— 99 — « Mes bons amis,
» Dans ma dernière lettre je m'étais abstenu de vous donner des détails sur ma position. La raison était que nous devions être très-circonspect, à cause de la surveillance active dont nous sommes l'objet. Aujourd'hui j'ai trouvé moyen de soustraire mes lettres à toute investigation ; aussi je vais vous donner quelques détails sur ma piètre existence.
» Passons d'abord à l'habillement : Je ne possède absolument que ce que j'avais sur le dos lors de la débâcle de Sedan ; tout était resté sur le champ de bataille. Figurez-vous que je suis resté trois jours sans chemise, afin de donner à l'unique que je possédais le temps de sécher. Je peux en dire autant de ma flanelle. Comme il ne faisait pas chaud, j'avais arraché les pans de ma capote pour faire des chaussettes russes. Mon pantalon, émaillé de fils de toutes couleurs, ressemble assez à un maillot d'arlequin.
» La nourriture est en rapport avec le costume. Nous vivons à l'hôtel des moineaux. Un baquet unique nous sert successivement à laver nos effets, à contenir notre rata et enfin à loger une manière de café qu'on nous donne le malin. A midi on nous distribue tantôt des haricots mélangés de quelques rares pommes de terre, tantôt des lentilles ou du millet ; le soir nous sommes gratifiés d'une bouillie faite d'un grain qui m'est encore inconnu. Le pain est dur et noir.
» Nous sommes parqués sous un vaste hangar, c'est là notre logement. Malgré toutes ces misères, nous chassons l'ennui qui engendre les maladies déjà trèsfréquentes parmi nous.
» A vous, etc.
» R., sergent du génie. »