féconde » des femmes dans les colonies et démontrer par là la valeur nationale des femmes.

Peut-on rêver pour l'assemblée patronage plus prestigieux? Avec la pleine approbation du maréchal Lyautey, haut commissaire de l'Exposition, le comité d'honneur colonial comprend, outre le ministre des Colonies, tous les plus hauts responsables de l'empire. Le comité d'honneur permanent, de soixante et un membres, compte des personnalités aussi diverses qu'Aristide Briand, Léon Brunschvicg (professeur à la Sorbonne), Capitant (professeur de droit), Jouhaux (secrétaire général de la C.G.T.), R. Poincaré... mais aussi onze femmes de premier plan : M"c Amieux (directrice de l'École normale de Sèvres), la comtesse Mathieux de Noailles, la duchesse d'Uzès, M"e Veroux (membre du Conseil supérieur de l'Instruction publique), Andrée Viollis (écrivain et journaliste), Louise Weiss (directrice de l'Europe Nouvelle)...

Le comité d'organisation de soixante-sept membres, uniquement des femmes, sous la présidence de M" Avril de Sainte-Croix, également présidente du Conseil national des Femmes, unit des personnalités militantes de l'action féministe comme Marguerite Durand ou Cécile Brunschvicg 9. Des «techniciennes de la colonisation» telles l'écrivain Clotide ChivasBaron, M"' Karpelès (membre de l'École française d'Extrême-Orient),

8. Cité dans Maïté ALBISTOR, Daniel AEMOGATHE, Histoire du féminisme -français, Ed. des femmes, t. II, 1978, p. 563.

9. Qui va être, toujours sans le droit de vote, sous-secrétaire d'État dans le ministère Léon Blum en 1936.


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M"* Eugène Simon de La Souchère («planteuse» en Indochine), des missionnaires, M"e Dogimont, la Mère Catherine d'Ornellas10...

Le programme de ces deux journées d'exposés et de débats, remarquable par sa cohésion et son souci de synthèse, confirme la volonté de traiter de problèmes majeurs, négligés ou mal vus par l'administration masculine, en même temps que d'améliorer le sort des oublié(e)s de la colonisation :

— Organisation de l'assistance et de l'hygiène aux colonies.

— Situation légale et sociale de la femme indigène dans les colonies françaises.

— Education de l'enfant indigène.

— L'action des femmes missionnaires aux colonies.

Le programme est énorme et l'ouverture d'esprit remarquable. Quelle largeur de vue d'étudier dans l'action des femmes missionnaires aux colonies tout à la fois des missions catholiques, évangéliques, judaïques et laïques ! Est-ce d'emblée un habile argument opposé aux antiféministes qui considèrent le suffrage féminin comme une arme pour les forces de la réaction ?

La salle se révèle bien étroite pour le vaste public. La présidente du Conseil national des Femmes françaises, Moe Avril de Sainte-Croix, n'en finit pas de saluer dans son discours inaugural ses collaboratrices et les représentantes des associations féminines (plus de trois cents), ainsi que les délégués du Conseil international des Femmes. Parmi ces dernières, certaines ne font que donner plus d'éclat par leur seule présence à la manifestation: ainsi lady Aberdeen, présidente du Conseil international; la comtesse de Robilland, déléguée de l'Italie 11. Pourtant certaines de ces dames dépassent les mondanités officielles : Mrs Corbet Ashby, présidente internationale de l'Alliance pour le suffrage, déclare être venue se documenter pour une réunion qui le 25 juin prochain en Angleterre doit se préoccuper « des femmes indigènes de l'empire britannique ». Intervenant à plusieurs reprises, M"e van Aeghen, déléguée des femmes des Pays-Bas, rappelle que son pays possède aussi un empire colonial et fait de pertinentes comparaisons et suggestions.

L'intervention de la princesse Radzivill, déléguée officielle de la Société des Nations, présente un intérêt tout particulier. En soulignant que la S.D.N. ne participe qu'exceptionnellement à des réunions nationales comme celle des États généraux, elle indique l'importance pour la commission des mandats — chargée de contrôler les territoires sous mandat tels Togo, Cameroun, Tanganyika, Sud-Ouest africain — de bien connaître la gestion coloniale. Elle propose une action solidaire S.D.N. - Conseil national des Femmes pour le travail social. « Nous avons des études faites par des

10. Léontine Zanta, docteur es lettres, membre du Comité d'honneur permanent des États généraux, avait émis les voeux que les débats et les rapports s'attachent plus à la pratique qu'à la théorie.

11. L'intervention de cette dernière va comporter tout de même un encouragement à multiplier les infirmeries ambulantes automobiles utilisées au Maroc comme en Italie.


LES ÉTATS GÉNÉRAUX DU FÉMINISME, MAI 1931 271

commissions d'hygiène... Je voudrais voir les femmes profiter un peu plus du travail que nous faisons à Genève... nous organisons des cours d'hygiène pour les médecins... les organisations nationales pourraient s'adresser à la Société des Nations pour l'étude de certains problèmes.» Elle conclut — et ces visions optimistes pouvaient encore être admises en 1931 — au développement simultané de l'activité de la femme et de la Société des Nations pour assurer « l'élévation de l'indigène vers notre civilisation ». Son dernier appel suscite les plus vifs applaudissements : « Nous ne voulons pas être à l'honneur, nous voulons être à la peine. »

A l'occasion, ces dames savent répondre avec à-propos au paternalisme protecteur des notabilités masculines. M. Barthélémy, ancien député, président de la Fédération des anciens coloniaux, propose la création d'une Union des anciennes coloniales (à rattacher à notre fédération) et qu'il soit créé un mérite colonial des femmes. La présidente de séance — c'est M"e Avril de Sainte-Croix — réplique perfidement en réclamant à l'Union des anciens coloniaux une aide financière, « le moindre grain de mil ferait mieux notre affaire ». M** Brunschvicg s'oppose à des décorations spéciales pour les femmes. « Nous voudrions que les décorations qui existent pour les hommes fussent les mêmes pour les femmes qui le méritent. »

Ces présentations et mondanités n'occupent d'ailleurs qu'un temps minimum. Très vite, les interventions — et il faut dire bien plus celles des femmes « de terrain », médecins, infirmières, missionnaires, que celles des écrivains, journalistes, femmes d'administrateurs — abordent les vrais problèmes.

L'action médicale féminine

en faveur des femmes et des enfants aux colonies1Z.

Deux doctoresses, M™e Abadie « qui exerce la médecine depuis plus de vingt ans à Oran », puis M 11" Butavand « qui vient de passer sa thèse sur le rôle des femmes médecins », font l'une et l'autre un historique passionnant sur la médecine européenne et sur l'action des femmes médecins en Algérie. Des médecins militaires y assurèrent très vite leurs services dans des hôpitaux civils. A partir de 1894, furent créées des infirmeries indigènes. Dès 1905, fonctionnait une inspection médicale des écoles. Mais si le succès auprès des hommes était grand, les institutions ne touchaient pas les femmes « qui n'étaient pour ainsi dire pas soignées ». Conscient du problème, le doyen de l'école de médecine d'Alger, le docteur Potin, demandait en 1863 l'admission des jeunes filles à l'enseignement médical : « Si nous donnions aux femmes indigènes des femmes instruites au point de vue médical, peut-être pourrions-nous améliorer le sort de la femme indigène. »

Mmes Abadie et Butavand évoquent ensuite des pionnières, déjà méconnues en 1931. Dorothée Chellier-Fumat fut la première médecin femme

12. Nous ne suivrons dans cette réflexion qu'approximativement le programme annoncé, car la densité des rapports, la vivacité des discussions font souvent aborder plusieurs thèmes dans la même communication.


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à être chargée, par le gouverneur général de l'Algérie, de former des matrones indigènes dans les Aurès, en 1895. Mais la véritable initiatrice fut la doctoresse Françoise Legey. Elle parvint à convaincre le gouverneur général Jonnart de lui permettre une expérience que tous disaient vouée à l'échec. En 1902, elle loua de ses propres deniers deux chambres dans un quartier populaire d'Alger, entre l'asile de nuit et une maison close. Elle obtint seulement de l'administration 2 000 F pour l'achat de médicaments et 30 F par mois pour le paiement d'une femme de ménage indigène. Cette formation sanitaire improvisée se trouva vite trop étroite pour contenir femmes et enfants qui y affluaient. 93 hôpitaux de ce genre furent ainsi créés en Algérie dès le début du siècle. Françoise Legey a depuis étendu son action au Maroc. Médecin de l'assistance publique en 1920, avec le plein appui du pacha de Marrakech, El Glaoui, elle donne plus de 60000 consultations par an, a ouvert là aussi des maternités indigènes, formé des matrones locales, obtenu la réglementation de l'exercice du métier d'accoucheuse. En 1931, inlassable, elle continue et tant de charges l'ont empêché de présenter elle-même un rapport aux États généraux. Nul doute qu'après une information aussi solide, on puisse dater de la doctoresse Legey l'implantation des services médicaux de protection maternelle et infantile en Afrique du Nord.

Les oratrices rappellent tout aussi utilement l'école Louise-Millet à Tunis qui, depuis sa fondation, en 1902, fonctionne comme établissement secondaire de jeunes filles et surtout école d'infirmières ; la création en Algérie, en 1925, par le gouverneur général Viollette, des infirmières visiteuses B et d'une école coloniale d'infirmières. La preuve ainsi est largement faite que pour ces femmes soumises à la réclusion en général et qui ne peuvent voir un médecin homme, il faut des doctoresses.

Le rapport de M™ Letellier 14, « infirmière qui a fait ses preuves pendant la guerre», en 1931 présidente de la Croix-Rouge à Saint-Louisdu-Sénégal, évoque le rôle combien difficile des auxiliaires des femmes médecins : infirmières, sages-femmes, visiteuses ou assistantes coloniales, assistantes d'hygiène. Il faut affronter les pires conditions de vie et le mépris total des conseils sanitaires dans toute l'Afrique, le Français moyen qui trouve ridicule qu'on se donne « tant de mal pour des noirs et des bicots », les méthodes de médecine traditionnelle qu' « on ne doit pas heurter de front, les femmes » particulièrement rebelles à nos conseils mais dont la reconnaissance peut être aussi sans limite. Que d'émotion dans la gratitude de cette Peuhle illettrée dont elle a sauvé l'enfant : « Toi c'est Dieu qui te dira merci, personne de vivant ne saurait le faire. »

Il importe de connaître la langue locale, de jouir d'une santé solide et d'être d'une parfaite moralité. Il faut que «les infirmières françaises soient impeccables, sinon il vaut mieux ne pas en avoir». A entendre l'idéal proposé pour l'infirmière coloniale, on peut douter de trouver jamais dans la réalité des femmes d'une telle compétence et d'un tel dévouement. Pourtant, l'oratrice propose le modèle de M"' Girard, visi13.

visi13. 1929 on en comptait 38 à Alger, 31 à Oran et 43 à Constantine.

14. Son rapport est lu par Mlle Dogimont, missionnaire protestante, qui va avoir plus tard l'occasion de parler en son nom propre.


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teuse en Algérie qui, dépassant le médecine pour les femmes et les enfants, juge essentielle l'action des infirmières dans la lutte contre les trois fléaux : paludisme, dysenterie amibienne, syphilis.

M™ Letellier présente « la benjamine des oeuvres coloniales (créée en 1926), celle des étudiantes de Lille ou étudiantes coloniales qui va se manifester ensuite par un de ses membres, M"c de Vendin. Inspiré par l'exemple de Charles de Foucauld, il s'agit d'un groupement féminin laïc en dépit du patronage proclamé, se consacrant à l'amélioration de vie des femmes musulmanes. L'annonce trop maternaliste de désir « de relèvement de la femme musulmane » n'enlève rien à l'originalité et à l'efficacité de l'entreprise. Cette vie de dévouement « pour soigner les indigènes » implique l'aide aux médecins locaux, mais aussi des visites à domicile et des tournées sous le contrôle du médecin militaire. Il est donc obligatoire, lors des séjours en France, de s'astreindre à des études poussées de médecine et d'arabe, d'où sans doute ce nom d'étudiantes coloniales. Il est recommandé en outre d'avoir le brevet de conduite d'auto avant de quitter la France.

Une autre association d'assistance coloniale, dont le siège est à Coeuvres (Aisne), se présente comme le double de la précédente. Avec une formation religieuse très stricte, il n'y a pas ici non plus de voeux monastiques, mais des exigences de diplômes de soignantes.

Après l'évocation de tant d'activités et de réussites, il n'est sans doute pas mauvais que des esprits pratiques se fassent entendre. M™ le Dr Darcanne-Mouroux, au nom de l'association des femmes médecins, et M"' Delagrange, pour les infirmières, réclament avec précision les améliorations financières indispensables.

En dépit d'une augmentation de l'indemnité accordée en Algérie aux douze directrices des cliniques indigènes, en 1926, les traitements féminins restent très inférieurs à ceux des auxiliaires médicaux indigènes. Une nouvelle augmentation, réclamée en 1929, avait été accordée dans le budget de 1931. Elle n'était pas encore parvenue aux intéressées à la date des États généraux. Ceci apparaît d'autant plus nécessaire que, dans les petites villes, la clientèle payante est presque nulle, les doctoresses étant dépréciées par rapport à leurs collègues masculins. M"c Butavand avait d'ailleurs précédemment déploré, en Algérie, la situation des femmes médecins envoyées comme médecins de colonisation dans les régions les moins agréables, ou affectées dans des infirmeries avec des traitements insuffisants et sans personnel qualifié. Plus scandaleux encore est le sort des infirmières coloniales. M"' Delagrange révèle que, formées dans des écoles spécialisées de Vanves ou d'Afrique du Nord « où il en existe cinq », elles infirmières et visiteuses coloniales. M'Ie Delagrange révèle que, formées dans des écoles spécialisées de Vanves ou d'Afrique du Nord « où il en existe cinq », elles n'ont qu'un statut d'agents contractuels, avec une solde de 750 à 1390 F par mois, sans garantie de réemploi immédiat à l'expiration de leur engagement, sans retraite. « Des infirmières coloniales sont d'ailleurs venues présenter ces temps derniers leurs doléances au ministère de la Santé. »

On peut s'étonner que l'oeuvre médicale des missions religieuses —


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qui avaient pourtant la presque exclusivité de l'action sociale dans l'empire colonial jusqu'à la guerre, selon M°* Letellier — soit presque passée sous silence.

Les Soeurs blanches en Algérie — Marthe Oulié regrette que leur action s'arrête à El Goléa — sont citées brièvement parmi les oeuvres catholiques se consacrant à l'amélioration de la santé des indigènes. Plus tard, Soeur Marie-André du Sacré-Coeur, elle-même Soeur blanche, évoque sans autre précision « les oeuvres charitables, les visites à domicile, les soins donnés aux enfants »... Ce docteur en droit ne révèle même pas qu'elle dut passer son diplôme d'infirmière pour entrer dans la congrégation 15.

M,,e Dogimont, des Missions évangéliques de Paris, rend un hommage plus précis à la médecine missionnaire en lisant la citation à l'ordre de la légion d'honneur de Mlle Sapino, directrice depuis vingt ans de la léproserie de Manankavaly, à Madagascar.

Peu importent d'ailleurs les lacunes, les oublis ou au contraire les redites et les confusions dans ce tableau — tenté pour la première fois, semble-t-il — de médecine féminine pour les femmes et les enfants. Plusieurs intervenantes, Mmc Abadie entre autres, soulignent la parfaite entente entre oeuvre d'État et oeuvres privées. Mmc Potel, représentante de la Mission laïque, souhaite la collaboration avec les oeuvres religieuses.

En reprenant les informations fragmentées dans plusieurs communications, on obtient un tableau saisissant — et alarmant — de l'état de santé au moins de certaines parties de l'empire, avec des commentaires singulièrement précis sur les améliorations déjà réalisées ou suggérées. La description de l'oeuvre sanitaire peut être parfois, convenons-en, qu'un fastidieux catalogue administratif 16. Mais tout travail de recherche sérieux sur la protection maternelle et infantile aurait intérêt à se reporter à de telles sources. Sans complaisance, les intervenantes dénoncent les dangers : la mortalité infantile partout élevée, selon M1,es Butavand et Dogimont, à 80 % dans certaines régions 17. Les plus convaincues des colonisatrices reconnaissent que l'arrivée des blancs, « avant d'exercer son action bienfaisante», a pu parfois causer des ravages. La création de moyens de transport, en intensifiant les communications de région à région, multiplie les risques de contagion. En Afrique occidentale, à Madagascar, à la Réunion, en Polynésie, les races sont menacées de destruction par l'alcoolisme et la boisson la plus redoutable est l'alcool importé — et quel alcool ! ajoute l'oratrice. Les méfaits de l'urbanisation, « pour des individus accoutumés à l'action purificatrice du soleil », la propagation intensifiée des maladies vénériennes ne sont pas dissimulés.

Il ne s'agit certes pas de remettre en cause la colonisation, encore que des remarques inattendues en de tels lieux rappellent «les maux qu'elle

15. Pourtant notre amie, Soeur Marie-André, a évoqué pour nous, avec quelle verve à plus de 80 ans, son expérience de dentiste (plus de trois cents dents arrachées), d'infirmière et de sage-femme.

16. Voir par exemple de M™ Querillac l'assistance médicale en Cochinchine.

17. Ces estimations chiffrées sont données de façon identique par Soeur Marie-André et M"' Dogimont. Elles ne sont pas contredites par le Dr Butavand qui estime qu'en Tunisie 50 % des enfants meurent dans les huit premières années.


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(la colonisation) apporte : vieillards sans ressource, enfants abandonnés, jeunes femmes délaissées ou les associations charitables coutumières traditionnelles en Afrique occidentale, à Madagascar ou la Chaudrie, aux Indes, organisée par des notables, fonctionnant comme nos soupes populaires » 18.

Mais ces dames abondent en solutions pratiques étonnamment modernes (multiplication des infirmeries ambulantes automobiles) ou simplement ingénieuses comme les corbeilles circulantes de Constantine : berceau en osier contenant une layette, utilisées et réutilisées par les femmes pour leurs nourrissons 19.

L'idée la plus constructive et novatrice n'est-elle pas d'intéresser et d'intégrer les femmes indigènes à l'action médicale. Un des moments forts de ces journées fut la venue à la tribune de Mlk Tewkida Ben Cheikh, Tunisienne, étudiante en médecine à Paris, qui réclame évidemment une plus large formation locale de soignantes. On évoque à plusieurs reprises le nombre en augmentation des infirmières et sages-femmes indigènes 20. M™ Letellier signale les comités de la Croix-Rouge « où peu à peu les femmes des chefs indigènes viennent prendre place ».

Tout en dénonçant l'action nocive du guérisseur, féticheur ou griot, on ne condamne pas la thérapeutique locale. « Certains de ces remèdes pourraient avoir quelque mérite. »

En dépit des lacunes et des maladresses d'exposés, la démonstration a été largement faite de l'oeuvre positive dans le domaine sanitaire de soignantes exemplaires et des multiples améliorations réalisées grâce à des initiatives féminines. Face aux besoins énormes, comment ne pas souhaiter la continuité et l'extension de cette action, indispensable pour les femmes et les enfants.

Condition économique et sociale de la femme dans l'empire colonial.

La présidente de l'Entraide féminine d'Alger, Mme Dalloni, souligne d'emblée le caractère excessif d'un tel intitulé : outre la difficulté pour obtenir la documentation sur ce sujet dans bien des parties de l'empire, «il est au moins prématuré de parler de situation économique de la femme indigène».

Quant à la condition féminine, à de rares exceptions près, on la décrit sous des aspects épouvantables. Certaines élargissent ce constat négatif à tous les colonisés : « avant l'occupation française, les indigènes ont connu des jours affreux, l'altruisme des colonisateurs n'a pas pu venir à bout de tous les maux ». Mais nul ne conteste que la femme ait de loin la plus mauvaise part.

Précédemment, lors du désastreux bilan de santé, on avait déjà évoqué les mariages trop précoces, les rudes travaux imposés à la mère jusqu'aux

18. M'k Karpelès et M™ Querillac.

19. Indiqué par Henriette CELARIÉ, écrivain, Nos soeurs musulmanes.

20. Souligné notamment par M""" Querillac et Letellier. Mais on constate aussi de singuliers oublis, notamment de l'école de sages-femmes de Dakar qui fonctionne à la satisfaction générale en 1931 depuis sa création en 1919.


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derniers jours de sa grossesse, la sous-alimentation pendant la parturition et l'allaitement.

Ces dames ne reculent pas devant le misérabilisme. Dans les harems, « des millions d'êtres humains croupissent dans une misère morale et matérielle qu'il vous est impossible d'imaginer. J'ai nommé les femmes ».

M"e Dogimont va sans doute le plus loin dans l'apitoiement lyrique. « Est-ce un tas de bois qu'on a chargé sur le dos d'une bête cachée par son fardeau ? Est-ce une bête sauvage qui se cache dans les hautes herbes ? Ce sont des femmes ! »

Parfois, une anecdote vécue est plus convaincante que ces excès de langage. Ainsi, dit M"* Alquier, « j'ai vu à Sétif une vieille femme marier son fils de 13 ans, élève au lycée, à une fillette de 12 ans dans le but de se procurer une domestique ».

Elles sont bien rares les allusions à des colonisées vivant une existence supportable. Avec quel maternalisme M™ Dalloni parle des femmes des milieux favorisés en Afrique du Nord : « Ce sont de jolies poupées de luxe, insouciantes, gâtées et qui paraissent heureuses ». M"* Marius Leblond, épouse de l'écrivain colonial célèbre, reconnaît pourtant à la femme betsiléo et surtout la femme nova, à Madagascar, un statut privilégié et des droits plus étendus que ceux de la femme française, « sa capacité juridique n'étant pas restreinte comme chez nous par l'obligation de l'autorisation maritale dans certains actes de la vie civile ». Seule M 1" Karpelès parle avec chaleur de « la nature généreuse et accueillante, de la politesse innée» des femmes d'Indochine. Ces compliments s'adressent aussi bien à des intellectuelles 21 qu'aux deux cents femmes de l'intérieur venues me souhaiter la bienvenue à Pnom-Penh, lors de mon retour de congé en 1927, ou aux vieilles femmes chargées par le clergé bouddhique de venir lui tenir compagnie « afin que je ne me sente pas trop isolée au milieu d'une assemblée de religieux ». Mais M"e Karpelès fait preuve constamment d'une telle indépendance d'esprit et l'Indochine est une zone de l'empire si particulière que son intervention n'efface pas la vision apitoyée qui partout prédomine.

Cet attendrissement général sur l'asservissement de la femme indigène nuit quelque peu à la précision. M°* Chivas Baron, pourtant écrivain colonial célèbre 22, ne donne qu'une compilation confuse et indigeste d'ouvrages ethnographiques. M™ Marius Leblond commet elle aussi quelques erreurs ou approximations au cours de son exposé, notamment à props du matriarcat en Afrique équatoriale.

Peu importe, en fin de compte. Il ne s'agit pas ici d'un congrès d'ethnologie... Comme le dit une intervenante, « Je suis certaine qu'en s'enquérant des conditions morales et sociales dans lesquelles vivent les femmes indigènes, le Conseil national des femmes n'a pas obéi à un stérile sentiment de curiosité, mais cherchera à améliorer ces conditions d'existence... »

21. Plusieurs sont à l'origine de fondations, telle une société d'éducation féminine à Hué, le Journal des femmes en Cochinchine, une école de filles à Pnom Penh. Mlle Karpelès indique aussi le nombre appréciable d'institutrices en Indochine.

22. Clotilde CHIVAS-BARON a écrit notamment La femme française aux colonies. Confidences de métisses, 1925 ; Côte-d'Jvoire, 1939.


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Pour cela, il faut signaler les abus les plus scandaleux, chercher les responsabilités, trouver les remèdes. Ainsi, par deux fois, on signale des femmes affectées au partage ou à la corvée : « on en voit, leur bébé dans le dos, employées aux travaux pénibles des routes ».

Les conditions de travail des femmes « éternelles exploitées » et le nombre de femmes déjà engagées dans le secteur industriel —- ou au moins artisanal — dans tout l'Empire, sont parmi les révélations les plus intéressantes. Savait-on qu'à Madagascar, sur quinze mille ouvriers travaillant à l'extraction du mica, il y avait sept mille ouvrières ?

Des fillettes, parfois de cinq ou six ans, sont toute la main-d'oeuvre des manufactures de tapis en Afrique du Nord.

L'Indochine, dans sa diversité, offre le plus de perspectives dans l'artisanat 23 et les usines, à la condition qu'on aménage les méthodes et les temps de travail. Il serait absurde d'imposer ici le travail de jour, et de fermer l'usine aux heures fraîches. Il faut consentir, puisque les femmes ont conservé à l'usine leurs habitudes familiales, que pour une ouvrière reconnue officiellement, quatre ou cinq travaillent en réalité.

Les aménagements en faveur des travailleuses sont envisagés avec beaucoup de circonspection. En Indochine, les salaires sont inférieurs aux salaires féminins alloués en France. Mais il faut tenir compte des conditions locales plus douces qu'en métropole 24. Cependant, on signale aussi la générale inobservation des arrêtés des gouverneurs généraux 25 en faveur de la protection des travailleuses.

Au cours des discussions surtout se précisent les propositions constructives. Ainsi, pour la fabrication des tapis, il faudrait certes multiplier les écoles professionnelles mais aussi les surveiller de près 26, ainsi que les associations, telle à l'Alger l'Association algérienne d'assistance aux femmes par le travail. Pour que la confection des tapis rapporte réellement aux ouvrières, on demande des comptoirs de vente éliminant les intermédiaires, « exploiteurs éhontés ».

Plus violemment encore, M"e Bouvier accuse et ses paroles concernent l'ensemble des travailleurs : « Nous violons les traités de paix en conservant la journée de dix heures en Indochine ». N'est-ce pas d'une hardiesse extraordinaire dans un tel lieu tout entier voué à la célébration de l'empire, et en présence d'une déléguée de la S.D. N. qui peut très bien rapporter ces propos au Bureau international du travail ? Elle s'inquiète tout autant pour le travail à domicile, travail des femmes par excellence.

23. M"e Karpelès mais aussi Mme Chivas-Baron signalent la multiplicité des réalisations, notamment au Musée des arts cambodgiens à Pnom Penh, treize écoles professionnelles au Tonkin, en Annam, en CocMnchine...

24. Une ouvrière indigène recevant 24 piastres par mois peut se nourrir, se loger pour 12 piastres, alors qu'en France une femme gagnant 800 F par mois consacre les trois quarts de cette somme à son logement et sa nourriture.

25. Par exemple de l'arrêté du 10 juillet 1928 en Indochine, prévoyant un mois de repos après l'accouchement, des travaux légers pendant les deux premiers mois de l'allaitement ou encore l'obligation du directeur de plantation, employant plus de cinquante femmes, de construire une garderie d'enfants.

26. Des directrices d'écoles de tapis regrettent que dans leurs établissements les parties difficiles des pièces d'art soient exécutées par des maîtresses, sans se préoccuper d'apprendre réellement aux jeunes filles un métier.


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Au cours des discussions s'élabore une véritable stratégie pour la défense des travailleuses. Il existe partout une Inspection du travail « qui pourrait être plus bienfaisante », dit M™ Marius Leblond à propos de Madagascar. On demande donc la réorganisation de ce service. Après avoir envisagé des femmes compétentes adjointes aux inspecteurs du travail, une proposition de M 11' Karpelès emporte l'adhésion unanime. Il convient de mettre fin à l'illogisme jusqu'ici pratiqué «par toutes les questions qui concernent les femmes, ce sont des hommes qu'on nous envoie ». Qu'on nomme donc des inspectrices du travail pour les colonies, à l'instar des inspectrices qui viennent d'être désignées en France pour les enfants assistés.

Au cours des interventions et des débats, on découvre l'abondance de la législation déjà existante en faveur des femmes et des enfants. Pas seulement d'ailleurs en faveur des travailleuses. En A.O.F. depuis une loi de 1912, en A.E.F. depuis la loi du 29 août 1927, on tient compte du statut personnel de la femme. Ainsi une chrétienne n'est plus justiciable d'un tribunal coutumier musulman. Selon Mme Marius Leblond, « ceci permet d'entrevoir la fin de la polygamie», unanimement dénoncée.

Dans un rapport, selon la présidente de séance, « mesuré, prudent, mais expression de la vérité», M"" Alquier, qui dirige les fouilles de Zana, près de Constantine, fait un exposé fort documenté sur la condition de la femme en Algérie. Elle distingue les Berbères — notamment de Kabylie, régies par le droit coutumier des Kanouns et les régions de droit coranique. Elle accuse d'ailleurs l'Islam « dévoyé » appliqué dans les deux situations et regrette ouvertement l'article V de l'accord du 5 juillet 1830 conclu entre le dey et le général du BourmontH : l'exercice de la religion mahométane restera libre.

Selon elle, les lois du 2 mai 1930 et du 24 mai 1931 s'appliquant à la femme kabyle vont créer une amélioration notable, au moins localement. Désormais, l'âge du mariage est fixé à 15 ans révolus, les fiançailles 28 doivent être déclarées à l'administrateur, la femme a le droit de demander le divorce dans un certain nombre de cas 29. Des sanctions pénales sont prévues pour les infractions à cette législation. Bref, l'adoption de ces lois «facilitera dans un temps plus ou moins éloigné l'application pure et simple du Code civil en Kabylie ».

Mme Alquier, après avoir rendu hommage à la commission Morand à l'origine de ces innovations juridiques 30, souhaite que le bénéfice des décisions en faveur des femmes kabyles soit étendu à l'ensemble des femmes musulmanes d'Afrique du Nord.

Mais bien sûr, le vrai remède à la condition partout inférieure de la femme, c'est l'éducation des filles. Curieusement, le seul rapport tout entier consacré à l'instruction de l'enfant indigène, celui de M"e Georges Hardy,

27. Selon son interprétation, cette liberté religieuse aurait dû se restreindre aux habitants de la ville d'Alger.

28. Qui sont le véritable engagement selon la coutume.

29. Entre autres, l'abandon du domicile conjugal depuis trois ans, les sévices graves.

30. Mme Brunschvicg demande qu'on associe Ferdinand Duchêne à l'hommage rendu à la commission Morand.


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épouse du directeur de l'école coloniale, fait à ce propos un constat purement négatif. Non pas que son historique de la question et les problèmes posés sur ce plan, en 1930, témoignent du désintérêt du colonisateur à ce sujet; bien au contraire, mais on constate qu'on s'est soucié jusqu'alors uniquement des garçons. Sans doute l'école a été implantée au plus tôt « en même temps que le dispensaire », selon le même processus. Un sousofficier d'abord, puis un instituteur ont appliqué les programmes calqués sur ceux de France, puis ont tenté une adaptation au milieu ce qui pose un problème scolaire par colonie. Les questions sont pertinentes. Faut-il donner l'enseignement en français — ce qui a été le cas jusqu'alors — ou en langue locale, ce que réclament certains pour l'Indochine ou l'Afrique du Nord ? Elle rend compte de la sélection sociale et du double système d'enseignement : écoles pour l'élite, des fils de notables, collèges musulmans, écoles de fils de chef et enseignement populaire tout entier orienté vers les métiers.

Elle trace un tableau somme toute encourageant du système éducatif, souligne les efforts pour la formation des maîtres, indique le nombre croissant d'instituteurs, et même d'institutrices, indigènes 31.

Elle convient sans ambage que «l'enseignement des filles n'a pas marché de pair avec celui des garçons ». Le regrette-t-elle ? Ceci n'apparaît guère: Les fillettes noires rendent de tels services à la maison que les mamans hésitent à s'en séparer ». En Afrique du Nord, les musulmans redoutent tellement l'émancipation de la femme qu'ils ne sont guère disposés à nous confier leurs filles. Pour une éducation des filles, Mm° Hardy fait confiance à l'argument traditionnel (qui a déjà beaucoup servi) : «les jeunes indigènes que nous avons éduqués aspirent à trouver des compagnes dignes d'eux».

L'intérêt d'une intervention, qui néglige ouvertement ce qui devrait être ici sa préoccupation essentielle, réside surtout dans la discussion passionnée qu'elle suscite. A une intervenante se plaignant que dans les établissements scolaires coloniaux de jeunes Français de sept ou huit ans aient pour condisciples des enfants de 15 à 16 ans dont quelques-uns sont mariés, plusieurs de ces dames font des réponses assez vives. M™ Alquier fait remarquer « qu'il n'est pas très bon pour l'assimilation de séparer constamment les indigènes ». Marthe Oulié signale combien les divisions différentes dans la même classe des Français et des indigènes choque les Tunisiens, en particulier, et « dans les milieux très influents ». D'autres vont dire combien les mélanges dans les classes aux lycées Albert-Sarraut d'Hanoï, ou Chasseloup-Loubat à Saigon se sont révélés bénéfiques. C'est peut-être le meilleur moyen, conclut M1Ie Karpelès, « de pénétrer ces races ».

A Mne Hardy se demandant « est-il tellement bon que nous fassions beaucoup de bacheliers et de licenciés en droit » ? M" 1 Delagrange réplique vertement : « je demande pourquoi, à intelligence égale et à capacités égales, l'indigène n'a pas le droit d'avoir des diplômes » ?

A peu près toutes les interventions précédentes, ainsi que celles des missionnaires qui vont clore les États généraux, ont insisté sur l'impor31.

l'impor31. situe celles-ci uniquement à Madagascar. MIIe Karpelès va intervenir pour rappeler les nombreuses institutrices d'Indochine.


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tance de l'école pour les filles et sur les efforts nécessaires pour remédier à l'évidente inégalité scolaire entre garçons et filles. Bien au-delà de la formation de soignantes, tout le monde est d'accord pour réclamer un enseignement ménager et même la création d'un diplôme d'enseignement ménager. Il a été question, bien souvent aussi, de l'apprentissage d'un métier. On a cité en exemple nombre d'écoles professionnelles, par exemple celle de Béni Menguellet en Kabylie.

Ces perspectives trop modestes sont vite d'ailleurs dépassées, peut-être grâce à la vigoureuse intervention de M"' Van Eeghen, déléguée des femmes hollandaises, signalant à Java des jeunes filles faisant des études qui leur assurent des fonctions dans l'administration. Mme Zadoc Kahn, des missions hébraïques, rappelle les écoles de l'Alliance israélite universelle qui, depuis 1860, par les instituteurs et institutrices formés en quatre ans à l'école normale israélite de Versailles, éduquent mais aussi répandent l'influence française en Afrique du Nord et en Orient 32.

M™ Potel, des Missions laïques, annonce le prochain renouveau des écoles Jules-Ferry, arrêtées depuis la guerre en Algérie et en Syrie.

En définitive, Soeur Marie-André du Sacré-Coeur présente une amorce de programme cohérent. L'enseignement doit être ménager d'abord, professionnel ensuite, « et l'apprentissage payé est l'appât qui décide le père à nous envoyer la fillette ». Les écoles servent à ces deux fins, et à partir de cet enseignement limité s'épanouit peu à peu un développement moral et intellectuel qui permet aux meilleures « de poursuivre des études », d'infirmière par exemple. Elle a de plus le mérite de donner un exemple de ce type d'enseignement : dans l'enceinte même de l'exposition fonctionne une de ces écoles avec quinze petites élèves mossi qui s'initient au tissage.

Complétant ces directives un peu trop théoriques, interviennent de précieuses suggestions : que dans les écoles de filles indigènes les leçons élémentaires de droit musulman soient incorporées dans le programme d'études, « car l'ignorance des femmes en cette matière est une des causes de leur asservissement ».

Mlle Karpelès regrette l'abandon des écoles de pagodes parce que les parents espèrent de l'école du colonisateur des postes dans la Fonction publique pour leurs enfants. Au Cambodge au moins, le service de l'enseignement se préoccupe de cet état de choses et s'efforce de faire revivre le vieil enseignement, mieux adapté aux mentalités, qui s'adresse d'ailleurs aux fillettes comme aux garçons.

Comme pour l'action médicale, ces dames font preuve d'un remarquable modernisme : réclament l'élargissement de l'initiative de la Direction de l'Instruction publique au Maroc qui envoie des cours par T.S.F. dans les écoles franco-berbères du Sud-Marocain. M""' Dreyfus-Barney et Germaine Dulac (présidente de la section du cinéma au Conseil national des Femmes françaises) demandent une surveillance vigilante des films envoyés aux colonies, des femmes qualifiées dans les commissions de

32. Au Maroc, vingt-sept écoles de filles avec 5.000 élèves, deux écoles de l'Alliance en Tunisie, cinq en Syrie avec 1.500 élèves, sans compter les établissements soutenus par des oeuvres Israélites.


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censure, de courts films instructifs à faire figurer dans les programmes de toute représentation 33.

Comment ne pas souscrire à tant d'idées généreuses, souvent nouvelles, toujours présentées avec mesure, respectant les habitudes locales mais profondément soucieuses d'améliorer les conditions de vie. N'est-ce pas une belle voie tracée pour aller à « la conquête des coeurs » 34?

L'enfant métis.

C'est M"* Maspéro qui rapporte à ce sujet. Son exposé se distingue par le sérieux de la documentation qui permet une approche objective d'un problème primordial, jamais encore abordé officiellement semble-t-il. « On n'a guère songé qu'il touche à tout l'avenir de nos colonies, peut-être même de notre civilisation. » En fait, il s'agit moins d'apporter un complément à la question de l'enseignement aux colonies que de traiter du métissage, dont il a été maintes fois question au cours de ces deux journées.

Sans doute on se préoccupe ici davantage des enfants issus de ces unions mixtes que des femmes elles-mêmes. Elle évoque toutefois les aspects multiples du métissage, en excluant prudemment les vieilles colonies (Antilles, Réunion), par manque de documentation d'abord mais surtout parce que le mélange des races est ancien et réalisé dans des conditions sociales particulières. Pour l'empire colonial en général, elle distingue l'union Françaises - indigènes en Afrique du Nord et Français - indigènes partout ailleurs. Dans les deux cas, d'ailleurs, le constat est largement négatif. La note la plus optimiste est donnée par le Maroc où l'enfant métis n'étant l'enfant de personne devient l'enfant de tous. La plus sinistre vient de Guinée où ils sont repoussés des blancs parce que noirs et des noirs parce que blancs.

Entre ces deux extrêmes il y a place pour une infinité de cas particuliers. En Polynésie où la situation des métis est la même que celle des Français, le métissage n'entraîne aucune conséquence fâcheuse. Moe Maspéro cite même le petit archipel des îles Sous-le-Vent qui semble « exceptionnellement heureux». Mais en Nouvelle-Calédonie le statut de métis comporte quelques problèmes. Ceux-ci sont encore plus graves à Madagascar. « Heureux s'ils sont les premiers des noirs, malheureux s'ils sont les derniers des blancs. » En Afrique du Nord, il peut y avoir des réussites si « la mère française parvient à exercer son influence en milieu arabe ». Dans ce cas, les métis seront de « petits Français, le fez en plus », et cela même si la mère oublie de réclamer pour son enfant la citoyenneté française qu'une législation favorable lui permet d'obtenir. Mmc Maspéro donne ainsi en exemple en Tunisie de « belles familles franco-arabes ».

Mais ce sont là des exceptions. La Française, en général d'humble origine, va connaître le plus souvent «un long martyre». Dominée et

33. Cette intervention suscite un intérêt manifeste et se révèle être d'actualité. Mlk van Eeghen revient du Congrès des associations pour la Société des Nations à Budapest et indique qu'on y a discuté des films pour les pays asiatiques.

34. L'expression, prononcée par M"c Karpelès, rappelle le titre du livre célèbre d'Auguste Pavie, colonisateur pacifique du Laos en 1890.


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comme écrasée par la famille de son mari, elle ne sera pas capable d'assurer l'éducation de ses garçons. Mal vus des deux communautés, ceux-ci seront traités de bicots par les Français, le m'tourni par les Arabes. Quant aux filles, elles auront de la peine à se marier et bien des chances de mal tourner. Même des femmes de qualité peuvent se perdre dans de telles unions. Henriette Célarié, dans un rapport assez terne, a évoqué avec une réelle émotion une jeune amie, peintre, disparue à tout jamais dans le harem du palais d'un notable de Marrakech. « Quand je pense à cette jeune fille que j'ai connue si vivante, mon coeur se serre de tristesse. »

En Afrique Noire, la condamnation du métissage est complète avec la généralisation du principe : « la mère incapable d'élever son enfant ». Les filles surtout vont faire le plus souvent l'objet d'un trafic éhonté, leur famille maternelle les destinant soit à la prostitution, soit à un mari polygame, « ce qui n'est guère plus sain et souhaitable ».

Dans une conjoncture aussi défavorable, il faut rendre hommage aux initiatives charitables qui proposent des remèdes.

Au Sénégal, l'oeuvre de la Croix-Rouge, fondée par l'Association des Dames françaises, sous la présidence d'honneur de M™ Diagne 35.

Au Gabon, les pensionnats des missions catholiques et l'expérience de Mgr Guichard de villages où sont installés des ménages métis.

Mais le constat est accablant de la faiblesse physique du métis africain, de sa moindre résistance aux maladies (paludisme, syphilis) qui nécessite de la part des oeuvres qui les prennent en charge des mesures médicales préventives : port du casque, alimentation plus riche...

La situation est incontestablement meilleure en Indochine. M™ Maspéro cite parmi ses amies « d'excellentes mères de famille ». Les enfants sont en général vigoureux et pleins de vie. Les métis ont fait leurs preuves pendant la guerre où affluèrent à la Légion étrangère de soi-disant Siamois ou Manillois qui n'étaient autres que des fils de Français d'Indochine 36. Mais en dépit de réussites individuelles indéniables, là aussi se posent des problèmes : les garçons devenus « ferments de révolution », les filles dévoyées vers la galanterie.

Ici aussi se révèle l'utilité des oeuvres religieuses et des établissements publics (Société d'assistance aux enfants abandonnés de Hanoï, Société protectrice de l'enfance abandonnée de Saigon...) se consacrant à la protection de l'enfance. L'oratrice attire tout particulièrement l'attention sur le Foyer de la jeune fille à Saigon, fondé en 1924, confié à une femme de coeur, M"e Giatte : « un asile où l'honnêteté est la loi, où la jeune fille se respecte et est respectée ».

Au-delà du rapport lui-même, la discussion s'engage avec des propositions inattendues et bien des hardiesses de langage. M 1" van Eeghen signale qu'il n'existe pas de métis dans son pays : en Hollande, ce sont des Hollandais ; dans les colonies, des Indo-Européens. « Nous ne savons pas ce que nous aurions pu faire sans cette classe intermédiaire. »

35. Epouse du député du Sénégal Biaise Diagne, ami de Clemenceau.

36. Aussi depuis 1916, tout métis, sur sa demande, peut être incorporé à un régiment français en Indochine.


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A M. Seymour de Ricci condamnant « l'égoïsme masculin à l'origine des métis », M"e Karpelès réplique qu'en prenant une femme indigène des Français ont pu apprendre à connaître la vraie mentalité indigène. Allant plus loin, en dépit des interruptions diverses, elle déplore qu'aujourd'hui «l'homme ne soit plus en contact aussi direct avec le coeur de la population ». Et ce non-conformisme est encouragé par la présidente de séance, c'est la marquise de Moustiers : « Continuez, vous êtes une demoiselle, vous parlez comme une dame, c'est très bien. »

M°™ Maspéro n'avait-elle pas largement convaincu son auditoire lorsqu'en concluant sur le Foyer de la jeune fille de Saïgon réservé aux métisses, elle s'écrie :

Entre leurs mains frêles, ces enfants tiennent peut-être le sort de nos colonies. Là-bas, nous n'avons pas assez de mères de famille ; elles seraient bien placées pour remplir ce rôle : mariées à des indigènes, elles peuvent créer des foyers imprégnés de notre civilisation; à des Français, elles accepteront de vivre dans des coins de brousse où les jeunes femmes de la métropole redouteraient de suivre leur mari; à des métis comme elles, c'est la fondation d'une bourgeoisie attachée à la fois au pays natal et à la France d'Europe.

Le suffrage féminin.

A-t-on oublié, au cours de ces interventions et de ces débats, le but avoué aussi des États généraux : « apporter des arguments irréfutables pour la campagne que nous menons en faveur du suffrage féminin » ?

Au moment de la clôture des États généraux seulement, M™ Avril de Sainte-Croix va poser la question restée jusqu'à ces deux jours sans réponse.

Rappelant l'épisode de la Mère Javouhey, réclamée an vain comme député par les esclaves libérés de Guyane en 1848, il lui est facile de récapituler les bienfaits apportés par l'action féminine aux colonies quelles que soient les opinions politiques et religieuses. « Le même dévouement se retrouve partout. » Comment croire, après ces deux journées, que « les femmes ne seront pas capables, l'heure venue, de désigner parmi elles les plus compétentes et dévouées au bien commun » ?

Suit le voeu déjà émis deux fois lors des deux précédentes sessions des États généraux, en faveur du vote des femmes, pour toutes les femmes françaises dans les mêmes conditions que les hommes.

Sans doute on peut admirer la formulation adroite : la NouvelleCalédonie a demandé le suffrage féminin pour les Françaises habitant la colonie. Mais ce voeu, qui ne sera d'ailleurs pas repris dans les résolutions finales, ne se fait-il pas entendre bien tard ?

II y a eu pourtant des réactions et même des interpellations à ce sujet au cours des débats. Au secrétaire général de la Ligue pour l'instruction des illettrés, Mossé, qui réclame dans les colonies l'apprentissage de la lecture et de l'écriture, la marquise de Moustiers réplique non sans humeur : « Une chose paraît bien extraordinaire à de pauvres femmes qui n'ont pas le droit de vote et qui n'ont aucune espèce d'influence... l'instruction en France est obligatoire, comment se fait-il qu'il y ait toujours des illettrés ? » M™ Abadie intervient plus crûment : « Donnez-nous


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des crédits et nous aurons des écoles. Et quand les femmes voteront peut-être que les crédits qui vont ailleurs iront aux écoles... »

Mais ce féminisme agressif est exceptionnel et que d'occasions perdues tout au long des débats, en dépit des encouragements ouvertement prodigués : Mrs Corbet-Ashby, présidente de l'Union pour le suffrage, ne trouve guère d'écho lorsqu'elle appelle à l'amélioration des conditions civiques de la femme. Il en est de même pour M"" Pleminkova, représentante des femmes tchèques et sénatrice. Elle salue M™ Avril de SainteCroix, «mère de notre Conseil national tchécoslovaque et souhaite dans les délais les plus brefs le droit de vote pour les Françaises » au Parlement, au Sénat, dans les conseils municipaux, partout où les citoyens ont le droit d'exprimer leur volonté.

M"" Alquier, à propos du droit de vote réclamé pour les musulmans d'Algérie, s'exclame : « Nous ne pouvons pas donner le droit de vote à des gens qui violent les petites filles, à des gens qui méprisent les femmes, à des ignorants. » On attendrait l'enchaînement logique qui ne suit pas : l'urgence d'accorder le droit de vote aux Françaises.

Le Dr Darcanne-Mouroux, présidente de l'Association des femmes médecins, engage ses consoeurs exerçant aux colonies à adhérer à l'association car, « isolées, elles sont sans influence politique ». Cette influence ne s'affirmerait-elle pas si leurs voix comptaient lors des élections ?

Ces dames ont reçu au moins une approbation masculine inattendue. Un Turc, Santo Semo, interprète général des congrès, indique combien son pays a eu à se louer de l'émancipation des femmes turques 37.

On peut s'étonner de cette mesure, de « ce féminisme de bon ton » de la part de congressistes qui avaient enfin trouvé pour leurs réclamations la tribune idéale.

Les résultats.

Ils sont, à l'évidence, parfaitement nuls. Il faut bien élargir à tous les thèmes traités le constat à propos du droit de vote des femmes, dont nous savons bien que, de report en rejet, il ne va être concédé qu'en 1945 par le général de Gaulle, par ailleurs résolument misogyne 38.

Sans doute l'assemblée des États généraux ne pouvait formuler ses demandes que sous forme de voeux. Ceux-ci occupent in fine trois pages du compte rendu. Certains sont de pure forme (limitation des débits d'alcool et d'opium, par exemple) ; d'autres trop timorés : le développement des oeuvres de protection de la jeune fille, les traitements des femmes médecins « en rapport avec les services qu'elles sont appelées à rendre ». Faut-il souligner le danger de cette approximation qui n'exige pas la parité avec les traitements masculins !

Mais ces voeux pouvaient être aussi d'une précision et technicité surprenante : des femmes présentes dans les commissions organisées dans les colonies pour le développement des services sociaux ; un enseignement

37. Les femmes turques obtiennent le droit de vote en 1934.

38. On connaît la réponse du général à la proposition d'un ministère de la Condition féminine : « Pourquoi pas un ministère du tricot ? »


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médico-social féminin, les soins aux femmes et enfants indigènes confiés à des femmes médecins, des inspectrices du travail aux colonies.

Tout cela devait rester lettre morte. Est-ce si surprenant alors qu'en 1931 toute une législation officielle ne trouvait pas d'application? Un magisrat diplômé de « législation algérienne, droit musulman et coutumes kabyles », juge d'instruction de 1933 à 1939 en Algérie, notamment à FortNational en Kabylie 39, nous disait n'avoir jamais eu à connaître d'infractions aux lois de 1930 et 1931, si ardemment célébrées par M"" Alquier, car ni juge ni justiciable ne les connaissaient ou ne jugeaient bon de s'en prévaloir. D'ailleurs, tout en reconnaissant la générosité, la largeur de vue, le sincère désir de progrès des États généraux, il n'est que trop facile d'émettre des réserves sur ces journées.

Ces dames, directement impliquées dans la colonisation, ont voulu chanter leur partie dans l'hymne à l'empire si vigoureusement lancé à l'Exposition. Elles ont certainement magnifié l'action féminine et mal apprécié la situation des femmes colonisées, se référant toujours, comme les administrateurs hommes, à des modèles européens. C'est l'affirmation d'un colonialisme de classe triomphant, annihilant par son éclat toute contestation. Par rapport à l'Exposition de Vincennes, elle fut bien insignifiante, en cette même année 1931, la contre-exposition anticolonialiste des surréalistes. Pourtant elle fut mentionnée par des groupuscules féminins de gauche, l'Union des femmes pour la paix, le journal L'Ouvrière, qui ignorent par ailleurs les États généraux du féminisme. Nos congressistes menaient leur propre combat pour le suffrage, sans envisager jamais le droit de vote pour les indigènes, hommes ou femmes.

Certaines interventions laissent une impression de malaise. M™ Burls, représentante des femmes belges, «pour arracher le plus grand nombre de femmes à l'inaction (?) qui les mène aux plaisirs malsains », n'envisage rien d'autre qu'une rentabilisation maximale de la colonisation en réclamant une éducation ménagère « qui permettra de remplacer les boys de maison par des femmes pour rendre des bras à la main-d'oeuvre». Sa demande d'assistantes sociales au service des grandes compagnies, « associant des femmes à l'oeuvre merveilleuse d'essor économique», poursuit dans le même sens.

On peut trouver insupportable le ton maternaliste largement utilisé. La maladresse de M"* Querillac, célébrant la basse mortalité parmi les travailleurs chinois employés à la construction de la voie ferrée CongoOcéan, n'est pas moins choquante. N'a-t-elle aucune connaissance des populations africaines locales ou même lointaines, comme les Sara du Tchad, anéanties par ce chemin de fer ? *•

La même intervenante évoque en Afrique équatoriale et occidentale les travaux simplifiés à l'extrême, « la cuisine réduite au minimum ». At-elle jamais vu l'interminable préparation du manioc ou le pilage du mil?

39. M<= Léon Fabre, avocat honoraire, ancien bâtonnier de l'Ordre des avocats à Carpentras.

40. Voir la littérature anticolonialiste suscitée par le Congo-Océan depuis les Voyages au Congo et Retour du Tchad, d'André GIDE, jusqu'aux témoignages de SIMENON : A la recherche de l'homme nu.


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Même s'il s'agit là de dissonances exceptionnelles dans un concert somme toute harmonieux, il faut bien reconnaître que ces deux journées si réussies n'ont servi en définitive ni la cause des femmes ni la colonisation.

Les États généraux n'ont pas contribué à la promotion féminine dans les colonies, tant des colonisatrices que des colonisées. Jamais les décisions administratives dans l'empire ou même l'Union française ne s'inspirèrent ou ne prirent en compte des voeux si justifiés et bien argumentes.

Tout aussi oubliées sont aujourd'hui les pionnières, notamment les femmes médecins qui ont mis en place au moins en Afrique du Nord les services de protection maternelle et infantile. Dans un colloque sur la femme médecin (Paris, 4 et 5 décembre 1981), un historique fort documenté des civilisations primitives au xx° siècle, sur les doctoresses « figures du passé », ne cite pas une seule femme médecin aux colonies n.

Vivier de Streel, directeur général des Congrès, avait beau jeu de prédire: «Je crains qu'il en soit de ce congrès comme de tant d'autres. On s'enthousiasme, on parle, on discute, on s'en va et il n'en reste rien. »

L'oubli total, de nos jours, de cette troisième et dernière session des États généraux du féminisme, si étonnant après ces deux journées triomphales, témoigne-t-il en définitive de l'échec du féminisme ou de celui de la colonisation? Après tout, qui se souvient aujourd'hui de la fastueuse Exposition coloniale de 1931 ?

Régine GOUTALOER, Université de Provence.

41. In Revue française des Affaires sociales, numéro spécial 3, juillet-septembre 1982, ministère de la Solidarité nationale, ministère du Travail, ministère de la Santé.

De même S. CLAPIER-VALADON dans Les médecins d'outre-mer, thèse présentée devant l'Université de Nice en 1977, dans un historique fort documenté de l'action médicale coloniale, n'évoque pas une seule doctoresse.


UNE ACTION DE SAUVETAGE DES JUIFS EUROPÉENS EN 1944-1945 : L' « AFFAIRE MUSY »

Pour Reuben Hecht.

Le 7 février 1945, un train de la « Deutsche Reichsbahn » entra en gare à Kreuzlingen, dans le canton suisse de Thurgovie, à quelques kilomètres de la ville allemande de Constance. A l'intérieur des 17 wagons se trouvaient 1200 voyageurs, en général assez âgés.

Ces voyageurs n'étaient pas tout à fait ordinaires puisque leur gare de départ n'était autre que Theresienstadt, ghetto créé à la fin de 1941 en Tchécoslovaquie, essentiellement pour les Juifs allemands et tchèques. Si les conditions d'internement, quoique très dures, étaient moins inhumaines que celles que l'on rencontrait en général dans l'univers concentrationnaire nazi, ce « privilège » disparut très rapidement après que la conférence de Wannsee (20 janvier 1942) ait décidé l'extermination systématique des Juifs européens.

De Theresienstadt aussi, des convois partaient, avec pour destination finale Auschwitz : sur les 150 000 Juifs qui furent déportés vers ce ghetto, 33 500 y décédèrent à cause du surpeuplement, de malnutrition et de l'absence d'hygiène et 88 000 furent envoyés dans les camps de la mort.

Les 1200 Juifs qui foulèrent le sol suisse en cette journée hivernale avaient réellement échappé à la mort.

Cette arrivée de Juifs ne constituait pas un événement sans précédent puisque 1700 Juifs hongrois étaient parvenus en Suisse en août et décembre 1944 en provenance du camp de concentration de Bergen Belsen après l'intervention du Vaadat Ezra Vehatzalah (Comité d'aide et de secours) de l'Organisation Sioniste Hongroise dirigée par Otto Komoly et dont Reszô Kasztner était la cheville ouvrière 1.

1. KASZTNER Reszo, Der Bericht des jiidischen Rettungs Komitees ans Budapest, 19421945, Vaadat Erza Vehatzalah (s.d.).


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Les deux opérations de sauvetage se déroulent avec, à l'arrière-plan, la fin du régime hitlérien. Elles mettent aux prises d'un côté, un pouvoir nazi qui se trouve de plus en plus aux abois (ce qui accroît les dissensions à l'intérieur de l'appareil nazi, et jusque dans la SS) — de l'autre côté, des organisations juives qui, sentant enfin approcher le terme du calvaire juif, tentent d'éviter que la machine exterminatrice ne poursuive son sinistre travail. Les deux opérations aboutissent également, peu ou prou, aux mêmes résultats : libération de quelques milliers de déportés juifs, ralentissement du rythme de déportation, préservation des vies d'internés juifs dans certains camps de concentration.

Toutefois, les profils des parties impliquées dans les deux affaires sont très distincts. Alors que dans « l'affaire Kasztner » on trouve des représentants de l'appareil nazi de Hongrie (essentiellement Kurt Bêcher « le gérant » du groupe industriel Manfred Weiss, dominant le marché de l'armement, du matériel agricole et de l'automobile), dans l'affaire du « 7 février 1945 », les personnes impliquées dans les négociations sont d'un rang beaucoup plus élevé puisqu'il s'agit du chef du SD Ausland (Services de sécurité à l'étranger), Walter Schellenberg et du Reichsfuhrer SS lui-même, Heinrich Himmler.

Du côté juif, les interlocuteurs des Allemands étaient, dans la première affaire, des Juifs suisses : Pierre Bigar, le responsable du Comité juif pour l'aide aux réfugiés ; Marcus Wyler, avocat et Sally Mayer, président de la Fédération des communautés juives de Suisse (1936-1943), délégué du Fonds suisse de secours aux réfugiés (Schweizerischer Unterstiïtzungsfonds fiir Fliïchtlinge), mais surtout représentant en Suisse de l'organisation américaine juive de secours, Y American Jewish Joint Distribution Committee (Joint). Dans la seconde affaire, interviennent, par contre, des Juifs, moins engagés dans la vie communautaire, mais orthodoxes et anti-sionistes.

Enfin, alors que les intermédiaires étaient deux Juifs hongrois, Reszô Kasztner, déjà cité, et le Dr Billitz, un des directeurs du groupe industriel Weiss de Budapest, pour le « convoi de Bergen Belsen », un ancien président de la Confédération Helvétique, Jean-Marie Musy, servira de médiateur pour obtenir la libération des internés de Theresienstadt. Le lieu d'où cette opération de sauvetage fut organisée — la Suisse — a également une importance capitale du fait de la position stratégique de ce pays neutre et de l'action des autorités politiques suisses. Ajoutons, enfin que les autorités américaines, à travers le Comité des réfugiés de guerre (War Refugee Board), furent également impliquées dans l'opération.

Voilà donc les cinq acteurs historiques dont il s'agira d'examiner, à la fois les motivations, les tactiques et les comportements avant et après le 7 février 1945.

Pour mener à bien cette étude, nous nous baserons essentiellement sur trois séries de documents : ceux puisés dans les Archives Fédérales Suisses à Berne, ceux mis à notre disposition par les familles Musy et Hecht et ceux qui ont été rassemblés par l'archiviste américain John


LE SAUVETAGE DES JUIFS : L' « AFFAIRE MUSY », 1944-1945 289

Mendelssohn 2. C'est à la radiographie de l'affaire du 7 février 1945 que nous convions maintenant les lecteurs.

Commençons par voir précisément qui était le « médiateur suisse », Jean-Marie Musy, qui servit d'intermédiaire entre le comité des Juifs orthodoxes et les cercles dirigeants allemands.

JEAN-MARIE MUSY OU L'AMBIGUÏTÉ DU BIEN

Jean-Marie Musy, né à Albeuve en 1876, est issu d'une vieille famille de notables fribourgeois. En 1911, il entrait en politique, d'abord comme député au Grand Conseil de Fribourg, puis comme Conseiller d'État, toujours à Fribourg, et cela sous la bannière du parti conservateur, défenseur des valeurs catholiques traditionnelles et partisan d'une démocratie tempérée par un pouvoir fort et bénéficiant d'un appui populaire direct. En octobre 1914, il fut élu au Conseil National (Parlement fédéral) et c'est en son sein qu'il acquit une audience nationale en encourageant le pouvoir à briser par la force la grève générale qui avait été déclenchée en novembre 1918 et en se posant comme un adversaire résolu du communisme.

Désormais présenté comme le porte-drapeau du parti de l'ordre, il entre au Conseil Fédéral (exécutif fédéral) en décembre 1919 au poste de ministre des Finances et assure par deux fois les fonctions de Président de la Confédération Helvétique (1925 et 1930). Au cours des quatorze années durant lesquelles il exerce de hautes responsabilités, son hostilité au communisme s'approfondit.

On voit apparaître, dans ces années vingt, deux idées sur lesquelles il insiste de plus en plus : l'union européenne et le corporatisme, idées qu'il tente de faire entériner par l'exécutif fédéral. Décontenancés par les propositions de Musy qui prévoyaient notamment la mise en place d'une organisation corporatiste de l'économie, ses collègues le désavouent toutefois et le contraignent à démissionner le 22 mars 1934. Il n'est évidemment pas indifférent que cet échec intervienne peu de temps après les événements français du 6 février 1934 et l'élimination, dans l'Autriche voisine, du parti socialiste par le chancelier Dollfuss avec lequel Musy était lié d'amitié.

A partir de son départ, Musy s'engage dans la voie d'une politique de plus en plus personnelle.

Après avoir quitté le Conseil Fédéral, il se lance activement dans ce qui lui apparaît de plus en plus comme central : le combat contre le bolchévisme. Au nombre de ses activités, mentionnons : la création en février 1936 de l'Action Nationale Suisse contre le Bolchévisme, la participation à des meetings de l'Union Nationale, le mouvement fasciste de Georges Oltramare, le tournage au printemps 1938 d'un film anti-communiste, « La Peste rouge »...

2. MENDELSSOHN John, Rescue to Switzerland, New York, Garland, 1982, vol. 16 de la série en 18 volumes The Holocaust. Selected documents.


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Toutes ces activités n'échappent pas à la police helvétique qui découvre que Musy a des contacts avec Otto Rocher, l'ambassadeur allemand à Berne depuis 1938, comme il en a d'ailleurs avec le représentant du NSDAP en Suisse, Hans Sigmund Freiherr von Bibra 3.

S'il semble que Musy n'ait pas été aidé financièrement par le Reich, il est hors de doute qu'il a entretenu des relations assez suivies avec certaines des plus hautes autorités allemandes (au début de 1941, il entreprit un voyage à Berlin pour plaider la cause de Vichy devant Himmler luimême) 4. Les idées que défendaient l'ancien président de la Confédération ne pouvaient d'ailleurs que trouver un écho favorable chez les Allemands. D'abord, parce qu'il louait la rénovation nationale entreprise par le fascisme : « Il y a dans le style fasciste des éléments nobles et élevés. A rien ne servirait de s'obstiner et méconnaître ce qu'il y a de positif et de généreux dans l'Allemagne et l'Italie nouvelles »s. Ensuite, parce qu'il était partisan d'établir en Suisse un gouvernement fort qui soit en mesure de dépasser la démocratie libérale et le socialisme doctrinaire.

Musy fut-il véritablement fasciste? Disons qu'il fut, avant tout, un conservateur catholique, farouchement attaché à la défense des vertus ancestrale (la famille, la foi religieuse...), attiré par les projets politiques corporatistes. Il fut surtout hanté par la menace bolchevique, et sur ce terrain, Musy pouvait parvenir à une entente avec des mouvements fascistes même s'il ne partageait pas la vision raciale du monde des nazis, la Suisse constituant justement selon lui, l'exemple vivant que « la communauté d'idéal national peut être plus forte que le lien du sang » 6.

Pourquoi un homme comme Musy, séduit par « l'ordre nouveau », se transforme-t-il brusquement, en février 1945, en sauveur de Juifs ? Avant d'essayer de répondre à cette énigme, précisons comment se déroula l'intervention de Musy au profit des Juifs de Theresienstadt.

En avril 1944, Musy fut contacté par un couple de Juifs suisses, M. et Mmc Loeb de Berne, qui lui demanda d'intervenir en faveur de leur soeur et de leur beau-frère, M. et M™ Bloch, internés à la prison de ClermontFerrand. Musy se rendit en juin 1944 à Paris où il rencontra le général SS Oberg, responsable du SD pour la France occupée, dont il obtint la libération du couple parce que la femme était d'origine suisse, et donc ressortissante d'un pays neutre. Ce succès conduisit MM Torel, de Lausanne, à contacter Musy en juillet pour qu'il obtienne la libération de son fils arrêté par les nazis. Il se rendit à nouveau à Paris, cette fois-ci en vain. C'est peu après cette seconde mission qu'il reçut la visite de M"" Bolomey, de Lausanne, qui vint le voir au nom du H.IJ.E.F. (Hilfsverein fur jiidische Fluchtlinge im Ausland — Association d'aide aux réfugiés juifs à l'étranger) basé à Montreux.

3. Archives fédérales suisses (AFS), 4320 (B), 1968, 195/27.

4. Ce rôle de médiateur a été mis en lumière par BOURGEOIS Christian, <t Une lettre de Heydrich à Ribbentrop sur Vichy », Revue d'Histoire moderne et contemporaine, tome XVIII, avril-juin 1971, pp. 296-307.

5. Musy Jean-Marie, La Suisse devant son destin, Montreux, Corbaz, 1941, p. 10.

6. Musy Jean-Marie, Id., p. 94.


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En octobre 1944, il rencontra le couple Sternbuch qui était l'animateur du H.IJ.E.F. et accepta d'agir au nom de cette organisation, auprès des autorités allemandes pour obtenir la libération d'un certain nombre de Juifs internés dans des camps de concentration. Le 1er novembre 1944, Musy, arrivait à Berlin en compagnie de son fils Benoît. Il fut accueilli par le général Schellenberg qui l'accompagna, deux jours plus tard, à Breslau, où Musy rencontra Himmler dans son train personnel qui filait à toute allure vers Vienne. Sur quoi se mirent d'accord les deux hommes ? Le rapport écrit rédigé par l'ancien président de la Confédération, corroboré par son témoignage au procès de Nuremberg, présente le scénario suivant. Musy transmit à Himmler une liste nominative de Juifs que le H.IJ.E.F. désirait voir libérer, puis il demanda à Himmler de libérer tous les Juifs détenus dans les camps en échange d'une somme d'un montant d'un million de francs suisses. L'attitude de Himmler semble avoir été relativement passive : « Il m'écouta attentivement et fit effort pour comprendre mon point de vue, fort éloigné du sien » 7.

Toutefois, il ne ferma pas la porte au marché proposé par Musy, soulignant qu'il était plus intéressé par des biens en nature (camions, tracteurs).

A la mi-janvier 1945, Musy revit Himmler à Wildbad, dans la ForêtNoire, en compagnie de Schellenberg, et réussit à le convaincre qu'il devait accepter une tractation purement financière, et non une compensation en nature qui aurait soulevé l'opposition des Alliés (5 M de francs suisses furent ultérieurement déposés sur un compte bancaire à la Fides à Bâle). En signe de bonne volonté, Himmler ordonna la libération des frères Rottenberg, les deux frères de Recha Sternbuch, et confia à W. Schellenberg le soin de poursuivre les négociations. Entre janvier et avril 1945, Musy entreprit huit voyages auprès de Schellenberg et de son assistant, Franz Goering, qui aboutirent :

— à l'arrivée de 1 200 Juifs de Theresienstadt, le 7 février 1945,

— à la libération fin février de 61 « Juifs illégaux » d'origine hongroise (Juifs qui ne s'étaient pas fait recenser comme juifs),

— à la mise en liberté de proches de la famille Sternbuch et de rabbins (Berger-Rottenberg, Donenbaum, Cilzer...), vraisemblablement en avril 1945.

Quelles furent les motivations de l'ancien président de la Confédération dans cette affaire?

Si l'on en croit la biographie, très laudative, écrite par Gaston Castella « c'est le sentiment d'humanité et de charité chrétienne qui dicta à M. Musy son intervention en faveur des Israélites détenus dans les camps de concentration » 8. Ce portrait flatteur ne correspond toutefois pas à

7. Rapport au comité suisse' de l'Union of Orthodox Rabbis of the United States and Canada, Fribourg, 1945, p. 4.

8. CASTELIA Gaston, En souvenir de Jean-Marie Musy, Fribourg, Imprimerie Perroud, 1960, p. 96.


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l'idée que se faisait Roswell Mac Clelland, le représentant du War Refugee Board américain à Berne, dans le rapport qu'il adressa au directeur de cet organisme de secours (institué en janvier 1944 par l'administration Roosevelt). Mac Clelland voit trois raisons principales dans l'activité de Musy : « le désir d'un gain personnel, l'espoir de jouer un rôle humanitaire saillant et la conviction qu'il pouvait obtenir des conditions de paix plus favorables pour les nazis » 9.

Reprenons, plus en détail, ces trois raisons. Il convient de prendre le terme « gain » au sens littéral du terme : profit pécuniaire et matériel. Sans qu'il soit possible d'apporter une preuve irréfutable en ce sens, de fortes présomptions semblent indiquer que Musy a monnayé ses services.

Il bénéficia d'une assurance-vie qui couvrait ses déplacements en Allemagne et du versement d'une somme de 60.000 francs suisses pour son intervention auprès des autorités allemandes.

Que Musy ait également tenté de se racheter en participant à cette activité de sauvetage ne fait pas non plus de doute. Reuben Hecht, membre du Vaad Hahatzalah orthodoxe, évoque cette volonté de justification : « Mon opinion est qu'il voulait se réhabiliter... il était alors un vieil homme et il eut des secondes pensées sur ces activités antérieures » 10. L'activisme humanitaire de Musy pouvait ainsi lui servir de dédouanement pour ses sympathies pro-fascistes et, donc, lui éviter d'éventuels embarras après la guerre.

Ajoutons que l'engagement de Musy, un engagement qui n'était pas exempt de risques pour sa vie lorsqu'il sillonnait une Allemagne soumise aux bombardements des Alliés, s'explique aussi par une certaine mauvaise conscience que, comme catholique fervent, il a dû progressivement éprouver alors que les horreurs engendrées par le régime nazi se précisaient de jour en jour.

Enfin, Musy a peut-être effectivement cherché à adoucir la colère des Alliés contre l'Allemagne en donnant de cette dernière une image plus positive celle d'une puissance disposée dans une certaine mesure à envisager l'élargissement des Juifs.

Étant donné son anti-communisme vibrant, il est probable que Musy a véritablement pensé que si l'Allemagne donnait des gages dans le « traitement du problème juif », elle pouvait espérer se voir octroyer une reddition honorable et, même, dans l'hypothèse la plus favorable, se retrouver du côté des Anglo-saxons contre l'Union soviétique, un renversement de

9. Rapport sur les activités du WRB, 2 août 1945, p. 52. Archives du WRB, Boîte 43, Dossier : Evacuation to Switzerland. Franklin D. Roosevelt Library (New York).

10. Compte rendu sténographique du procès Kasztner, 24 juin 1954, p. 32 (en hébreu). Ce procès qui eut un grand retentissement à l'époque opposa Reszo Kasztner, ancien responsable du comité d'aide de Budapest, à Malkiel Griinwald qui l'avait accusé d'avoir facilité la déportation de milliers de Juifs hongrois en échange de la libération des membres de sa famille et de notables juifs. En janvier 1957, la Haute Cour de Justice d'Israël lava Kasztner de ces accusations mais celui-ci fut assassiné en mars 1957 par un individu révolté par le non-lieu dont avait bénéficié Kasztner.


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situation auquel aspirait une partie de la hiérarchie nazie. Une dernière chose qui mérite d'être explicitée, c'est la facilité avec laquelle Musy a pu rentrer en contact avec les hautes sphères de l'État nazi.

Si sa stature d'homme d'État et sa nationalité suisse l'ont grandement aidé, deux éléments « catalyseurs » ont été déterminants. D'abord la ligne idéologique de l'ancien président de la Confédération ne pouvait que se voir décerner un satisfecit. Comme le constatait le chef du service de sécurité du Reich, Reinhard Heydrich : « Musy milite en faveur d'une démocratie autoritaire de caractère fasciste national-socialiste... C'est du Reich seul que Musy attend le sauvetage de la culture occidentale face au danger interne et externe du communisme... » u. Un fait personnel a sans aucun doute également grandement facilité le travail de Musy : son amitié passée avec Franz Riedweg (né en 1907), journaliste lucernois, actif dans l'Action Nationale Suisse contre le Bolchévisme qui avait rejoint les rangs de la SS en juillet 1938. Par son mariage en 1938 avec une demoiselle von Blomberg, dont le père était depuis 1934 ministre de la guerre, Reidweg était en contact direct avec la haute hiérarchie nazie. C'est donc vraisemblablement grâce à lui que Musy put approcher Himmler et Schellenberg. Ses options idéologiques et ses relations personnelles furent déterminantes pour permettre à Musy — qui mourra en avril 1952 — de mener son action de sauvetage au nom du Vaad Hahatzalah de Montreux dont il convient maintenant de détailler la structure, les fonctions et les activités en 19441945.

LE VAAD HAHATZALAH ORTHODOXE ET LES CONTRADICTIONS DU MONDE JUIF

Le H.IJ.E.F. avait été établi en Suisse en 1938, après l'annexion de l'Autriche par l'Allemagne, afin de porter secours aux Juifs autrichiens. Il était dirigé par le couple Sternbuch, Isaac Sternbuch étant un citoyen helvétique; sa femme, Recha, étant elle, la fille du rabbin Rottenberg d'Anvers. Le secrétaire du H.IJ.E.F., Hermann Landau, avait quitté la Belgique à la fin de l'année 1942 pour trouver asile en Suisse. Son assistant direct était Chaskel Rand qui avait fui Vienne en 1938. Parmi les autres membres du comité, citons : Hugo Donnenbaum, Shaul Weingort, Leibish Rubinfels et surtout, Julius Kuhl, un diplomate de l'ambassade de Pologne en Suisse, et Reuben Hecht, le responsable européen de l'immigration clandestine pour l'Irgoun révisionniste qui s'était séparée de l'organisation militaire juive {Haganah) en 1937. Le H.IJ.E.F. était l'émanation du Vaad Hahatzalah, le comité de secours basé à New York, qui avait été créé par l'Union des rabbins orthodoxes des États-Unis et du Canada, une organisation fondée en 1902 outre-Atlantique, pour rassembler les rabbins défendant la version orthodoxe du judaïsme qui était dispensée en Hongrie, en Biélorussie et en

11. 10 février 1941. Légation allemande à Berne : Musy 78214. Microfilm T 12012461. Archives Nationales, Washington, cité par Daniel BOURGEOIS, op. cit., p. 305.


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Ukraine. Cette marque de l'orthodoxie est décelable à plusieurs niveaux. D'abord, l'initiative de la constitution du Vaad Hahatzalah revient directement au président de l'Union des rabbins orthodoxes, Eliezer Silver (1887-1968). Si certains de ces rabbins, à l'instar de Bernard Levinthal, le fondateur du parti sioniste-religieux Mizrahi aux États-Unis — le courant orthodoxe, alors minoritaire, qui s'était déclaré favorable à l'entreprise sioniste — soutenaient l'activité des sionistes, la majorité d'entre eux étaient proches de l'Agoudat Israël antisioniste. Eliezer Silver avait été le promoteur de la branche de l'Agoudat, Aaron Kotler, un des grands sages juifs de la première moitié de ce siècle, en était également un des piliers ; Abraham Kalmanovitz, le chef de l'école talmudique MIR qui fonctionna à Shanghaï pendant la guerre, était membre du Conseil des Sages de la Torah de YAgoudah Israël.

Ensuite, les membres du Vaad Ha Hatzalah en Suisse étaient majoritairement des Juifs orthodoxes,' originaires de la communauté anversoise, viennoise ou suisse. '

Enfin, le comité de sauvetage avait été créé dans un but très clair : venir en aide aux Juifs orthodoxes persécutés par la politique raciale allemande, en leur envoyant des colis de nourriture, en arrangeant leur départ des pays occupés ou en négociant leur libération, comme dans l'affaire Musy.

Malgré la forte imprégnation orthodoxe du H.U.E.F., ce dernier offre pourtant la particularité d'associer à une majorité de Juifs orthodoxes, deux éminentes personnalités non orthodoxes. La première, Julius Kuhl, était un diplomate en poste à l'ambassade polonaise à Berne qui servit d'intermédiaire entre le comité et les communautés juives de Pologne. La seconde, Reuben Hecht, était un Juif bâlois, qui rompit avec le milieu assimilé dans lequel il avait grandi, pour embrasser la cause sioniste. Après avoir fait son aliya en 1936, il fut envoyé en Europe par David Ratziel, le commandant de YIrgoun, afin de mettre en place des réseaux d'immigration clandestine, tâche pour laquelle sa nationalité suisse fut d'un grand secours. Il est, a priori, étrange, qu'un partisan du révisionnisme, c'est-à-dire d'un sionisme « intégral » réclamant la formation immédiate d'un État Juif, ait pu s'associer avec des rabbins orthodoxes ne faisant pas mystère de leur opposition au sionisme. Pourtant, à y regarder de plus près, cette coopération s'explique parce que les deux groupes étaient également frappés d'ostracisme par le sionisme-socialiste, alors majoritaire au sein du mouvement sioniste. Cette « alliance des réprouvés » n'aurait toutefois pas pu se maintenir s'il n'y avait eu un rapport au fait juif qui les unissait : la fidélité obstinée. Obstination des orthodoxes à persévérer dans le respect scrupuleux des traditions, obstination des révisionnistes à fonder coûte que coûte une communauté juive indépendante.

La relative marginalisation des orthodoxes et des révisionnistes par rapport au sionisme-socialiste, leur même attachement à la préservation de l'identité juive expliquent que les deux camps aient pu travailler de concert au sein du HJ.I.E.F.


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Leur collaboration, toutefois, dut faire face à l'hostilité partielle d'autres organisations juives. Les représentants du Vaad Hahatzalah en Suisse ont présenté un tableau particulièrement noir de leurs relations avec ces organisations juives qu'ils dépeignent comme des adversaires, non comme des partenaires. Le plus véhément c'est Isaac Sternbuch luimême. Il envoya à la cour israélienne qui eut à statuer en 1954 sur l'affaire Griinewald-Kasztner un rapport dans lequel il écrit : « Le docteur Kasztner a, en Maison avec son ami Kurt Bêcher, sans arrêt dérangé la remarquable action du conseiller fédéral Musy de façon criminelle et en faisant preuve de mauvaise foi » n.

Musy, dans son propre rapport, fait également référence au rôle négatif qu'aurait joué Sally Mayer au cours des tractations de l'hiver 1944 avec Himmler : « Sally Mayer mettait tout en oeuvre pour paralyser l'action du comité de Montreux... Notre action s'est heurtée à une difficulté grave : l'opposition systématique et très dangereuse de Sally Mayer qui avait à son service à Berlin un homme influent, le colonel Bêcher » n.

Que penser de ces critiques ? D'une part, celles-ci sont excessives. Le Joint, dont Sally Mayer était le représentant en Suisse, participa en effet financièrement à l'opération de sauvetage puisqu'il rassembla la plus grande partie des 5 millions de francs suisses qui furent transférés sur un compte en banque à Bâle, en application des accords Musy-Himmler.

D'autre part, ces critiques soulèvent pourtant un vrai problème : celui de la « mésentente cordiale » entre le groupe Sternbuch et le groupe Mayer. Le désaccord qui découlait de leurs options idéologiques divergentes (orthodoxe et anti-sioniste, d'un côté — sioniste, de l'autre) débouchait sur une stratégie différente. La stratégie du Vaad Hahatzalah reposait sur un principe essentiel du judaïsme : le pikkuah nefesh (respect de la vie humaine). En application de cette règle, le comité de Montreux n'hésita pas à accepter l'idée d'un échange entre la libération des Juifs des camps de concentration et le versement de sommes d'argent au profit des nazis, les ennemis du peuple juif. A l'inverse, Sally Mayer refusa de considérer sérieusement qu'un marchandage financier puisse être envisagé et sa tactique consistait à faire durer les négociations par des moyens dilatoires, jusqu'à la fin de la guerre.

Les approches divergentes des deux groupes reposaient aussi sur une compréhension différente de la tragédie juive européenne. Pour le Vaad Hahatzalah, Hitler menait avant tout une guerre contre les Juifs et c'est cette guerre qu'il s'agissait de faire cesser coûte que coûte. Pour Sally Mayer, l'extermination des Juifs n'était qu'une facette du conflit général des Alliés contre l'Allemagne et c'est seulement de la défaite de cette dernière qu'il fallait escompter la fin du calvaire juif. Sauver les Juifs à tout prix même en «traitant avec le diable», sauver les Juifs par la victoire des Alliés : ce furent là les deux options qu'empruntaient Sternbuch d'un côté, Mayer de l'autre.

12. Rapport au Procureur de l'État d'Israël, Haïm Cohn, 8 février 1954 p. 2. Archives Hecht, Haïfa.

13. Rapport au comité suisse..., pp. 14 et 28.


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Malgré leurs divergences d'approche, il y a toutefois une chose qui unissait Mayer et Sternbuch : le « dialogue » avec les autorités allemandes, même qu'il ne s'agissait pas, pour chaque partie, des mêmes Allemands.

SCHELLENBERG CONTRE BECHER : LES RIVALITÉS À L'INTÉRIEUR DU CAMP ALLEMAND

L'historiographie du nazisme a, au cours de ces vingt dernières années, quelque peu infléchi l'image du Reich comme système totalitaire monolithique et rationnellement organisé qu'avaient esquissée les procès de Nuremberg et les premières études effectuées dans la foulée de la défaite hitlérienne 14. Elle a plutôt tendance à présenter le système nazi comme une polycratie, une juxtaposition de centres de pouvoir souvent en conflit 15.

Cette approche, on la trouve dans l'analyse d'une institution centrale de l'État-parti nazi comme la SS puisque les études récentes se sont employées à montrer que la SS n'était pas véritablement un bloc homogène, totalement indépendant à l'égard de l'armée, du parti et de l'État 16.

L'affaire Musy met précisément en lumière les conflits qui ont pu opposer différents services nazis, les stratégies divergentes qu'ont pu suivre des individus appartenant à la même institution (en l'occurrence la SS) et les solutions, plus ou moins extrêmes, que ces acteurs proposaient pour résoudre le « problème juif ».

Les négociations entreprises par Musy sous l'égide du HIJEF s'inscrivent dans le droit fil de précédents pourparlers comme ceux entrepris, au printemps 1942 entre le rabbin slovaque Michel Weissmandel, la responsable de l'organisation des femmes sionistes, Gizi Fleischmann, et le dirigeant local du IV B 4, Dieter Wisliceny 17. Voyons quels sont les acteurs en présence dans l'affaire Musy.

Celui avec qui Musy eut les relations les plus suivies entre octobre 1944 et avril 1945 fut Walter Schellenberg. C'était un homme qui avait accompagné l'expansion du nazisme puisqu'il adhéra au NSDAP et fit son entrée dans la SS au printemps 1933, à l'âge de 23 ans, avant d'entrer en 1934 dans le service de sécurité, le SD, dirigé par Reinhard Heydrich. Il y fera une ascension fulgurante, passant du Bureau central du SD à la direction du contre-espionnage de la Gestapo, avant de devenir le chef du SD-Ausîand — le service d'espionnage nazi à l'étranger — dont il prit la direction en juin 1941. II faisait partie du cercle des rares intimes de Heydrich et entretenait des rapports étroits avec Himmler qui considérait son jeune collègue comme un homme particulièrement doué dans le domaine du renseignement 1S.

14. NEUMANN Franz, Behemoth : The Structure and Practice of National Socialism, 19331944, Londres, Oxford U.P., 1944.

15. PETERSON Edward, The Limits of Hitler's Power, Princeton U.P., 1969.

16. RETTLINGER Gérald, The SS : Alibi of a Nation, 1922-1945, New York, Viking, 1968.

17. WEISSMANDEL Michael Ber Dov, Min Hametzar, New York, Emunah, 1969.

18. SCHELLENBERG Walter, Le Chef du contre-espionnage nazi parle : 1933-1945, Paris, Julliard, 1957, p. 68.


LE SAUVETAGE DES JUIFS : V « AFFAIRE MUSY », 1944-1945 297

C'est à l'automne 1944 que Schellenberg rencontra pour la première fois Musy au cours de l'entrevue que celui-ci eut avec Himmler. Musy dressa un portrait plutôt flatteur du responsable SS : « Il me fit d'emblée bonne impression. Modeste, très calme, apparence de franchise, tout contribuait à inspirer confiance » 19.

Sa participation aux tractations de l'automne 1944 est une nouvelle illustration de la conviction de Schellenberg, affichée dès la fin de l'été 1942, qu'une paix séparée avec les Anglo-Saxons était indispensable pour sauver l'Allemagne d'une défaite totale. Il crut qu'un bon moyen de désamorcer l'hostilité des Nations-Unies vis-à-vis de l'Allemagne était de leur donner un gage en faisant libérer les Juifs détenus dans les camps de la mort. Si Schellenberg put entreprendre des tractations aussi longues entre novembre 1944 et avril 1945, c'est d'abord parce qu'à l'intérieur du SD-Ausland il pouvait compter sur la collaboration des services qui étaient sous ses ordres, en particulier la section VI-A chargée de l'organisation générale du SD et en son sein, Franz Goring, qui était en charge des missions spéciales.

Mais Schellenberg put surtout bénéficier de la protection déterminante de Himmler lui-même. Ce dernier permit à celui dont il avait fait une sorte de conseiller spécial pour les affaires étrangères de s'engager dans les pourparlers avec Musy parce qu'il était habité par l'illusion de conclure une paix séparée avec les Occidentaux. Mais, parce qu'il restait déchiré entre son obéissance fidèle au Fûhrer et ses phantasmes de négociations avec l'Ouest, il adopta une attitude médiane : tout en couvrant Schellenberg dans ses contacts répétés avec Musy, il ne s'engagea jamais activement aux côtés de son subordonné, par exemple, en faisant pression auprès de l'Inspection des camps de concentration sous la direction de Richard Glûcks pour qu'il accélère la libération des Juifs de Theresienstadt. La position de Himmler était donc extrêmement précautionneuse : il était disposé à tirer le maximum de profit politique de telles tractations tout en refusant d'hypothéquer ses relations avec Hitler en participant activement aux négociations. Félix Kersten, officiellement le masseur du Reichsfiïhrer mais en réalité le confesseur et le conseiller privé du Torquemada du IIP Reich, incita Himmler en août 1944 à recevoir l'ancien conseiller fédéral 20.

Walter Schellenberg, le « grand maître » des pourparlers avec Musy, eut affaire à deux types d'opposition à l'intérieur de l'appareil nazi : une opposition sur l'opportunité des négociations — une critique de fond portant sur l'existence même de tels pourparlers.

La première opposition provenait de Kurt Bêcher, Obersturmbannfiihrer SS et responsable des questions économiques au commandement opérationnel des SS en Hongrie. Ce fut lui qui, avec l'assistance de Otto Wihkelmann, Obergruppenfûhrer SS et HSSPF en Hongrie (Hôhere SS und Polizeifiihrer — chef suprême des SS et de la police), mena les négociations avec Reszo Kasztner d'un côté, Sally Mayer de l'autre. Bêcher vit donc avec

19. Rapport Musy, p. 3.

20. KERSTEN Félix, The Kersten Memoirs, 1940-1945, Londres, Hutchinson, 1956, p. 203.


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une grande méfiance le développement, parallèlement aux propres négociations qu'ils avaient engagées, de tractations qui lui apparaissent comme une concurrence. Musy, dans son rapport, et Schellenberg dans sa déposition au Tribunal International de Nuremberg (le 18 juin 1948), insistent évidemment sur la tactique d'obstruction de Bêcher qui aurait déployé une énergie considérable pour saboter leurs propres efforts de sauvetage 21. A l'inverse, Bêcher insiste sur les manoeuvres du chef du SD-Auslanâ auprès de Himmler pour le discréditer n. En réalité, il semble que chacun des deux hommes ait insisté auprès du Reichsfuhrer SS pour présenter son opération de sauvetage comme la seule politiquement efficace et dénigrer, a contrario, celle de l'adversaire, en s'alliant même avec un opposant résolu à toutes les tractations visant à alléger le sort des Juifs : Ernest Kaltenbrunner. L'homme qui, après avoir été HSSPF en Autriche, puis, en remplacement de Heydrich, responsable du RSHA à partir de janvier 1943 était, comme l'a écrit son biographe récemment, un soldat idéologiques. Son antisémitisme rabique ne pouvait que le conduire à voir d'un oeil négatif toutes les tractations aboutissant à la libération « d'ennemis du Reich ».

Bêcher et Winkelman n'eurent donc pas beaucoup d'efforts à faire pour discréditer Schellenberg auprès de Kaltenbrunner d'autant plus que les deux hommes entretenaient de fort mauvaises relations. Kaltenbrunner intercepta à la mi-février 1945 un message transmis par un service de renseignements gaulliste en Espagne qui annonçait que la libération des Juifs de Theresienstadt avait été obtenue contre la garantie que 250 nazis éminents obtiendraient l'asile en Suisse. Cette information, totalement fausse, le chef du RSHA se hâta de la transmettre à Hitler, qui entra alors dans une colère noire, promettant à tout Allemand qui sauverait un Juif l'exécution immédiate, ce qui conduisit Himmler à faire cesser toute autre libération de Juifs 24. Kaltenbrunner, lors de son procès, ne fait d'ailleurs pas mystère de son opposition résolue aux manoeuvres entreprises par l'intermédiaire de Musy : « J'ai critiqué Himmler pour ses actes et je m'en suis plaint à Hitler en disant que les méthodes de Himmler et de Schellenberg desservaient la cause du Reich »2S.

Les rivalités intra-nazies ont eu un double effet contraire dans l'affaire Musy. Elles ont d'abord permis aux tractations de démarrer, sous l'impulsion de Schellenberg «patronné» par Himmler ; elles ont aussi mis un terme à ces discussions puisque Bêcher, qu'elles « concurrençaient » dans ses propres manoeuvres, et surtout le redoutable Kaltenbrunner qui refusait par conviction idéologique toute négociation avec des organisations juives, mirent tout en oeuvre pour les faire cesser. C'est au milieu de ces contradictions — non pas idéologiques mais fonctionnelles — que Musy

21. Déposition de W. Schellenberg devant le T.I.M. de Nuremberg. Archives Hecht.

22. Déposition de K. Bêcher devant le tribunal militaire américain, 22 juin 1948. Document reproduit par John Mendelssohn, op. cit., pp. 1-4.

23. BLACK Peter, Brnst Kaltenbrunner ; Ideological Soldier of the Third Reich, Princeton U.P., 1984.

24. Musy fait allusion à cette affaire dans son rapport, pp. 12-13.

25. Tribunal International Militaire de Nuremberg, Débats, Tome XI, p. 286.


LE SAUVETAGE DES JUIFS : V « AFFAIRE MUSY », 1944-1945 299

dut naviguer pour mener à bien sa mission. Mais il eut aussi affaire à des manoeuvres dilatoires d'une autre origine, américaine cette fois.

LE WAR REFUGEE BOARD : SON OPPOSITION À TOUT MARCHANDAGE FINANCIER

Depuis environ vingt ans, de nombreux historiens américains ont remis en cause l'image jusqu'alors admise d'une administration américaine qui, ignorant la réalité du génocide en Europe, n'aurait pas été, par conséquent, en mesure de riposter aux pratiques hitlériennes. Les recherches entreprises depuis 1968 montrent, au contraire que, non seulement l'administration Roosevelt était informée, dès l'été 1942, de l'existence des camps de la mort, mais qu'elle fit preuve plus que d'une banale inertie : d'une complicité par omission, en refusant par exemple d'assouplir les règles rigides des quotas d'immigration '2h.

Il faudra attendre le 22 janvier 1944 pour que F. D. Roosevelt crée le War Refugee Board qui fut chargé de tous les programmes de sauvetage et de secours aux victimes de l'oppression nazie. Des agences du WRB furent créées auprès des différentes représentations diplomatiques dans quatre des cinq pays neutres (en Espagne, l'ambassadeur américain refusa qu'un représentant du WRB l'assiste) : la Suède (Iver Olsen), le Portugal (Robert Dexter), la Turquie (Ira Hirshmann) et la Suisse (Roswell Mac Clelland). Ce dernier, un quaker, directeur local de l'American Friends Service Comittee, une organisation d'entraide américaine, déploya au cours des années 194445 une intense activité d'assistance en fabriquant des faux papiers, en organisant des réseaux clandestins (au profit par exemple, d'orphelins juifs recueillis en Suisse) ou en prodiguant des fonds à des groupes juifs clandestins comme le Hechaloutz. Pour une raison d'ordre militaire, il y avait une chose que le WRB devait éviter coûte que coûte : renforcer, même marginalement, le dispositif militaire allemand. Autrement dit, il ne pouvait être question de cautionner un marchandage par lequel les Allemands proposeraient d'accorder la vie sauve à des Juifs en échange de la remise d'argent, de denrées ou de biens.

Étant donné l'opposition absolue du WRB à toute négociation impliquant une dimension financière, le Vaad Hahatzalah s'employa à le circonvenir. Sternbuch maintint Mac Clelland le plus longtemps hors du coup d'abord en transmettant ses messages au siège de l'Union des Rabbins

26. Arthur MORSE fut le premier à rédiger une chronique de l'indifférence américaine face au génocide juif : Pendant que six millions de Juifs mouraient, Paris, R. Laffont, 1968. David WÏMAN et Saul FREDMAN ont disséqué la politique draconienne des autorités américaines à l'égard des réfugiés. Du premier, on lira : Paper Walls America and the Refugee Crisis, 1938-1941, Amherst, University of Massachussetts Press, 1968 ; du second. No Haven for the Oppressed United States Policy toward lewish Refugees, 1938-1945, Détroit Wayne State University Press, 1973. Les deux ouvrages qui constituent la somme à peu près définitive sur la passivité de l'administration américaine et les divisions de la communauté juive américaine sont les suivants : FEINGOLD Henry, The Politics of Rescue : The Roosevelt Administration and the Holocaust, 1938-1945, New Brunswick, Rutgers U.P., 1970. WÏMAN David, L'abandon des Juifs. Les Américains et la solution finale, Paris, Flammarion, 1987.


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orthodoxes de New York, non par les canaux de transmission américains, mais par les facilités télégraphiques des légations polonaises aux ÉtatsUnis et en Suisse où travaillait Julius Kuhl, un membre du Vaad Hdliatzalàh. Après la première rencontre entre Musy et Himmler au début du mois de novembre 1944, au cours de laquelle Musy avait évoqué la remise en liberté des Juifs en échange du versement d'au moins 1 million de francs suisses, Sternbuch se mit en quête de cet argent et entra, pour cela, en relation avec Mac Clelland dont l'intervention était indispensable pour que cette somme puisse être transférée des États-Unis vers la Suisse. Le représentant du WRB conseilla au Département d'État de ne pas soutenir le projet parce qu'il était vague, peu crédible et impliquait Musy que Mac Clelland tenait pour un personnage assez douteux ri. Après la seconde entrevue Musy-Himmler, à la mi-janvier 1945, au cours de laquelle la rançon exigée fut portée à 5 millions de francs suisses, le WRB en fut informé par un membre new-yorkais du Vaad Hàhatzaldh qui s'en ouvrit à George Warren, un officiel du Département d'État. Mac Clelland fut chargé de suivre l'affaire de près2S. Le 6 février 1945, la veille de l'arrivée en Suisse du train en provenance de Theresienstadt, Mac Clelland donna son accord de principe pour le transfert des 5 millions de francs suisses exigés par Himmler, étant entendu que cet argent ne pouvait servir en aucune façon à « rançonner » les Juifs et que toute utilisation devait obtenir l'accord du WRB 29. Lorsque l'argent fut transféré à Bâle le 1" mars 1945 sur un compte joint, détenu par Stenbuch et Mac Clelland 30, le projet était déjà abandonné de facto, du fait de l'opposition à Himmler à l'intérieur de l'État nazi.

Trop tard ou trop peu, c'est ainsi qu'on pourrait résumer l'action du WRB dans les années 1944-45. Cette remarque se vérifie en particulier dans « l'affaire Musy » au cours de laquelle Mac Clelland se refusa toujours à envisager le moindre paiement effectif aux nazis en échange d'un saufconduit pour certains Juifs.

Le Vaad Hahatzalah ne put compter que sur la collaboration active d'un seul diplomate américain : Sam Woods. Ce dernier était officiellement attaché commercial du consulat général de Zurich, mais en réalité il appartenait aux services secrets américains : Office of Stratégie Service (OSS). C'est lui qui, au cours de l'année 1943, mit en relation Reuben Hecht, qui avait établi le quartier général de l'Irgoun à Zurich au printemps 1941, et les Sternbuch de Montreux dont il avait entendu parler dans le cadre de ses activités professionnelles. Il est probable que Woods ait agi, en coulisses, en particulier grâce à ses relations personnelles avec le secrétaire d'État Cordell Hull, pour que le Département d'État n'intervienne pas pour contrer les activités parallèles de Sternbuch, surtout à partir du moment où elles produisaient des résultats 31.

27. Huddle (Conseiller à la légation américaine de Berne) au Département d'État, 9 décembre 1944, WRB, Boîte 62, Union of Orthodox Rabbis.

28. M™ F. Hodel (WRB), Mémorandum du 24 janvier 1945, WRB, Boîte 71, Negotiations in Switzerland.

29. Mac Clelland, 6 février 1945, WRB, Boîte 62.

30. History of the WRB, tome 7 (non publié), p. 218. Archives WRB.

31. Interview avec R. Hecht, 28 décembre 1985, Haïfa.


LE SAUVETAGE DES JUIFS : V « AFFAIRE MUSY ». 1944-1945 301

C'était, de toute façon, bien la moindre des choses que pouvaient faire les autorités américaines : ne pas entraver une initiative qui, étant donné l'heure tardive à laquelle elle intervenait, ne risquait plus de contribuer à retarder l'échéance fatale pour le pouvoir nazi.

C'est une attitude d'attentisme précautionneux assez similaire que l'on retrouve dans le comportement des autorités suisses dans l'affaire Musy.

LES AUTORITÉS SUISSES ENTRE L'IGNORANCE ET LA PRUDENCE

La Confédération Helvétique a été vigoureusement critiquée pour la politique draconienne qu'elle a conduite vis-à-vis des réfugiés qui cherchaient à gagner son sol. Dans le rapport qu'il écrivit sur ce sujet en 1957, le conseiller d'État bâlois Cari Ludwig se montre sévère vis-à-vis des autorités fédérales de l'époque auxquelles il fait grief d'avoir trop négligé leur obligation d'humanité au profit d'une prise en compte exclusive de la raison d'État 32.

Il faudra attendre le printemps 1943, avec les défaites allemandes sur le front russe, et surtout la capitulation italienne de septembre 1943, pour assiter à un infléchissement de la politique helvétique à l'égard des réfugiés juifs. Outre le changement du climat international en faveur des Alliés, les pressions américaines furent aussi instrumentales dans l'adoucissement de l'attitude des Suisses. Après l'invasion de la Hongrie en mars 1944, le WRB fit pression sur les États neutres et sud-américains pour qu'ils délivrent des documents de protection au profit des Juifs hongrois et le chef du service des intérêts étrangers à la légation suisse de Budapest, Charles Lutz, émit ainsi des milliers de lettres de protection 33.

Comment la libération des 1200 Juifs de Theresienstadt s'intègre-t-elle dans ce climat de bonne volonté manifestée par les officiels suisses ?

Il faut dire, pour commencer, que les autorités suisses ont été complètement maintenues à l'écart des tractations de Jean-Marie Musy : diverses lettres d'Edouard von Steiger, chef du département de justice et police et président de la Confédération helvétique en 1945, et de Heinrich Rothmund, chef de la division de la police, montrent clairement que, non seulement ils n'avaient pas été informés des agissements de leur collègue Musy, mais qu'ils furent littéralement mis au pied du mur : ils apprirent l'existence de cette opération de sauvetage alors que le train pénétrait sur le territoire suisse 34.

Mis devant le fait accompli, les responsables suisses consentirent à ce que ces Juifs restent temporairement en Suisse. La magnanimité suisse

32. LUDWIG Cari, La Politique pratiquée par la Suisse à l'égard des réfugiés de 1933 à 1945, Berne, Chancellerie fédérale, 1957.

33. LUTZ Cari, « Die Judenverfolgungen unter Hitler in Ungarn » in Neue Zurcher Zeitung, 30 juin 1961 et 27 mars 1970.

34. Lettres de Steiger et Rothmund, février 1945. A.F.S. 4001 C 1/265.


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doit toutefois être tempérée par la double considération suivante : les frais de séjour étaient pris en charge par le WRB et l'évacuation des Juifs devait être promptement organisée car il n'était plus question de les autoriser à résider en Suisse 35. Le départ des Juifs fut, effectivement, mis sur pied avec une extrême célérité, non plus tant à cause de l'impatience des Suisses, mais parce que les réfugiés devenaient un enjeu politique pour les divers groupes juifs qui chechèrent à se les « approprier »,

Bien que ce soit le Vaad Hahatzalah orthodoxe qui ait été à l'origine de cette action de sauvetage, l'Agence juive, qui était bien mieux organisée, s'employa à préparer leur départ vers la Palestine.

La tension entre les deux organisations était inévitable puisque le Vaad du fait de son antisionisme, ne voyait pour destination possible pour ces Juifs que les communautés orthodoxes aux États-Unis ou en Europe, alors que l'Agence juive avait pour unique objectif de renforcer le foyer national juif par l'aliya. Finalement, après de véhémentes protestations émanant des réfugiés, dans leur majorité hostiles au départ vers la Palestine, et de leaders orthodoxes comme le rabbin Botschko de MontreuxM, la plupart des Juifs de Theresienstadt quittèrent la Suisse au cours de l'été 1945 pour rejoindre d'autres pays européens ou les États-Unis. Seule une petite minorité se rendra en Palestine avec les groupes d'olim : 34 rescapés de Theresienstadt se joignirent, par exemple, à 700 réfugiés de BergenBelsen et à 300 jeunes pionniers pour former le convoi qui partit pour la Palestine le 23 août 1945 via Brigue (Valais) et Trieste.

Avec le départ de Suisse de ces Juifs s'achevait l'affaire Musy.

CONCLUSION

Si, en février 1945, 1200 Juifs purent trouver refuge en Suisse, cette réalisation est l'aboutissement d'une conjonction d'intérêts. Pour JeanMarie Musy, l'intérêt immédiat qu'il pouvait trouver en jouant les médiateurs pour le compte d'une organisation juive était d'ordre personnel : se forger un alibi et se refaire une virginité politique en masquant son cryptofascisme par un philosémitisme de dernière heure. Le Vaad Hahatzalah avait, lui, un objectif humanitaire : sauver le maximum de Juifs (en premier lieu dans les cercles orthodoxes).

Enfin, si certains des responsables allemands ont pu s'engager dans ces tractations, c'est avant tout parce qu'ils en escomptaient des bénéfices personnels tout en se berçant de l'illusion de désamorcer l'hostilité des AngloSaxons vis-à-vis de l'Allemagne. Cette tactique s'avéra d'ailleurs fructueuse puisque Schellenberg ne fut condamné, malgré ses lourdes responsabilités, qu'à six ans de prison en avril 1949.

35. Mac Clelland à Sternbuch, 9 mars 1945 ; Archives Hecht.

36. Lettres de désapprobation de réfugiés, A.F.S. 4260 C 1974/34/108.


LE SAUVETAGE DES JUIFS : V « AFFAIRE MUSY », 1944-1945 303

Les tractations impliquèrent activement les trois parties précitées. Les Américains n'intervinrent, par l'intermédiaire du WRB, qu'avec réticence et après avoir été maintenus « sur la touche » le plus longtemps possible par Sternbuch.

Quant aux Suisses, ils sont véritablement les grands absents puisque après avoir été tenus à l'écart de ces tractations, ils n'eurent plus qu'une alternative : accueillir les 1200 internés juifs à leur arrivée en Suisse... et faire en sorte qu'ils poursuivent leur route sous d'autres cieux. « L'action Musy » — comme « l'action Sally Mayer » — constitua un succès limité. Pourtant, elle ouvrit la voie à d'autres interventions qui soulagèrent les souffrances de milliers d'hommes et de femmes dans les premiers mois de 1945 alors que le Reich agonisait.

Au nombre de ces interventions, citons :

— le transfert de 5 000 internés Scandinaves vers la Suède,

— la libération de 3 500 femmes juives de Ravensbriick,

— le ravitaillement des camps en vivres et en médicaments par la Croix Rouge.

L'action Musy ne fut pas la cause immédiate de toute cette agitation humanitaire mais elle créa, par son dénouement heureux, un climat favorable à de telles initiatives qui restèrent, malgré tout, fort limitées et sans commune mesure avec l'ampleur de la tragédie que vécut le peuple juif au cours de la seconde guerre mondiale.

Alain DIECKHOFF, Chargé de recherche au C.N.R.S. (CERI).


-M ÉLAN G ESLA

ESLA DES ÉTRANGERS A LA FIN DU XVIe SIÈCLE ET AU DÉBUT DU XVIIe SIÈCLE

On serait tenté d'écrire que le sujet, aujourd'hui très brûlant, de la question des étrangers est une affaire qui rejaillit périodiquement lorsque le pays traverse une période difficile. Même si, selon les époques au cours desquelles il se pose, les modalités diffèrent, le fond, lui, ne semble pas changer. Il est cependant une époque où la question des étrangers s'est posée en des termes certainement plus vifs qu'elle ne l'est aujourd'hui, c'est la fin du xvr 5 siècle et le début du xvir. Car c'est sur un véritable débat théorique que tout repose. On constate, en effet, l'émergence d'un droit international autonome qui, avec Vitoria notamment, puis Grotius, voit s'élargir l'aire du droit naturel au domaine des relations entre l'individu et l'État à l'ensemble des États. La société internationale, stade ultime de la communauté humaine, doit tendre autant que possible vers cette societas perfecta, incarnation de l'ordre régissant l'univers selon les principes éternels de la justice divine, dont le but essentiel est de concourir au bien commun. Or, concurremment, on voit apparaître d'une façon plus affirmée les particularismes nationaux issus d'un nationalisme aussi bien politique qu'économique 1.

Ceci est particulièrement vrai pour la France qui, comme contrepartie aux désastres de trente années de guerres civiles, a vu surgir un fort sentiment patriotique se cristallisant autour de la monarchie pour rétablir un pouvoir fort. Pouvoir à même d'imposer un terme aux querelles politico-religieuses, d'évincer toute influence étrangère et de restaurer l'économie du pays, condition sine qua non d'un pouvoir bien assis.

Il convient donc, dans un premier temps, de préciser l'enjeu théorique de ce problème de société par rapport à la vision sociale qui anime la pensée mercantiliste. Si l'on a souvent souligné le caractère empirique et même l'absence de cohérence théorique de ce corps d'idées sur la politique et l'économie 2, il faut cependant rappeler quelques traits essentiels

1. Paul HAESIN n'hésite pas à dresser directement un parallèle entre le mercantilisme et le nationalisme : « Qu'est-ce donc que le mercantilisme ? C'est dans l'ordre économique un phénomène analogue au nationalisme économique x>, in Les doctrines monétaires et financières en France du XVIe au XVW siècle, 1928, p. 11.

2. Cf. Paul HARSIN, op. cit., p. 12 ; mais aussi J. MORINI-COMBY, Mercantilisme et protectionisme, 1980, p. 4 ; qui lui aussi sans en faire aucunement un grief, soulignait ce caractère empiriste : « Faut-il lui faire un grief de n'avoir été qu'empiriste dans sa méthode, modeste


LA QUESTION DES ÉTRANGERS, FIN XVI' DÉBUT XVII' S. 305

qui permettent tout de même de dégager une unité de vision qui, pour n'être pas absolument systématique, n'en constitue pas moins un système économique et politique autonome.

Pensée essentiellement politique, ce n'est que secondairement que les auteurs mercantilistes se sont adonnés à la pure analyse économique. Ce qui ne veut pas dire que leur contribution à la pensée économique soit mineure, mais que l'économique est subordonné au primat du politique, lui-même souvent conditionné par une morale qui fournit fréquemment l'armature primordiale de beaucoup d'analyses. Mais ces a priori théoriques ne limitent pas la perception d'une réalité observée pour elle-même, mais orientent l'analyse de telle sorte que cette réalité économique, sociale, soit maîtrisée et corresponde le plus possible au schéma de la Cité idéale. Cela ne se peut traduire dans les faits que par une politique volontariste, souhaitant intervenir dans tous les domaines, l'étatisme comme on a souvent dit 3.

Aussi, par rapport au problème qui nous intéresse et afin de cerner au plus près les motifs qui ont fait de l'immigration étrangère en France une question d'actualité, nous faut-il rendre saillants certains aspects de l'idéal de société vers lequel devait tendre toute politique bien menée.

Directement inspiré par Aristote, on pense toujours que le lieu de réalisation par excellence de la vertu humaine, durant la vie terrestre tout au moins, reste la Cité, c'est-à-dire pour cette époque le royaume de France.

Et, pour saisir combien vive était l'emprise de la conception aristotélicienne de la Cité sur l'image que l'on se faisait du royaume, il faut se référer à ce passage capital de la Politique qu'est le Livre I, 2 4.

L'homme étant donc un animal naturellement social et, plus précisément, un « animal politique » fait pour vivre dans la Cité, mais encore

et pratique dans les buts limités qu'il se proposait ? » Alors que BASTABLE dans The Commerce of Nations, London, 1922, p. 35, ne reconnaissait même pas au mercantilisme d'autonomie propre, et n'en faisait qu'une période intermédiaire et préparatoire dans l'Histoire de la pensée : « Le système mercantile est, comme le système féodal, bien plus une phase de l'évolution historique de l'Europe qu'un corps systématique de doctrine, appliquée partout avec une égale rigueur. »

3. MORIKI-COMBY, op. cit., p. 5-6 : « Les mercantilistes sont plus que des précurseurs, ils sont les représentants de la conception d'une économie étatiste... ».

4. « Enfin, la communauté formée de plusieurs villages est la cité, au plein sens du mot ; elle atteint dès lors, pour ainsi parler, la limite de l'indépendance économique : ainsi, formée au début pour satisfaire les seuls besoins vitaux, elle existe pour permettre de bien vivre.

» C'est pourquoi toute cité est un fait de nature, s'il est vrai que les premières communautés le sont elles-mêmes. Car la cité est la fin de celles-ci, et la nature d'une chose est sa fin, puisque ce qu'est chaque chose une fois qu'elle atteint son complet développement, nous disons que c'est là la nature de la chose, aussi bien pour un homme, un cheval ou une famille. En outre, la cause finale, la fin d'une chose est son bien le meilleur, et la pleine suffisance est à la fois une fin et un bien par excellence.

» Les considérations montrent donc que la cité est au nombre des réalités qui existent naturellement, et que l'homme est par nature un animal politique. Et celui qui est sans cité, naturellement et non par suite des circonstances, est un être dégradé ou au-dessus de l'humanité. s>

ARISTOTE, Politique, éd. J. TRICOT, Paris, Vrin, 1977, liv. I, 2, 1252 b-1253 a, pp. 27-28.


306 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

un animal «économique» puisque la famille est aussi indispensable à l'homme que la Cité pour vivre, même si la Cité est la seule communauté parfaite puisqu'elle est capable de se suffire à elle-même, il en résulte donc que l'individu doit être subordonné à la Cité. Sa nature l'y contraint, la Cité est le lieu d'achèvement, de perfectionnement que l'homme possède 5.

On trouve ici les fondements philosophiques de cet idéal autarcique qui reste la clef de voûte de beaucoup d'écrits mercantilistes. Le Traicté de l'oeconomie politique de Montchrétien peut être considéré comme une espèce de somme de la pensée mercantiliste française; or l'auteur y réaffirme devant le roi, nouvellement majeur, cette vérité qui doit être tenue pour un principe essentiel de toute bonne politique royale :

...La France seule peut se passer de tout ce qu'elle a de terres voisines, et toutes les terres voisines nullement d'elles. Elle a des richesses infinies, connues et à connoistre. Qui la considérera bien, c'est le plus complet corps du royaume que le soleil puisse voir depuis son lever jusqu'à son coucher, dont les membres sont plus divers, et toutefois mieux se raportans selon la symétrie requise à un bel Estât... Luy seul se peut estre tout le monde... 6.

Or, même si le réalisme a forcé ces théoriciens à tenir compte de l'existence des autres nations et des relations toujours plus étroites qui se nouaient entre elles, la réponse qu'ils ont donnée à la nécessité incontournable des faits montre bien qu'ils n'ont en rien sacrifié à cette exigence autarcique parce que c'était un principe essentiel de leur éthique politique. Car vouloir assurer à n'importe .quel prix la prééminence de la France sur les autres nations, n'était-ce pas une forme détournée et efficace de s'assurer l'isolement rêvé, et cela par le maintien du reste du monde sous une dépendance économique et politique 7 ? Ce point de vue ne pouvait être que conforté une fois encore par la caution d'Aristote. Ce qu'il avait écrit de la supériorité hellénique sur les autres peuples était un moule parfait pour édifier le mythe du royaume élu 8.

5. Ethique de Nicomaque, éd. J. VOILQUIN, Paris, Garnier, 1961, liv. IX, 9, p. 449 et seq.

6. Antoine DE MONTCHEÉTIEN, Traité de l'économie politique, éd. Funk-Brentano, Paris, 1889, pp, 23-24.

7. « Vos Majestez ont deux mers aux extrémitez de ce royaume ; je les appelle deux larges portes pour saillir sur les deux bouts du monde, deux issues par lesquelles vos généreux peuples, soubs les glorieux auspices de vostre nom peuvent aller porter l'oriflamme semée de lis en toutes les provinces de la terre » (MONTCHRÉTIEN, op. cit., p. 304).

8. Cet autre passage de la Politique est indispensable pour comprendre de quoi s'est nourri initialement ce mythe du royaume élu parmi les autres nations : « Voici à peu près ce qu'on peut penser à ce sujet, emportant à la fois ses regards sur les cités réputées de la Grèce et sur la totalité des terres habitées telle qu'elle est distribuée entre les diverses nations.

Les nations situées dans les régions froides, et particulièrement les européennes, sont pleines de courage, mais manquent plutôt d'intelligence et d'habileté technique ; c'est pourquoi tout en vivant en nations relativement libres, elles sont incapables d'organisation politique et impuissantes à exercer la suprématie sur leurs voisins. Au contraire les nations asiatiques sont intelligentes et d'esprit inventif, mais elles n'ont aucun courage, et c'est pourquoi elles vivent dans une sujétion et un esclavage continuels.

Mais la race des Hellènes, occupant une position géographique intermédiaire, participe de manière semblable aux qualités des deux groupes de nations précédentes, car elle est courageuse et intelligente, et c'est la raison pour laquelle elle mène une existence libre sous


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Cette idée de la France conçue comme le royaume privilégié de Dieu était bien ancrée dans la tradition politique française. Cependant, elle avait reçu une impulsion nouvelle à l'époque qui nous intéresse, après que trente années de guerre civile eurent ébranlé toutes les structures de l'État et de la société. Or le fait que le royaume ne succombât pas à une épreuve si rude fut interprété comme un signe de la mansuétude divine et de la pérennité de son élection. Et cela d'autant plus qu'après une crise si grave était venu le règne réparateur de Henri IV, règne de paix et de reconstruction. Jean de Beaufort, porte-voix de la noblesse aux États généraux de 1614, n'écrit pas autre chose :

On cognoist bien à présent que Dieu a un soing très singulier de cette Monarchie, il sembloist ces jours passés qu'elle deust tumber es malheur des discordes civiles d'où il l'avoit tirée par le bras invincible du Grand Henry vostre Père... 9.

Cette croyance en l'élection divine se manifestait par la conviction que l'on avait que la France conjuguait toutes les qualités propres à un État potentiellement puissant : une agriculture florissante, des richesses minérales, un peuple nombreux et actif, un climat tempéré, etc. Montchrétien, en rappelant au roi et à la régente ces points forts, ne fait que transcrire l'opinion de son temps 10 :

Vos Maiestez possèdent un grand Estât, agréable en assiète, abondant en richesses, fleurissant en peuples, puissant en bonnes et fortes villes, invincible en armes, triomphant en gloire. Son territoire est capable pour le nombre infini de ses habitants, sa fertilité pour leur nourriture, son affluence de bestail pour leur vie, ils ont la douceur du ciel, la température de l'air, la bonté des eaux. Pour leur deffense et logement, des matériaux y sont propres et commodes à bastir maisons et fortifier places... Si c'est un extrême sujet de contentement à vos peuples de se voir nés et eslevés en la France, c'est à dire au plus beau, plus libre, plus heureux climat du monde, vostre gloire doist estre moindre d'y tenir un empire que l'on peut appeler incomparable... u.

Un siècle avant Montchrétien, Claude de Seyssel avait justifié les mesures de politique économique qu'il préconisait par la même croyance en l'élection divine du royaume de France : il faut

ne permettre navires étrangers charger vivres n'autres marchandises de france pour les tirer dehors, car ce royaume est tant abondant de biens qu'il se peut trop mieux passer de tous ses voysins qu'ils ne font de luy 12.

d'excellentes institutions politiques, et elle est même capable de gouverner le monde entier si elle atteint l'unité de constitution. » {Polit., VII, 132 b, pp. 493-494).

Ailleurs Aristote résumait cette pensée en citant un vers de VIphigénie en Aulide d'Euripide : « Il est normal que les Grecs commandent aux barbares », op. cit., I, é, 1252 b, p. 25.

9. Le Trésor des Trésors de France, voilé à la couronne par les incogneues faussetez, artifices, suppositions commises par les principaux officiers dees finances, Paris, 1616, p. 3.

10. BODIN dans sa Response au paradoxe de Monsieur de Malestroict, participait lui aussi à l'édification du mythe : « ...depuis que Dieu posa la France entre l'Espagne et l'Italie, l'Angleterre et l'Allemagne, il pourveut aussi qu'elle fust la mère nourrice portant au sein le cornet d'abondance, qui ne fust oncques et ne sera jamais vuide, ce que les peuples d'Asie et d'Afrique ont bien confessé... », éd. de 1568 reproduite in J. Y. LE BRANCHU, Écrits notables sur la monnaie, Paris, 1934, p. 121.

11. La grant'Monarchie de France, in LE BRANCHU, op. cit., p. 23. 12.


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Il est donc patent que les considérations morales n'éclipsaient jamais l'aspect pratique de cette pensée mercantiliste et qu'au contraire elles fournissaient les assises théoriques, la cohérence interne à une politique économique spontanément empiriste dans sa pratique. Car même élu de Dieu, le royaume de France devait, pour conserver ou retrouver la prééminence politique qui lui était due, s'assurer une prépondérance économique solide. La conscience aiguë de cette nécessité se résumait par l'adage constamment répété : l'argent est le nerf de la guerre. Car même si l'on tient alors cette valorisation de l'argent pour moralement réprouvable, on n'en reconnaît pas moins son impérieuse nécessité. Le président de Lalouette résumait à cet égard parfaitement l'opinion courante. Car s'il faisait observer, d'une part, que «l'argent n'est pas comme le vulgaire estime un nerf de si nécessaire mouvement que sans cela l'État ne se puisse mouvoir et subsister », il n'en reconnaissait pas moins, forcé par le spectacle des moeurs « corrompus » de son temps, que « l'on dit maintenant, en commun proverbe, que la Finance est le nerf et l'âme de l'État, c'est-à-dire de l'État corrompu du temps présent auquel tous les ordres sont renversés... » B.

Et même si l'on sait alors, après Aristote, que l'argent n'est pas la richesse 14, il n'en reste pas moins une de ses composantes essentielles. Toute la question se résume donc de savoir comment il faut l'acquérir, puis comment le conserver.

Comme il est communément admis que si la richesse générale est susceptible d'être divisée, par contre elle ne peut s'accroître et, si un pays s'enrichit, ce ne peut être qu'au détriment d'un autre 15 ; il convient de mettre en oeuvre tous les moyens capables de drainer cette richesse vers sa propre nation. Développer une industrie capable de concurrencer sur le marché intérieur, mais surtout sur les marchés étrangers, les autres productions nationales, tel est le souhait répété des théoriciens mercantilistes. Or, comme la richesse n'était envisagée que du seul point de vue chrysohédoniste, un protectionnisme rigoureux s'imposait donc à l'égard des importations étrangères, la seule exception était faite pour les produits de base manquant au pays. Ce protectionnisme, estime-t-on, est non seulement nécessaire pour éviter les sorties de numéraire, mais encore pour préserver l'emploi. Car si la main-d'oeuvre n'est pas clairement perçue comme un facteur de croissance, par la possibilité qu'elle peut avoir d'accroître sa consommation, elle est par contre clairement conçue comme la force productive primordiale sans laquelle rien ne peut être fait. Plus le peuple d'une nation sera nombreux et embauché, plus le pays sera riche, car il sera à même de produire et d'exporter et donc d'accroître sa puissance économique pour une meilleure emprise

13. Président DE LALOUETTE, Des affaires d'Estat, des Finances, du Prince et de sa Noblesse, Metz, chez Jean d'Arras, 1597, pp. 28-29.

14. Politique, éd. cit. liv. I, IX, 15 et 16. Dans le même ordre d'idées, Montchrétien écrivait : « Ce n'est point l'abondance d'or et d'argent, la quantité de perles et de diamans, qui fait les Estats riches et opulens... », op. cit., p. 241.

15. « On dit que l'un ne perd jamais que l'autre n'y gagne, cela se connoist mieux en matière de trafic », MONCHEÉHEN, op. cit., p. 161.


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politique 16. Aussi, laisser pénétrer trop largement des produits étrangers au détriment de la production nationale amenait inévitablement le chômage. Ce qui ne pouvait que nourrir une pauvreté déjà endémique et nuisible, à plusieurs égards, à la prospérité du pays. La conséquence directe en était la mendicité, alors réprouvable sur le plan moral, et clairement perçue comme néfaste sur le plan économique. Montchrétien, une fois encore, donne le ton de la critique qu'encourait l'oisiveté : « Ventres paresseux, charges inutiles de la terre, hommes nez seulement au monde pour consommer sans fruict ! Pour vous les fouets et les carcans... » 17.

Autre inconvénient de la pauvreté, celle-ci alimentait le flux migratoire français qui se dirigeait essentiellement vers le Sud 18. Car si l'on a pu trouver des Français en nombre important en Angleterre, en Allemagne ou dans les Provinces Unies, c'était essentiellement pour des motifs religieux. Or ce type d'émigration n'avait plus lieu d'être après l'Édit de Nantes, et donc à l'époque qui nous intéresse 19. Aussi est-ce pour le pays un double dommage car non seulement une richesse potentielle disparaît avec cette perte de main-d'oeuvre, mais encore est-ce un facteur de développement économique pour un autre pays qui, de client, pourra devenir à terme concurrent. Montchrétien a saisi avec acuité l'enjeu économique de l'émigration française :

Depuis que les Maures ont esté chassez de toutes les provinces d'Espagne, il y est entré un très grand nombre de Gascons, Biarnois [Béarnais], Auvergnats, Limousins, Dauphinois, Languedochiens et Provençaux qui s'employent à la culture des terres demeurées en friches. Les estrangers s'espandent seulement es plaines et terres les plus fertiles que les gentilhommes espagnols ont réunies à leurs fiefs par l'éjection des Morisques, auxquels elles appartenoyent, les donnant maintenant à fort vil prix, fournissant mesme de boeufs, de mules et d'autre bétail, commodité et avantage par lesquels sont attirez très grand nombre de vos subjects 2°.

Et si l'auteur sait que cette émigration n'est parfois que temporaire, son expérience lui a montré, lors de son exil en Angleterre, que souvent les émigrés de France s'installent d'une façon définitive à l'étranger ; aussi la perte de ces sujets est-elle irréversible pour le royaume :

Il se coulera pourtant quinze ou vingt ans devant que cela se puisse bien

16. Monchrétien rappelait au roi à ce sujet qu'un peuple nombreux et laborieux est le bien le plus précieux parmi les autres richesses de la France : « Mais de ces grandes richesses, la plus grande c'est l'inépuisable abondance de ces hommes... », op. cit., p. 24.

Bodin, avant lui, avait écrit : « Il ne faut jamais craindre qu'il y ait trop de sujets, trop de citoyens, veu qu'il n'y a ny richesses, ny forces que d'hommes... », République, éd. cit., livr. V, ch. VII.

17. Op. cit., p. 106.

18. E. LEROY-LADURIE, Paysans du Languedoc, éd. 1966, t. I.

19. Cf. J. MAIHOREZ, Les Etrangers en France sous l'Ancien Régime, Paris, 1919, vol. I, p. 53 et seq.

Le témoignage de Montchrétien est révélateur quant à la permanence de ces émigrants naguère partis pour échapper aux persécutions religieuses : « Qui de nouveau viendrait à Hantonne [Hampton] et autres lieux, et ne sçauroit comme il en va, seroit bien estonné de n'entendre presque en tous les atteliers que le langage françois », op. cit., p. 70.

20. Op. cit., pp. 319-320.


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prendre et sonder, car la pluspart va et vient encore, et l'autre se retire après avoir gagné quelque argent dans les plus riches provinces d'Espagne 21.

Un autre inconvénient de l'émigration est le handicap qu'elle a été pour le développement colonial français. Elle est la cause, pense-t-on, du retard de la France dans la course à la conquête de territoires d'outre-mer même si l'on estime que ce délai regrettable peut encore être comblé, comme l'explique Montchrétien au jeune Louis XIII : « Nous venons trop tard. Plus tard que nous devrions, à la vérité ; mais assez tost, si assez bien... » 22. Or ce surplus démographique, que les observateurs du temps croyaient discerner 23, aurait permis d'exploiter d'une manière plus intensive les nouveaux territoires, notamment en Nouvelle-France. Car ces terres d'Amérique étant dépourvues de mines d'or et d'argent, le conquérant français avait été obligé d'adopter un système colonial différent de celui de l'Espagne et du Portugal 24. Ce système colonial était essentiellement fondé sur la mise en valeur de ces nouveaux territoires. Un développement colonial fondé sur l'exploitation des ressources agricoles locales, le trafic des pelleteries, la pêche hauturière, ne pouvait-il donc que nécessiter une émigration importante de métropolitains. Or le départ des Français vers l'Italie, et surtout l'Espagne, compromettait la pérennité du système, comme le souligne Montchrétien :

Depuis que nous jouissons de la paix, le peuple s'est infiniment multiplié en ce royaume. On s'y entre étouffe l'un l'autre, et seroit quasi besoin d'y pratiquer l'exemple ancien de plusieurs nations septentrionales. Combien y

21. Ibiâ. A ce sujet Thomas LE FÈVRE qui voyagea en Espagne rapporte aussi dans son Discours sommaire de la Navigation et du Commerce..., Rouen, 1650, des détails intéressants sur ce phénomène migratoire que Bodin, puis Montchrétien, avaient signalé avant lui : <= C'est que la descouverte des Indes, le péru des Espagnols estait en France par la Navigation et le trafic les uns avec les autres, mais maintenant, les pauvres et misérables de François le trouvent par la terre en Espagne, de nos provinces voisines d'icelle pour leur pauvreté extrême, et éviter aux grandes tailles et imposts de France, qui les fait (sic) faire migration, se marier, bastir, y fieffer des maisons et des terres à bonnes conditions, et pour peu de chose, lesquelles ils y mainbonnissent et augmentent. Ce qui faict maintenant accueillir de bons bleds, et sortir de l'estoc des François originaires ; grand nombre d'Espagnols et très affectionnez à l'interest public d'Espagne par celuy de leur particulier. Telle manière de peuple et simples gens oublians facilement l'affection et le devoir à leur pays natal, pour jouyr du bien présent d'un autre, et l'assurer à l'advenir à leurs femme, famille et enfans en Espagne. De sorte que par ce moyen le Roy d'Espagne supplée aux deux plus grands deffaux de son Estât, qui sont d'hommes et de bleds... », op. cit., p. 53.

22. Op. cit., p. 313.

23. BODIN précise dans la République que « depuis six ou sept vingt ans, c'est le peuple infini qui s'est multiplié en ce royaume... », op. cit., p. 91.

24. Marc Lescarbot, avocat au Parlement, qui voyagea au Canada apporte un témoignage de première main sur ce point : « L'Hespagnol s'est montré plus zélé que nous, et nous a ravi la navigation qui nous estoit propre. Il y a eu du profit. Mais pourquoi luy enviera on ce qu'il a bien acquis ? Il a esté cruel. C'est ce qui souille sa gloire, laquelle autrement seroit digne d'immortalité. Depuis cinq ans le sieur de Monts meu d'un beau désir et d'un grand courage, a essayé de commencer une habitation en la Nouvelle France, et a continué jusques à présent à ses dépens. En quoy faisant luy et ses lieutenans ont humainement traité les peuples de ladite province... Que s'ils [les Français] n'y [en Amérique] trouvent les trésors d'atabalippa et d'autres, qui ont affriandé les Espagnols et iceux attirés aux Indes Orientales, on n'y sera pourtant [pas pour autant] pauvres, ains cette province sera disgne d'estre dite vostre fille... », Histoire de la Nouvelle France, Paris, Jean Millot, 1609, déclaration dédicatoire.


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a-t-il d'hommes chargés de grandes familles, vivant en extrême pauvreté, de moeurs innocentes et louables au reste ? C'est de ces gens, non des fainéans, des scélérats et de criminels qu'il faudroit peupler un nouveau monde. Il vous en viendroit de l'honneur et du profit tout ensemble, de l'amplification à votre Estât, de l'accroissement du fond de vos finances, des forces tant par mer que par terre... 25.

Cette esquisse rapide de l'arrière-fond théorique, qui sous-tendait l'appréciation des mercantilistes, permet de mesurer exactement l'enjeu que représentait à leurs yeux l'émigration étrangère en France. Mais, avant de dresser plus précisément la nature des griefs que l'on faisait à la présence d'étrangers en France, il convient d'évoquer ce que fut l'évolution du droit des gens, qui allait directement à rencontre des positions prises par les tenants d'un État autonome en tous points. Car, sans cela, on ne peut comprendre la vigueur des réactions que suscita la prise de conscience de la différence de condition que les étrangers connaissaient en France par rapport à celle que les Français connaissaient à l'étranger. Déséquilibre de situation qui explique le caractère virulent des prises de position de l'époque.

Le problème ne se posait pas en des termes aussi tranchés, entre tenants d'un droit des gens de plus en plus favorables aux étrangers et partisans d'une ferme politique à l'égard de l'immigration étrangère. Car ces derniers, tels Barthélémy de Laffemas ou Montchrétien, qui parfois vont jusqu'à réclamer l'exclusion, reconnaissent cependant la nécessité qu'il y a de faire appel aux artisans étrangers afin de relever des pans entiers de l'industrie nationale 26. Ainsi sollicite-t-on des Génois pour restaurer l'industrie de la soie à Tours, ou bien des corroyeurs suisses pour enseigner l'art de donner aux peaux de boeufs la façon du buffle, à celle des chèvres la façon du chamois 27, ou bien encore essaie-t-on d'attirer des métallurgistes allemands afin de donner, du moins le pense-t-on, un essor à la prospection et à l'exploitation des mines dont on veut croire que la France est dotée 28.

Mais on cherche également à susciter la venue de Flamands et d'Anglais afin qu'ils réintroduisent dans le royaume l'art de faire les toiles, les satins, les damas de Hollande et de Flandre, ou bien aussi les draps et les futaines d'Angleterre 29. Et tout cela afin de pouvoir

25. Op. cit., p. 315.

26. Ce sont les moyens juridiques suivants que Laffemas propose pour susciter la venue d'artisans étrangers : « Et pour donner occasion aux bons artisans estrangers, de se retirer en France pour y travailler et aider lesdites manufactures, il plaira au Roy leur accorder lettre de naturalité sans payer aucune finance, que pour la façon et le scel d'icelles, qu'ils jouyront de semblables privilèges que les François après avoir demeuré un an et jour en ce royaume... », Reiglement général pour dresser tes manufactures..., Rouen, 1597, p. 34.

27. LAFFEMAS, op. cit., pp. 9-10.

28. MATHOREZ J., Les étrangers en France sous l'Ancien Régime, op. cit., t. II, pp. 95-96.

29. La Commission du Commerce suggérait, quant à elle, les privilèges suivants pour attirer les tisserands étrangers : « Que tous les ouvriers estrangers tisserans, curandiers et autres qui en despendent, seront réputez pour François naturels et regnicoles, exempts du droit d'aubaine, eux et leurs enfants nez et à naistre. Qu'ils seront exempts de tailles,


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concurrencer la production étrangère et d'éviter ainsi les ruineuses importations de produits fabriqués. Ce sont aussi des Hollandais que l'on attire pour la dessication des marais ainsi que pour le raffinage du sucre, ou bien encore des Allemands pour développer la savonnerie à Marseille 3°.

Il n'était donc pas possible de vouloir susciter la venue des étrangers tout en souhaitant maintenir un régime draconien à l'égard de ceux-ci. Un assouplissement forcé de la condition des étrangers s'opéra, il s'appuyait au reste sur la lente évolution qu'avait connu le droit naturel depuis le Moyen Age, lequel, progressivement, empiétait sur le domaine du droit civil. Déjà, l'influence chrétienne avait adouci la définition de l'étranger, que les légistes médiévaux avaient empruntée au droit romain. Régime qui assimilait le peregrlnus à l'hostis, en posant que tout homme, en sa qualité de créature de Dieu, avait le droit de participer aux biens de la terre 31. Les critères déterminant l'aubain (l'étranger) se fondaient essentiellement sur le jus soli, même si le jus sanguinis pouvait jouer en faveur des enfants de parents français, mais nés à l'étranger.

Quant à sa condition, il est reconnu, dès l'époque de Saint Louis, que l'aubain n'a d'autre seigneur que le roi. Les droits de formariage et de chevage que le roi percevait étaient alors tombés en désuétude, seule le droit d'aubaine avait persisté 32.

Capable de tous les actes du droit des gens, l'aubain pouvait librement vendre, acheter, louer, échanger, même hypothéquer, cela à la faveur d'une évolution jurisprudentielle favorable à une interprétation large du jus gentium. Et, pour ce qui restait du droit civil empêchant encore l'étranger de tester, de succéder, ou d'avoir accès aux charges publiques ou aux importants bénéfices ecclésiastiques, on le contournait par cette dispense que constituaient les lettres de naturalité 33. Si la lettre de naturalité générale permettait à l'aubain de conserver sa nationalité, tout en jouissant des facilités n'appartenant pas au forain, la lettre de naturalité personnelle revenait à une assimilation de l'étranger. Les deux conditions requises pour obtenir le droit d'effacer le vice de pérégrinité étaient la résidence permanente, comme le stipule l'ordonnance de Louis XII de 1499, ainsi que le paiement d'une taxe au roi, ou bien l'acquittement d'aumône aux pauvres 34.

On pouvait en outre ne pas être naturalisé tout en étant exempté du droit d'aubaine. Cela s'est produit notamment à partir de Louis XI qui amorce le processus d'attraction des étrangers, des commerçants d'abord puis des industriels. Ainsi, par les lettres de février 1461, exempte-t-il du droit d'aubaine les marchands « des nacions de Brabant,

emprunts, que les maistres tisserands estrangers ne seront subjects aux maistres tisserands de ce royaulme... ». In CHAMFOLLION-FIGEAC, Documents historiques inédits, Paris, 1848, t. IV, p. 247.

30. MATHOEEZ J., op. cit., t. II, pp. 233-241.

31. Charles MANGEÂT, Histoire de la condition civile des étrangers en France, Paris, 1844, pp. 2-4.

32. Ibid., p. 105 et seq.

33. Ibid., pp. 111 à 135.

34. Ibid., pp. 162 à 164.


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Flandres, Hollande et Zélande... qui ont accoustumé de venir, tant par mer que autrement en ce royaume, et fréquenter pour le fait de la marchandise» 35. Cet avantage est étendu, en avril 1464, à la Hanse, ce que Henri II confirmera le 20 janvier 1552.

Ce souverain allait plus loin puisqu'à l'intention des Écossais, trafiquant dans le royaume, il exemptait ces marchands de tous droits, subsides et impôts. Et Henri III, pressé par le besoin d'argent, allait, par l'édit de mai 1586, jusqu'à autoriser les étrangers à acheter des rentes sur l'État. Mais c'est seulement avec Henri IV que l'on peut parler d'une généralisation de tous ces précédents, et cela dans l'intention de rétablir durablement la prospérité du royaume 36.

Toutefois, il est incontestable que cet accueil fut parfois trop favorable aux étrangers et qu'il causa un préjudice aux nationaux, alors qu'il aurait dû contribuer à rétablir la prospérité de ce pays. Ce fut le cas notoire de Marseille, dont l'activité commerciale reçut d'abord un coup de fouet du fait de la place laissée vacante dans le commerce avec le Levant par la Sérénissime République, lors de la guerre qui l'opposa aux Turcs. Car si certains indigènes s'enrichirent, ce furent cependant les Italiens et les Suisses qui profitèrent le plus de cette occasion, ainsi que le notait l'ambassadeur de France à Venise dans son rapport au roi, de 1572:

La ville (...) est habitée la plupart de Genevois ou de Milanois, qui empeschent que les pauvres habitans qui n'ont si bonne bourse qu'eux, y puissent faire aucun prouffict. Et le pis est que lesdits estrangers s'y sont faicts riches, ils se retirent en leurs villes et d'autres viennent en leur place, et font si bien que leurs richesses, V.M. n'en ont connoissance, ny aide3'.

Mais c'est aussi le cas, comme le souligne Montchrétien, des tailleurs écossais et flamands qui

nous ont appris nos modes, [et qui] taillent, coupent dans les meilleures de nos villes ; voire avec telle ingratitude envers la France leur mère nourrice, qu'ils seroient bien marris de donner du pain à gagner à ses enfants naturels et légitimes ; car, si ce n'est en grand besoin, ils ne se veulent servir que des hommes de leur nation 38.

Et peut-être encore plus flagrant fut le cas de ce quasi-monopole que les Hollandais exercèrent sur la « voiture des rivières », et en particulier pour le sel :

Ils se vantent d'avoir la mer, et pensent à plus forte raison que les fleuves leur appartiennent. Par l'une et par l'autre voie, ils ont entrepris la plus grosse voiture que nous ayons, à sçavoir celle du sel... [emportant] tous les ans soizante mille escus de fret pour le voyage de Broûage en Normandie, Picardie et par la rivière de Nantes 39.

35. ISAMBERT, Recueil des anciennes lois françaises, t. X, p. 428.

36. Sur ce point MONTCHRÉTIEN exprime tout à fait les idées de son temps : « S'ils [les étrangers] nous vouloyent ou pouvoient apprendre quelque chose, je les réputerois dignes de l'hostelage ; sinon je serois d'advis que nous tinsions aux nostres [artisans]. On ne sçauroit jamais trop faire d'artisans en un Estât », op. cit., p. 56.

37. Cité par Emile CHARRTÈRE, Négociations de la France dans le Levant, 1853, t. III, p. 253.

38. MONTCHRÉTIEN, op. cit., p. 85.

39. Ibid., p. 185.


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La nécessité d'établir un règlement se faisait donc sentir avec force. C'est ce qui fut confié à la Commission du Commerce, instituée par Henri IV, qui travailla sous la houlette attentive et énergique de Barthélémy de Laffemas. Aussi fit-elle approuver, par le Conseil, un projet d'édit réglementant le statut des marchands étrangers en France.

Les étrangers ne pouvaient s'établir que dans certaines villes désignées par le roi, ne faire que du commerce en gros des matières premières, et n'acheter que des produits en France. Et pour jouir de ce privilège auquel on ajoutait la clause attirante d'exemption du droit d'aubaine, ils devaient apporter une caution d'au moins deux mille écus de marchandises, tout en ayant un domicile fixe, afin de prendre au bout d'une année des lettres de naturalité. Enfin, dix ans après la vérification de ces lettres, ils devaient absolument être assimilés aux nationaux sous la condition de rester en France*°.

A contrario, il faut constater que, dans beaucoup d'autres pays, la condition des étrangers n'avait pas évolué d'une façon aussi favorable qu'en France. Aussi les Français étaient-ils particulièrement sensibles à cette inégalité de traitement. Parmi les nombreuses plaintes que l'on relève, ce sont l'Espagne et l'Angleterre qui font l'objet des griefs les plus vifs 41. C'est en effet dans ces pays que les étrangers ont connu les conditions les plus rigoureuses. Situation d'autant plus précaire pour les Français que les relations ont rarement été sereines, qu'il s'est agi de l'état de guerre quasi permanent entretenu avec l'Espagne ou bien de l'âpre rivalité commerciale franco-anglaise. Cet assujettissement de la condition des étrangers à la conjoncture politique est renforcé par ce principe couramment admis que l'étranger est une espèce d'otage, dont on se sert pour faire pression en vue d'obtenir satisfaction. Et c'est le cas, notamment, lorsqu'on n'a pu exercer de représailles envers les pirates qui avaient causé un grave préjudice au commerce. C'est ce dont témoigne un contemporain d'Henri IV, lieutenant de l'amirauté de France : « Les représailles se jugent contre la nation de celuy qui a déprédé, quand on ne peut avoir autrement de récompense contre luy »" 2.

Mais il est une catégorie particulière d'étrangers contre laquelle s'exercent toutes les vexations possibles, ce sont les marchands. Il est clair qu'en ces temps de mercantilisme, toute concurrence étrangère est perçue comme une agression, aussi convient-il de la décourager efficacement. Ainsi, en Angleterre, comme nous l'indique Montchrétien, existe-t-il un droit qu'ils appellent « coustume d'estranger » 43, lequel impose une taxe supérieure d'un quart à celle qui frappe les Anglais important et exportant des marchandises.

40. CHAMPOUJON-FIGEAC, Documents inédits sur l'Histoire de France, 1848, t. IV, pp. 60-62.

41. Ernest NYS indique d'autre part que la politique commerciale de Venise était tout aussi rigoureuse : <t Aucun négociant étranger ne pouvait être reçu sur un navire vénitien, l'étranger payait des droits de douane deux fois plus forts que les nationaux. Vaisseaux, patrons, propriétaires, tout devait être vénitien. Point de société entre nationaux et étrangers : les privilèges, la protection étaient assurés aux vénitiens seuls et spécialement aux citadins », in Les origines du droit international, Bruxelles, 1894, p. 283.

42. Thomas LE FÈVRE, Discours sommaire de la navigation et du commerce, Rouen, 1650, p. 191.

43. A. DE MONCHEETIEN, op. cit., p. 197.


LA QUESTION DES ÉTRANGERS, FIN XVI' DÉBUT XVII' S. 315

Et Thomas Le Fevre précise que, «par dessus toute cette tyrannie là», les marchands français n'étaient pas libres d'utiliser l'argent acquis, mais de bailler caution, d'employer l'argent de leurs marchandises en d'autres d'Angleterre» 44. Et cela afin de ne pas appauvrir le pays, selon le credo économique d'alors, par des sorties de numéraire.

Outre diverses autres « vexations », tel ce prélèvement en nature que le pourvoyeur du roi faisait sur le commerce du vin sous le nom de la «Teste pour la bouche de Sa Majesté», les étrangers, et en particulier « les pauvres Marchands François », se voyaient imposer le fret anglais pour emporter sur le continent les marchandises achetées, et cela « au prix convenant aux Anglois ».

La situation en Espagne n'était guère plus brillante. Les Français y souffraient par rapport aux autres étrangers, tels que les Anglais ou même les Hollandais, d'une discrimination défavorable. C'était manifeste non seulement dans les rapports commerciaux, mais aussi dans les statuts fixant la condition des étrangers. Ainsi voyait-on les Anglais, à partir de 1604, puis les Hollandais, à partir de 1609, bénéficier d'une relative protection diplomatique au regard de l'Inquisition, alors que les Français, même après le traité de 1604 (et c'est Montchrétien qui rapporte le fait en 1614), étaient encore soumis à un statut « contrevenant à ce privilège naturel, qu'ils ont et doivent avoir, entre toutes les nations du monde » 45.

Mais les Français pouvaient aussi connaître la servitude et cela d'une façon suffisamment répandue pour que le Clergé, dans l'article 62 de son Cahier général aux États de 1614, demandât au roi de « faire traité envers le grand Seigneur, à ce qu'il luy plaise remettre en liberté ceux qu'il retient captifs, avec deffenses à tous ceux qui sont sous son commandement de prendre ny arrester les François prisonniers » 46.

Les difficultés que les Français connaissaient en Espagne connurent leur point de crise lorsqu'en avril 1604 le roi d'Espagne, conjointement avec les archiducs, frappa d'un impôt de 30% toutes les marchandises françaises introduites sur leur territoire. Henri IV répondit par une taxe en retour, mais qui était loin d'être aussi fructueuse pour lui, étant donné le courant des échanges. Aussi, les représailles les plus efficaces furent-elles l'interdiction de toute exportation à destination de ces pays.

C'est alors que l'Espagne, trop dépendante de la France pour son approvisionnement, et sous la menace d'une déclaration de guerre, sollicita la signature d'un traité pour le rétablissement du commerce. Traité qui, cependant, n'était pas moins désiré par la France qui voyait l'Angleterre se substituer à elle dans la fourniture de l'Espagne, ce qui redoublait le mécontentement des marchands français. Aussi, l'application du traité se fit-elle bien avant la ratification de celui-ci car, comme l'écrivait le roi à Sully, en octobre 1604 : « Je sçay que c'est chose qui est fort désirée de mes sujets... »

44. Th. LE FÈVRE, op. cit., p. 83.

45. MONTCHRÉTIEN, op. cit., p. 214.

46. LALOURCÉE et DUVAL, Recueil des Cahiers des États Généraux, Paris, 1789, t. IV, p. 90.


316 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Quant aux relations avec l'Angleterre, pour avoir été moins tendues sous le règne de Jacques I" que sous celui d'Elisabeth, elles n'en sont pas moins restées toujours difficiles, sans pourtant n'avoir jamais dégénéré en crise ouverte comme avec l'Espagne. Et cela du fait de la vieille connivence qui s'était établie entre la reine et le Béarnais, trop bons politiques pour ignorer que tout dissentiment durable entre eux servirait inévitablement les Habsbourg. Aussi la principale pomme de discorde entre les deux pays était-elle la piraterie, outre la dure « coutume des estrangers » qui régissait la condition des Français en Angleterre.

Dès le commencement de son règne, le roi Jacques Ier avait montré des signes de bonne volonté, ainsi que Henri IV l'écrivait à son ambassadeur de Brèves, le 22 juin 1603 : « Le roy d'Angleterre déclare n'approuver les pirateryes que font les siens en l'une et l'autre mer, et promet d'y pourvoir pour l'advenir au contentement de ceux qui s'en plaignent, de quoy nous attendons les effets. » Mais les effets seront longs à venir, comme le soupçonnait quelques mois plus tard le roi de France. Car, au commencement d'une nouvelle dynastie et d'un nouveau règne, Jacques Ier se devait de ménager l'intérêt de ses sujets sans compromettre pour autant l'avenir, c'est-à-dire abuser de la patience française. Or, en 1605, la main-levée sur la confiscation de draps anglais, non conformes aux ordonnances du royaume, ne fut accordée que comme une grâce qui ne se renouvellerait pas. Mais les sommes engagées étaient si importantes que le roi d'Angleterre avait dû intervenir personnellement auprès de Henri IV, par l'intermédiaire d'un ambassadeur extraordinaire.

De toute évidence, un traité réglant le contentieux franco-britannique s'imposait. C'est l'ambassadeur Baumont, aidé des commissaires Boissis et Huraut de Maisse, qui s'employèrent à en arrêter les termes. Le traité fut ratifié le 26 mai 1606. Texte remarquable par son esprit et sa portée pratique puisqu'il établissait, de part et d'autre de la Manche, des tribunaux arbitraux mixtes, chaque tribunal étant composé de quatre notables marchands, deux Anglais et deux Français, les « Conservateurs du Commerce», qui désormais trancheraient tous les litiges survenant en ne faisant donc plus appel au Conseil que dans des cas exceptionnels (art. III, VII, XIV) «.

Enfin, plus généralement, la liberté du commerce se trouvait établie pour tous les produits, à l'exception de ceux qui seraient expressément prohibés. Et, pour éviter les abus, toutes les taxes officiellement perçues seraient affichées. A côté de la liberté de commerce, principe tant réclamé comme étant du droit des gens 48, trois articles étaient consacrés à la condition des étrangers. Par les articles XX et XXI, les deux parties s'engageaient à supprimer le droit d'aubaine. Et, par l'article XXII, elles garantissaient la protection des résidents étrangers dans leur royaume respectif et renonçaient ainsi aux lettres de marque ainsi qu'aux repré47.

repré47. le détail des articles invoqués, cf. J. DUMONT, Corps universel diplomatique du Droit des Gens, Amsterdam, 1726-1731, t. V, partie 2, p. 62.

48. Cf. par exemple MONTCHRÉTIEN, op. cit., p. 139 : « ...le commerce estant du droit des gents, et de lui provenant un gain honneste et l'autre deshonneste, la seule condition d'iceluy rend le marchand estimable mesprisable... ».


LA QUESTION DES ÉTRANGERS, FIN XVI' DÉBUT XVII' S. 317

sailles, et cela dans le but d'enrayer cet obstacle commercial que constituaient la piraterie et ses conséquences.

Dans le même esprit, la France signait, le 23 janvier 1608, un accord avec les Provinces Unies dont l'article X reconnaissait « le trafic libre entre eux... tant par mer que par terre, de toute denrée et marchandise dont le commerce n'est prohibé» 49. Mais il est vrai que des liens politiques étroits unissaient les deux nations, outre le fait que les Hollandais n'étaient pas considérés comme des aubains. Car, comme l'explique Thomas Le Fevre,

la Conté de Flandres estoit la première laycque de France de laquelle l'hommage-lige ne s'est jamais peu prescrire ny aliéner. Pourquoy encore de présent les Flamens ne prennent lettres de naturalité en France, ny ayant pas encor longtemps que leur cause relevoit par appel au Parlement de Paris 5°.

Cet aperçu sur la condition que pouvaient connaître les Français dans les nations avoisinantes permet de comprendre que les réactions n'aient pas manqué en France. Ainsi Montchrétien, après avoir dressé un tableau des « iniquitez » espagnoles, demandait-il au roi d'ajuster simplement sa législation sur celle des Habsbourg :

Pour conclusion, je dy que vos Majestez, pour la gloire de Testât et pour le bien de leurs subjects, peuvent à juste raison équipoler les droits de leur royaume aux droits de l'Espagne, au regard des Espagnols si.

Cependant, dix ans plus tard, la situation ne semblait pas avoir favorablement évolué. Aussi perçoit-on une exaspération générale au moment des États généraux de 1614, dont Montchrétien se fait l'écho dans ce vigoureux appel à la vigilance qu'il lance au jeune Louis XIII :

Autrement que peut-on juger par les pronostics certains et indubitables que l'on voit, sinon que vos subjects s'en vont tous devenir mercenaires des étrangers ; que leurs mains seront remuées par eux et pour eux seulement ; que si leur travail vous suffit, elles cesseront à cause que notre industrie sera devenue leur esclave et tributaire, et qu'ils ne voudront plus s'en servir 52.

La question des étrangers telle qu'elle se posa donc à cette époque dut sa complexité au tiraillement auquel les esprits du temps se trouvèrent soumis : encourager l'émigration étrangère pour revigorer l'industrie, ou bien en même temps la limiter afin de ne pas produire l'effet contraire et par là même accroître le flux migratoire des Français. Mais plus dur encore fut le débat de conscience qui s'instaura entre le respect du droit naturel, et donc de l'esprit de l'Évangile, et ce devoir moral de contribuer à la promotion de cette monarchie que l'on voulait croire élue de Dieu. Or, en définitive, seul l'esprit de mesure et le temps sont venus trancher cette question qui, en son temps déjà, avait suscité tant de propos passionnés.

Philippe BONOLAS.

48. D'HAUTERIVE et DE CUSSY, Recueil des traités de commerce et de navigation de la France, Paris, 1835, t. II, p. 251.

50. Op. cit., p. 80.

51. MONTCHRESTIEN, Op. cit., p. 218.

52. Ibid., p. 84.


QUELQUES POINTS D'HISTOIRE RELIGIEUSE PROTESTANTE DE LA FRANCE DE 1560 A 1593

Les documents inédits et pour beaucoup inconnus qui vont être utilisés dans cet exposé font partie du fonds Peiresc de la Bibliothèque Inguimbertine de Carpentras. Nicolas-Claude Fabri de Peiresc fut un amateur dans le sens du XVIIe siècle, nous dirions aujourd'hui un érudit, passionné par la totalité du savoir humain. Conseiller au Parlement de Provence, il entretint presque jusqu'à sa mort, en 1637, une correspondance assidue avec des savants de toute branche dans le monde entier connu d'alors. Il fit copier une très grande quantité de documents. Il conservait non seulement les lettres reçues par lui, mais aussi une copie de celles qu'il adressait. Dans d'innombrables domaines, les quelque cent dix registres qu'il a laissés — un certain nombre ayant disparu — sont une mine irremplaçable pour les chercheurs tous azimuts. Cette collection a été achetée à Aix-en-Provence, avec la bibliothèque de la famille parlementaire des Mazaugues, dont faisait partie Peiresc, par Mgr d'Inguimbert, évêque de Carpentras, en 1745, et a été léguée par lui à la bibliothèque qu'il a fondée et qui porte son nom. Les documents étudiés ici, sauf un, le 1824, aussi du fonds Peiresc, font partie du registre 1799, consacré avec le 1800 à l'histoire de la Réforme, en tout dans les 1.000 folios.

Pour situer ces documents, nous nous référerons à l'Histoire de la France de Georges Duby et à l'Histoire de la Réforme française de John Viénot 1. Pour Duby, les principaux problèmes de la France, entre 1515 et 1589, sont ceux posés par la Réforme et les affrontements politiques et religieux qu'elle suscite. L'année 1559, qui voit la signature du traité de Cateau-Cambrésis et la mort tragique de Henri II, paraît bien être une césure dans l'histoire française. Elle sépare une période de paix, du moins très relative, à l'intérieur et d'expéditions militaires à l'étranger, d'un temps de guerres civiles et d'effacement croissant des Valois sur le plan européen. C'est aussi le passage, tout au moins pour certains, de la joie de vivre de la Renaissance au climat de terreur et de haine engendré par les antagonismes religieux. C'est aussi un ralentissement dans l'activité artistique et un changement de ton de la littérature.

1. G. DUBY, Histoire de la France, Paris, 1970, pp. 139 et suiv. ; J. VIÉNOT, Histoire de la Réforme française des origines à l'Édit de Nantes, Paris, 1926, pp. 207-253, 300-308, 323-326, 332-333, 360-364, 366-368, 390, 399-423, 453.


SUR L'HISTOIRE PROTESTANTE DE LA FRANCE, 1560-1593 319

Déjà l'affichage d'Amboise et les persécutions qui en découlèrent en 1534, le massacre des Vaudois du Lubéron en 1545 et la législation antiprotestante de Henri II de 1547 à 1555 — près de trois cents arrêts — annonçaient les temps noirs. La mort sur le bûcher d'Anne du Bourg, conseiller au Parlement, le 23 décembre 1559, coupable d'avoir recommandé la clémence envers les protestants, fut le détonateur.

Le parti huguenot, par la conversion de Condé et des Bourbon, ainsi que des trois neveux du connétable de Montmorency, le cardinal Odet de Châtillon, d'Andelot, colonel général de l'Infanterie et l'amiral de Coligny, fait peur aux catholiques et à la royauté. Les gentilshommes en chômage depuis Cateau-Cambrésis se partagent dès lors entre Condé et les Guise, champions de Rome. Avec François II qui succède à son père à 15 ans, garçon sans volonté, les Guise — François, le cardinal de Lorraine et le maréchal de Saint-André — s'installent au pouvoir. C'est ainsi que, le 22 février 15602, le roi ordonne par lettres patentes promulguées à Fontainebleau au Parlement de Paris de faire exécuter ses lettres closes du 28 janvier, suite au complot de La Renaudie ou conjuration d'Amboise. Il s'agit de «ceux qui sont détenus prisonniers, prévenus ou arrestez pour le faict de la religion ».

Il y a plusieurs desdits prisonniers, lesquelz contre l'intention de nostre grâce et faveur, monstrent et déclarent ouvertement une obstinée volunté... de vivre après ladite délivrance et se comporter au faict de ladite religion autrement que nous ne désirons et que leur demeure en nostre royaume y seroit dommageable et préjudiciable.

Les lettres patentes enjoignent

à tous ceulx et celles qui vous déclareront vouloir demeurer en ceste opiniastreté et ne vouldront vivre catholiquement, qu'ilz aient dedans tel temps que vous adviserez et leur sera par vous préfixé, à se retirer après ladite délivrance hors cestuy nostre royaume sur peine de la hart.

Donc, pour les Huguenots, la conversion ou l'exil. L'hémorragie a ainsi commencé cent vingt-cinq ans avant la Révocation.

D'un autre côté, le discours de Michel de l'Hôpital aux États généraux d'Orléans qui se tinrent de décembre 1560 à janvier 1561 et le colloque de Poissy de septembre 1561, où douze ministres protestants viennent débattre devant l'Assemblée générale des prélats du royaume, sont des tentatives pour apaiser les esprits. Charles IX, qui est lui aussi un hésitant et qui est dirigé par la reine-mère Catherine de Médicis, accorde aux ministres, le 25 juillet 1561, un sauf-conduit 3.

Il nous a semblé estre bien requis que tous ceulz de noz subiects qui auront sur icelles à faire aucunes remonstrances ou qui voudront estre ouïs en icelle assemblée et se y puissent trouver et comparoir en toute sécurité.

Ils pourront donc

sans aucune crainte venir, se trouver et estre ouïz en ladicte assemblée que nous faisons tenir icy près en nostre ville de Poissy et là demourer et séjourner tant

2. Bibliothèque Inguimbertine, mss., 1799, fol. 67-68.

3. Bibl. Ing., mss., 1824, fol. 351-352.


320 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

et sy longuement qu'elle durera et après eulx en retourner et se retirer en semblable sécurité et liberté où et ainsi que bon leur semblera.

Les mesures de reconnaissance du culte réformé par le gouvernement royal — édit du 17 janvier 1562 — déclenchent la guerre civile avec, le 1" mars 1562, le massacre de Vassy, ordonné par les Guise, où soixantequatorze protestants sont tués et cent blessés sur les mille deux cents qui assistaient au culte. Ce triste événement fut suivi de massacres analogues à Sens, Tours, dans le Maine et en Anjou. En représailles, Condé occupe Orléans et les protestants plusieurs grandes villes. Aux excès de Monluc correspondent ceux du baron des Adrets.

De 1562 à l'abjuration de Henri IV en 1593, la littérature aristocratique ou populaire ne cesse de s'attendrir sur la France déchirée. Le fonds Peiresc nous a laissé deux morceaux de choix dans ce domaine. Le premier est un « Avertissement donné par la reine pour la réunion et repos de la chrétienté », en 15624. La reine n'est pour rien dans la rédaction car elle est plus ou moins prisonnière du Triumvirat Montmorency - Guise. L'inspiration en est protestante.

S'il estoit possible de représenter au vif à nostre sainct père le pape en quel estât est aujourd'huy ce royaulme par la diversité des opinions, il est certain qu'il ne feroit difficulté, s'il en estoit requis, de venir luy mesmes sur les lieux.

Et il est question de division, de misérable et si piteux spectacle. Le Pape verrait ainsi

que la quatriesme partie de ce royaume est séparée de la communion de l'Église, laquelle quatriesme partie est de gentilshommes, de gens de lettres et des principaulx bourgeois des villes et de ceulx du menu peuple qui ont hanté le monde et qui sont exercités aux armes.

Le document continue en affirmant la force des « séparés » qui comptent dans leurs rangs «nombre infiny de gentilshommes et plusieurs vieilz soldâtes », qui ne manquent pas « de conseil aians avecq eulx plus des trois parts de gens de lettres », ni d'argent « aians parmi eulx une grande partye des bonnes et grosses maisons tant de la noblesse que d'autres estatz ».

L'union entre eux est telle, dit le document, que l'on ne peut espérer les diviser et encore moins les ramener par la force sans mettre le royaume en danger d'être la proie d'un conquérant, de l'affaiblir pour cinquante ans et de lui faire perdre son indépendance. Or la Couronne de France a été de tout temps le soutien du Saint-Siège apostolique. Le Pape doit donc remédier à ce qui se passe, vu que le nombre des réformés augmente de jour en jour.

La reine désire « préserver le royaulme soubz l'obéissance du Roy et par mesme moyen le contenir soubz la dévotion du Sainct-Siège », le Pape étant le père commun. La réunion sera facilitée par le fait qu'il n'y a pas en France d'anabaptistes ou autres hérétiques « qui n'ayent les douze articles de la foy sur la déclaration qui a esté faicte par les six conseillers généraux» élus par l'Assemblée générale des Églises réformées, et par le

4. Bibl. Ing., mss., 1799, fol. 69-79.


SUR L'HISTOIRE PROTESTANTE DE LA FRANCE, 1560-1593 321

fait aussi que la confession de foi est universelle, les différends dans la célébration de la Pâque n'empêchant pas que tous soient chrétiens. Cela permettrait l'union de l'Église latine avec la grecque et les autres séparés, même s'il faut convoquer un Concile général. Le temps presse et le dommage s'accroît. Il faut préparer la réunion, vu la force du parti adverse, par des admonestations, des conférences de techniciens et utiliser la douceur et la charité. Évêques catholiques et ministres protestants doivent prêcher la Parole de Dieu pour empêcher l'aigreur, les injures et les massacres. La reine a ordonné aux séparés de s'abstenir de toute médisance et de ne parler qu'avec honneur du Saint-Siège, des ministres et des cérémonies de l'Église romaine, ce en quoi elle a été et sera obéie. Mais, du côté catholique, beaucoup ne veulent pas se départir de leur attitude primitive.

Aussi faut-il, dit le document, poser à leurs consciences trois points :

Premièrement, ils savent que, selon le commandement, l'Église primitive n'avait pas d'image taillée. Ces images ne sont que l'histoire sainte à l'usage des ignorants. Ils savent aussi que « de grands et énormes abus, menteries, impostures et faulx miracles... depuis quelque temps en ça ont esté descouverts », qu'ils sont contraints de s'agenouiller devant lesdites images, que « plusieurs malings séducteurs en ont lourdement abusé, que beaucoup de bons personnages en sont scandalisés, sy bien que leur conscience en est grandement troublée ». Pour désarmer les adversaires de l'Église, le Pape doit faire enlever les images des autels pour les installer aux alentours, dedans ou dehors.

Le deuxième point concerne « l'administration des saints sacrements du baptesme et de la sainte communyon». Pour le premier, beaucoup trouvent étranges les exorcismes et oraisons « qui seraient une représentation des opérations invisibles que le Sainct Esprit faict à l'âme de celuy que l'on baptise ». Mais plus personne ne le comprend et il semble que « l'on s'en pourroit passer », car ce n'est pas nécessaire. Les uns pensent que les enfants sont bien baptisés sans exorcismes, les autres non. « Et davantage plusieurs pensent mal volontiers que ung prebstre mallade et souvent vérollé mette de sa salive en la bouche de l'enffant et estiment que de ce adviennent beaucoup d'inconvénients. » On pourrait rendre l'exorcisme facultatif et baptiser les enfants nés dans la semaine le dimanche avec exorcismes en langue vulgaire, pour être compris, les autres baptêmes ayant lieu le dimanche suivant avec un sermon du curé.

« Quant à la sainte communion, il y a plusieurs bons personnages craignant Dieu qui sont scandalisés de trois points dont le premier est que on leur donne à communyer que soubs une espèce seulement» (...) « attendu que Jésus-Christ tout ainsy qu'il a dict Prenez en et mangez et pareillement dict, prenez et beuvez». Saint Paul l'a dit aussi. Ils sont ainsi pris entre l'Écriture et les décisions du Concile de Constance. Le second point est dans la présentation à la sainte communion et dans sa distribution sans prières comprises et sans explications, alors que chez les protestants « on voit ung grand nombre de gens faisant à haulte voix une confession de leur foy et de leurs péchez, actions de grâces et pour ce chanter psaulmes après avoir écouté le sermon». Il est proposé qu'il


322 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

plaise au saint Père « que la sainte communion soit une fois le mois administrée selon qu'elle estoit à la primitive Église» avec chant de psaumes, confession de foi, confession générale des péchés, prières publiques et sous les deux espèces. Ainsi beaucoup de séparés reviendront.

Le troisième poinct est que plusieurs scavans personnages de ce royaulme et autres qui sont en grand nombre sont scandalisés de la procession qui se fait tous les ans le jour de la feste que on appelle Corpus Domini, à laquelle procession ils ne peuvent assister pour trois raisons. La première est qu'elle est contre l'institution du Saint-Sacrement : « Il est dict prenez, mangez et puis faictes cela en ma commémoration, c'est-à-dire ce que i'ay faict. Et disent qu'il y a pareille différence entre le prendre et le manger ou le présenter par les rues » qu'entre le fait qu'un malade, au lieu de prendre sa médecine, la porte dans la maison, comme aussi saint Paul « qui ordonne que l'on mange de ce pain et boive de ce calice et ne commande pas de le porter par les rues ».

En deuxième lieu, Jésus-Christ

ne requiert de nous que l'honneur spirituel et l'adoration en esprit et en vérité.

En troisième lieu, cette procession n'a été ordonnée ni par l'Écriture ni par un Concile ni par un Pape, mais par quelque évêque. Or

en ce jour il y a plus de dissolution que en quelque autre jour qui reste de l'année, le tout soubs prétexte de honorer le corps de Jésus-Christ. Voilà la plaincte qui est faicte, non pas par les séparés mais par ung plus grand nombre qui demande une réforme de cette fête qui est accompagnée de gens en armes.

En plus, dans le culte, il faudrait que le Gloria in excelsis, le Sanctus et YAgnus Dei et autres prières soient dites à haute voix pour être entendues. En outre, dans les messes publiques et privées, il faudrait supprimer le passage où le ministre présente les offrandes à Dieu puisqu'il n'y a pas d'offrande, ou alors rétablir l'offrande.

Quatrième point. Lors de la messe, le prêtre communie d'abord seul en disant les prières pour tous. Beaucoup voudraient que l'on revînt à l'ancienne coutume par laquelle on fait venir ceux qui veulent communier et on fait sortir les autres :

Pour ceste cause avons sainctement et sagement ordonné que sur le commancement de la préface le diacre faisoit sortir tous ceulx qui ne vouloient communier, ce qui retiendroit beaucoup de gens à la dévotion de la messe...

« Reste à parler de la manière de louer Dieu. » Il serait bon que le chant des psaumes et les prières publiques soient faits « en langue entendue d'ung chacun», comme dans l'Église primitive.

Ces articles seront repoussés par « ceux qui ne regardent plus loing que ce qu'ilz voyent présentement et comme ils disent estre mieux se mettre en danger de tout perdre que consentir que on adjouste, diminue ou change chose que ce soit ». Le second point concerne la succession apostolique, mais il faut maintenir les ministres séparés qui « doivent faire de leur part en sorte que la division de l'Église ne leur soit pas imputée ». Il faut savoir écouter l'autre et il ne s'agit que « de ramener les vieilles coustumes pour ceux qui en voudront user sans toutte fois


SUR L'HISTOIRE PROTESTANTE DE LA FRANCE, 1560-1593 323

destruire ne abolir celles qui ia ont été receues», soit ce que l'on peut appeler l'amalgame.

Un autre texte s'intitule « Remonstrance de la Royne sur les tumultes de la relligion, juin, juillet et aoust, année 1562». Il est lui aussi d'inspiration protestante et cherche une issue, une sortie à la situation politique, comme le précédent à la situation religieuse 5. C'est un plaidoyer pour la reine mère « congnoissant assez le mal qui en peult sortir et le désir singulier qu'elle a de conserver le royaume et les sujets en repos et tranquillité durant la minorité du roy son fils ». « Voyant les divisions sy grandes et les opinions contraires », la reine a convoqué les États puis a réuni princes et notables « en la Cour du Parlement de Paris qui est la Cour des pairs en laquelle au mois de juillet dernier (1561) se feist certain édict pour contenir les tumultes ». Mais elle fut forcée, en janvier 1562, après le Colloque de Poissy, de «faire autre assemblée à Saint-Germainen-Laye» de beaucoup de graves personnages des cours de Parlements avecques le Conseil du Roy où fut faict certain autre édict », « néanmoins est venue la chose à telle aigreur que les subjects ont mis la main aux armes en plusieurs endroits les ungs contre les autres ». Il s'en est suivi la saisie d'Orléans, dont nous avons parlé, par les protestants sous le commandement du prince de Condé. «Là a été convoquée une grande partye de la noblesse et beaucoup de sujets dont ils ont composé une armée », car ils ont peur d'être « opprimés et exterminés à cause de leurs nouvelles opinions ». Les protestants ont de même saisi d'autres grandes villes, si bien que le roi et la reine ont été contraints d'assembler de grandes forces « pour recouvrer ladite obéissance et aussy les deniers et finances de Sa Majesté par eulx prins, retenus et arrestés en touttes lesdites villes ». La cour usa d'abord de diplomatie en leur envoyant des émissaires leur promettant sûreté s'ils voulaient « se mettre chacun en sa maison pour y vivre doulcement et en liberté de sa conscience». Mais les réformés ont montré « une très grande deffiance ou une volonté autre que l'on n'attendait de gens qui font profession de relligion ». La reine et son conseil, pour enlever une partie de cette défiance, se rendent au milieu de la Beauce, entre Orléans et Paris, et se mettent en rapport avec Condé, frère du roi de Navarre, premier prince de sang et lieutenant général de Sa Majesté. Condé fixe deux points : les protestants ne pourront se sentir en sûreté si François de Guise, le connétable de Montmorency et le maréchal de Saint-André «ne se retiroient hors de la Cour», car ce sont eux qui ont amené les infractions à l'Édit de janvier dont Condé et ses partisans demandent l'entière observation, sinon ils ne baisseront pas les armes, mettant en avant que ces trois personnages demeurant auprès et au Conseil de leurs Majestés, ils considèrent leurs Majestés comme captives.

Il fut objecté à Condé qu'il était illicite, durant la minorité du roi, d'éloigner ainsi les premiers et plus grands officiers de France, qu'il était malaisé d'appliquer l'édit de janvier sans mettre le royaume en plus grand

5. Bibl. Ing., mss., 1799, fol. 81-86 ; J. GAREISSON-ESTÈBE, Protestants du Midi, 1559-1598, Toulouse, 1980, pp. 167-168.


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trouble, « d'aultant que les sujets catholiques auxquels ledict édict estoit fort odieux avoient pris les armes mesmes en la ville de Paris ». On objecte aussi à Condé « l'infini nombre de peuple qui estoit contraire ». La reine laisse entendre qu'une fois les armes baissées, les trois personnages s'en iraient, mais ils refusent. Aussi l'armée conduite par le roi de Navarre et les trois personnes précitées s'approche d'Orléans et exhorte Condé à ne pas se lancer dans « cette guerre civile ». La reine confère deux fois avec ce dernier qui maintient les deux points : « scavoir est le partement desdits trois sieurs et l'observation dudict édict ». La reine propose l'application entière de l'édit hors Paris et le renvoi des trois après la pose des armes, ce qui leur est transmis par un secrétaire d'État, mais ils refusent à nouveau.

« Quinze ou vingt des principaulx sieurs de la compagnie de mondit sieur le prince envoièrent un escript à la Royne et au roy de Navarre signé de leurs mains », disant que si les trois sieurs se retirent, ils obéiraient à la reine, et priaient Condé « de se venir consigner et constituer caution ez mains de ladite dame et dudit sieur roy de Navarre ». Alors les trois quittent le camp et se retirent chez eux. La conférence recommence. Le lendemain, Condé demande que soient entendus par la reine les signataires de la lettre et quelques autres « de sadite compagnie » et que la reine leur parle elle-même. Elle fait deux grandes lieues avec Condé, accompagnée de dix à douze chevaliers de l'Ordre et de gentilshommes sans armes, pour aller les entendre dans une grange. De l'autre côté se trouvent entre autres les sieurs admirai (Coligny), de Chatillon, d'Andelot, La Rochefoucauld, Grandmont, Soubize, Genlis et autres qui font à la reine des remontrances pour le passé. La reine leur demande de déposer les armes et de rentrer chez eux ou ailleurs «vivre en liberté de leurs consciences dont elle feroit bailler toutte seureté... et que le passé seroit oublyé ». La reine réaffirme que les catholiques étaient si irrités et tellement armés que l'édit ne pourrait être observé, surtout à Paris, sans grand tumulte. Les protestants rétorquent que l'on ne peut se passer de Paris, que leurs vies et leurs biens n'y seraient pas en sûreté et qu'ils préféraient s'expatrier hors du royaume jusqu'à ce que le roi soit majeur. Ils demandent donc à la reine de leur accorder congé « avecq permission de jouir de leurs biens ». La reine trouve cette « ouverture » étrange et refuse de laisser partir « tant de grands personnages », mais ils persistent dans leur attitude si l'édit n'est pas appliqué partout, y compris Paris. La reine finit par accepter leur départ.

Le groupe réformé ramène Condé qui voulait rester pour tenir sa promesse, vers les 800 à 1.000 arquebusiers et les 500 à 600 chevaux qu'il avait fait approcher du lieu de la conférence. Cette troupe lève le camp immédiatement et marche sur l'armée du roi « aiant faict savoir parmy leurdict camp que ladicte dame [la raine] les vouloit chasser hors de ce royaume », ce qui est une contre-vérité, « estant certain qu'elle n'y avoit aucunement consenty ». Pour empêcher la bataille, la reine déclare

que tous ceulx qui voudroient demourer puissent estre en leurs maisons et y vivre librement et seurement pour le resgard de leurs consciences moiennant que ce soit sans scandalle, sans danger d'estre cherchez du passé ne de l'advenir pour le faict de la religion... soubs lettres de seureté...


SUR L'HISTOIRE PROTESTANTE DE LA FRANCE, 1560-1593 325

Malgré tout, rien ne s'arrange. La France entre dans trente-six années de troubles qui ont été découpés par l'histoire en huit guerres de religion, la dernière, de 1585 à 1598, se transformant en guerre étrangère par suite de l'intervention de Philippe II d'Espagne. Deux accalmies seulement, de 1564 à 1566 où Catherine de Médicis fait le tour du royaume avec Charles IX et 1581 à 1584. Des victoires et des défaites de chaque côté amènent l'épuisement du royaume couronné par la politique incohérente de la reine et de ses fils.

Un certain nombre de mesures, conservées dans nos documents, marque ces années. C'est ainsi que le 13 octobre 15686 a lieu, devant la Grande Chambre et la Tournelle du Parlement de Paris, la vérification des lettres patentes de Charles IX, du 6 octobre, concernant la saisie des bénéfices ecclésiastiques des membres de la R.P.R. Il s'agit, dit le texte,

des premières de ce genre, donc mainmise sur les bénéfices de ceux qui sont de la prétendue religion réformée [première mention] et qui ne sont de la religion que tient le Roy qui est la catholique, apostolique et romaine [affirmation officielle du principe cujus regio ejus religioj.

Il est donc enjoint au procureur général du roi et à tous ses substituts de faire saisir dans la huitaine

tous et chacun des fruicts tant escheuz que à eschoir des bénéfices et pensions ecclésiastiques de ceux qui sont de la nouvelle prétendue religion, soit qu'ils tiennent lesdits bénéfices en leur nom ou en jouissant soubs le nom d'autray et par personne interposée, y feront establir commissaires qui en jouyront actuellement et mettront les deniers dudit revenu es mains du receveur ordinaire du domaine du roy

et après déduction des charges, cet argent devra « estre employé es affaires de la guerre et non ailleurs ». Il est laissé à l'honneur et conscience du procureur général et de ses substituts de ne procéder que contre ceux qu'ils estimeront de ladite nouvelle religion.

A cette mesure du côté royal et catholique répond une mesure semblable du côté réformé, non en France mais en Béarn dont la souveraine, la reine Jeanne de Navarre, est réformée. C'est la saisie générale, le 2 octobre 15697, des biens ecclésiastiques du pays souverain de Béarn faite par Gabriel, comte de Montgommery, lieutenant général de la reine Jehanne. Il s'agit en fait de la sécularisation des biens d'Église, phénomène général dans tous les pays dont le souverain est protestant :

Pour la survie de Dieu et de la Reine et la sainte conservation du pays... prenons et mettons, soubz la main de Sa Majesté, les évêchés de l'Escar, d'Oloron, les abbayes de Luc, Sauvalade, La Teule, touttes les chanoineries, prieurez, archidiaconés, rectories et tous et chacuns des autres biens ecclésiastiques assis et situez en la souveraineté de Béarn, sauf et réservé les bénéfices de patrons lays [laïcs] qui ne seront tombés en crime de lèze majesté,

avec défense aux titulaires ou à leurs procureurs, fermiers et autres, de prétendre à rien «jusques à ce que par Sa Majesté y sera autrement

6. Bibl. Ing., mss., 1799, fol. 101-102.

7. Bibl. Ing., mss., 1799, fol. 107-108 ; GARRISSON, op. cit., pp. 82-83.


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ordonné », et de les distraire à la vente par le fisc. Ces fruits doivent être laissés aux fermiers qui seront établis « sur peine de restitution de la chose prinse et autre punition arbitraire», et ceux qui en ont déjà pris doivent le déclarer dans les huit jours sous peine de payer et rendre le double.

Et afin que les fruits qui sont à présent pendants ne soient perdus, mandons et commettons aux juratz des lieux où lesdits bénéfices sont assis de recueillir et percevoir ou faire recueillir ou percevoir lesdits fruicts à présent pendant et les mettre en lieu seur pour aprez estre vendus et les deniers mis ez mains de celuy qui sera commis sauf à vendre ce qu'ils pourront promptment si faire se peult commodément sur les lieux au plus offrant et dernier enchérisseur

et d'envoyer les procès-verbaux au Conseil ordinaire à Pau.

24 août 1572 : massacres de 30.000 réformés lors de la Saint-Barthélémy à Paris, dans certaines villes, voire certaines provinces. Cet événement eut un grand retentissement à l'étranger et en particulier dans les pays protestants. C'est ce dont fait foi le discours simulé tenu par le futur Henri III à un de ses familiers, sur les motifs de la Saint-Barthélémy, lors de son séjour à Cracovie en Pologne, texte conservé dans le fonds Peiresc 8. Ce document, de 1574, est d'origine protestante. Élu roi de Pologne, des Polacres dit le document, et contraint de partir par son frère Charles IX, Henri passe par la Lorraine et l'Allemagne où il fut bien reçu par les princes mais où

il eut ce desplaisir, faisant son entrée en quelques villes des pays où il y avoit des françois fugitifs et réfugiez [l'exode a donc commencé très tôt] d'entendre parmy les rues où le peuple estoit assemblé pour le veoir passer, des voix s'eslever contre luy à plaines dentures et reproches s'adressant à luy indignement par hommes, femmes et enfans françois et allemans tant en nostre langue qu'en allemand et latin... procédant de la seulle occasion et en hayne de la SaintBarthélémy.

Par ailleurs, dans les banquets qui lui étaient offerts

se disoient des broquarts piquants... et allusions... qui l'offençoient grandement... et encores de grands tableaux mis exprès aux sales et chambres où il debvoit loger dans lesquelz les exécutions faites à la Saint-Barthélémy à Paris et autres lieux estaient peinctes au vif et les figures représentez aprèz le naturel où aucuns des exécutez et des exécuteurs estaient si bien dépainctz qu'on les remarquoit naïfvement...

Aussi Henri, deux jours après son arrivée à Cracovie où il logeait au château, ne pouvant dormir, sur les 3 heures du matin, envoj'a un valet chercher le personnage « que je ne puis nommer », dit le narrateur, pour lui parler de ce 24 août 1572, jour de la Saint-Barthélémy. La reine et lui Henri s'étaient aperçus de l'influence de l'amiral de Chatillon, c'est-àdire Coligny, ardent réformé, sur le roi. Étant entré un jour dans le cabinet du roi, son frère, après la sortie de l'amiral, il trouva le souverain dans un tel état qu'il s'empressa de sortir. La reine et lui décident alors de se défaire de l'amiral et d'en chercher les moyens avec Mme de Nemours, ennemie de Coligny. Ils envoient sur son conseil chercher un capitaine

8. Bibl. Ing., mss., 1799, fol. 111-119.


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gascon qui leur paraît trop écervelé. Ils s'adressent ensuite à Montravel ou, mieux, Maurevert qui avait déjà assassiné Mouy, ami de l'amiral, ce qui est un moyen de pression. Mme de Nemours ayant un ami bien logé, Maurevert tire un coup d'arquebuse d'une fenêtre sur l'amiral qui était chez lui (ou, selon Viénot, en chemin vers la demeure des du Bourg), mais ne fait que le blesser aux deux bras, en fait à l'épaule gauche et à la main droite. La reine et Henri vont prendre alors de ses nouvelles et se trouvent entourés dans la chambre et d'autres pièces de deux cents gentilshommes et capitaines du parti huguenot. L'amiral demande à parler au roi en secret mais la reine écourte l'entretien à cause de la fièvre. Le roi en est fâché et ne l'envoie pas dire à sa mère.

Le lendemain Henri va voir sa mère. Tous deux décident d'achever l'amiral, mais ils ne peuvent plus le faire qu'ouvertement et il fallait y amener le roi. Ils décident alors de réunir chez le roi M. de Nevers, les maréchaux de Tavanes et de Retz ainsi que le chancelier de Biragues. La reine indique que le parti huguenot, à la suite de l'attentat manqué contre Coligny, a dépêché en Allemagne pour lever 10.000 reitres ou cavaliers et en Suisse pour 10.000 fantassins, pendant que les capitaines français partisans des Huguenots étaient eux aussi partis faire des levées dans le royaume. Etait-ce exact ? Nous ne le savons. La reine ajoute que les catholiques, en réaction, veulent, sous un capitaine général, « fere ligue offensive et défensive contre les Huguenots», ce sont les débuts de la fameuse Ligue. Le roi risquait de se retrouver seul entre les deux grands partis. Pour la reine, il faut seulement « tuer l'amiral, chef et autheur de touttes les guerres civilles » et « les dessains et entreprises des Huguenots mourront avec lui». Ainsi aussi les catholiques seront satisfaits du sacrifice de deux ou trois hommes et resteront soumis.

Charles IX résiste, défend l'amiral. Les conseillers appuient la reine, sauf le maréchal de Retz qui dit que, bien qu'ennemi de l'amiral, il pense que son assassinat conduira aussi à la guerre civile. Le roi finit par se ranger à l'avis de la reine et ajoute que « puisque nous trouvions bon de tuer l'admirai, qu'il le vouloit mais aussy tous les huguenots de France affin qu'il n'en demeurast pas un qu'il luy peult reprocher après et que nous y donnassions ordre promptement et, sortant furieusement, nous laissa dans son cabinet». L'affaire est alors débattue sans le souverain. Le groupe s'assure du prévôt des marchands, des capitaines de quartiers et autres. Guise devait tuer l'amiral. Le roi, la reine et Henri vont au portail du Louvre pour voir le commencement d'exécution. Au premier coup de pistolet, effrayés, ils envoient un gentilhomme demander à Guise d'arrêter. Trop tard, l'amiral était mort et le massacre commençait.

Henri devient roi sous le nom de Henri III en 1574. En 1584, les Guise qu'il a favorisés signent un traité avec l'Espagne pour le remplacer par le cardinal de Bourbon. La politique royale est incohérente. Le culte protestant est tantôt autorisé tantôt prohibé. La Saint-Barthélémy a amené la constitution d'une sorte de république protestante et du tiers parti. Henri III est assassiné en 1589 après avoir fait subir le même sort au duc de Guise et à son frère, chef de la Ligue. Henri IV devient roi.

Il n'a qu'une petite armée de 20.000 hommes et sa merveilleuse énergie.


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II a contre lui l'Espagne, la Ligue, ou du moins une partie, et Paris. Il fait alors courir le bruit de sa prochaine conversion qui a lieu le 17 mai 1593, l'abjuration officielle étant du 25 juillet, le sacre et le couronnement à Chartres s'étant faits le 27 février 1594. Il occupe alors Paris sans coup férir et le Pape s'incline.

On comprend aisément que le bruit de la conversion de leur chef n'enthousiasma pas les protestants. C'est pourquoi, le 2 août 1592, Espina, ministre à Saumur, adresse sous le nom de du Buisson, au roi, des remontrances, qui doivent rester secrètes 9.

Le pasteur est très dur pour le roi. Dieu ne le soutient plus depuis la victoire d'Ivry parce qu'il l'a lui-même abandonné, ainsi devant Paris malgré la présence de tous les princes de sang et de la plus belle noblesse du royaume. Il commence à dédaigner ses anciens serviteurs. « Vous vous mettez plus que devant à rechercher les femmes et celles dont la chasteté n'est vouée qu'au seul Dieu. » « Un roy, mesprisé des uns et hay des aultres n'est plus que la fable de son peuple et la proie de ses ennemis. » Et le savant pasteur de rappeler la gloire et la chute de Salomon, de Jéhu, de Néron, etc.. Certes Espina accorde que « l'amour des femmes est d'autant plus supportable qu'il est presque commun à tous hommes et propre quasi à tous les grands ». Mais les autres défauts, et de donner le portrait du souverain idéal : ce dernier doit détester et châtier les méchants, aimer et récompenser les bons. Il ne doit pas être vindicatif. S'il doit aimer son peuple, il ne faut pas qu'il pardonne indifféremment à tous ses ennemis et les traiter comme ceux qui ont risqué leur vie pour lui dans le passé, ce qui est une incitation aux méchants de continuer à mal faire et cause un grand mécontentement chez ses fidèles serviteurs. S'il a éloigné les Huguenots de toutes charges et dignités, ligueurs et catholiques ne pourront-ils croire « quand ils vous auront preste l'espaule pour monter sur le trône de la royauté, vous leur donnerez du pied au cul comme aux autres », à moins que ce ne soit une tactique pour gagner des partisans.

Le roi doit être un exemple et la réforme doit commencer par lui. Or

quel reproche ! quel opprobre de veoir un Roi de religion réformée et moeurs si difformes ! Vous promites aux catholiques romains de conserver leur religion et vous n'avez pas soing de la vostre (...) Depuis vostre advénement à la Couronne, quelle preuve avez vous donnés de votre ardeur à l'advancement de nostre religion ? Car si vous avez creu jusques icy que la nostre est la vraye, pourquoy en l'exercice d'icelle vous monstrez vous si froid et si remis ? Si vous la pensez faulce, que n'embrassez vous incontinent la Romaine ?

Si vous pensez qu'une réforme de la religion romaine est nécessaire :

quel désir avez-vous monstre que ces difficultez fussent assoupies, que ces abus fussent retranchez et que la paix fust remise en l'Église ?

Le pasteur conseille au roi de chercher le Royaume de Dieu et « toutes aultres choses vous seront données comme de surcroist ». Ses anciens serviteurs, qu'il délaisse, le quittent car il ne leur donne même pas à manger. Le peuple est couvert « de charges, de tailles insupportables et

9. Bibl. Ing., mss., 1799, fol. 121-125.


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trois fois plus grandes que ne souloient lever vos prédécesseurs ». Le roi doit surveiller ses officiers de finances, ses gouverneurs de provinces et de ville, voire des plus petites places, sinon existe le risque de voir comme en Italie après les guerres « aultant de villes aultant de tyrans ». Le souverain ne doit pas non plus brocarder par-derrière des gens à qui il fait bon visage par-devant.

Ses ennemis, vu qu'il ne prend aucune mesure pour sa sécurité, pensent

qu'il y a de la foiblesse d'esprit et que ceste débilité du cerveau est encores un efîect de ce coup de masse que receut vostre ayeul le comte de Clermont, filz puisné du roy sainct Louys.

Parmi les qualités de Henri IV, le pasteur reconnaît la hardiesse, mais trop grande :

Jugeons si vous n'avez poinct plus tost mérité le nom de capitaine que de roy, le nom de soldat que de capitaine, mais aultres sont les vertus d'un roy, aultres celles d'un gendarme (...) car la valeur sans la prudence approche fort de la témérité.

Ainsi le vaillant Jean le Bon qui perdit tout et le sage Charles V qui regagna tout, ainsi Charles VI et Louis XI. Son grand ennemi est Philippe l'Espagnol :

Opposez voz ruses à ses ruses, vostre or à son or... et si vous ne le pouvez, recourez au Dieu des armées.

Mais, dit le pasteur,

vous estes le père de vostre peuple, le chef de voz armées et le médecin de vostre État. De vous seul, après Dieu, nous attendons nostre délivrance. Prenez lumière et instruction de ceulx qui vous peuvent donner conseil fidelle et salutaire (...) David avoit failli lourdement, il vous laisse le patron de sa repentance en sept ou huict de ses psaumes et en l'histoire de sa vie.

Le roi, enfin, ne doit point écouter les flatteurs :

Que nostre Dieu veuille amender voz deffaults, accroître voz vertus et vous remplir de ses bénédictions au bien de cest estât, à la paix de voz subjects et à la ruine de voz ennemis.

Peu après cette mercuriale dont nous ignorons si Henri IV l'a lue et méditée et en même temps que le roi annonçait sa conversion, le pasteur Jean de Serres, en avril 1593, qui fut un temps en fonction à Orange et à Nîmes, rédigeait et donnait à Lesdiguières ses « articles pour l'accord des deux religions de ce siècle » 10. Lesdiguières les passa au conseiller Espagnet « pour qu'il les montre aux prélats catholiques ».

«L'expérience a monstre en ce royaulme que ny les deniers ny les aigres disputes ne sont propres à composer les différends de la religion. » Les disputes n'ont fait qu'engendrer de l'animosité, ce fut un grand bruit sans fruit. C'est que l'on a commencé par où l'on devrait finir et « on a allumé la discorde qu'on desvoit estaindre ». Certes la même expérience a

10. Bibl. Ing., mss., 1799, fil. 3-7 ; GAKRISSOM, op. cit., pp. 144, 152, 263.


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montré qu'ont été plus sages ceux qui ont admis l'exercice libre de l'une et l'autre religion. Chacun pense avoir la vérité de son côté et comme il est certain qu'il n'y a qu'une seule vérité et qu'en ce débat il faut que l'un ou l'autre se trompe, lorsque les deux partis auront trouvé cette vérité, ils seront d'accord.

Puisque cette vérité ne peut être trouvée par la force, il faut utiliser la douceur et le procès doit être terminé par un arbitrage. Or, pour un bon arbitrage il faut six conditions : la nécessité, l'intention, la qualité commune des parties, l'accord des arbitres du principal et des accessoires.

La nécessité semble s'imposer après tant de malheurs. L'intention commune peut faciliter l'arbitrage puisque les parties sont chrétiennes et françaises, ce qui est aussi leur qualité commune : « Nous recognoissons tous un mesme Dieu pour père, une mesme église catholique (ou universelle) pour mère, une mesme escripture pour règle infaillible de la vérité et fondement de nostre salut », et nous avons une commune patrie.

Les arbitres doivent juger des différends « quy naissent d'un mesme testament ou aultre titre». Les arbitres sont tenus de «rendre à chacun ce qui luy appartient d'après l'équité naturelle et selon les termes exprès du testament ». Si quelque circonstance n'est pas éclaircie, ils recoureront à la loi civile et à la coutume. Or les parties ont en commun le testament.

Il faut des arbitres agréés par tous les chrétiens. Ce seront les apôtres puis les docteurs de l'Église ancienne et catholique « quy, approchans de plus près du temps des appostres (ont) authorité et créance en l'Église ».

Les principes de la vérité ont trois qualités : ils sont anciens, n'ont besoin d'aucune preuve car très clairs et ils sont catholiques : c'est-à-dire « receuz par un commun consentement de tous les chrestiens » :

Ainsi l'antiquité, la créance et la succession perpétuelle de la vérité en l'Église sont les principalles marques de la véritable religion (...) Il sera fort aisé de veoir aux escripts des docteurs ce qu'ils ont receu des apostres... et ce qu'ils ont transmis à leur postérité jusques à nous et par ceste succession perpétuelle de doctrine juger quelle est la véritable et catholique religion.

Mais il faut se mettre d'accord pour « poser certaine maxime communément reçue par les deux parties ».

L'auteur voit trois maximes fondamentales : la première est que tous les chrétiens cherchent la religion véritable et veulent la suivre. La seconde est que la religion véritable est ancienne et catholique. La troisième est que la religion ancienne est celle qui a été laissée par les apôtres et enseignée par leurs successeurs, les docteurs de l'Église ancienne et catholique, « et qui a esté receue et approuvée de tous les chrestiens d'une succession perpétuelle et d'un commun accord et en tout temps et en toutes nations chrestiennes jusques à nous ».

Il reste à vérifier ces affirmations par deux marques. La première est constituée par les symboles apostoliques et oecuméniques ; ils sont la marque de la vérité ancienne et catholique, ainsi celui des apôtres :

Un Dieu, père, fils et Saint-Esprit, Jésus-Christ vrai Dieu et vrai homme, conçu du Saint-Esprit, né de la Vierge Marie, rédempteur, médiateur, chef des souverains, pasteur, qui a répandu son sang pour la rémission des péchés en un sacrifice parfait et a institué le baptême et l'eucharistie ou Cène, sa chair étant


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vraiment viande et sang vraiment breuvage (...) son corps réellement et non pas figure, imagination ou fantaisie (...) que nous sommes justifiés par la grâce et la miséricorde de Dieu et par la foi, mais aussi par charité et bonnes oeuvres.

Il faut honorer la mémoire des saints, prier Dieu, vivre sobrement, s'habiller honnêtement, célébrer le jour du repos, honorer le mariage et les sépultures. La deuxième marque, c'est la loi, fuir le mal, faire le bien.

Mais une partie des chrétiens dira qu'outre et par-dessus la doctrine des apôtres « il y a autre doctrine qu'il fault croire comme la première ». Mais il ne faut pas faire de procès entre chrétiens, persécuter les tenants de cette doctrine en les considérant comme hérétiques, mais ces tenants doivent montrer que « ceste seconde doctrine (est) véritable et il la faut prouver par mesmes preuves que la première, à savoir par l'escriture et indubitable antiquité ».

Puisque l'on est d'accord sur le principal, pour l'accessoire se posent quatre questions essentielles : la première est que de tels problèmes ne doivent pas troubler l'Église ; la seconde qu'il faut « cueillir ce fruit du principal jà accordé d'un résolu consentement ». Troisièmement, « il faut donc que ceux qui prêchent annoncent purement et simplement ce principal, c'est-à-dire Jésus crucifié, en exhortant les chrétiens à la charité, concorde, modestie et bonnes oeuvres » ; quatrièmement : « en outre il faut obéir au prince et que tous les françoys soient persuadés que la plus dangereuse hérésie est de désobéir au roi ».

Si

le préjugé des opinions ne peult estre amené à la règle d'une seulle religion, aulmoings que le zelle d'icelle commune à tous quy ne recommande rien tant que la charité et la concorde mesme entre parans et patriotes, contienne les esprits de part et d'autre en une sainte douceur (...) La nécessité nous contraint de souhetter ce remède, la raison de le rechercher, la religion de l'espérer, nous apprenant de croire qu'il n'y a rien ny impossible ny non impétrable quy soit à la gloire de Dieu, salut de l'Église et repos de ce royaume.

Une note d'Espagnet ajoute « et pour raison de ce discours, ledict sieur de Serres fut excommunié par ceux de ces prétendues églises » et l'on comprend pourquoi.

Ajoutons que par la paix de Vervins, le 2 mai 1598, la France retrouve ses frontières de Cateau-Cambrésis, alors que la même année Henri IV, par les édits de Nantes, entreprend de donner à la France un certain calme nécessaire à sa reconstruction.

Henri DUBLED, Archiviste paléographe.


INTOLÉRANCES AFFRONTÉES EN BAS-LANGUEDOC LES REFUS PAPISTES DE L'ÉDIT DE 1787 *

« L'hérésie est comme ensevelie sous les débris de ses temples. Quoi de plus consolant qu'un tel spectacle pour un coeur catholique ? », abbé J. Novy de Caveirac, 1762.

Pour comprendre la signification historique des éloges vibrants de l'intolérance écrits par des catholiques minois à la mi-xviir siècle et à la veille de la Révolution, il faut d'abord situer l'originalité de la frontière religieuse en Bas-Languedoc oriental. C'est à la lumière de ce qu'on pourrait appeler l'exception nîmoise que s'éclairent l'activité polémique de l'abbé Novy de Caveirac à la fin du règne de Louis XV aussi bien que celle de l'avocat catholique François Froment en 1789. Ces ouvrages et le rapport de forces qu'ils reflètent permettent de relativiser le débat sur la tolérance.

Dans l'est languedocien, les réformés qui représentaient, au moment de la Révolution, le tiers de la population des diocèses d'Uzès et de Montpellier, constituaient plus de la moitié des diocésains d'Alès et de Nîmes. « Major pars », les protestants étaient aussi « sanior pars » dans la région nîmoise. Le calvinisme y avait longtemps dominé politiquement : bien au delà de 1629, malgré le mi-partiment des consulats, les religionnaires parvinrent à contrôler les municipalités. C'est seulement en 1679 que le consulat de Nîmes fut entièrement catholicisé. A l'arrière-plan de cette puissance politique, une incontestable prospérité économique 1 qu'atteste, au delà de l'édit de Révocation, le fameux mémoire de l'intendant Basville, en 1698 : « le changement de religion arrivé aux principaux marchands de Nîmes n'a rien changé à leur commerce. Il y fleurit mieux que jamais et,

* Exposé présenté dans le cadre du 16= congrès international des sciences historiques (Stuttgart - août 1985).

1. Sur ce point, voir Line SHIMANN-TEISSEÏRE, Recherches sur les structures sociales urbaines. Nîmes de l'édit de Nantes à sa révocation, thèse de l'école des Chartes, 1974, dactyl. En 1679, les marchands de soie RPR répliquent par un lock-out d'ouvriers papistes au « déchaperonnement » des consuls huguenots, cf. R. SAUZBT, « Religion et rapports de production dans la région nîmoise au XVIP s. » in Mélanges Gascon, Lyon, 1980.


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si tous ces marchands sont encore mauvais catholiques, ils n'ont pas cessé d'être bons négociants » 2. Le protestantisme nîmois, au XVIIe siècle, est très exactement l'antithèse de l'interprétation avancée naguère par E.-G. Léonard pour le protestantisme français : ce n'est pas un groupe anémié, troublé par les sirènes de l'unionisme ou paralysé par le culte monarchique mais une religion solidement ancrée dans ses certitudes prédestinationistes, sûre d'elle et longtemps dominatrice 3. Je ne reviendrai pas sur la critique que j'ai présentée ailleurs de l'explication d'E.-G. Léonard 4. Il fallait cependant rappeler ici la situation religieuse, particulière, de la région nîmoise pour éclairer le comportement des catholiques locaux.

Ceux-ci souffraient en effet d'un évident complexe d'infériorité : pour équilibrer puis pour abattre la puissance locale, spirituelle et temporelle, des protestants, le seul recours fut l'intervention du pouvoir royal. Longtemps victimes de l'intolérance huguenote, dans une situation de type irlandais, les papistes nîmois les plus militants plaçaient toutes leurs espérances dans l'intolérance du Roi-Très-Chrétien. Témoignage caractéristique, le livre de raison du notaire Etienne Borrelly, un catholique dévot membre de la congrégation mariale créée à Nîmes par les jésuites s. Borrelly est mort, presque nonagénaire, en 1720. Son journal va de 1656 à 1718 ; cette longue durée comme la longévité de son auteur, en font l'intérêt pour notre propos : en effet, Borrelly a vécu, dans sa jeunesse, la domination protestante sur la ville au temps de Mazarin. Il a connu, par exemple, l'émeute de décembre 1657 : « les pauvres catholiques n'osaient pas quasi aller par les rues de peur d'être tués, (les protestants) nous menaçant toujours de faire une sédition, étant des gens à entreprendre tout parce qu'ils sont forts et puissants », et noté, avec dépit, l'impunité dont bénéficièrent les responsables de la sédition qui avait laissé sur le carreau un vicaire général et deux gardes du lieutenant général en Languedoc 6. Aussi, pendant le gouvernement personnel de Louis XIV, le livre de raison fourmille-t-il d'appréciations enthousiastes sur la politique royale.

Pour prendre un exemple caractéristique, le « déchaperonnement » des consuls protestants en 1679, suscite cette réflexion :

Si autrefois on eût entrepris la chose, ils auraient mis tout à feu et à sang. C'est une restauration pour les catholiques de Nîmes qui avaient demeuré dans l'esclavitude (sic) depuis longtemps. Je n'ai pas de termes assez forts pour faire voir les meurtres, violences et oppressions qu'ils nous ont faites.

2. Éd. J. RYCKHOFF, Amsterdam, 1736, p. 273.

3. E. G. LÉONARD, Histoire du protestantisme français, tome II, Paris, 1961.

4. Cf. R. SAUZET, Contre-Réforme et Réforme catholique en Bas-Languedoc. Le diocèse de Nîmes au XVIIe siècle, Paris-Louvain, 1979.

5. L'édition de ce document par A. PDECH, Nîmes, 1888 est incomplète et ne dispense pas de recourir à l'original E 1301, A. D. Gard.

6. Sur cette « émotion » et son règlement pacifique dû en particulier à l'intervention de Cromwell, cf. R. SAUZET, op. cit., p. 317. Sur les conséquences, désastreuses à terme, pour les protestants des interventions du protecteur, cf. E. LABROUSSE, « Une foi, une loi, un roi »? La Révocation de l'édit de Nantes, 1985.


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Aspect personnel de cette « restauration », la promotion de Borrelly nommé, note-t-il fièrement, conseiller de ville « à la seconde échelle quoique je ne fusse pas de la qualité requise ».

L'intolérance active du pouvoir était d'autant plus nécessaire pour Borrelly qu'il ne se faisait que peu d'illusions sur la conversion générale. En 1680, commentant l'édit qui interdisait la conversion an calvinisme, il écrivait : « c'est le coup le plus rude que les religionnaires puissent recevoir ».

Si Borrelly confirme ainsi ce que révèlent les registres du consistoire : le maintien prolongé de la puissance d'attraction de la Réforme protestante, il doit — inversement — avouer la faible efficacité et des missions et de la force : « il n'y a pas de missions qui en amènent autant (de conversions) que les dragons » (1863). Les missionnaires « jusqu'à présent n'ont pas obtenu de grands résultats » (1686). « Malgré les missions et les gens de guerre, on n'en viendra jamais à bout. Ils ne seront jamais bons catholiques mais, s'il plaît à Dieu, leurs enfants le seront » (1687).

Certes, il qualifie la Révocation de « miracle et ouvrage de Dieu » mais ajoute aussitôt, à propos de la conversion des pasteurs, que, s'ils pouvaient, les religionnaires « les mettraient en pièces ». Au cours des années suivantes, il ne cesse de se lamenter sur le comportement des nouveaux catholiques « diables mal intentionnés », « obstinés comme des démons », ils « continuent à faire des assemblées » et sont « les ennemis mortels du Roi ».

Pendant la révolte camisarde, Borrelly note : « les fanatiques se défendent et se battent comme des diables ». La perspective d'une pacification fondée sur un certain retour à la tolérance lui fait horreur et, lors des négociations de Villars avec Cavalier, il exprime une vive amertume : « cela dépasse l'imagination que Cavalier soit pardonné et même récompensé de ses crimes ».

Cette psychologie particulière aux catholiques les plus militants nous la retrouvons, à Nîmes aux origines d'une institution qui prend en BasLanguedoc une coloration particulière : les confréries de pénitents. Un zèle anti protestant les animait et, au xviie siècle, la création de ces associations provoquait souvent les réactions hostiles des réformés 7. Nîmes même n'en possédait pas ; la crainte de provoquer les N.C. autant que la défiance à l'égard de groupements à dominante laïque avaient conduit les évêques, Fléchier puis La Parisière, à s'opposer à un projet qui n'aboutit qu'en 1743, sous l'épiscopat de Becdelièvre. La date de 1743 est caractéristique : au même moment, se renouvelaient les assemblées clandestines non loin de Nîmes. Cette création, mollement soutenue par l'évêque, parut sur le point d'avorter. Une supplique adressée, à cette occasion, au prélat par les notables catholiques fondateurs de la compagnie traduit leur tristesse et

7. Cf. G. LMJRANS, Contribution à l'étude sociologique des confréries de pénitents en BasLanguedoc, Thèse de 3e cycle, dactyl., Montpellier, 1973, P. CHAREYRE, Extension et limites du dimorphisme social et religieux en Bas-Languedoc : Aimargues 1584-J635, Mémoire de maîtrise dactyl., Montpellier, 1978.


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leur inquiétude devant la renaissance de l'hérésie et explicite le rôle mobilisateur du catholicisme populaire imparti aux pénitents, en évoquant le « spectacle édifiant... de voir, dans une ville trop mixte et dans ce temps malheureux, le concours d'un peuple catholique qui venait mêler ses voix à la voix des pénitents ». Les suppliants redoutent les persepectivent d'avortement de la confrérie qui « jette les catholiques dans la honte et la confusion, inspire aux protestants une joie insultante. Ils s'écrient dans leur désert que l'établissement des exposants n'était pas l'oeuvre de Dieu soit à cause de son peu de durée, soit parce qu'il se trouve condamné et détruit par son premier pasteur ». Ces pénitents nîmois sont différents de leurs homologues provençaux étudiés par Maurice Agulhon : l'élite urbaine ne marque, à longueur de siècle, aucune désaffection pour cette institution, dans laquelle le militantisme catholique l'emporte sur la sociabilité : témoin le recrutement des loges maçonniques qui ne mordent pratiquement pas sur la société pénitente. C'est dans la chapelle des pénitents que devaient avoir lieu les réunions des contre-révolutionnaires locaux en 1789 et 1790s. Une de leurs revendications était la proclamation du catholicisme comme religion d'État seule autorisée à avoir l'honneur du culte public. Cette revendication était le dernier et vain combat d'une lutte menée depuis la mi-siècle.

Au temps des Lumières, peu après l'apparition des pénitents blancs, les catholiques Bas-Languedociens furent, en effet alarmés par la montée de l'idée de tolérance, d'autant plus qu'à partir de la fin du règne de Louis XV et sous Louis XVI on constate à cet égard une transformation des mentalités chez les administrateurs. En 1768, les dernières prisonnières de la tour de Constance étaient libérées et, 20 ans plus tard, en 1787, un édit royal accordait aux protestants le mariage civil.

Dans son Traité sur la tolérance publié un an après l'exécution de Jean Calas, en 1763, Voltaire reprenait une revendication avancée, dès 1754, par des catholiques éclairés (Turgot, Loménie de Brienne), présenté en 175556 par Antoine Court (1695-1760) le réorganisateur de l'Église du désert 9 et qui ne devait aboutir qu'en 1787 : la reconnaissance du mariage des protestants. Court rappelait les maux qui avaient suivi la Révocation, notamment l'exode huguenot qu'il évalue à plus de deux millions de personnes. Le retour éventuel de ces émigrés serait une source de prospérité

8. Cf. M. AGULHON, Pénitents et Francs Maçons de l'ancienne Provence, 1968. Sur les pénitents nîmois, cf. R. SAUZET « Sociabilité et militantisme. Les pénitents blancs de Nîmes », in Actes du colloque Sociabilité, pouvoirs et société, (Rouen 1983), Rouen 1987, pp. 611-620.

9. A. COURT, Mémoire théologique et politique au sujet des mariages clandestins des protestants de France, 1755 et Lettre d'un patriote sur la tolérance civile des protestants de France, 1756. P. GROSCLAUDE, Malesherbes témoin et interprète de son temps, 1961, p. 358 cf. E. G. LÉONARD, « Le problème du mariage civil et les protestants français au xvnr s. », Revue de la faculté de théologie d'Aix, 1942. Sur l'état d'esprit des catholiques régionaux, au moment de l'affaire Calas, cf. James N. HOOD, « Permanence des conflits traditionnels sous la Révolution. L'exemple du Gard », Revue d'Histoire moderne et contemporaine, 1977, pp. 602-640.


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(«in multitudine Populi gloria Régis ») et en aucune manière une menace même si, à terme, les réformés devenaient plus nombreux que les catholiques car ils sont les sujets loyaux et que les ministres ne cessent « de les exhorter à la soumission et à la fidélité ». La Grande-Bretagne est présentée comme un modèle, quelque peu idéalisé, dont la prospérité provient de la tolérance qui y fait vivre « le catholique, le protestant, le juif et le quaker dans l'union et dans une tranquillité parfaite» alors que le déclin de l'Espagne est lié à l'Inquisition.

C'est un représentant caractéristique du milieu catholique local, l'abbé Jules François Novy de Caveirac qui s'efforcera de réfuter ces écrits par une série de pamphlets : en 1755, en réponse à Court, un Mémoire politicocritique où l'on examine s'il est de l'intérêt de l'Église et de l'État d'établir pour les calvinistes du royaume une nouvelle -forme de se marier, suivi, en 1758, de l'Apologie de Louis XIV et de son conseil pour servir de réponse à la lettre d'un patriote sur la tolérance civile des protestants de France avec une dissertation sur la journée de la St-Barthélemyw. Au temps de l'affaire Calas, en 1762, notre abbé publia L'accord de la religion et de l'humanité sur l'intolérance. Dix ans plus tard, il répliqua à l'article Fanatisme des Questions sur l'Encyclopédie où Voltaire l'accusait d'avoir essayé de « pallier les suites de la révocation de lTÉdit de Nantes, suites plus funestes que ne le redoutait un monarque sage » et d'avoir fait l'apologie de la St-Barthélemy : c'est Qu'on y réponde ou lettre du dr. Chlevalés à M. de Voltaire en lui envoyant la copie d'une autre lettre à laquelle il ne paraît pas qu'il ait répondu.

L'idéal de Novy est parfaitement exprimé par cette phrase de son Accord de la religion et de l'humanité sur l'intolérance que j'ai mise partiellement en exergue de cette communication :

Le peuple n'est plus exposé à la séduction des faux prophètes : un silence éternel est imposé au mensonge et l'hérésie est comme ensevelie sous les débris de ses temples. Quoi de plus consolant qu'un tel spectacle pour un coeur catholique ? u.

Avec des chiffres aussi faux, en sens inverse, que ceux de Court, Novy s'attache à prouver que l'Édit de Fontainebleau fut « un acte de sagesse très réfléchie, que cette résolution n'a fait tort ni au commerce ni aux finances ni à la population ». Au lieu de l'évaluation de Court (deux millions d'exilés), selon Novy, il ne serait sorti du Royaume après la Révocation que 50.000 personnes n.

Alors que Voltaire évaluait à un millier le nombre des familles françaises réfugiées à Genève, ce chiffre se réduit à 50 pour Novy. Il considère qu'il ne s'agit que de misérables vagabonds tandis que pour Voltaire ces exilés y ont « acquis de grandes richesses par des travaux honorables » 13.

10. Deux ans plus tard, le chapelain de l'ambassade hollandaise à Paris, le pasteur Frédéric Guillaume de la Broue publia une réfutation du « Livre insolent et détestable de l'indigne Caveirac » (lettre de l'auteur à Paul Rabaut), cf. P. RABAUT, Lettres à divers, éd. Dardier, 1892, t. I, p. 362.

11. Op. cit., p. 69.

12. Apologie de Louis XIV... p. 72.

13. Qu'on y réponde... p. 32.


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Surtout, l'abbé de Caveirac justifie l'intolérance sur le plan spirituel (« la vérité est une et par conséquence intolérante ») et temporel (le protestantisme est une secte qui « ébranle les fondements de l'État ») tout en admettant que « le fanatisme et la superstition ont quelquefois porté l'intolérance à des excès indignes du christianisme »M. Le calvinisme est une hérésie « inquiète, soupçonneuse et entreprenante » pour notre auteur qui précise que « toutes les sectes protestantes furent intolérantes dès qu'elles en eurent la force et elles le sont encore ». Il rappelle, bien entendu, l'affaire Servet, la prise d'armes de 1621, les contraventions des protestants à l'Édit de Nantes et évoque les épisodes nîmois de 1650 et 1657 15. Il apporte à l'appui de sa thèse toute une série d'autorités — à commencer par JésusChrist qui, s'il ne recommande pas formellement l'intolérance, ne la proscrit pas (!) — en insistant, après mille autres, sur l'exemple de saint Augustin 16. Il justifie a posteriori l'intolérance par les résultats de la persécution des réformés, tout en en blâmant discrètement les excès ( « un ministre d'un tempérament absolu n'apporta pas toujours dans cette affaire toute la douceur que prescrit l'Évangile ») : en effet « le sang des hérétiques n'est pas fécond comme celui des vrais martyrs. Il peut bien cimenter l'opiniâtreté des anciens enthousiastes. Il est rare qu'il en produise de nouveaux » n.

Pour comprendre l'acharnement de l'abbé de Caveirac, il faut situer son milieu familial dont l'ascension en terre nîmoise a été liée, étroitement, à la montée de la Contre-Réforme : l'ancêtre, Simon Novy, venu d'Aix-en-Provence, s'installa à Nîmes au début du XVIIe siècle. Modeste clerc de notaire, il devint solliciteur du chapitre cathédral, chargé de faire rentrer les revenus des chanoines ; deux de ses fils, Louis et Léon, épousèrent des nièces ou soeurs de chanoines ; fils de Léon receveur des tailles, Raymond, grand-père de notre homme devint conseiller au présidial, lieutenant principal en 1698 et acheta la seigneurie de Caveirac. Il maria son fils et sucesseur au présidial dans la bonne noblesse vieille-catholique avec la fille du baron de Lédenon, Catherine de Georges, mère en 1711 de Jules François Novy, prieur de Cubières, plus connu sous le nom d'abbé de Caveirac : le chapitre, le présidial, la gentilhommerie papiste tels sont les éléments du milieu dans lequel s'est hissé le clan Novy 18, telle est la base sociologique des éloges de l'intolérance de notre fougueux pamphlétaire.

La fidélité de Novy à la Compagnie de Jésus — dans la tradition du militantisme catholique nîmois — devait faire de ce champion de l'intolérance la victime d'une autre intolérance : son Appel à la raison des écrits et libelles publiés par la passion contre les Jésuites de France lui valut un exil de huit ans en Italie 19.

14. L'accord de la religion et de l'Humanité..., p. VIII.

15. Apologie de Louis XIV..., pp. 37, 200, 220, 417 sq.

16. L'accord de la religion et de l'Humanité, pp. 3-16.

17. Ibid., p. 58.

18. Cf. Dr. A. PUECH, « Les Novy » Mémoires de l'académie de Nîmes, 7<= série, t. X, 1887, pp. 163-169.

19. Ouvrage publié à Bruxelles en 1762 — Cf. P. RABAUT, Lettres à divers éd. C. DARDOER I, p. 413 — R. LIMOUZOÎ-LA MOTHE, in Dict. de Biographie française, t. 7, 1956.


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La personnalité d'un dernier pamplétaire catholique que je voudrais évoquer, l'avocat et receveur du chapitre cathédral François Froment, est bien connue des historiens de la Révolution. Une série de travaux récents consacrés aux luttes sanglantes de cette période dans le Gard mettent en évidence le milieu social de ce chef vaincu de la Contre-Révolution. Si la phase ascendante de la Contre-Réforme avait produit l'ascension de la famille Novy, l'essoufflement de l'offensive catholique au xvnF siècle et le retour des protestants dans la vie municipale furent à l'origine des frustrations de la famille Froment ainsi bloquée dans son ascension sociale 20. Le grand-père de François Froment était un modeste artisan du textile, fabricant de « burattes ». Son père, Pierre, était entré, en 1743, comme commis au greffe de l'Hôtel de ville de Nîmes avant de devenir, trente ans plus tard, greffier municipal. Il a laissé une autobiographie manuscrite qui est une chronique naïve de ses ambitions (« je trouvais dans la fabrique de mon père quelque chose au-dessous de ce que je pense à parvenir ») et de ses déboires 2I. En fait, la fin de la vie de Froment père fut marquée par un drame : accusé d'avoir falsifié le compoix cabaliste au détriment des marchands, menacé d'arrestation sur l'ordre de la cour des aides de Montpellier, il dut s'exiler en Savoie en 1784 72. A l'arrière-plan de cette affaire, se profilent les intérêts du milieu commerçant nîmois dominé par les Calvinistes et les combats menés par les protestants, au début du règne de Louis XVI, pour rentrer dans le gouvernement municipal. Ces luttes ont été étudiées en particulier par James Hood et Michael Sonenscher 23. Je n'entrerai pas dans leur détail. Simplement, je soulignerai le fait que, pour Pierre Froment, ses malheurs sont dus aux Réformés : « sous le nom du procureur général du Roi à la Cour des Aides de Montpellier, une cabale de protestants fanatiques », etc. 24. La situation est l'inverse de celle de Borrelly, un siècle plus tôt, accédant à la seconde échelle. Représentant une famille dont l'ascension sociale se trouva ainsi bloquée, François Froment va exprimer son opposition à tous progrès de la tolérance après l'édit de 1787 et la déclaration des droits de l'homme du 22/8/1789 (art. 10 « nul ne doit être inquiété pour ses opinions mêmes religieuses pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public »). Dans deux pamphlets publiés, en novembre 1789 ^ — un mois avant que la Constituante n'admette les non-catholiques à tous les emplois — il préconisait l'exclusion des religionnaires : « interdisez leur absolument

20. Cf. James HOOD, « Patterns of popular protest in the french Révolution. The conceptual contribution of the Gard », The Journal of modem History, vol. 48, juin 1976, pp. 259-293. Gwynne LEWIS, The second Vendée. The continuity of counter-Revolution in the department of the Gard 1789-1817, Oxford 1978. M. SONENSCHER, Royalists and patriots. Nîmes and its hinterland in the late XVIII' century, Ph. D., dactyl., Univ. Warvick, 1978.

21. Mémoire suscint (sic) des peines et inquiétudes que j'ai éprouvées pendant ma vie... A. D. Gard - Présidial. Je remercie Madame Debant, conservateur aux archives du Gard de m'avoir communiqué ce dossier non classé.

22. J. HOOD, art. cit., p. 270.

23. I. SONENSCHER, op. cit., p. 450 sq. et J. HOOD, « Permanence des conflits traditionnels... », art. cit.

24. Brouillon de supplique de Pierre Froment au Roi. A. D. Gard, Présidial (non classé).

25. Pierre Romain aux catholiques de Nîmes. Charles sincère à Pierre Romain.


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tout culte public, fermez leur la porte des charges et des honneurs civils et militaires ».

Avec des aspects conjoncturels « si l'autorité des rois portée souvent jusqu'au despotisme n'a pu mettre un frein à leur ambition [des protestants]... à quels excès ne portera-t-elle pas lorsque cette autorité affaiblie n'aura plus rien à leur opposer ? », les thèmes de ces pamphlets rappellent ceux de l'abbé de Caveirac à qui Froment fait d'ailleurs référence 26. Les protestants veulent « établir une république sur les débris de la monarchie » 27, l'esprit de leur religion est « un esprit d'indépendance, de rapine, d'intolérance, d'injustice et d'humanité ». A Nîmes même, ils « ont formé une ligue secrète pour faire échouer, pour détruire tôt ou tard les maisons de commerce catholiques et jusqu'à ce jour ils y ont si bien réussi que les catholiques n'ont jamais pu étendre leur commerce jusqu'à un certain point »

— accusation qu'une étude récente de James N. Hood a d'ailleurs confirmée 28. Le retour éventuel des exilés protestants serait une catastrophe pour les catholiques. Nous avons là une clef des écrits de Froment :

Si les protestants admis aux charges deviennent les distributeurs des grâces à quel titre (vous catholiques) pourrez-vous en espérer lorsque vous aurez pour concurrents une foule de sectaires qui les solliciteront comme vous ?

Après un succès éphémère sur le plan local (l'exclusion des protestants

— sauf un — de la municipalité élue en décembre 1789), les espérances de Froment devaient s'ensevelir dans la fameuse « bagarre de Nîmes », en juin 1790. Les catholiques, qui avaient constitué plus des trois quarts des 400 victimes de cette reprise des guerres de religion, devaient se tenir cois jusqu'aux revanches de la Terreur Blanche. Les notions de « tolérance » et « d'intolérance » me paraissent, ici, utilisées de part et d'autre pour des raisons circonstancielles. Il s'agit davantage de pouvoir que de principes : la tolérance est, pour les notables protestants, certitude de domination, l'intolérance est, pour les élites catholiques, le seul moyen d'usurper ou de conserver la direction politique de la cité. De Borrelly à Novy et Froment la continuité des thèmes et des intérêts est éclatante.

Robert SAUZET, Université de Tours.

26. P. S. « On vient de me remettre YApoîogie de Louis XIV et de son conseil sur la Révocation de l'Édit de Nantes que j'avois cherchée vainement pendant plusieurs années... Comme les Protestans ont brûlé tous les exemplaires de cet ouvrage qu'ils ont pu se procurer et qu'il est extrêmement rare, j'invite les principaux catholiques de Nîmes à souscrire pour une seconde édition afin d'éclairer la justice de l'Assemblée nationale », Charles sincère à Pierre Romain, p. 22.

27. Ce thème déjà commun au xvn= s. se retrouve chez NOVY (L'accord de la religion et de l'humanité..., p. XIX, 132, et au lendemain de l'Édit de 1787, chez l'abbé BONNAUD, Discours à lire au conseil, en présence du Roi, par un ministre patriote, sur le projet d'accorder l'Êtatcivil aux protestants, cf. P. GROSCLAUDE, op. cit., p. 577.

28. A propos de la ruine de petites entreprises catholiques à la mi xvrrr= s., par les marchands protestants. Cf. J. HOOD, « Pattems of popular »..., art. cit., p. 266 et « Permanence des conflits traditionnels... », art. cit., p. 606. Sur la période antérieure. Cf. R. SAUZET, « Religion et rapports de production... », art. cit.


-COMPTES RENDUSGérard

RENDUSGérard Famille et propriété dans le Royaume de Naples, XVC-XIXC siècles, École Française de Rome, 1985, 478 p.

« ... Wo die Citronen bluhnt... ». Commencer par des louanges classiques sur la fécondité intellectuelle de Gérard Delille, sur sa capacité à découvrir et à maîtriser des sources nouvelles, sur la prudence et la perspicacité de ses déductions, tout cela ne serait pas déplacé mais insuffisant. Si l'on peut caractériser l'évolution d'une partie importante de l'histoire par le souci de ses pratiquants de se rapprocher le plus possible des structures élémentaires, du tissu de la vie sociale, alors, il faut le dire bien net : Famille et Propriété dans le Royaume de Naples (XV'-XIXe siècle) est un de ces livres qui laissent l'impression au lecteur, une fois refermé, d'avoir atteint (presque atteint ?) l'une des limites de ce que l'on peut attendre de la connaissance rétrospective d'un morceau d'humanité. Double ou triple mérite si l'on envisage le sujet et la méthode utilisée qui aurait pu n'être que juridique, ou une copie d'anthropologie et qui, sans que l'auteur ait cédé aux tentations faciles, combine finalement les deux approches (sans parler des enquêtes généalogiques, essentielles) et leur donne un corps chronologique, géo-chronologique même puisqu'à l'intérieur du royaume de Naples, sont distinguées et étudiées pour elles-mêmes des régions différentes, éloignées, contrastées : la Campanie et les Pouilles.

En gros, le problème auquel Gérard Delille s'est attaqué est celui de l'intrication de l'économique et du social, d'un économique et d'un social, dans une Italie du Sud dont le devenir depuis deux ou trois siècles et les comportements des populations restent souvent des énigmes pour les gens du Nord (les Nordict). Déjà mis en alerte par ses études précédentes, notamment sur la Vallée Caudine, et quelques articles pionniers, dont un de Maurice Aymard dans la Revue Historique en 1972 (sur la Sicile), il a entrepris de vérifier l'existence ou la non-existence d'une corrélation effective — nous entendons par là causale — entre les politiques matrimoniales suivies dans la noblesse, d'abord, dans les milieux villageois, ensuite, et le statut ou le maintien des fiefs (1er cas), des domaines ou propriétés (2S cas).

Pour la noblesse, il faut remonter à Frédéric II et aux Constitutions de Melfi en 1231 pour saisir le parcours sinueux qu'elle a fait accomplir à la loi et aux coutumes. Les dispositions contre lesquelles elle mena un combat victorieux visaient à limiter la mobilité des fiefs et, en particulier, leur transmission à des parents même très relativement éloignés (les « collatéraux-cousins »), de manière à amplifier au contraire le mouvement des dévolutions, c'est-à-dire du retour des biens à la couronne. La parade a consisté à diviser les biens et à constituer des lignages extrêmement touffus par le mariage de la plupart des enfants. D'autre part, sans heurter de front l'inaliénabilité des fiefs qui avait été posée comme une règle, les nobles réussirent par le biais des ventes avec pacte de retrovendo (droit de retour) ou des cessions entre parents, à mobiliser leurs terres... pour mieux les garder. Cependant, la seconde partie de l'opération s'avéra plus délicate lorsque des acquéreurs bien nantis — des Génois, pour la plupart — avec la bénédiction des souverains s'infiltrèrent dans ce système subtil au risque de le détraquer. D'où la naissance d'une démarche inverse quoique toujours orientée vers la sauvegarde du fief familial : une limitation du nombre des mariages et la généralisation de l'institution des fidéicommis — concédée officiellement, seulement, en 1655 — grâce à laquelle liberté a été accordée au titulaire de désigner son successeur parmi ses héritiers, réservé, toutefois, le cas d'une consanguinité trop éloignée (au 5e et 6' degré).


COMPTES RENDUS 341

Or, l'ordre des villages et l'ordre des champs révèlent, dans la diversité et par la diversité, une même logique défensive ou stabilisatrice. Posons d'abord, comme le fait Gérard Delille, les cas extrêmes, les pôles. En Campanie et, tout spécialement dans la péninsule de Sorrente, les familles se regroupent par quartiers lignagers à l'intérieur desquels coexistent néanmoins des riches et des moins riches ; « la division des biens fonciers et des maisons bénéficie aux enfants mâles (...) et les femmes vont habiter chez leur mari ». Leur dot ne comprend que rarement et en petites quantités (sauf exception) des biens immobiliers ; les propriétés sont stables et leur vente ne s'effectue qu'au comptegouttes pour éviter les bouleversements de la structure de la société. C'est une région de petits domaines et de cultures démultipliées, dont les produits accèdent rapidement, en temps normal, à la ville et sont donc d'une rentabilité assez sûre ; tout le monde travaille à la terre et l'on n'a pratiquement pas besoin de main-d'oeuvre extérieure. Mais en raison même de l'exiguïté des exploitations, il faut attendre bien souvent « la mort du père » pour voir se marier le garçon. Le célibat — masculin et féminin — est largement répandu.

Les Pouilles sont un des royaumes du blé. Y dominent les latifundia. L'étude démographique met en lumière des déplacements d'individus à longue distance. L'exemple de Lucera dont 61,4 % des feux sont de souche étrangère en 1597, est éloquent quoique exceptionnel dans quelques-unes de ses modalités ; celui de Casalvecchio, plus ordinaire, entre 1710 et 1750, n'est pas moins impressionnant puisque l'état des âmes permet d'enregistrer, dans ce laps de temps, 647 arrivées et 617 départs pour une population totale qui passe de 622 à 894 habitants. Ici, les filles ont accès à la succession des biens fonciers et immobiliers : au premier chef, de la maison car c'est la femme qui détermine l'implantation du ménage (uxori-localité). Mais comme le gendre est d'abord apprécié comme main-d'oeuvre supplémentaire, il n'est pas nécessaire aux filles d'attendre longtemps — et « la mort du père » pour convoler : leur âge moyen au mariage est de 20 à 22 ans. Enfin, un système ingénieux de ventes entre cousins à double ou triple navette — presque un potlach — concourt, lui aussi, à sa manière à la stabilité des domaines.

Gérard Delille indique ensuite les variantes possibles de ces schémas, voir leur cohabitation pour des motifs qu'il s'efforce de démêler, et leur évolution qui, de manière lente ou plus rapide, dès la fin du xvilF siècle, fait renaître la mobilité des biens et dérange l'ordre ancien. II multiplie à cette occasion les remarques très fines sur la pénétration d'une économie commerciale ou, au contraire, sur une résistance à l'appât de l'argent au profit de la terre. Modeste, il refuse de « modéliser » en vue de les généraliser les cas qu'il a étudiés. Il insiste au contraire sur la nécessité de couvrir un ensemble « complet » avant de passer à des conclusions véritablement solides en extension. Il nous dit avoir découvert à Manduria, dans les Pouilles, un Libro Magno délie Famiglie qui par son ancienneté, sa continuité et sa masse sera probablement susceptible de fournir le matériau indispensable. On peut lui faire confiance pour en tirer tout ce qu'il y aura à en tirer, la « substantifique moelle ».

Michel MORINEAU.

Nicole LEMAÎTRE, Le Rouergue flamboyant. Le clergé et les fidèles du diocèse de Rodez (1417-1563), préface de Jean DELUMEAU, Paris, Éditions du Cerf, 1988, 652 p.

« Le diocèse de Rodez nous semblait perdu dans ses montagnes, mal pourvu en imprimés, il a cependant connu une effervescence et un élan réformiste aussi puissant que celui des plaines de l'Europe du Nord-Ouest, par la volonté des hommes qui étaient à sa tête et de la frange cultivée de la population, celle justement d'où sont issus les prêtres » (p. 491).

Ce passage du chapitre de conclusion résume parfaitement, me semble-t-il, un des apports fondamentaux du travail de Nicole Lemaître qui ne manquera pas de surprendre par la finesse de l'analyse et l'importance de l'éru-


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dition. L'intérêt et la richesse de cette thèse doctorale revêtent bien des aspects dont on ne retiendra ici que quelques-uns. Tout d'abord ce travail s'attache à une région encore fort peu étudiée des historiens, ensuite il s'inscrit dans une période originale, certains diraient charnière, peu traitée par les historiens français. Médiéviste et moderniste Nicole Lemaître fait heureusement éclater la chronologie traditionnelle en choisissant deux siècles qui permettent à l'auteur d'étayer solidement sa problématique.

Celle-ci, en effet, en privilégiant l'étude du passage d'un christianisme à un autre, s'inscrit dans le courant actuel de l'historiographie religieuse qui tente de débusquer les origines profondes et multiples des réformes protestante et catholique. Car l'originalité du Rouergue, apparemment loin de tout, est d'avoir largement devancé, parfois avec deux siècles d'avance, les décisions du concile de Trente, sans pour autant échapper à la Réformation du XVIe siècle. Par son sujet même, cette enquête poursuit encore une autre ambition, celle d'inclure le fait chrétien dans l'histoire « totale » du Rouergue mais aussi de reconnaître l'histoire religieuse comme un objet d'histoire autonome qui ne résulterait pas seulement du substrat économique et social.

L'objectif est largement atteint au terme d'une thèse lourde d'informations dont parfois la densité — notamment dans la première partie — demande une attention soutenue pour le non-spécialiste. L'ouvrage s'accompagne de cent pages d'annexés dont un véritable atlas rouergat de soixante cartes, réelle réussite sur laquelle je reviendrai.

Le choix du Rouergue fut surtout dicté par l'abondance de ses sources, essentiellement les procès-verbaux de visites pastorales précoces (dès 1327), circonstanciés et nombreux entre 1418 et 1525. Pourtant ces visites renseignent bien peu sur le discours religieux lui-même, sur l'état moral des paroisses. En revanche elles sont prolixes sur la situation des églises, de leurs dépendances, sur les finances paroissiales. C'est pourquoi un des apports méthodologiques les plus intéressants du travail de Nicole Lemaître est d'avoir fait parler l'environnement matériel, d'avoir analysé le signifiant du paysage religieux. Ce traitement sériel des informations contenues dans les visites — du nombre de vases sacrés, de livres pieux aux vitres remplacées — lui permet d'appréhender la vie matérielle et spirituelle des paroisses, cadre fondamental à l'intérieur duquel beaucoup de choses se jouèrent au moment des Réformes. Simultanément l'auteur met en oeuvre les données des statuts synodaux, des rituels, des registres d'ordinations, des décimes et des testaments, dont l'analyse critique comme document d'histoire des sensibilités religieuses est très fine (p. 337 et sq. ; p. 455 et sq.).

Le plan de l'étude, dont l'approche à la fois thématique et chronologique, peut parfois nuire à la mise en valeur des continuités pluriséculaires, comporte quatre volets.

Le premier, s'attachant aux « Cadres hérités » dresse d'abord un constat de l'héritage institutionnel et spirituel sur lequel peut alors s'appuyer la chrétienté rouergate. Le pouvoir épiscopal, face à la concurrence plus affirmée des justices royale et comtale, conforte sa fonction judiciaire, nécessitée en partie par la surveillance du troupeau. Il s'appuie aussi sur un patronage paroissial, exceptionnel pour l'époque, qui avoisine la moitié des cures (208 paroisses sur 449). En prolongement, l'auteur examine le cadre bénéficiai, encombré de ses prieurs, prieurs séculiers, curés prieurs, recteurs, aux statuts inextricables, aux ressources très variables selon les régions du diocèe. A ce popos, les grandes abbayes bien sûr se taillent la part du lion (voyez la richesse de Bonnecombe, Bonneval, Conques) mais paraissent moins profiter des fondations récentes liées à la fin du XVe siècle aux progrès de l'élevage et du commerce (p. 60). Le troisième cadre de référence concerne l'esprit de la Reformatio, à la fois souvenir et modèle en ce début des années 1400, qui s'exprime par l'exigence des statuts synodaux, les réunions biannuelles pour les clercs, la lutte contre la nonrésidence et le contrôle épiscopal.

Lorsque commence l'étude chronologique proprement dite, avec l'élection de Vital de Mauléon, l'état général du diocèse, comme celui de la chrétienté


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occidentale, n'est pas resplendissant. La guerre de Cent Ans n'en finit pas, le Grand Schisme s'éternise, la misère économique et sociale sévit. Devant ce tableau sombre, le désir de réforme va se manifester assez vite. A travers les visites, l'urgence essentielle paraît être la restauration matérielle. Sans excès de misérabilisme, on note que 41 ■% des églises seront l'objet d'une ordonnance de réparation sous Guillaume de La Tour et que les questions financières deviendront vite le principal sujet de discussion entre les curés et leurs fabriques. Toutefois, les paroissiens ne manquent pas non plus de protester contre l'absence de service divin et de sacrements. Guillaume de La Tour est d'ailleurs parfaitement conscient de la nécessaire restauration du clergé et de sa formation. « Il vaut mieux, dit-il en 1447, pour l'Église de Rodez avoir peu de bons ministres que beaucoup d'ignares et indiscrets ». Cette aspiration ne se concrétisera pas toujours mais on doit noter la proportion non négligeable de prêtres qui, dès lors, poursuivront leurs études après leur ordination (les gradués). Les clercs eux-mêmes furent peut-être sensibles à cette nécessité en raison de leur origine sociale. En dépit du faible échantillon disponible, les grandes tendances du recrutement social du clergé se dessinent déjà. Il provient de la classe moyenne supérieure des villes et des campagnes. Le troisième volet de la restauration concerne la vie religieuse. Au cours d'un exposé sensible et subtil, Nicole Lemaître montre que cette dernière s'oriente vers une manifestation renforcée et éclatante du culte des morts toujours intimement lié à la vie personnelle et communautaire. D'où l'importance du cimetière, du choix des compagnons auprès desquels ont veut être enterré. Comme le souligne bien l'auteur : « pour les Rouergats, le salut ne dépend pas de la proximité des reliques ou de l'eucharistie mais de l'exactitude des vivants de chaque lignage à faire leur devoir envers les morts ».

Mais dès le XVe siècle, on commence à discerner les premiers signes de la lutte contre la « pollution du sacré ». Finies les cochonailles séchant sur la sainte balustrade ! Plus significatives encore pour l'avenir sont les exclusions des laïcs du choeur ou les condamnations de la danse... La rupture entre le profane et le sacré se profile déjà.

La troisième partie, la plus fournie et la plus riche, est consacrée à l'épiscopat de François d'Estaing (1504-1530). Grande figure dans la mémoire collective aveyronnaise, le portrait brossé par Nicole Lemaître, mesuré et vivant, se trouve débarrassé de toute hagiographie. François, élu contre l'avis de Rome, a poursuivi l'oeuvre de ses prédécesseurs en réaffirmant les droits de son église, en continuant la réforme de son clergé et surtout en multipliant les visites pastorales. En quinze années, réparties entre 1505 et 1525, il visite 489 églises, dont certaines plusieurs fois ! Le contrôle du clergé, partiellement assuré de cette manière, passe aussi par la surveillance des ordinations et la formation presbytérale plus nettement centrée sur l'Eucharistie et le ministère de la Parole. Avec François d'Estaing, l'éminence de la dignité ecclésiastique et le cléricalisme dominant se déclarent plus nettement. Pourtant le saint du Rouergue n'empêchera pas le cumul des bénéfices et la non administration des cures par leur titulaire. En dépit de ces indices concordants, la césure entre les hommes du sacré et le peuple profane est encore loin d'être consommée. Les prêtres assurent bien sûr les sacrements et célèbrent massivement les messes de fondation. Il existe même en Rouergue, comme en d'autres diocèses (Limoges par exemple), des communautés de prêtres, les prêtres-filleuls — particulièrement chargés de ces tâches spirituelles. Ils assistent aussi aux obsèques et l'on remarque à ce propos une nette tendance inflationniste. D'après les sources testamentaires, le nombre moyen de prêtres demandé par chaque testateur pour la période 1502/1514 est de 104, soit deux fois plus qu'en 1407/1434 ou qu'en 1554/1566 (tableau 68, nos I et II). La vie religieuse des laïcs s'exprime aussi à travers des confréries, actives mais peu nombreuses, qui vont connaître de sensibles modifications au tournant du XVe siècle. Dans un chapitre très vivant et très documenté, l'auteur montre la progression des confréries de dévotion, encore associées au culte des morts mais déjà plus axées sur la piété personnelle. On relève aussi les changements dans le fonctionnement de ces groupes avec notamment la lutte contre les banquets. Après 1530, la confrérie n'apparaît plus seulement comme une structure d'entraide matérielle et spirituelle.


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A côté de ces tendances novatrices, le Rouergue semble en recul pour la dévotion mariale, celle du Rosaire ou de l'Ange Gardien. Dans les pèlerinages, traités avec rapidité, Marie est concurrencée par Saint-Roch et Ceignac n'est encore qu'un petit lieu de rassemblement.

Avec l'épiscopat de Georges d'Armagnac, dernière partie de l'étude, une porte s'ouvre par laquelle s'engouffre la culture européenne du moment. L'Humanisme puis la Réforme abordent aussi cette province. D'abord le nouvel évoque, futur cardinal, est un très grand seigneur de la Renaissance. L'analyse minutieuse de sa bibliothèque (480 volumes !) le prouve aisément. Pour Armagnac, humanisme et christianisme vont de pair. Mais cet homme du roi, aux activités multiples, passe une trop grande partie de son temps ailleurs (les ambassades italiennes par exemple) et l'administration du diocèse s'en ressent. Seul sera vraiment valorisé le rôle essentiel de la communication (livres, prédication) et de l'instruction (écoles et accueil des Jésuites à Rodez). En cela Armagnac n'était pas éloigné des méthodes protestantes. Mais c'est probablement davantage sa formation que ses absences qui lui firent prendre conscience tardivement du « danger » huguenot. La Réforme apparaît vers 1554 et se manifeste au grand jour en 1560. Plus violente dans la noblesse villefranchoise que dans Millau la bourgeoise, les causes profondes de son essor sont dues, pour Nicole Lemaître, à un ensemble de facteurs politiques, économiques, socio-culturels, régionaux ou locaux où la conjoncture tient une place fondamentale.

Avant de clore le compte-rendu de ce livre foisonnant, je me permettrai d'insister encore sur certains points, essentiels à bien des égards. La cartographie rouergate de Nicole Lemaître éclaire incontestablement la géographie de la Réforme et fournit quelques pistes explicatives complémentaires. La fréquence variable des visites pastorales, la richesse des bénéfices, l'importance du recrutement et la densité cléricale, la meilleure résidence des curés comme l'implantation des prêtres-filleuls ou des confréries ont toujours privilégié le Nord et le Centre au détriment de la Basse-Marche et du Sud du diocèse, points forts de l'implantation protestante. En second lieu, on retiendra la place centrale des évêques dans cette étude sur les paroisses et les fidèles. C'est l'ambition de leur action, la réalisation de leurs projets ou leur échec qui déterminent massivement le comportement des chrétiens rouergats. En dépit de leur personnalité très différente, ils modèlent solidement le diocèse fixant déjà les futures priorités mises en avant à Trente. La séparation du sacré et du profane, donc à terme des prêtres et des laïcs, l'affirmation de la dignité ecclésiastique, la formation sacerdotale, les nouvelles dévotions, la surveillance du troupeau sont déjà en place au début du xvr siècle dans le respect des plus fortes aspirations paroissiales massivement tournées vers le culte des morts et la communion des saints... que le protestantisme naissant veut ignorer.

Les orientations épiscopales, tournées davantage vers le prêtre, vont forger à la charnière des XVe et xvr siècles une identité religieuse rouergate qui restera vivace encore jusqu'au seuil des années 1950. Et c'est avec raison que Nicole Lemaître dans ses dernières pages s'interroge sur l'effondrement de cette identité depuis une vingtaine d'années, sur les moyens possibles d'inventer aujourd'hui une autre chrétienté, de passer une fois encore d'un christianisme à un autre.

Aboutissement heureux de cette magistrale leçon d'histoire qui est pleinement dans son rôle quand elle éclaire le présent par l'examen minutieux du passé.

Alain CABANTOUS.

Joseph BERGIN, Cardinal de La Rochefoucauld. Leadership and Reform in the French Church, New Haven and London, 1987, vni-302 p.

Quelques mois après la traduction de Pouvoir et fortune de Richelieu, qui nous apportait tant de nouvelles perspectives sur le Cardinal-Ministre, voici que nous parvient l'édition d'un autre ouvrage de Joseph Bergin, consacré à


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un autre Prince de l'Église, le Cardinal de La Rochefoucauld. Il s'agit en fait du premier projet de recherche de l'auteur, un temps écarté pour venir à bout du gros dossier de la fortune de Richelieu, mais mené à bien avec succès.

La figure du cardinal de La Rochefoucauld est bien connue de tous ceux qui ont eu à s'intéresser à La Réforme catholique au Siècle des saints. Mais à part le travail biographique de Gabriel de La Rochefoucauld en 1926, l'action du prélat se trouvait comme écartelée entre les histoires de tel ou tel ordre ou congrégation. Le grand mérite du livre de Bergin est de faire la synthèse de tous ces éléments, d'y ajouter une exploitation approfondie des documents conservés au Vatican et à la Bibliothèque Sainte-Geneviève et d'éclairer ainsi les motivations et les méthodes du réformateur en en dégageant la cohérence.

Mais ce livre, l'auteur le souligne, n'est pas une simple biographie. A propos de La Rochefoucauld, des ambiguïtés de son action entre la Curie, la couronne, le Parlement gallican, les zélés réformistes et les prudents conservateurs, Joseph Bergin esquisse une utile réflexion sur les contradictions internes de l'Église de France, les enjeux de pouvoir et les conditions particulières de la Réforme catholique dans le Royaume.

Le personnage, d'abord, présenté dans les trois premiers chapitres. A cheval sur deux siècles, et doté d'une longévité peu commune à l'époque, il naît sous Henri II et meurt sous Louis XIV. Ne pas oublier qu'à son élévation au cardinalat, qui ouvre sa véritable carrière nationale et internationale, il a cinquante ans... Ses débuts illustrent parfaitement le rôle de la haute noblesse provinciale et le système de pouvoir qui la lie à la couronne. Une solide implantation en Auvergne, un réseau d'alliance qui assure le lien avec la plus haute aristocratie (sa mère italienne permet à son père de jouir des faveurs de Catherine), une entrée en clientèle, celle des Guise, qui assurent la promotion de François et de ses frères, demeurés orphelins de père trop tôt. On songe à Richelieu. Il y a aussi un oncle bienveillant, abbé de Marmoutiers. Tout naturellement, l'aîné sera d'épée, lieutenant-général puis gouverneur en Auvergne. François fait ses études à Paris au Collège de Marmoutier (bien sûr) puis chez les Jésuites. Expérience décisive. Toute sa vie, La Rochefoucauld restera lié à la Compagnie et à la formation reçue. De là sa réputation non usurpée de projésuite et d'ultramontain. En 1579-80, avec son jeune frère Alexandre, il voyage en Italie et découvre l'action pastorale de saint Charles Borromée et de l'archevêque de Bologne, Gabriele Paleotti. Deux sources de sa future vocation réformatrice. En attendant, à peine tonsuré, il reçoit en commende l'abbaye de Tournus, délaissée par les Guise et en 1585, il est nommé évêque de Clermont. Il faut l'ordonner pour qu'il puisse recevoir la consécration épiscopale. Là encore, il est représentatif du système bénéficiai et du jeu familial : son frère est gouverneur, lui est évêque. François de La Rochefoucauld est ligueur, sans hésitation, et durablement. Il ne se rallie au Navarrais qu'après l'absolution pontificale. On saisit le lien entre les « zélés catholiques » et les futurs dévots qui animèrent, dans les premières décennies du xviP siècle, le grand mouvement réformateur.

Henri IV ne lui tient pas rigueur de son obstination. Dès 1601, il figure sur les listes de promouvables et il obtient le chapeau rouge en 1607. Il échange alors le siège de Clermont pour celui de Senlis, plus proche de la cour où il devra plus souvent paraître. En attendant, il est à Rome de 1609 à 1613, actif représentant de la couronne et non moins actif membre de la Curie. Au point qu'on souhaiterait l'y voir rester. Mais il préfère revenir en France où sa faveur ne se dément pas : grand aumônier en 1618, doyen des cardinaux français après la mort de Joyeuse et de du Perron, membre du Conseil privé. C'est en 1622 qu'il reçoit du pape, avec l'approbation du pieux Louis XIII et la sanction plus réticente du Parlement, une commission générale pour la réformation des ordres monastiques dans le royaume, commission valable pour six ans et qui est renouvelée et étendue. Au vrai, à lire Bergin, on a le sentiment qu'après 1635, La Rochefoucauld ne joue plus qu'un rôle effacé et se retire progressivement des affaires. Il suffit de songer à son âge — 70 ans en 1628 — et à la volonté de Richelieu de concentrer le maximum de pouvoirs. Sans parler des sympathies romaines...

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Tout le reste de l'ouvrage de Joseph Bergin analyse, en sept chapitres, l'action réformatrice du cardinal, en la replaçant avec talent, dans l'histoire générale du royaume et de l'Église de France. On a peine à suivre dans le détail son action épiscopale, faute d'archives, mais elle s'inscrit clairement dans la conception tridentine : reconquête de l'autorité, visites et synodes, intérêt porté à la formation des clercs, surveillance des réguliers. Grand aumônier de 1618 à 1632, il intervient dans le choix des évoques par le roi, mais avec moins d'influence que l'autre cardinal. La Rochefoucauld est surtout connu pour son travail de réformation des ordres anciens : clunisiens et cisterciens, chanoines réguliers et mathurins. Grâce aux trésors encore mal exploités du département des manuscrits de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, Bergin peut apporter beaucoup par rapport à ses devanciers. Il s'attache naturellement à ce qui est la grande réussite du cardinal, la réforme des Augustins et la création de la Congrégation de France des Génovéfains, avec l'aide de Charles Faure, de François Blanchard. Il aura la joie de faire élire celui-ci, peu avant sa mort, abbé régulier de Sainte-Geneviève et supérieur de la Congrégation. Et tout cela à partir de sa dignité d'abbé connendataire, image même des abus du système bénéficiai.

Cette réussite, encore imparfaite à sa mort, mais en bonne voie, contraste avec ses échecs relatifs à Cluny, à Cîteaux ou chez les Trinitaires. On voit bien les limites qu'imposaient les privilèges acquis, les interventions du Parlement ou du Conseil, le contrecoup de la politique générale, le conflit de Richelieu et du parti dévot.

On sort de cette lecture enrichi. Il est à souhaiter qu'un éditeur français publie la traduction de ce beau livre. A quand le troisième Bergin ?

Jean JACQUART.

Élise MARIENSTRAS, NOUS, le peuple, Les origines du Nationalisme américain, Paris, Gallimard, 1988, 479 p.

Il y a une dizaine d'années, en 1976 exactement, dans un ouvrage intitulé Les Mythes fondateurs de la nation américaine, qui avait été salué par tous les américanistes comme une oeuvre de grande originalité, Élise Marienstras avait renouvelé la problématique des origines des États-Unis. Elle y montrait comment l'État avait précédé la nation et l'avait en quelque sorte générée. D'une mosaïque de colonies très différentes, qui n'avaient en commun, outre la langue, que leur relation, elle même hétérogène, à la monarchie britannique, avait surgi un corps politique nouveau doté d'institutions originales destinées à assurer l'unité qui faisait encore défaut.

L'auteur vient de récidiver dans un ouvrage brillant et fort bien présenté, qui reprend, en les allégeant, les lignes essentielles d'une thèse de doctorat, avec un titre provocateur, Nous le Peuple, premiers mots de la Constitution de 1787. A défaut d'obtenir le consentement de tous les États, l'un des rédacteurs, Robert Morris, eut l'intuition de placer ce texte fondamental sous l'invocation de ce peuple nouveau, dont l'existence était à peii»e assurée. D'où la question qui sert de fil conducteur à tout cet ouvrage, comment s'est formé ce peuple ? Comment est née cette nation ?

Les colons qui s'établissent aux xvif et xvnr siècles en Amérique du Nord sont des Britanniques qui demeurent attachés aux institutions de la mère patrie. Leur souverain est le roi d'Angleterre, le Parlement l'autorité législative suprême et l'église d'Angleterre demeure, pour beaucoup, l'église établie. Mais l'éloignement fait de plus en plus sentir ses effets sur ces colons exilés ou expatriés. Nombreux sont les dissidents, Congrégationnalistes, Quakers, plus tard Méthodistes, qui ont fui l'Angleterre pour demeurer fidèles à leur conscience, sans même parler des Mennonites, Anabaptistes, Amish, d'origine rhénane, et des Presbytériens d'Ecosse et d'Irlande, qui sont venus chercher refuge pour y pratiquer librement leur culte. Et puis le contact avec les Indiens, d'une part, les Noirs africains, de


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l'autre, détermine une acculturation qui renforce la distanciation d'avec la mèrepatrie. L'auteur note, avec finesse, que ces colons font remonter leur généalogie tenue à jour dans leurs Bibles, non pas à leurs ancêtres européens, mais au premier arrivant sur le sol américain. Selon son expression, la colonie est le lieu d'appartenance primaire, tandis que l'Empire britannique devient le «non-lieu de l'appartenance secondaire ». Il se crée ainsi un attachement au sol, une sorte de jus soli, qui conduit inexorablement à la rupture.

Cette rupture se profile dès 1763, alors même que les milices américaines ont aidé les Britanniques à chasser les Français du Canada et de la vallée de l'Ohio, et qu'on s'attendrait à une lune de miel entre colons et métropolitains. 1763 marque l'apogée du premier empire britannique, mais aussi le début de son déclin. De 1763 à 1774, les rapports s'aigrissent, sous l'effet d'une politique fiscale, qui dresse peu à peu les colons contre le Parlement. Ceux-ci se considèrent comme des sujets britanniques, bien qu'ils ne soient pas représentés au Parlement et qu'ils soient donc imposés sans être consultés. Depuis la glorieuse révolution de 1688, les idées de Locke, reprises dans le Bill of Rights de 1689, ont fait leur chemin : pas de taxation sans représentation devient le slogan qui galvanise les colons et forge progressivement une unité à peine perceptible auparavant.

La rupture consommée en 1774, les premiers affrontements se produisent en 1775, mais ce n'est que l'année suivante que la Déclaration d'indépendance affirme hautement les principes dont se réclament les colons, devenus désormais des Insurgents. Ces années sont décisives pour la formation du nouvel État : en marge des institutions existantes s'en créent de nouvelles qui en constituent l'armature. Ainsi dans les anciennes colonies se réunissent des conventions qui votent constitutions et déclarations des droits. C'est au niveau des États que naît le corps politique de la future république. Chacun de ces États met, en plus, ses milices au service de l'armée continentale, commandée par un ancien colonel de la guerre de Sept Ans, George Washington. Le combat est à la fois révolutionnaire, avec des coups de mains organisés par des bandes, comme celle des Green Mountains Boys dans le Vermont, et classique, avec des batailles rangées qui opposent des troupes relativement peu nombreuses. Les Américains eux-mêmes d'ailleurs loin d'être unanimes sur la lutte contre l'Angleterre, au point qu'une minorité (qui fut peut-être une majorité à un moment ou l'autre) demeurée loyale (d'où le nom de Loyalistes qui leur est resté), en particulier dans l'État de New York et le Sud, se rangea aux côtés de l'armée britannique et préféra ensuite émigrer plutôt que d'accepter l'ordre nouveau. En ce sens, ce fut une guerre révolutionnaire, et même une guerre civile.

C'est en tout cas dans ces combats et ces affrontements que se forme une conscience nationale dont l'auteur suit le développement à travers ce qu'elle appelle la religion civile. La juxtaposition de ces mots peut sembler contradictoire, bien qu'elle ne le soit pas dans l'Amérique révolutionnaire : la fidélité à la république et aux principes qu'elle a proclamés revêt les aspects d'un véritable culte, dont on retrouve les échos chez les contemporains comme John Adams, Thomas Jefferson et le grand ancêtre, Thomas Paine. Cette religion civile a soutenu l'effort qui a fait passer des États à un État, après la fin des hostilités. Tel est l'objet de la dernière partie de cet ouvrage, « l'État nation et l'éveil du Nationalisme ». On retrouve ici, mais avec infiniment plus de nuances, de précisions et de vigueur ce qu'annonçaient Les Mythes fondateurs, le passage de l'État à la Nation, et de la Nation au Nationalisme. En 1789, quand Washington prend les rênes du gouvernement, l'État existe, mais peut-on en dire de même de la nation ? Les Américains, à l'exception de leurs dirigeants, n'avaient pas encore à ce moment un sentiment d'appartenance nationale qui s'étendit peu à peu aux libres citoyens de la nouvelle république.

Il faut saluer avec chaleur l'extrême nouveauté de cet ouvrage. Jamais encore les historiens français n'avaient apporté une contribution aussi originale à l'étude des origines de l'Etat et de la nation américaines. Élise Marienstras a eu le rare mérite, et aussi le courage téméraire de se spécialiser dans une période peu étudiée en France et de le faire avec une compétence exceptionnelle. L'ouvrage est bourré de références à la littérature de l'époque, qu'il s'agisse de correspondances, de sermons, de mémoires, de journaux, de pamphlets et de libelles politiques. L'auteur, qui a tout vu et tout lu, en travaillant sur des sources disper-


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sées dans les bibliothèques américaines, se meut avec aisance dans ces écrits disparates et dispense ses citations à bon escient avec une prodigalité étourdissante. En même temps, elle connaît parfaitement la littérature historique récente, en particulier celle, abondante, produite au cours des deux dernières décennies qui ont été celles de la célébration du bicentenaire, celui des États-Unis s'entend. Elle ne s'interdit pas ici ou là des incursions dans le domaine philosophique ou des comparaisons avec le monde contemporain. Sans doute la lecture de l'ouvrage n'est pas toujours aussi gouleyante que pourraient le souhaiter certains, car elle exige déjà une connaissance de l'arrière-plan historique. Tout ceci est plus que compensé par la clarté de la présentation et l'élégance typographique. Un volume qui fait l'honneur aux américanistes français et devrait déterminer des vocations dans un domaine où, cet exemple le prouve, ils sont capables d'affronter les Américains eux-mêmes.

Claude FOHLEN.

Jean-Baptiste DUROSELLE, Clemenceau, Paris, Fayard, 1988, 1077 p.

Bien que le retour d'intérêt pour la biographie comme travail historique soit un fait marquant (et heureux) des années récentes, il est clair que les difficultés qui s'y attachent n'ont pas pour autant disparu. Toute biographie court le risque d'hagiographie ou de dénonciation ; la biographie politique a ses propres probèmes liés à la nécessité d'analyser la vie d'un individu dans son contexte culturel, social et institutionnel. La patrie peut bien se montrer reconnaissante à ses grands hommes mais l'historien sait que l'Histoire n'est pas faite uniquement par quelques individus, même quand ces individus sont censés être des surhommes. Pour ce qui concerne Clemenceau il y a deux considérations supplémentaires. La première tient à sa longévité politique. Bien qu'étant ministre moins de six ans, il a joué un rôle de premier plan pendant plus de cinquante ans dans un système où, précisément, la faiblesse du pouvoir exécutif fait que l'influence ne dépendait pas toujours d'un poste ministériel (le contraste avec l'expérience britannique est frappant). Donc le biographe doit prendre en compte une période longue — et mouvementée — de la vie politique française. La deuxième difficulté vient, comme Jean-Baptiste Duroselle le démontre très bien, du fait que Clemenceau s'intéressait très peu à sa propre histoire. Pendant ses dernières années, il détruisait beaucoup de ses papiers personnels et il n'avait aucun désir de laisser un testament ou de fabriquer une légende (encore une fois, grande différence avec Churchill ou De Gaulle). Dans un essai documentaire très utile, JeanBaptiste Duroselle montre comment il a pu résoudre ce problème des sources : l'importance du rôle politique de Clemenceau, son activité comme journaliste et écrivain, l'étonnante diversité de ses contacts font que l'historien est finalement bien renseigné sur sa vie politique et privée. Il existe aussi, bien sûr, beaucoup de biographies. Celles-ci sont d'une valeur très inégale mais Jean-Baptiste Duroselle ne manque pas de faire un éloge très généreux — et fort justifié d'ailleurs — de l'ouvrage de l'historien britannique Watson, Georges Clemenceau. A Political Biography, paru en 1974 et qui reste jusqu'à maintenant de loin la meilleure étude.

Dès le début, Jean-Baptiste Duroselle souligne son intention de nous donner un portrait complet de son sujet, Clemenceau l'homme, aussi bien que Clemenceau l'homme politique. Nous suivons ses origines familiales, son enfance, sa vie comme étudiant en médecine — et dissident politique — dans le Paris de Napoléon III, son séjour aux États-Unis et sa carrière de médecin (il est resté inscrit dans les annuaires professionnels jusqu'en 1906). L'auteur nous décrit un homme capable d'une violence hargneuse et presque irraisonnée à l'égard de ceux et de celles (sa femme) qui lui avaient fait défaut : une férocité qui existait avant, mais qui aide à comprendre sa mauvaise réputation parmi ses adversaires politiques comme le tombeur de ministères, le briseur de grèves en 1908, l'architecte impitoyable de la répression de 1917-1918. Poincaré le voyait comme un homme « violent, vaniteux, ferrailleur et gouailleur, effroyablement léger » tandis que Paul Morand parlait de lui comme d'un « vieillard sanguinaire ». Ce qui donne au portrait tracé par Duroselle toute son authenticité, c'est bien l'autre visage de


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Clemenceau. Il y a bien sûr le Clemenceau débordant de curiosité, de vitalité, d'exubérance mais aussi un Clemenceau sentimental et affecteux, aimant sa famille et ses enfants, doué d'un sens de l'humour très fort, n'ayant rien de pompeux ou suffisant et surtout recherchant, et gardant, l'amitié. Cet homme qu'on voit orgueilleux et solitaire avait en effet tout un réseau d'amis fidèles dont Claude Monet reste le plus célèbre. Son intégrité financière restait totale, raison de plus pour comprendre la brutalité de l'échec de 1893, qui indique aussi qu'il n'était pas toujours très sûr dans le choix de ses amis.

Quant à ses idées directrices, on peut trouver trois thèmes principaux. Premièrement, il y avait dans cet athée et positiviste, la foi républicaine. Pour Clemenceau, la France ne pouvait être la France que dans la République, synonyme pour lui de démocratie et de justice. Jean-Baptiste Duroselle — comme Keynes — souligne son pessimisme : mais ce pessimisme n'impliquait jamais une indifférence à l'idéal républicain d'humanisme et d'égalité. On voit ainsi qu'une des causes de son hostilité permanente envers le colonialisme restait précisément dans son refus de l'inégalité des races (les colons de l'Algérie en 1919 furieux de sa politique assimilationniste, l'appelaient encore le « Vendéen rouge »). Le deuxième élément qu'on peut noter chez Clemenceau est son absence d'esprit de revanche. S'il est vrai qu'il refusait absolument la perte de l'Alsace-Lorraine et méprisait l'idéologie — et le caractère — allemands, il est vrai aussi qu'il ne cherchait pas à provoquer une guerre de revanche. Jean-Baptiste Duroselle montre fort bien la politique prudente et même ouverte qu'il pratiquait envers l'Allemagne pendant son premier ministère, et même en 1919, il savait que l'insistance de Foch et de Poincaré pour le démembrement de l'Allemagne vaincue n'était ni possible ni compatible avec le principe de nationalité. On est loin du Bismarck français décrit par Keynes. C'est le troisième élément de la culture politique de Clemenceau qui est peut-être le plus difficile à cerner : ses rapports avec la réalité sociale. On sait que, venu de l'extrême-gauche, Clemenceau finit sa carrière, détesté non seulement par la gauche socialiste mais aussi par beaucoup de radicaux, « sa » famille politique. Il est clair que son intérêt pour les questions économiques était minime. Duroselle se montre fort critique envers l'incompétence économique de son gouvernement en 1919. Plus profondément, Clemenceau rejetait toujours l'analyse marxiste d'une société de classes et de conflits de classes. S'il n'aimait pas « les casernes et couvents » du collectivisme, il avait surtout horreur de la violence ; comme il le disait lui-même, la Commune lui avait appris « le phénomène pathologique qu'on pourrait appeler le délire du sang » (Il est à noter que cette aversion ne l'empêchait pas d'affirmer que la révolution est un bloc...). En ce qui concerne ses rapports avec les Radicaux, son rôle de chef du Radicalisme datait surtout de la période des luttes héroïques pour la consolidation de la République. Son intérêt pour les réformes sociales était réel et permanent. Mais il était mal à l'aise dans le monde des partis qui se voulaient organisés — bien qu'il ait eu, Jean-Baptiste Duroselle ne le dit pas — sa carte du parti de la rue de Valois. Au fond, il a raison d'insister sur le fait que Clemenceau a toujours pensé que le drame de la France était de nature politique et non de nature sociale.

Il faut dire que Jean-Baptiste Duroselle a pleinement réussi son pari d'éclairer une vie personnelle et politique extraordinaire : Clemenceau n'était pas un chef charismatique à la manière de Gambetta ou de Gaulle. Il ne voulait pas refaire la France et finalement s'accommodait bien d'un système institutionnel dont il avait contribué à établir les normes. La guerre a fait d'un phénomène un héros. Le grand mérite de ce livre, qu'on lira avec autant de plaisir que de profit, est de nous aider à comprendre non seulement une personnalité extraordinaire et finalement attachante, mais aussi l'univers politique et culturel de toute une période de la France moderne.

Peter MORRIS.

Marc FERRO, Pétain, Paris, Fayard, 1987, 790 p.

La parution de cette énorme biographie constitue une surprise à plus d'un titre. D'abord, elle consacre la reconnaissance (un peu tardive penseront quel-


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ques esprits chagrins, mais réelle) de l'importance de l'histoire politique, y compris dans sa facture la plus classique, par la mouvance des Annales : Marc Ferro, sans reniement aucun, situe d'emblée cet ouvrage, fruit d'un long travail de première main, dans la lignée de l'enseignement de Fernand Braudel, à qui est dédié le livre. Encore qu'à lire la préface, on se demande si ce n'est pas l'ancien jeune F.T.P., devenu l'historien de renom que l'on connaît, qui a cherché à ausculter un passé encore trop proche pour s'inscrire réellement dans une longue durée ou une vision structurale. Autrement dit, face au cas Pétain, Marc Ferro n'a-t-il pas d'instinct retrouvé une forme spécifique de curiosité, née autant d'un besoin scientifique que d'une sensibilité à la mémoire, curiosité qui anime la plupart des historiens, mais plus particulièrment ceux du temps présent ?

Autre surprise, le parti pris de traiter presque uniquement du Pétain de l'Occupation, en abordant la carrière d'un maréchal déjà octogénaire lors de la défaite, en quelques rappels savamment distillés tout au long du récit. Ce qui donne à cette biographie un caractère à la fois objectif — par le traitement des sources et l'heureuse distance de ton — et subjectif, comme peut l'être une caméra, en offrant au lecteur un aperçu du monde tel que le perçoit Pétain lui-même, fort de références dont certaines plongent au plus profond du XIXe siècle. Ainsi, le passé de Pétain est-il abordé sous forme de flash-bock : son éducation militaire le fait juger de la situation de 1940 analogue à celle de la Prusse vaincue de 1806, pour laquelle la défaite sera source de régénération interne ; l'évocation de Verdun n'apparaît qa'in fine, lorsque le souvenir d'une gloire passée hante le maréchal déchu, lors de son exil à Sigmaringen, puis lors de son procès. Encore qu'à travers cet événement, l'auteur aurait pu insister plus fortement sur la cristallisation des thèmes que l'on retrouvera ensuite à l'oeuvre lors de la crise de l'été 1940 : une grande confiance en soi, la certitude d'être un chef indispensable, un « père juste mais sévère, protecteur et thaumaturge » i. C'est d'ailleurs la première critique — dont l'auteur est parfaitement conscient — qui vient à l'esprit : pourquoi s'être privé de comprendre dans leur continuité les trois vies de ce singulier personnage (la chef de la Grande Guerre, le tacticien et le stratège de l'entre-deux-guerres, le chef de l'État français) dont la véritable carrière a commencé à l'heure où d'autres prennent leur retraite ?

Dernière suprise enfin, et non des moindres, la réussite incontestable de l'entreprise, trois ans à peine après la parution d'une autre biographie de Pétain, elle, sans perspective aucune 2, preuve que le sujet méritait encore analyse. Et c'est avec un plaisir certain que l'on suit Marc Ferro, à la plume parfois jubilatoire devant telle ou telle découverte, sur un terrain de spécialité qui n'était pas le sien à l'origine, exemple convaincant de décloisonnement de la discipline...

Ces remarques faites, en quoi cet ouvrage modifie-t-il la perception de l'histoire du régime de Vichy ? Tout d'abord, Marc Ferro utilise des sources peu ou mal exploitées jusque là, telles les archives du cabinet du chef de l'État, oelles du procès Pétain (dont une partie seulement avaient été publiées par Louis Noguères3), ou encore des archives étrangères, tels des documents sur les relations franco-soviétiques (encore actives avant juin 1941, bien que sans grands débouchés diplomatiques). C'est moins d'ailleurs la nouveauté des sources que le croisement d'informations d'origines diverses qui permet de donner un éclairage nouveau sur la politique de Pétain. Ainsi, sur la fin de la 111° République, l'auteur montre bien le véritable double, voire triple jeu, du Maréchal, partisan de l'armistice, mais qui ne se dévoile qu'une semaine après sa nomination dans le gouvernement de Paul Reynaud, après avoir un temps laissé le général Wej'gand prendre l'initiative en la matière. Pétain apparaît bien là comme un manoeuvrier, animé par la conviction inébranlable qu'il est le seul à pouvoir

1. Jean-Pierre AZÉMA, « Pétain et les mutineries de 1917 », L'Histoire, n° 107, janvier 1988, qui reprend et développe la thèse du premier biographe de Pétain, Richard GRIEFITHS, Pétain et les Français, Paris, Calmann-Lévy, 1974, une biographie qui reste d'actualité pour la période antérieure à 1940.

2. Herbert LOITMAN, Pétain, Paris, Seuil, 1984, 731 p.

3. Le véritable procès du Maréchal Pétain, Paris, Fayard, 1955, 682 p.


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dénouer la crise. Parmi les autres moments forts du livre, il faut signaler la reconstitution minutieuse des différentes crises du régime. Celle du 13 décembre 1940 avec le renvoi de Laval était déjà largement connue. Celles d'avril 1942 avec le retour de ce dernier et de novembre 1942 sont éclairées d'un jour nouveau grâce à un télégramme retrouvé dans les archives américaines et qui laisse entendre que Darlan aurait été prêt, dès avril 1942, à partir en Afrique du nord et à se faire reconnaître des Alliés, encore que les sources françaises ne permettent pas de confirmer de façon certaine l'opinion des diplomates américains à Vichy 4. La crise de l'automne 1943 est enfin la plus richement détaillée. Pétain, à la recherche d'une nouvelle légitimité face à la lassitude de l'opinion et au défi lancé par le C.F.L.N. d'Alger, tente de redonner vie au projet de nouvelle constitution, tout en espérant une fois de plus se débarrasser de Laval. Marc Ferro montre bien ici le rôle, jusque là méconnu, joué par l'Amiral Platon qui espérait, avec le plein accord de Pétain, utiliser certains éléments collaborationnistes (proches de Doriot) contre Laval, un « complot » de palais qui confirme (s'il en était encore besoin) après E. Jackel, H. Michel, R.-O. Paxton, J.-P. Azéma, J.-R. Duroselle et d'autres l'inanité de cette thèse récurrente qui veut que Pétain ait été plus modéré et moins collaborateur que Laval.

Au total, Marc Ferro réaffirme une fois de plus la responsabilité personnelle de Pétain dans la conduite de la collaboration d'État. Il montre de surcroît un homme tout à son esprit de revanche personnelle, aveuglé par des considérations étroites qui l'empêchent souvent d'avoir une vision stratégique des événements. Un diagnostic d'autant plus roboratif que le mythe Pétain, que l'auteur aborde en dernier ressort, s'est précisément appuyé sur une image rigoureusement inverse du Maréchal.

Henry Rousso.

Pierre MILZA, Fascisme français. Passé et présent. Paris, Flammarion, 1987, 464 p. ; Anne-Marie DURANTON-CRABOL, Visages de la Nouvelle droite : le GRECE et son histoire, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences politiques. 1988, 267 p.

Dans le domaine de l'histoire des idées politiques, il est des sujets qui, en raison de leur complexité, demandent de la part des historiens un effort accru pour tendre vers l'objectivité et pour clarifier des notions ambiguës. Aussi ne peut-on que se réjouir quand deux ouvrages, l'un consacré au fascisme français, l'autre à la Nouvelle droite, répondent parfaitement aux critères suivants : souci de rigueur dans l'analyse, examen méthodique de l'origine et de l'évolution du phénomène considéré.

Depuis de nombreuses années, Pierre Milza étudie le fascisme sous tous ses aspects, avec pour principal objectif l'élaboration d'une définition précise qui tienne compte à la fois de la spécificité de cette idéologie et de la pluralité de ses manifestations dans l'espace et dans le temps. Entreprise salutaire puisque, s'il existe de nombreuses interprétations du fascisme, bien peu ont le mérite d'apporter une explication globale et aussi impartiale que possible. Dans son dernier livre — Fascisme français, passé et présent — Pierre Milza nous présente un panorama des mouvements fascistes et fascisants qui sont apparus dans les années trente et depuis la Libération. Ce faisant, il établit nettement la distinction entre groupuscules fascistes, au sens strict, et les organisations ou partis qui se situent dans la nébuleuse fasciste, distinction qui évite les assimilations abusives en permettant de mesurer avec exactitude le degré de pénétration de cette doctrine dans la pensée politique française. A partir de cette classification, Pierre Milza tente de répondre à diverses questions : « Le fascisme est-il partie intégrante de notre culture politique ? Est-il né « à gauche » ou à « droite » et que signifie cette

4. Cf. sur ce point Jean-Baptiste DUROSELLE, L'Abîme 1939-1945, Paris, Imprimerie nationale, 1982, p. 338 et suivantes.


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distinction ? La France a-t-elle inventé le fascisme ? N'a-t-elle pas au contraire manifesté une « allergie » persistante à cette forme de totalitarisme, comme à tous les autres ? ».

Dans cette synthèse, la partie qui nous semble-t-il est la plus intéressante est celle qui traite des manifestations actuelles du néo-fascisme, puisque les événements dont le fascisme italien et le national-socialisme ont été responsables durant la période la plus sombre de notre histoire auraient dû discréditer à jamais un tel modèle. Or, la multiplication depuis 1945 de mouvements d'inspiration néo-fasciste témoigne de l'attrait qu'exerce encore aujourd'hui le fascisme sur une fraction ultra-minoritaire, mais qui n'en est pas moins active, des forces politiques. Afin de conférer une nouvelle légitimité au fascisme en dissociant la doctrine des excès commis en son nom, les tenants de cette idéologie ont employé divers moyens, dont le principal est le révisionnisme qui substitue aux faits bruts une relecture de l'histoire. C'est ainsi que des auteurs tels que Maurice Bardèche, Paul Rassmier ou Robert Faurisson ont nié l'existence des chambres à gaz dans le seul but de laver le fascisme de tous ses péchés. A la faveur de ce remodelage historique, mais grâce aussi aux difficultés liées aux mutations économiques et aux guerres coloniales, divers mouvements ont pu se créer et subsister, tant bien que mal.

Pierre Milza montre très justement que s'il est tentant d'accoler l'étiquette fasciste à toute l'extrême-droite, l'étude approfondie des programmes et de la pratique des diverses composantes de cette famille politique incite à plus de circonspection. Le fascisme, puis le néo-fascisme n'ont jamais été que l'aile minoritaire d'une opposition nationale que dominent des courants réactionnaires plus classiques. Certes, Pierre Poujade fut présenté en son temps comme un nouveau Duce, mais le poujadisme combinait des thèmes fascisants et des thèmes traditionalistes rappelant l'idéologie de la révolution nationale, tout cela accommodé à la sauce populiste et légèrement anarchisante. Durant la guerre d'Algérie, seuls Jeune Nation et le Front national français étaient conformes à l'orthodoxie fasciste, alors que la plupart des mouvements extrémistes n'étaient que pâles imitations. De plus, les tendances néo-fascistes connaissent une phase de reflux pendans les années soixante, du moins jusqu'à la création en 1969 d'Ordre nouveau, dont l'extrémisme doctrinal et la violence des manifestations expliqueront l'interdiction en 1973.

Il apparaît, en définitive, que les mouvements qui conquièrent le plus d'audience sont ceux qui ne retiennent du fascisme que quelques vagues notions et qui se réfèrent plus volontiers à l'héritage contre-révolutionnaire et vichyste. L'exemple du Front national de Jean-Marie Le Pen est à cet égard riche d'enseignements. « Le Front national est-il fasciste ? ». En rappelant les circonstances qui ont présidé à l'émergence de oe parti sur la scène politique et la composition de l'électorat lepéniste, puis les idées essentielles du programme du Front national, Pierre Milza en arrive à la conclusion qu'il serait abusif d'assimiler Jean-Marie Le Pen à Hitler. Certes, des velléités fascisantes peuvent être décelées dans le discours lepéniste, mais sur un certain nombre de points, la divergence avec le fascisme doit être soulignée. D'autres emprunts sont plus évidents et le Front national puise indistinctement dans la tradition boulangiste, le vieux fond contre-révolutionnaire et maurrassien, l'amalgame vichyste, la mystique anciens combattants...

En dernière analyse, il s'avère que le Front national n'est réductible à aucune école de pensée, l'originalité de son idéologie syncrétique étant de réunir en un tout composite des éléments empruntés ça et là aux divers courants extrémistes. Pierre Milza démontre dans son livre qu'en tant que phénomène historique, le fascisme appartient bel et bien au passé. Est-ce à dire que rien ne menace aujourd'hui notre culture républicaine ? Pierre Milza répond par la négative car si le temps du « fascisme immense et rouge » est révolu, une « contamination par zones concentriques plus ou moins imprégnées d'idéologie fasciste ou fascisante » est toujours à craindre.

Il existe, en effet, une méthode de diffusion plus insidieuse et fort efficace, dès lors que la conquête de l'espace politique fait place à la conquête des esprits. Telle est l'ambition du GRECE (groupement de recherche et d'études sur la civilisation européenne), noyau dur de la Nouvelle droite dont Anne-Marie Duranton-Crabol parvient à faire une « lecture honnête ». Son ouvrage Visages de


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la Nouvelle droite : le GRECE et son histoire, permet au lecteur de découvrir cette « société de pensée à vocation intellectuelle » née en 1968. Le GRECE entend oeuvrer sur le plan « métapolitique », en d'autres termes diffuser de nouvelles valeurs qui, rompant avec la problématique dominante, peuvent avoir une incidence sur la pensée politique.

Pour saisir avec exactitude l'identité de la Nouvelle droite, ainsi qualifiée par la presse lors des contreverses médiatiques de l'été 1979, Anne-Marie DurantonCrabol a choisi de structurer ses recherches selon deux axes : études et mise en perspective historique de la doctrine et présentation des grécistes ; puis périodisation de la vie du mouvement en distinguant la phase de naissance et de développement du GRECE (1968-1973), l'apogée du GRECE (1973-1979) et la phase de recul à partir de 1981.

L'homme-clé de la Nouvelle droite est sans conteste Alain de Benoist, « maître pour penser » selon Michel Marmin, qui dans Vu de droite et Les idées à l'endroit, a fourni au GRECE l'essentiel de son message idéologique. Anne-Marie Duranton-Crabol retrace son cheminement intellectuel de même qu'elle reconstitue l'itinéraire des membres fondateurs du GRECE, pour la plupart issus de la FEN, du vivier des Cahiers Universitaires et de la mouvance d'Europe Action.

Sur la base d'entretiens et de la lecture des publications du GRECE, en particulier la revue Élén.ents, Anne-Marie Duranton-Crabol a dégagé les thèmes principaux de la doctrine, thèmes qui sont venus combler le vide créée par la remise en cause de la vulgate marxiste : une conception élitiste de la société qui s'inscrit dans une philosophie anti-égalitaire, le rejet du libéralisme, du marxisme et de l'impérialisme américain, l'apologie du paganisme et la vision d'une société idéale, homogène sur le plan racio-culturel. Il faut noter que l'originalité du GRECE réside moins dans le contenu du discours — mélange hétéroclite d'emprunts divers, gramscisme compris — que dans la forme. La pièce centrale dé cet édifice conceptuel est le recours à la science. Alain de Benoist retient de la génétique les travaux de A. R. Jensen et de H. J. Eysenck sur l'origine héréditaire de l'inégalité entre les êtres humains. Il en déduit une « sociobiologie » qui, soustendant la morale et la politique, dérive dangereusement vers l'eugénisme et le racisme différentialiste.

Défenseur du concept de communauté organique, le GRECE formule parfois des opinions qui rappellent la thématique nazie, sans toutefois l'adopter entièrement, et le troisième Reich est même l'objet de nombreuses critiques. Anne-Marie Duranton-Crabol souligne néanmoins qu'Alain de Benoist a érigé « l'ambiguïté en instrument de conviction » et Pierre Milza que la Nouvelle droite rattache son corpus idéologique à la « révolution conservatrice » qui apporta au nazisme ses premiers thèmes de propagande.

Au lendemain de sa soudaine notoriété, la Nouvelle droite connaît un déclin (accéléré par les dissensions entre grécistes), non sans avoir auparavant propagé des idées reprises, sous une forme quelque peu modifiée, par d'autres mouvements. Des transfuges ont rejoint les rangs de la droite et de l'extrême-droite, tandis que le « droit à la différence » et autres slogans xénophobes faisaient fortune. La Nouvelle droite a partiellement rempli sa mission, mais paradoxalement la banalisation du GRECE a entraîné son reflux. Il n'en reste pas moins qu'en posant le problème de l'identité de la société française, identité soi-disant menacée, la Nouvelle droite a ouvert la boîte de Pandore. Tous les maux qui s'en échappent n'ont pas encore mis en péril la démocratie, et ne le feront jamais tant que les valeurs républicaines trouveront des défenseurs vigilants.

Ariane D'APPOLLONIA.

Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, sous la direction de Jean MAITRON, Paris, Éditions ouvrières, 1964-1988, 30 volumes parus.

La disparition de Jean Maitron le 16 novembre 1987 coïncidant avec la parution du trentième volume du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français incite l'historien à faire le point sur cette oeuvre monumentale poursuivie de façon quasiment militante depuis trente ans. Elle sera sans nul doute


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achevé par la petite équipe que Jean Maitron avait constituée autour de son plus proche collaborateur, Claude Pennetier.

Né dans la Nièvre en 1910, Jean Maitron milita — principalement au parti communiste — mais le pacte germano-soviétique fut pour lui un grand choc au cours duquel il s'estima « moralement trahi ». Dès lors et sans rien renier ni de ses convictions, ni de ses engagements, Jean Maitron se tourna vers ce qui allait être sa vocation principale, l'histoire ouvrière. Dès 1950 il ose soutenir en Sorbonne une thèse sur le mouvement anarchiste en France — avec l'appui de Pierre Renouvin qui accepte de diriger un tel sujet. Cette démarche était alors tout à fait exceptionnelle. Jean Maitron voulait comprendre et faire comprendre un courant alors complètement marginalisé par le mouvement ouvrier. Ce souci, cet intérêt pour les inconnus, les oubliés, les exclus, il allait les manifester toute sa vie et c'est peut-être ce qui caractérise principalement son oeuvre.

Dès la fin des années 40, Jean Maitron avait saisi tout l'intérêt des archives ouvrières et pris conscience des conditions précaires de leur conservation, tant de la part des institutions publiques, que des organisations et des militants eux-mêmes. Pour remédier à de telles carences il créa en mars 1949 l'Institut français d'histoire sociale, abrité aux Archives Nationales, puis, en 1963 le Centre d'histoire du syndicalisme devenu ultérieurement Centre de recherche d'histoire des mouvements sociaux et du syndicalisme. Depuis une décennie environ, les recherches sur le patrimoine ouvrier et industriel sont reconnues et se développent et en ce domaine, avec d'autres, Jean Maitron fut un pionnier qui pensa et commença à mettre en oeuvre des réalisations légitimées seulement depuis peu.

En juillet 1958, Jean Maitron lançait dans L'actualité de l'histoire un appel en vue d'une collaboration à un Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français. L'entreprise était audacieuse et ne consistait pas moins qu'à retracer la vie de l'ensemble des militants du mouvement ouvrier français de la Révolution à la Seconde Guerre mondiale : les personnalités connues mais aussi les obscurs, les sans-grades, les oubliés de l'histoire, tous ceux qui l'ont fait à l'échelle la plus modeste et dont on ne se souvient plus du nom. Des figures de premier plan (Blanqui, Jaurès, Jouhaux, Blum, Cachin, etc..) côtoient l'humble délégué à un congrès, le secrétaire de cellule ou de section. Il s'agit d'une oeuvre collective : Jean Maitron sut faire partager son enthousiasme à de nombreux historiens souvent proches de la revue Le Mouvement social qu'il anima à partir de 1960. Mais le Dictionnaire n'aurait jamais existé sans la ténacité de Jean Maitron.

Quinze volumes présentant 40.000 biographies ont été publiés à partir de 1964. Ils couvrent en trois séries chronologiques distinctes les années qui vont de la Révolution française à la création de la Première Internationale ; puis de 1864 à la Commune et enfin de 1871 à la Première guerre mondiale. Une 4e série en cours — quinzes autres volumes parus début 1988 — concerne les années 19191940 et regroupera à elle seule une fois achevée environ 60.000 biographies. L'ensemble totalisera 42 volumes. N'oublions pas enfin les Dictionnaire (s) du mouvement ouvrier international : Autriche, Grande-Bretagne, Japon, Chine (six volumes parus). D'autres sont en préparation.

L'importance, l'utilité d'une telle oeuvre ne sont guère à démontrer. On parlera désormais du « Maitron » comme du « Littré » ou du « Robert » et on sait la consécration que représente le passage du nom propre au nom commun. L'ampleur du Dictionnaire justifie une telle reconnaissance ce qui n'empêche nullement, bien au contraire, une réflexion critique à son égard. Comme toute entreprise humaine, et particulièrement celles de longue durée, le Dictionnaire a sa propre histoire dont il porte les traces.

Le Dictionnaire a été réalisé sans l'aide d'aucune institution jusqu'à ce que la Maison des Sciences de l'homme vienne lui apporter un soutien à partir de 1979. En 1982, le C.N.R.S. recruta un collaborateur permanent, Claude Pennetier, qui a maintenant pour mission l'achèvement du Dictionnaire. Pendant vingt ans, le Dictionnaire n'a donc pu exister et se développer que grâce à la volonté de Jean Maitron, grâce aussi à l'aide des Éditions ouvrières qui s'étaient engagées dans l'entreprise dès ses origines. Cette situation reflète, dans une certaine mesure au moins, le statut de l'histoire ouvrière et de son évolution depuis trente ans. Son champ est maintenant reconnu et légitimé scientifiquement.


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Bien plus, depuis une décennie environ se multiplie les recherches sur l'histoire industrielle : il y a eu élargissement du domaine concerné puisque, aujourd'hui même les entreprises se préoccupent de leur passé après avoir été pendant longtemps des plus méfiantes envers les historiens. L'histoire de la civilisation industrielle des XIXe et XXe siècles, à laquelle peut être rattachée l'histoire ouvrière, mobilise de plus en plus non seulement les chercheurs — historiens, économistes, sociologues, ethnologues, etc.. — mais, en amont de ces derniers, tous ceux qui ont charge de constituer la documentation nécessaire à l'étude de cet objet : archivistes, bibliothécaires, conservateurs de musées, responsables de ces nouvelles institutions que sont les Écomusées et les Centres de culture scientifique, technique et industrielle (C.C.S.T.I.). Ce passage de l'histoire ouvrière à l'histoire sociale puis à l'histoire industrielle s'est effectuée dans la dernière décennie et n'est évidemment pas sans conséquences sur l'historiographie. Le Dictionnaire serait profondément différent dans sa conception s'il était entrepris actuellement.

En quoi le contexte historiographique a-t-il pu influer sur le contenu du Dictionnaire ? Ce n'est pas tellement sur les critères de sélection retenus pour choisir les militants. Jean Maitron les rappelle dans son Introduction à la 4e série (volume 16) : figurent dans le Dictionnaire « ceux et celles ... qui se sont conduits en acteurs responsables du mouvement ouvrier, qui ont assumé une tâche même modeste pendant un temps même très court dans une section, une cellule, un syndicat, une corporation ». Ce qui compte c'est donc le critère de responsabilité même la plus infime, la plus réduite dans le mouvement. Mais de quel mouvement s'agit-il ? C'est bien là toute la question. Elle renvoie l'image qu'en avaient les historiens au moment où fut conçu le Dictionnaire.

Sans forcer le trait on serait tenté de voir chez eux une conception avant tout héroïque du mouvement ouvrier dans les années soixante. Il s'agissait alors d'un objet d'étude nouveau ; la prise de conscience de son intérêt et de son importance ne fut au départ que le fait d'une minorité de chercheurs qui l'imposèrent à la communauté scientifique non sans difficulté parfois et souvent de façon quasiment militante. Cela explique peut-être qu'on se soit d'abord intéressé aux mouvements sociaux les plus visibles, les plus spectaculaires — manifestations, émeutes, grèves, occupations d'usines — bref en premier heu à tout ce que l'histoire révèle d'abord de pathétique voire de dramatique. Militants ou anciens militants dans leur grande majorité, quelle qu'ait été ensuite leur trajectoire, les historiens du social qui travaillent avec Jean Maitron sont d'abord attirés par les formes d'organisation et de lutte les plus immédiatement visibles d'un mouvement auquel ils continuaient d'appartenir ou dont ils restaient souvent fort proches. D'où un intérêt pour les périodes hautes en couleur, tout ce qui appartient à la geste épique du mouvement : Commune de Paris, grandes grèves, syndicalisme révolutionnaire antérieur à la Première Guerre mondiale, développement du communisme à partir de 1920, scission syndicale des années 1920 ou 1947, Front populaire, Résistance, Libération, etc.. Il ne saurait bien entendu être question de minimiser tous ces événements qui ont contribué à modeler le paysage social français. Ainsi le Dictionnaire est d'une richesse exceptionnelle sur tout ce qui concerne le socialisme, l'anarchisme, le communisme, le syndicalisme.

A contrario le Dictionnaire est plus lacunaire sur d'autres courants du mouvement social dont l'historiographie ne s'est emparée que plus récemment. Depuis la fin des années soixante, l'essor des mouvements féministes aidant, on a redécouvert l'histoire des luttes de femmes du XIXe siècle jusqu'à la Seconde Guerre mondiale. Le Dictionnaire s'efforce d'en rendre compte mais il ne peut suffire à combler les lacunes encore existantes sur cette question. Doit-il présenter les biographies des dirigeants féministes qui tout en ayant joué un rôle essentiel n'eurent que des liens distendus avec le mouvement ouvrier ? Plus révélateur encore est le cas des syndicalistes chrétiens, insuffisamment présents dans le Dictionnaire en raison du moindre intérêt qu'ils ont jusqu'alors inspiré aux historiens. Les coopérateurs ont bénéficié des travaux très poussés de J. Gaumont et G. Prache et figurent en bonne place dans le Dictionnaire, mais — de l'aveu même de Jean Maitron — il n'en va pas du tout de même des militants mutualistes et ceci pour plusieurs raisons : la séparation que connaissent à partir du Second


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Empire mouvements mutualiste et ouvrier contribue à cet état de choses. Le mouvement mutualiste s'organise de façon autonome à la fin du XIXe siècle mais des liens ont existé auparavant. Sont-ils tous défaits ensuite ?

Les lacunes ou insuffisances du Dictionnaire s'expliquent donc d'abord par l'état de la recherche historique. Le Dictionnaire ne saurait échapper au contexte historiographique de la période où il a été réalisé. Mieux que quiconque, Jean Maitron était conscient de cet état de choses. Mais tout bilan du Dictionnaire doit faire entrer en ligne de compte les résultats obtenus — une centaine de milliers de biographies — alors qu'au départ tout était à faire. C'est le propre de toute recherche de se voir dépassée, approfondie et c'est ce qu'il faut souhaiter au Dictionnaire. Tout porte à croire cependant que cela ne se fera pas de si tôt.

Michel DREYFUS.

Jean-François SIRINELLI, Génération intellectuelle. Khâgneux et Normaliens dans l'entre-deux-guerres, Paris, Fayard, 1988, 721 p.

Le livre de Jean-François Sirinellli, issu d'une imposante thèse d'Etat soutenue en 1986 *, est le résultat de la fructueuse combinaison d'une ambition et d'une méthode. L'ambition, c'est celle de contribuer à l'histoire politique et culturelle des intellectuels, l'auteur privilégiant pour ces derniers la définition en termes politiques fondée sur l'observation des rapports que les clercs tissent, en tant qu'acteurs, témoins, créateurs ou agitateurs d'idées, avec la vie de la cité. La méthode, quant à elle, s'apparente à celle de l'anatomiste avec ces qualités requises dont Léonard de Vinci fit un inventaire complet, résumé en quelques formules frappantes par le grand historien de l'art Erwin Panofsky : « un estomac solide, la persévérance, et l'intrépidité devant l'horreur des cadavres, mais aussi l'aptitude à calculer la dynamique musculaire, la compétence dans le dessin et la maîtrise de la perspective »2 ; avec cependant une différence essentielle, JeanFrançois Sirinelli ne ressentant évidemment point de dégoût pour des dépouilles mortelles, mais au contraire éprouvant de la sympathie pour ses personnages. Une sympathie maîtrisée, voire réprimée, comme il se doit à l'historien désireux de garder une distance dans son travail qui néanmoins laisse l'émotion percer ou le sourire s'esquisser. Sirinelli procède en effet à une véritable dissection : du corps des intellectuels de l'entre-deux-guerres, il découpe les Khâgneux et normaliens, « une douzaine de classes étudiées sur une seule décennie, quelques centaines de jeunes gens de vingt ans » (p. 9). Un choix judicieux puisqu'il porte sur une institution scolaire prestigieuse, un milieu intellectuel homogène faisant fonction de plaque sensible, révélant les itinéraires de ceux qui y ont appartenu à un moment ou à un autre, le déioulement de leurs carrières ou encore leurs comportements politiques. D'où la possibilité offerte au chercheur de suivre des parcours d'intellectuels, d'étudier des structures de sociabilités (les réseaux, les « microclimats » instaurés par quelques grands professeurs, les « microcosmes ») et de repérer une génération, la génération de 1905, née trop tard pour participer à la première guerre mondiale mais qui vient à la politique par et dans le pacifisme. En outre, la conjonction du découpage chronologique et de la population retenue fait que l'auteur tombe sur une pléiade de clercs qui, dès l'entre-deux-guerres ou après le second conflit mondial, occuperont une place déterminante dans notre vie culturelle, intellectuelle et politique, puisqu'ils s'appellent, par exemple, Aron, Gracq, Lévi-Strauss, Merleau-Ponty, Nizan, Sartre.

Pour mener à bien son entreprise, Jean-François Sirinelli s'appuie sur un important fonds documentaire ; il a consulté les archives publiques du ministère de l'Ins1.

l'Ins1. SIRINELLI, Khâgneux et normaliens des années vingt. Histoire politique d'une génération d'intellectuels (1919-1945), XXI + 2117 p. dactyl.

2. Erwin PANOFSKY, L'oeuvre d'art et ses significations. Essais sur les « arts visuels », Paris, Gallimard, 1980, p. 117.


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traction publique, de l'Académie de Paris, des lycées, de l'École Normale Supériure, de la police, les archives privées, les mémoires des uns et des autres, recueilli de multiples témoignages, sous la forme de deux questionnaires envoyés aux survivants (105 réponses au premier, 36 au second), d'entretiens, d'échanges de correspondance, lu la presse, les brochures, les études portant sur son sujet. Bref, rien de ce qui concerne les khâgneux et les normaliens, de près ou de loin, en amont et en aval des limites chronologiques qu'il s'est fixées, n'a échappé à son observation au microscope. Dans un premier temps, il se focalise sur cette institution scolaire particulière, puis il se concentre sur les rapports des khâgneux et des normaliens avec la politique, enfin il examine les comportements et les attitudes de ces derniers devant la montée des périls puis dans l'épreuve de la seconde guerre mondiale. Au terme de son étude Jean-François Sirinelli ébauche quelques conclusions ou formule des hypothèses ayant une valeur plus générale pour la compréhension de l'ensemble de l'histoire des intellectuels français.

Dans la première partie de son ouvrage, Jean-François Sirinelli plante le décor. Après avoir retracé l'histoire des Khâgnes et de l'École Normale supérieure et décrit par le menu leur organisation efficace qui draine de toute la France les meilleurs éléments, il observe la formation qu'elles dispensent et la population qui les compose. Le programme du redoutable concours d'entrée à l'E.N.S. reflète l'organisation de l'enseignement secondaire et consacre la prédominance des « humanités » (2 épreuves sur 5 du tronc commun de l'écrit portent sur le latin). Dans les 5 classes qui comptent réellement (dont 4 à Paris ou sa proche banlieue, Louis-le-Grand qui fournit à lui seul dans les années vingt un reçu sur deux d'Ulm, Henri-IV, Condorcet et Lakanal, et une à Lyon, le lycée du Parc), les khâgneux, ce regroupement de prix d'excellence et de lauréats du concours général, travaillent d'arrache-pied sous l'autorité de leurs maîtres. A ces derniers qui assurent la transmission d'une tradition, Jean-François Sirinelli consacre de nombreuses pages. Il souligne la stabilité du corps enseignant et distingue deux grandes catégories de maîtres ; d'une part, ceux qui, par l'étendue de leur savoir, la qualité de leur enseignement, la rigueur de leur travail, exercent une grande influence dans leur discipline, à l'instar d'Alphonse Roubaud qui à Louis-le-Grand, de 1919 à 1938, enseigne l'histoire ancienne et moderne et marque profondément ses élèves, en particulier les futurs historiens Droz, Girard, Hannand, Lefranc, Meuvret, Perroy, Portai ou encore Vilar ; d'autre part, ceux à qui s'applique à merveille la formule suggestive et inspirée « d'éveilleur » que Brasillach inventa pour l'un de ces professeurs d'hypokhâgne, soit, par exemple, André Bellessort, professeur de français et de version latIne en hypokhâgne de 1906 à 1926, ou le philosophe Emile Chartier dit Alain dont le règne à Henri-IV s'étend de 1909 à 1933. Jean-François Sirinelli fait le portrait de quelques-uns de ces personnages qui, sans être toujours connus du grand public, fascineront leurs élèves, sèmeront des idées, inspireront des comportements ; en outre, en certaines occasions, il parvient à recomposer les généalogies intellectuelles, les successions d'influence, « les chaînes de fidélité » (p. 483) qui aboutissent à la formation de modèles d'enseignant auxquels leurs élèves s'identifient et reproduiront par la suite : ainsi Emile Chartier résolut d'imiter Jules Lagneau son professeur de philosophie de la khâgne du lycée Michelet.

Tous les efforts de ces enseignants, comme ceux de leurs élèves, sont tendus vers un seul objectif : la rue d'Ulm. Franchir ses portes, c'est entrer dans un lieu devenu depuis la fin du xix* siècle mythique, sacralisé. Car l'E.N.S. pèse d'un poids immense dans l'enseignement, carrière embrassée par l'écrasante majorité des normaliens, à l'Académie française (en 1925 près d'un académicien sur quatre vient d'Ulm), ou dans les milieux politiques. Mais qui sont ces jeunes gens qui frappent aux portes du sanctuaire et parfois y pénètrent ? L'historien se fait là sociologue et sa plongée dans les statistiques infirme quelques idées reçues. On retiendra de sa méticuleuse enquête que khâgneux et normaliens sont les rejetons des classes moyennes, en premier lieu de fonctionnaires (une proportion que l'on peut vraisemblablement estimer à 50 %), d'enseignants (près de 35 %) avec parmi ceux-ci une place non négligeable d'instituteurs qui, sur deux générations, forment « un vecteur non négligeable de la mobilité sociale » (p. 188). La moitié des khâgneux bénéficie d'une bourse et les trois quarts d'entre eux et des normaliens proviennent de la province. Au total, khâgnes et E.N.S. reflètent la France de la Troisième République dans sa réalité sociale (rôle des classes moyennes) et


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géographique (une province peuplée mais contrainte d'envoyer les meilleurs de ses élèves à Paris) ; elles illustrent les possibilités de promotion sociale offertes aux plus méritants à condition de travailler ; elles véhiculent les valeurs de la République et contribuent à dégager une élite. Or, dans la France de l'entre-deuxguerres, cette élite ne se voue pas seulement aux études, elle marque son intérêt pour la politique.

Un intérêt mitigé puisque Jean-François Sirinelli estime qu'un peu plus de la moitié de ses khâgneux et normaliens est apolitique. Mais la plus grande part de son étude est dédiée à l'importante minorité qui s'éveille aux affaires de la vie publique dans l'après-Grande guerre. C'est l'occasion pour l'auteur de se livrer à une leçon de géographie politique de la rive gauche de Paris. Le Quartier latin penche alors à droite, et même à l'extrême-droite : les camelots du Roi et les militants de l'Action Française y dominent jusqu'au milieu des années vingt, menant des campagnes vigoureuses et musclées contre des professeurs de gauche, avant de céder du terrain aux Jeunesses Patriotes et à leur Phalanges universitaires ; la gauche, pour sa part, se regroupe dans la Ligue d'Action Universitaire Républicaine et Socialiste (LA.U.R.S.), ou, dans la Fédération Nationale des Étudiants Socialistes, relancée à partir de 1925-1926... par des normaliens. Un indice parmi d'autres qui atteste l'originalité de ces khâgneux et normaliens par rapport aux autres étudiants ; parmi les politisés, la gauche l'emporte largement, hormis quelques notables et, plus tard, notoires exceptions, attirés par l'Action française, Brasillach, Claude Jeantet ou le futur Thierry Maulnier. De quelle gauche s'agit-il précisément ? Les communistes ? Seule une infime minorité de khâgneux ou normaliens rejoint durant cette période le nouveau parti ou s'en sent proche : citons notamment Jean Bruhat, Jean Dresch, Georges Cogniot, Georges Friedmann, René Joly, Paul Nizan, Brice Parain, Pierre Vilar. Attirés par l'U.R.S.S. et le marxisme, en révolte contre presque tout, y compris l'institution ou leurs camarades, ils apparaissent isolés et peu influents. Rien à voir donc avec l'après-seconde guerre mondiale, âge d'or du P.C.F. rue d'Ulm. Autre minorité, tant par rapport à l'ensemble des khâgneux et normaliens que par rapport aux talas généralement à droite (quelque peu négligés par Jean-François Sirinelli), les chrétiens de gauche rassemblés dans la Jeune République de Marc Sangnier, présents à Louis-le-Grand et surtout au lycée du Parc à Lyon (avec Henri Guillemin, par exemple). En fait, la gauche se répartit en deux principales cohortes, les disciples d'Alain et les socialistes. JeanFrançois Sirinelli examine le groupe des Étudiants socialistes (dans lequel se retrouvent Raymond Aron, Le Bail, Lévi-Strauss, ou encore René Maheu), insiste sur l'influence de Marcel Déat admis à Ulm en 1914 mais qui n'y entra qu'en 1919 après sa participation à la guerre, fait un portrait non dénué d'estime pour le principal animateur socialiste, Georges Lefranc. Surtout il montre l'investissement de certains de ces normaliens au sein de la S.F.I.O. et leur participation au débat politique, où ils animent le groupe Révolution Constructive ; ce qui l'amène à avancer l'idée selon laquelle les fameux anticonformistes des années trente puisent leur inspiration dans les années vingt, la guerre jouant là encore un rôle majeur dans la remise en cause des idées politiques. Quant aux émules d'Alain, ils sont légion. Celui que d'aucuns appelaient « L'Homme », exerce son magistère à Henri-IV, rayonne également à Ulm (vers 1928, les « chartiéristes » rassemblent une dizaine d'élèves sur 120), mais aussi, grâce à des relais, dans d'autres khâgnes, et jusque dans les rangs socialistes (Raymond Aron, par exemple, au moins jusqu'au début des années trente). Cinq figures de normaliens aux destins contrastés permettent à Sirinelli de montrer les diverses facettes de l'esprit chartiériste ; Georges Canguilhem, Guillaume Guindey, Claude Jamet, René Château, Simone Weil.

Ce qui, selon Jean-François Sirinelli, cimente son petit monde, c'est le pacifisme. Ce pacifisme, dont il rappelle qu'il est amplement diffusé dans le reste de la société française, se nourrit de briandisme (l'influence éphémère du « wilsonnisme » au lendemain de la guerre ne paraît pas retenir l'attention de l'auteur), d'un immense attachement à la S.D.N., des propos d'Alain et induit aussi des pratiques. Les pacifistes multiplient les actions contre la préparation militaire que doivent suivre les normaliens, certaines d'entre elles étant suffisamment graves pour avoir un retentissement hors des murs du « cloître de la rue d'Ulm » (Romain Rolland) et susciter des polémiques de presse (affaire de la pétition de


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1928 dans laquelle 83 normaliens refusent d'être officiers). «Fille de Locarno » (p. 535), la génération de 1905 instaure un pacifisme « solidement établi » encore au milieu des années trente. Ceux qui, parmi les élèves d'Alain, vécurent jusqu'au bout ce pacifisme comme « une donnée éthique » (p. 589), s'ils ne s'abîment qu'en nombre réduit dans la collaboration ou le collaborationisme, adoptent parfois des attitudes ambiguës durant la guerre qui leur attirèrent de sérieux ennuis à la Libération (cf. Georges Lefranc). D'autres, à l'inverse, eurent une toute autre attitude (Simone Weil, par exemple) que Jean-François Sirinelli attribue « au garde fou laïc et républicain» (p. 589), à une tradition familiale, ou à l'atmosphère intellectuelle de la rue d'Ulm. Enfin, l'auteur retrace les itinéraires de ces normaliens qui, à l'exemple de Cavaillès, Lautman, ou Prévost, payèrent de leur vie le choix de la Résistance.

^ Dans sa conclusion Jean-François Sirinelli, sans s'éloigner outre mesure de ses khâgneux et normaliens, avance quelques pistes nouvelles de travail sur les cycles de l'histoire des intellectuels ; pour lui, la période 1919-1945 se caractérise par l'engagement croissant des intellectuels au nom de valeurs nouvelles assez éloignées de celles des Lumières encore en jeu lors de l'Affaire Dreyfus qui, de ce fait, ne constitue pas le point de départ de ce cycle ; en outre, cette même génération de 1905, à l'âge de la maturité, à la Libération, sera « la première de l'engagement théorisé » (p. 637).

La grande richesse de l'ouvrage de Jean-François Sirinelli en fait d'ores et déjà le livre de référence sur la question et servira d'outil de travail inestimable grâce à ses multiples informations biographiques complètes, fiables, et qui parfois ruinent de tenaces légendes sur quelques intellectuels de renom. La structure de l'ouvrage, à la fois linéaire et concentrique, explique les nombreuses répétitions consciemment voulues par l'auteur. Le souci permanent du détail, la volonté de faire partager au lecteur la démarche de l'historien obligé, en certains cas, d'examiner successivement différentes explications avant de trancher, le ton un peu froid de l'universitaire qui sait à l'occasion user des registres de l'émotion (dans le récit bouleversant de la fin tragique d'Albert Lautman) ou du rire (dans le compte-rendu des canulars des normaliens, par exemple à rencontre de Simone Weil, « la vierge rouge ») en font un livre attachant. Un livre qui ne peut que provoquer la discussion, au moins sur certains aspects de la notion de « génération inellectuelle ».

Disons d'emblée qu'à propos de génération l'auteur nuance sensiblement au fil de ses 700 pages le titre accrocheur qui s'étale sur la couverture. Jean-François Sirinelli fait en effet preuve à la fois de prudence et de fermeté pour définir « sa » génération de 1905. Prudence puisqu'il prend soin de parler de « rameau de génération » pour ses khâgneux et normaliens et se refuse de la sorte à étendre ce concept à l'ensemble de ceux nés en 1905, ni même à tous les intellectuels. Mais fermeté, puisque pour les jeunes gens qu'il étudie, il estime que l'aprèspremière guerre mondiale et son pacifisme constituent « l'événement déterminateur » (une expression de Jean Luchaire que reprend à son compte JeanFrançois Sirinelli) de cette génération : non seulement parce qu'il est le premier événement d'importance dans le rapport qu'entretiennent ces jeunes gens avec la politique mais encore parce qu'il induit des attitudes, des comportements, des réflexions qui concourrent à leur donner une conscience de génération. Et à qui lui objecterait que le pacifisme était alors la chose de France la mieux partagée, l'auteur rétorque que dans les khâgnes et à Ulm, il se doublait d'une révolte contre l'ordre établi et nourrissait d'une vision générale du monde, ce qui lui donnerait sa spécificité. Jean-François Sirinelli n'emporte pas notre pleine adhésion. En premier Heu, la singularité de la génération de 1905 par rapport au reste des pacifistes non normaliens ne paraît pas évidente ; ne retrouve-t-on pas de la révolte et une vision générale du monde inspirée par le pacifisme dans bien d'autres catégories de la population, quel que soit l'âge ? Par contre, elle prend incontestablement plus de relief par rapport à l'ensemble du milieu étudiant imprégné de nationalisme. Mais ce faisant, peut-on encore parler de génération intellectuelle, ou même de rameau de génération, pour un groupe si restreint ? En second lieu, est-il approprié d'évoquer un « événement déterminateur » à propos du pacifisme ambiant des années vingt et d'une guerre à laquelle elle ne


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participa pas ? N'y manque -t-il pas le fait historique en lui-même, qui introduit une rupture dans la continuité et pose de nouvelles questions. D'ailleurs le plus remarquable trait de cette génération repérée par Jean-François Sirinelli ne nous paraît pas être le moment où elle se forme, mais celui où elle se désagrège. Car Jean-François Sirinelli montre très bien — c'est l'un des immenses mérites de sa recherche minutieuse — comment la montée des périls et surtout la seconde guerre mondiale bouleversent toutes les données, font éclater la cohésion des groupes politiques, et dispersent les khâgneux et les normaliens. D'où deux remarques ; l'une faite par l'auteur, sur l'impossibilité de trouver des explications générales à tant de diversité dans les comportements individuels, et l'autre qui débouche sur une interrogation renouvelée concernant la valeur conceptuelle — et non point descriptive — de la notion de génération. N'est-on pas en droit de s'interroger sur le caractère déterminateur de cet événement dont l'effet se dissipe si vite à partir du milieu des années trente ? En d'autres termes, ces khâgneux et normaliens n'épousèrent-ils pas plutôt « l'air du temps », en l'absence d'un événement fondateur et vécu directement par eux ; et celui-ci n'aurait-il pas été au total constitué ... par la seconde guerre mondiale ? 3 Autant de questions suscitées par l'abondante moisson de la recherche de Jean-François Sirinelli. Par ailleurs, privilégiant, nous l'avons dit, une définition politique des intellectuels, Jean-François Sirinelli nous parle peu des dimensions proprement intellectuelles de cette génération. Entendons-nous bien. Il serait absurde de reprocher à l'auteur de ne pas en avoir parlé dans un ouvrage déjà aussi volumineux. Disons simplement qu'une fois la lecture achevée, on ressent une certaine frustration : Jean-François Sirinelli nous a tellement mis en appétit que l'on aimerait en savoir toujours plus, ce qui est la rançon de la qualité de son livre. On aimerait en effet suivre la maturation intellectuelle de ces jeunes gens (pour Sartre, quelques renseignements nous sont toutefois livrés, p. 332), leur formation, la circulation des idées, le balbutiement des oeuvres, culture diffusée et assimilée : ces khâgnes et l'École Normale Supérieure paraissent, en matière littéraires du moins, très traditionnelles, en tout cas imperméables aux avantgardes ; le seul surréaliste normalien Roger Caillois a confié plus tard qu'on le considérait comme fou (p. 524). A dire vrai, avec cette absence, se repose la question de la « génération intellectuelle ». Sa définition en termes uniquement politiques est en soi légitime. Mais elle est peut-être réductrice. Quoi qu'il en soit, Jean-François Sirinelli, sur l'histoire politique des intellectuels de l'entredeux-guerres nous offre un livre magistral, tant par l'information qu'il contient, la méthode à laquelle il recourt, que par les questions qu'il soulève.

Marc LAZAR.

3. Sur la question de la génération, J.-F. Sirinelli a prolongé sa réflexion et parfois l'a approfondie. On lira à ce propos sa contribution à l'excellent Cahier de VIHTP dont il a dirigé la publication « Effets d'âge et phénomène de génération dans le milieu intellectuel français », in Les Cahiers de l'IHTP, Générations intellectuelles, n° 6, novembre 1987, pp. 5-18.

IMPRIMERIE A. BONTEMPS, LIMOGES (FRANCE) — Dépôt légal : Mai 1989 — N° IMP. : 31105/1988


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HISTOIRE ET HISTORIENS, Juillet-septembre 1985.

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DES EUROPÉENS DANS L'AMÉRIQUE COLONIALE ET AUX CARAÏBES, XVP-XIX* S., Avril-juin 1988.

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