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» Naturellement, tout cela fait une pénible impression sur mon bien-être physique. Il est vrai que je n'ai pas contracté l'obligation de me faire tuer — car qui vous écrirait alors? — mais mon existence n'en est pas moins exposée à des fatigues et des dangers.
» Voilà six mois que la guerre dure. Quelle série d'événements affreux et terribles se sont déroulés depuis. L'histoire en écrira des in-folio avec du sang, et du sang encore; une mer a été remplie de larmes, l'oeuvre de l'esprit humain est détruite, la culture du sol, les productions du talent sont balayées; chez nous il y a l'anxieuse attente après ceux qui succombent, ici il y a l'orgueil de la force brutale triomphante. En attendant, l'affreuse danse des cadavres continue dans la boue et le sang.
» Lorsque l'été finissait et que l'automne nous semait les feuilles jaunies sous les pas, cachant les tombes fraîches; lorsque les veillées s'allongeaient, lorsque le bois humide crépitait dans les feux du bivac autour desquels nous étions assis, que d'êtres chéris, le coeur brisé, répandaient des larmes silencieuses, là-bas, de l'autre côté du Rhin ! Lorsqu'enfin la neige étendit son linceul sur les champs semés de morts, lorsque le froid pendit ses glaçons à la barbe du soldat, lorsque le sang gela sur lès blessures de ceux qui tombaient, la fin de la guerre tant désirée s'évanouit dans l'épaisseur du brouillard et de la neige. Grande était l'amertume de ceux que le devoir et l'honneur retiennent loin des leurs. Et lorsqu'enfin nous fîmes la veillée de Noël autour des foyers détruits de la France, plus d'une larme mouilla les yeux du guerrier le plus endurci.
» Il n'y-a rien à y faire, c'est le sort de la guerre. L'hiver passera. Le soleil reviendra et nous trouvera