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Titre : Monuments et mémoires / publiés par l'Académie des inscriptions et belles-lettres

Auteur : Fondation Eugène Piot. Auteur du texte

Auteur : Académie des inscriptions et belles-lettres (France). Auteur du texte

Éditeur : E. Leroux (Paris)

Éditeur : Académie des inscriptions et belles-lettresAcadémie des inscriptions et belles-lettres (Paris)

Date d'édition : 1899

Contributeur : Perrot, Georges (1832-1914). Directeur de publication

Contributeur : Jamot, Paul (1863-1939). Rédacteur

Contributeur : Lasteyrie, Robert de (1849-1921). Directeur de publication

Contributeur : Collignon, Maxime (1849-1917). Directeur de publication

Contributeur : Homolle, Théophile (1848-1925). Directeur de publication

Contributeur : Marguillier, Auguste (1862-1945). Rédacteur

Contributeur : Mâle, Émile (1862-1954). Directeur de publication

Contributeur : Fougères, Gustave (1863-1927). Directeur de publication

Contributeur : Michon, Étienne (1865-1939). Directeur de publication

Contributeur : Michon, Louis-Marie (1900-1958). Rédacteur

Contributeur : Picard, Charles (1883-1965). Directeur de publication

Contributeur : Aubert, Marcel (1884-1962). Directeur de publication

Contributeur : Deschamps, Paul (1888-1974). Directeur de publication

Contributeur : Charbonneaux, Jean (1895-1969). Directeur de publication

Contributeur : Pradel, Pierre (1901-1977). Directeur de publication

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb344288783

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb344288783/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

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Description : 1899

Description : 1899 (T6,FASC1 = N11)-1900 (T6,FASC2 = N12).

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5435014c

Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, FOL-Z-647

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 01/12/2010

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FONDATION EUGÈNE PIOT

MONUMENTS ET MÉMOIRES

PUBLIÉS PAR

L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES

SOUS LA DIRECTION DE

GEORGES PERROT ET ROBERT DE LASTEYRIE

MEMBRES DE L'INSTITUT

AVEC LE CONCOURS DE

PAUL JAMOT, SECRÉTAIRE DE LA RÉDACTION TOME SIXIÈME

PARIS

ERNEST LEROUX, ÉDITEUR

28, RUE BONAPARTE, 28

1899

Premier Fascicule (N° 11 de la Collection).


SOMMAIRE DU PREMIER FASCICULE

Pages

I. Tiare en or, offerte par la ville d'Olbia au roi Saitapharnès, par M. MAX.

COLLIGNON . . . . . . ... . . . . . . . 5

II. L'Émail de Saint Nicolas de Bari, par M. EMILE BERTAUX 61

III. Ivoire byzantin de l'ancienne Collection Bonnaffé, par M. GUSTAVE SCHLUMBERGER. 91

IV. Les Statues de saint Pierre, sainte Anne et sainte Suzanne (Musée du Louvre),

par M. ANDRÉ MICHEL. 93

V. Un Buste d'enfant du XVIe siècle (Collection de Mme la marquise ArconatiVisconti),

ArconatiVisconti), M. EMILE MOLINIER 107

PLANCHES

IV. La Tiare d'Olbia (Musée du Louvre). VI. L'émail de Saint-Nicolas de Bari. VII Ivoires byzantins.

VIII. Saint Pierre et sainte Suzanne, statues provenant de l'ancien château de Chantelle

(Allier).

IX. Sainte Anne et la Vierge enfant, groupe provenant de l'ancien château de Chantelle (Allier).

X. Buste en marbre d'une petite fille, art français de la seconde moitié du XVI° siècle (Collection de Mme la marquise Arconati-Visconti).


FONDATION EUGÈNE PIOT

MONUMENTS ET MÉMOIRES



FONDATION EUGÈNE PIOT

ET

L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES

SOUS LA DIRECTION DE

GEORGES PERROT ET RORERT DE LASTEYRIE

MEMBRES DE L'INSTITUT AVEC LE CONCOURS DE

PAUL JAMOT, SECRÉTAIRE DE LA RÉDACTION TOME SIXIÈME

PARIS

ERNEST LEROUX, ÉDITEUR

28, RUE BONAPARTE, 28

1899



TIARE EN OR

OFFERTE PAR LA VILLE D'OLRIA

AU ROI SAITAPHARNÈS

MUSÉE DU LOUVRE PLANCHES I-V

Le monument qui fait l'objet de cette notice ne saurait être présenté ici comme inédit. La tiare d'or offerte par les habitants d'Olbia au roi scythe Saitapharnès a rapidement conquis la célébrité et personne n'ignore que l'intérêt historique du monument, sa valeur d'art, n'ont pas été seuls en cause. Dénoncée comme une oeuvre de faussaire, énergiquement défendue d'autre part, elle a provoqué des discussions retentissantes , peu de monuments antiques ont compté à leur actif — ou à leur passif — en un court espace de temps une « littérature » aussi considérable 1. Aujourd'hui ces polémiques sont sinon

1. Voici, par ordre chronologique, la liste des principaux articles consacrés à la tiare du Louvre : HÉRON DE VILLEFOSSE, Comptes rendus de l'Acad. des Inscr., 1896, p. 133-142, avec planche en phototypie. L'Ami des Monuments, X, 1896, p. 156. — E. MICHON, La parure et la tiare d'Olbia au Musée du Louvre, Gaz. des Beaux-Arts, 1er mai 1896, p. 413. — ANDRÉ FALIZE, l'Avenir artistique et littéraire, 15 avril 1896, — R. FORRER, Illustrirte Zeitung, 6 juin 1896.


6 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

éteintes, du moins assoupies. Les adversaires de l'authenticité ont fourni tous leurs arguments. Il semble donc que le moment soit venu de réunir tous les éléments du débat, de soumettre les objections à une nouvelle critique, et d'exposer l'ensemble des preuves qui, pour tout esprit non prévenu, peuvent confirmer l'authenticité de la pièce d'orfèvrerie acquise par le Musée du Louvre.

I

Après les descriptions qu'en ont données MM. Héron de Villefosse, Michon, Th. Reinach et Lechat, la forme et le décor de la tiare sont déjà bien connus. Nous devons cependant les examiner à notre tour, ne fût-ce que pour compléter la description de détail ; il est d'ailleurs nécessaire que les lecteurs de notre article aient une idée précise de l'ornementation très riche qui fait du monument d'Olbia un chefd'oeuvre de ciselure.

Nous conservons, pour le désigner, le mot de « tiare » devenu en quelque sorte populaire. Mais à vrai dire le mot « casque » serait plus exact. Cette coiffure rappelle beaucoup moins la tiare persique ou

— Mittheil. des k. k. Oesterreich. Museums fur Kunst und Industrie, XI, 1896, p. 73 et 159.

— FURTWAENGLER, Die Tiara des Koenigs Saitapharnes, Cosmopolis, t. III, n° 8, août 1896, p. 572. —HÉRON DE VILLEFOSSE, Réponse à M. Furtwaengler, Cosmopolis, septembre 1896, et Journal des Débats, 6 août 1896. — P. FOUCART, C. R. Acad. des Inscr., 7 août 1896, p. 306. — F. K(OEPP), supplément de l'Allgemeine Zeitung, 18 août 1896, et 15 septembre 1896. — Supplément de la Post de Berlin, 25 août 1896. — S. REINACH, The disputed tiaria in the Louvre, the Nation, 27 août 1896. — TH. REINACH, Pour la tiare d'Olbia, Gaz. des Beaux-Arts, 1er septembre 1896. —FURTWAENGLER, Intermezzi, Exkurs. Gefäslchte Goldarbeiten. Die Tiara des Saitapharnes im Louvre, p. 81-92, 1896. —■ HOLLEADX, L'inscription de la tiare de Saitapharnes, Rev. arch.,ï. XXIX, 1896, p. 158-171. — LECHAT, Revue des Éludes grecques, 1896, n°s 35-36, p. 171. — HAUSER, Berl. phil. Wochenschrift, 9 janvier 1897, p. 50. — E. VON STERN, La contrefaçon des objets d'art antique dans la Russie méridionale, conférence faite au Xe Congrès archéologique à Riga le 2 août 1896. (En russe.) Saint-Pétersbourg, imprimé chez W'. S. Balaschew, 1897, 33 p. in-8. Analysé et reproduit en partie dans la Berl. phil. Wochenschrift, 22 juin 1897, p. 764-768. — FURTWAENGLER, Supplément de l'Allgemeine Zeitung, 21 juin 1897. — LECHAT, Revue des Éludes grecques, juillet 1897, p. 382-384.


TIARE EN OR.

orientale que le rdloq grec, en forme de moitié d'oeuf, porté par les Dioscures, et les monuments grecs nous apprennent que certains casques de bronze offraient la même apparence 1. Ce n'est pas d'ailleurs la première fois qu'on trouve dans la Russie méridionale un casque de luxe exécuté sur le modèle du rdloç grec. On connaît le beau casque d'or, richement orné de palmettes grecques, de volutes et de feuillage d'acanthe, qui a été trouvé dans un tombeau, à Ak-Bouroun, près de

Kertch (fig. 1). C'est une oeuvre grecque de la fin du IVe siècle 2 et dont le possesseur était un Grec, car le même tombeau contenait les fragments d'une amphore panathénaïque. Si, pour le principe de la décoration, il offre avec le monument du Louvre des différences notables que nous expliquerons plus loin, il nous fait voir que cette forme de coiffure n'avait rien

d'insolite pour les habitants des villes grecques du Bosphore cimmérien. La tiare du Louvre mesure en hauteur 175 millimètres et le diamètre à la base est de 18 centimètres. A l'intérieur, elle était garnie

1. Jeune homme coiffé d'un casque conique, BENNDORF, Griech. und sicil. Vasenbilder, pl. XXXIX. Casque conique suspendu dans le champ de la composition, Jahrbuch des arch. Inst, IV, p. 260. Dans l'article Dioskuren (ROSCHER, Lexikon, p. 1172) M. Furtvaengler dit que les Lacédémoniens portaient le luïXoç en campagne et cite le texte de Thucydide, IV, 3. Le savant archéologue a commis une inadvertance. Il ne s'agit pas du TÛ}.OÇ, mais de la boue (T^IOC) que, faute de vases, les Lacédémoniens transportent sur leur dos pour élever des fortifications de campagne.

2. Compte rendu de la Commission arch. de Saint-Pétersbourg, 1876, pl. II, reproduit par ERICH PERNICE, Griech. Pferdegeschirr, 56es Progr. zum Winckelmannsfeste, 1896, p. 11. Cf. TOLSTOÏ, KONDAKOF, S. REINACH, Antiquités de la Russie méridionale, p. 49, fig. 56.

FIG. 1.


8 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

d'une coiffe d'étoffe dont quelques morceaux ont été conservés. Un petit crochet de bronze, placé intérieurement sous la pointe de la tiare, soutenait la coiffe; sur les bords elle était maintenue par un fil qui passait à travers une série de trous percés à intervalles réguliers, et habilement dissimulés entre deux zones d'ornements. Toujours à l'intérieur, quatre petits clous de bronze, placés symétriquement deux par deux, servaient à fixer la jugulaire de cuir dont il n'est pas resté de traces. Le poids de la tiare, y compris les clous, est de 443 grammes. Or, suivant la remarque de M. Bruno Keil, c'est là, à peu de chose près, le poids de la mine euboïque, employée à Olbia pour les matières d'or 1.

L'ornementation, travaillée au repoussé et reprise au ciselet, est d'une richesse extraordinaire, avec un tel luxe de détails et de figures qu'au premier aspect elle donne l'impression d'une oeuvre où l'orfèvre a déployé toutes ses ressources et visé à l'opulence du décor, sans se laisser arrêter par des scrupules de sobriété. La partie essentielle consiste en deux zones d'inégale grandeur, couvertes de figures , mais les éléments de pure ornementation jouent un rôle considérable, et ils sont disposés avec un art qui défie toute critique. Au bord de la tiare court une rangée d'élégantes palmettes de pur style grec réunies par des postes, et encadrée entre des cordons annelés. Plus haut, des oves cernent la zone inférieure. Au-dessus est figurée une ligne de murailles avec ses tours crénelées et ses courtines. C'est là, on le verra plus loin, un des éléments les plus significatifs ; mais, dès à présent, il faut remarquer l'heureux effet de ce décor architectural qui coupe fort à propos la tiare en deux sections, et d'où semble surgir la partie supérieure de la calotte avec sa courbe plus accusée.

Le haut de la grande zone à personnages, qui se développe audessus de la ligne des murailles, est occupé par un mince cordon flexueux, dessinant une série de coeurs et de boucles, où s'insèrent des palmettes. C'est la transition nécessaire entre le métal nu du fond et

1. BRUNO KEIL, Hermes, t. XXXII, p. 404. Cf. TH. REINACH, Revue des Études grecques, 1897, p. 384, note 1. L'observation de M. Bruno Keil a d'autant plus d'intérêt qu'il est de ceux qui mettent encore en doute l'authenticité de la tiare.



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les rinceaux qui s'épanouissent au-dessus d'une guirlande de feuillages. Ici la zone est ajourée et c'est sur le fond sombre de la coiffe que se détachait une opulente floraison de tiges d'acanthe tordues en souples volutes. Puis vient une zone pleine, couverte d'ornements imbriqués en forme de plumes, et enfin une nouvelle zone ajourée, composée de palmettes redressées. La pointe de la tiare est ornée d'un serpent enroulé sur lui-même et dont la tête affleure à l'une des palmettes. Chose curieuse : au milieu de ces enroulements se dresse une seconde tête, ouvrant une gueule armée de crocs, menaçante, prête à mordre. Comment justifier cette bizarrerie? Quand nous exposerons, dans les pages suivantes, les procédés de la fabrication, on se rendra compte que les nécessités de la technique expliquent tout. Le corps du serpent, avec sa tête normale, a été exécuté, comme le reste, au repoussé. Le travail terminé, l'orfèvre a ajouté cette seconde tête, pour corriger, fût-ce au prix d'une invraisemblance, l'effet trop maigre de la conception primitive. La tiare porte ici la trace de ce qu'on appelle, en terme d'atelier, un repentir.

C'est pour la décoration des deux zones à personnages que l'artiste a réservé la plus grosse part de son travail. Considérons d'abord la zone inférieure dont notre dessin d'ensemble (fig. 2) permettra de suivre le développement. Elle est d'une composition très dense et par surcroît, pour laisser le moins possible de métal nu, le décorateur a fait courir dans la partie supérieure un riche rinceau de pampres, dont la tige, chargée de raisins et de feuilles, dessine de souples ondulations. Les sujets qui se développent sur le pourtour étaient de nature à flatter l'orgueil du roi barbare auquel la tiare était destinée. Ici, comme dans la frise du célèbre vase d'argent de Nicopol, l'artiste s'est inspiré des scènes de la vie du steppe; il a représenté les occupations favorites des Scythes, leurs animaux domestiques, sans oublier la richesse de leur sol, car c'est au milieu d'une riche végétation d'arbres, parmi les tiges de blé lourdes d'épis mûrs, qu'il a placé ses personnages, évoquant ainsi la vision des plaines fertiles où campent les tribus scythiques.


TIARE EN OR. 11

Au premier coup d'oeil, les épisodes qui composent ce tableau du steppe paraissent jetés très librement dans le champ de la zone. Un examen attentif nous a fait voir que, loin d'être livrée au hasard, la disposition des figures est réglée par une symétrie très savante. La composition a un sujet central; c'est un cavalier en costume scythe, combattant contre un griffon et couronné par une Victoire ; MM. Michon et Lechat l'interprètent comme un Arimaspe; j'y vois plutôt l'image allégorique du roi Saitapharnès. C'est en effet un détail très digne d'attention que ce groupe est placé exactement au milieu et en avant de la tiare et on le constate de la manière suivante. Les clous de la jugulaire nous permettent de déterminer les faces latérales de la tiare; d'autre part, la direction de la tête du serpent, formant cimier, nous indique la face antérieure. Or la figure du cavalier couronné occupe, de ce côté, le milieu de la zone. Dès lors n'est-il pas permis de croire qu'elle a une valeur en quelque sorte héraldique et qu'elle représente comme le blason royal du possesseur de la tiare 1? Les sculpteurs grecs du IVe siècle qui décorèrent, à Trysa, l'hérôon d'un dynaste lycien, avaient obéi à une préoccupation analogue, en sculptant, près de la porte, le groupe héraldique de Bellérophon combattant la Chimère 2. C'étaient les armes du chef lycien. Saitapharnès pouvait reconnaître les siennes dans ce cavalier au griffon, placé, comme le serait une cocarde moderne, juste au milieu du bandeau inférieur de la tiare.

A droite et à gauche du groupe central l'artiste a réparti symétriquement : 1° des personnages scythes; 2° des animaux. En prenant ce groupe pour point de départ, on peut suivre, de droite à gauche, le développement de la zone 3. Séparé de la figure centrale par un bou1.

bou1. groupe analogue, composé d'un cavalier en costume barbare couronné par une Victoire, décore la plaque centrale d'une couronne d'or, trouvée en 1841 dans un tombeau de Kertch. Il est possible que ce cavalier représente le roi Rhescouporis IV, dont une monnaie a été trouvée dans la même tombe. (Ant. de la Russie méridionale, p. 46, fig. 52.) On remarquera que la place de ce groupe sur le bandeau de Kertch correspond exactement à celle du cavalier couronné sur la tiare d'Olbia.

2. BENNDORF et NIEMANN, Bas Heroon von Gjölbaschi-Trysa, pl. XXII, Ag, et p. 9.

3. Voir, figures 2 et 3, le développement de la petite frise.


12 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

quet d'arbustes 1 et par des touffes d'épis, voici d'abord un Scythe portant, comme ses compagnons, le costume national, la casaque de cuir serrée par une ceinture et le large pantalon; il tire vigoureusement sur une corde attachée à la jambe de son cheval et force l'animal à s'agenouiller; c'est le dressage à la manoeuvre de la génuflexion, pratiquée par les cavaliers scythes et orientaux 2. Plus loin, un Scythe, les bras levés dans une attitude de prière, se tient debout devant un chaudron à deux anses, au pied duquel sont placées une hache et une outre. Qu'on se rappelle le passage où Hérodote décrit les rites du serment chez les Scythes. « Quand les Scythes font promesse de serment à autrui, ils mettent du vin dans une grande coupe de terre (èç x,<j7ax,a ^eyàV/iv x.spauivr,v), et le mêlant de leur sang qu'ils tirent en se frappant d'un petit couteau, ou bien du cimeterre en se coupant quelque petit morceau du corps, demeurent longtemps en prières, puis boivent de la coupe avec tous les assistants 3. » Sauf le détail du vase de terre, qui paraît ici remplacé par un récipient métallique, n'est-ce pas une scène analogue, scène de serment ou d'adoration que nous avons sous les yeux? Tournant le dos au précédent, un autre Scythe est fort occupé à maîtriser un cheval sauvage qu'il vient de prendre au lasso. En vain l'animal, renversé sur le dos, se débat désespérément, battant l'air de ses pieds; son vainqueur serre autour de son cou la corde du lasso en la tordant avec un garrot. Là s'arrêtent, au moins de ce côté, les scènes de la vie scythe; la suite de la frise montre des sujets plus simples, les représentations des animaux qui peuplent le steppe dans le voisinage des habitations. Au-dessus d'une touffe de roseaux, une grue prend son vol. Un cheval en liberté hume l'air, le cou

1. Le feuillage rappelle celui de l'olivier. On sait que les oliviers de l'Istros jouent un rôle dans la légende delphique. C'est au pays des Hyperboréens qu'Héraclès va chercher l'olivier de Delphes. Schol. de Pindare, Olymp., III, 24. Cf. LATYSCHEV, Scythica et Caucasica, p. 327.

2. Une scène analogue, mais avec des détails tout différents, est représentée sur la frise du vase de Nicopol, Compte rendu, 1864, pl. 3. KONDAKOF, TOLSTOÏ et S. REINACH, Antiquités de la Russie méridionale, fig. 256, 257.

3. HÉRODOTE, IV, 70, trad. P. Saliat.


TIARE EN OR. 13

tendu, les naseaux grands ouverts. Pris de fureur, un taureau charge, la tête baissée, les cornes menaçantes. Plus paisible est le groupe formé par un bélier broutant et par une brebis couchée parmi les blés, fort occupée à se gratter l'oreille avec une de ses pattes de derrière.

Ici, nous sommes arrivés à l'extrémité d'une demi-zone. Le point de division est très ingénieusement indiqué par une touffe de pavots. Aussi, par un de ces arrangements rythmiques qu'ont de tout temps recherchés les artistes grecs, les figures suivantes, tournées également vers le centre, ont-elles une direction symétrique à celle des précédentes. Une chèvre agenouillée correspond à la brebis couchée. Plus loin, un bélier et une brebis qui allaite son agneau rappellent un groupe déjà vu; puis un nouveau couple, un bouc et une chèvre couchée. Un cerf aux écoutes forme bien le pendant du cheval que nous avons signalé tout à l'heure. La concordance est complète. Si l'on y regarde de près, c'est la même recherche de symétrie qui a engagé l'artiste à placer ensuite un motif de remplissage, le groupe purement décoratif d'un lion combattant contre une panthère. Ici, en effet, aurait dû reprendre la série des épisodes de la vie scythe. Mais de ce côté, l'orfèvre n'en a placé que deux au heu de trois ; il lui restait donc une place disponible, qu'il a utilisée de cette manière. Et pourquoi deux épisodes seulement ? Pour la raison fort simple que l'un d'eux réclame un espace assez étendu. C'est une scène de chasse qui, avec son décor pittoresque, forme à elle seule un véritable tableau. Un lévrier a fait lever un lièvre, et le poursuit, tandis qu'agenouillé derrière un arbrisseau, le chasseur décoche sa flèche. Le dernier épisode, la leçon d'arc donnée à un apprenti chasseur, se rattache très naturellement au sujet précédent. Un Scythe enseigne le maniement de l'arc à son fils, un enfant tout nu, et, pour rectifier la position des bras, il se met à son niveau en fléchissant les genoux. Ne retrouvons-nous pas là, dans son rôle d'éducateur, l'adroit chasseur que nous venons tout à l'heure de voir à l'oeuvre ?

Cette petite frise, où l'orfèvre a réuni tant de détails vivants, amusants et pittoresques, est sans contredit une des meilleures parties de la


14 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

décoration. L'auteur s'inspirait de la réalité, de ses observations personnelles ; il était d'ailleurs soutenu par une tradition d'art toute locale, dont les bijoux trouvés dans les kourganes de la Russie méridionale nous ont livré bien des témoignages. Ces scènes de la vie scythe constituaient, pour les orfèvres grecs du Bosphore cimmérien, un véritable répertoire courant, témoin la frise du vase d'argent de Nicopol; et, d'autre part, le collier d'or émaillé de la Grande Bliznitza 1 nous montre quel parti heureux ils savaient tirer de ces figures d'animaux, traitées avec tant de vérité par l'orfèvre d'Olbia. Mais, à côté de réminiscences faciles à expliquer, il y a là des sujets nouveaux, des détails inédits, et on y observe par surcroît un art de composition qui fait honneur au goût et à la conscience de l'artiste.

La zone supérieure comprend deux scènes bien distinctes : la restitution de Briséis et les funérailles de Patrocle.

1° La restitution de Briséis 2 (fîg. 2). C'est la mise en scène de l'épisode capital du chant XIX de l' Iliade, de la M7JviSoç âTcoppYicnç, qui est ellemême la suite logique de la scène de la ITpsaêeia, au chant IX. Sur le conseil de Thétis, Achille a consenti à se réconcilier avec Agamemnon. Celui-ci fait apporter les présents promis dans l'épisode de l' Ambassade, " sept trépieds qui n'ont pas vu le feu, dix talents d'or, vingt lébès splendides ». On amène les douze chevaux compris parmi les présents : on conduit devant Achille les sept captives avec la belle Briséis, et Talthybios, debout près d'Agamemnon, maintient au pied de l'autel le porc qui va être égorgé en signe de réconciliation. Tel est exactement le sujet de la scène figurée sur la face principale de la tiare 3. Le champ est limité à droite et à gauche par un olivier, le symbole de la paix. Au centre, Achille est assis sur un siège d'honneur, le bas du corps recouvert d'une draperie; le torse est traversé par le

1. Compte rendu, 1869, pi. 1,13 ; Antiq. de la Russie méridionale, p. 62, fig. 81.

2. M. Th. Reinach a très nettement montré que c'est bien là le sujet de la première scène, Gazette des Beaux-Arts, art. cité, p. 239.

3. Cette face est, en effet, celle où trouve place, dans la zone inférieure, la figure du cavalier couronné.


TIARE EN OR. 15

baudrier de l'épée ; la lance du héros est appuyée contre l'épaule gauche. Par un brusque mouvement, il s'est retourné vers Agamemnon, dont il écoute les paroles avec un air d'attention farouche. A ses côtés se tiennent deux personnages : un écuyer, peut-être Antiloque, appuyé sur sa lance, et un vieillard drapé dans son manteau. Ce dernier est sans doute Phénix ; c'est lui en effet qu'Achille retient à ses côtés dans la scène de l' Ambassade après avoir repoussé les offres d'Agamemnon. Aux pieds du héros sont déposés les Soepa, représentés pour ainsi dire en abrégé : un lébès à anses, un trépied, un rhyton à tête de lévrier, une aiguière et un bassin; sur le sol sont épars les talents d'or, figurés par des lingots plats, de forme triangulaire ou arrondie. Toute la partie gauche de la composition est remplie par le défilé des captives et des chevaux. D'abord vient Briséis, conduite par Ulysse, et s'avançant avec l'attitude réservée d'une nouvelle épousée escortée par la nympheutria; puis un groupe de quatre femmes parées de bijoux, représentant les captives lesbiennes « habiles à faire d'irréprochables ouvrages »; elles marchent en troupe, comme un choeur de divinités, tandis qu'autour d'elles se dandinent des oiseaux de basse-cour, des oies, habitantes familières du champ achéen, comme elles sont celles de la maison grecque 1. Enfin, séparé du groupe précédent par un olivier, un écuyer, chaussé de bottines à retroussis, conduit par la bride quatre chevaux pleins de feu, dont il contient à grand'- peine la vive allure; ce sont bien les rapides chevaux de course que signale le poète homérique : « Trr.yoùç, àO^osopouc, di à-:GXia izoanh

àpOVTO^ ».

A droite d'Achille figure un groupe de personnages dont le texte homérique explique avec la même clarté le rôle et l'attitude. Celui qui attire l'attention d'Achille est Agamemnon; les mains levées, suivant un geste rituel (Au //îpaç àvao-^wv, ibid., vers 254), il prononce un serment solennel, et prend les dieux à témoin que jamais Briséis n'a

1. Ce détail est fréquent dans la peinture de vases. Cf., par exemple, MURRAY et SMITH, White Athenian vases, pl. III; HEYDEMANN, Griech. Vasenb., pl. IX, 4.

2. Iliade, IX, 124.


16 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

partagé sa couche 1. Derrière lui, tout est prêt pour le sacrifice. Le porc, victime préparée pour le couteau d'Agamemnon, a été amené devant l'autel qu'ombrage un olivier, et deux héros, dont l'un est Talthybios, se tiennent près de la victime, appuyés sur leur lance. On le voit, le texte homérique trouve ici un commentaire absolument fidèle; il est impossible d'illustrer avec plus de précision la scène racontée en une quinzaine de vers dans le chant XIX.

2° Les funérailles de Patrocle (fig. 2). Pour faire à Patrocle des funérailles dignes de lui, ceux qui sont chargés des soins funèbres (y^iij.ovzc) ont dressé, avec les troncs des chênes coupés dans l'Ida, un bûcher de cent pieds ; ils ont accumulé tout autour les corps des brebis et des boeufs qu'on a écorchés, ceux de quatre chevaux, de huit chiens, et les cadavres de captifs troyens égorgés. Le feu est allumé; mais la flamme est lente à briller. Debout devant le bûcher, Achille invoque les vents, Borée et Zéphyre; ceux-ci se rendent à son appel, excitent de leur souffle la flamme qui jaillit, et toute la nuit Achille se tient près du bûcher, faisant des libations de vin, appelant l'âme de Patrocle 2. Voilà le thème, emprunté à un chant de l'Iliade, qui a fourni le second sujet de la grande frise.

L'artiste a pris soin de localiser la scène par un détail pittoresque; un dauphin, près d'une touffe de roseaux, indique que le bûcher est dressé sur le rivage de la mer. Au centre est le bûcher, vu en perspective, avec les assises régulières formées par les troncs de chênes soigneusement disposés. Sur les corps amoncelés des taureaux et des brebis égorgés, gît le cadavre de Patrocle, déjà léché par les flammes qui se font jour entre les troncs d'arbres, où jaillissent des torches résineuses jetées çà et là. Au pied du bûcher, c'est un entassement confus de cadavres empilés les uns sur les autres, captifs troyens, chevaux,

1. Le texte homérique est encore serré de plus près que ne le pense M. Lechat lorsqu'il voit ici « Agamemnon, debout, qui présente à Achille ses explications et ses excuses ». C'est un serment fait suivant les rites. Cf. les exemples réunis par SITTL, Die Gebärden der Griechen und Roemer.

2. Iliade, XXIII, vers HO et suivants.


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taureaux, brebis et chiens, sur lesquels on a jeté la hache et l'épée qui leur ont donné le coup mortel. A droite, Achille, debout près de l'urne d'or (/puo-é'/iv çptàXTjv) préparée pour recevoir les cendres, tient la patère aux libations. C'est le moment précis où, la main droite levée, il achève son invocation aux vents. Ceux-ci sont déjà à l'oeuvre. Zéphyre et Borée, sous la forme de deux génies ailés armés de torches, volent au-dessus du bûcher. Tandis que Zéphyre abaisse sa torche vers le corps de Patrocle, Borée souffle dans une conque, et déchaîne sur les flammes paresseuses toute la violence du vent du Nord. La figure d'Achille appelle impérieusement une figure symétrique : c'est celle d'Agamemnon, placée à gauche. La tête ceinte d'une couronne de laurier, le roi des rois fait une libation avec une patère; à ses pieds est un cratère d'or, contre lequel est posée la cuiller à long manche (x,uaOoç) qui sert à puiser le vin. Vient ensuite, séparé de la scène principale par un palmier, le groupe des assistants : Briséis, assise sur un rocher dans l'attitude d'une pleureuse, auprès d'une lance jetée sur le sol, puis les chefs achéens (allai àpia-vritc, nava/a-.côv, vers 236), Phénix ou Nestor, Ulysse, et deux héros casqués dont l'un s'appuie sur sa lance. Moins importante que la précédente, d'une composition moins rigoureusement symétrique, cette scène était aussi moins en évidence, car, d'après l'agencement que les sujets de la petite frise nous ont permis de déterminer, elle ornait le revers de la tiare. Elle n'en offre pas moins les mêmes caractères de style, la même exécution précise et serrée, avec des lourdeurs et des faiblesses que nous ne songeons pas à dissimuler. En terminant cette description, notons un détail de composition qui a son importance. La figure d'Achille, répétée deux fois, se trouve dans l'axe du diamètre qui passe par le milieu de la tiare. Celle de la face antérieure se trouve placée juste au-dessus du cavalier couronné par une Victoire, où nous avons reconnu l'image allégorique de Saitapharnès. Estce un simple hasard? Nous pensons plutôt qu'il y a là un arrangement prémédité. Superposer ainsi au blason royal la figure d'Achille, n'était-ce pas assimiler le roi barbare au héros grec, et adresser une flatterie de plus à l'Achille scythe dont la dédicace de la tiare célèbre la vaillance?

TOME VI. 3


18 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

II

L'inscription suivante est tracée, en lettres repoussées, sur la couronne murale qui sépare les deux zones :

'H poiiAT/ y.a.1 b STÎJJLOÇ 6 'O'Xêio—oletTûv pacOilo. i;.éya.v x.a.1 àvsiJCTjTov SaiTa<papV7)v.

« Le conseil et le peuple des Olbiopolitains (ont honoré, ou couronné) le roi grand et invincible Saitapharnès. »

C'est la dédicace officielle de la tiare, offerte par la ville d'Olbia à l'un des rois scythes établis sur le haut cours de l'Hypanis, et qui exerçaient sur Olbia une sorte de droit de suzeraineté. Il est à peine besoin de rappeler que Saitapharnès est connu par une inscription d'Olbia; on a bien souvent cité, à propos de la tiare, le décret rendu en l'honneur de Protogénès fils d'Héroson, généreux citoyen qui, à plusieurs reprises, a mis sa fortune au service de la ville menacée 1. L'inscription énumère les difficultés avec lesquelles Olbia s'est trouvée aux prises, par suite des exigences de Saitapharnès, roi de la tribu scythique des Sées, dont le domaine parait avoir été situé à l'est de l'Hypanis et d'Olbia . Une première fois le roi s'est avancé jusque sur la rive gauche du fleuve, pour réclamer " le tribut du passage » (TO. Scôpa i% TcapoSou). Le trésor étant épuisé, Protogénès a donné quatre cents pièces d'or. Une autre fois, Saitapharnès est revenu près d'Olbia, pour recevoir le tribut de vassalité (IZO.Ç,OL^{VOIJÂ)VOU ûq ih rapav lui Ôepaîcsiav). Les archontes ayant fait connaître à l'assemblée le mauvais état des ressources publiques, Protogénès fournit neuf cents pièces d'or et est désigné avec un autre citoyen pour se rendre en ambassade auprès du roi. Celui-ci trouve les présents insuffisants, entre dans une violente

1. LATYSCHEV, Inscriptiones antiquae orae septentrionalis Ponti Euxini, I, n° 16; DITTENBERGER, Sylloge, I, n° 248.

2. SCHMID, Rhein. Museum, 1836, p. 364.


TIARE EN OR. 19

colère, et lève le camp à la grande terreur des gens d'Olbia. On sait que la fin du décret est mutilée ; les événements qui suivent nous échappent.

Il a semblé assez naturel de mettre en relation avec ces faits la dédicace de la tiare. Ce cadeau princier n'était-il pas destiné à apaiser le roi 1? Cependant rien ne nous oblige à supposer qu'un travail aussi soigné ait été ainsi exécuté à la hâte, sous le coup d'une menace. Entre Saitapharnès et Olbia, il y avait des rapports fréquents, fort onéreux, semble-t-il, pour la ville grecque. Les Olbiopolitains lui payaient des redevances ; ils étaient vis-à-vis de lui dans une sorte de vasselage. Les occasions ne devaient donc pas manquer où ils étaient forcés de se concilier, par de riches cadeaux, les bonnes grâces de ce voisin redoutable. Une oeuvre d'orfèvrerie telle que la tiare n'est d'ailleurs pas un présent improvisé, et nous préférons croire qu'elle a été offerte dans une autre circonstance, soit avant, soit après les événements que mentionne le décret de Protogénès. Sur une autre face de l'inscription 2, il est fait allusion à une menace d'invasion de la part des Galates et de leurs alliés les Skires, à la terreur que ces bandes inspirent aux tribus scythes voisines d'Olbia, aux Thisamates et aux Saudarates. A leur approche, Olbia se met en défense, car une partie de la ville est dépourvue de murailles, du côté du fleuve et sur le port. Protogénès intervient encore, et comme l'avait déjà fait un citoyen d'Olbia, Cléombrotos fils de Pantaclès 3, il prend à sa charge la construction des nouveaux murs, la réparation des anciennes tours, l'achèvement des courtines (oyoïvaîaç). Nous ne savons pas si, dans ces circonstances critiques, Saitapharnès a aidé les habitants d'Olbia à écarter le péril de l'invasion galate ; mais il n'y a là rien d'invraisemblable. Dans ce cas l'offrande et la formule de la dédicace s'expliqueraient facilement; la représentation des murs d'Olbia serait une allusion fort claire à cette enceinte de murailles que

1. Cette hypothèse a été indiquée par M. HÉRON DE VILLEFOSSE (Comptes rendus Acad. Inscr., 1896) et par M. MICHON (Gaz. des Beaux-Arts).

2. LATYSCHEV, op. l, ibid. B. 1. 5-25.

3. Il a construit à ses frais la tour d'Héraclès, LATYSCHEV, ibid., n° 99, 39-40.


20 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

le dévouement de Protogénès a permis de compléter. Sauvée du danger, la ville grecque pouvait, en rendant hommage à son suzerain, rappeler, par une image parlante, l'enceinte de tours et de murailles qui la protégeait 1.

Le décret de Protogénès n'est pas daté, et la question de chronologie a soulevé de nombreuses controverses 2. Le seul fait historique dont on puisse tirer argument est l'invasion galate; mais quels sont ces Galates ? Si, comme l'a soutenu W. Schmidt, dans un commentaire déjà ancien, il s'agit des Galates de Comontorios établis en Thrace depuis 278, leur royaume étant détruit en 213, le décret serait du IIIe siècle avant Jésus-Christ 3. Mais une autre hypothèse est possible. La grande inscription de Lété fait mention d'une incursion des Galates en Macédoine, en 117, et le premier éditeur de l'inscription, M. l'abbé Duchesne, est arrivé à cette conclusion que les bandes d'envahisseurs appartenaient à la tribu gauloise des Scordistes, établie sur les bords du Danube 4. Une inscription de Delphes rappelle la défaite infligée aux Scordistes, en 109, par le proconsul M. Minucius Rufus 5. La période historique connue où se placent leurs invasions en Macédoine est comprise entre les années 135 et 1096. Est-il invraisemblable d'admettre que ces bandes turbulentes avaient poussé leur pointe jusque dans la vallée de l'Hypanis et paru sous les murs d'Olbia 7? Dès lors le décret

1. Se fondant sur le poids de la tiare, M. Bruno Keil suggère l'hypothèse qu'elle pourrait avoir été offerte en tribut, comme l'équivalent d'une mine (Hermes, XXXII, p. 404, note). Mais l'idée que les gens d'Olbia aient pu ainsi monnayer une mine sous cette forme me paraît bien subtile.

2. LATYSCHEV, ibid., p. 39-40.

3. SCHMIDT, Rhein. Museum, art. cité.

4. DUCHESNE et BAYET, Mission au mont Athos, p. 92, 93, n° 247; DITTENBERGER, Sylloge, I, n° 268.

5. PERDRIZET, Bull, de corresp. hellén., 1896, p. 484 et suivantes.

6. Il est vrai, comme le remarque M. Perdrizet, qu'elle a pu commencer plus tôt.

7. C'est la théorie de M. l'abbé Duchesne. Cf. PERDRIZET, art. cité, p. 488, note 1. M. Latyschev ne l'exclut pas, tout en inclinant vers une date plus ancienne : « Quominus Galatas Scordiscos potius esse statuamus et titulum medio circiter saeculo a. Chr. altero incisum, mea quidem sententia nihil obstat. » Ouv. cité, p. 40. M. Furtwamgler accepte la date du IIe siècle, mais pense que les Galates alliés des Skires sont des Bastarnes (Inter-


TIARE EN OR. 21

de Protogénès appartiendrait au milieu du IIe siècle avant notre ère, et cette date fixerait du même coup celle de la tiare. Un examen détaillé du style et des procédés de composition montrera plus loin que les caractères d'art sont d'accord avec la date suggérée par les événements historiques.

III

La tiare de Saitapharnès a été acquise par le Musée du Louvre, le 28 mars 1896, en même temps qu'une parure composée d'un collier orné de pendants, et de deux couvre-oreilles décorés de médaillons au repoussé, représentant la lutte de Pelée contre Thétis 1. On n'a pas oublié avec quel dévouement généreux MM. Corroyer et Th. Reinach ont apporté leur concours pour assurer au musée la possession de ces joyaux. On n'a pas oublié davantage les attaques dirigées contre cette double acquisition. Les polémiques engagées à ce sujet ont défrayé les revues scientifiques, et il nous suffira d'en faire ici un historique sommaire.

Le 19-31 mai 1896, paraissait dans un journal russe, le Novoïé Vremia, une lettre de M. Wesselovsky, professeur de droit musulman à l'Université de Saint-Pétersbourg, affirmant que la tiare était le produit d'une fabrique de fausses antiquités, établie à Otchakoff, ville voisine de l'emplacement de l'ancienne Olbia 2. Après un voyage à Paris, où il avait sinon étudié, du moins vu le monument, M. Furtwaengler s'empressait de porter le même jugement ; dans un article de la revue internationale intitulée Cosmopolis (août 1896), il attaquait

mezzi, p. 60). La même date a été proposée par Mommsen. Toutefois M. Th. Reinach tire argument du style barbare des monnaies d'Olbia, vers 120, pour placer au IIIe siècle le décret de Protogénès et, par suite, l'exécution de la tiare. Rev. arch., 1896, p. 138.

1. Cette parure est décrite et reproduite dans l'article de M. MICHON, Gaz. des BeauxArts, 1896.

2. Lettre reproduite dans le journal le Temps, du 28 juin 1896, avec une réponse de M. HÉRON DE VILLEFOSSE.


22 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

vivement l'acquisition du Louvre, et terminait en donnant aux conservateurs du musée le conseil charitable de renvoyer la tiare au ce creuset ». Le savant archéologue de Munich ne s'est laissé ébranler dans sa conviction ni par la réponse énergique et courtoise de M. Héron de Villefosse 1, ni par l' argumentation serrée de M. Th. Reinach 2, ni par le témoignage formel du conservateur de l'Ermitage, M. de Kieseritzky, pourtant si qualifié pour apprécier l'authenticité de la tiare 3. Il est revenu à la charge dans un des mémoires qui composent son recueil à'Intermezzi, et il y a réuni tous les arguments scientifiques allégués à l'appui d'une opinion dont personne, parmi les adversaires les plus décidés de M. Furtwaengler, n'a mis en doute ni la sincérité ni la valeur 4.

Les choses en étaient là lorsque, dans le courant de l'année 1897, se sont produites de prétendues révélations, bruyamment commentées par les détracteurs de la tiare. L'officine de faux bijoux d'où elle serait sortie était découverte; on désignait même le faussaire. Le directeur du musée d'Odessa, M. von Stern, s'était livré à une enquête; dans une conférence faite au Xe Congrès archéologique de Riga (2 août 1896) et publiée en 1897, il livrait à la publicité tous les faits qu'il avait recueillis 5. Il dénonçait des marchands juifs d'Odessa, les frères Hochmann ou Gauchmann, dont la boutique aurait recelé les oeuvres d'une

1. Cosmopolis, III, septembre 1876, p. 752-756.

2. Gaz. des Beaux-Arts, XVI, septembre 1896, p. 222-29.

3. Lettre de M. KAEMPFEN, directeur des Musées nationaux, datée du 16 juillet 1896, et reproduite par le Journal des Débats.

4. Nous ne croyons pas devoir insister sur les articles qui n'apportent pas de faits nouveaux, comme le compte rendu des Intermezzi, par M. HAUSER, Berliner phil. Wochenschrift, 9 janvier 1897, p. 50, et l'article de la Gazette de Voss, du 13 juin 1897. Rappelons seulement qu'en Allemagne, l'opinion de M. Furtwaengler a trouvé des contradicteurs. Cf. Supplément de l'Allgemeihe Zeitung, 18 août 1896, et de la Post de Berlin, 25 août 1896, n° 233. Ces articles sont reproduits par la Chronique des Arts, 5 septembre 1896. M. Conze a émis, au sujet de la tiare, une opinion très modérée : « Solche Meinungsverschiedenheit ■lourde kaum bei einem Werk entstehen, das nicht seiner Technik nach in jedem Falle den lebendigen, nicht so leicht zu verkennen Zug einer originalen Kunstlerhand vermissen lassen. » Arch. Anzeiger, 1897, p. 72.

5. J'ai sous les yeux la traduction française manuscrite de ce rapport, analysé et traduit en partie dans la Berliner philolog. Wochenschrift, 12 juin 1897, p. 766-768. Cf. FURTWAENGLER, Supplément de l'Allgemeine Zeitung, 31 juin 1897, n° 136.


TIARE EN OR. 23

bande de faussaires, collaborant " avec des épigraphistes compétents et expérimentés ». Disposant d'une bibliothèque, et pillant le Corpus des inscriptions d'Olbia, ces industriels auraient graduellement perfectionné leurs savantes " forgeries ». La tiare du Louvre était leur coup de maître. Et n'était-il pas possible d'aller plus loin, de prendre sur le fait celui qui aurait ciselé cette pièce insigne? On s'avise qu'il y a dans un faubourg d'Odessa un ciseleur juif, un certain Rachoumowski, ouvrier assez habile, parait-il; il travaille dans une chambre dont les murs sont garnis de dessins de palmettes antiques. Chose plus grave, il a acheté à un joaillier de la ville une plaque d'or dont le poids est exactement celui de la tiare ; interrogé, il déclare modestement qu'il est fort capable d'exécuter le joyau du Louvre. Donc c'est lui qui l'a fabriqué. Il n'en faut pas davantage pour accréditer une opinion qui trouve accueil dans des revues scientifiques.

Nous croyons n'avoir rien omis d'essentiel. On le voit, les arguments invoqués par les adversaires de la tiare se ramènent à deux catégories : 1° les arguments extrinsèques fondés sur l'existence reconnue d'une fabrique de faux à Otchakoff ; c'est ce qu'on peut appeler le « dossier moral » de la tiare ; 2° les arguments intrinsèques, empruntés à l'étude des sujets et du style. Nous les examinerons successivement.

IV

On ne saurait sérieusement soutenir que les révélations de M. von Stern aient fourni une preuve décisive contre l'authenticité de la tiare d'Olbia. Le prétendu faussaire n'a pas été découvert, et il eût été extraordinaire qu'il le fût 1. On annonçait une sorte de drame judiciaire ; il reste un petit roman dont l'épigraphe pourrait être : Much ado about nothing. Il y a cependant un fait acquis, et nous n'en méconnaissons pas l'importance : c'est qu'on fabrique des bijoux faux à Otchakoff et

1. Le Journal des Débats (30 octobre 1897) a reproduit une protestation de Rachoumowski et du joaillier d'Odessa visé par M. von Stern.


24 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

à Odessa, comme on fabrique des terres cuites fausses à Athènes. Ces supercheries étaient connues à Berlin, car dès l'année 1895, M. Curtius communiqua à la Société archéologique de Berlin la photographie d'une couronne murale en or, qui faillit passer pour authentique 1. On ne les ignorait pas à Paris, où les conservateurs du musée eurent l'occasion de voir et de comparer au monument du Louvre des produits avérés de la fabrique d'Otchakoff. Personne ne songera donc à contester sur ce point les conclusions de M. von Stern. Le conservateur du musée d'Odessa a pris soin d'énumérer plusieurs de ces faux, qu'il considère comme " les oeuvres les plus remarquables de cette puissante manufacture ». Nous nous croyons autorisés à les indiquer ici : 1° Un masque d'or, avec une dédicace de Pantaclès, fils de Cléombrotos ; 2° Une couronne murale, ornée de neuf médaillons, représentant des tètes de divinités, un vaisseau, un aigle sur un dauphin, des lions déchirant un cerf, avec une dédicace à Achille Pontarque par Callinicos ; 3° Un diadème, reproduisant avec de grossières erreurs le dessin d'un vase attique (Baumeister, Denkmaeler, II, fig. 1303); 4° Plusieurs paires de sandales en or, sans compter des bijoux de petites dimensions, bracelets, bagues, boucles d'oreilles. Tels sont les produits suspects auxquels on voudrait adjoindre la tiare du Louvre.

Il est surprenant que, parmi les adversaires de la tiare, les uns, comme M. von Stern, la condamnent sans l'avoir vue 2, sur la simple connaissance qu'ils ont des faux bijoux, les autres, comme M. Furtwaengler, l'aient vue, mais n'aient pu la comparer aux «forgeries» modernes. Ces dernières, M. Furtwaengler les expédie très vite. " On a, écrit-il, comparé à Paris des bijoux faux de cette fabrique, et l'on a constaté de grandes différences. Cela peut être; je ne connais pas les contrefaçons d'Otchakoff, mais elles n'ont pas d'intérêt dans cette affaire qui relève de la

1. Arch. Anzeiger, 1895, p. 164. La même année, M. Ziehen a attiré l'attention sur des bijoux faux provenant de la Russie méridionale et conservés à Francfort. Berichten der freien deutschen Hochstifte zu Frankfurt a. M., XI, 1895.

2. Et pourtant M. Winter remarque avec beaucoup de raison que « le jugement sur l'authenticité de la tiare ou sa fausseté dépend de l'examen de l'original ». Compte rendu des Intermezzi, dans la Deutsche Litteraturzeitung, 5 juin 1897.


TIARE EN OR. 25

police plutôt que de la science . » N'en déplaise au savant archéologue de Munich, ces contrefaçons, qui ont prévenu contre la tiare un certain nombre de savants, et peut-être M. Furtwaengler lui-même, ont dans la question un intérêt considérable. M. Héron de Villefosse l'a déjà montré, en constatant qu'entre ces faux bijoux et la tiare du Louvre, « il n'existe aucune parenté2». J'ai eu de mon côté l'occasion d'examiner de près un certain nombre des objets suspects visés par M. Stern, et, sans entrer dans des détails que je ne me crois pas le droit de donner ici, voici les principales conclusions qui se sont dégagées pour moi de cette enquête :

1° Les bijoux sont ou totalement faux, ou faux en partie, et accompagnés souvent de petites pièces authentiques.

2° Quand l'objet est entièrement faux, le faussaire n'invente rien ; il a un modèle qu'il suit servilement, et il trahit néanmoins son inexpérience par des erreurs manifestes.

3° Il arrive que l'objet comprend des parties antiques, pâtes de verre, cabochons, figures d'applique, rajustées sur un fond moderne. Dans ce cas, l'étude des procédés de travail est très instructive. Les parties antiques, telles que les têtes formant médaillons, ne sont pas repoussées de l'intérieur, tandis que les parties modernes le sont. Dans ces dernières, le repoussé est très défectueux, et il n'y a pas de retouches au oiselet. Quelquefois on observe des attributs au repoussé ajoutés à des têtes d'applique qui sont anciennes.

4° Les soudures sont apparentes et exécutées sans beaucoup de soin.

5° Jamais le faussaire ne se risque à traiter un sujet d'ensemble. Les ornements, comme l'a remarqué M. Héron de Villefosse, « se composent de têtes ou de motifs isolés, indépendants les uns des autres ».

A ces procédés de composition et d'exécution, comparez ceux de la tiare : 1° D'abord, elle offre des scènes à. personnages multiples, traitées avec une sûreté et une suite dont on ne trouve d'exemples que

1. Intermezzi, p. 84.

2. Cosmopolis, septembre 1896.

TOME VI. 4


26 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

dans les pièces authentiques de l'Ermitage. Et nous croyons avoir montré quelles préoccupations de rythme et d'harmonie ont présidé à leur agencement. 2° La tiare est entièrement exécutée au repoussé. On ne voit pas où seraient ces parties antiques, que les faussaires introduisent dans leur oeuvre pour donner l'illusion de l'authenticité. En se plaçant à ce point de vue, M. Furtwaengler n'a pu découvrir, comme pièces d'amorce destinées à donner le change, que les clous et le crochet de bronze fixés à l'intérieur. Ce serait là l'innocente rouerie imaginée par le fabricant moderne pour écarter les soupçons. L'argument ne soutient pas l'examen 1. 3° Si la tiare provenait de l'officine dont nous connaissons les habitudes, elle présenterait les mêmes caractères défectueux d'exécution que nous avons relevés. Or, la technique est d'une perfection qui défie toute critique. Nous avons pu consulter sur ce point un praticien dont la compétence est indiscutable, M. Bouchon, le chef d'atelier de la maison Falize, et l'on admettra sans doute que le collaborateur assidu de l'artiste érudit qui fut un des maîtres de l'orfèvrerie parisienne a quelque autorité en cette matière. D'après les observations minutieuses de M. Bouchon, la tiare paraît avoir été faite en deux morceaux : la partie inférieure, jusqu'à la première zone ajourée, et la calotte. Pour la partie inférieure, l'orfèvre a procédé par assemblage; en d'autres termes, il a découpé une lame d'or suivant un patron de même forme qu'une feuille d'abat-jour développée; puis les bords ont été assemblés et réunis par une soudure très fine, qui n'a pas laissé d'autres traces qu'un mince sillon apparent par endroits, déviant parfois de l'axe vertical là où le travail du repoussé exécuté, après le travail d'assemblage, en a changé la direction 2. L'ajustage terminé, le métal a subi l'opération du planage. Le tronc de cône obtenu par la

1. Il a été réfuté par MM. Héron de Villefosse et Th. Reinach.

2. Ce sillon est produit par la disparition de l'or de la soudure, et c'est une preuve matérielle que le travail est ancien. On l'aperçoit très nettement sur la face de la tiare que reproduit notre planche V. Il traverse le corps du Génie soufflant dans une conque, le corps de Patrocle, et reparaît dans la petite frise où il coupe l'arrière-train du taureau qui galope tête baissée.


TIARE EN OR. 27

soudure a été mis en forme sur la bigorne, et plané au marteau; il a ainsi reçu la courbe exigée. Quant à la calotte formée par les zones supérieures, elle ne porte pas de traces d'assemblage. La plaque d'or dont elle est composée a donc été rétreinte, et c'est le martelage qui lui a donné sa forme. L'orfèvre a exécuté à part le travail du repoussé, y compris le serpent pris dans la plaque rétreinte 1; il a repercé les zones ajourées, et, l'opération terminée, il a ajouté à la tiare incomplète cette petite coupole, assurant l'adhérence par une soudure, sur tous les points où se produisait le contact avec la partie inférieure. Il y a là un travail très minutieux, conduit avec un soin irréprochable, et auquel le praticien le plus consommé ne trouve rien à reprendre.

La même habileté apparaît dans l'exécution des ornements et des figures. C'est avec un art merveilleux que l'artiste a obtenu ce que les hommes du métier appellent la couleur de la ciselure. Un fin travail au ciselet a rendu, pour chaque espèce d'animaux, l'aspect particulier du pelage, indiqué les poils des chevaux, la fourrure de la panthère et du lion, la toison frisée des brebis, les longs poils qui habillent les boucs et les chèvres. Non moins scrupuleuse est, pour les nus, l'exécution du chaire, travail de martelage qui procède par petits plans serrés pour traduire l'aspect de la peau, par opposition avec le métal nu du fond. Et cette perfection de technique se soutient d'un bout à l'autre de deux frises si chargées de personnages, sans qu'on puisse noter la moindre défaillance.

Telle est la maîtresse pièce d'orfèvrerie qu'on voudrait condamner à la compagnie compromettante des faux bijoux d'Otchakoff. Les adversaires de la tiare veulent bien reconnaître, d'ailleurs, qu'elle est le chef-d'oeuvre de la fabrique. Ce serait, croyons-nous, le premier exemple de faussaires perfectionnant leurs procédés assez rapidement pour les transformer du tout au tout. D'habitude les choses ne se passent pas ainsi. C'est un monument original qui fait éclore une série

1. Sauf la seconde tète ajoutée après coup. Nous avons donné plus haut l'explication de ce détail.


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de médiocres contrefaçons, et tel semble bien être le cas pour la tiare du Louvre. Si l'on a vu surgir de fausses couronnes murales, de faux diadèmes où figurent, dans des inscriptions incorrectes, des noms connus par le Corpus d'Olbia, n'est-ce pas parce que la tiare en a suggéré l'idée? Admettre que la découverte d'un monument si caractéristique a donné l'éveil aux faussaires est une hypothèse fort vraisemblable 1. Elle a quelques chances d'être vraie.

V

L'examen de la technique, la comparaison avec les produits de la fabrique d'Otchakoff ont suffi à des juges aussi exercés que M. de Kieseritzky pour assurer leur conviction en faveur de l' authenticité. Mais les adversaires de la tiare invoquent des arguments d'un autre ordre; ils incriminent le style et la composition des sujets. Ceux-ci représentent pour M. Furtwaengler un « salmigondis » (Sammelsurium) de motifs empruntés aux différentes époques de l'art, mêlés à de pures inventions modernes. L'argumentation du savant de Munich peut, croyons-nous, se ramener à deux points : 1° La composition comprend des sujets connus; donc ils sont pillés dans des recueils de planches 2.

1. Il serait d'ailleurs superflu de discuter l'origine exacte de la tiare. Elle a été présentée au Louvre comme provenant d'Olbia, et aucun autre renseignement, vrai ou faux, n'a été donné au musée. On sait seulement que le vendeur a acheté le collier et la tiare à un habitant d'Otchakoff. Toutefois, étant donné la teneur de l'inscription, la provenance d'Olbia parait très vraisemblable. M. von Stern reconnaît que les paysans de Paroutine (village voisin de l'ancienne Olbia) fouillent soigneusement leurs terrains, et M. Furtwaengler ajoute que la surveillance fait défaut (der einzige Punkt Südrusslandes de l' A II. Zeitung, 24 juin 1897.) Quant à la date de la découverte, on ne peut faire que des hypothèses. M. Th. Reinach suppose que la tiare peut provenir du tumulus de Tchertomlysk, fouillé en 1862-1863 (Rev. arch., 1896, II, p. 156); mais il faudrait expliquer comment le possesseur l'aurait gardée aussi longtemps.

2. Par exemple la Gallerie heroisch. Bildwerke d'OVERBECK, et le Bilderatlas zur Ilias publié par ENGELMANN. M. Hauser désigne encore d'autres ouvrages : la Galerie mythonogique, de MILLIN; les Denkmaeler de BAUMEISTER; les Antiquités de la Russie méridionale (Berl. phil. Woch., 9 janvier 1897, p. 50). C'est déjà un fonds de bibliothèque.


TIARE EN OR.

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2° Elle montre aussi des sujets nouveaux; donc ces derniers sont l'oeuvre personnelle du faussaire. On donnerait volontiers une formule scolastique à ce raisonnement : Notum, ergo falsum; novum, ergo falsum. Sur les prétendues pilleries, l'essentiel a déjà été dit par M. Th. Reinach. Nous ne pouvons que renvoyer à l'étude critique où il a

démontré que l'orfèvre d'Olbia, suivant en cela les habitudes de l'art industriel, a puisé librement dans le répertoire créé par les artistes antérieurs. On nous excusera cependant de revenir sur une question déjà traitée; elle a trop d'importance pour que nous songions à l'esquiver. 1° La Restitution de Briséis. — Examinons d'abord la première des scènes homériques, la Restitution de Briséis. C'est celle qui fournit

FIG. 3.


30

MONUMENTS ET MÉMOIRES.

les rapprochements les plus nombreux avec des monuments connus. Le groupe d'Ulysse amenant Briséis avait immédiatement rappelé à M. Furtwaengler celui d'Iphigénie conduite au sacrifice, sur l'autel rond de Florence attribué à Cléoménès 1. Depuis, MM. Héron de Villefosse et Th. Reinach lui ont signalé un autre monument qui offre, pour l'ensemble du groupe central, des analogies encore plus étroites avec la tiare : c'est le disque d'argent, de basse époque romaine, connu

sous le nom de Bouclier de Scipion, et conservé au Cabinet des Médailles 2 (fig. 3). On y retrouve non seulement le groupe d'Ulysse et de Briséis, mais encore la figure d'Achille assis et entouré de ses compagnons. Les chevaux tenus en main ont été rapprochés des chevaux de Rhésus, emmenés par Diomède et Ulysse, sur deux vases italogrecs 3. En cherchant bien, on trouverait encore d'autres figures évoquant le souvenir de monuments connus. Considérez les deux héros debout derrière Agamemnon : Talthybios, le pied posé sur l'autel, a

1. AMELUNG, Führer durch die Antiken in Florenz, n° 79.

2. MILLIN, Galerie mythologique, pi. 587; OVERBECK, Gall. her. Bildw.,p. 447, n° 98, art. cité, p. 239; TH. REINACH, Gaz. des Beaux-Arts.

3. 1° Vase de Naples, GERHARD, Trinkschalen und Gefaesse, pl. K; BAUMEISTER, Denkmaeler, fig. 782. — 2° Vase de Berlin, Wiener Vorlegeblätter, série G, pl III, 2.

FIG. 4.

FIG. 5.


TIARE EN OR.

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FIG. 6.

la même attitude qu'un des personnages du vase Médicis 1 (fig. 4). Son compagnon, vu de dos, avec le geste si caractéristique de la main droite posée sur la hanche, rappelle une des figures de la ciste de

Ficoroni (fig. 5). Qu'il y ait donc, dans la scène de la Restitution de Briséis, des motifs d'emprunt, personne ne le conteste, et là-dessus, adversaires et défenseurs de la tiare sont d'accord. Il reste à voir si ces imitations sont des « démarquages

démarquages imputables à un faussaire, ou si elles peuvent s'expliquer autrement.

Une première observation s'impose. Il n'y a là rien qui ressemble

aux décalques dont les faussaires sont coutumiers. Entre l'Achille

de la tiare et celui du Bouclier de Scipion, l'analogie se limite à

l'attitude, et d'ailleurs, si l'on considère le travail plat et lourd de l'oeuvre romaine, la comparaison tourne à l'avantage de la tiare. Pour le groupe d'Ulysse amenant Briséis, l'orfèvre moderne se serait, suivant M. Furtwaengler,

adressé à deux modèles : l'autel de Cléoménès dont nous reproduisons ci-joint la composition (fig. 6), et le Bouclier de Scipion; mais, même après l'explication un peu embarrassée du savant allemand 3, nous

FIG. 7. 2

1. AMELUNG, n° 111; HAUSER, Die neu-attischen Reliefs, p. 75. Pour la reproduction, voir Gall. di Firenze, IV pl. CLVI, Wiener Vorlegeblatter, V, pl. I.

2. Wiener Vorlegeblatter, 1889, pl. XII.

3. Intermezzi, p. 88.


32 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

renonçons à comprendre comment il s'y serait pris, car les deux figures de Briséis diffèrent totalement entre elles pour la forme du costume et l'aspect général de la draperie 1. Veut-on comparer les chevaux tenus en main à ceux du vase de Naples et du vase de Berlin? Ici les chevaux sont au nombre de deux seulement, tandis qu'il y en a quatre sur la tiare ; et, par surcroît, ceux du vase de Berlin, disposés héraldiquement, ont un mouvement tout différent (fig. 7). Enfin, dans le groupe placé près de l'autel, le héros vu de dos est casqué et porte la chlamyde; le personnage similaire de la ciste de Ficoroni est entièrement nu. Si des analogies aussi peu rigoureuses se rencontraient dans deux basreliefs quelconques, on les expliquerait tout naturellement par l'imitation libre d'un prototype commun. C'est là un principe élémentaire de la méthode d'exégèse appliquée aux monuments figurés. Pourquoi en refuser le bénéfice à la tiare du Louvre?

Nous hésitons d'autant moins à expliquer ces concordances par des emprunts faits aux mêmes sources, qu'aucun des prétendus modèles n'est une oeuvre originale. Le Bouclier de Scipion, si médiocre de style, n'est qu'un pâle reflet d'une composition hellénistique. Savonsnous combien de fois la peinture grecque a traité ce sujet de la Restitution de Briséis, dont nous trouvons une variante dans une peinture pompéienne bien connue, celle de la Casa del Poeta (fig. 8) 2? Si les adversaires de la tiare y avaient songé, ils auraient pu désigner cette peinture comme une des sources du prétendu faussaire; car si l'on en détache la figure de l'Achille assis, on remarque qu'elle présente, avec l'Achille de la tiare, des analogies très étroites pour la pose des jambes et la forme de la draperie. Par contre, le mouvement du torse n'est plus le même. Il faudrait donc conclure que le faussaire a pris un torse ici, une draperie là, et qu'il a fondu ensemble ces morceaux

1. Il faudrait choisir. Or c'est l'Iphigénie de Florence que la Briséis de la tiare rappelle le plus. Il est vrai qu'elle est tournée en sens inverse.

2. Museo Borbonico, II, 58; RAOUL-ROCHETTE, Mon. inédits, 19, p. 75; HELBIG, Wandgemaelde, n° 1309. J'ai revu récemment cette peinture au musée de Naples; elle est fort effacée, et c'est pour cette raison que nous donnons ici la gravure du Museo Borbonico.


TIARE EN OR.

33

d'emprunt. On voit à quelles subtilités on serait forcé de recourir. Pourquoi ne pas admettre une solution simple, dont l'évidence saute aux yeux? Si le peintre pompéien a reproduit un original alexandrin, si le disque d'argent du Cabinet des médailles est une adaptation romaine du même sujet, pourquoi se refuser à croire que l'orfèvre

d'Olbia a connu les mêmes sources et y a librement puisé?

Pas plus que le Bouclier de Scipion, l'autel de Cléoménès n'est une création originale. C'est une oeuvre néo-attique dont les éléments sont empruntés à différents modèles. Pour le groupe du milieu, qui seul nous intéresse ici, M. Michaelis a démontré qu'il dérive d'un original attique de la fin du Ve siècle, contemporain du bas-relief

d'Orphée, et destiné, comme ce dernier, à rappeler le souvenir d'une victoire dramatique 1. Or, rencontrer dans un bas-relief néo-attique et dans une oeuvre d'orfèvrerie du second siècle avant notre ère un motif célèbre, créé par un des successeurs de Phidias, n'est pas plus surprenant que de reconnaître, par exemple, sur une pâte de verre romaine, un groupe de Poseidon et d'Amymone emprunté à une peinture du IVe siècle 2. Il n'y a là qu'une survivance de sujets

1. MICHAELIS, Ein verlorenes attisches Relief (Roem. Miltheilungen, 1893, p. 201). La figure d'Agamemnon est empruntée à une peinture de Timanthe.

2. Pâte de verre avec la signature d'Aulus, fils d'Alexas. British Museum. FURTWAENGLER, Jahrbuch des arch. Inst., 1889, pl. II, III.

TOME VI.

FlG. 8.


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MONUMENTS ET MÉMOIRES.

classiques, et le fait est trop fréquent pour qu'il y ait lieu d'y insister.

De même, les céramistes italo-grecs qui, sur les vases de Naples et de Berlin, ont reproduit le groupe des chevaux de Rhésos, d'après deux modèles différents, n'ont pas fait oeuvre d'inventeurs. Ils ont utilisé un motif familier depuis longtemps à l'imagerie grecque, celui du personnage tenant par la bride deux chevaux accouplés. M. Loeschcke en a montré les origines lointaines et les transformations dont on suit les étapes, depuis les coupes de la Cyrénaïque jusqu'aux vases attaques1., Ici encore l'orfèvre d'Olbia n'a fait que s'inspirer d'un sujet courant.

Enfin le groupe des deux héros près de l'autel nous met sous les yeux une contamination de types dérivés de modèles très connus. On ne conteste pas, croyons-nous, que la ciste de Ficoroni reproduise une grande composition du cycle polygnotéen 2. Quant au vase Médicis, auquel M. Hauser a consacré une pénétrante étude 3, c'est un exemple de ces compilations auxquelles se livrent les sculpteurs néo-attiques. Le héros casqué, au pied posé sur un autel, rentre dans la série des " types stéréotypés » dont parle le savant allemand: M. Konrad Lange a dressé une longue liste des monuments où figure le « héros au pied relevé 1 ». Qui pourrait dire combien de peintres, de sculpteurs et de ciseleurs l'avaient fait passer dans leurs compositions, avant que l'orfèvre d'Olbia consultât son répertoire de modèles ?

Nous croyons avoir suffisamment montré que l'accusation de faux, dirigée contre la tiare, pourrait se retourner contre les documents qu'aurait pillés le prétendu faussaire. Il reste un fait incontestable: c'est que la scène de la Restitution de Briséis trahit le souvenir de compositions antérieures, et la mise en oeuvre de motifs déjà connus. M. Th. Reinach a donné de ces réminiscences l'explication la plus plausible. « La tiare, écrit-il, relève d'un art qui avait déjà perdu toute

1. G. LOESCHCKE, Bildliche Tradition, Bonner Studien, p. 249 et suivantes.

2. Cf. FURTWAENGLER, Meislerwerke, p. 152.

3. Die neu-attischen Reliefs, p. 75-77.

4. K. LANGE, Das Motiv des aufgestützten Fusses, p. 25. Sur l'emploi de ce motif dans la peinture de Polygnote, voir en particulier C. ROBERT, Die Nekyia des Polygnot, p. 65.


TIARE EN OR. 35

fraîcheur, toute naïveté, presque toute puissance créatrice, qui vivait de souvenirs, ployant sous le fardeau de son érudition. » Cette observation, M. Th. Reinach l'applique à l'art hellénistique en général : on peut la préciser, en considérant spécialement la toreutique. Le cas de l'orfèvre d'Olbia n'est pas isolé. Quelles oeuvres de la toreutique hellénistique ou gréco-romaine résisteraient à la critique négative au nom de laquelle on prétend condamner la tiare du Louvre ? Est-ce la patère d'argent de Bernay dont l'emblema représente Hermès debout? Mais M. Waldstein y reconnaît le souvenir de l'Hermès sculpté sur une des colonnes de l'Artémision d'Éphèse 1. Est-ce la grande patère de Hildesheim?

Mais M. Winter signale de curieuses analogies entre l'Athéna assise qui la décore et celle qui figure sur les monnaies de Pergame 2. Est-ce l'oenochoé iliaque de Bernay dont le sujet est Achille pleurant sur le corps de Patrocle 3 ? Mais si l'on appliquait rigoureusement la méthode qui procède par l'analyse des motifs isolés pour conclure au faux, on trouverait sur le vase d'argent

d'argent Bernay une figure bien suspecte ; nous voulons parler de Phénix assis, les deux mains croisées autour du genou (fig. 9). C'est l'attitude bien connue que Polygnote avait donnée à Hector dans la Nekyia, et l'on sait dans quelle longue série de monuments a passé ce motif polygnotéen devenu bien vite populaire 4. Ces emprunts aux types créés par la grande peinture sont trop familiers à l'orfèvrerie grecque pour qu'on n'en relève pas des exemples dans les plus belles pièces provenant de la Russie méridionale. M. Th. Reinach a justement rapproché de la tiare d'Olbia le célèbre goryte de Nicopol (fig. 10), dont les reliefs, comme ceux du joyau du Louvre, offrent l'illustration

1. Journal of Hellenic Studies, 1882, p. 107, pl. XXII.

2. WINTER, Arch. Anzeiger, 1897, p. 127.

3. CHABOUILLET, p. 426, n° 2804. — BAUMEISTER, Denkmaeler, fig. 793.

4. Cf. CARL, ROBERT, Die Nekyia des Polygnot, p. 68. — P GIRARD, La Peinture antique, p. 173. — Pour les rapprochements avec le cratère d'Orviéto, où ce motif est reproduit, voir P. GIRARD, Mon. grecs, 1895-1897, p. 47.


36 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

d'une scène de la légende troyenne 1. Or, après la démonstration de M Carl Robert, on n'hésite pas à désigner le prototype auquel s'est adressé l'orfèvre, pour illustrer l'histoire du séjour d'Achille parmi les filles de Lycomède : c'est une peinture célèbre de Polygnote 2, et l'on n'est pas surpris de retrouver sur la feuille d'or travaillée au repoussé par un ciseleur du Bosphore tel groupe de femmes assises qui de la peinture de Polygnote a passé dans la frise orientale du Parthénon,

avec d'autres motifs créés par le grand peintre de Thasos. Pourtant le décorateur du goryte y a mis du sien , son goût personnel est intervenu pour donner à la composition le caractère dense et serré qu'imposaient la forme et les dimensions de la plaque d'or.

L'exemple du goryte de Nicopol nous renseigne sur les procédés de composition suivis par l'auteur de la tiare. Comme l'orfèvre du goryte, comme ces décorateurs grecs qui jadis transposaient en bas-reliefs sur les frises de l'hérôon de Trysa les peintures de Polygnote, l'orfèvre

1. TH. REINACH, Le Goryte de Nicopol et la Tiare d'Olbia, Rcv. arch., p. 145 et suiv.

2. G. ROBERT, Die Nekyia, p. 38.

FIG. 10.


TIARE EN OR. 37

d'Olbia avait des cahiers de modèles assurément mieux fournis que ceux des pauvres faussaires d'Otchakoff. Il possédait le répertoire des Achilléides traitées par des générations de peintres, depuis les maîtres du Ve siècle jusqu'aux artistes alexandrins dont les oeuvres ont inspiré les fresques pompéiennes 1. Qu'il y ait puisé librement, on ne saurait s'en étonner. Pense-t-on qu'à l'époque hellénistique, en un temps où

les adaptations de ce genre sont dans les habitudes courantes de l'art industriel, un orfèvre travaillant à Olbia, aux confins du monde grec, se serait imposé l'invention de motifs originaux pour décorer le casque d'un roi barbare?

2° Le bûcher de Patrocle. — On ne connaît, dans la peinture de vases, qu'une seule représentation du bûcher de Patrocle. Elle figure

1. Il est à peine besoin de rappeler, après M. Th. Reinach, combien les poèmes homériques étaient, populaires à Olbia. M. Th. Reinach cite le témoignage du Borysthenicus de Dion Chrysostome (II, p. 51, Dindorf). — Ajoutons qu'Achille avait un temple à Olbia. — Cf. LATYSCHEV, Inscr. Ponti Euxini, p. 110.

FlG. 11.


38 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

sur un vase de Canosa 1 (fig. 11). Entre cette scène et celle de la tiare il y a d'ailleurs des différences fort sensibles; le bûcher y est présenté presque de face avec un point de vue pris assez bas. Celui de la tiare est au contraire, comme le remarque M. Th. Reinach, présenté « par l'arête, avec un double effet de perspective fuyante, avec le savant entre-croisement de ses bûches, avec l'entassement savamment confus de victimes humaines, de chevaux, de boeufs, de béliers, de glaives, le tout déjà léché par les flammes grandissantes ». L'épisode des funérailles traité par l'orfèvre de la tiare n'est pas le même qu'a choisi le céramiste. Celui-ci a représenté le moment où l'on égorge les victimes; l'artiste d'Olbia nous montre une scène moins brutale, celle de l'invocation aux Vents. Ces dissemblances sont trop manifestes pour que les adversaires de la tiare aient songé à dénoncer le vase de Canosacomme le modèle du prétendu faussaire. Force leur est de reconnaître la nouveauté de la composition. Dès lors, c'est une invention moderne, où le faussaire aurait beaucoup tiré de son fonds, quitte à laisser çà et là percer son ignorance, en introduisant des détails qui ne sont pas antiques. Examinons ces détails suspects.

M. Furtwaengler n'épargne pas les critiques à la figure d'Achille: geste affecté, emprunté à la mimique du théâtre moderne; attitude de danseur, très différente de celle que l'art grec prête aux adorants, voilà, suivant lui, des indices qui trahissent le faux. Nous ferons remarquer qu'on ne saurait comparer la figure d'Achille à celle de l'Enfant en prière du musée de Berlin. Il s'agit moins ici d'un geste rituel que d'une invocation et l'on trouverait facilement des textes qui justifient l'attitude du héros. Dans un passage de Plutarque, Alexandre invoque les dieux devant son armée; il lève la main droite qu'il a rendue libre en faisant passer son javelot dans l'autre 2. Ainsi fait Achille, qui tient pour un moment de la main gauche la patère aux libations 3.

1. Mon. inéd.,IX, 32. — PERCY GARDNER, Sculptured Tombs of Hellas, p. 10, fig. 6. — TH. REINACH, Gaz. des Beaux-Arts, article cité.

2. PLUTARQUE, Vie d'Alexandre, 33, -^ SE?IX r^zy.âlt, ™ùç eï0<5;.

3. M. Lechat a proposé récemment une autre interprétation pour l'attitude d'Achille,


TIARE EN OR. 39

Quant à la pose des jambes, au mouvement qui porte le corps en avant, ils ne sont pas sans analogues, témoin les adorants représentés sur des monnaies de Magnésie et de Nicée 1. Mais pourquoi s'attarder à commenter par des exemples une attitude qui se comprend d'elle-même ? L'orfèvre d'Olbia n'aurait pas été de son temps, s'il n'avait pas, par les moyens dont dispose l'art hellénistique, traité le principal personnage de la scène comme une figure d'expression; s'il n'en avait pas accusé le caractère pathétique en traduisant la ferveur de l'évocation par l'ampleur du geste, par la direction du regard, par le mouvement du corps qui semble accompagner celui du bras tendu vers le ciel. Grandissez la figure d'Achille jusqu'aux dimensions d'une statue ; elle ne serait pas déplacée à côté du Pédagogue du groupe des Niobides.

Il y a deux autres personnages auxquels M. Furtwsengler refuse droit de cité dans l'art antique : ce sont les deux figures ailées de Borée et de Zéphyre, conception moderne, affirme-t-il, étrangère à l'art grec de toutes les époques 2. Nous ne reviendrons pas longuement sur une

Rev. des Études grecques, XI, 1898, p. 224, 225. L'artiste aurait représenté le moment où le bûcher flambe sous l'action du souffle des vents, et où Achille, puisant avec une coupe dans un cratère d'or, fait des libations, « appelant à cris répétés l'âme du malheureux Patrocle » (Iliade, XXIII, vers 217-221). Le geste d'Achille serait celui de la conclamatio. Je ne crois pas que cette hypothèse explique l'attitude du héros d'une façon plus heureuse qu'on ne l'a fait jusqu'ici. On aurait le droit de trouver que le geste de la conclamalio est singulièrement théâtral, et n'est pas d'accord avec la mimique funéraire, telle que nous la connaissons par les monuments. Au vers 225, le poète montre Achille « ép-ûÇojv Tiapà Ttupxaïvjv » et se lamentant auprès du corps que consume la flamme. Est-ce là son attitude dans la scène de la tiare? Il est sûr, au contraire, qu'en figurant Achille le bras levé, le visage tourné vers le ciel, l'orfèvre a nettement indiqué le moment de l'invocation. Nous continuons à penser, comme M. Lechat l'avait fait luimême tout d'abord, que l'artiste a montré simultanément l'invocation, l'arrivée des vents, et l'effet immédiat de leur intervention.

1. IMHOOF BLUMER, Antike Münzbilder, Jahrbuch des arch. Inst., III, 1888, pl. IX, fig. 5, 8.

2. M. Furtwaengler a émis sur ce point deux opinions qui se concilient difficilement : 1° C'est par une grossière erreur du faussaire que les vents sont figurés comme des putti [Cosmopolis, p. 374). — 2° Le motif du jet visible est emprunté à la miniature du Vatican. (ïntermezzi, p. 89, note 1.) On voit à quelle subtilité l'auteur des Intermezzi est forcé de recourir; le faussaire aurait pris dans la miniature un petit détail et créé le reste.


40 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

question déjà traitée et, à notre avis, épuisée. Aux critiques du savant allemand, M. Théodore Reinach a opposé des témoignages positifs : 1° une miniature du Virgile du Vatican, où les vents soufflant la tempête sont représentés sous les traits d'adolescents, dont l'un est ailé 1; 2° un fragment de sarcophage romain où un enfant ailé, soufflant dans une conque, figure le vent; 3° un passage du poète de Constantin le Rhodien, décrivant la Pyramide des Vents de Constantinople, où, sur des reliefs de bronze enlevés à un temple païen, on voyait des «Amours nus (yuixvol "EfMTeç) soufflant les vents dans des trompettes de bronze ». Quant au détail du jet visible sortant de la conque de Borée, M. Reinach le retrouve sur des médaillons de la mosaïque de Tyr, au musée du Louvre 2. Que ce détail si caractéristique se soit introduit dans l'art grec bien avant le moment où travaillait l'orfèvre d'Olbia, on n'en saurait douter. Il apparaît sur un vase peint de Canosa, représentant une scène de la Gigantomachie 3, et un texte d'Aristote nous apprend que, de son temps, les peintres représentaient le souffle du vent sortant de la bouche de Borée 4. Nous sommes loin du Borée classique, cher à l'ancien art attique. Est-il surprenant que le type des vents, déjà si profondément modifié au IVe siècle, ait subi dans l'âge suivant de nouvelles transformations? que l'art hellénistique l'ait rajeuni au point de l'apparenter aux Éros? M. Th. Reinach prouve le contraire, et nous ne pouvons que souscrire à ses conclusions. Le Borée et le Zéphyre de la tiare sont proches parents des Amours nus soufflant le vent décrits dans le poème de Constantin.

Nous l'avons déjà remarqué : la scène du bûcher contient plus de particularités nouvelles pour nous que la précédente. Il en est une que l'on n'a pas encore relevée. Le cadavre de Patrocle, présenté sous une

1. M. Héron de Villefosse avait cité cette miniature dans son article de Cosmopnlis.

2. Ces documents sont reproduits dans la Gazette des Beaux-Arts. M. Reinach a répondu aux objections de M. Furtwaengler. Rev. arch., p. 152, note 2.

3. MAYER, Die Giganten und Titanen, p. 393, fig. 1. Cf. HEYDEMANN, Erstes Hallisches Winckelmannsprogramm, 1876., pl. I.

4. ARISTOTE, De anim. mot., 2, p. 698. O Bopéaç mim... A ^0l mÉUVTÔV Tpfeov TOgTOV ÔWp ot

ypaçEÎ; iroioûciv è£ aùtoO yàp -rô TCVÊÛL/JX àtpîôvTa yoâoeouoiv.


TIARE EN OR. 41

perspective si hardie, est celui d'un homme barbu, alors que, dans les autres monuments figurés, Patrocle est presque toujours imberbe 1. Est-ce une inadvertance de l'artiste? Nous croyons plutôt qu'il y a là un souci de l'exactitude attestant à quel point l'orfèvre — ou le peintre qu'il a suivi — était familiarisé avec les moindres détails de la légende homérique. Patrocle est en effet plus âgé qu'Achille. M. Maurice Croiset veut bien me signaler les textes où cette différence d'âge est nettement accusée. Au chant XI (vers 786), Nestor dit à Patrocle:

TsV.vov éjj.àv, yeveri «iv ù-iozspôç la~:v 'AyûAvjç, lIpecêuTspoç 61 G6 LGGI.

Il résulte en outre d'une scolie que si la relation d'âge des deux héros était discutée, les meilleurs critiques faisaient de Patrocle le plus âgé 2. En suivant cette tradition, l'orfèvre d'Olbia puisait à bonne source, et nous croyons volontiers que son modèle lui était fourni par quelque peinture alexandrine.

3° Les accessoires. — Avant de quitter les scènes homériques, nous devons encore examiner si, parmi les détails de costume ou d'accessoires, il s'en trouve quelques-uns où le faussaire se trahisse par une de ces maladresses qui échappent aux plus habiles. Les critiques les plus sévères n'ont rien trouvé à reprendre au costume des personnages. Les hautes bottines d'Achille, dans la scène du bûcher, rappellent celles que portent les héros grecs sur une coupe à reliefs appartenant à la série des « vases homériques » (Homerische Becher) 3. Si l'on étudie

1. Il est cependant barbu sur le sarcophage publié par WINCKELMANN, Mon. inéd., n° 13. — Cf. MILLIN, Galerie myth., pl. CXXXII, n° 50.

2. Au vers 9 du chant XXIII, l'ombre de Patrocle apparaît à Achille qui lui dit :

T'1"E JJ.O'., Y^QEÎY) Xî 0X5.7), Sc'jp' sO.Y) AO'jOïÇ,

A propos de ces mots, TIGEÎT, -/.scpal-r,, le scoliaste dit : T^acaù-n^.-. VÉOU -pô; -pEsS-j-cpov, ovp.ov ô'-i -âpEsëtJTEpoç 'Ayj.lliuç, 6 Iîâ-poxloç. M. Maurice Croiset, qui m'indique ce texte, ajoute : « Cette scolie, qui provient du manuscrit de Venise, est rapportée avec beaucoup de vraisemblance au grammairien Aristonicus, contemporain de Strabon. Elle doit remonter, quant au fond, jusqu'à Aristarque. »

3. C. ROBERT, 50es Progr. mm Winckelmannfest, p. 14 et p. 19, pour l'étude des

TOME VI. 6


42 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

le costume des femmes, en particulier celui des captives, OD observe que le bord supérieur de la tunique dessine une sorte de feston, formé par des plis arrondis en coquille. C'est un détail assez rare ; mais il se retrouve dans les reliefs étrusques 1. La coiffure des captives, caractérisée par la masse des boucles flottant sur le cou, rappelle celle de la tête de Cybèle tourelée sur les monnaies d'Olbia 2. Si l'agencement des draperies trahit souvent, par le foisonnement des plis, la recherche de complication chère à l'art hellénistique, il ne montre rien de factice, et s'explique par la connaissance pratique et familière du costume grec.

Aussi bien les adversaires de la tiare ont dirigé leurs critiques d'un autre côté. C'est en s'attaquant à la forme des vases placés aux pieds d'Achille assis, ou disposés autour du bûcher, qu'ils ont voulu prendre le prétendu faussaire en flagrant délit de lèse-antiquité. Suivant M. Furtwaengler, il y aurait là des types étrangers à l'art ancien, empruntés aux vases de Sèvres de l'Ermitage, et de fâcheux mélanges de formes prises à toutes les époques 3. Avant d'examiner si ces objections sont fondées, il y a lieu de remarquer, avec M. Th. Reinach, que les formes des vases de terre cuite ne sont pas en cause 4. L'orfèvre a représenté ici une vaisselle de luxe en bronze ou en métal précieux ; les types dont il s'est inspiré sont ceux des vases métalliques où s'exerce l'invention des toreutes alexandrins, et dont nous reconnaissons l'imitation dans la poterie moulée qui, dès le IVe siècle, supplante les céramiques peintes. C'est donc dans les vases de métal qu'il faut chercher des termes de comparaison, et on les trouve. Examinons d'abord les vases déposés aux pieds d'Achille dans la scène de la Restitution de Briséis : on se demande quelles formes pourraient paraître susdétails.

susdétails. Les bottines lacées figurent parmi les armes d'Achille sur un plateau d'argent trouvé en Russie — MILLIN, Mon. inédits, I, p. 257. Gal. Mythol., pl. CLXXIII, n° 629.

1. RAOUL-ROCHEITE, Mon. inédits, pl. XXVI, n°s 1 et 2; pl. LVII, n°2; pl. LIX, n° 1.

2. Ant. de la Russie méridionale, p. 25, fig. 13. 'à. Cosmopolis, p. 574 et Intermezzi, p. 83.

i Gazette des Beaux-Arts, art. cité, p. 243.


TIARE EN OR. 13

pectes. Le rhyton à tête d'animal est du même type qu'un rhyton d'argent trouvé à Kertch 1. Le plat à deux anses en forme de vasque, porté sur deux pieds, se retrouve sur un vase apulien 2. L'oenochoé reproduit exactement le galbe de celles qui sont représentées sur le seau en argent de Dorogoï 3. Si l'on étudie de près le décor gravé sur l'oenochoé de la tiare, on y remarque une zone de feuilles d'acanthe semblable à celle qui orne le couvercle d'une tasse d'argent provenant de Koul-Oba 4. Quant aux cannelures, communes à ce vase et à d'autres, faut-il rappeler qu'elles appartiennent à la décoration courante de la vaisselle métallique, et qu'elles caractérisent les imitations en terre cuite de cette vaisselle5? Nous avouons ne pas trouver ici le moindre détail suspect. Si quelque chose peut paraître surprenant, c'est la conscience dont l'orfèvre a fait preuve, c'est le soin minutieux avec lequel il a, par un fin travail de ciselure, reproduit à si petite échelle le décor des grands vases métalliques.

Les vases placés auprès d'Achille et d'Agamemnon dans la scène du bûcher présentent des particularités curieuses. Nous le reconnaissons sans difficulté : au premier coup d'oeil, certains détails peuvent sembler inquiétants. Comment expliquer cette sorte de couvercle qui ferme le vase déposé aux pieds d'Achille? Et pourquoi le vase voisin d'Agamemnon est-il comme clos par un goulot étroit, alors que partout ailleurs le ciseleur a pris soin d'indiquer l'ouverture évasée du récipient? M. Pottier a très heureusement résolu le problème, et les fines observations qu'il veut bien me communiquer tranchent la question. Aucun de ces deux vases n'a de couvercle à proprement parler. « Ce

1. Ant. du Bosphore Cimmérien, pl. XXXVI, 1.

2. Élite céramographique, IV, pl. XIV.

3. Ant. du Bosphore Cimmérien, pl. XXXIX.

4. Ibid., pl. XXXVII, 4 — Ce décor est aussi très fréquent sur les coupes à reliefs dites de Mégare. — BENNDORF, Griech. und sicil. Vasenbilder, pl. LVIII-LXI. —Les acanthes figurent sur des coupes en argent du musée de Naples, où l'on reconnaît sans peine la forme métallique imitée dans les coupes à reliefs. —WINTER, Arch. Anzeiger, 1897, p. 129, fig. 16-17.

5. Ainsi dans les vases de Cumes.


44 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

sont, m'écrit M. Pottier, deux cratères en forme de stamnoi, sur lesquels on a placé un autre vase en forme de bol ou de phiale destiné à la libation, et qui est retourné. On trouve souvent dans les nécropoles italiotes une urne coiffée d'une coupe ou d'un autre vase retourné 1 et l'usage de placer par-dessus le vase-récipient le vase à puiser ou à boire est attesté par des peintures céramiques dont plusieurs remontent à une époque grecque ancienne 2. » Un fait digne d'attention, c'est que ces petits vases retournés et formant couvercle, représentés sur la tiare, ont une forme hémisphérique ; or, c'est celle de ces « coupes homériques » dont nous avons parlé tout à l'heure, et qui offrent avec la tiare, pour la nature du décor, des analogies fort instructives. Ainsi il n'y a pas ici de détail suspect ; il n'y a que l'observation d'un usage pratique, tout à fait à sa place dans la scène du bûcher. Comme le kyathos figuré près du cratère d'Agamemnon 3, ces petits vases servent aux libations ; on les a apportés au pied du bûcher avec les grands récipients remplis de vin où puisent les deux héros 4. Il fallait cependant empêcher que des flammèches et des cendres, chassées par le vent, vinssent altérer la pureté du liquide, et l'on a pris la précaution de poser sur les cratères ces couvercles improvisés. Voilà, croyons-nous, une explication qui lève tous les doutes. Mais quel faussaire aurait imaginé une telle accumulation de détails dont la parfaite exactitude, justifiée par les usages antiques, ne se découvre qu'à l'examen le plus attentif?

4° La petite frise. — Avec les scènes de la vie scythe, l'orfèvre d'Olbia

1. A. BERTRAND, Archéologie celtique et gauloise, 2° éd., 1897, p. 231, fig. 59.

2. Ainsi les vases cyrénéens publiés par PUCHSTEIN, Arch. Zeitung, 1881, pl. XII, n° 1 ; pl. XIII, n° 1,4.

3 La forme de ce kyathos, avec son long manche terminé par une tête d'oiseau, est exactement celle des cuillers à puiser trouvées dans la Russie méridionale. Ant. du Bosph. Cimmérien, pl. XXX. Quant à la façon dont il est posé obliquement derrière le cratère, sans point d'appui apparent, elle s'explique par une convention.

4. M. Furtwaengler s'étonne qu'Agamemnon tienne à deux mains la phiale aux libations (Intermezzi, p. 85). — Dans une scène de départ, une femme présente de la même manière une phiale à un guerrier armé. BENNDORF, Griech. und sicil. Vasenb pl. XXXIX.)


TIARE EN OR.

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revenait à un répertoire local, pour ainsi dire, et familier à tous ses confrères du Bosphore cimmérien. Il leur suffisait d'ouvrir les yeux pour saisir sur le vif les costumes, les types, les occupations de leurs voisins immédiats, et réunir ainsi les éléments d'une imagerie faite pour plaire à leurs clients scythes. Voici, en effet, sur la petite frise du vase d'argent de Nicopol, des scènes de dressage de chevaux, analogues à celles de la tiare ; voici encore, sur le collier de la Grande Bliznitza, une frise ajourée, montrant des animaux domestiques, boucs, brebis et

chèvres, traités avec le même réalisme que sur le monument du Louvre. Ce seraient là, naturellement, les modèles du faussaire.

Nous reproduisons ici, pour faciliter la comparaison, la frise du vase de Nicopol (fig. 12). Au premier coup d'oeil, on s'assure que, s'il y a entre les deux frises communauté de sujet, la ressemblance s'arrête là. Voyez la manoeuvre de la génuflexion sur le vase d'argent : elle occupe deux hommes, dont pas un n'a le même mouvement que le Scythe de la tiare. La scène de domptage est entièrement nouvelle : c'est comme l'épilogue de la chasse au cheval sauvage qui figure sur le vase de Nicopol. On trouve fréquemment, sur les bijoux de Crimée, des allusions à la chasse au lièvre ; mais nulle part on ne voit le

FIG. 12.

1. Ainsi sur le collier de la Grande Blitznitza.


46 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

sujet mis en scène avec autant de pittoresque que sur la tiare 1. Le Scythe en prière devant le chaudron est encore un sujet inédit. En vain M. Furtwaengler affirme que cette forme de récipient était inconnue aux Grecs de la côte et que le faussaire l'a empruntée à un recueil d'antiquités scythes. M. Th. Reinach lui a répondu en citant fort à propos le chaudron scythe, tout à fait semblable pour la forme et pour le décor, trouvé dans le tumulus de Tchertomlysk, c'est-à-dire dans la zone de l'influence grecque 2. Quant au Scythe enseignant à son fils le maniement de l'arc, il n'offre qu'une ressemblance bien lointaine avec l'Achille du goryte de Nicopol 3. Si l'orfèvre d'Olbia a puisé à la même source que l'auteur du goryte, il faut reconnaître qu'il a su garder toute son indépendance. Ainsi des analogies inévitables, en raison de la nature du sujet, mais sans aucune trace de pastiche ni de copie servile, et, d'autre part, des scènes inédites, très heureusement composées, accusant une parfaite connaissance des moeurs et des usages des Scythes, voilà ce que révèle la comparaison de la tiare avec le vase d'argent et le goryte de Nicopol.

Les autres sujets relèvent, nous l'avons vu, de la simple décoration. Tandis que pour les scènes à personnages l'orfèvre s'est mis en frais d'invention, il a pu trouver facilement dans le répertoire courant les types d'animaux qui remplissent le reste de la frise ; ainsi faisaient les vieux potiers corinthiens quand ils remplissaient d'animaux conventionnels les zones inférieures de leurs vases. On s'explique sans peine que tel motif de la petite frise, une grue qui s'envole 4, un bouc qui plie les jambes, une brebis qui se gratte la tête, se transmette d'atelier en atelier. Et pourtant, les sujets nouveaux ne manquent pas

1. Comparez le Scythe à cheval chassant le lièvre ; terre cuite du tumulus du MontMithridate. Ant. du Bosphore cimm., pl. LXIV, n° 2.

2. Gazette des Beaux-Arts, art. cité, p. 247. M. Héron de Villefosse avait déjà signalé ce monument. (Cosmopolis.)

3. Rev. arch., 1896, pl. XIV, et p. 153.

4. On trouve ce motif à la fois sur la gemme de Dexaménos (Compte rendu, pour 1861, pl. VI, 10) et sur le vase de Tchertomlysk. Cf. TH. REINACH (Gaz. des BeauxArts, p. 245).


TIARE EN OR. 47

ici. Le cerf aux écoutes, le petit cheval scythe qui flaire le vent, le taureau qui charge, trahissent l'observation prise sur le vif 1.

Venons enfin au groupe central, celui du cavalier combattant contre un griffon et couronné par une Niké. M. Hauser y voit l'imitation du cavalier scythe chassant le lièvre figuré sur une plaquette d'or de Koul-Oba 2. Mais ni le geste du cavalier, ni la pose des jambes du cheval, ni le harnachement ne sont identiques. La monture de notre cavalier porte une chabraque ornée de franges, détail assez particulier pour échapper à un faussaire, car il ne se retrouve que dans les représentations de cavaliers scythes ou orientaux 3. D'autre part, M. Furtwsengler objecte la présence de la Victoire, « Niké est étrangère aux représentations grecques de la chasse. Dans le fait de tuer une bête de chasse, on ne voyait pas un exploit qui méritât la couronne de Niké 4! » Nous répondrons qu'un griffon n'est pas un gibier ordinaire : c'est le gardien des trésors hyperboréens, l'adversaire légendaire des Arimaspes. Apparemment, le cavalier de la tiare, c'est-à-dire Saitapharnès lui-même, ne fait pas de la chasse au griffon sa distraction habituelle — c'est un luxe que les Arimaspes seuls peuvent se permettre — et dès lors l'artiste n'a pas commis la bévue dont l'accuse le savant allemand. Le griffon a ici un sens symbolique; la victoire que remporte sur lui le roi des Sées est comme le commentaire figuré de l'épithète d' " invincible » inscrite dans la dédicace.

Si l'on compare sans parti pris la petite frise et les prétendus modèles d'où elle dériverait, on relève une différence essentielle qui n'a pas encore été signalée, et qui pourtant aurait dû faire réfléchir les détracteurs du monument du Louvre. La frise du vase de Nicopol ne fait aucune place à la décoration végétale; on n'y trouve

1. Berliner phil. Wochensch., 9 janvier 1897.

2. Ant. de la Russie méridionale, p. 154; Ant. du Bosphore cimmérien, pl. XX. La Niké serait empruntée à une monnaie du IIe siècle av. J.-C. Ant. Russ., p. 148.

3. Ainsi, sur le vase de Kertch, représentant la chasse de Darius. Ant. de la Russ. mérid., p. 80, fig. 209.

4. Intermezzi, p. 90.


48

MONUMENTS ET MEMOIRES.

pas même l'indication sommaire de ces bouquets d'arbres, de ces touffes d'épis ou de pavots si habilement jetés entre les figures par l'orfèvre de la tiare. Dans le collier de la Grande Bliznitza (fig. 13), le décor végétal se réduit à un simple semis de fleurs. Où donc le faussaire aurait-il pris l'idée de faire jouer à l'élément pittoresque un rôle aussi considérable? Cette innovation s'explique au contraire fort

simplement, si, laissant là les vaines arguties, on applique à la tiare une autre méthode d'interprétation. L'importance attribuée par l'orfèvre au décor végétal est l'indice certain que la tiare relève d'une tradition d'art aujourd'hui bien connue, celle qui a donné naissance aux bas-reliefs hellénistiques 1. Entre le vase de Nicopol 2 et le monument

1. Cf. SCHREIBER, Die Wiener Brunnenreliefs aus Palazzo Grimani.

2. Stephani plaçait le vase de Nicopol au IVe siècle, Compte rendu pour 1864. Cf. RAYET, Etudes d'arch. cl d'art, p. 230. M. Furtwaengler le fait remonter jusqu'au Ve siècle; Arch. Anzeiger, 1892, p. 115. C'est aussi la date adoptée par SCHREIBER, Alexandrinische Ton-util;, p. 418.

FIG. 13.


TIARE EN OR. 49

du Louvre se place toute une évolution de style ; les sculpteurs hellénistiques ont créé le bas-relief pittoresque, où les éléments empruntés à la nature, arbres ou plantes, sont associés à la figure humaine, et les toreutes ne sont pas les derniers à adopter cette innovation. On reconnaît l'influence du style pittoresque jusque dans les poteries moulées imitées des vases métalliques. Une coupe à reliefs, appartenant à la série des vases dits de Mégare, montre un cep de vigne chargé de feuillage qui s'épanouit entre Dionysos et une Ménade 1. L'auteur du vase de Nicopol et celui de la tiare n'appartiennent pas à la même école. Il y a entre eux toute la distance qui sépare le bas-relief classique du bas-relief hellénistique.

5° Les ornements et l'inscription. — Après cette longue analyse des deux frises, nous croyons superflu de nous attarder à de menus détails, ou d'insister sur des objections déjà réfutées. Certains ornements de la tiare, a-t-on dit, se retrouvent sur des pièces d'orfèvrerie provenant de la Russie méridionale ; mais s'étonne-t-on de retrouver sur des vases attiques des palmettes identiques? Si la palmette inférieure est une palmette attique, c'est que la tradition avait conservé ce motif élégant 2. Si l'ornement imbriqué en forme de plumes apparaît à la fois sur la tiare et sur le col du vase d'argent de Dorogoï 3, c'est apparemment que ce motif était familier aux orfèvres des villes grecques du Bosphore cimmérien. C'était d'ailleurs un élément de décor souvent employé dans la toreutique hellénistique, et dans la céramique qui en dérive. Voici une coupe à reliefs du Louvre, apparentée aux vases mégariens, et qui, posée sur ses bords, reproduit assez bien la forme et l'apparence d'un petit pilos (fig. 14). Vous y observez le même ornement, placé, comme dans la tiare, au sommet de la coupole. Quant

1. BENNDORF, Griech. und sicil. Vasenb., pl. LXI, fig. 3.

2. Cf. une palmette analogue sur un diadème de style hellénistique trouvé clans le golfe d'Elaia. Arch. Zeitung, 1884, p. 94.

3. Ant. du Bosph. Cim., pl. XL. Cf. le même ornement sur le bouton allongé d'un couvercle. Ibid., pl. XXXVII, 5 II figure encore, mais renversé, sur un gobelet d'argent de Boscoreale.

TOME VI.


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MONUMENTS ET MÉMOIRES.

à la zone de rinceaux ajourés commune à la tiare et au goryte de Nicopol, il faut quelque bonne volonté pour y surprendre un simple décalque; ni la disposition, ni le style ne sont les mêmes. Traité avec largeur par l'auteur du goryte, cet ornement a pris sous la main de notre orfèvre un caractère plus raffiné, une apparence plus grêle

et plus menue.

La dernière objection de M. Furtwaengler vise l'inscription qui se

développe sur le pourtour de la couronne 1. 1° La forme des lettres trahit des ressemblances avec les caractères du décret de Protogénès. 2° Le libellé de l'inscription est incorrect. L'accusatif pacriléa asyav x,ai

àV£l/,T|T0V 2a,!,T«.©àpV7]V lie

se comprend pas. Le seul verbe qu'on puisse sous-entendre, le verbe frW/.sv, appelle impérieusement

impérieusement datif. A ces critiques, des épigraphistes aussi autorisés que MM. P. Foucart et Holleaux ont répondu d'une manière décisive 2. L'inscription de la tiare, remarque M. Holleaux, est une inscription officielle ; elle n'a rien de commun avec les dédicaces en caractères cursifs gravés sur d'autres monuments. Qu'elle présente les formes graphiques analogues à celles d'un décret officiel d'Olbia, rigoureusement contemporain, il n'y a là rien que de fort naturel. Quant à la prétendue incorrection, elle est au contraire justifiée par une série de dédicaces où l'accusatif est de règle, le verbe sous-entendu étant ITI^CTS

1. lntermezzi, p. 91.

2. P. FOUCART, Comptes rendus de l'Acad. des Inscr., 7 août 1896, p. 306. MAURICE HOLLEAUX, Rev. arch., t. XXIX, 1896, p. 158-171.

FIG. 14.


TIARE EN OR. 51

ou écrré<pavw<rev. Nous n'avons pas à revenir sur une démonstration qui est faite et bien faite. Après l'article de M. Holleaux, il ne reste rien de l'argument invoqué par le savant professeur de Munich.

On dit communément que « les arbres empêchent de voir la forêt ». Absorbés par la critique négative des détails, tout entiers à leur préoccupation de relever çà et là quelque analogie suspecte, les adversaires de l'authenticité n'ont-ils pas oublié de se mettre à distance et de considérer l'ensemble du monument? On le croirait volontiers. Autrement ils n'eussent pas manqué de se sentir ébranlés dans leur conviction par des faits inexplicables ; de prétendus emprunts qui viennent se fondre dans un style d'unité incontestable ; des motifs pillés dans des monuments de date différente, par un faussaire inintelligent 1, et qui se juxtaposent avec une parfaite aisance, sans que la plus légère disparate trahisse ce singulier travail de mosaïque ; des inventions soidisant modernes, qui, loin de jurer avec ces imitations, font auprès d'elles excellente figure 2. Et cette unité de style, soutenue par une technique irréprochable, se soutient d'un bout à l'autre de ces frises compliquées, chargées de personnages, sans se démentir dans le plus petit détail, sans que rien, dans ce décor d'une extrême opulence, vienne jeter la moindre note discordante. Pour tout esprit qui n'obéit pas à un parti pris, une conclusion s'impose : l'hypothèse d'un faux soulève des problèmes difficiles à résoudre.

Tenons donc la tiare d'Olbia pour ce qu'elle parait être : une maîtresse pièce d'orfèvrerie grecque, aussi précieuse par le luxe du décor et le fini du travail que par sa haute valeur historique. Seul, un artiste grec a imaginé cette habile disposition des zones, qui lui permet d'évoquer le vivant tableau du steppe scythique, le souvenir de la ville

1. M. Furtwaengler ne ménage pas à ce faussaire qu'il imagine les épithètes désobligeantes. A plusieurs reprises il parle de sa stupidité, « Dummheit ».

2. M. Pottier a fait à l'École du Louvre une expérience décisive. Il a grandi par protections des photographies de la tiare, et montré que ni le style, ni la technique n'offraient de ces disparates qui trahissent inévitablement le faux.


52 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

d'Olbia, personnifiée par ses murailles, et de réserver la place d'honneur pour une légende hellénique ; seul il a pu imprimer un tel caractère d'unité à une oeuvre où se combinent et se mêlent tant d'éléments variés. Assurément il n'a pas tout créé. Il appartient à un temps où l'art ne crée plus guère et où l'esprit des artistes est plus riche de souvenirs que d'inspiration. Au moins s'est-il montré original là où il pouvait l'être, c'est-à-dire dans la composition et dans l'exécution. A ce point de vue, le maître orfèvre défie toute critique. Depuis le plus petit détail d'ornementation jusqu'aux figures capitales de la grande frise, on le retrouve égal à lui-même, épris d'exactitude, scrupuleux jusqu'à la minutie, serrant le travail de près, n'épargnant ni son temps ni sa peine pour faire valoir, par une exécution irréprochable, les scènes réparties avec tant d'art, au milieu de leur décor fleuri, sur la coupole d'or que dessine la forme de la tiare.

VI

Aux critiques négatives dont l'examen nous a si longuement retenu, nous croyons avoir répondu par des arguments dont on peut mesurer la portée. Mais si l'authenticité du monument paraît hors de cause, il nous reste à en déterminer la date, et à rechercher de quelle tradition d'art il relève.

La tiare de Saitapharnès a été probablement exécutée à Olbia ; toutefois la date reste matière à discussion 1. C'est là, on le sait déjà, une question qui est liée à une autre, celle de l'époque où fut gravé le décret d'Olbia relatif à Protogénès. En admettant, comme nous l'avons fait, que le décret appartient au milieu du 11e siècle, nous avons d'avance engagé nos conclusions au sujet de la date vraisemblable de la tiare. Or, les caractères du style ne la démentent

1. M. Héron de Villefosseplace la tiare au IIIe siècle (Comptes rendus de l'Acad. des lnscr., 1896). M. Th. Reinach incline à y voir une oeuvre contemporaine du goryte de Nicopol, et adopte également la date du IIIe siècle (Rev. arch., 1896, p. 138). M. Lechat abaisserait volontiers la date jusqu'au 1er siècle avant notre ère. (Revue des études grecques, 1896, p 471).


TIARE EN OR. 53

pas. Si l'on prend comme terme de comparaison le goryte de Nicopol, dont la date ne saurait être postérieure à la fin du IIIe siècle, et remonte sans doute beaucoup plus haut , on sera frappé des différences de style ; malgré les proportions un peu lourdes des figures et la surcharge de la composition, le travail, encore large et souple, parfois jusqu'à la mollesse, ne rappelle en rien la facture plus précise mais plus sèche des figures de la tiare. J'ai donc quelque peine à admettre, avec M. Th. Reinach, que les deux monuments soient contemporains, et à expliquer ce contraste par la " différence de style et d'époque des originaux qui ont fourni les modèles ». J'y verrais plutôt l'indice que la tiare est plus récente. Tandis que l'auteur du goryte se rattache aux habitudes traditionnelles restées en vigueur au début du IIIe siècle, l'orfèvre d'Olbia est tout pénétré des influences hellénistiques ; elles se trahissent à des détails que nous avons relevés plus haut : exécution recherchée des draperies, formes métalliques des vases, emploi du décor pittoresque pour encadrer les figures. Une date relativement basse, comme celle du IIe siècle avant notre ère, explique aussi certaines faiblesses de style sur lesquelles il est impossible de fermer les yeux. Praticien consommé, plus soucieux du détail que l'auteur du goryte, l'orfèvre de la tiare n'évite cependant pas la lourdeur dans le dessin des figures : ses personnages ont souvent des formes épaisses et peu élégantes, témoin l'Agamemnon de la scène du bûcher et le héros debout près de l'autel. Le groupe des captives n'est guère meilleur. Ce sont là des défauts qui vont s'accentuer de plus en plus dans les productions de l'orfèvrerie bosporane ; au temps de l'Empire, quand les habitudes de style se seront relâchées, ils trouveront leur expression la plus complète dans les lourdes figures ciselées sur le vase en argent de Dorogoï 2.

1. Ici encore, la date est controversée. Cf. TH. REINACH, Rev. arch., 1896, p. 152. — Rayet place le goryte à la fin du IVe siècle (Études d'archéologie et d'art, p. 230). — M. Th. Reinach y voit une oeuvre du m0 siècle.

2. Ant. du Bosph. cimm., pl. XL-XLIII. — O. Rayet les apprécie très sévèrement (Études d'archéologie et d'art, p. 35).


54 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

La tiare est donc une oeuvre hellénistique; mais on peut déterminer avec plus de précision à quelle catégorie de monuments elle est apparentée. La place d'honneur qu'y occupent les scènes homériques nous avertit que l'orfèvre connaît tout le répertoire des oeuvres alexandrines, peintures ou bas-reliefs, dont nous trouvons le reflet dans les Tables iliaques de l'époque romaine. Or il y a toute une école d'orfèvrerie qui puise aux mêmes sources et pour qui l'illustration des scènes de l'épopée est aussi un thème familier : c'est l'école qui crée les modèles métalliques imités par les potiers grecs dans ces vases à reliefs auxquels nous avons fait allusion, et qu'on désigne sous le nom de " coupes homériques » (Homerische Becher). Après l'étude d'ensemble que leur a consacrée M. Carl Robert 1, la date de ces poteries paraît définitivement établie; elles appartiennent au IIIe siècle avant notre ère, sans que rien empêche d'en prolonger la fabrication jusqu'au milieu du IIe siècle 2; elles se rattachent d'ailleurs très étroitement à la série des vases en forme de bols, ornés de reliefs, qu'on a longtemps appelés vases de Mégare 3. Or, à bien des égards, les « coupes homériques » offrent avec la tiare d'incontestables analogies. Les armes, les costumes y ont le meme aspect 4 ; on y voit représentés les mêmes types de vaisselle métallique 5; comme dans les Tables iliaques, on y voit parfois se développer les lignes de murailles flanquées de tours, qui évoquent

1. G. ROBERT, Homerische Becher, 50es Programm zum Winckelmannsfeste, 1890. — M. Brüning a montré qu'il y a des relations, pour les sujets figurés, entre ces vases et les Tables iliaques (Jahrbuch des arch. lnst., IX, 1894, p. 165).

2. G. ROBERT, art. cité, p. 20. « Doch ist auch die ersteHàlfte des zweiten (Jahrhunderts) nicht ganz ausgeschlossen. »

3. DUMONT et CHAPLAIN, les Céramiques de la Grèce propre, p. 392-394. POTTIER, Mon. grecs, 1885-1888, p. 48-49. Voir les spécimens publiés par BENNDORF, Griech. und sicil. Vasenbilder, pl. L1X-LXI. Les modèles métalliques de ces coupes à reliefs sont connus. Cf. WINTER, Arch. Anzeigcr, 1897, p. 129, fig. 16-17. M. Winter signale comme un prototype métallique le vase d'argent de Taman, Compte rendu pour 1880, pl. III. Il faut remarquer qu'un exemplaire des vases dits de Mégare a été trouvé dans un tumulus de la baie de Taman. (Ant. de la Russie rnérid., p. 84, fig. 113.)

4. Ainsi les hautes bottines : ROBERT, OUV. cité, p. 19.

5. Au moins sur les coupes « mégariennes ». BENNDORF, Griech. und sicil. Vasenb., pl. LX, 10.


TIARE EN OR.

55

l'image des murs d'Ilion et rappellent de si près l'enceinte crénelée d'Olbia figurée sur la tiare 1. Enfin, les figures ne sont pas toujours soutenues par une ligne de terre 2; elles sont souvent disposées librement dans le champ de la composition, et c'est encore là une particularité qu'on observe sur le monument du Louvre.

L'analogie se poursuit dans la disposition du décor et ce n'est pas

là le fait le moins digne d'attention. Considérez, par exemple, la coupe à reliefs du Louvre que reproduit notre figure 15; vous reconnaîtrez au premier coup d'oeil le principe de décoration suivi par l'auteur de la tiare : c'est le système des zones. D'abord une bordure d'ornements équivalant à la petite frise de la tiare; puis une zone de figures, correspondant exactement

exactement la grande frise, occupant comme elle, en belle place, tout le pourtour du vase, mais naturellement tournée en sens inverse 3; enfin une nouvelle zone purement ornementale. Ces rapprochements m'avaient déjà paru mériter réflexion, quand j'ai pu voir, au musée national d'Athènes, un monument inédit qui leur donne, croyons-nous, une

FIG 15.

1. G. ROBERT, p. 46, k. Cf. 'E<p-o[A. à^., 1884, pl. V. Comme sur la tiare, les tours ont trois créneaux.

2. C. ROBERT, p. 969, IX, p. 73. M. Furtwaengler avait relevé ce détail comme suspect dans la tiare. Intermezzi, p. 86. On voit qu'il est justifié par des exemples.

3. Notez la présence de l'Athéna archaïsante, qui figure également sur l'amphore placée aux pieds d'Achille dans la scène du bûcher. M. Héron de Villefosse avait déjà rapproché à ce point de vue la tiare et les vases à reliefs publiés par Benndorf (Griechische. und sicil. Vasenb., pl. 59 à 61).


56

MONUMENTS ET MÉMOIRES.

nouvelle valeur. C'est un bol profond, en terre cuite, trouvé à Samos, et provenant de l'ancienne collection Misthos (fig. 16) 1. La disposition des zones, leur hauteur relative, la forme ovoïde du vase, suggèrent immédiatement une comparaison avec la tiare. La zone très simple du haut figure une sorte de bandeau, limité, comme dans la tiare, par une rangée d'oves. Si la zone principale est remplie uniquement de motifs décoratifs, vous y reconnaissez, comme dans la scène du bûcher, des types de vases qui sont ceux de la vaisselle métallique. Enfin, la partie

formant coupole est également réservée au décor végétal qui s'épanouit en rinceaux et en tiges de feuillage. Imaginez ce vase retourné et posé sur ses bords : vous aurez comme l'illusion d'un pilos en terre cuite, auquel le modeleur aurait appliqué le système d'ornementation développé avec infiniment plus de luxe par l'orfèvre d'Olbia. On s'explique maintenant pourquoi le décor de la tiare

rappelle si peu celui du pilos d'or trouvé près de Kertch : ce dernier est beaucoup plus ancien, et date de la seconde moitié du IVe siècle. Entre les deux monuments se place toute la floraison de cette école de toreutique dont les vases à reliefs nous font connaître le style; aux palmettes, aux volutes, aux fleurs qui décorent le pilos de Kertch, l'orfèvre d'Olbia substitue les zones à personnages, parce que tel est le système décoratif dont les vases métalliques lui offrent des modèles 2.

1. IIIe salle des terres cuites, armoire 125, n° 5415. Je dois la photographie de ce vase à MM. Colin et Cahen, membres de l'École française d'Athènes.

2. Dans son article de la Berl.phil. Wochenschrift (9 janvier 1897), M. Hauser suppose que le faussaire se serait inspiré du pilos ciselé que porte Ulysse dans un buste reproduit par MILLIN, Galerie mythologique, pl. CLXXII bis, n° 627. — Il suffit de jeter les yeuxsur la gravure très confuse de Millin pour apprécier ce que vaut l'argument.

FIG. 16.


TIARE EN OR. 57

Notre conclusion sera courte. On peut considérer la tiare du Louvre comme l'oeuvre d'un artiste grec établi à Olbia, héritier des traditions d'art qui ont fait la gloire de l'orfèvrerie bosporane, et produit les merveilles conservées à l'Ermitage. Elle se place, au plus tôt, vers le milieu du second siècle avant notre ère. C'est le moment où l'art hellénistique a terminé son évolution, et la tiare a bien tous les caractères de style qu'on est habitué à relever dans les oeuvres de cette époque : contamination de sujets connus, habileté d'exécution supérieure à l'invention, recherche curieuse du détail précis et pittoresque. Comme ses contemporains, l'orfèvre d'Olbia dispose d'un riche répertoire, créé par plusieurs siècles de production artistique ; il a sous la main tous les documents qui serviront à l'illustration des Tables iliaques, et, d'autre part, il est aussi apte que ses devanciers à exploiter les ressources que lui offre le spectacle si familier à ses yeux de la vie du steppe. Il observe donc et il se souvient. Mais ses réminiscences se coordonnent docilement sous son ciselet, et son oeuvre garde un indéniable caractère d'unité. Quel qu'ait été d'ailleurs l'étonnement de la première heure, elle n'a pour nous rien d'imprévu. Nous savons à quelle école d'orfèvrerie se rattache l'artiste d'Olbia; nous pouvons dire quels modèles lui ont suggéré l'idée de ces zones à personnages dont il a couvert le casque du roi scythe ; il l'a empruntée aux vases d'or ou d'argent sur les flancs desquels les toreutes du IIe et du IIIe siècle retraçaient en fines ciselures les légendes de l'épopée et les mythes nationaux de la Grèce.

MAX. COLLIGNON.

T O M E V I


APPENDICE

Je corrigeais les dernières épreuves de cet article, terminé au mois de mars 1898, quand j'ai eu connaissance de deux objets en or, donnés comme provenant d'Olbia, et que je me ferais scrupule de passer sous silence. Il ne m'est pas permis de les décrire ici en détail. Je dirai seulement que l'un d'eux, un vase à boire, est d'une exécution habile, et offre avec la tiare, au point de vue de la technique, de grandes analogies. Les sujets sont empruntés aux scènes de la vie scythique. L'autre objet est d'une exécution médiocre, avec des inscriptions mal tracées. Ces deux monuments sont des faux. Dans l'un comme dans l'autre, le faussaire s'est inspiré des textes anciens qui sont réunis dans les Antiquités de la Russie méridionale, de Tolstoï et Kondakof, et les a mis en oeuvre. Il faut conclure de ces faits : 1° que l'industrie des fausses pièces d'orfèvrerie est exercée actuellement par des ouvriers qui se sont assimilé les procédés et la technique appliqués à la tiare; 2° que les faussaires s'attachent à interpréter plastiquement des textes et qu'ils prennent comme source un ouvrage d'archéologie très connu; 3° que ces nouveaux faux accusent un progrès manifeste sur ceux que j'ai visés dans les pages précédentes. Nous sommes en présence de deux groupes de faux : les uns différents de la tiare pour la technique; les autres s'en rapprochant beaucoup plus,


TIARE EN OR. 59

mais restant très au-dessous du monument du Louvre, pour le style et la composition.

Ces documents nouveaux m'obligent à faire des réserves sur la partie de mon argumentation qui est consacrée à la comparaison de la tiare avec les faux du premier groupe. Il y a aujourd'hui d'autres éléments de comparaison, " A l'heure qu'il est, écrivait tout récemment M. S. Reinach, dans l' Anthropologie (novembre-décembre 1898, p. 715-717), je pense qu'aucun archéologue n'a le droit d'être absolument affirmatif au sujet de la tiare. Il doit peser le pour et le contre, étudier — s'il en a le loisir — l'orfèvrerie de la Russie méridionale, et attendre. » Tel est bien en effet l'état de la question, ou plutôt du problème archéologique que soulève l'étude de la tiare. Une démonstration décisive ne sera possible que le jour où les faux pourront être publiés et comparés avec le monument du Louvre jusque dans les plus minutieux détails.

J'ai cru devoir formuler ces réserves pour la loyauté du débat. J'ajoute qu'elles ne visent pas la discussion purement archéologique à laquelle est consacrée une partie de ce mémoire. « D'arguments contre l'authenticité, tirés de l'objet lui-même, écrit encore M. S. Reinach, il n'y en a point. » J'espère l'avoir montré.

Quelles que soient les atténuations que je doive apporter à certaines pages de cet article, il met, je crois, sous les yeux du lecteur un exposé fidèle de la question. Je le livre donc tel qu'il est à la discussion. S'il pouvait provoquer de nouvelles recherches, de nouvelles enquêtes, donnant à la tiare un état civil définitif, il aurait atteint son but.

M. C.

3 janvier 1899.



L'ÉMAIL DE SAINT-NICOLAS DE BARI

PLANCHE VI

La reproduction que je présente de l'émail qui décore le Ciborium de la basilique de Saint-Nicolas, à Bari, répond à un désir exprimé il y a peu d'années par le Comité des Travaux historiques 1. Cet ouvrage d'art avait été plusieurs fois cité, mais, à moins de faire le voyage de Pouille, on ne pouvait l'étudier que d'après des descriptions sommaires et inexactes 2, ou sur une gravure au trait publiée dans le grand ouvrage de H. W. Schulz sur les Monuments de l'Italie méridionale 3. Le calque qui avait été pris sur place par les soins du savant allemand s'est trouvé notablement déformé par le report sur cuivre, et le travail même du graveur a singulièrement amolli le dessin ancien. Il était

1. Voir le Rapport de M. de Lasteyrie sur une communication adressée par M. BARBIER DE MONTAULT (Bulletin archéologique du Comité des travaux historiques, année 1884, p. 454-457).

2. Voici celle de Schulz : « Le sujet est gravé avec un soin remarquable sur une plaque de cuivre jaune et rempli dans les creux, à la manière d'un nielle, avec une couleur noire. »

3. Denkmaeler der Kunst des Mittelalters in Unter Italien, Dresde, 1860; 3 vol. in-4°, et un atlas in-f°. Vol. I, p. 39 et suivantes, Atlas, pl. V. — Il est à peine utile de citer l'image grossière donnée dans un livre du XVIII° siècle : NICOLA PUTIGNANI, Vindiciae Vitae et Gestorum S. Thaumaturgi Nicolai; Naples, 1757, in-4°; vol. II, p. 359.


62 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

impossible d'apprécier le style de l'original d'après une pareille traduction. Si même de rares connaisseurs visitaient Bari, ils ne pouvaient apercevoir la plaque émaillée qu'à plus de deux mètres au-dessus d'eux et il leur restait difficile de distinguer la silhouette enfumée des figures et le ton sali des émaux. On devait donc souhaiter de pouvoir examiner l'oeuvre à tête reposée, sur une image satisfaisante.

Lors du troisième séjour que je fis à Bari, le grand-prieur de SaintNicolas, Mgr Oderisio Piscicelli-Taggi, voulut bien m'autoriser à étudier longuement et librement la plaque du Ciborium, en même temps que la basilique entière et son trésor. Je suis heureux d'exprimer une fois de plus ma gratitude à l'aimable savant qui a voulu garder dans la dignité où il a été élevé la cordiale bienveillance pour les voyageurs studieux qui est de tradition parmi les Bénédictins du Mont-Cassin. Mon ami, M. Octave Join-Lambert, membre de l'École de Rome, qui était mon compagnon dans ce voyage de Pouille, m'offrit le concours de son talent : sur un calque direct de la plaque émaillée il exécuta, à la hauteur même de l'original, un dessin très serré aux crayons de couleur. M. Join-Lambert a consacré à ce travail son expérience d'érudit avec son habileté d'artiste 1 : la lithographie que sa complaisance me permet d'offrir peut être étudiée comme l'original, dont elle reproduit exactement les dimensions et les couleurs. Je me contenterai 'accompagner la planche de quelques observations sur la place occupée par l'émail, sur la signification du sujet qui y est représenté, sur la date à laquelle on doit reporter l'ouvrage et sur l'école artistique à laquelle on peut définitivement l'attribuer.

1. « Nous terminerons, disait M. de Lasteyrie dans son Rapport au Comité des travaux historiques, en émettant le voeu qu'un archéologue doublé d'un artiste puisse nous procurer quelque jour un bon dessin colorié de cette pièce si intéressante pour l'histoire de l'Émaillerie. » Le voeu de l'éminent professeur de l'École des Chartes se trouve exaucé par un de ses anciens élèves.


L'ÉMAIL DE SAINT-NICOLAS DE BARI. 63

I

Le choeur de la basilique de Saint-Nicolas est élevé de trois marches au-dessus de la nef. Les gradins, en marbre blanc, sont décorés

d'incrustations en stuc brun, dont on trouve d'autres exemples en Italie, notamment sur les plaques de chancel conservées à Saint-Cyriaque

FIG. 1. — Ciborium de la basilique de Saint-Nicolas.


64

MONUMENTS ET MÉMOIRES.

d'Ancône. Les motifs varient d'un gradin à l'autre : c'est une série de palmettes ou une file d'oiseaux d'eau, d'une silhouette fine et vivante. L'inscription suivante court, en lettres hautes et grêles, tout le long du gradin supérieur :

HlS GRADIBUS TUMIDIS ASCENSUS AD ALTA NEGATUR. HlS GRADIBUS BLANDIS QUERERE CELSA DÀTUR. ERGO NE TUMEAS QUI SURSUM SCANDERE QUERIS.

SIS HUMILIS, SUPPLEX, PLANUS, ET ALTUS ERIS, UT PATER HELIAS HOC TEMPLUM QUI PRIMUS EGIT, QUOD PATER EUSTASIUS SIC DECORANDO REGIT.

Ces vers contiennent, avec une exhortation à l'humilité adressée au prêtre qui doit monter les degrés pour célébrer l'office 1, une précieuse indication de date : les gradins furent décorés au temps de l'abbé Eustache, qui succéda au fondateur de la basilique et fut en charge de 1105 à 1123.

Le pavement en mosaïque qui couvre le choeur n'offre, parmi ses entrelacs multicolores et ses grands cercles de marbre blanc gravés de figures fantastiques, aucune inscription latine; mais la bordure qui le contourne, en suivant la courbe de l'abside, semble porter une date dans ses ornements mêmes : le dessin de cette large bordure se compose d'une série de monogrammes coufiques. Il est naturel de rapprocher ce décor musulman du fait que le roi Roger, quand il eut pris Bari en 1131, fit aussitôt construire un château par des ouvriers arabes mandés de Sicile 2.

Le Ciborium du maître-autel est surmonté d'un dais octogonal en

1. Je ne sais comment M. Barbier de Montault a pu joindre les deux mots blandis et lumidis au mot gradibus, et obtenir l'étrange traduction que voici : « Ces degrés sont gonflés, ce qui ne signifie pas seulement une orgueilleuse ascension; ils facilitent également par leur douceur la recherche des choses élevées et célestes... » (L'Église collégiale de Saint-Nicolas de Bari, dans la Revue de l'Art chrétien, année 1883, p. 285).

2. On pourra trouver dans les Mélanges de l'École de Rome (1895, p. 419-455) un essai sur les Arts de l'Orient musulman dans l'Italie méridionale.


L'ÉMAIL DE SAINT-NICOLAS DE BARI. 65

marbre cipollin, dont les deux étages sont portés par des colonnettes trapues que relient des arcatures tout incrustées de stuc brun. L'édicule repose sur quatre colonnes antiques, fortement galbées, deux en brèche rouge et deux en brèche violette, dont les bases massives sont cerclées de trois tores. Deux des chapiteaux sont flanqués aux angles de figurines d'anges grossièrement dessinées, dont l'attitude et le costume sont imités des représentations byzantines d'archanges ; les deux autres chapiteaux, hérissés de longues feuilles grasses, sont décorés de têtes de bélier d'une forte saillie. Les quatre architraves qui reposent sur les tailloirs portent l'inscription suivante, en grandes lettres de bronze rivées dans le cipollin :

+ ARX HEG PAR CELIS

INTRA BONE SERVE FIDELIS ORA DEVOTE DOMINUM P RO PRO TE POPULOQUE

La première ligne de l'inscription, celle qui décore l'architrave antérieure, face à la nef, est encadrée entre deux arabesques en bronze, du même travail que les grandes onciales et qui sont des imitations de caractères orientaux, comme ceux qui forment la bordure du pavé en mosaïque. Au milieu de cette architrave, dans un vide ménagé entre les deux premiers mots de l'inscription et les deux mots suivants, est encastrée la plaque émaillée dont on voit ici la reproduction.

C'est une lame épaisse de cuivre rouge, autrefois dorée. Deux figures debout, avec deux cartouches qui portent gravés les noms des personnages, sont champlevées sur le fond. L'une représente le roi Roger (REX ROGERIUS) , en costume d'apparat ; l'autre est saint Nicolas (S. NICOLAUS), qui s'appuie de la main gauche sur sa crosse d'évêque et de la droite soutient la couronne sur la tête du roi. Les traits des deux visages, les plis et les ornements du costume royal sont indiqués par une gravure creusée à larges tailles, qui ont été remplies d'un émail de teinte sombre et neutre; les sandales de Roger sont

TOME IV.


66 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

relevées d'une touche d'émail bleu. Les plis des ornements pontificaux du saint sont accentués par des stries de cuivre champlevées formant de véritables cloisons qui ont été remplies d'émail. Sur le fond, les parties où la superficie s'est écaillée laissent reconnaître la technique employée par l'ouvrier : le champ profondément creusé dans la plaque a d'abord été comblé, presque jusqu'à l'affleurement du métal réservé, par une coulée d'émail noir de pâte grossière, sur lequel on a étendu à une seconde cuisson la couche très mince des émaux colorés. Les tons employés pour le fond ou pour les vêtements sont un blanc assez pur, un jaune clair, deux bleus, deux verts et un bleu-vert.

D'après la place réservée à cet émail, il est clair qu'il a été commandé au moment même où l'on a fondu les lettres massives de l'inscription. Mais toute cette décoration métallique a pu être appliquée sur les architraves du Ciborium plusieurs années après que celui-ci eut été élevé. La date du Ciborium, si l'on parvenait à l'établir, ne serait encore pour l'émail qu'une date minima.

La décoration du Ciborium, figurines en haut-relief ou incrustations de l'édicule de stuc bran, rappelle encore la décoration des gradins, exécutée au temps de l'abbé Eustache (1145-1123) et celle du siège épiscopal sculpté pour l'archevêque Hélie vers l'année 11001. Mais si le décor est archaïque, l'architecture du Ciborium est déjà fort éloignée des modèles orientaux ou italiens adoptés au XIe siècle. L'édicule n'est

1 Ce siège de marbre, soutenu par trois figurines humaines, occupait le fond de l'abside avant que cette partie de l'église fût bouleversée pour faire place au tombeau de Bonna Sforza. On le voit aujourd'hui dans la salle du Trésor. — Je ne parle pas du Ciborium de la cathédrale de Bari que Schulz a donné comme le prototype du Ciborium de Saint-Nicolas. Le premier de ces deux monuments a été depuis longtemps mis en pièces, et le savant allemand n'a pu en voir que quelques fragments, entre autres trois chapiteaux qui de son temps gisaient dans un coin de la cathédrale et qui depuis ont été recueillis au musée provincial de Bari. J'aurai à démontrer ailleurs que ces chapiteaux ne peuvent être attribués ni au XIe siècle, comme l'avançaient les anciens historiens de Bari, ni au XVe, comme on l'a récemment soutenu. Le sculpteur Alfano de Termoli, qui les a signés, travaillait au temps de Frédéric II et appartenait à la puissante école artistique dont Foggia fut alors le centre. Les deux chapiteaux du ciborium de la cathédrale,


L'EMAIL DE SAINT-NICOLAS DE BARI.

67

plus couvert d'une coupole basse, comme les ciboria byzantins reproduits sur le candélabre de Capoue, sur les portes de bronze de Bénévent, sur tant de rouleaux d' « Exultet 1 ». Les colonnes ne portent plus d'archivoltes, comme les colonnes des anciens ciboria de Ravenne ou de Venise, mais bien des architraves monolithes comme on en voit sur les ciboria des églises romaines 2. En même temps le dais n'est plus formé d'un simple toit en bâtière, avec deux frontons triangulaires, comme à Saint-Clément de Rome et à Saint-Pierre de Toscanella. Pour trouver le pendant exact du Ciborium de Saint-Nicolas de Bari, avec son double étage de colonnettes et son pignon octogonal, il faut descendre jusqu'au ciborium élevé par un marbrier romain dans la basilique de Saint-Laurent-hors-les-Murs, en l'an 1148. Le Ciborium de Saint-Nicolas, malgré sa rude sculpture et ses proportions trapues, est déjà conforme au type qui restera traditionnel dans le centre et le midi de l'Italie pendant la seconde moitié du XIIe siècle et jusqu'à la fin du XIIIe. On ne peut donc admettre que le Ciborium soit antérieur à 1130; d'autre part., le style archaïque de la décoration empêche de croire que l'édicule soit postérieur à 1150. C'est dire que l'étude du Ciborium ne peut réussir à éclairer l'histoire de l'émail. Car il suffisait d'avoir lu sur la plaque le nom du roi Roger pour apprendre déjà que l'ouvrage était postérieur au 25 décembre 1130, jour où le comte prit solennellement la couronne royale. On sait d'autre part que Roger mourut le 26 février 1154. Si entre ces deux dates extrêmes on veut tenter de circonscrire plus étroitement la série des années pendant lessur

lessur on voit des figures d'anges en haut-relief, doivent être considérés comme des imitations des chapiteaux de Saint-Nicolas, bien loin de pouvoir passer pour en avoir été les modèles. — Sur le ciborium d'Alfano et sur un second ciborium élevé dans la cathédrale de Bari à la fin du XIII° siècle par le sculpteur Anseramo de Trani, on trouvera nombre de détails intéressants, avec des dessins médiocres, dans une étude de M. l'ingénieur P. Fantasia : Su taluni frammenti di scultura rinvenuti nel duomo di Bari (Annuario del R. Istituto tecnico e nautico di Bari, t. VII, année 1890, p. 54-97.

1. ROHAULT DE FLEURY, la Messe ; 1883, in-4°. Vol. II, les planches.

2. Voy. le répertoire dressé par G. CLAUSSE, les Marbriers romains et le Mobilier presbytéral, Paris, 1897, in-8°, p. 131-151.


68 MONUMENTS ET MÉMOIRES

quelles l'ouvrage a pu être commandé, il faudra s'efforcer de rattacher à quelque fait historique le sujet représenté. Mais avant tout il faut préciser le sens exact du groupe que forment sur la plaque émaillée le roi et le saint. Cette étude iconographique a été poussée assez loin par Schulz dans une courte dissertation jointe à sa description de Saint-Nicolas de Bari. Il reste à ordonner les indications qu'il a rassemblées, et il est aisé de les enrichir.

II

Au XVIe et au XVIIe siècle, l'opinion s'était établie que le roi Roger aurait été couronné à Bari, dans la basilique de Saint-Nicolas, et qu'à son exemple les rois de Sicile, normands ou allemands, seraient venus recevoir dans le sanctuaire vénéré une couronne de fer. On racontait même que le trésor de la basilique gardait les vêtements de pourpre destinés au sacre. La tradition fut consacrée par le plus ancien historien de Bari, le jésuite Beatillo (1637), et perpétuée sur les murs mêmes de la basilique par une inscription que le grand prieur Fabio Orsini fit graver en 1614 :

ROGERIUS I SICILAE REX PRIOREM QUAE

FERREA ERAT REGNI CORONAM IN HAC BA SILICA AB ANACLETO II ANTIPAPA SUSCEPIT

A.D. MCXXXI

L'émail n'aurait donc été qu'une représentation allégorique de la cérémonie même du couronnement. La tradition ancienne et tenace qui plaçait à Bari cette cérémonie a encore de nos jours passé sans contrôle ; pourtant elle a été ruinée depuis longtemps par un savant de

1. Elle a été répétée notamment par HUILLARD-BRÉHOLLES (Monuments des Normands et de la maison de Souabe en Italie, 1843, in-f°, p. 42) et par M. BARBIER DE MONTAULT (article cité, 1884, p. 457, n. 3).


L'EMAIL DE SAINT-NICOLAS DE BARI.

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Bari, l'abbé Gimma, et par l'historien napolitain Giannone , qui l'ont trouvée formellement contredite par toutes les chroniques du XIIe siècle. Roger a été couronné, non point à Bari, mais à Palerme : la cérémonie, où les seigneurs normands déployèrent un luxe prodigieux, fut présidée par un cardinal que l'antipape Anaclet II avait envoyé de Bénévent, et ce fut Robert, comte de Capoue, qui imposa la couronne sur la tête du roi.

On ne peut donc demander à la tradition controuvée une explication du sujet représenté sur la plaque; bien plus, on conçoit aisément que la légende elle-même soit née du désir d'expliquer l'émail du Ciborium et aussi une mystérieuse couronne de fer et de cuivre émaillé que l'on voit encore dans le trésor de la basilique. Cette couronne, sur laquelle nous aurons à revenir, est trop large même pour le front d'un géant 2 : c'est un simple ex-voto qui ne remonte pas au temps du roi Roger. Enfin le geste même de saint Nicolas n'implique aucune allusion à la cérémonie ni au fait du couronnement : il suffira, pour s'en convaincre, de comparer le groupe représenté sur l'émail avec les groupes analogues que l'on peut trouver sur deux mosaïques siciliennes et sur une foule de monnaies byzantines.

On se souviendra d'abord qu'il existe à Palerme un portrait du roi Roger que l'on doit rapprocher de celui de Bari. C'est la célèbre mosaïque de la " Martorana », l'église fondée en 1143 par l'amiral Georgios d'Antioche. On y voit le roi, POTEPIOC PHZ, couronné par le Christ 3. L'attitude de Roger n'est pas, comme à Bari, celle du souverain debout, le globe en main et l'étendard au poing, regardant droit devant lui comme au-dessus d'une foule de sujets ; dans l'église de l'Amiral, le roi est tourné vers le Christ, la tête inclinée et les deux

1. Histoire civile du royaume de Naples, traduite de l'italien; La Haye, 1742, in-4°, vol. II, p. 174 et suivantes. — Cf. GIUSTINIANI, Dizionario geografico-ragionato del Regno dï Napoli; Naples, 1797, in-12, vol. II, p. 187.

2. Diamètre 0m,26.

3. Les reproductions de cette mosaïque sont nombreuses. La meilleure est donnée dans l'ouvrage de M. CH. DIEHL, l'Art byzantin dans l'Italie méridionale; 1894, in-8°; p. 225.


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MONUMENTS ET MÉMOIRES.

mains levées avec le geste oriental de l'adoration. Une grande mosaïque, postérieure à celle-ci d'une trentaine d'années, représente dans la cathédrale de Monreale, sur un pilastre du choeur, le Christ couronnant le petit-fils de Roger, Guillaume II, dit le Bon. Les inscriptions sont latines et l'attitude des deux personnages n'est plus la même qu'à la Martorana. Guillaume est debout et vu de face ; il tient le globe dans la main gauche, comme Roger sur l'émail de Bari ; le Christ colossal, assis sur un trône élevé, tient à pleine main la couronne posée sur la tête du roi.

L'origine de cette représentation d'un souverain accompagné du Christ ou d'un saint n'est pas douteuse ; le motif apparaît au Xe siècle

sur les monnaies impériales de Byzance et s'y répète jusqu'à la fin de l'empire d'Orient. L'exemple le plus ancien est donné par un sou d'or d'Alexandre, qui régnait en 912 et 913 : on y voit le basileus debout à la droite de son patron saint Alexandre, un ermite à longue barbe, qui tient

de la main gauche une croix, comme l'empereur lui-même tient le

globe crucigère, et qui étend la main droite vers la couronne de son protégé 1 (fig. 2). Ces deux figurines en pied rappellent de la manière la plus frappante le groupe de Bari. Sur les monnaies byzantines du XI° et du XIIe siècle, le saint dont l'empereur porte le nom fait place d'ordinaire

d'ordinaire la Vierge (fig. 3), quelquefois au Christ. La signification du groupe est clairement indiquée par l'attitude des personnages : le basileus règne, sous la protection du Pantokrator ou de la Theotokos 2. Ceux-ci, de leur main levée, ne tiennent pas la couronne; ils la touchent à peine, comme pour l'affermir sur le front de l'empereur, non

FIG. 2.

1. J. SABATIER, Description générale des monnaies byzantines; Paris et Londres, 1862, in-8°, t. Il, p. 117, pl. XLVI, n°3.

2. On connaît les épithetes magnifiques que le cérémonial byzantin appliquait à la Majesté des empereurs : « 0sora<pàp xpdcio:..., 0EO*poë7.7JToç xpâ-oç... » Cf. le texte du traité entre le Normand Bohémond et l'empereur Nicéphore, tel qu'il est donné dans l'Alexiade d'Anne Commène (liv. XIII, ch. XII).


L'EMAIL DE SAINT-NICOLAS DE BARI. 71

comme pour l'imposer. La personne divine apparaît à côté de l'empereur en qualité de coadjuteur; le souverain est à la droite du Christ sur quelques monnaies, comme sur d'autres il a lui-même à sa droite le fils qui sera son héritier. Le sens de ces représentations où le rôle du personnage surnaturel se borne à celui d'un protecteur toujours présent, est rendu plus clair encore, sur certaines monnaies, par l'addition d'un antique symbole, la main divine qui d'en haut bénit l'empereur. On verra, sur des monnaies du XIIe siècle, la Vierge qui étend la main vers la couronne de Jean II Commène, et, en même temps, la grande main bénissante qui apparaît au-dessus du groupe 1.

Le groupe du basileus et d'un protecteur céleste fut transporté sur des miniatures et des objets d'art byzantins, comme le triptyque d'ivoire du Cabinet des Médailles où l'on reconnaît l'empereur Romain IV et l'impératrice Eudoxie, debout à la droite et à la gauche du Christ qui impose les mains sur leurs couronnes ; c'est exactement le type agrandi des monnaies d'or frappées par le basileus et la basilissa 2.

Si le motif traditionnel des monnaies byzantines ne fut pas imité sur les monnaies du royaume normand d'Italie, il fut reproduit sur la mosaïque de la Martorana, où le roi Roger fut représenté avec le costume des souverains byzantins. Mais les gestes et le sens allégorique du groupe furent légèrement modifiés pour mieux s'appliquer à l'histoire d'un prince qui, au lieu d'hériter du trône comme un Porphyrogénète, était le fondateur d'une dynastie; sur la mosaïque de Palerme, le Christ ne se contente pas d'effleurer du bout des doigts la couronne : il la donne et la pose de sa main sur la tête inclinée du roi.

■1. SABATIER, t. II, pl. LIII,n° 19. — Cf. une monnaie toute semblable de Jean 1er Zimiscès (969-976) ; pl. XLVII, n° 17.

2. Cf. SABATIER, t. II, pl. I, n° 4. Je ne cite pas l'ivoire du Musée de Cluny qui représente de même le Christ entre deux personnages en costume impérial, au-dessus desquels sont gravés les noms de l'empereur allemand Othon II et de sa femme Théophano, fille du basileus Romain II : les critiques s'accordent aujourd'hui à reconnaître que les inscriptions sont modernes et que la pièce, si elle n'est pas fausse, est certainement postérieure au Xe siècle (E. MOLINIER, Histoire générale des Arts appliqués à l'Industrie; les Ivoires; Paris, 1896, in-4°, p. 148-146).


72

MONUMENTS ET MÉMOIRES.

Le sujet représenté sur l'émail de Bari est une imitation beaucoup plus exacte du type courant des monnaies byzantines : l'attitude du roi et le geste du saint semblent copiés sur un sou d'or de Jean II Commène, le contemporain de Roger 1. Saint Nicolas ne couronne pas le roi; il soutient légèrement sa couronne, en signe de protection.

Si la signification générale du groupe, conforme à la tradition byzantine, doit nous paraître claire, le choix du saint qui a été substitué au Christ et à sa Mère donne à la représentation un sens précis et local sur lequel il faut insister.

On sait comment le saint évêque de Myre, dont les reliques avaient été apportées à Bari en 1087, devint aussitôt le seul patron et comme le maître de la ville. Son effigie marqua les monnaies de Bari, comme celle de saint Mathieu les monnaies de Salerne, et celle de saint Janvier les monnaies de Naples 2. La basilique, commencée non loin du port et encore inachevée au moment où Roger prenait la couronne, était un édifice colossal, autour duquel se groupait une foule de constructions parasites ; elle s'élevait comme la véritable cathédrale d'une cité sainte, en rivale de la cathédrale byzantine bâtie dans la ville marchande. Le premier « abbé » de Saint-Nicolas avait été l'archevêque de Bari lui-même, cet Hélie dont le siège pontifical eut sa place dans la nouvelle basilique. Mais, dès la mort du pieux prélat en 1105, les fonctions d'abbé furent séparées de la dignité archiépiscopale et Eustache fut nommé abbé de Saint-Nicolas, tandis que Rison devenait archevêque de Bari. Le moine qui, en 1123, succéda à Eustache prit le titre de prieur 3, qui a été conservé, et, dès le règne de Roger, la basilique de Saint-Nicolas fut, ce qu'elle est encore de nos jours, le siège d'un dignitaire indépendant de l'archevêque, ressortissant directement pour le spirituel au pape, et pour le temporel au roi. Comme d'autres églises de Pouille, et comme les grandes

1. SABATIER, pl. LUI. TAFEL, Komnenen und Normannen; Stuttgart, 4870, in-8°.

2. DOMENICO SPINELLI, prince de SAN GIORGIO, Monete Cufiche battute da' principi longobardi, normanni e svevi nel Regno delle Due Sicilie; Naples, 1844. in-4°; p. 239.

3. UGHELLI, Italia sacra ; t. VII, col. 618.


L'EMAIL DE SAINT-NICOLAS DE BARI. 73

églises fondées au XIIe siècle en Sicile, Saint-Nicolas de Bari fut une basilique « palatine », sujette immédiate du prince normand qui avait hérité de son père, le comte Roger, la dignité de légat apostolique pour la Sicile et l'Apulie.

Que l'on se rappelle maintenant la place occupée dans la cathédrale de Monreale par la mosaïque où est représenté le roi Guillaume ; elle domine le trône qui était réservé au roi, en face du trône où siégeait l'archevêque 1. Deux trônes semblables, en marbre orné de mosaïques de style arabe, se voient encore dans la cathédrale de Cefalù. Et de même à Saint-Nicolas de Bari deux sièges se font face à l'entrée du choeur ; l'un est occupé dans les cérémonies par le grand prieur, et l'autre, toujours vide, est surmonté d'un grand portrait encadré du roi Humbert, en uniforme de général. Si, après avoir remarqué ces deux sièges et ce tableau moderne, on reporte ses regards vers l'émail du Ciborium, on comprendra l'intention qui a fait placer au lieu le plus apparent de l'église, au-dessus de l'autel, la plaque sur laquelle se détachent ces deux personnages : le roi qui promet sa protection à la basilique, et le saint qui, en échange, étend sa protection sur le roi.

Il reste à chercher à quel moment du règne de Roger le Ciborium de Saint-Nicolas a pu recevoir l'inscription de bronze avec la plaque émaillée. L'histoire de la ville de Bari permet d'indiquer quelques conjectures sur la date du portrait du roi 2. Roger, un an après avoir pris la couronne à Palerme, était entré dans la grande ville apulienne, qui, pendant quatorze ans, avait eu un « prince » indépendant pris parmi les nobles de la Cité, un certain Grimoald. Le roi s'empressa de faire bâtir sur la mer, au fond de l'anse où est aujourd'hui établi le grand port, une forteresse pour tenir la ville en res1.

res1. de ce dernier trône une autre mosaïque représente le même roi offrant à la Vierge le modèle de la cathédrale. On sait que les mosaïques de Monreale ont été presque entièrement refaites, sur le modèle des mosaïques anciennes, après l'incendie de 1811.

2. Voir pour tout ceci le solide ouvrage de G. PETRONI, Storia di Bari; Naples, 1857, 2 vol. in-8°, t. 1er, chap. IX et X.

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MONUMENTS ET MÉMOIRES.

pect. Une révolte eut lieu, aussitôt apaisée, et, le. 29 janvier 1132, les représentants du roi vinrent jurer que celui-ci respecterait les prérogatives des habitants de Bari, et que jamais il n'enlèverait de la ville les reliques de saint Nicolas. Le jour de Noël 1135, à l'anniversaire de son couronnement, Roger donna à son fils Tancrède le titre de prince de Bari qui, à la mort de celui-ci, tomba en désuétude pour n'être restauré que par un Bourbon de Naples au milieu du XIXe siècle 1. On pourrait penser qu'à l'occasion d'une de ces preuves de confiance et de faveur accordées par le roi Roger à Bari, il aurait offert l'émail et peut-être le Ciborium tout entier à la basilique, et se serait fait représenter à côté du saint patron de la ville, pour attester qu'à l'exemple de Grimoald Alferanite, auquel il avait enlevé le pouvoir, il pouvait s'intituler prince de Bari par la grâce de Dieu et de saint Nicolas' 1.

Mais nous ne tenons là qu'une vraisemblance. Bari tomba en 1137 aux mains de l'empereur Lothaire quand celui-ci parcourut la Pouille en vainqueur, et Roger ne put reprendre la ville qu'en 1139, après un siège étroit par terre et par mer. Quand il y rentra, il venait enfin de recevoir du pape Innocent II, fait prisonnier par les troupes normandes, la confirmation de l'investiture que neuf ans auparavant il avait dû demander à un antipape. Peut-être Roger aura-t-il voulu rendre grâces de ce triomphe décisif à saint Nicolas, pour lequel il avait une vénération spéciale et auquel il éleva une magnifique église dans la ville de Messine, où le saint évêque était presque en aussi grand honneur qu'à Bari 3.

Dans laquelle des deux moitiés de ce règne glorieux, séparées par une période de revers, doit-on placer l'exécution de l'émail? On a vu que les vraisemblances tirées des faits s'équilibrent. Une seule chose parait certaine, c'est que le motif traditionnel des monnaies byzantines prend sur l'émail de Bari une valeur historique. Roger est repré1.

repré1. II, en 1852 5Ibid.,P. 255).

2. PETRONI, t. 1, p. 240.

3. GAUFREDI MALATERRAE Historia sicula (MURATORI, R. I. S., t. V, p. 536). — On sait que Messine frappa des monnaies à l'effigie de saint Nicolas.


L'ÉMAIL DE SAINT-NICOLAS DE BARI.

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senté à la fois comme le basileus de « l'Italie », comme le protecteur de l'église palatine et comme le maître de la ville à peine soumise. Mais l'émail nous a-t-il transmis la mémoire de la première entrée du roi dans Bari, ou de la seconde? rien ne permet de le décider. Pour choisir entre les deux périodes où l'émail a pu être commandé, et pour prendre comme date approximative 1132-1137 ou 1139-1154, il faudrait que l'analyse de la technique et du style pût suggérer quelque argument nouveau.

III

L'étude du motif représenté sur l'émail, telle que nous venons de l'esquisser, semblerait a priori entraîner l'attribution de l'ouvrage à un artiste byzantin ou à un Apulien familier avec les formules byzantines. De même, nous ne pouvons oublier que le Ciborium et l'émail, quelle que soit leur date exacte, sont l'un comme l'autre contemporains du règne de Roger : n'est-ce pas le moment où s'achevaient les grands travaux de Saint-Nicolas, où des Grecs avaient sculpté le grand portail et les chapiteaux de marbre qui surmontent les colonnes antiques de la nef, et où leur exemple suscitait déjà cette école locale de sculpture qui sera si florissante au commencement du XIIIe siècle? On ne s'étonnera donc pas que le cardinal Bartolini, le premier archéologue qui ait décrit les richesses de Saint-Nicolas de Bari, ait cru voir dans l'émail du Ciborium un travail byzantini, et l'on pourra comprendre l'erreur singulière de l'érudit local qui, il y a deux ans à peine, a cru lire le nom de l'orfèvre de Bari, qui aurait été l'auteur du précieux ouvrage.

Le premier volume du Codice diplomatico Barese 2, recueil de textes

1. « Lavoro bizantino ad intarsio e smalto. » Su l'Antica Basilica di san Nicola in Bari nella Puglia; Mémoire lu en 1855 à l'Académie pontificale d'archéologie et publié à Rome en 1882 (in-4°, p. 16).

2. Bari, 1897, grand in-4°. L'initiative et la belle exécution de cette publication fait grand honneur à la Commission provinciale d'archéologie et d'histoire.


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MONUMENTS ET MÉMOIRES.

importants extraits des Archives de la cathédrale et publiés avec un soin digne d'éloges par M. le professeur Nitti di Vito, est précédé d'une introduction signée par M. le chanoine Nitti de Rossi, où l'on trouvera, avec des notes fort savantes, plus d'une affirmation contestable. L'auteur dresse une liste sommaire d'artistes apuliens et il y fait entrer un certain Nicolas de Bari. D'après lui, ce nom se retrouverait gravé au pied de la plaque émaillée encastrée dans l'architrave du Ciborium, et un acte de 1131, publié dans le volume même, prouverait qu'un Nicholaus magister était alors orfèvre et émailleur 1.

Or on trouve bien, à la page 81 du recueil, un document, daté du mois de mars 1131, par lequel l'archevêque de Bari, Angelus, s'engage à céder une maison à certain maître Nicolas (Nicolaus Magister, films Johannis Magiscri), contre une somme en monnaie de cuivre et un lot d'ornements d'église et d'objets d'orfèvrerie. Mais ce maître Nicolas n'est nullement qualifié d'orfèvre, encore moins d'émailleur, et pouvait être un simple marchand. Peu importe d'ailleurs la profession qu'aura exercée cet inconnu; ce que je puis affirmer pour avoir examiné minutieusement le Ciborium, après que l'affirmation de M. Nitti de Rossi m'eut mis en éveil, c'est qu'il n'existe ni sur la plaque ni sur l'architrave aucune trace de la prétendue inscription. Nicolas de Bari doit aller rejoindre la foule des artistes inventés au XVIIIe siècle par la trop féconde imagination de l'historien napolitain de Dominici.

Justice une fois faite de la signature imaginaire, il ne resterait permis d'attribuer l'ouvrage à un artiste byzantin, sicilien ou apulien que si la nature des procédés techniques, dont l'étude peut être aussi décisive qu'un document lorsqu'on est en présence d'un ouvrage d'art industriel, ne s'y opposait pas.

Or, ainsi que M. de Lasteyrie l'a remarqué dans son rapport cité plus haut, les ouvriers de Byzance ne faisaient pas d'émaux champlevés sur cuivre, mais seulement des émaux cloisonnés sur métaux

1. « Nic. de Baro »; Cosi sta scritto a piè del bellissimo smalto, messo sul frontone del Ciborio della basilica. In unacarta, che pubblichiamo, del 1131, sappiamo che NICOLAUS MAGISTER cra orafo e perito dell' arte dello smalto » (p. LVI, n° 1).


L'ÉMAIL DE SAINT-NICOLAS DE BARI.

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précieux. Il existe en Sicile et dans l'Italie méridionale un certain nombre d'émaux byzantins, les uns envoyés d'Orient, les autres exécutés sur place par des Grecs ou par leurs élèves directs. Ce sont des émaux cloisonnés. On n'objectera pas les deux petits polyptyques à figures niellées et champlevées sur cuivre qui ont été admis dans le musée de Palerme et dont la fausseté est grossière. Les pièces authentiques et historiques, telles que les plaquettes émaillées qui décorent la tiare à pendeloques de la reine Constance, conservée au trésor de la cathédrale de Palerme, les « gants du couronnement », ouvrage sicilien du temps des Hohenstaufen qui a passé dans le Trésor impérial d'Autriche, et la tunique et le manteau du roi Roger lui-même, également conservés à Vienne, sont exécutées suivant les formules byzantines 1. De même on pourrait confronter l'émail de Bari avec la croix de Cosenza, la reliure d'évangéliaire de la cathédrale de Capoue et d'autres oeuvres d'orfèvrerie et d'émaillerie byzantine qui existent encore dans le midi de l'Italie, et dont j'ai moi-même publié la description 2. Bien plus, il sera facile de comparer l'émail du Ciborium avec un émail byzantin sans sortir de la basilique de Saint-Nicolas.

Le trésor de la basilique conserve une croix reliquaire en argent doré qui fut donnée en 1296 par le roi Charles II d'Anjou 3. La silhouette très svelte de cette croix, les fleurons en forme de fleurs de lis qui en terminent les bras, le dessin très vivant des feuillages guillochés sur les revers témoignent clairement que la croix de Charles II est l'oeuvre d'un orfèvre français. Mais on avait appliqué sur les fleurons des

1. [DANIELI] I regali sepolcri del duomo cli Palermo riconosciuti ed illustrati, Naples, 1784, in-f°, p. 80 et 81, pl. M et N. — F. BOCK, Kleinodien des Heiligen Roemischen Reiches, Vienne, 1864, in-f° pl. XXV, XXX et XLIV. — N. KONDAKOFF, les Emaux cloisonnés de la collection Swénigorodskoï; Histoire et monuments des émaux byzantins; Francfort-surle-Mein, 1892, in-4°; p. 152 et 239.

2. V. l'étude intitulée l'Esposizione d'Orvieto e la Storia delle Arti, dans l'Archivio slorico dell' Arte, année 1896, p. 406-411.

3. Le diplôme de donation, daté du 15 avril, a été publié une première fois par Beatillo, puis beaucoup plus exactement par le cardinal Bartolini (Ouv. cité, p. 35). M. BARBIER DE MONTAULT l'a reproduit et commenté dans un des articles déjà cités de la Revue de l'art chrétien (1883, p. 465).


78 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

médaillons émaillés dont l'un s'est conservé ; ce médaillon qui représente l'apôtre saint André en buste, avec une inscription latine (S. ANDREAS), est de travail byzantin. L'ouvrage est grossier et a pu être exécuté par un Grec établi en Pouille ou en Campanie : la lamelle dans laquelle a été pris le médaillon est d'argent à peine doré, et les émaux sont ternes. Pourtant ce spécimen, si médiocre qu'il soit, suffit à montrer combien, pour la technique, l'émail du Ciborium diffère profondément des émaux byzantins. On peut dire que les deux procédés sont exactement inverses ; tandis que sur la plaque de cuivre les figures sont réservées en relief et que le champ creusé est rempli d'émail, au contraire, sur le médaillon d'argent, dont le métal forme le champ, le contour du buste de l'apôtre a été découpé, et, dans la silhouette vide, la figure et la draperie ont été dessinées au moyen d'une mosaïque d'émaux cloisonnés.

D'ailleurs si l'on regarde attentivement la plaque du Ciborium, après avoir parcouru des yeux toute la décoration du choeur et le Ciborium lui-même, si l'on compare le dessin et les tons de l'émail avec ce pavé bigarré comme un tapis d'Orient et ces gradins incrustés comme de nielles sur marbre, l'émail qui reproduit l'image du patron de la basilique et du roi de Sicile apparaîtra dans l'église comme un étranger. Pour retrouver l'art que représente la plaque du Ciborium, il faut chercher, non vers l'Orient, mais vers le Nord. Puisque l'émail de Bari se sépare nettement des émaux byzantins, on ne peut le rattacher qu'à l'une ou à l'autre des deux grandes écoles d'art industriel qui étaient florissantes en Occident vers le milieu du XIIe siècle, l'école germanique et l'école limousine. Il faudrait se prononcer a priori en faveur de la première, si l'on admettait encore avec Labarte 1 qu'il n'existât pas d'oeuvre limousine antérieure à 1170. Mais il a été amplement démontré que l'industrie de l'émail champlevé sur cuivre a été pratiquée à Limoges dès la fin du

1. Histoire des Arts industriels au moyen âge et à l'époque de la Renaissance, 2e édition, Paris, 1881, in-4°, t. III, p. 147.


L'ÉMAIL DE SAINT-NICOLAS DE BARI. 79

XIe siècle 1, et qu'elle s'est développée parallèlement pendant tout le cours du XIIe dans l'ouest de l'Allemagne et dans le centre de la France, sans qu'il soit possible d'attribuer à l'une des deux écoles rivales une avance appréciable sur l'autre 2. L'analyse technique de la pièce en litige permettra seule de se prononcer ; cet examen, qui est toujours chose délicate quand il s'agit de classer un ouvrage du XIIe siècle parmi les émaux rhénans ou les émaux limousins, sera repris, je l'espère, par les connaisseurs, sur la reproduction que je puis offrir. Pour ma part, je n'hésite pas à présenter l'émail de Bari comme une oeuvre de Limoges. Je puis formuler cette opinion d'autant plus hardiment qu'elle a déjà été avancée par deux archéologues qui avant moi ont visité Bari 3. Il reste à la justifier par quelques remarques.

A première vue les tons francs des émaux employés sur la plaque de Bari apparaissent comme très différents des couleurs froides et grises des ouvrages rhénans; de plus ils sont unis, et non point modelés sur les vêtements par un dégradé de couleur plus claire, ni jaspés ou nués sur les fonds. D'autre part, le dessin très vivant, mais commun et mou du large visage de saint Nicolas, l'indication hésitante et tremblée des ornements gravés sur le costume du roi, contrastent d'une manière frappante avec l'accentuation énergique du trait dans les chefs-d'oeuvre de l'école rhénane et lorraine, comme le fameux devant d'autel de Klosterneuburg, signé par Nicolas de Verdun 4.

1. Voir l'important ouvrage de M. E. RUPIN, l'OEuvre de Limoges, Paris, 1890, in-4, t. 1er.

2. E. MOLINIER, L'Émaillerie; Paris, 1891, in-12, p. 120-122. M. Molinier connaissait l'existence de l'émail de Bari, mais, avec la sévère prudence de sa critique, il s'est contenté de l'indiquer parmi les pièces conservées en Italie, sur lesquelles les renseignements exacts faisaient défaut (p. 194).

3. L'un est M. BARBIER DE MONTAULT, dont l'opinion sommairement exprimée dans la Revue de l'Art Chrétien (1883, p. 284), a été citée par M. Rupin (L'OEuvre de Limoges, t. Ier, p. 87). L'autre est M. C. ENLART qui a consacré quelques lignes précises à l'émail de Bari dans un article de la revue l'Art {Monuments de l'Art français dans l' Italie du Sud; nouvelle série, t. IV, 1896, p. 672).

4. A. CAMESINA et J. ARNETH, Das Niello-Antependium zu Klosterneuburg in Oesterreich; Vienne, 1844, in-8° ; planches.


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MONUMENTS ET MÉMOIRES.

Au contraire les tons bleus ou verts de l'émail de Bari s'assortissent à merveille avec ceux des plus anciens émaux champlevés de Limoges comme les médaillons des châsses conservées à Conques et à Bellac. Le dessin, expressif dans sa gaucherie, a bien l'accent populaire de l'imagerie limousine. On pourrait conclure sur des ressemblances aussi évidentes et aussi profondes, et ranger la plaque du Ciborium parmi les ouvrages de Limoges. Mais dès qu'on aura replacé l'émail de Bari à la place qui lui reviendrait, d'après les dates, dans la série des pièces conservées en France, on sera étonné de remarquer que cet émail, par la technique du champlevé et l'emploi de la gravure, diffère autant des oeuvres limousines exécutées immédiatement avant ou après lui, qu'il contraste par le style avec les émaux rhénans. Il y a là une objection grave, qu'il faut préciser et discuter.

C'est un fait aujourd'hui admis comme un « axiome », que les artisans limousins sont partis de l'imitation des émaux byzantins. Après avoir fait de leur côté des émaux cloisonnés sur métaux précieux, ils ont imaginé de creuser une plaque de cuivre en réservant sur le fond des bandes étroites de métal entre lesquelles ils fondaient ensuite les émaux : ce premier procédé de champlevé n'était « qu'une contrefaçon du cloisonné 1 ». Il fut conservé longtemps pour les crucifix, dont le type resta archaïque et où le corps du Christ fut figuré même au XIIIe siècle au moyen d'émaux blanchâtres sur lesquels des stries de cuivre champlevé dessinaient la musculature et les côtes. Le vêtement de saint Nicolas, sur la plaque de Bari, est exécuté, on l'a vu, d'après ce procédé primitif de champlevé à cloisons de cuivre remplies d'émail. Mais le visage du saint est complètement champlevé sur un fond coloré, et le personnage entier du roi, de la tête au bas de la tunique, se détache en silhouette de cuivre doré. Or, dans les émaux limousins que l'on peut reporter avec certitude au milieu du XIIIe siècle, et même dans les deux plaques du Musée de Cluny provenant de

1. E. MOLINIER, l'Émaillerie, p. 134.


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l'abbaye de Grandmont 1, et qui sont postérieures à 1190, les vêtements des personnages sont figurés par des émaux à teintes vives, coupés de stries de cuivre champlevé, et les visages, creusés dans la plaque, sont remplis d'un émail couleur de chair.

ll y a plus: si l'émail de Bari se rattache, comme nous le croyons, à l'école de Limoges, il ouvre la série des plaques commémoratives, telles que celles qui décorèrent le tombeau de Geoffroy Plantagenet 2, au Mans, et celui de l'évêque Eulger, à Angers 3. Nous ne connaissons ce dernier émail que par un dessin en couleurs de la collection Gaignières ; c'en est assez pour voir que l'évêque portait une chape verte richement décorée et une mitre blanche ; son visage, pour employer le terme du blason, était " de carnation ». La grande plaque 4 sur laquelle le comte d'Anjou a été représenté en costume de cour, avec son bouclier de parade aux quatre lionceaux d'or sur champ d'azur, se voit encore au musée du Mans. Par le style du dessin, ce précieux ouvrage ressemble assurément à l'émail de Bari : mais il en diffère profondément, non seulement parce que le métal y disparait presque entièrement sous les émaux, mais aussi parce que les couleurs employées sont plus nombreuses, plus riches et moins conventionnelles; le roi Roger n'est vêtu que de cuivre doré et de nielle noirâtre, le saint Nicolas que de cuivre et d'émail bleu, tandis qu'on reconnaît sur la plaque funéraire du Plantagenet la soie du bliaud et la fourrure précieuse du manteau. La richesse de la palette employée par l'artiste de Limoges pour peindre l'image du comte d'Anjou contraste nettement avec la simplicité des tons graves adoptés pour l'émail de Bari,

1. Saint Nicolas parlant à saint Etienne de Muret et l'Adoration des mages. Ces deux plaques, qui faisaient partie de la châsse de saint Etienne, ont été reproduites en couleurs dans l'ouvrage de Du SOMMERARD, les Arts au moyen âge; Album, 2e série [1838], pl. XXXVIII.

2. E. HUCHER, l'Émail de Geoffroy Plantagenet; Paris, Tours et le Mans, 1880, in-f°, avec une planche en photochromie.

3. L. DE FARCY, Notices archéologiques sur les tombeaux des évêques d'Angers. Cf. CH. DE LINAS, OEuvres de Limoges conservées à l'étranger et documents relatifs à l'émaillerie limousine; Paris, 1885, in-8°, p. 43.

4. Elle mesure 0m,63 de haut sur 0m,34 de large.

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82 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

destiné pourtant à briller comme un souvenir royal sur le Ciborium de marbers rares, à côté des grande onciales de bronze doré.

Vers le milieu du XIIe siècle, la plaque de Bari semble donc demeurer isolée parmi les émaux de Limoges comme parmi les émaux rhénans. Il nous faut attendre aux dernières années du siècle pour trouver dans les ouvrages français d'aussi larges surfaces de cuivre détachées sur un fond d'émail et décorées de simples gravures, en même temps qu'une pareille sobriété de couleurs.

Pourtant nous ne pouvons admettre, d'après le sujet représenté dont nous avons précisé la signification, que l'émail soit postérieur au milieu du XIIe siècle. A coup sûr, après l'analyse de la technique et du style, il nous devient impossible de croire que la plaque remonte à la première moitié du règne de Roger, et nous pouvons affirmer qu'elle a été commandée après l'année 1139, qui fut marquée par la seconde entrée du roi normand à Bari. Mais il est certain, d'autre part, que le portrait de Roger sur la plaque du Ciborium a été exécuté avant l'année 1154, où Guillaume le Mauvais succéda à son père sur le trône de Sicile : une telle image ne peut, comme les mosaïques de la Martorana et de Monreale, représenter que le souverain régnant.

On pourrait supposer avec plus de vraisemblance qu'un artisan limousin eût ajouté aux procédés courants des ateliers où il s'était formé le travail du cuivre champlevé et gravé, dont il aurait reçu la pratique des mains de quelque ouvrier allemand. Il serait aisé de mettre en avant une fois de plus les fameux émailleurs de Lorraine appelés par l'abbé Suger en 1145 pour travailler à Saint-Denis. Mais il ne reste rien des soixante-huit plaques émaillées que ces artisans étrangers exécutèrent pour décorer la colonne qui devait servir de piédestal à un grand crucifix d'or. Les ouvrages rhénans ou lorrains qui se sont conservés en grand nombre ne pourront donner des documents de comparaison précis que lorsqu'ils auront été datés avec plus de critique qu'on ne l'a fait jusqu'ici. Il est certain dès maintenant que la plupart des pièces attribuées au XIe siècle par von


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Quast 1 et Labarte 2 doivent être reportées, comme l'autel dit de Henri II à Bamberg, à la fin du XIIe siècle, et il est très probable que les émaux champlevés et gravés de fabrique rhénane sont tous postérieurs à l'émail de Bari.

Le plus simple est de voir dans la plaque du Ciborium un exemple précoce d'une technique qui allait bientôt devenir commune dans les ateliers de Limoges et qui devait logiquement sortir, en France comme en Allemagne, du procédé archaïque par lequel on avait imité grossièrement les cloisonnés byzantins. Peu à peu le cuivre empiéta sur l'émail : les stries grossissaient et se rapprochaient; la matière colorée se trouvait réduite à une sorte de nielle, déposée dans un sillon qui bientôt se réduisit à un trait. Enfin l'émail disparut entièrement des figures et il se trouva relégué sur les fonds où il était aisé de l'étendre en larges couches. L'exécution de l'objet devenait ainsi de plus en plus facile et rapide, et on comprend que la technique simplifiée, qui avait substitué à l'imitation du cloisonné une simple gravure, soit devenue d'un usage général quand l'industrie de Limoges, réputée dans l'Europe entière, dut se contenter, pour suffire aux commandes, de procédés presque mécaniques. On remarquera que l'ouvrier qui a exécuté l'émail de Bari a appliqué concurremment pour les deux figures du roi et de saint Nicolas le procédé nouveau du décor gravé avec le procédé ancien du décor émaillé. Cette plaque est une oeuvre de transition entre une technique savante et délicate qui sera employée pendant vingt ans encore pour des pièces très soignées, comme les plaques du Mans ou de Grandmont, et la technique populaire qui, trente ans plus tard, aura fait presque entièrement oublier la première. Mais à coup sûr, l'émail de Bari est une " oeuvre de Limoges ».

Il reste à chercher comment une plaque émaillée de travail français est venue se fixer sur le Ciborium d'une basilique de Pouille. On

1. Voyez la communication de ce savant (qui fut l'éditeur du grand ouvrage de Schulz sur l'Italie méridionale) au Congrès scientifique de Limoges, et les savantes obsertions de M. de Verneilh, dans le Bulletin monumental de 1860.

2. T. III, p. 39 et suiv.


84 MONUMENTS ET MEMOIRES.

pourrait imaginer qu'un ouvrier limousin eût été appelé à Bari ou qu'il y fût venu avec quelque Français attaché à la cour de Sicile. Cette hypothèse expliquerait tout au moins les deux faits qu'ont établis successivement pour nous l'étude iconographique et l'étude technique, faits qui doivent paraître contradictoires, bien qu'ils s'imposent l'un comme l'autre: le motif représenté sur l'émail est purement byzantin, et l'ouvrage lui-même est français. Une analyse attentive de quelques détails empêchera de s'arrêter à cette première supposition.

Si l'ouvrier qui a exécuté l'émail de Saint-Nicolas avait travaillé à Bari même, il aurait dessiné figures et draperies conformément à la tradition locale et comme sous la dictée. Or, tout en reproduisant l'ordonnance du groupe tel qu'on le voit indiqué sur les monnaies byzantines, il a pris des libertés et commis des erreurs singulières.

La tête de saint Nicolas, bien que chauve et sans mitre, ressemble fort peu à celle de l'évêque à barbe blanche qu'on peut voir sur les peintures des grottes basiliennes de la Terre d'Otrante ou sur les monnaies même et les sceaux de la ville de Bari 1. Cette large face glabre au sourire jovial est le portrait de quelque évêque ou de quelque moine français. Le costume lui-même n'est pas conforme au rit byzantin : sous l'homophorion aux grandes croix, le saint porte la chape d'un officiant catholique et il tient en main la crosse à volute d'ivoire d'un prélat d'Occident.

La figure en pied du roi diffère de celle de saint Nicolas non seulement par la technique, mais encore par le caractère du dessin. Les plis se resserrent, la taille est plus svelte, l'attitude plus solennelle : on sent derrière la traduction un peu pesante l'élégance et la noblesse d'un modèle grec. Le visage allongé par la barbe à deux pointes, et encadré entre les longs cheveux, est bien le portrait fidèle du roi normand, coiffé et vêtu à la mode de Byzance, tel qu'on peut le voir sur les bulles de plomb ou d'or qui scellent ses diplômes 2.

1. A. ENGEL, Recherches sur la numismatique et la sigillographie des Normands de Sicile et d'Italie; Paris, 1882, in-40. PI. V, nos 10 et 11.

2. Voir une bulle de plomb, au bas d'un acte de 1144 conservé dans les Archives de


L'ÉMAIL DE SAINT-NICOLAS DE BARI. 85

L'ouvrier étranger a dessiné saint Nicolas comme il se le représentait, c'est-à-dire comme son propre évêque; mais quand il s'est agi du roi il a reproduit plus scrupuleusement le portrait qui lui était confié. Pourtant, lorsqu'il n'a pas compris un détail, il a encore interprété. Je ne dis rien de la couronne qui a perdu ses pendeloques de perles, telles qu'on les voit sur la mosaïque de la Martorana, ni de l'étendard, en forme de labarum, que le roi tenait en main comme un souverain byzantin, et qui devient sur l'émail un long sceptre terminé par un petit carré. Mais que l'on suive les plis et les ornements du costume, on verra qu'ils sont transformés jusqu'à devenir inintelligibles. Roger devait porter sur les épaules la lourde stola, une sorte de pèlerine d'or et de pierreries d'où pendait par devant et par derrière une large bande de brocart également couverte de gemmes. Ces deux bandes sont un souvenir de la longue et pesante écharpe, le )icopo; qu'au temps de Justinien les consuls de Byzance faisaient serpenter autour de leur col et de leur taille 1. Les empereurs portaient encore au XIIe siècle cet antique ornement, aussi bien que la stola plus rigide : le roi Roger lui-même, sur la mosaïque de la Martorana, a revêtu la longue écharpe qui, après avoir tourné tout autour des épaules, descend derrière le dos, passe sous le bras droit et vient reposer sur l'avant-bras gauche.

Le dessinateur de l'émail de Bari a appliqué sur la tunique la bande antérieure de la stola qui devait rester flottante et en a fait un laticlave réuni en haut et en bas à un large galon posé horizontalement. L'autre bande, plus longue, qui traînait par derrière, quand le souverain s'avançait au milieu de sa cour, a été transformée d'une manière bien plus étrange. On comprend très bien la disposition de la stola sur le modèle de dessin byzantin qui aura été communiqué à

Monreale, et, dans les collections de la Cava, une bulle d'or au bas d'un acte de 1130, qui porte la signature du roi Roger en grec : Toy^pCoç èv Xpurrâ -rôi 6sw EÔCE^Ç -/.paTcuô? 'p'fé -ûv XpioTiavwv POY]6ÔÇ (Ibid., pl. I, nos 11 et 13).

1. Pour l'origine romaine et la transformation de cet ornement, voir la savante étude de Mgr J, WILPERT, Un Capitolo di storia del vestiario (L'Arte, t. 1er, 1898, p. 89 et suiv.).


86 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

l'ouvrier. Le roi a ramené la bande traînante sous son bras droit et l'a passée ensuite sur le bras gauche, à demi plié pour soutenir le globe, comme faisait le basileus de Byzance quand il devait s'asseoir sur son trône. Cette manière de porter la stola rappelait directement l'arrangement de l'écharpe consulaire. Sur les bulles à l'effigie de Roger, le bout de la longue bande alourdie par ses appliques d'orfèvrerie retombe derrière le bras gauche, parallèlement au corps. L'émailleur n'a pas compris la disposition compliquée de cet ornement oriental : il a bien fait passer la bande de la stola en travers de la tunique; mais, au lieu de la laisser pendre le long du corps, il l'a rattachée à un vêtement imaginaire, qu'il serait impossible de réaliser, et il a terminé une bande de brocart épaisse et raide en un ample et souple manteau, comme en pouvait porter un roi d'Occident.

Ainsi tout en respectant l'attitude des deux personnages qu'on l'avait chargé de reproduire, l'artisan a fait de saint Nicolas le portrait d'un évêque de son pays et a traduit le costume byzantin du roi de manière à montrer clairement que jamais il n'avait rien vu de semblable. Toutes ces anomalies singulières se résoudront dans cette conclusion très simple: l'émail de Bari a été exécuté en France, d'après des documents envoyés de Sicile ou d'Italie. En reconnaissant dans cette plaque un travail fait de loin pour l'étranger, il me semble qu'on s'explique encore plus aisément la substitution du travail sommaire de la gravure sur cuivre au travail minutieux du faux cloisonné, ainsi que la ressemblance singulière de l'émail commandé au temps du roi Roger avec les ouvrages économiques que les ateliers limousins fabriqueront à la grosse pendant le XIIIe siècle. L'ouvrier sachant qu'il travaillait « pour l'exportation » a cherché les moyens les plus simples pour lui de produire l'effet voulu ; il a augmenté le champ laissé au cuivre doré, en réduisant le nombre des émaux multicolores, et il ne s'est pas astreint, comme fera quelques années plus tard l'auteur de la plaque de Geoffroy Plantagénet, à suivre les détails minutieux d'une technique difficile, qui déjà peut-être à cette date était réservée aux seuls ouvrages de luxe, capables d'affronter l'examen des experts.


L'ÉMAIL DE SAINT-NICOLAS DE BARI. 87

IV

La plaque du Ciborium de Saint-Nicolas n'est pas d'ailleurs le seul émail de Limoges qui soit encore conservé dans l'Italie méridionale. Sans parler des reliquaires de la cathédrale de Girgenti que je n'ai pu me faire montrer, ni de la statue et des reliquaires de sainte Agathe, rapportés en 1376 d'Avignon à Catane 1, il existe à Naples, au Mont-Cassin, en Pouille et à Bari même d'autres pièces dont l'origine limousine ne peut faire aucun doute, et dont plusieurs ont déjà été citées par MM. de Linas 2 et Enlart 3.

Les quelques objets en émail champlevé disséminés dans les vitrines du musée de Naples, une pyxide, deux crosses de travail commun, n'offrent pas d'intérêt pour l'histoire, puisqu'on ignore par quelles mains ils ont passé avant d'entrer au Musée Bourbon. Quelques pièces ont été apportées dans le royaume de Sicile au temps des Angevins, entre autres la cassette limousine du XIIIe siècle, que le MontCassin conserve comme un legs du cardinal Bertrand de la Tour, abbé de San Benedetto de Capoue et de Sant'Angelo in Formis, qui mourut en 13334. Une très élégante volute de crosse en émail de Limoges, que l'on peut voir également dans le trésor vingt fois pillé du célèbre monastère, passe pour avoir été achetée vers 1375 par l'abbé Andréa de Faenza 3.

La sacristie de l'église San Sepolcro de Barletta contient une colombe

1. E. MÜNTZ, Giovanni di Bartolo da Siena (Archivio storico italiano, année 1888 ; p. 19 du tirage à part).

2. OEuvres de Limoges conservées à l'étranger.

3. Art. cité. Cf. le livre du même auteur, Origines françaises de l'architecture gothique en Italie; Paris, 1894, in-8°; p. 308.

4. CARAVITA, I Codici e le Arti a Monte Cassino, vol. 1er, p. 348. Les sujets représentés sur cette cassette, qui n'a pas plus de 20 centimètres de long sur 12 de haut, sont : le Christ entre les quatre symboles des Évangélistes, l'Adoration des Mages et la Fuite en Egypte, la Nativité, la Crucifixion.

5. CARAVITA, vol. 1er, p. 343.


88

MONUMENTS ET MÉMOIRES.

eucharistique, une croix d'argent doré à filigranes sur un pied de cuivre émaillé, et un curieux reliquaire de forme pyramidale orné de figures champlevées avec les têtes en relief : ces trois pièces sont de remarquables spécimens de l'orfèvrerie et de l'émaillerie limousines. La présence d'objets d'art français n'étonnera pas dans une église de pure architecture française comme celle que les chanoines du SaintSépulcre se sont fait bâtir en Pouille 1. Barletta, où les ordres militaires et hospitaliers de la Syrie latine avaient fondé, dès le XIIe siècle, des établissements importants, fut, jusqu'au XIVe siècle une ville à demi orientale et française. Une tradition locale, d'accord avec le style des objets du trésor, donne même le nom du prélat français qui aurait apporté en Pouille la colombe, la croix et le reliquaire : ce serait le dominicain Rodolphe qui, après la prise de Ptolémaïs et la perte définitive des Lieux Saints, fut encore nommé patriarche de Jérusalem, et reçut la consécration à Paris en 12942. Il fut destitué par le pape Boniface VIII et vint mourir à Barletta dans la maison des chanoines du Saint-Sépulcre qui, malgré sa disgrâce, le reçurent comme leur patriarche 3. A côté d'oeuvres limousines dont la présence doit s'expliquer par l'histoire d'une église ou d'un prélat, il est venu en Pouille, au commencement du XIIIe siècle et à la fin du XIIe, des objets émaillés de provenance française qui ont été apportés par le commerce ou envoyés par quelques dévots. Nous savons par un document de 1197 qu'un juge impérial de Bisceglie donna dans cette année même à l'église Santa Margherita qu'il venait de fonder « deux plaques dorées de travail limousin4».

1. G. ENLART, Origines de l'architecture gothique en Italie; p. 165-176.

2. Oriens Christianus; t. III, col. 1263. — G. REY, les Familles françaises d'Outre-Mer, de Du Cange; Paris, 1869, in-4°; p. 734.

3. A. PROLOGO, Rossegna Pugliese; t. II, année 1885, p. 167. Cf. GIOVENE, Kalendaria vetera aliaque Monumenta ecclesiarum Apuliae et Japygiae; Naples, 1823. — En 1291 le Français Yvon, archevêque de Nazareth, s'était réfugié avec son clergé à Barletta. V. UGHELLI, Italia sacra; t. VII, col. 1023.

4. « Duas tabulas superauratas de labore Limogiae »> (UGHELLI, Italia sacra; VII, col. 942). Ce texte est connu depuis longtemps, mais Ardant et Verneilh qui l'ont cité, l'un en 1857, l'autre en 1860, n'ont pas su traduire le nom latin de Bisceglie, Vigilia, et ils ont inventé une ville de « Veglia », dont le nom a été reproduit par d'autres.


L'EMAIL DE SAINT-NICOLAS DE BARI. 89

Enfin la couronne votive du commencement du XIIIe siècle, décorée d'émaux grossiers, que l'on voit encore dans le trésor de Saint-Nicolas de Bari, est un objet de dévotion à bon marché, comme les ateliers de Limoges en exportaient par douzaines 1.

J'ai dû citer cette série d'émaux limousins retrouvés dans l'Italie méridionale, ne fût-ce que pour montrer que l'émail de Bari ne saurait y être rangé. Non seulement il est plus ancien d'un demi-siècle que les deux plaques aujourd'hui perdues de Bisceglie, mais, au lieu d'avoir été apporté dans les bagages d'un prélat ou dans les caisses d'un marchand, il a été exécuté sur commande.

Pour expliquer que le roi Roger lui-même, le grand prieur de la basilique ou quelque autre ait eu l'idée de s'adresser à un orfèvre français, quand on avait à Palerme des émailleurs grecs, il sera facile d'invoquer les rapports que les pèlerinages et le commerce avaient établi entre Bari et Limoges. On pourra se souvenir que si le moine Etienne de Muret est représenté sur une des plaques émaillées qui proviennent de son tombeau en conversation avec saint Nicolas 2, c'est pour rappeler qu'il était allé dans sa jeunesse visiter à Bari les reliques dont la renommée miraculeuse s'était répandue dans l'Europe entière peu d'années après leur translation 3.

Il n'en reste pas moins vrai que l'émail de Bari, si l'on doit, comme je le pense, y reconnaître un ouvrage français, est de beaucoup la plus ancienne oeuvre de Limoges qui ait été exécutée sur un sujet donné, pour l'étranger. Ce seul fait donnerait à la plaque que nous avons étudiée un intérêt remarquable. Mais il y a plus. L'émail de Bari est aussi, parmi les pièces que l'on doit attribuer à Limoges, la plus ancienne où triomphe le procédé simplifié des figures champ1.

champ1. DE MONTAULT, Revue de l'Art chrétien; 1884, p. 457. M. Enlart a donné un bon croquis de cette couronne dans son article déjà cité (l'Art, 1896).

2. La plaque porte cette inscription en dialecte limousin : « Nicolaz ert parlan am en Eteve de Muret. » Voyez RUPIN, l'OEuvre de Limoges, p. 97.

3. TEXIER. Essai historique et descriptif sur les Émailleurs et les Argentiers de limoges, (Mémoires des antiquaires de l'Ouest), Poitiers, 1843, in-8°, p. 75, — Cf. COLLIN, Histoire sacrée de la vie des saints principaux du diocèse de Limoges; Limoges, '1672, in-4°, p. 48.

TOME VI, 12


90

MONUMENTS ET MÉMOIRES.

levées et gravées sur fond émaillé. Enfin, antérieure de quelques années aux plaques funéraires de Geoffroy Plantagenet et de l'évêque Euger, la plaque du Ciborium de Saint-Nicolas serait le premier émail de Limoges qui représentât des figures en pied, le premier qui eût droit au nom d'oeuvre d'art.

Ce curieux monument de l'histoire des Normands d'Italie devient ainsi un document de la plus haute valeur pour l'histoire des arts en France, vers le milieu du XII° siècle.

EMILE BERTAUX.

FIG. 4. — Chapiteau d'une des colonnes du Ciborium.


IVOIRE BYZANTI

DE

L'ANCIENNE COLLECTION BONNAFFÉ

PLANCHE VII

Au mois de septembre de l'an dernier, j'ai fait passer sous les yeux des membres de la section byzantine du Congrès des Orientalistes de Paris un monument byzantin que je crois inédit. C'est une plaque rectangulaire d'ivoire sculpté, probablement un feuillet de triptyque portant une image du Crucifiement. Elle faisait partie de la collection Bonnaffé (n° 246 du Calalogue 1) vendue à l'Hôtel des Ventes au mois de mai 1897. Je dois la photographie que je publie aujourd'hui à l'obligeance de M. Bonnaffé. Ce bel échantillon de l'art byzantin à son apogée me semble dater de la première moitié du XIe siècle ou des dernières années du Xe. Dans un cadre orné à sa partie supérieure de palmettes en forme de lis, sous un dais ajouré en forme de coupole richement sculptée, supporté par deux colonnes à six pans également ajourées, on aperçoit le Christ sur la Croix entre les sigles accoutumés. Deux anges figurés en buste assistent le Rédempteur. Celui-ci porte la barbe et les cheveux longs. Ses pieds reposent sur un large suppedaneum. Ses cuisses sont enveloppées

1. Catalogue des objets d'art et de haute curiosité, etc... de la Collection E. Bonnaffé, vente, hôtel Drouot, 3-6 mai 1897.


12 MONUMENTS ET MEMOIRES.

d'une pièce d'étoffe. A ses côtés, mais au-dessous de lui, sont placés debout la Vierge et saint Jean, dans une attitude douloureuse, d'une exécution charmante qui rappelle les plus belles oeuvres des primitifs italiens. Les sigles de leurs noms sont inscrits au-dessus. Au-devant du pied de la Croix, trois soldats à longue barbe, à longue chevelure bouclée, accroupis, vêtus à l'antique, sont représentés en proportions bien moindres. Deux sont armés d'épée. Ils se partagent les vêtements du crucifié ainsi que l'indique l'inscription o AIAM(€)PICMO(C), le Partage. C'est la première fois que je rencontre cette représentation sur un ivoire d'origine byzantine. Mais ce qui donne à celui-ci un caractère bien autrement intéressant, c'est la présence tout au bas de la plaque d'ivoire, au pied de la Croix, d'un personnage couché, demi-nu, portant la chevelure et la barbe abondantes, très semblable à un dieu antique, revêtu d'un simple manteau jeté sur les cuisses. Le pied de la Croix sort de ses entrailles. Du bras gauche, il soutient le Bois sacré. Le bras droit appuie sur la hanche. Une inscription placée au-dessus est ainsi conçue : o CTPOC (pour CTAYPOC) CMrTAreic 1 eN TI KOIAIA TOY AAOY, La Croix plantée (fichée) dans le ventre d'Hadès.

Cette représentation est bien curieuse. L'Hadès figure ici sous la forme humaine qu'il revêt dans quelques miniatures byzantines de la même époque, « Dans certains psautiers byzantins désignés sous le nom de psautiers du type « Chloudov », m'écrit à ce sujet M. Millet, l'Hadès est à maintes reprises figuré par une sorte de géant. Dans l'un d'eux même, conservé au couvent du Pantocrator au mont Athos, le Christ foule aux pieds l'Hadès ainsi représenté lorsqu'il descend aux Limbes pour ressusciter les justes 2.

" D'ordinaire la Croix est plantée sur le Golgotha où l'on aperçoit dans une petite caverne une tête de mort, le crâne d'Adam que le sang du Christ arrose pour laver sa faute. Ici le symbole est tout autre. D'après l'Évangile apocryphe de Nicodème, le Christ, descendu

1. 'EiAirayeCç, participe aoriste second passif d'èiMciîyvuju.

2. Cf. G. MILLET, Mosaïques de Daphni (Monuments Piot, t. II, 189S, p. 9 du tirage à part).


IVOIRE BYZANTIN. 93

aux Limbes, ressuscita les justes par la vertu de la Croix; la Croix triompha de la mort. C'est pour cette raison qu'elle est ici plantée dans le flanc d'Hadès qui la personnifie.

« On ne connaît pas d'autre exemple d'Hadès figuré au pied de la Croix; mais on y rencontre parfois un dragon ou un serpent, autre symbole de la mort que la Croix a vaincue. »

La hauteur de la plaque d'ivoire est de 127 millimètres sur 88 de largeur. Le travail en est vraiment d'une extrême beauté. Je ne me souviens pas d'avoir rencontré ivoire byzantin d'un plus superbe caractère. L'attitude de la Vierge et de saint Jean est admirable de piété et de douleur. Les draperies sont exquises, du plus beau dessin, de l'exécution la plus fine.

Je signalerai en terminant un rapprochement intéressant : un ivoire de la collection Chalandon, de Paris, sur lequel est sculptée une Descente de Croix, ivoire que j'ai fait figurer à la page 201 de mon Épopée byzantine, en l'attribuant par erreur à la Collection Trivulce, de Milan, présente avec celui que je publie aujourd'hui la plus frappante analogie. M. Mobilier l'a déjà publié en vignette dans le tome III du présent recueil (p. 126) ; j'en donne ici, sur la planche en héliogravure ci-jointe, une reproduction d'après une photographie que M. Chalandon a bien voulu m'autoriser à faire exécuter. Non seulement l'art admirable est exactement semblable, mais certains détails, comme par exemple le dais ajouré à colonnes, sont identiquement pareils; ce dais ajouré avec colonnes identiques figure, du reste, sur plusieurs autres ivoires byzantins de la belle époque. Les dimensions ne sont malheureusement pas tout à fait les mêmes. Mais si l'on ne peut, pour cette raison, soutenir que les deux plaques appartiennent au même monument, il est du moins presque certain qu'elles sont contemporaines et ont vu le jour dans le même atelier.

GUSTAVE SCHLUMBERGER.



LES STATUES

DE

SAINTE ANNE, SAINT PIERRE ET SAINTE SUZANNE

(MUSÉE DU LOUVRE)

PLANCHES VIII ET IX

Ces trois statues, récemment acquises par le Musée du Louvre, étaient déposées depuis plus de cinquante ans dans le cloître de l'ancien prieuré génovéfain de Chantelle, dépendant du château dont une communauté de religieuses bénédictines, érigée en abbaye le 12 septembre 1890 par le pape Léon XIII, occupe aujourd'hui les ruines. Une lettre du curé de Chantelle, écrite six jours après leur exhumation et qu'il nous paraît utile de citer tout entière, relate, comme il suit, les circonstances de la découverte 1.

Chantelle, 23 février 1845.

Une découverte précieuse vient d'être faite ces jours derniers à Chantelle. Ce sont trois statues colossales en pierre d'Apremont et qui ont dû être exécu1.

exécu1. L'Art en province, Moulins, in-4°, t. VIII, p. 139. La planche XII du même volume reproduit un médiocre dessin de ces trois statues. On en trouve d'autres croquis dans les


96

MONUMENTS ET MÉMOIRES.

tées par des maîtres habiles. Elles ont été trouvées par un effet du hasard sous le dallage de la sacristie de l'ancienne église des Génovéfains.

La première, et la plus belle sans contredit, représente sainte Anne instruisant la sainte Vierge. Il y a dans le maintien de cette mère quelque chose de divin; elle médite un mystère; elle prépare son enfant aux grandes destinées qui lui sont réservées. Malheureusement, il manque la moitié de la figure à la Vierge; mais ce qui reste est ravissant de candeur et de modestie. La deuxième est saint Pierre, luxueusement drapé; sur la bordure de son manteau est une légende en lettres onciales; sa pose est des plus majestueuses. Cette statue, sauf le poignet gauche qui a été enlevé, n'est presque pas détériorée. La troisième qui est la plus mutilée est une jeune et belle femme, en turban oriental, toute couverte de perles, de colliers, de bracelets; une chaîne de fer presse sa taille et descend jusqu'à terre; un livre est dans ses mains; son regard est calme, sa figure douce et résignée ; c'est à mon avis la chaste Suzanne traduite devant le peuple de Babylone. Voilà, du reste, sur quoi je base mon opinion, car il n'y a aucune inscription, ni sur celle-ci, ni sur les autres.

Je fais remonter ces trois chefs-d'oeuvre au commencement du XVIe siècle. Anne de France, épouse de Pierre II et mère de Suzanne de Bourbon, les aurait fait sculpter en l'honneur des saints et saintes dont elle, son mari et sa fille portaient les noms. C'est absolument la même pierre que le cloître du couvent de Chantelle, bâti par cette princesse, le môme luxe d'ornementation; c'est le style flamboyant dans tout son éclat.

Maintenant vous m'allez demander comment ces trois morceaux qui paraissent avoir quelque valeur peuvent avoir été ensevelis et oubliés de la sorte. Deux versions circulent dans le public sur ce point. Un fait certain d'abord, c'est qu'ils ont disparu avant 1793. Aucun des anciens ne se rappellent les avoir jamais vus. Les uns pensent qu'ils ont été enfermés à l'époque des guerres religieuses pour les soustraire à la fureur des Calvinistes qui vinrent jusqu'aux portes de Chantelle. Mais l'opinion qui me paraît la plus favorable, bien qu'elle soit terriblement prosaïque, c'est que les statues ont été placées là par quelques vandales tout bonnement pour s'en débarrasser. C'est, du reste, un vieux chroniqueur de l'endroit qui m'a raconté ce fait. Un des prieurs de Chantelle, vers le milieu du siècle dernier, fit démolir l'ancien portail de l'église pour y substituer un mauvais portique qui n'est même pas encore achevé. Les trois statues en question décoraient le portail. Comme elles avaient d'assez graves mutiarchives

mutiarchives la Commission des monuments historiques et au Cabinet des estampes, dans la Topographie de l' Allier (Va 6 + n° 33). Ce dessin est accompagné d'une note manuscrite résumant la lettre du curé de Chantelle et exprimant le voeu que ces statues soient « tirées de l'oubli où il'est à craindre qu'elles n'achèvent de se détruire ».


STATUES DE SAINTE ANNE, SAINT PIERRE ET SAINTE SUZANNE. 97

lations, et qu'à cette époque on tenait fort peu aux belles conceptions du moyen âge, alors on aurait sans plus de façon retranché nos trois personnages du nombre des vivants. Aussi, la chronique du pays dit-elle que le prieur mourut dans l'année pour avoir enterré les saints. Et il le méritait bien, je vous jure, car ni dans les vieilles cathédrales, ni dans les plus riches contrées je n'ai rien vu de mieux.

Quelques critiques ont cru au premier abord que ces statues étaient des personnages de la maison de Bourbon. Je crois pouvoir affirmer le contraire, les pieds étant nus, preuve caractéristique des sujets de sainteté. Et puis, elles n'ont aucune ressemblance avec les célèbres portraits de Guirlandaïo, que tout le monde va admirer dans la cathédrale de Moulins, ni enfin avec ceux qui figurent sur les tombeaux de Souvigny. Agréez, je vous prie...

BOUDANT, Curé de Chantelle.

Le même auteur, écrivant quelques années plus tard l'Histoire de Chantelle, revient à plusieurs reprises sur ces statues. Après avoir rap pelé les circonstances dans lesquelles Anne de Beaujeu vint, au mois de décembre 1489, prendre possession de son nouveau duché, il ajoute : « Sous l'influence d'une si puissante suzeraine, Chantelle sera bientôt transformé. Le vieux castel du temps des premiers sires reçut des proportions considérables ; son périmètre fut porté jusque sur les bords du ravin 2. Du côté de la ville, on vit se poser trois tours majestueuses qui prirent les noms de leurs puissants fondateurs, tour Saint-Pierre, tour Sainte-Anne, tour Sainte-Suzanne. Suzanne était le nom de cette fille qui sera mariée au fameux connétable... Sur le front de ses tours furent placées, dit-on, trois statues colossales; ce sont les mêmes qui ont été trouvées dans les fouilles du château 3. »

D'après cette nouvelle version, ce n'est donc plus du portail de l'église, mais des tours du château que proviendraient les trois statues

1. Histoire de Chantelle, par l'abbé BOUDANT, curé de Chantelle et chanoine honoraire de Moulins, etc., Moulins, 1862, in-4°.

2. Le ravin de la Bouble qui coule en torrent, dans un lit encaissé, au pied des remparts du château.

3. Loc. cit., p. 53.

TOME VI. 1 3


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MONUMENTS ET MÉMOIRES.

découvertes « par des manouvriers le 17 février 1845, sous les dalles de la sacristie neuve ». Il est vrai que, dans un autre passage du même livre, on revient à la première hypothèse. « L'antique et seigneuriale basilique de Chantelle a subi d'importantes modifications... La plus considérable remonte à 1620. Les Jésuites du collège de Moulins venaient, par un édit royal (1614), d'être mis en possession du prieuré de Chantelle. Une restauration complète du saint monument dut signaler leur avènement parmi nous. Malheureusement, cette restauration fut mal comprise. D'abord une sacristie neuve encombra la cour conventuelle et masqua l'un des transepts. Trois statues colossales (saint Pierre, sainte Anne et sainte Suzanne), nobles débris de quelque ouvrier de Michel Colombe, furent sans pitié enfouies sous le dallage de la sacristie nouvelle 2. »

L'abbé Boudant n'a pas pris parti entre les deux hypothèses qu'il a alternativement proposées; mais l'examen des statues elles-mêmes, leurs dimensions 3, les évidements pratiqués dans leur dos permettent d'affirmer qu'elles proviennent bien des trois tours Saint-Pierre, SainteAnne, Sainte-Suzanne, où elles durent être placées conformément à un usage constant depuis le XIVe siècle.

En vertu d'un arrêt du Parlement (27 juillet 1527), le château de Chantelle aurait été démantelé après le procès du connétable; mais l'exécution de la sentence ne fut certainement pas complète, puisque, en 1569, Nicolas de Nicolay, géographe et valet de chambre du roi Charles IX, dans sa Description générale du Bourbonnais 1, constate, à

1. Loc. cit., p. 79.

2. Loc. cit., p. 32. L'abbé Boudant fournit d'autre part (p. 28), sur la construction de la chapelle contemporaine d'Anne de Beaujeu, un document intéressant : « Un manuscrit que le hasard m'a fait tomber sous la main porte que celle (la chapelle) du côté de l'Évangile a été bâtie en 1501, en l'honneur de Monseigneur S. Pierre, par Marsault Rodière, maçon du Roi et du prince de Bourbon, dans laquelle il a fondé une messe tous les dimanches et un libera me. Signé : RODIERE, maçon du roi et de monseigneur le duc de Bourbonnais ; FRANÇOIS DES FEURES, prieur de Banassat et prieur claustral de céans. »

3. Saint Pierre mesure 1m,90 de haut et 0m,63 à la base ; —Sainte Anne, 1m,93 sur 0m,78; - Sainte Suzanne, 1m,88 sur 0m,75 à la base.

4. Description générale du Bourbonnais en 1569 ou histoire de cette province, par Nicolas


STATUES DE SAINTE ANNE, SAINT PIERRE ET SAINTE SUZANNE. 99

chacun des angles, du fort et tant renommé chastel de Chantelle " l'existence des tours et notamment de la tour Sainct-Pierre qui est un très grand et fort édiffice, car dans icelle estoit l'astellier à fondre et faire l'artillerie ». Seul le logis édifié « au-dessus du prieuré par Madame Anne de France, duchesse de Bourbonnais, bien accommodé de plusieurs belles chambres, salles, garderobbes, cabinetz... auquel logis ladicte dame se soulloit tenir » (et où elle mourut le 14 novembre 1522) était ruiné, « par succession du temps et faulte d'habitation et d'entretènement ». Mais tout le circuit de la basse cour et celui du donjon avaient encore leurs fortes et grosses murailles de pierre très dure et plusieurs belles tours et un " portai fort et superbe à veoir, le tout fortiffié et faict du temps de Pierre deuxiesme du nom et sixiesme duc de Bourbonnois et de Madame Anne de France, sa femme, ainsy qu'il se veoit par leurs chiffres et devises qui sont entaillées au-devant du portai et tours et le long des courtines ».

L'oeuvre de destruction fut accomplie sous Richelieu, « Attendu, dit une ordonnance royale de décembre 1633 1, que nous avons ordonné le razement et démolition du chasteau dudit Chantelle, nous leur (aux Jésuites) avons de grâce specialle faict... et faisons don... », et en 1635, d'autres documents établissent le « razement et démolition du chasteau de Chantelle, à l'exception d'une puissante tour appelée la tour Charles».

C'est alors que nos statues furent déposées, non sans subir de graves dommages. On avait enfoui avec elles un amas de débris que nous avons pu recueillir et qui nous ont permis de reconstituer quelques morceaux de la bordure du manteau de saint Pierre 2, un fragment de l'épaule de

DE NICOLAY, publiée et annotée par les soins de M. le comte Maurice d'Irisson d'Hérisson; Moulins, 1875, in-4°. V. p. 75 et suiv. — Une autre édition en 2 vol. in-8., par Vayssières, Moulins, 1889.

1. Archives de l'Allier, D. 48 et D. 78 (communiqué par M. Claudon, archiviste de l'Allier).

2. C'est par erreur que Boudant avait cru discerner une inscription « en lettres onciales » sur la bordure du manteau. Il ne s'agit là que d'un simple ornement, imitant les caractères arabes, comme on en trouve un grand nombre d'exemples au XVe siècle et même au XVIe siècle, dans les tableaux des Écoles flamande, française et italienne et sur quelques statues.


100 MONUMENTS ET MEMOIRES.

sainte Suzanne, et toute la partie antérieure de la petite Vierge; malheureusement, il a été impossible de retrouver les parties manquantes

de sa tête.

C'est en 1489 que le duc Pierre et la duchesse Anne prirent possession de leur nouveau duché ; mais les travaux qu'ils firent exécuter à Chantelle ne commencèrent que quelques années plus tard. On travaillait aux fortifications dès la fin du XVe siècle. Le 21 octobre 1499, une maison nouvellement acquise était affectée au presbytère « au lieu de l'ancien qui avait été appliqué à la fortification du château de Chantelle 1 », et au cours des années 1500, 1501, 1502, 1503, d'autres maisons sont successivement acquises, « au nom de mon dict seigneur et de madame » et démolies « pour l'agrandissement de leur château de Chantelle 2 ». On y travaillait encore en 1506, puisque le 5 avril de cette année (nouveau style), la duchesse de Bourbon fondait « une messe des trépassés en l'église de Chantelle parce qu'on avait trouvé des ossements humains dans une place où elle faisait bâtir 3 ». En 1514, Anne de France achetait encore des maisons « tenant à la grand'salle où est faict le manger du commun », mais à cette époque les constructions étaient finies.

C'est donc dans les premières années du XVIe siècle qu'il faut placer l'exécution de ces trois statues, et leur style est tout à fait d'accord avec les indications des pièces d'archives.

Elles appartiennent à cette école qui, procédant encore des traditions des ateliers franco-flamands, mais touchée déjà par les influences nouvelles de la Renaissance, s'était lentement formée et avait établi son principal foyer sur les bords de la Loire. Si la sainte Suzanne, de style plus archaïque, procède encore du XVe siècle et des écoles septentrionales, le saint Pierre et la sainte Anne se rattachent à l'ate1.

l'ate1. nationales, P. 1362, cote 244.

2. Arch. nat., P. 13162, cote 264.

3. Arch. nat., P. 1376', cote 2637. Voir les Titres et Documents de la maison ducale de Bourbon, publiés par HUILLARD-BREOLLES, continués par LECOY DE LA MARCHE, 1867-1874; 2 vol. in-4°.


STATUES DE SAINTE ANNE, SAINT PIERRE ET SAINTE SUZANNE. 101

lier illustré par le nom de Michel Colombe. Cette École, — assez mal connue encore et qui, selon l'âge, l'origine, la personnalité des artistes combinait par doses inégales les traditions anciennes et les influences nouvelles, — avait commencé de se constituer dans le

Berry comme en Touraine, depuis que, — la cour de France s'étant établie avec Charles VII à Bourges et Louis XI à Plessis-lez-Tours, — le Nord avait perdu sa prépondérance longtemps incontestée et s'ouvrait aux importations ultramontaines plus nombreuses et plus séduisantes.

Pour se rendre compte de l'évolution qui se fit au cours de ces années, décisives dans l'histoire de l'art français, il suffira, parmi beaucoup d'autres monuments, de rapprocher la sainte Anne de Chantelle d'un groupe, très voisin par la composition, — mais par la composition seulement, — conservé aujourd'hui dans l'église du collège d'Autun, provenant d'un édifice antérieur et qu'on peut dater de la seconde moitié du XVe siècle (fig. 1). Le style de la draperie lourde et puisamment brassée révèle assez

l'école bourguignonne telle qu'elle se comporta jusqu'en ses dernières manifestations, par exemple dans les figures du tour du choeur de Sainte-Cécile à Albi. Dans la sainte Anne de Chantelle, la draperie s'est simplifiée. Elle conserve les grands plis pesants qui se continueront longtemps encore dans l'école de Michel Colombe, mais aux cassures plus rares et plus souples, de parti pris plus large et plus calme, d'arrangement plus rythmique. Le visage de la petite Vierge, délicieux d'attention sérieuse, de jeunesse et de naïveté, se rattache

FIG. 1.


102 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

encore au type si fréquent dans les rétables en bois sculpté de l'école flamande et dans un grand nombre de Mises au Tombeau, tandis que la mère, par son élégance fière et grave, rappelle la sainte Anne qui, dans le triptyque de la cathédrale de Moulins, assiste la duchesse

duchesse Bourbonnais. On ne saurait rapprocher utilement de cette admirable figure ni la sainte Anne à peu près contemporaine, conservée aujourd'hui à SaintAndré de Bordeaux, poupine et maniérée, ni aucune des sainte Anne dont l'école champenoise fit au cours du XVIe siècle un de ses thèmes préférés (voir notamment celles de l'hôpital Saint-Nicolas à Bar-sur-Aube, de Jacourt, de Beurey, etc., surtout celle de Sellières [Aube] qui, par l'arrangement de la coiffure et l'expression de la figure, se rapprocherait le plus de la nôtre) 1.

Mais il existe, dans la vieille église cistercienne de la BénissonsDieu en Forez, un groupe, d'exécution un peu inférieure sans doute, mais taillé dans la même

pierre d'Apremont en Berry et dont la sainte Anne est presque une répétition de celle de Chantelle (fig. 2). C'est la même coiffure à plis fins et menus, comme la mode s'en répandit à l'extrême fin du XVe siècle et au commencement du XVIe, avec celle des toiles de lin, dites alors

FIG. 2.

1. Comme disposition du groupe, on pourrait rapprocher la sainte Anne en marbre blanc de Sainte-Colombe-lez-Vienne (Isère). Mais nous ne prétendons pas faire ici l'iconographie de ce type, qui se reproduit à l'infini et va s'affadissant de plus en plus.


STATUES DE SAINTE ANNE, SAINT PIERRE ET SAINTE SUZANNE. 103

toiles de Hollande 1, c'est le même arrangement des belles draperies du manteau, c'est à peu près le même visage. Les ducs de Bourbonnais étaient aussi comtes de Forez, et l'abbé Pierre La Fin qui, dans les dernières années de sa vie, fit exécuter à la BénissonsDieu d'importants travaux de construction et de décoration intérieure, était le frère de cet Antoine La Fin, premier maître d'hôtel de Pierre II que nous voyons figurer dans la " pompe funèbre 2 de Pierre de Beaujeu ». L'abbé de la Bénissons-Dieu vint lui-même à Souvigny « faire la quarantaine » avec Charles de Bourbon, évêque de Clermont, et l'abbé de Bonnefons; et y dit une messe près du tombeau du duc.

Le saint Pierre est à peu près sûrement de la même main que la sainte Anne. C'est le même style des draperies, la même exécution large, souple, élégante des mains. La tête du saint est plus froide et plus conventionnelle que celle de la sainte. On peut en comparer la facture, très minutieuse dans la chevelure et la barbe frisée, d'une part à celle de la tête du Christ et du saint Joseph d'Arimathie de la Mise au tombeau de l'hôpital de Tonnerre (exécutée vers le milieu du XVe siècle aux frais d'Ancelot de Baronfosse) et de l'autre au Père éternel coiffé de la tiare, fragment d'une Trinité retrouvée à la BénissonsDieu et datant des dernières années de Pierre La Fin 3.

La sainte Suzanne serait plutôt l'oeuvre d'un maître, un peu attardé dans les traditions des écoles du Nord, quoiqu'il reste permis d'affirmer qu'elle est bien sortie du même atelier. Les exemples ne sont pas rares à cette époque, surtout dans les " Sépulcres ", de figures exactement contemporaines et sensiblement différentes de style et de facture. Le type de son visage, que l'abbé Boudant appe1.

appe1. le Livres d'Heures d'Anne de Bretagne, les exemples en sont fréquents.

2. Voir l' Ordonnance qui a esté faite et tenue pour l'enterrement et obsèques de très-haut, puissant, illustrissime prince et aussi très-redoubté seigneur monsieur Pierre, duc de Bourbonnais, — dans l'Histoire des ducs de Bourbon et des comtes de Forez, par J.-M. DE LA MURE, éditée par Chantelauze. Paris-Montbrison-Lyon, 1860-1868, 3 vol. in 4°; t. III, Documents, p. 221 et suiv.

3. Voir Ed. JEANNEZ, l'Archéologie et l'Art à l'abbaye cistercienne de la Bénissons-Dieu. Roanne, 1889, in-4°, p. 45 et suiv., et planche hors texte.


104 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

lait " tartare», est celui des Vierges et saintes dont les bois sculptés des écoles de Bruxelles et d'Anvers nous ont conservé tant d'exemplaires et de variétés ; l'arrangement en turban de la coiffure est de la même provenance; on sait assez qu'il se continue longtemps encore dans l'école de Touraine, et se retrouve, comme nous l'avons dit, dans un grand nombre de Mises au tombeau ; une tête, très mutilée mais charmante, conservée au Musée Saint-Jean d'Angers sous le n° 2280 et provenant d'un Sépulcre de l'église Saint-Georges-sur-Loire et une sainte Suzanne du milieu du XVIe siècle conservée à l'église Notre-Damede-Verneuil (Eure) pourraient en être rapprochées. L'ajustement des plis fins du turban et des mentonnières, malheureusement mutilées, nouées en un joli noeud sur la bordure d'orfèvrerie du grand surcot échancré qu'elle porte par-dessus la robe, comme la princesse du bas-relief de Graillon, témoigne des mêmes préoccupations d'élégance que la coiffure de la sainte Anne; mais la facture et l'expression du visage révèlent un tout autre sentiment.

Est-il possible de retrouver le nom du sculpteur ? Nous ne pouvons ici présenter que des hypothèses. Les comptes ne nous ont encore livré le nom d'aucun des imagiers qui travaillèrent pour Pierre de Bourbon et Anne de Beaujeu. Nous savons par une épitaphe relevée par Dubuisson-Aubenay1 à la Sainte-Chapelle de Bourbonl'Archambault, au-dessous d'une des verrières représentant Anne de Beaujeu, Charles de Montpensier et Suzanne de Bourbon, que maître Clément Mauclerc fut « en son vivant maître conducteur et fabricateur du sacré et superlatif édifice de la Sainte-Chapelle de Bourbon, prestre et chanoine prébende en icelle », et de Girardot 2 nous apprend que ce Clément Leclerc ou Mauclerc, « maître de l'oeuvre » de la duchesse de Bourbon aux châteaux de Bourbon-l'Arehambault et de Chantelle, fut appelé à Bourges en 1506 pour donner son avis sur

1. Voir BibliothèqueMazarine, Ms. 4405 (ancien 2694 A), et GÉLIS-DIDOT et GRASSOREILLE, le Château de Bourbon l'Archambault. Paris, 1887, in-4°.

2. Voir Les Artistes de Bourges depuis le Moyen Age jusqu'à la Révolution, par. M. le baron de GIRARDOT. Paris, 1861, in-8, p. 18 à 20.


STATUES DE SAINTE ANNE, SAINT PIERRE ET SAINTE SUZANNE. 105

la reconstruction de la tour septentrionale de la cathédrale qui venait de s'écrouler; mais jusqu'à nouvel ordre, rien ne nous autorise à voir en lui un sculpteur ni à lui attribuer spécialement tel ou tel morceau. Nous connaissons, par un texte précieux, un autre des imagiers de la duchesse Anne. Quand le vieux Michel Colombe signa, le 3 décembre 1511, le marché relatif aux tombeaux de Brou, il y inséra le paragraphe ci-dessous, qui est ici d'un grand intérêt... « Et quant les dicts Guillaume et Bastyen, mes neveux, auront présenté ladicte sépulture en petit volume à ma dicte dame et icelle dressée en sa présence... j'entreprendray volontiers la charge et marché d'icelle faire réduire en grand volume par ledict Guillaume tailleur d'ymaiges et Bastyen masson, lesquels renvoiroy sur le lieu dudict couvent de Bourg-en-Bresse, avecque Jehan de Chartres, mon disciple et serviteur, lequel m'a servi l'espace de dix-huict ou vingt ans et maintenant est tailleur d'ymaiges de Madame de Bourbon et aussi aultres mes serviteurs dont je respondroy de leur science et preudommie et dont je ne penseroy avoir honte ni dommaige 1. »

Il serait bien tentant d'attribuer à Jean de Chartres notre sainte Anne et notre saint Pierre. Mais que savons-nous de sa manière? Rien encore. Il est du moins vraisemblable que, grandi à l'École de Michel Colombe et formé par une longue collaboration avec celui-ci, il s'était, comme Guillaume Regnault, pénétré du style de son maître. Palustre a supposé que les figures d'apôtres du tombeau du duc de Bretagne étaient peut-être de sa façon 2 et l'on pourrait remarquer entre l'attitude et les draperies du saint André de Nantes et du saint Pierre de Chantelle quelque analogie... Mais le rapprochement n'a, en vérité, rien de décisif et, jusqu'à nouvel ordre, il faut se contenter de proposer ce nom comme une possibilité, une vraisemblance même —

encore hypothétique.

ANDRÉ MICHEL.

1. Voir GRANDMAISON, Documents inédits pour servir à l'histoire des arts en Touraine (Tours, 1870, in-8, p. 197).

2. Voir la Renaissance en France, t. III, p. 80 (note).

TOME VI. 14



UN

BUSTE D'ENFANT DU XVIe SIÈCLE

(COLLECTION DE MME LA MARQUISE ARCONATl-VISCONTl)

PLANCHE X

Le buste qui est ici publié n'est pas un monument qui comporte une longue dissertation. Mais si cette oeuvre tout à fait charmante ne peut donner lieu à de longs développements, elle peut cependant à bon droit prendre place parmi les sculptures de la Renaissance française dignes d'être signalées. Si les artistes italiens semblent avoir eu une prédilection très prononcée pour l'étude du type enfantin, il ne paraît pas que les sculpteurs de notre pays aient aperçu dans l'étude de l'homme en formation, pour ainsi dire, un sujet très intéressant grâce à la variété des aspects que présente le développement normal d'un être qui se modifie à toute minute. En dehors des portraits, les artistes du moyen âge et de la Renaissance ont eu maintes et maintes fois, en représentant Jésus ou saint Jean, l'occasion de peindre ou sculpter des enfants; mais, tandis que les Italiens, brisant les formules iconographiques anciennes qui offraient Jésus ou saint


108 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

Jean enfants sous les traits de « petits hommes », cherchaient à étudier de près la nature, la poétisaient tout en la serrant d'assez près et créaient des merveilles en ce genre, Flamands et Français, continuant les traditions du moyen âge ont, dans la plupart des cas, ayant à représenter les mêmes personnages, créé des êtres assez mal venus, ni hommes ni entants : ce ne sont point des êtres arrivés à leur complet développement, mais ce ne sont pas non plus des enfants, car on n'y retrouve guère quelques-uns des caractères principaux qui signalent tout être vivant à son début : la prédominance des chairs, plus ou moins bouffies, sur l'ossature, sur la charpente osseuse qui, sauf pour la tète, généralement hors de proportion, n'est qu'à peine esquissée. On peut donc dire que, au XVe siècle, chez nous, les artistes n'on pas fait une étude particulière de l'enfant. Par contre, au XVIe siècle, deux ou trois artistes ont créé des types, dans cet ordre d'idées, qui leur sont bien personnels. Les enfants ou les petits génies sculptés par Jean Goujon ou les artistes qui ont adopté son style sont reconnaissables à leurs formes un peu exagérées, à leur absence d'anatomie très nettement raisonnée. Quant à Germain Pilon, il paraît avoir désiré serrer de bien plus près la nature. S'il crée, lui aussi, pour son usage, un type conventionnel d'enfant joufflu dont les plus charmants exemples et les plus caractéristiques aussi accompagnent les écussons qui décoraient le tombeau de la famille Birague, aujourd'hui au Louvre, néanmoins, parfois, il porte dans l'étude de la physionomie enfantine la même conscience que dans l'étude du type humain entièrement fait; il essaye, et combien plus difficile est la tâche, de rendre avec la même conscience et la même sincérité le masque d'un Birague ou la physionomie toute naïve d'un enfant en bas âge : un buste d'enfant en marbre que possède le Louvre et que des reproductions de toute sorte ont véritablement popularisé est l'exemple le plus typique qu'on puisse citer de cette recherche du grand sculpteur que fut Pilon.

Sans sortir du Louvre d'ailleurs, on peut se convaincre par une charmante figure d'enfant en pierre, un Enfant Jésus probablement,


UN BUSTE D'ENFANT DU XVIE SIÈCLE. 109

destiné à prendre place dans une crèche, figure qui a été attribuée à Ligier Richier, sans que d'ailleurs cette attribution puisse être considérée comme certaine, que Pilon ne fut point le seul à étudier la physionomie des enfants, à chercher à en rendre la particulière anatomie. Là encore nous retrouvons les traces d'une étude consciencieuse non seulement de la tête, mais de tout le corps, résumée avec une souplesse et une habileté étonnantes. De telles créations sont tout à fait comparables aux représentations de l'enfant telles que les avaient conçues les Florentins du XVe siècle.

Mais ce morceau, tout adorablement caressé qu'il soit, est cependant une oeuvre inférieure au buste d'enfant de Pilon : il a encore quelque chose de conventionnel, et c'est en cela qu'il se lie étroitement aux oeuvres italiennes, parce que l'artiste n'est point tenu d'y faire un portrait, mais se peut contenter d'une représentation tout à fait idéale de l'enfant. Dans le buste de Germain Pilon, tout au contraire, le sculpteur qui, lui aussi, avait conçu un type conventionnel de l'enfant, a dû se faire en quelque sorte violence pour reproduire non son idéal, mais un portrait ; s'il a pu idéaliser certaines parties de son modèle, donner plus d'acuité au regard, plus de fermeté à la bouche que n'en comporte généralement la physionomie d'un enfant, il a dû néanmoins observer l'exacte configuration du crâne au front proéminent et mille imperfections de l'être en formation que les sculpteurs de la Renaissance italienne ont en général impitoyablement sacrifiées. Là où ses illustres prédécesseurs avaient donné une forte entorse à la vérité au nom des principes d'un idéal qu'il considéraient comme sacré, Pilon au contraire s'est efforcé, sans verser dans un naturalisme outré, de rendre la nature avec une scrupuleuse fidélité; il a voulu représenter un enfant en particulier et non l'enfant, type synthétisé, embelli, mais amoindri aussi dans l'expression de la forme que rêvaient les Italiens.

Le buste de la collection Arconati-Visconti nous paraît présenter précisément quelques-unes des qualités du buste du Louvre : l'enfant y est rendu d'une manière agréable, mais sans que le sculpteur ait


110 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

cherché à dissimuler certains des défauts de toute figure enfantine. C'est un portrait et non un enfant quelconque; on y sent la préoccupation de l'exactitude et de la ressemblance.

La planche qui accompagne ces lignes dispensera de faire une longue description de l'oeuvre qui est représentée sous deux aspects, de profil et de face 1; elle rend inutile aussi un minutieux examen du costume, petite robe, à décolletage simulé, munie d'une fraise de médiocre dimension, décorée de dentelles ou plutôt de broderies qui en contournent tout l'empiècement. Les manches de la robe, légèrement épaulées, paraissent être d'une riche étoffe, de soie probablement, brodées et taillées. L'ornement des manches se retrouve sur le bonnet ou béguin qui recouvre la tête et d'où s'échappent des mèches de cheveux soigneusement frisées. Tous les détails de ce costume moitié enfantin, moitié féminin indiquent assez clairement la date de son exécution : 1570 à 1580 environ.

La physionomie, quant à la forme, semble indiquer que nous avons là le portrait d'un enfant de trois à quatre ans tout au plus ; je ne parle pas de l'expression qui, incontestablement, est un peu plus vieillotte que cet âge, car c'est là un défaut inhérent à presque tous les portraits de ce genre. L'expression, très vivante, est encore avivée par l'indication de l'iris et de la pupille soigneusement tracés par le sculpteur. Le front est encore proéminent comme chez un tout petit enfant, mais sans excès ; on y sent déjà la direction générale que prendra l'os frontal dans son développement définitif, une forme légèrement fuyante. Quant au nez très légèrement relevé, parvenu à son développement normal, il sera long; par contre, le menton, si l'on en juge par l'ossature des mâchoires, grandira sans doute, mais ne changera point de galbe en changeant de volume, il demeurera un peu avalé et peu proéminent.

A quelle école, étant donnée l'époque à laquelle il a dû être exécuté, peut-on attribuer ce portrait? A l'école française incontestable■1.

incontestable■1. : 0m,29. Largeur : 0m,28. Le dessous du buste n'est pas évidé.


UN BUSTE D'ENFANT DU XVIE SIÈCLE. 411

ment. C'est une opinion qu'on ne peut mettre en doute. Dans cette école, s'il fallait prononcer un nom, on serait, comme en toute occasion semblable, fort embarrassé; pour désigner un atelier, on le serait moins; j'imagine que, si on examine la façon dont sont traités les yeux, la façon dont sont sculptés les petits frisons qui garnissent le front et les tempes, c'est le souvenir de l'atelier de Germain Pilon qu'éveillent ces détails techniques, sensibles surtout, je ne fais pas de difficultés de l'avouer, pour ceux qui ont pu examiner l'original. C'était aussi le sentiment de ceux qui eurent pendant de longues années le loisir d'examiner ce buste dans la collection Bonnaffé 1, dont il fît partie avant d'entrer en la possession de Mme la marquise Arconati-Visconti.

J'ai déjà eu l'occasion de dire un mot de cette oeuvre charmante 2 et, en en vantant les délicatesses, je me suis fait l'écho, non seulement de ceux qui y voulaient reconnaître une oeuvre de Pilon, mais encore de ceux qui y cherchaient le portrait d'un personnage connu. J'avoue que, si la première partie de cette proposition me semble toujours acceptable, je n'oserais pas être affîrmatif pour la seconde. J'émets, comme l'an dernier, une hypothèse et rien de plus.

Dans ce si curieux manuscrit dont le Louvre fit en 1865 l'acquisition à la vente de la duchesse de Berry, dans le Livre d'heures de Catherine de Médicis écrit ete nluminé pour la reine mère, entre les années 1584 et 1589, ainsi que je l'ai démontré 3, figure deux fois aux feuillets 182 et 196 un portrait de petite fille que l'annotateur du XVIIe siècle qui s'est chargé de désigner tous les personnages figurés dans le Livre indique comme étant la fille de Charles IX et d'Elisabeth d'Autriche. Bien que ces annotations renferment quelques erreurs, il n'y a aucune raison de révoquer en doute leur affirmation en ce qui concerne ces portraits. En fait, on ne voit pas bien quel enfant du sexe féminin Catherine aurait eu quelque intérêt à faire représenter en dehors de la petite Marie-Elisabeth. Il convient en outre de

1. Vente de 1,897, n° 233 du Catalogue de la vente.

2. La Collection Bonnaffé, Gazette des Beaux-Arts, 3e période, t. XVII (1897), p. 339.

3. Notice des émaux de l'orfèvrerie ; Supplément, n° 978, p. 587 et suiv.


112 MONUMENTS ET MEMOIRES.

remarquer que ces deux portraits, — ou a reproduit ici celui du feuillet 182, et le second est le même portrait retourné — font partie de la décoration originale du Livre et n'ont point été ajoutés après coup comme c'est le cas pour beaucoup des miniatures, quelques-unes fort remarquables, qu'on y rencontre.

Dans la miniature ici reproduite, Marie-Elisabeth est représentée vêtue d'une robe de soie blanche, brodée et ornée de ferrets décorés de perles, à manches de soie rose brodées d'or. Un collier de grosses

perles entoure le cou, caché par un col montant garni de dentelles, et retombe sur la poitrine. Les yeux sont bleus; les cheveux châtain clair relevés sur le front, assez développé, sont à demi recouverts par une coiffure ornée de perles. Une perle en forme de poire pend sur le front ; à l'oreille gauche on aperçoit une boucle formée également d'une perle. Cette gracieuse image, comme la plupart des miniatures du Livre d'heures, s'enlève sur un fond d'azur.

Il serait assurément scabreux et imprudent, à propos de cette image, si parfaite et soignée soit-elle, de se livrer à une dissertation iconographique. Néanmoins, sans excéder les droits de la critique, on peut remarquer que cette figure enfantine présente tous les éléments assez caractéristiques de la physionomie des derniers Valois : nez déjà un peu fort et menton avalé; les joues assurément sont pleines, ce qui donne au visage une apparence un peu ronde; mais on ne peut bonnement s'attendre à trouver chez une petite fille qui ne dépassa pas l'âge de cinq ans (elle mourut le 2 avril 1578) le masque d'un Charles IX ou d'un Henri III, vieilli avant l'âge.

Retrouve-t-on dans le buste ici publié un certain nombre des traits de cette physionomie? J'avoue que, si l'on n'avait d'autre élément de comparaison pour éclairer le débat que les miniatures du Livre d'heures de Catherine, il faudrait se prononcer pour la négative. Un front développé, un menton un peu fuyant, ne constituent pas un


UN BUSTE D'ENFANT DU XVIE SIECLE. 113

signalement suffisamment caractéristique. Mais il y a d'autres oeuvres qu'on peut faire entrer en ligne de compte; et, si on compare le profil de notre buste avec les bustes des Valois, oeuvres de Germain Pilon, conservés au Louvre, tout en tenant compte des différences d'âge, bien entendu, et de sexe aussi, on ne peut s'empêcher de trouver entre ces diverses coupes de physionomie une analogie assez grande. Faut-il en conclure que nous ayons dans ce buste un portrait, à l'âge de trois ou quatre ans, de cette Marie-Elisabeth, reproduite dans le Livre d'heures d'après un portrait datant tout à fait des derniers temps de sa courte existence et offrant par conséquent des traits plus accentués? je n'oserais, pour ma part, l'affirmer. Mais la chose est possible; c'est, je le répète, une hypothèse que j'émets et rien de plus. Et vraiment, même en possession de preuves plus convaincantes, quand il s'agit d'enfants d'un âge si tendre, on ne peut avancer rien d'absolument certain.

Quant à retrouver l'influence de Germain Pilon dans une oeuvre destinée à retracer le portrait d'un des derniers rejetons des Valois, dans une oeuvre qui aurait pu être exécutée à la demande de Catherine, la chose est explicable. Catherine, qui, à en juger par la double image qui décore son livre, eut une certaine prédilection pour MarieÉlisabeth, — il serait trop dur de dénier à la reine mère tout sentiment familial à l'endroit d'une fillette sans importance, — fut pendant de longues années en relations avec le sculpteur, précisément à propos de la fameuse chapelle de la sépulture des Valois, à Saint-Denis, sépulture qui, on le sait, ne fut pas achevée sans encombre, et devait être détruite au siècle dernier.

C'est dans cette sépulture que furent successivement enterrés Henri II, François II, Louis duc d'Orléans, Victoire et Jeanne, les deux « bessonnes » qui sont représentées dans le Livre d'heures, Charles IX et enfin Marie-Elisabeth 1. C'est là qu'ils devaient demeurer jusqu'au

1. Voyez le très intéressant mémoire de M. A. de Boislisle, la Sépulture des Valois, dans les Mémoires de la Société de l'histoire de Paris et de l'Ile-de-France, t. III, p. 241-292.

TOME VI. 15


114 MONUMENTS ET MEMOIRES.

moment où la démolition d'un monument depuis longtemps compromis et tombant presque en ruine fut accomplie. En 1719, le transfert des cendres des Valois fut décidé et leurs tombeaux furent transportés à l'intérieur de l'église abbatiale, où ils devaient se dresser jusqu'à la Révolution. Mais, si j'évoque ici le souvenir de la sépulture des Valois à Saint-Denis, c'est simplement pour rappeler les rapports de Catherine de Médicis avec Germain Pilon. Quant au buste publié ici, il n'y a aucune raison de le considérer comme ayant fait partie d'un monument funèbre.

EMILE MOLINIER.














MONUMENTS ET MÉMOIRES. VI 1898 PL VI

Octave Join-Lambept, del.

LE ROI ROGER ASSISTÉ DE SAINT NICOLAS.

Plaque émaillée de travail limousin sur le Ciborium de la Basilique de Saint Nicolas, à Bari.

Vieillemard et ses fils. Paris. Ernest Leroux. Editeur.



Monuments et Mémoires

VI 1898.Pl VII

IVOIRES BYZANTINS

( N°1 PROVENANT DE L'ANCIENNE COLLECTION BONNAFEÉ ) ( N°2 APPARTENANT A M CHALANDON )

E. Leroux Edit.



Monuments et Mémoires

VI. 1898, PI. VIII

ST PI E R R E ET S TE S U Z A N N E

STATUES PROVENANT DE L'ANCIEN CHATEAU DE CHANTELLE (ALLIER)

E Leroux



Monuments et Mémoires

VI, 1898 Pl IX

STE ANNE ET LA VIERGE ENFANT

GROUPE PROVENANT DE L'ANCIEN CHATEAU DE CHANTELLE ( ALLIER )

E. Leroux Edit



Monuments et Mémoires

VI. 1898. Pl.X

Héliog, Dujardin

Imp. A. Chassepot

BUSTE EN MARBRE D'UNE PETITE FILLE

ART FRANÇAIS DE LA SECONDE MOITIE DU XVIe SIECLE (Collection de Mme la Marquise Arconati Visconti )

E Leroux Edit.



LE

TAUREAU CHALDÉEN A TÊTE HUMAINE

ET SES DÉRIVÉS

PLANCHE XI

Le taureau assyrien à tète d'homme est bien connu par les colosses qui décorent la grande salle asiatique du Musée du Louvre. On sait que ceux-ci proviennent du palais de Sargon à Khorsabad, où ils gardaient les portes principales, mais se présentaient différemment, faisant front au dehors.Ce que l'on ignorait jusqu'ici, c'était la forme originale et première donnée au même type, dans les siècles antérieurs, par l'antique statuaire chaldéenne, par l'école vraiment créatrice dont la sculpture ninivite ne fut qu'une dérivation tardive. Une statuette entrée récemment dans nos collections nationales, à la suite d'une acquisition, vient nous renseigner pleinement sur ce sujet. Notre planche XI met le monument sous les yeux du lecteur; en voici la description 1.

1. Hauteur de la statuette, 0m,10 ; longueur, 0m,14 ; épaisseur, 0m,08.

TOME VI. 16


116 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

I

LA NOUVELLE STATUETTE DU LOUVRE

Le monstre autrefois dompté par Isdoubar est devenu un génie protecteur, mettant sa force au service des dieux et des hommes ; il porte déjà la coiffure à quatre paires de cornes des divinités, mais adaptée simplement sur le bonnet chaldéen et non sur la haute tiare assyrienne. Tout, d'ailleurs, dans cette statuette d'un style superbe, révèle l'art chaldéen de la plus belle époque : les yeux très grands, auxquels manquent seulement les sourcils croisés à la manière archaïque, la face énergique et d'un modelé ressenti, la bouche plutôt bienveillante, les joues séparées par un plan net de la longue barbe carrée, frisée au bout, enfin les deux torsades largement enroulées, qui encadrent la tête avec une majesté vraiment royale et divine. Le corps du taureau couché reste enfermé dans un contour absolument traditionnel ; le modèle s'en retrouve trait pour trait dans le taureau de cuivre de Dounghi et déjà même dans les génisses couchées du vase d'Entéména 1. Seulement, chaque détail, étudié ici avec plus de vérité et de force, communique à l'ensemble une intensité de vie extraordinaire. Il faut admirer la ligne puissante du dos, l'ampleur du poitrail, sur lequel ondule un fanon plantureux, la croupe qui s'aplatit de tout son poids sur le sol, la queue passant sous la cuisse droite pour se relever en cercle sur le flanc de la bête, la souple courbure des genoux et des sabots arrondis. Gomme il s'agit d'une espèce sauvage et fantastique, l'artiste l'a pourvue d'une crinière, qui couvre le cou, descend sur l'échine en une large bande et prolonge jusque sur F arrière-train

1. DE SARZEC ET HEUZEY, Découvertes en Chaldée, pl. 28, fig. 6, Pour le vase d'Entéména, voir, dans les Monuments et Mémoires, vol. II, p. 5, pl. I, la monographie que je lui ai consacrée et particulièrement la figure de la p. 19.


LE TAUREAU CHALDÉEN A TÈTE HUMAINE. 117

ses rangées de frisons symétriquement tortillés. Remarquons, en passant, l'heureuse opposition de couleur entre ces parties matées par le travail de l'outil et le poli noir-bleuâtre des parties lisses. Rien ne laisse encore pressentir, même de loin, la façon particulière de

l'époque assyrienne; pas un trait où ne se montre le style proprement chaldéen.

Déjà, deux fragments d'une figurine en terre cuite vernissée, découverts à Tello par M. de Sarzec, m'avaient permis de prévoir que tel devait être exactement le type original du taureau chaldéen à tête humaine (fig. 1 et 2).

Les Assyriens ne firent que compliquer ce type en y ajoutant des ailes. On y retrouve

retrouve même face avec ses torsades caractéristiques, et, de plus, l'une des pattes repliées de l'animal; l'identité est si complète que l'on pourrait croire à un modèle en argile de notre sculpture.

La base ovale sur laquelle repose

la figure ne porte, par malheur, aucune inscription, et tout renseignement sur le lieu de la découverte nous fait défaut; nous savons seulement que l'objet a passé par le marché de Bagdad. Dans ces conditions, il est très difficile de préciser la date d'une pareille oeuvre. La science n'est pas encore en mesure de classer les renaissances successives par lesquelles a passé l'art chaldéen et babylonien, pendant de longs siècles d'existence. Toutefois, devant cette largeur de style et cette supériorité d'exécution, ce serait faire fausse route, croyonsnous, que de trop s'écarter de la période créatrice, dont nous commençons à peine à entrevoir les limites, grâce à un petit nombre d'ouvrages excellents, comme le taureau de Dounghi, cité plus haut, le dieu agenouillé d'Our-Baou, la tête à turban, la statue


118 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

colossale de Goudéa 1 et les cylindres des rois d'Agadé 2. Lorsqu'une école de sculpture en est arrivée à une réalisation aussi puissante de la vérité et de la vie, elle a bientôt fait d'avoir dans la main le degré d'habileté nécessaire pour rendre aussi le détail avec une souplesse magistrale, telle que nous l'observons, par exemple, dans cette luxuriante chevelure, tout à fait conforme, du reste, au goût de la même haute époque.

On doit aussi tenir compte de la matière, qui est une stéatite noire à reflets bleuâtres, simulant le ton des plus belles sortes de diorite, mais beaucoup plus facile à travailler. La conservation de cette figure serait parfaite, si les oreilles et le nez surtout n'étaient endommagés. Quant à la cavité assez profonde qui est pratiquée au milieu du dos et sur le bord de laquelle on remarque une réparation en ciment noirâtre, imitant la pierre, je ne la crois pas accidentelle. Le taureau à face humaine est par excellence le génie de la force. Dans les palais assyriens, il ne défend pas seulement les portes, il en soutient la voûte.

Quelque chose de semblable devait se passer ici : cette belle statuette couchée n'était qu'un support 3.

J'ai vu un beau cylindre chaldéen où le taureau couché, coiffé de la tiare aux multiples cornes, servait d'appui au pied d'un dieu.

Je serais disposé à croire que le taureau du Louvre soutenait la figure entière de quelque divinité, suivant un usage dont la mythologie chaldéo-babylonienne offre de nombreux exemples. Il ne reste que la partie inférieure de ce groupe ; mais elle permet d'imaginer ce que pouvait être l'originale beauté de l'ensemble.

1. Découvertes en Chaldée, pl. 8 bis, fig. 1 (non encore publiée); pl. 12, fig. 1 ; pl. 9.

2. Surtout le célèbre cylindre de Sargon l'Ancien, avec les taureaux; voir Collection de Clercq, pl. V, fig. 46 et MENANT, Cylindres de la Chaldée, p. 73, fig. 34. Pour les nouveaux exemples de ce style, voir aussi nos Sceaux inédits des rois d'Agadé, dans la Revice d' Assyriologie, vol. Il,-p. 1 et suiv.

3. Le Musée du Louvre possède un bas-relief funéraire palmyrénien, où le buste du défunt est supporté par une tête cornue et barbue ; c'est un souvenir du même symbolisme oriental.


LE TAUREAU CHALDÉEN A TÊTE HUMAINE.

119

II

DÉRIVÉ DU MÊME TYPE EN ESPAGNE

Après avoir étudié dans son milieu d'origine un type de l'art oriental, il est toujours instructif de suivre le chemin qu'il a pu faire,

avec le temps, à travers toute l'antiquité. Je ne m'arrêterai pas à la forme plus complexe, mais suffisamment connue, donnée par les Assyriens au génie à tête d'homme sur un corps de taureau. Il suffira de rappeler que le mot Khéroub signifiant boeuf dans les langues sémitiques, plusieurs bons juges ont pensé que

les figures ailées qui, sous le nom de Khéroubim, décoraient le sanctuaire du temple de Jérusalem provenaient du même type assyrien. Cela prouverait combien cette forme, empruntée à l'art de la Mésopotamie, était alors familière aux habiles artistes de Tyr et de Byblos employés par le roi Salomon. Toutefois la forme ailée n'est pas celle qui s'est répandue en Occident, mais bien la forme aptère, plus simple et plus en rapport avec la première iconographie chaldéenne ; on en jugera par les dérivés dont nous allons maintenant nous occuper.

C'est à l'extrémité opposée de la Méditerranée que se rencontre une des reproductions les plus directes et les plus curieuses du taureau à tête humaine; elle appartient à cette sculpture gréco-phénicienne de l'Espagne, trop longtemps négligée ou méconnue, que je crois avoir

FIG. 3.


120 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

réhabilitée le premier dans l'esprit des historiens de l'art antique 1. Il s'agit, non plus d'une statuette, mais d'une figure en tuf de grandeur demi-naturelle 2, découverte depuis quelques années près de Balazote et transportée maintenant au Musée National de Madrid (fig. 3). Le point d'origine est dans la province d'Albacete, à douze lieues environ du fameux Cerro de los Santos, la mine la plus abondante de ces sculptures. Surpris de l'étrange aspect du monstre de pierre, les habitants l'ont appelé la Vicha, nom d'une bête imaginaire et malfaisante, comme le loup-garou de nos campagnes. Tout le monde y reconnaîtra le taureau couché à face humaine de l'antique Chaldée, tel, à peu de chose près, que nous venons de le décrire. L'attitude et la structure générales de l'animal composite n'ont pas varié : on y retrouve la tête haute et tournée de trois quarts avec tout le poitrail, la longue barbe plate, les pattes repliées de même, la queue relevée en demi-cercle. Les modifications de détail se justifient par des exemples qui appartiennent à l'art oriental et qui sont conformes à son esprit. Ainsi, la tête d'homme a perdu sa coiffure aux cornes étagées ; elle ne garde que les deux cornes naturelles et les oreilles du taureau. A la chevelure manquent aussi les deux torsades pendantes, dont la mode n'est pas constante dans les représentations chaldéennes. Or, par ces simplifications le type ne fait que retourner à sa forme première et courante, à celle qui est communément reproduite par la gravure des cylindres 3. Les yeux, toujours démesurément grands, se sont arrondis et bombés au point de devenir presque hémisphériques ; ils rappellent tout à fait ceux des taureaux de Suse. La queue ne passe plus sous la jambe, et

1. Statues espagnoles de style gréco-phénicien, dans la Revue d'Assyriologie, vol. II. III (1891), p. 96.

2. Hauteur, 0m,90; longueur, 1m,20.

3. On pourra comparer; môme sans quitter le présent recueil, les deux petites figures que nous avons données dans notre mémoire sur les Armoiries chaldéennes, vol. I, p. 18; mais voir surtout le très antique exemple reproduit par MENANT, Cylindres de la Chaldée, p. 64, fig. 30. L'exemple que nous publions ici dans le texte, d'après une empreinte (fig. 4), reproduit exactement le même type, mais dédoublé en deux figures affrontées. Dans cette attitude, le taureau chaldéen porte souvent, agriffé sur son dos, l'aigle à tête de lion, son éternel ennemi. Comparer, à ce sujet, la note de la page 127.


LE TAUREAU CHALDÉEN A TÈTE HUMAINE.

121

elle se termine par un fouet coupé obliquement, détail conventionnel, dont je ne puis citer qu'un second exemple , il m'est fourni par les taureaux sauvages des chasses d'Assour-nazir-habal, sur les bas-reliefs assyriens de Nimroud 1. En somme, la figure est restée tout asiatique, même dans les variantes qu'elle présente. L'exécution sans doute a singulièrement baissé; sans indiquer une époque très ancienne, elle est pauvre, maladroite, entachée de barbarie locale; elle donne l'impression de la bizarrerie, plutôt que de la majesté et de la force. L'intervention du travail grec ne l'a pas ravivée comme dans les plus belles oeuvres de la même

école, le buste d'Elché, par exemple; mais la faiblesse du style n'en laisse que mieux paraître la lointaine reproduction d'un modèle asiatique.

Pour établir l'étroite similitude des deux types, il me suffira de mettre sous les yeux des archéologues, en comparaison

comparaison la planche hors texte qui représente notre taureau chaldéen, un dessin au trait de la figure de Balazote. Il est fait d'après une photographie, qui m'a été communiquée par M. Arthur Engel, à la suite du voyage que je l'avais engagé à entreprendre en 1891, dans la région du Cerro, pour y contrôler l'origine authentique et l'extension de toute cette classe de sculptures. Lui-même en a publié, dans son remarquable Rapport sur sa mission, une réduction héliographique 2. Le trait à plus grande échelle que je donne ici précisera davantage les détails indiqués ci-dessus. J'ai consulté, avec non moins de profit, une autre photographie, rapportée dernièrement par M. Pierre Paris, qui a continué, on sait avec quel succès, les mêmes recherches, et

FIG. 4. — Cylindre chaldéen, d'après une empreinte.

1. LAYARD, Monuments, pl. 11.

2. ARTHUR ENGEL, Rapport sur une Mission archéologique en Espagne dans les Nouvelles archives des Missions scientifiques et littéraires, t. III (1892), p. 196.


122 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

qui les a couronnées en assurant au Louvre l'acquisition de l'incomparable buste de femme trouvé à Elché 1.

Un fait qu'il importe de ne pas négliger, c'est que le taureau de Balazote, bien que sculpté en ronde bosse, n'était pas pour cela une figure indépendante. On y remarque les restes d'une plaque de fond, taillée verticalement dans le même bloc et à laquelle le corps adhérait en arrière. D'après la photographie de M. P. Paris, il est, de plus, manifeste que la tête, séparée du cou par une section horizontale, devait appartenir à une seconde assise. Cette image avait donc un usage architectural; elle gardait la porte ou décorait le tympan de quelque édicule, tombeau ou chapelle consacrée au culte. Par là, elle se rapprochait encore du rôle que les Assyriens attribuaient au taureau à face humaine, en l'associant étroitement à leurs constructions.

Il est certain que les anciens Ibères, suivant en cela l'exemple des Orientaux, multipliaient beaucoup plus que les Grecs, autour de leurs temples, les figures d'animaux et surtout de monstres fantastiques. Taureaux, sphinx, pégases, bons androcéphales abondent parmi les débris du Cerro, comme parmi ceux des fouilles exécutées plus récemment dans la plaine de la Consolation, près de Montealegre 1. Le Musée du Louvre a lui-même acquis deux très intéressantes statues de sphinx ailés à têtes de femmes, provenant de Sax, petite ville de la même région; elles rappellent de près les sphinx de style chypriote, avec un degré de fantaisie en plus 3. Le taureau à tête humaine de Balazote, au contraire, a conservé presque intactes les formes de l'art chaldéo-babyIonien.

1. Le travail principal sur cette découverte, celui de M. Pierre Paris, a été publié dans le présent recueil, vol. III (1897), p. 136. Consulter aussi les articles de M. Paul Jamot, dans la Gazette des Beaux-Arts, 1898, I, p. 239; de M. Ramon Melida, dans la Revista de Archivos, Bibliotecas y Museos, 1897, p. 440. Comparer aussi l'annonce que j'ai faite de la découverte à l'Académie des Inscriptions dans les séances du 24 septembre et du 1er octobre 1897 (Comptes-Rendus, 1897, p. 805).

2. ARTHUR ENGEL, Rapport, pp. 193-195.

3. A cette énumération il faut ajouter aujourd'hui un précieux fragment donné au musée par M. Engel, qui l'a recueilli à Redoban, près d'Orihuela. Ce débris appartient à une tète fantastique, probablement de griffon, décorée d'ornements gréco-asiatiques, très bien exécutés.


LE TAUREAU CHALDÉEN A TÊTE HUMAINE.

123

III

COMPARAISON AVEC LE TYPE GREC D ACHELOUS

Je sais très bien que les Grecs n'ont pas ignoré ce type particulier et que, de leur côté, ils l'ont emprunté à l'Orient. On ne peut douter

qu'il ne fût connu dans leurs colonies de la côte espagnole. Sa présence à Emporion, la principale station phocéenne et massaliote au nord de l'Èbre, est attestée par deux monuments.

C'est d'abord un de ces petits vases grossièrement façonnés en figures d'animaux, comme on en trouve fréquemment dans les

vieilles nécropoles grecques ou orientales. Ici, le corps surmonte a un goulot est presque informe et rappelle, malgré ses trois pieds très

courts, certains vases primitifs en forme d'oiseaux; mais la tête cornue et barbue, aux oreilles détachées, est déjà pétrie vivement à la main, avec le même esprit que certaines maquettes grecques de Satyres et de Silènes archaïques. Je ne connais cet objet que par une photographie que

FIG. 6.

FIG. 5.

M. Pierre Paris a bien voulu me communiquer et que je suis heureux

de pouvoir, grâce à lui, reproduire ici dans le texte (fig. 5 et 6).

Il est plus significatif encore de rencontrer la figure du taureau à

TOME VI.

17


124 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

face virile dans le monnayage même d'Emporion, sur une très petite pièce d'argent qui est d'ailleurs extrêmement rare. Je n'en connais, jusqu'ici, qu'un seul exemplaire bien certain, que j'ai pu examiner au Cabinet des Médaillesd, dans la collection du duc de Luynes (fig. 7). Le taureau androcéphale y est représenté debout de profil, dans un style grec assez avancé. En effet, la monnaie de l'Espagne est toute grecque d'origine, au moins pour le style de la gravure; mais elle n'est pas relativement très ancienne et ne remonte jamais à l'époque du véritable archaïsme.

On ne doute plus aujourd'hui que les représentations des luttes d'Isdoubar, l'Hercule chaldéen, et de ses similaires assyriens ou phéniciens

avec les animaux sauvages et les monstres n'aient fourni le premier dessin des travaux de l'Héraclès hellénique, comme les combats contre le lion de Némée, contre le taureau de Crète, contre les oiseaux de Stymphale. Dans ces duels

héroïques, le taureau à tête humaine a cédé sa place au fleuve Achéloüs, doté de la même double nature. Seulement les artistes grecs, en s'appropriant ce type asiatique, lui appliquèrent un symbolisme tout différent : ce fut, suivant leurs croyances nationales, le génie de la force des eaux. Sa figure est rare toutefois chez les Grecs. Je mets d'abord à part les représentations, assez rares elles-mêmes, où il se montre comme acteur dans l'épisode de l'Héracléide, par exemple sur quelques peintures de vases ou dans un nombre plus restreint encore de sculptures. Parmi les dernières on cite seulement le groupe en bois doré du trésor des Mégariens à Olympie, ouvrage du sculpteur lacédémonien Dontas, et l'un des sujets que Bathyclès de Magnésie avait exécutés pour décorer le trône de l'Apollon Amycléen. A côté de ces compositions héroïques, aucun des grands sanctuaires de la Grèce ne nous montre une seule statue d'Achéloüs, indépendante et représentée

1. C'est toujours la même qui est reproduite par Aloÿs Heiss et par Delgado; voir particulièrement ALOYS HEISS, Monnaies antiques de l'Espagne, pl. I, n° 12.


LE TAUREAU CHALDEEN A TÊTE HUMAINE. 123

pour elle-même, analogue en un mot à la statue couchée de Balazote. Dans les bas-reliefs votifs des Nymphes auxquelles le père des eaux courantes est naturellement adjoint, on ne fait paraître que sa tête cornue et barbue, semblant sortir du rocher. Un certain nombre de masques virils à la barbe épaisse, aux tempes munies de cornes et d'oreilles de taureau, assez fréquents parmi les appliques de terre cuite et dans la bijouterie gréco-étrusque, procèdent du. même symbolisme. Ces faits nous donnent le droit d'affirmer que la statuaire grecque, sans doute par des raisons de goût qui lui étaient particulières, n'a pas fait grand effort pour développer et vulgariser le type mixte de l'homme et du taureau si cher à la vieille Chaldée. Elle a reporté toute sa prédilection sur le type infiniment plus souple et plus animé de l'homme-cheval, du Centaure.

Les mêmes observations sont applicables aux vases peints, dont la fabrication populaire aurait pu facilement répandre au loin de pareilles images. En dehors des quelques représentations bien déterminées du fleuve Achéloüs luttant contre Héraclès, le taureau à face humaine est étranger, on peut le dire, au cycle habituel de la peinture céramique. On le cherche en vain parmi les innombrables figures d'êtres fantastiques que les ateliers rhodiens, ioniens, corinthiens n'ont cessé d'emprunter à l'Egypte et à l'Orient depuis le commencement du VIIe siècle jusqu'à la fin du VIe. Comment, dans ces longues zones d'animaux, le taureau androcéphale ne se mêle-t-il jamais aux sphinx, aux griffons, aux oiseaux à tête de femme ou à tête de panthère? Je me trompe: il s'y rencontre une seule et unique fois, et cela sur une petite amphore trouvée à Orvieto 1, appartenant à une catégorie céramique toute spéciale (fig. 8). Cet exemple rarissime n'en est que plus curieux à observer : le taureau est représenté de profil dans l'attitude de la marche, et l'artiste, tout en usant de beaucoup de liberté avec le modèle oriental, n'a pas oublié de rendre à sa façon la longue crinière, qui est un des traits caractérisques du prototype chaldéo1.

chaldéo1. Mittheilungen, t. II, 1887, pl. VIII, 1.


126 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

babylonien. On voit de toute manière qu'il est impossible d'attribuer aux peintures de vases le fait d'avoir propagé ce type dans la Méditerranée occidentale et jusque dans l'intérieur de l'Espagne.

Pour les petites figures frappées sur les monnaies, la question se présente dans des conditions différentes. Plusieurs villes grecques de l'Italie méridionale et de la Sicile avaient adopté comme emblème de leurs coins cette image du taureau à masque d'homme, qui ne se rapportait plus alors au célèbre fleuve acarnanien, mais à quelque cours d'eau arrosant leur territoire. Les monnaies de Naples, par exemple, représentent l'animal symbolique debout et en marche; sur les belles pièces archaïques de Géla, il se montre à mi-corps dans l'attitude du

taureau qui va charger, image de l'impétuosité des eaux et sa figure est expliquée par le nom même du fleuve Gélas, génie éponyme de la cité. Ces villes grecques entretenaient des relations avec les colonies helléniques de la côte espagnole; il est donc assez

naturel qu'un type analogue apparaisse accidentellement sur une petite monnaie d'Emporion. On a beaucoup plus de peine à comprendre qu'un motif aussi rare se trouve reproduit par une statue décorative en pierre et cela très loin de la côte, dans une région tout à fait intérieure. L'imitation des monnaies grecques ne montre pas davantage comment une pareille oeuvre, sortie évidemment des ateliers indigènes et ne portant aucune trace de travail grec, se rapproche plus que toute autre de l'ancien prototype oriental.

Sans revenir sur les autres détails donnés plus haut, je ferai observer que l'attitude de l'animal couché, particulièrement celle du taureau se reposant sur ses pattes repliées, est, depuis la haute antiquité chaldéenne, un motif favori de l'art oriental, un thème reproduit à satiété par les artistes asiatiques. Il en est autrement des nombreuses figures d'animaux, réels ou fantastiques, empruntés à l'Orient par toute une époque de l'art grec archaïque ; elles sont presque toujours représentées en mouvement, quelquefois accroupies, mais très rarement couchées. A ce sujet, j'attends avec impatience la publication


LE TAUREAU CHALDÉEN A TÊTE HUMAINE. 127

prochaine des résultats obtenus par un antiquaire anglais, M. Bonsor, dans la région de Carmona, près de Séville. Gomme l'auteur les aura fait connaître avant le moment où paraîtra le présent article 1, il n'y a aucune indiscrétion à dire que les archéologues trouveront là un groupe d'objets dont la décoration phénicienne est indéniable; ce sont des ivoires, surtout des peignes gravés au trait, où le motif de l'animal couché est justement un des thèmes dominants. Le fait est d'autant plus curieux que des peignes d'ivoire 'du même travail et du même style se sont rencontrés à Carthage dans les fouilles récentes de M. Gauckler. Le taureau androcéphale ne figure pas sur ces premiers échantillons, encore peu nombreux, mais on y constatera des attitudes et des formes caractéristiques qui établissent le lien entre notre statuette chaldéo-babylonienne et la Vicha de Balazote.

IV

CONCLUSION AU SUJET DE LA SCULPTURE IBERIQUE

Les observations qui vont suivre dépassent la question spéciale que nous venons d'examiner; elles s'étendent à toute cette ancienne école espagnole de sculpture dont l'existence ne saurait plus être contestée. Je reste fermement convaincu qu'il est impossible d'en bien comprendre le véritable caractère, si une juste part n'y est faite à l'influence phénicienne.

Le fait général qui domine tout le problème, c'est que les Phéniciens visitèrent les premiers et qu'ils exploitèrent, plusieurs siècles avant

1. Dans la Revue archéologique, vol. XXXV (1899), p. 124. M. Salomon Reinach a bien voulu me confier d'avance plusieurs planches de cet important travail. On y remarque des animaux couchés au milieu des tiges de papyrus, de lotus et parmi d'autres fleurs ornementales appelées communément palmettes phéniciennes. Des oiseaux sont assez souvent posés sur le dos de ces figures, ce qui ne saurait être un simple fait d'observation familière, quand il s'agit des lions. Peut-être ne faut-il voir là qu'une répétition lointaine et inconsciente du motif chaldéen, que rappelle notre note 1 de la p. 120.


128 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

les Grecs, les côtes méridionales de l'Espagne. Fortement établis dans l'îlot de Gadès (en phénicien Gadir), ils commandaient l'embouchure du fleuve Baetis, et par cette voie navigable leurs marchandises pénétraient au loin dans l'intérieur du pays. Nul doute que, dès la même époque, ils n'eussent aussi tout au moins des comptoirs sur la côte méditerranéenne de la péninsule. Quelle était alors la nature de leurs importations ? Nous pouvons le deviner d'après ce que nous connaissons de leurs rapports commerciaux avec la Grèce homérique. Les Phéniciens apportaient surtout des produits de fabrication orientale ou égyptienne, tirés directement de ces fabriques ou contrefaits par leur propre industrie : c'étaient de riches tissus, des armes de prix pour les chefs, de la bijouterie pour les femmes, des vases et des ustensiles de métal, objets le plus souvent décorés d'ornements et de figures. Par là, ils commencèrent l'initiation de ces peuples barbares à la civilisation qui florissait de l'autre côté de la Méditerranée. Or, ils s'adressaient à des populations douées d'une imagination très vive, surabondante même : il est impossible que cet art oriental, surtout dans ses formes exubérantes et fantastiques, n'ait pas exercé sur leur goût, sur leurs besoins d'ostentation et de luxe, sur leurs modes de parure et de costume une action profonde. On conçoit aussi que leurs chefs aient eu la volonté d'attirer plus près d'eux des ouvriers produisant de pareils ouvrages et capables d'en apprendre le secret aux habitants du pays. Cette influence grandit encore, lorsque, dès la fin du IXe siècle, la fondation de Carthage donna au cabotage phénicien un point d'appui de premier ordre sur le littoral africain, qui était alors la route la plus sûre et la plus courte pour atteindre les côtes sud et sud-est de l'Espagne. Rien de plus logique, de plus conforme aux lois de la géographie et de l'histoire que cette poussée de l'élément phénicien et carthaginois vers une région qu'un auteur nous décrit, même après la conquête romaine, comme « peuplée de Phéniciens».

Sans doute, d'après une théorie que j'ai formulée ailleurs, celle de l'action en retour de l'archaïsme grec sur la production phénicienne, l'industrie des Phéniciens a commencé d'assez bonne heure, vers la


LE TAUREAU CHALDÉEN A TÊTE HUMAINE. 129

fin du VIIe siècle, à se mêler peu à peu d'éléments helléniques. Les marins de Tyr, de Sidon, de Cartilage étaient d'ailleurs de trop bons marchands pour ne pas avoir transporté aussi, lorsqu'ils y trouvaient avantage, certains produits purement grecs, même dès l'époque reculée de cet art proto-hellénique, encore très oriental, que l'on appelle égéen ou mycénien ; mais, de toute nécessité, dans l'importation phénicienne et carthaginoise, la part de l'orientalisme restait toujours, considérable. Cette action eut aussi l'avantage d'être incessante dès l'origine et de ne plus s'interrompre jusqu'à une époque très avancée de l'antiquité. Les premières relations du monde grec avec l'Espagne, si anciennes que nous les supposions, sont au contraire accidentelles et intermittentes. Le détroit de Messine était, la clef de la route très détournée que le cabotage hellénique devait suivre, en côtoyant le littoral de l'Italie et de la Gaule. La grande station sur ce long chemin ne fut établie qu'à la fin du VIIe siècle, par la fondation de Marseille, Le fait est étroitement lié à l'expansion de la navigation phocéenne, qui avait multiplié dans ces mers les voyages au long cours, en armant des vaisseaux à cinquante rames, capables de résister aux flots du large comme à l'assaut des galères de Tyr et de Carthage. Si Arganthonios, le fameux roi de Tartessos et de la Bétique, établit avec ces nouveaux venus des relations régulières et leur offrit même de venir en corps de nation coloniser ses États (proposition qui d'ailleurs fut déclinée), ce n'était pas, on peut le croire, par pur philhellénisme, mais justement pour faire contrepoids à la pression exclusive des Phéniciens, dont le monopole devenait onéreux à la longue et même menaçant. Un peu plus tard, après la prise de Phocée par les Perses, la grande flotte d'émigration des Phocéens éprouva par elle-même, lors de sa désastreuse victoire d'Alalia, en vue de la Corse, combien ces routes étaient encore difficiles et disputées. Dans de pareilles conditions, il faut l'avouer, les premières colonies grecques de la côte d'Espagne ne purent avoir, pendant la période initiale, que des relations assez précaires et souvent interrompues avec le monde hellénique ; elles ont dû vivre beaucoup sur elles-mêmes, en profitant des occa-


130 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

sions qui permettaient à la navigation grecque de forcer le blocus carthaginois et phénicien.

Telle était la situation réelle dans la Méditerranée occidentale, depuis le milieu du VIIe siècle jusqu'à la fin du VIe, à l'époque où l'art des Hellènes, déjà puissant par la première forme de l'archaïsme, commençait à imposer sa supériorité aux populations de l'Espagne. Son action principale fut de développer parmi les indigènes le goût de la sculpture proprement dite et l'usage de la statuaire. Cependant cette impulsion puissante n'en rencontrait pas moins dans le pays un fonds d'habitudes prises, un luxe industriel, en un mot un goût national que le contact antérieur des Phéniciens avait déjà incliné vers les formes et vers les procédés de l'art asiatique. Or, le premier archaïsme grec étant, de son côté, encore tout empreint des souvenirs de l'Orient, cette sculpture espagnole, même sous la forte direction qu'elle recevait de l'art grec, ne pouvait manquer de conserver une couleur orientale prononcée, ce qui n'empêcha pas le rayonnement de l'hellénisme de s'y faire sentir par moments avec une intensité singulière. De là l'originalité de cette école, de là aussi ses inégalités et ses défaillances, selon qu'elle subissait plus ou moins directement l'action des ateliers grecs.

Je n'ignore pas que la place accordée ici à l'influence phénicienne contrarie les idées de quelques savants parmi ceux qui ont fait leur étude spéciale des antiquités classiques. Dans un article sur le buste d'Elché, travail d'ailleurs très instructif et dont beaucoup de parties sont à retenir, M. Th. Reinach s'est efforcé de réduire cette influence presque à néant 1. Son argumentation érudite s'appuie principalement sur l'ancien périple grec qui aurait été interprété en vers latins de basse époque par Avienus 2. Cependant, malgré tout son désir de prouver que la ville d'Elché, l'antique Ilici, était sous le nom d'Héliké une colonie grecque, il a dû par avance y renoncer. Il a réussi sur1.

sur1. REINACH, La tête d'Elché au Musée du Louvre, dans la Revue des Éludes grecques, vol. XI (1898), p. 39.

2. D'après l'opinion généralement admise de Müllenhoff.


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tout à démontrer contre lui-même la présence très antique des Phéniciens sur ce point particulier et sur d'autres. En effet, le texte d'Avienus nous révèle que les Phéniciens avaient possédé autrefois, à quelques lieues au sud d'Elché, des établissements qui les rendaient maîtres de l'embouchure du fleuve Tader, le Theodorus des Grecs, aux sables aurifères 1 :

Ista Phoenices prius

Loca incolebant

Nous apprenons en même temps que jusqu'à Elché s'étendait jadis la frontière du pays de Tartessos, terminus Tartessiorum. Ainsi l'antique royaume qui avait reçu avec tant d'empressement les Grecs de Phocée, mais qui, d'autre part, était le tributaire le plus direct de l'importation phénicienne par la colonie de Gadès, n'était pas limité au bassin du fleuve Baetis; il touchait aux districts d'Elché, de Murcie, du Cerro de los Santos, en un mot à toute la région où se sont retrouvés en si grand nombre les monuments de l'ancienne sculpture ibérique. Que dire aussi du Phoenix multus et des crebroe civitates que le même périple plaçait plus bas, après le tournant de la côte méridionale? De toute manière ce sont là de précieuses indications qu'il faut se réjouir de voir introduites dans le débat.

D'autre part, M. Emile Hübner 2, l'un des savants qui connaissent le plus à fond l'épigraphie et la numismatique de l'Espagne, voudrait attribuer à ces deux sciences, où il s'est acquis une légitime autorité, le privilège de lui fournir la solution du problème. La vérité est qu'elles ne l'ont pas empêché de méconnaître pendant de longues années la haute valeur historique et le véritable caractère des sculptures du Cerro. Il a fallu la découverte retentissante du buste d'Elché pour qu'il s'efforçât de ramener dans le cercle de/ses études antérieures cette partie capitale de l'archéologie espagnole. Faisant allusion au taureau de Balazote, l'émment épigraphiste dit qu'il a été découvert

1. AVIENUS, Ora maritima, V. 456 à 463 ; cf. 437 à 440.

2. Jahrbuch d. k. deutschen arch. Instituts, 1898, p. 114.

TOME VI.


132 MONUMENTS; ET MEMOIRES.

en dehors de la zone d'influence des Phéniciens; mais c'est là, semble-t-il, une zone bien difficile à délimiter. Nous croyons plus juste de parler, comme nous l'avons fait déjà, d'une région intermédiaire où les deux influences de la Grèce et de la Phénicie se rencontraient naturellement. L'action des ateliers grecs, devenue prépondérante, s'exerçait plus fortement sur la côte orientale ; mais elle allait s'affaiblissant dans l'intérieur du pays où se maintenaient davantage les traditions asiatiques préexistantes.

Il a été de mode pendant un certain temps, dans les études archéologiques, d'attribuer presque sans partage aux Phéniciens la transmission de la civilisation orientale. On a bien voulu me ranger parmi ceux qui ont porté un coup assez décisif à cette exagération. Ce n'est pas une raison pour me demander de jeter les Phéniciens à la mer et de supprimer leur action dans le monde antique, surtout quand il ne s'agit plus de la Grèce, mais d'un pays comme l'Espagne qui, de temps immémorial, avait à son flanc un entrepôt phénicien de l'importance de Gadès.

LÉON HEUZEY.


TÊTE ARCHAÏQUE DE TERRE CUITE

MUSEE DU LOUVRE

PLANCHE XII

La tête reproduite sur la planche XII (Inventaire CA. 637) est haute de 18 centimètres. Le visage, du menton à la naissance des cheveux, mesure 10 centimètres. La figure entière avait donc été traitée comme une statue demi-nature. C'est le plus grand spécimen de terre cuite grecque que possède le Louvre. On trouvera dans les séries phéniciennes, chypriotes, étrusques, romaines, des oeuvres plus remarquables par les dimensions. Mais les monuments provenant de la Grèce propre et prouvant dans cette région l'existence d'une céramique monumentale sont encore rares. Il n'en subsiste qu'un petit nombre de fragments trouvés à l'Acropole d'Athènes et à Olympie 1. Ils suffisent pourtant à attester l'usage général dans les pays grecs de ces grands ex-voto de terre cuite, qui, à côté des figures de pierre, de

1. E. POTTIER, Les Statuettes de terre cuite dans l'Antiquité, p. 42, 43, fig. 15, 16. — TREU, Olympia, III, Die Bildwerke in Stein und Thon, p. 33-43, pl. VII et.VIIl. — WINTER, Jahrbuch des dent. Inst., Anzeiger, 1893, p. 144. M. Homolle me fait savoir que des morceaux analogues ont été découverts à Delphes. Les trouvailles du temple de Thermon, en Étolie, faites par la Société archéologique d'Athènes et encore inédites, contiennent les plus belles pièces de ce genre. Cf. Jahrbuch (Anzeiger), 1899, p. 34.


134 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

marbre et de bronze, formaient une série dont on doit tenir compte dans l'histoire de la sculpture antique. Comme on en peut juger par la tête du Louvre, les céramistes ont produit, à l'exemple de leurs confrères plus illustres, des oeuvres pleines de charme et de vie, en dépit d'une exécution archaïque où abondent les naïvetés et les ignorances.

Avant d'analyser les détails du style, allons droit à une particularité de technique qui ajoute beaucoup au prix et à la rareté du monument : c'est l'apprêt qu'a subi la terre cuite avant l'application des couleurs. Le visage et le cou ont reçu un enduit translucide et brillant, une sorte d'émail incolore, avivant le ton naturellement pâle et un peu verdâtre de la matière céramique, dans laquelle nous reconnaissons l'argile célèbre de Corinthe (/ipa^xoç x,opiv6ioç), qui a servi à fabriquer tant de vases 1. A quelles fins avait-on usé de ce lustre? La première idée est d'y voir une protection contre les injures de l'air et contre l'humidité. Si ces terres cuites de grande taille devaient être exposées en plein air, comme les autres ex-voto de marbre et de bronze placés aux abords des temples, il était naturel que l'on cherchât à défendre une matière aussi tendre contre les intempéries. Et, de fait, le morceau du Louvre est recouvert en grande partie d'une gangue épaisse, comme si l'eau avait ruisselé longtemps sur lui. Pourtant, je vois à cette explication une difficulté. C'est que le lustre n'est pas réparti sur la terre cuite entière. Il protège seulement le visage, les oreilles, le cou. La chevelure, le diadème, le crâne et l'amorce du vêtement à la base du cou en sont dépourvus. Par conséquent, l'intention du fabricant n'a pas été de garantir la surface complète de son oeuvre, car les parties non lustrées auraient été précisément les plus exposées à la pluie. De plus, la gangue pierreuse ne me paraît pas provenir uniquement d'un séjour prolongé à l'air, sous les averses qui auraient inondé plus particulièrement le sommet du crâne et la chevelure. Il est vrai que ces parties sont très encroûtées; mais remarquons que le

1. E. POTTIER, Catalogue des vases antiques du Louvre, II, p. 423.


TÊTE ARCHAÏQUE DE TERRE CUITE. 135

dépôt calcaire adhère également à des parties vernissées et peu exposées à l'action de l'eau, comme le dessous du menton. Autre raison plus décisive : nous constatons que l'encroûtement apparaît très fort dans les cassures, en particulier sur le diadème et à la section inférieure des cheveux pendants. Par conséquent, ce dépôt s'est formé après que la statue était déjà brisée et mise hors d'usage. Il doit résulter, comme en beaucoup de cas, de l'humidité naturelle de la terre où le fragment s'est trouvé enfoui. Pour toutes ces raisons, j'écarterais l'hypothèse d'un enduit préservatif.

Si ce n'est pas à une pensée utilitaire que l'artiste a obéi, ne serait-ce pas à une raison esthétique? Rappelons-nous que, dans la grande statuaire polychrome, certaines parties de la figure étaient revêtues d'un enduit, fait à la cire, qui avait pour but de patiner les nus et de donner un ton homogène à toute la décoration peinte. On appelait cette opération fàvcocnç 1. Elle avait pour résultat, non seulement d'éviter dans les nus les tons froids et blafards du marbre pur, mais aussi d'animer les chairs par un lustre d'un éclat tranquille et doux, rappelant le luisant de la peau. Les tons multicolores et mats des étoffes, la blancheur ambrée et polie du corps formaient un contraste profond, sans altérer l'harmonie de l'ensemble. L'art y gagnait aussi de se rapprocher davantage de la nature. Dans la description des grands fragments céramiques d'Olympie, M. Treu note à plusieurs reprises la présence d'une couche d'argile plus fine et plus polie ou d'un véritable lustre appliqué sur les nus des personnages et en particulier sur le visage 2. Je puis citer un autre exemple de cette technique. M. Heuzey a rapporté de son voyage en Acarnanie 3 quelques morceaux de palmettes en terre cuite, ayant fait partie d'un décor architectural. L'espèce d'émail déposé sur ces palmettes peut faire croire, au premier abord, qu'il s'agit simplement d'un enduit protec1.

protec1. corr. hell., 1890, p. 497 (HOMOLLE), p. 565 (LECHAT). — COLLIGNON, Sculpt. grecque, I, p. 348.

2. Ouvr. cité, p. 35, 37.

3. L'Acarnanie et le mont Olympe, p. 382.


136 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

teur; mais, en y regardant de près, on s'aperçoit que les nervures seules ou les pétales saillants de ces motifs floraux portent une couverte vitreuse. Ici encore, la préoccupation de l'artiste a été d'ordre esthétique plus que pratique, car il a surtout pensé à faire jouer la lumière sur les parties essentielles de son décor. Il va sans dire que le lustre avait, par surcroît, l'avantage de rendre plus solide en cet endroit l'épiderme de l'argile; mais c'était le côté accessoire, et non principal, de la méthode employée.

Par-dessus la couverture lustrée on a peint en noir brun les sourcils, le pourtour des paupières, la prunelle des yeux. Il n'y a pas de traces de couleur sur la bouche. Un point rouge sur chaque lobe marque la place des boucles d'oreilles. Sur les parties non lustrées, la polychromie est aussi en deux tons : le noir brun mat (très différent du noir lustré des vases) est placé sur toute la chevelure, les denticules supérieurs ornant la base du diadème, les calices des lotus; en rouge mat et lie de vin (analogue au rouge des vases corinthiens et attiques) sont indiqués les pédoncules des lotus, le sommet des lotus, la raie qui sépare le diadème de sa base, les denticules inférieurs de cette base, le bord de la tunique à l'attache du cou. Cette peinture en deux tons est aussi celle des statues archaïques de terre cuite dont on a recueilli les débris à Athènes et à Olympie 1.

Quelle pouvait être la destination de cette terre cuite et que représentait-elle ? Le vendeur disait l'avoir trouvée en Béotie, dans la nécropole de Thèbes. On sait qu'en général, les provenances indiquées par les marchands grecs doivent inspirer une confiance médiocre, parce qu'ils ont souvent intérêt à tromper sur le véritable lieu de leurs explorations. Aussi, quand, ayant recherché des termes de comparaison pour notre nouvelle acquisition, je constatai que M. Treu avait publié dans son grand ouvrage sur les fouilles d'Olympie 2 une tête de femme en terre cuite, de style archaïque, présentant des dimensions très sem1.

sem1. ouvr. cité, p. 37, 40, 41, 43, 44. Cf. Ross, Arch. Aufsätze, I, pl. VIII.

2. Ouvr. cité, p. 37, pl. VII, 2 et 3.


TÊTE ARCHAÏQUE DE TERRE CUITE. 137

blables, la même polychromie, le détail du vernis appliqué sur le visage, le calathos orné de lotus, je ne doutai pas que le fragment du

Louvre n'eût la même origine. M. Treu a démontré que, selon toute probabilité, la statuette d'Olympie avait fait partie d'un groupe placé en acrotère sur un des trésors de l'Altis (peut-être celui de Métaponte) et représentant une femme enlevée par un Silène 1. Il me parut naturel de supposer que nous étions en possession d'un morceau ayant appartenu à un second acrotère, faisant pendant au précédent, ou bien décorant quelque autre trésor.

Ces suppositions furent modifiées par le fait suivant. Environ un an après la vente, le même marchand, revenu à Paris

avec un lot d'antiquités thébaines ou tanagréennes, me remit deux fragments d'une grande aile (fig. 1 et 2) 2 dont il faisait don spontanément au musée, parce que, disait-il, ils provenaient de Thèbes comme

la grande tête de femme, qu'on les avait recueillis précisément au même endroit, et qu'ils devaient lui appartenir. Je dus considérer ces renseignements comme exacts, car rien n'obligeait le vendeur à confirmer à deux reprises cette provenance ; le fait allait à l'encontre de ses intérêts

en le privant de vendre ces nouveaux fragments comme entièrement distincts; enfin le reste de ses trouvailles prouvait suffiFIG.

suffiFIG.

FIG. 1.

1. lbid., p. 38, fig. 41.

2. Hauteur du grand fragment, 0m,17; largeur, 0m,1 1. Hauteur du petit fragment, 0m,045 ; largeur, 0,10. Terre jaunâtre et claire. Polychromie en noir mat et en rouge (le rouge est indiqué par des hachures sur la vignette). Il n'y a pas de partie vernissée.


138 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

samment qu'il opérait en Béotie. L'argile, examinée dans les cassures, avait de part et d'autre la même couleur, pâle et blanchâtre, tirant sur le jaune. La polychromie en deux tons, noir et rouge, apparaissait identique.

Telles sont donc, finalement, les données du problème : une tête féminine et deux morceaux d'aile, de grandes dimensions, ont été recueillis dans une nécropole de Béotie. Quel est le sens et la destination de la figure?

Ce sont encore les fouilles d'Olympie qui peuvent nous aider à trouver la solution. Parmi les terres cuites qu'a publiées M. Treu, on remarque les fragments d'une Niké et d'un sphinx, tous deux de style archaïque, tous deux analogues à notre figure par la grandeur, par l'argile et la polychromie 1. Ils avaient probablement servi d'acrotères à des trésors. Notre statuette ailée pourrait donc être aussi une Niké ou un sphinx.

J'opterai en faveur de la dernière hypothèse. Le morceau d'aile le plus important (fig. 1) offre une très grande ressemblance de structure avec la partie correspondante du sphinx d'Olympie 2. La division du morceau en deux parties, accentuée par un ressaut de l'argile, l'une décorée d'un duvet serré en forme d'écailles allongées, l'autre indiquant par des traits plus largement espacés la séparation des plumes, est pareille de part et d'autre. C'est aussi la disposition générale des ailes sur les sphinx de pierre ou de marbre 3. Une légère saillie, placée à la partie supérieure du fragment et peinte en noir, paraît terminer heureusement la masse des cheveux pendante de ce côté. Un autre petit morceau conservé en bas, sous le ressaut saillant

1. Ouvr. cité, p. 40, 41, pl. VIII, 3 et 4. — Cf. MILCHHOEFER, Ath. Mittheilungen, 1879, p. 70, n° 4. Dans le même article M. Milchhoefer mentionne « un sphinx de terre cuite provenant de Corinthe », mais sur lequel il ne peut donner aucun renseignement plus détaillé.

2. Ibid.,pl. VIII, n°4.

3. Cf. Ath. Mitth., 1879, pl. y, et surtout Ephéméris arch., 1883, pl. XII. — S. REINACH, Répertoire de la statuaire, II, p. 703 et suiv. (surtout le sphinx archaïque du Pirée, p. 703, n. 6).


TÊTE ARCHAÏQUE DE TERRE CUITE. 139

de l'aile, s'adapterait bien au corps de l'animal. Il est vrai que la structure des ailes données aux Nikés archaïques que nous connaissons présente aussi des détails semblables 1. Mais un sphinx trouve place tout naturellement dans une nécropole, soit posé sur le tombeau même 2, soit associé à l'architecture d'un édicule 3 : c'est une figure essentiellement funéraire 4. La présence d'une Niké serait beaucoup plus difficile à expliquer.

Je crois donc pouvoir proposer la restitution de la figure en sphinx comme la solution la plus vraisemblable. La vignette que nous donnons en cul-de-lampe (fig. 4) montre comment se logeraient dans l'ensemble les principaux morceaux subsistants, la tête et le moignon de l'aile. Je n'ai pas pu enchâsser d'une façon certaine le troisième fragment, plus petit et de forme plus indécise (fig. 2). Pourtant, il est hors de doute qu'il appartient à notre statuette, la terre, les salissures intérieures, les couleurs étant les mêmes que dans la figure 1. J'imagine, par comparaison avec le sphinx peint de l'Acropole 5, qu'il se placerait au revers de l'aile dont la figure 1 représente la face.

Pour juger du style et de la date, j'ai déjà indiqué les rapprochements à faire avec la statuaire du début du Ve siècle. Cette oeuvre subit les influences ioniennes, insulaires et attiques qui dominent dans l'art de cette époque. Le décor du diadème en lotus et en denticules (fig. 3) est purement ionien 6; il apparaît analogue sur un des spécimens les mieux conservés de la statuaire ionienne, l'Aphrodite

1. PETERSEN, Ath. Mitth., 1886, p. 372 et suiv., pl. XL — STUDNICZKA, Die Siege sgöttin, Leipzig, 1898. — S. REINACH, ouvr. cité.

2. BENNDORF, Griech. und Sicil. Vas., pl. XIX, n° 4.

3. BRUNN-BRUCKMANN, Denkmäler, n° 101. —Cf. HAMDY-BEY et TH. REINACH, Nécropole de Sidon, p. 219, 221-, 246; Wiener Vorlegeblätter, E, pl. III. — CONZE, Altische Grabreliefs, pl. 218, etc.

4. Cf. MILCHHOEFER, ouvr. cité, p. 64 et suiv.

5. Ephéméris arch., 1883, pl. XII.

6. Voy. ci-dessus, t. I, 1894, pl. IV. — Cf. Catalogue des Vases antiques du Louvre, II, p. 503, 524, 531, etc.

ta

TOME VI.


40

MONUMENTS ET MÉMOIRES.

à la colombe du musée de Lyon 1. Deux des statues féminines de l'Acropole d'Athènes offrent quelques points de ressemblance avec notre terre cuite, par la structure du visage aux pommettes saillantes, par l'expression jeune et gaie 2. Mais, en faisant ces comparaisons, on est frappé surtout de la profonde originalité du type représenté par

la terre cuite. Le charme particulier qui s'en dégage tient à une alliance rare entre des formes très anciennes et les perfectionnements techniques d'un art avancé. Les yeux largement ouverts, affectant une forme presque triangulaire, diffèrent tout à fait de l'oeil allongé, fendu en amande, donné à la plupart des statues de l'Acropole. Il faut remonter à des exemples très archaïques, comme l'Héra d'Olympie 3, pour retrouver ce détail. Les paupières minces, dessinant un ourlet à peine saillant autour des yeux, rappellent la même figure et n'ont rien de commun avec les paupières lourdes et déjà accusées dans la partie supérieure que présentent les otdpou d'Athènes. L'écartement des oreilles

placées presque de face, apparaît aussi comme une particularité nettement archaïque. Remarquons encore que la nappe des cheveux, striés horizontalement et retombant sur la nuque en étages parallèles (fig. 3), est une mode usitée dans la série des Apollons et des hommes

FIG. 3.

1. Gazette arch., 1876, pl. XXXI; COLLIGNON, Sculpture grecque, I, fig. 90. Le détail des ornements a été donné par H. BAZIN, Vienne et Lyon gallo-romains, p. 223,234, 264, 305. —M. LECHAT (Bull. corr. hell., 1890, p. 563) pense que les stéphanés des xôoai de l'Acropole devaient être fréquemment garnies de boutons de lotus en bronze doré.

2. Musées d'Athènes, pl. V et VII. Cf. Ephéméris arch., 1883, pl. VIII.

3. TREU, ouvr. cité, pl. I; cf. p. 35, fig. 35. Voy. aussi une tête de femme de l'Acropole d'Athènes, Ath. Mittheilungen, 1879, pl. VI.


TÊTE ARCHAÏQUE DE TERRE CUITE. 141

nus archaïques qui précède le type féminin aux élégantes tresses séparées et pendantes 1. C'est comme un souvenir des coiffures de l'époque mycénienne, dont certains bijoux d'or de Rhodes et de Mégare montrent le prolongement à travers les âges 2. Au contraire, les lignes ondulées des bandeaux bouffants, l'élégance du diadème qui les couronne, l'étude savante des cartilages de l'oreille, le modelé des joues, la délicatesse de la bouche, la finesse du sourire si discrètement indiqué éveillent le souvenir des meilleures oeuvres du Ve siècle commençant. L'influence des grands bronziers contemporains se démêle aussi au milieu de tous ces caractères : les cheveux encadrant le front, les contours des paupières, l'arc des sourcils, soulignés d'un trait noir très net, offrent dans leur sécheresse quelque chose de la dureté métallique. Détail plus probant encore : la prunelle et l'iris des yeux ont été incisés, avant d'être peints.

Des éléments fort complexes ont donc formé cette oeuvre. Tout imbu de traditions lointaines, le céramiste a pourtant connu les artistes qui frayaient les voies à une esthétique nouvelle. La tête de femme citée plus haut et appartenant à l'acrotère d'Olympie est beaucoup moins soumise à ces influences 3. Elle accuse plus franchement les procédés en usage dans la seconde moitié du VIe siècle, tandis que celle-ci confine davantage à la sculpture que l'on vit s'épanouir au moment des Guerres Médiques.

Ces dissemblances de style pourraient s'expliquer par des différences de mains, aussi bien que par des différences de dates. Mais, ce qui me semble certain, c'est que les deux têtes sont sorties du même atelier, et que cet atelier, à en juger par la terre et par la technique, est corinthien 4. Nous constatons une fois de plus la force expansive de ces fabriques de Corinthe, dont quelques archéologues ont eu le

1. COLLIGNON, Sculpture grecque, I, fig. 56, 66, 92, 96, 97, 182.

2. PERROT, Histoire de l'Art, VI, fig. 380; SAGLIO, Dict. des Antiquités, fig. 934, 935.

3. TREU, p. 38, pl. VII, n°3.

4. Voy. le rapprochement fait avec les vases de Corinthe par M. TREU, dès la découverte de la tête d'Olympie (Arch. Zeilung, 1881, p. 76).


142 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

tort de chercher à réduire considérablement l'importance 1, Non seulement il y avait là une exploitation céramique, capable d'exécuter sur place de grandes oeuvres plastiques 2, mais encore de divers points de la Grèce elle recevait des commandes; elle expédiait au loin ses produits, contribuant ici à la décoration d'un tombeau béotien, complétant là par des acrotères l'architecture des trésors olympiques, collaborant ailleurs, à Delphes ou à Thermon, à l'embellissement des édifices religieux. A l'heure où la fabrication des vases était très ralentie et même peut-être morte à Corinthe, cet atelier de TZI>OLI donna un regain de vie et de prospérité à la céramique nationale. Il continua la technique traditionnelle, mais il eut un outillage et des procédés qui lui étaient propres, comme la façon de vernir la terre, comme l'emploi du noir brun et mat. On comprend pourquoi, à la même époque, un modeleur attique, Cléoménès, ne dédaignait pas de venir s'installer à Corinthe et de se mettre à l'école de ces maîtres céramistes 3. M. Collignon a déjà indiqué la filiation qui unit le vase à double tête du Louvre à la figure de terre cuite que nous proposons aujourd'hui de restituer en Sphinx. Tous deux comptent parmi les oeuvres les plus notables de ces modeleurs, qu'on aurait tout à fait tort de confondre avec les fabricants de vases 4. Ceux-ci, à leur tour, se souviendront des modèles créés par les IZÏ>CU de l'âge archaïque, quand ils feront passer dans le répertoire des formes de vases la figure du sphinx qui, dans le courant du Ve siècle, aboutit à l'admirable type représenté par le rhyton du Musée britannique et par celui de Kertch 5.

E. POTTIER.

1. Cf. E. POTTIER, Catalogue des Vases antiques du Louvre, II, p. 421-425.

2. Nous avons cité le sphinx trouvé à Corinthe; MILCHHOEFER, ouvr. cité, p. 70.

3. COLLIGNON, Mon. publ. par l'Ass. des Études grecques, 1897, p. 33, pl. XVI et XVII.

4. Ibid., p. 60.

5. Journ. of hell. Stud., 1887, pl. LXXII; RAYET-COLLIGNON, Céramique grecque, fig. 104.


TETE ARCHAÏQUE DE TERRE CUITE.

143

Post-Scriptum. — La statuette de vieux pédagogue, publiée dans le tome II du présent recueil, pl. XX, n° 3, a été décrite par erreur, p. 169-170, comme maquette pleine. On avait pu le croire, parce qu'il n'y a aucun trou d'évent extérieur et que le bas de la tunique semblait adhérer complètement aux pieds, de sorte que, de tous côtés, la figure apparaissait hermétiquement close et lourde. Mais en faisant le montage et en fixant la terre cuite sur un socle, on a reconnu qu'un étroit interstice existait entre la draperie du revers et les pieds, par où s'est vidé tout l'amas de terre qui remplissait la cavité intérieure. C'est donc une statuette creuse et faite, comme les autres, en deux parties moulées. Néanmoins, elle offre une structure peu ordinaire dans la façon dont le revers et la face ont été appliqués étroitement l'un sur l'autre et sans trou d'évent.

E. P.

FlG. 4



LE MARSYAS DE TARSE

(MUSÉE IMPÉRIAL DE CONSTANTINOPLE)

PLANCHE XIII

Parmi les nombreuses répliques 1 du Marsyas suspendu à un arbre, celle qui est conservée aujourd'hui au musée de Constantinople est certainement la plus belle 2. Je l'avais signalée déjà à M. Collignon qui l'a fait connaître dans son Histoire de la sculpture grecque 3, et à M. Salomon Reinach qui en a donné un croquis sommaire dans son Répertoire de la statuaire grecque et romaine 4. La valeur esthétique de cette nouvelle copie lui vaut les honneurs d'une reproduction dans ce Recueil (pl. XIII et fig. 1). Je n'ai pas l'intention de reprendre ici toutes les questions qu'a soulevées l'étude du Marsyas; M. Collignon les a expo1.

expo1. trouvera la liste de ces copies dans : OVERBECK, Griech. Kunstmyth. III, p. 477; — VISCONTI, Bull. comm. arch. 1880, p. 200; — ROSCHER, Lexikon, s. V. Marsyas.

2. Cf. mon Catalogue des sculptures du musée de Constantinople, n. 72. — La statue dont les bras et les jambes à partir des genoux sont brisés, mesure 1m,29 en hauteur. Elle a été trouvée, en 1888, à Tarse en Cilicie. Il serait souhaitable que l'attention des archéologues se portât sur les ruines de cette ville, si faciles à explorer. Avec le Marsyas, les deux grands bronzes, qui sont les joyaux de Tchinli-Kiosk, donnent une idée des trésors que renferment ces ruines. C'est par erreur que la pl. XIII porte le mot Tralles au lieu de Tarse.

3. T. II, fig. 284.

4. P. 36, n°5.


146

MONUMENTS ET MÉMOIRES.

sées récemment dans son beau livre, et il me paraît inutile de rouvrir une discussion à laquelle notre statue n'apporte pas d'éléments nouveaux. Je voudrais seulement en montrer la supériorité sur les autres

déjà connues et ajouter quelques observations que peut suggérer l'examen de ce beau marbre.

La valeur d'une oeuvre comme le Marsyas consiste surtout dans la perfection du détail, la science anatomique du corps humain et l'intensité le l'expression : c'est de la sculpture de caractère. Nulle part, ce « caractère » ne paraît mieux marqué que dans la copie de Tarse. Les autres répliques sont généralement mauvaises, et dues pour la plupart au ciseau de marbriers médiocres ou pressés, peu soucieux de parfaire leur oeuvre. L'auteur du Marsyas de Constantinople s'est, bien plus que ses confrères, préoccupé de rendre les qualités de l'original : la précision du dessin, l'indication des muscles de la poitrine et du dos, les savants modelés qui produisent entre les côtes des jeux de lumière compliqués, où les ombres viennent caresser le marbre. Seul, le beau torse de Berlin 1 présente de pareils raffinements; malheureusement, la tête manque, et c'est là surtout, comme le montre la copie de Tarse, que s'est

porté l'effort de l'artiste, pour faire sortir du marbre toute la vie qu'il se sentait capable de lui demander. La tête se tourne vers la droite, profondément inclinée sur la poitrine; ce double mouvement, à peine indiqué dans les autres répliques, donne au Marsyas de Tarse un air de détresse et de résignation lasse qui surprend dans une oeuvre antique, et qui fait songer à ces grands crucifix traités dans la manière excessive et déclamatoire des Espagnols ou des Italiens du XVIe siècle.

FIG 1. — Le Marsyas de Tarse.

1. Musée de Berlin, n° 213. BRUNN-BRUCKMANN, Denkmäler, n° 423.


LE MARSYAS DE TARSE. 147

Je me demande même si les Marsyas découverts en Italie au temps de la Renaissance et recueillis par les papes ou les cardinaux n'ont pas pu inspirer quelques auteurs de Christs en croix et les séduire par je ne sais quelle précision outrée qu'ils devaient prendre pour un réalisme puissant.

Mais, ce qui laisse bien au Marsyas son caractère de divinité païenne, c'est l'expression de sauvagerie farouche que l'artiste s'est efforcé de lui conserver. Les rides tourmentées qui barrent le front, la contraction d'épais sourcils sous lesquels se cachent des yeux profondément enfouis, les plis qui creusent les joues, la bouche entr'ouverte comme pour une plainte, toute cette déformation violente des muscles du visage donne au Marsyas cette intensité d'expression qu'on sent que l'artiste a surtout cherchée. La nécessité de conserver au personnage l'aspect velu et hirsute d'un homme des bois a dû préoccuper aussi le sculpteur; sa maîtrise technique lui permettait d'indiquer avec une grande hardiesse les boucles emmêlées de la barbe et des cheveux, qui complètent à merveille la physionomie sauvage de Marsyas. A cet égard, la statue de Tarse rend, avec une précision incomparable, la liberté et la virtuosité de l'original, bien affaibli dans une réplique comme celle du Louvre1

Ces détails, que l'on apprécie surtout dans la copie de Tarse, font tout le mérite du Marsyas. La part d'invention de l'auteur se réduit en somme à des qualités extérieures d'exécution. Le type était créé dès le Ve siècle, et l'artiste de l'époque hellénistique n'a fait que reprendre le Marsyas de Myron : il devait trouver seulement que Myron connaissait mal l'anatomie, et il se chargea de le corriger. Quant au sujet lui-même, il paraît bien, d'après un texte de Pline 2, qu'il avait été traité par le peintre Zeuxis. Il est intéressant du moins de constater une fois de plus l'influence exercée par la peinture sur la statuaire aux époques qui suivent les périodes de création, lorsque les sculp1.

sculp1. notamment une bonne reproduction dans BRUNN-BRUCKMANN, Denkmäler, n° 424.

2. H. N. 35, 66.

20

TOME V.


148 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

teurs, fatigués de la simplicité des beaux corps, cherchent à renouveler leur art et essayent de transposer dans le marbre des sujets que la complexité de ses ressources permet à la peinture d'aborder avant eux. De là ces compositions chargées, parfois même à prétentions symboliques, que des artistes, égarés par l'inquiétude de la nouveauté, s'efforcent de nous imposer. C'est un peu le cas de l'auteur du groupe dont le Marsyas faisait partie, et c'est un caractère commun aux oeuvres des sculpteurs contemporains.

On a l'habitude de rattacher le groupe de Marsyas à l'école Pergaménienne, et l'on pourrait justifier cette attribution par d'excellentes raisons. Elle manque seulement un peu de précision, et je me demande s'il ne serait pas imprudent de faire remonter jusqu'aux premiers Attalides l'auteur du groupe original de Marsyas. Je suis frappé surtout des analogies de style et de technique que présente le Marsyas avec le fameux Laocoon : c'est le même art savant, compliqué, violent, et l'on pourrait appliquer au torse et à la tête de Laocoon toutes les observations que nous a inspirées le Marsyas. Je vois à ce rapprochement un avantage : les récentes études de M. Holleaux, parues dans la Revue de Philologie (1893, p. 171 et suiv.), et celles de M. Hiller von Gaertringen dans le Jahrbuch de l'Institut allemand (t. IX, 1894, p. 37) permettent de placer avec certitude entre 150 et 50 avant JésusChrist environ la célèbre école de sculpture rhodienne, et parmi eux les auteurs du Laocoon. C'est au même groupe d'artistes que j'attribuerais volontiers le Marsyas; et, si l'on se souvient que c'est du Ier siècle surtout que datent la grande prospérité et l'éclat de la ville de Tarse, on pourra voir dans la copie du Marsyas de Constantinople une oeuvre très voisine de l'original et exécutée par un artiste qui avait pu être élevé dans l'école même des maîtres rhodiens.

ANDRÉ JOUBIN.


BUSTE DE CÉSAR

APPARTENANT A LA

COLLECTION DU COMTE GRÉGOIRE STROGANOFF A ROME

PLANCHE XIV

Le buste que nous publions a été trouvé l'année dernière en Egypte et acheté à Alexandrie. Il est maintenant la propriété du comte Grégoire Stroganoff. En marbre grec et de grandeur naturelle, il représente un homme assez âgé, aux traits fortement marqués. L'oeuvre est bien conservée; le nez cependant, brisé à sa racine, a été l'objet d'une restauration, et il est très vraisemblable que le restaurateur moderne a exagéré les dimensions primitives ; on doit noter, sur le côté gauche du visage, près de l'oeil et au bord de l'oreille, deux meurtrissures du marbre; quelques légères encoches sur le pourtour du crâne donneraient lieu de supposer qu'on a enlevé au ciseau un objet, couronne ou diadème, qui décorait la tête à l'origine. Le crâne fait saillie en arrière et en haut; une courbe accentuée relie son sommet à la nuque. Le cou est long et maigre. La figure paraît singulièrement expressive. Elle semble ravagée, usée par les fatigues d'une vie active. Des rides nombreuses la plissent ; les unes entourent la bouche et remontent jusqu'aux ailes du nez, jusqu'aux yeux, jus-


150

MONUMENTS ET MÉMOIRES.

qu'aux pommettes des joues; d'autres sillonnent le front; deux barres verticales séparent les sourcils. Entre le menton, où se voit une petite fossette, et la lèvre inférieure un pli se creuse. La bouche est large et les lèvres se contractent amèrement. Les yeux sont d'un tracé ferme et énergique; des hachures obliques simulent les sourcils. L'oreille est moyenne et bien dessinée, le front haut et découvert. Les cheveux,

rares, sont ramenés soigneusement en avant par mèches inégales. Toute la physionomie a quelque chose de puissant, de volontaire, d'âpre en même temps, qui saisit et s'impose. Il ne serait pas impossible que ce buste eût été fait d'après le modèle vivant ; une impression de vérité intense et individuelle s'en dégage, qui permettrait de croire à une imitation directe de la nature.

De quel personnage avons-nous ici sous les yeux le portrait? Est-il possible de mettre sur ce visage un nom historique ?

Le buste doit être attribué, d'après le style et la facture, au premier siècle avant l'ère chrétienne. Il se distingue

des créations analogues de l'époque impériale par la vigueur de la conception, par l'exécution même, très soignée, un peu sèche et dure quelquefois, par la précision réaliste des détails, qui, pourtant, ne s'exagère jamais et ne tombe nulle part dans une minutie déplaisante, par l'harmonie enfin de toutes les parties, qui donne à l'ensemble un si haut caractère de vie et de pensée. Au point de vue de la date, la manière même dont sont figurés les yeux, les sourcils, les cheveux a une extrême importance.

Parmi les hommes qui ont séjourné en Egypte au premier siècle

FIG. 1. — Buste de César de la collection Stroganoff, vu de profil.


BUSTE DE CÉSAR. 151

avant l'ère chrétienne et dont la sculpture a reproduit les traits, il en est un, César, de qui le souvenir est aussitôt évoqué. César débarqua à Alexandrie en 48, après la mort de Pompée, et n'en repartit que l'année suivante. Il intervint dans les querelles domestiques des Lagides, vainquit le Ptolémée régnant, mit sur le trône, à sa place, Cléopâtre, et s'attarda trois mois auprès de la nouvelle souveraine, qui l'accompagna ensuite à Rome. On lui rendit en Egypte, après sa mort, de grands honneurs. Cléopâtre fit élever à Alexandrie une chapelle qui lui était consacrée 1. Ses statues devaient être nombreuses. Une tête de grandeur naturelle, en pierre dure et noire (diorite), qui fait partie actuellement de la collection Barracco à Rome, a été découverte, il y a quelques années, dans le delta du Nil; une étoile orne le bandeau qui enserre les cheveux : on y reconnaît le sidus lulium, la comète de l'an 44, l'astre de César divinisé, si souvent reproduit sur les monnaies 2, et il est évident que cette tête est le portrait authentique du dictateur : « le profil correspond exactement à celui des meilleures effigies monétaires 3 ».

Le buste de la collection Stroganoff appartient à la même série que celui de la collection Barracco, et représente aussi César.

On pourrait objecter que le personnage semble un peu âgé. César est mort à cinquante-huit ans seulement 4. Mais la vie que César a toujours menée, vie de plaisirs et de débauches dans sa jeunesse, vie de guerres incessantes et de pénibles voyages dans son âge mûr, devait l'avoir prématurément vieilli. Malgré son tempérament délicat, il partageait en campagne les labeurs, les privations, les marches forcées de ses soldats, couchant souvent en litière ou au plein air, méprisant les intempéries et donnant à tous l'exemple 3. Faut-il s'étonner qu'à cin1.

cin1. CASSIUS, LI, 21.

2. A. DE SCHODT, le Sidus Iulium sur des monnaies frappées après la mort de César,

Bruxelles, 1887.

3. BARRACCO ET HELBIG, Collection Barracco, texte, p. 51.

4. Si l'on admet avec MOMMSEN (Histoire romaine, traduction française, t. VI, p. 142144, note), qu'il est né en 102 avant notre ère; sinon, à cinquante-six ans.

5. PLUTARQUE, Vie de César, 17.


152

MONUMENTS ET MÉMOIRES.

quante-cinq ans il ait eu déjà l'air d'un vieillard, et que les portraits les plus fidèles lui en aient donné l'aspect? N'est-ce pas ainsi qu'il apparaît sur les monnaies frappées de son vivant et immédiatement après sa mort? Pour toute étude de l'iconographie de César, les monnaies sont les principaux documents à consulter 1 (fig. 1, 2 et 3). Il n'y a dans les historiens anciens que de rapides et vagues indications. Suétone est le plus précis, et encore est-il bien bref et ne fait-il aucune distinction entre les divers moments de la vie de César. On sait que César avait une

belle et majestueuse figure 3, une haute taille, le teint blanc, les yeux noirs et vifs 4, qu'il était de maigre constitution 5, mais d'une bonne santé, sauf quelques défaillances et deux attaques d'épilepsie 6. Très soigneux de sa personne, d'une élégance raffinée et affectée, il supportait malaisément, pendant les dernières années de sa vie, d'être devenu chauve, il cherchait à cacher sa calvitie en ramenant ses cheveux en avant et en se parant sans cesse de la couronne de laurier que le Sénat

N° 1. N° 2. N° 3.

FIG. 2. — Monnaies avec l'effigie de César 2.

1. Cf. BERNOULLI, Roemische Ikonographie, I, p. 145-181, Iulius Caesar.

2. Ce sont trois deniers d'argent des quatluorviri monetales institués par César : le premier est de L. FLAMINIUS CHILO (reproduit d'après IMHOOF-BLUMER, Porträtköpfe auf römischen Mùnzen, Taf. I, n° 2) ; le second, de L. AEMILIUS BUCA, avec l'inscription CAESAR DICT. PERPETVO; le troisième, de P. SEPULLIUS MACER, avec une étoile dans le champ (tous deux d'après BERNOULLI, Roemische Ikonographie, I, Münztaf. III, nos 58 et 62).

3. CICÉRON, Brutus, 75 : Forma magnifica et generosa. — VELLEIUS PATERCULUS, II, 41 : Forma omnium civium excellentissimus. — APPIEN, Guerre civile, II, 151, comparant Alexandre et César : EùaucTç à|/.cpu xal xaloî. — DION CASSIUS, XLIV, 38, Oraison funèbre de César par Antoine : Ikpi>caBi<rraT<5v -ava àvSpûv 6W. — JULIEN, Convivium, p. 308, éd. Spanh. :

Koel yàp ûç opôl; Inxi [J-éyaç y.ai xaXàç.

4. SUÉTONE, Caesar, 45.

5. PLUTARQUE, loc. cit.

6. SUÉTONE, loc. cit.


BUSTE DE CÉSAR. 153

lui avait décernée 1. Le sens des mots ore paulo pleniore, qu'emploie Suétone, a été très discuté; signifient-ils que César avait le visage assez plein, ou seulement la bouche assez large ? Bernoulli, s'appuyant sur le texte formel de Plutarque T7jv e'Eiv Lv/yôq 2 et sur le témoignage des monnaies, se rallie avec raison à la seconde hypothèse. Ce sont donc les monnaies qui font autorité, à défaut des textes littéraires, et c'est à elles qu'il faut se référer.

A vrai dire, elles sont loin d'être elles-mêmes très explicites ; elles manquent surtout de concordance; entre les différents types, et jusqu'entre les exemplaires du même type, il y a d'appréciables divergences. Visconti a pu dire, néanmoins, que, si on les compare entre elles, « elles offrent un ensemble assez décidé pour faire reconnaître le portrait de ce dictateur sur des marbres antiques 3 ». On doit résolument laisser de côté toutes les monnaies frappées longtemps après la mort de César, pendant les règnes d'Auguste et de Trajan; la physionomie y est toute conventionnelle et idéalisée ; elle s'éloigne de plus en plus du modèle original ; les monnaies de restitution de Trajan rappellent beaucoup plus les traits de cet empereur que ceux de César. Il convient de s'attacher seulement à l'examen des monnaies émises pendant les derniers mois de la vie de César et les premières années qui suivirent, par les soins des magistrats nouveaux qu'il avait établis, les quattuorviri monetales 4. Celles-là du moins ont la valeur de portraits véritables et contemporains : César est le premier personnage à qui le Sénat ait accordé le droit de faire mettre son effigie de son vivant sur les monnaies de la République, et cette image est reproduite sur toutes les pièces qu'ont signées les premiers quattuorviri, M. Mettius, auquel succéda bientôt P. Sepullius Macer, L. AEmilius Buca, C. Cossutius Maridianus, L. Flaminius Chilo 5. Celles qui

1. SUÉTONE, Caesar, 17 et 51. — DION CASSIUS, XLIII, 43.

2. PLUTARQUE, loc. cit.

3. VISCONTI, cité par MONGEZ, Iconographie romaine, II, 26.

4. Cf. SALLET, die Münzen Caesars mit seinem Bildnisse, dans la Zeitschrift fur Numismatik, IV, 1877, p. 125-144.

5. BABELON, Monnaies de la République romaine, II, p. 20 et suiv.


154 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

présentent les meilleures garanties de véracité sont les monnaies de L. Flaminius Chilo et de L. AEmilius Buca 1. Bernoulli a résumé en quelques mots les caractères communs qu'on y remarque : sur un crâne de forme variable, une arrière-tête faisant saillie vers le haut et se recourbant pour rejoindre la nuque ; des cheveux lisses, assez longs; une couronne de laurier qui peut, sur le front, cacher la calvitie ; mais celle-ci n'est pas indiquée positivement, comme elle le sera, par exemple, sur les bustes et statues de Caligula; un profil pas tout à fait vertical, légèrement effilé ; le front partagé en deux et un peu saillant au-dessus de la racine du nez, le menton bas et séparé de la lèvre inférieure par un pli profond; surtout, les joues maigres, décharnées, et le cou osseux. Tel est le portrait idéal qu'on tracerait de César d'après les monnaies contemporaines. Il n'est peut-être pas inutile d'observer que, par beaucoup de points, il concorde avec les traits de la statue, conservée au Musée du Louvre, qu'a sculptée dans les temps modernes Nicolas Coustou.

Le buste de la collection Stroganoff répond exactement à la description de Bernoulli. La saillie de la tête, le profil effilé (plus remarquable encore si l'on suppose le nez antique, comme nous y autorisent les vestiges encore apparents, plus petit que celui de la restauration), les rides du front, le pli entre le menton et la lèvre, la maigreur des joues et du cou — ajoutons aussi les rides très fortes qui avoisinent la bouche et le nez — s'y retrouvent. Les cheveux sont, ici aussi, lisses et assez longs, mais la calvitie est très nettement, très brutalement marquée; on voit avec quelle attention les mèches sont ramenées sur le devant pour la dissimuler en partie ; une couronne eût achevé de la cacher ; on s'expliquerait ainsi très bien la présence de ces traces de couronne ou de diadème que nous avons cru retrouver sur le pourtour du crâne 2.

1. BERNOULLI, op. cit., p. 150.

2. M. Martinetti, le regretté numismate, assurait avoir eu entre les mains un certain nombre de monnaies de César, sur lesquelles la couronne qui ornait le front avait été enlevée après coup ; peut être cet emblème déplaisait-il aux Romains. (Renseignement communiqué par M. Helbig.)


BUSTE DE CÉSAR. 185

Le buste de la collection Stroganoff est un portrait de César. Il resterait à montrer quelle place lui revient parmi les monuments qui représentent le dictateur, et à dire de quels autres bustes ou statues il se rapproche le plus.

Bernoulli divise en deux groupes les bustes ou statues de César: au premier appartiennent, pour ne citer que l'essentiel, le buste colossal du musée de Naples 1 et la statue cuirassée du Palais des Conservateurs au Capitule 2, tous deux idéalisés, la statue du British Museum 3, plus réaliste, et la statue héroïque du Louvre; au second la tête de basalte noir du château de Saint-Cloud, maintenant disparue 4, la tête du Campo Santo de Pise, la tête et le buste en marbre de Berlin 3, la statue laurée de Paris 6. Le buste de la collection Stroganoff ne rentre strictement dans aucune de ces deux catégories, mais il offre avec les oeuvres les plus remarquables de l'une et de l'autre de frappantes analogies. Il est d'une époque plus ancienne, d'un travail meilleur et d'une vérité plus profonde. On retrouve dans le buste de Naples et dans la statue du Capitole la même indication caractéristique des rides sur le front, entre les yeux, sur les joues, et le pli creusé entre la lèvre et le menton; en revanche les formes sont plus pleines, arrondies, rajeunies; le visage a plus de majesté que d'énergie, aucune âpreté. Les mêmes rides reparaissent encore sur le buste du British Museum, qui ressemble davantage à celui de la collection Stroganoff; l'âge est assez avancé, la calvitie, au-dessus du front tout au moins, n'est pas cachée; le regard est pénétrant, attentif, un peu inquiet, mais la bouche est très fine et sans amertume. Sur le buste de Saint-Cloud, on voit, au-dessus d'une figure déjà ridée et vieillie, des cheveux abondants et régulièrement taillés. La statue laurée du Louvre, par l'allure générale du visage et son expression vigoureuse, volon1.

volon1. op. cit., Taf. XIII.

2. BERNOULLI, op. cit.,Taf. XIV.

3. BERNOULLI, op. cit., Taf. XV.

4. VISCONTI et MONGEZ, Iconographie romaine, pl. XVIII, n°s 1 et 2.

5. BERNOULLI, op. cit., Taf. XVI et XVII.

6. BERNOULLI, op. cil., p. 167.

21

TOME VI.


152 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

taire, un peu triste, n'est pas sans ressembler certainement au buste de la collection Stroganoff. Celui-ci, en somme, est plus près du modèle que les précédents, et rend mieux la personnalité intime et complexe de César vieillissant.

Le buste de la collection Barracco provient comme lui d'Egypte, et il a avec lui des rapports évidents; la forme de la tête, les plis et les rides de la figure, le tracé du menton sont les mêmes de part et d'autre. Mais le buste de la collection Barracco est idéalisé et fait après la mort de César, comme le prouve la représentation du sidus Iulium ; César y apparaît barbu 1. Sur le buste de la collection Stroganoff tous les traits sont plus accentués, et dans le bas du visage s'exprime un sentiment pénétrant de tristesse et de lassitude 2.

Un autre buste, encore inédit, et que nous sommes en mesure de publier également, doit être cité avec tous ceux que nous venons d'énumérer (fig. 4). En marbre et de grandeur naturelle, il a été trouvé à Rome même, en 1871, sur l'Esquilin, pendant les travaux de construction de la Via Nazionale. Il semble appartenir à l'école grécoromaine du 1er siècle après l'ère chrétienne ; on y voit apparaître la froideur académique qui distingue les portraits impériaux de cette époque. La ressemblance avec les monnaies et les bustes ou statues déjà connus montre que c'est bien aussi un portrait de César, mais jeune et idéalisé. Il est loin d'avoir la même originalité que le buste de la collection Stroganoff; par quelques détails cependant il mérite d'en être rapproché. La figure est pleine et un peu lourde, le cou assez épais, la bouche moins large. Les cheveux sont fort abondants, bouclés et relevés en avant. Les traces d'une couronne sont très reconnaissables sur le marbre; elle était en matière étrangère, bronze ou or; on sait, par les monnaies mêmes de César, comment elle s'appli1.

s'appli1. ET HELBIG, Collection Barracco, planches, t. I, nos LXXV et LXXVI.

'2. Un nouveau portrait de César a été signalé récemment. Sur un bas-relief du musée d'Alger, provenant de Carthage, M. Gsell reconnaît la reproduction de trois statues du temple de Mars Ultor à Rome ; l'une d'entre elles serait la statue de César ; malheureusement « le visage est assez fruste... la petitesse de l'image ne permet guère une étude iconographique bien sérieuse, » (Revue archéologique, 1899, I, p. 37-43 et pl. II).


BUSTE DE CÉSAR.

157

quait sur la tête. Les plis autour de la bouche et du nez sont très visibles; la fossette du menton est représentée. Enfin le dessin de la bouche et, par suite, l'expression de toute la partie inférieure du visage rappellent le buste de la collection Stroganoff ; la moue légère des lèvres serrées est comme une répétition affaiblie de cette contraction amère qui rend ce dernier si vivant.

FIG. 4. — Buste de César trouvé sur l'Esquilin.

Le buste de la Via Nazionale est une oeuvre un peu conventionnelle, mais où quelques aspects de la personnalité de César sont bien traduits : l'autorité, l'esprit ambitieux et dominateur, la force concentrée de la pensée; c'est le dictateur triomphant, transfiguré et rajeuni par l'imagination populaire qui le divinise. Le buste de la collection Stroganoff nous donne davantage l'intuition du génie même de César ; on a devant soi le politique, le général, saisi en quelque sorte sur le


138 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

vif, au cours de ses campagnes et de ses vastes entreprises, débarrassé enfin de Pompée, son plus redoutable rival, mais non sans luttes ni sans peines, avide du pouvoir, irrité en même temps des obstacles qu'il rencontre, aigri et dégoûté par les résistances qu'il brise, mais qui le retardent. Sur cette tête d'une puissante laideur, les qualités de grâce et de séduction, que César possédait cependant, au moins à ses débuts, et qui lui attirèrent tout d'abord la faveur publique, ne paraissent pas. On ne voit que l'homme d'action, acharné à poursuivre ses desseins. Que l'on compare ce masque sévère avec le buste de Pompée de la collection Jacobsen, qu'a publié M. Helbig dans les Roemische Mittheilungen (t. I, 1886, p. 37, pl, II), et l'on saisira d'un coup d'oeil toute la différence du triumvir vainqueur et de son adversaire malheureux. Le visage de Pompée, un peu court et large, n'est dépourvu ni d'intelligence, ni de finesse, mais la suffisance et l'indécision y percent, et l'on cherche en vain cette sûreté de regard et cette pénétration, cette énergie intense, cette contention imposée pour ainsi dire à toutes les forces de l'âme et du corps, qui sont les traits décisifs de la physionomie et du caractère de César.

MAURICE BESNIER.


PYXIDE EN OS

REPRÉSENTANT LA NAISSANCE D'APOLLON ET DE DIANE

(MUSÉE DU LOUVRE)

PLANCHE XV

Les deux fragments que, grâce à l'amabilité bien connue de l'administration du Louvre, je peux publier ici furent acquis par le musée en 18901; ils ont été trouvés à Athènes, au dire du vendeur. Ils appartenaient à un vase cylindrique d'une hauteur de 7 centimètres et d'un diamètre de 12 centimètres, dont la matière provient du fémur d'un gros animal 2 et qui, par conséquent, avait un fond travaillé séparément et formé soit d'une tablette d'os, soit d'une plaque de métal. Les trous perforés que nous voyons au bas des fragments proviennent de clous au moyen desquels le fond était rivé au vase. Dans les vases du même genre en ivoire, dont les vases en os n'étaient qu'une imitation à bon marché, nous ne trouvons jamais non plus le cylindre orné de reliefs formant corps avec le fond; car le cylindre était taillé dans la partie creuse de la dent d'éléphant.

1. Inventaire MNC 1285.

2. Il serait fort à désirer que l'on pût consulter un naturaliste sur la nature de cet os. D'après sa circonférence il doit provenir de la cuisse d'un éléphant ou d'un hippopotame.


160 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

Grâce à la circonstance que l'église chrétienne s'est servie de ces vases d'ivoire malgré leur caractère profane, on a conservé un nombre relativement considérable de ces cylindres sculptés 1 ; quelques-uns ont même leur fond et leur couvercle originaux. Tous proviennent de la dernière période de l'art antique; évidemment ils ont été mis au service de l'église peu de temps après leur création. Les très rares exemplaires plus anciens ne nous sont parvenus qu'en fragments, retirés du sein de la terre 2; aucun d'eux n'égale en grandeur et en importance ceux que possède le Musée du Louvre.

1. Je peux citer douze exemplaires de ces pyxides; mais, dans deux cas (I, III), je ne saurais affirmer s'ils sont des produits de l'art païen ou de l'art chrétien; car le sujet de leurs reliefs, Orphée charmant les animaux, a été souvent utilisé comme symbole chrétien.

I. — Bobbio, église de Saint-Columban. Reproduite dans le Nuovo Bullettino di archeologia cristiana,

III, 1897, pl. 1. II. _ Bologne, Museo civico. Archaeologische Zeitung, IV, 1846, pl. 38.

III. — Florence, Bargello. CAHIER, Nouveaux Mélanges cl'Archéol. et d'Histoire. Jovins, etc. Paris, 1874,

p. 18.

IV. — Ibidem. Inédite.

V. — Londres, British Museum, Early Christian room. Inédite.

VI. — Sens, sacristie de l'Église. CAHIER, op. laud., p. 13 ; E. CHARTRAIRE, Inventaire du Trésor de l'église... de Sens. Paris, 1897.

VII. — Wien, Antikensammlung des Allerhöchsten Kaiserhauses. Mitteilungen der K. K. Central-Commission

Central-Commission Erhaltung der Kunstdenkmäler. Neue Folge II, 1876, p. 43.

VIII. — Wiesbaden, Provinzialmuseum. Annalen des Vereins für Nassauische Altertumskunde und

Geschichte. XXVIII, 1896, pl. 2. IX. — Xanten, Stiftskirche. Jahrbücher des Vereins von Alterthumsfreunden im Rheinland, V, VI, 1844, pl. 8.

X. — Zurich, Landesmuseum. Catalog der Sammlungen der antiquarischen Gesellschaft. Zurich, 1890,

Nr. 4046.

XI, XII. — Autrefois Fabriano. Catalogue d'objets d'art formant la collection de feu M. le comte Girolamo

Girolamo Vente à Florence, 1er avril 1880, Nr. 16, 17. La première de ces deux pyxides (XI), achetée par M. Félix, fut revendue par lui, avec les autres objets formant sa collection, en 1886 (Catalogue de la vente Félix, n° 319). J'ignore où elle se trouve maintenant. La seconde (XII) fait, depuis 1880, partie de la collection de M. le baron von Oppenheim, à Cologne.

Le cylindre publié par Caylus (Recueil, VI, pl. 73) comme étant antique est un travail du XVIIIe siècle.

2. Suite de la liste précédente :

XIII. — Athènes, Ministère de l'Instruction publique. Trois fragments avec les figures de quelques

femmes baignant un enfant. SCHOENE, Griechische Reliefs, pl. 37.

XIV. — Karlsruhe, Kunstkammer. Un fragment avec une scène bachique. ROSENBERG, Die Kunstkammer

Kunstkammer Grossherz. Residenzschlosse zu Karlsruhe, 1892, pl. 2. XV. — Munich; Spire. Sur les deux fragments inédits, dont l'un est conservé dans l'Antiquarium de Munich, l'autre dans le musée de Spire, on voit des satyres et des ménades dansant.


PYXIDE EN OS.

161

Le nom antique de ces vases était pyxis, appellation qui désignait à l'origine des boîtes en buis tourné, et fut appliquée ensuite à d'autres boîtes de même forme, mais de matière différente. Les auteurs classiques mentionnent des pyxides faites en corne, en plomb, en bronze,

en argent et en or ; une pyxide en ivoire est citée dans une inscription de Rhégium 1 :

Tl. BERVENVS TI. F. SABINVS IIIIVIR AED POT. II TESTAMENTO LEGAVIT MUNICIPIBVS REGINIS IVL. - - IN TEMPLO APOLLINIS MAIORIS PVGILLARES MEMBRANACEOS OPERCVLIS EBOREIS PYXIDEM EBOREAM TABVLAS PICTAS XVIIII. Les

tableaux de Titus Bervenus étaient destinés à l'ornementation du temple; L'écritoire devait servir à l'enregistrement des offrandes futures 2. La réunion de la pyxide aux accessoires pour écrire a conduit quelques anciens interprètes de l'inscription 3 à supposer que cette pyxide devait servir d'encrier; mais l'ivoire est une matière qui se prête peu à faire des récipients pour l'encre.

L'usage pour lequel la pyxis eborea fut léguée au temple nous est expliqué par plusieurs représentations antiques de sacrifices. Une tablette du plus beau diptyque

diptyque en ivoire, fabriqué sur l'ordre des familles nobles des Symmachi et des Nicomachi (fig. 1), représente une femme qui se dispose à répandre de l'encens dans les flammes brûlant sur un autel devant elle; elle prend l'encens dans une acerra de forme cylindrique. La figure est la reproduction d'un type statuaire bien connu, qui s'emFlG.

s'emFlG.

1. Corp. inscr. lat., t. X, pars I, n° 6.

2. Je parlerai de cet usage d'une façon plus détaillée dans la préface de la publication que je prépare sur les diptyques antiques.

3. V. MORISANUS, Inscrivtiones Reginae, Neapoli, 1770, p. 302.


162

MONUMENTS ET MÉMOIRES.

ployait fréquemment pour les portraits des dames romaines 1. Sur beaucoup d'autres reliefs, nous voyons des hommes et des femmes tenant de la main gauche la même acerra ronde 2 ; ce n'est qu'en des occasions particulièrement solennelles qu'un camillus spécial est présent et porte une acerra de forme carrée 3. Il est donc fort probable que la pyxis

eborea de Titus Bervenus était une acerra4. Parmi les pyxides en ivoire qui nous ont été conservées, il s'en trouve une (XV de notre liste) également vouée au service sacré, car elle fut trouvée dans les ruines du temple de Diane à Spire. L'emploi de deux autres pyxides (I, III, fig. 2) comme acerrae est prouvé par une ouverture demi-circulaire pratiquée dans la partie inférieure du cylindre, ouverture fermée par une soupape. Cette disposition, pour laquelle les éditeurs des

1. Voyez, par exemple, la statue de Drusilla au Musée du Latran, BENNDORF-SCHOENE, Die antiken Bildwerke des Lateran. Museums, Nr. 213.

2. Pour prouver le constant emploi des acerrae rondes, je choisis deux exemples fort éloignés l'un

de l'autre quant à l'époque : la femme vêtue sur un bras du trône d'Aphrodite dans la villa Ludovisi (HELBIG, Führer durch die öffentlichen Sammlungen in Rom, Nr. 886); le Romain sur un relief funéraire du IIIe siècle au Latran (BENNDORF-SCHOENE, op. laud., pl. XVI).

3. Voyez, par exemple, le sacrifice représenté sur l'arc de triomphe de Marc-Aurèle (HELBIG, op. laud., Nr. 542). L'Antiquarium du musée de Berlin possède une petite acerra carrée en argent. Le fond de la boîte n'est point plat; mais il a la forme d'une pyramide retournée, pour éviter que les grains d'encens ne tombent dans les coins, où il aurait été difficile de les reprendre.

4. L'église chrétienne a accepté l'usage des pyxides en ivoire comme acerrae. Voyez les inventaires de l'église de Monza, publiés par BARBIER DE MONTAULT (Bulletin monumental, 1880, 1881). Dans beaucoup de représentations chrétiennes il y a des figures de prêtres, qui brandissent l'encensoir de la main droite et portent de la main gauche l'acerra cylindrique. Voyez par exemple la figure de Zacharie sur un ivoire du South-Kensington Museum (MOLINIER, Histoire générale des Arts appliqués à l'Industrie, I, p. 151), et la figure de saint Etienne sur un relief de Malte (MARTIGNY, Dictionnaire des Antiquités chrétiennes, p. 189).

FIG. 2.


PYXIDE EN OS. 163

deux monuments n'ont pas cherché d'explication, ne pouvait servir qu'à faire sortir les grains d'encens nécessaires au sacrifice. Ces deux pyxides, ainsi que la plupart des autres, n'avaient point de couvercle à fermeture; mais, dans quelques-unes, appartenant aux plus récentes de toute la série, se trouve ménagée dans le relief une place pour une serrure en métal, dans laquelle venait s'adapter une anse attachée au couvercle, le couvercle étant relié au cylindre du côté opposé par des charnières. La fermeture, moins nécessaire pour une acerra, fait supposer que ces dernières pyxides ont servi de boîtes à bijoux.

A l'appui de notre classement des pyxides en deux groupes, acerrae et boîtes à bijoux, nous trouvons une preuve dans les sujets des reliefs qui les décorent. Un exemplaire à fermeture (V) offre des scènes de la vie pastorale; un second (VI) des scènes de chasse ou d'amphithéâtre; trois autres représentent des héros, Achille parmi les filles de Lycomède et sa découverte par Ulysse (IX), le crime et la punition d'Actéon (II), Adonis et Vénus (X). Diane au bain, Vénus arrangeant ses cheveux sont, pour ainsi dire, des allusions à la toilette des femmes mortelles auxquelles les pyxides furent destinées.

Les reliefs des pyxides sans fermeture ne se rapportent qu'aux dieux et à leur culte. L'exemplaire de Wiesbaden (VIII) nous montre un festin en l'honneur d'Isis, la déesse elle-même et le Nil étant présents; l'une des pyxides appartenant autrefois à la collection Possenti (XI) porte, d'un côté, le Jugement de Paris, et, de l'autre, le Banquet des dieux, où la rivalité des trois déesses prit naissance. Sur la pyxide de Vienne (VII), nous voyons Dionysos et Ariadne assis sous un baldaquin, représentation à laquelle se rattache le combat du dieu contre les Indiens. Le même sujet est répété sur l'autre pyxide de la collection Possenti (XII). La naissance et l'enfance de Dionysos sont représentées dans l'exemplaire de Bologne (II); le fragment d'Athènes (XIII) s'explique comme étant probablement le bain de Dionysos nouveau-né. A cette même série de sujets se rattachent les fragments de Paris, qui représentent la naissance des enfants de Latone.

Le milieu de l'un des fragments est occupé par la personnification

22

TOME VI.


164

MONUMENTS ET MÉMOIRES.

de l'ile de Délos. L'hymne homérique à Apollon, qui contient le récit le

plus ancien de la naissance du dieu, ne connaît pas encore la tradition mythique, racontant que, à l'origine, l'ile de Délos flottait errante sur la mer. C'est dans les poèmes de Pindare que nous trouvons pour la première fois la légende suivant laquelle, a l'arrivée de Latone en travail, quatre grandes colonnes s'élèvent du fond de la mer, formant ainsi les supports fixes de File, qui flottait autrefois au gré des vagues et du vent. Callimaque décrit avec plus de détails les pérégrinations de l'île jusqu'au moment où elle devint stable après la naissance d'Apollon. L'idée de l'ile flottante resta le plus en faveur et fut adoptée par les artistes.

Sur une mosaïque de Portus Magnus 1 le buste

de l'île personnifiée émerge de la mer, tendant la main à Latone que le vent du nord a poussée au rivage. L'auteur de la pyxide du Louvre a placé l'ile de Délos personnifiée sur les épaules d'un homme barbu nageant; les vagues se voient au bas du relief. Le bras gauche de l'homme est levé, avec le mouvement bien connu du nageur antique, mouvement que fait aussi le personnage analogue à celui de notre relief, représentant l'Oronte, dans le groupe d'Eutychidès 2. Avec beaucoup de délicatesse l'artiste a évité de nous montrer la femme vêtue nageant elle-même. Une représentation du même genre nous est offerte

par les tableaux pompéiens retraçant l'arrivée d'Io en Égypte 3. D'après

1. DE LA BLANCHÈRE, Musée d'Oran, pl. V.

2. HELBIG, op. laud., Nr. 375.

3. Museo Borbonico. vol. X, pl. II.


PYXIDE EN OS. 165

la tradition, l'amante de Jupiter avait été métamorphosée en vache; Junon, jalouse, suscita un taon qui la poursuivit par terre et par mer, jusqu'à ce qu'enfin elle remontât le Nil à la nage ; les tableaux la représentent sous la forme d'une femme portant de petites cornes, reposant sur l'épaule du dieu barbu du fleuve; celui-ci, après l'avoir apportée, est sur le point de la déposer sur la rive, où Isis la reçoit.

Un homme, semblable au Nil, sert de porteur à l'île de Délos. Nous ne pouvons le regarder comme un Triton; car, pour un Triton, le mouvement du nageur serait superflu, et il porterait la femme sur les ondulations de sa queue de poisson, au lieu de la placer sur son épaule. Sur le couvercle d'un sarcophage romain (fig. 3), la petite figure de Délos, qui tend les bras à Latone errante pour lui faire accueil, est soulevée par un géant barbu, aux cheveux hérissés, qui semble surgir d'un abîme. Le dernier interprète de ce monument 1 considère ce géant comme une personnification de la mer Egée et l'a baptisé Aegaeon; le même nom pourrait convenir au personnage incertain de notre relief.

Gomme dans beaucoup de représentations de Néréides portées par delà la mer, nous voyons, au-dessus de la tête de Délos, le manteau gonflé par la brise, retenu par la main gauche. La main droite de l'île se lève dans un mouvement d'étonnement, car la déesse voit Apollon sortant du sein de sa mère; elle voit, comme nous devons nous le figurer, les effets prodigieux de son épiphanie, tels que le poète 2 nous les dépeint :

^pucest rot Tore irçcvTa Qejj.ei'Xt.oc yeiveTo, ATTAE, ypusù oè Tpo^oecija 7cav7]f/.epoç eppse )iîf/,vï), ^pucetov ViY.6jJ.r,Gc: yevéGXiov è'pvoç Ha.ir,q, ^pucrô ^'sTrXyia.ii.upe paGùç 'IVWTTO; èliyïïsiç.

1. C. ROBERT, Die antiken Sarlwphagreliefs, vol. III, p. 40. M. Robert était disposé à nommer le personnage SEU^Ô;; cependant il croyait que la personnification du tremblement de terre était inconnue dans l'antiquité, et qu'elle ne fut inventée que par Goethe. Une représentation de Ssw^d; plus vieille, dans des miniatures carolingiennes, reproduisant probablement un original du IVe siècle, a été expliquée par moi dans un rapport fait devant la section byzantine du XIe Congrès des orientalistes à Paris (Repertorium für Kunstwissenschaft, XXI, 1898, p. 34). Le nom de Zei^dç ne peut naturellement pas s'appliquer au personnage nageant de la pyxide du Louvre.

2. CALLIMAQUE, Hymne à Délos, 260-263.


166 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

De la figure de Latone il ne reste que la partie inférieure, avec un petit enfant sur le corps duquel se pose la main d'une grande personne. Nous ne pouvons distinguer si cette main appartient à Latone elle-même ou à une autre femme qui se disposerait à soulever le nouveau-né. La tradition mythique raconte que, selon l'usage des anciennes Grecques, Latone, sentant les premières douleurs de l'enfantement, s'agenouilla 1 et enlaça de ses bras le palmier sacré de Délos 2. L'hymne homérique mentionne cette circonstance que les poètes postérieurs passent sous silence. Les oeuvres de l'art antique représentant des femmes en travail agenouillées selon l'ancien usage sont fort rares 3; nous trouvons plus souvent ces femmes couchées, avec une expression d'abattement, après les couches 4; là Latone de la pyxide semble avoir été représentée dans cette attitude. Une autre image de Latone, sur un fragment de marbre (fig. 4-5) 5, est tout à fait

1. Voir sur cet usage WELCKER, Kleine Schriften, III, p. 183 sq; MARX, Athenische Mitteilungen, X, 1885, p. 177 sq. A tort il fut prétendu par MARGOULIEFF (Monuments antiques représentant des scènes d'accouchement, Paris, 1893, p. 80 sq.) que les femmes grecques n'avaient jamais eu la coutume de s'agenouiller pour accoucher.

2. Un vase à figures rouges, trouvé à Erétrie, nous montre Latone tenant de la main gauche le palmier sacré; mais, au lieu d'être agenouillée, elle est assise sur un fauteuil. Derrière elle, se tient Eileithyia, enlaçant la déesse de ses deux bras. Voir la description dans le AEATÎOV àp^aioloyr/.ôv (VIII, 1892, p. 87). Un dessin publié par M. WITKOWSKY [Histoire des accouchements chez tous les peuples, Paris, 1887, p. 15, fig. 10) représente Latone agenouillée devant le palmier, qu'elle enlace de ses deux mains, et, derrière elle, une femme portant un petit enfant nu. Ce dessin, qu'on dit être une copie d'un vase antique, et dont le lieu de conservation n'est pas indiqué, est véhémentement suspect d'invention moderne.

3. On a cru voir des représentations de ce genre dans une statue de Mykonos, dans un groupe de Sparte, dans le relief sculpté sur le dossier du trône d'Aphrodite de la villa Ludovisi; mais l'interprétation de tous ces monuments n'est pas sûre (Voir MARGOULIEFF, op. laud., p. 44 sq.). La figure indubitable d'une femme en couches agenouillée se trouve dans l'illustration du psaume XLII des miniatures carolingiennes citées plus haut (p. 76, n. 3). Gomme cette femme lève les deux bras, dont chacun est soutenu par une femme assistante, ce groupe a une ressemblance frappante avec le relief sculpté sur le dossier du trône d'Aphrodite.

4. Aux monuments énumérés par MARGOULIEFF, op. laud., p. 62 sq., on peut ajouter la pyxide de Bologne (II de notre liste). La représentation des accouchées, que nous voyons dans ces monuments séculiers, fut adoptée par l'art chrétien pour la scène de la naissance de Jésus-Christ.

5. Les deux fragments de nos figures 4 et 5 se trouvent encastrés dans un mur au Studio


PYXIDE EN OS.

167

différente; au lieu d'être figurée au repos, avec les jambes croisées, Latone étend la cuisse droite horizontalement, de sorte que la jambe sort nue du vêtement. M. Robert explique cette position bizarre comme étant celle d'une femme en travail, et il a raison, car Apollon n'est pas encore né; l'enfant qu'on voit sur les genoux de la mère est Diane, caractérisée par son court chitonisque. Sur la pyxide du Louvre, nous ne pouvons méconnaître la nudité de l'enfant, dont les

formes malheureusement sont fortement endommagées. Cet enfant doit être Apollon; le groupe à gauche de Délos personnifiée le prouve. Il est composé de deux femmes, dont l'une pose un enfant sur le sein de l'autre. D'après l'opinion la plus générale, Apollon et Diane étaient

Canova à Rome. Le fragment que reproduit notre figure 5 montre Latone debout et son jeune fils à côté de Jupiter, représentation analogue au couvercle de sarcophage reproduit plus haut dans la figure 3. Certainement les deux fragments appartenaient à un couvercle semblable. Robert (op. laud., p. 43) a supposé que le fragment montrant Latone couchée ne provient pas d'un couvercle, mais bien de la cuve d'un sarcophage, parce que le personnage possède des dimensions plus grandes que celles du Jupiter sur l'autre fragment. La différence de grandeur n'est cependant pas plus importante que celle qui existe entre le dieu de la montagne, occupant le coin gauche dans l'exemplaire complet (fig. 3), et le Jupiter du même relief.

FIG. 4.


168

MONUMENTS ET MÉMOIRES.

jumeaux, mais la soeur était née la première. Diane est donc l'enfant que l'une des nymphes de Délos vient de prendre sur les genoux de Latone pour le donner à une autre nymphe, nourrice de la déesse.

S'il n'y a aucun doute pour l'interprétation des principaux personnages du fragment, bien des choses restent inexpliquées quant à ceux qui sont moins importants, à cause de la grave détérioration du relief. Ainsi nous ne pouvons reconnaître avec certitude la position de

la femme qui se tient le plus près de Latone 1. Elle semble être assise sur un rocher; son bras gauche s'appuie, en effet, sur un bloc de rocher. Sa main gauche fait le geste de Và%oOXOTOÎV, c'est-à-dire se porte sur le front pour abriter les yeux ; on peut donc la considérer comme une de ces figures auxquelles les Anciens donnaient le nom de Ey.oTuoa 2. Il est impossible de savoir ce que signifie l'objet qui se voit au-dessus de sa main. Peut-être est-ce le reste d'une

branche de l'arbre sacré 3 ou le reste d'un arc qu'offre au dieu un personnage sculpté sur le morceau disparu du relief. On ne peut pas non plus définir ce que tient dans les mains le personnage féminin qui est debout au-dessus de l'île de Délos. Est-ce une flûte double, que cette femme va porter à sa bouche? On lit dans l'hymne de Callimaque qu'après la naissance d'Apollon, les nymphes de Délos enton4.

enton4. LEBÈGUE, Recherches sur Délos, p. 198.

2. Des personnifications de oxcmaî figuraient dans un des tableaux décrits par PHILOSTRATE, Imagines, II, 4.

3. Outre le palmier, les auteurs mentionnent un olivier et un laurier au lieu de naissance du dieu. PRELLER, Griechische Mythologie, 4, p. 238.

FIG. 5.


PYXIDE EN OS. 169

lièrent un chant de joie, résonnant au loin, en l'honneur d'Eileithyia. Sur l'extrême bord gauche du fragment se trouvent des figures fortement endommagées, qui toutes tournent la tête vers le personnage principal, vers Latone. Le plan le plus bas est occupé par une femme nue, dont la partie inférieure est complètement détruite. La position des bras, dont l'un est posé sur sa tête, tandis qu'elle est accoudée sur l'autre, indique qu'elle était commodément couchée. La figure suivante est représentée assise, reposant la tête sur sa main. Il est impossible de distinguer si la troisième figure est vêtue ou nue, si elle est debout ou assise. Leur attitude confortable de repos désigne ces trois femmes comme des personnifications locales; on ne saurait mieux les comparer qu'à un groupe représenté dans un des paysages de l' Odyssée découverts à l'Esquilin 1, groupe qui se trouve à droite du tableau des Lestrygons. On y voit également trois femmes réunies ; deux d'entre elles sont revêtues du chitonisque; l'une est debout, l'autre assise-, la troisième est couchée, le buste nu. Une inscription les appelle AKTAI, et le même nom convient parfaitement aux trois personnages de notre fragment, qui se trouvent près de la mer.

Sur l'autre fragment il y a, à droite, quatre différentes espèces d'êtres marins. Nous y voyons le buste nu d'une femme qui tient d'une main les coins d'une voile tendue comme un baldaquin; au-dessus d'elle se tord un serpent, couvrant la partie inférieure du corps féminin, dont la nature pour cette raison ne peut être définie. Ce pourrait être une Tritone, au corps terminé par une queue de poisson, ou une Néréide montée sur le dauphin dont on voit la tête, dans le coin à gauche. La dernière figure est un Triton vu de dos, levant le bras gauche et baissant le bras droit. Dans plusieurs monuments 2 l'on voit deux Tritons ou deux Centaures, tournés face à face, portant Vénus dans une coquille: on peut donc conjecturer que la même représentation était reproduite ici, étant donné surtout que la femme tenant la voile

1. WOERMANN, Die antiken Odysseelandschaflen, pl. IV. 2. CLARAC, Musée de Sculpture, 224, 82.


470 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

fait supposer une composition symétrique. On trouve ailleurs des représentations de Vénus portée à travers la mer et s'abritant du soleil 1; mais la voile est tendue aussi au-dessus de la tête de Neptune et d'Amphitrite qui se promènent sur leur élément 2. Peut-être ces dieux étaient-ils représentés sur le morceau manquant du relief, et le mouvement du Triton n'est-il qu'un geste de respect, semblable à celui que fait Nessus vis-à-vis d'Hercule dans un tableau pompéien 3. De quelque façon que nous complétions le morceau détruit, il est certain que toute cette partie de la pyxide n'avait qu'un objet, celui de caractériser la mer et d'indiquer où se trouvait l'Ile flottante.

L'autre partie du fragment est consacrée à la représentation de la naissance des enfants divins. La femme penchée, qui s'attache son manteau autour du corps, pour ne pas en être gênée, se tenait sans aucun doute immédiatement derrière la femme en couches. Ce serait une erreur de nommer cette femme Eileithyia. Cette divinité joue un rôle important dans l'hymne homérique ; elle est retenue dans l'Olympe par Junon, qui veut empêcher l'accouchement de sa rivale, jusqu'à ce que les autres grandes déesses qui entourent Latone en travail s'entendent et envoient Iris avec la promesse d'un collier merveilleux, pour engager Eileithyia à se rendre auprès de Latone. Comme notre relief ne nous montre aucune des déesses mentionnées dans l'hymne homérique, la femme qui assiste Latone, ainsi que les autres qui soignent Diane, ne peut être qu'une nymphe de Délos.

Derrière la femme se trouve le palmier sacré, dont le tronc est touché par la main extraordinairement développée d'un petit garçon assis sur un trône, tenant un foudre dans l'autre main. Derrière le foudre apparaît, sur le fond du relief, l'une des ailes du jeune garçon ; l'autre aile est visible en avant de la tête. Des Amours volants, chargés des attributs de Jupiter, de Mars, d'Apollon se voient peints sur les

1. Museo Borbonico, VIII, pl. 10; XII, pl. 32.

2. Sur une mosaïque de Constantine (Archaeologische Zeitung, XVIII, 1860, pl. 144).

3. Museo Borbonico, IV, pl. 36.


PYXIDE EN OS.

171

murs de Pompéi 1. Sur plusieurs reliefs en marbre 2 se trouvent groupés autour d'un fauteuil divin trois ou quatre garçonnets, les uns ailés, les autres sans ailes, portant les attributs du dieu, possesseur du trône. La pyxide a une étroite parenté avec ces reliefs, dont nous reproduisons l'exemplaire conservé à Paris (fig. 6); car, des deux côtés, nous voyons les mêmes trônes d'une forme très ancienne. Ici comme là, les pieds sont larges et plats, avec un renfoncement au milieu — ce sont évidemment

évidemment reproductions de pieds de trône en métal 3 — le tabouret est séparé, et les bras des fauteuils sont très bas. Le dossier du fauteuil, sur la pyxide, était seulement un peu plus haut ; quoique ce dossier soit détruit, sa hauteur est facile à déterminer, puisque le poignet de l'enfant y repose. Dans les reliefs en marbre le siège des trônes est recouvert d'un drap qui est attaché au fond; on ne voit pas s'il se rattache au mur ou au montant d'un haut dossier. Le dossier très bas répond exactement aux formes des trônes antiques ; le trône de la pyxide se peut comparer le mieux à celui de Jupiter, au fronton

1. SOGLIANO, Le Pitture murali Campane scoperte negli anni 1867-79, Nr. 254 sq.

2. FROEHNER, Notice de la sculpture antique au Louvre, n° 337.

3. Ces pieds de trône ont leurs plus exacts équivalents dans les peintures de quelques vases à figures noires (GERHARD, Auserlesene Vasenbilder, pl. 108). Les mêmes pieds se trouvaient aussi au trône de Jupiter capitolin. Voir les copies de cette statue énumérées par MICHAELIS (Jahrbuch des Archaeologischen Instituts, XIII, 1899, p. 192 sq.).

TOME VI. 23

FIG. 6. — Sarcophage (Musée du Louvre, n° 1341).


172 MONUMENTS ET MEMOIRES.

du Parthénon, et cette comparaison prouve aussi que l'attitude du jeune garçon est une imitation de l'oeuvre de Phidias. Le drap du siège, que nous remarquons dans les reliefs en marbre, ne manque pas dans la pyxide, et cette couverture, dont le bout pend d'un côté, est même l'égide, reconnaissable aux serpents qui s'y tordent. Il n'est pas douteux que le relief de la pyxide ne provienne des mêmes sources que les oeuvres en marbre ; la principale différence des représentations se trouve suffisamment expliquée par les proportions de l'espace libre, qui forcèrent l'auteur de la pyxide à placer le putto sur le trône, au lieu de le mettre à côté.

Pour l'entière compréhension de l'importance qu'a le trône de Jupiter dans la pyxide du Louvre, je suis redevable à mon maître, Ulrich de Wilamowitz-Moellendorff, qui a attiré mon attention sur le culte rendu à Jupiter sur le Cynthe 1 . L'artiste a exploité avec une grande finesse la connaissance de ce culte ; il nous a indiqué le sanctuaire sur la montagne de Délos, exprimant ainsi le rapport intime de la représentation principale avec le dieu Jupiter. Le mythe n'admettait point la présence du père à la naissance de ses enfants; mais l'artiste, en plaçant dans le relief le putto portant les attributs du dieu, cherchait à exprimer la part que celui-ci prenait à l'événement. Le putto observe attentivement la scène de la naissance, la tête penchée en avant, enlaçant le palmier sacré dans l'attente anxieuse de l'issue. En même temps, le siège de Jupiter sert à définir exactement le lieu, car il indique la hauteur du Cynthe qui se trouve sur le versant occidental de l'île de Délos, très près de la mer, formant ainsi comme la muraille de l'île. Pour correspondre à la situation naturelle, l'artiste, dans le relief, a tourné le dos du fauteuil divin, avec la démarcation très accentuée, vers cette partie de la pyxide, où il dépeint la vie maritime. Devant le fauteuil se déroule la scène de la naissance, dont le lieu était, d'après la tradition la plus courante, le versant oriental de la montagne du Cynthe. Pour bien montrer ce versant qui se perd de l'autre

1. Voir LEBÈGUE, op. laud., p. 129 sq.


PYXIDE EN OS. 173

côté en pente douce dans la mer, l'artiste y a placé les trois 'Az/rau La composition finement conçue fait un contraste criant avec les défauts et la grossièreté de l'exécution. Non seulement le putto, mais encore presque tous les autres personnages manquent totalement de proportions; la tête est beaucoup trop grande, et c'est surtout dans la tête que se manifeste l'insuffisance de l'artiste. Hormis quelques exceptions, parmi lesquelles se trouve la belle tête bien réussie de la 2x,oTcià, toutes les autres têtes sont déformées par les yeux trop grands et trop à fleur de tète, par la coupe trop accentuée du nez. On ne peut croire que l'homme qui les a sculptées ait pu imaginer une composition si excellente.

Il est toujours fort difficile de déterminer à quelle époque a été faite une mauvaise copie d'un bon original. Dans le cas présent, je ne crois pas que la pyxide du Louvre ait été exécutée avant la fin du deuxième siècle. Je ne pourrai donner une date plus exacte et plus sûre que lorsque la collection que j'ai commencée, collection des restes des sculptures antiques en os et en ivoire, aura pris un plus grand développement.

HANS GRAEVEN.



UN COFFRET RELIQUAIRE

DU

TRÉSOR DE QUEDLINBURG

PLANCHES XVI-XVII

L'une des pièces les plus importantes du trésor de l'abbaye de Quedlinburg 1 est un coffret-reliquaire, en ivoire et en or, appelé généralement reliquaire d'Othon 1er 2. Cette dénomination, qui ne repose

1. Près de Halberstadt, Saxe prussienne.

2. Voici la liste des principaux travaux relatifs à l'abbaye et à son trésor; il nous a été impossible de les consulter tous.

A. ULDARIC AB ERATH, Codex diplomaticus Quedlinburgensis. Francfurt-am-Mein, 1764, in-fol. pl. — J. A. WALLMANN, Von den Altertümern der Stiftskirche zu Quedlinburg, 1776. — FRITSCH, Geschichte des vormaligen Reichsstifts und der Stadt Quedlinburg. Quedlinburg, 1828, in-8°. — RANKE UND KUGLER, Beschreibung und Geschichte der Schlosskirche zu Quedlinburg, und der in ihr vorhandenen Alterthümer. Berlin, 1838, in-8°. — J. F. RIECKE, Altertümer und Sehenswürdigkeiten des Stifts Quedlinburg, 1852. — KUGLER, Kleine Schriflen. Stuttgart, 1853, t. 1er. — STEUERW ALDT UND VIRGIN, Die Mittelalterlichen Kunstschätze im Zittergewölbe der Schlosskirche zu Quedlinburg. Quedlinburg, 1855, in-8° (album de lithographies, sans texte). — F. BOCK, Kunslschätze des Mittelalters in der Schlosskirche zu Quedlinburg ; Wiener Zeitung, 1860. —VON MULVERSTEDT, Ueber den Kirchenschatz des Stifts Quedlinburg ; Zeitschrift des Harzvereins, 1874. — W. HASE UND F. VON QUAST, Die Gràber in der Schlosskirche zu Quedlinburg. Quedlinburg, 1877, in-4°, pl. — H. HEYDEMANN, Aus dem Pavillon fur Kunstgewerbliche Altertümer auf der Ausstellung zu Halle; Zeilschrift fur bildende Kunst, XVII, 1882. — Quedlinburg und seine Alterthümer (sans nom d'auteur).


170

MONUMENTS ET MEMOIRES.

sur aucun fait précis, semble purement traditionnelle; mais elle n'a rien d'inadmissible, car les parties principales du coffret peuvent remonter au Xe siècle !

Le reliquaire, en forme de boîte rectangulaire 2, se compose de trois éléments bien distincts : d'abord quatre plaques d'ivoire sculpté ; puis

une monture en or filigrané et gemmé; enfin la plaque du fond, en argent niellé. Nous allons étudier séparément chacune de ces parties 3.

Les plaques d'ivoire représentent les douze apôtres, quatre sur

4° édition, Quedlinburg, 1890, in-12 (32 pages). —Führer durch Quedlinburg und Umgegend (sans nom d'auteur). Quedlinburg, 1897, in-12 (124 pages, avec fig.). — JEAN-J. MARQUET DE VASSELOT, le Trésor de l'abbaye de Quedlinburg ; Gazette des Beaux-Arts, octobre 1898.

1. Othon 1er mourut en 973.

2. Longueur, 0m,248 ; largeur, 0m,124 ; hauteur, 0m,135.

3. Malgré son importance, ce coffret n'a pas encore été l'objet d'un travail critique; la plupart des auteurs que nous avons cités se sont bornés à le décrire plus ou moins brièvement.

FIG. 1. — Revers du coffret de Quedlinburg.


UN COFFRET RELIQUAIRE. 177

chacune des grandes plaques, et deux sur chacune des petites. Les personnages, vêtus de robes et d'amples manteaux, tiennent de la main gauche des volmina ; aucun attribut spécial ne les distingue les uns des autres. Leur bras droit est généralement plié et ramené devant la poitrine d'après le geste qu'ils font de la main droite, ils semblent discuter entre eux. Il est à remarquer, en effet, que, pour donner plus d'unité à ses bas-reliefs, l'ivoirier a groupé ses personnages deux à deux (sauf sur la face antérieure), en les tournant l'un vers l'autre 1. Gela lui a permis de placer les têtes de profil, position plus commode pour son inexpérience; mais aussi cela l'a obligé à contourner trangement les corps n'osant pas, en effet, placer les personages utrement que de face, il a été très embarrassé pour déterminer la position qu'il devait donner à leurs jambes, car il aurait, sembe-t-il, voulu éviter de placer une tête de profil sur un corps de face. Le parti auquel il s'est arrêté consiste à ancher assez fortement ses figures, une jambe supportant tout le poids du corps, et l'autre étant piée d'une manière assez disgracieuse. Cet arrangement ne lui a pas cependant paru tout à fait satisfaisant, et il a parfois voulu le modifier ainsi deux des apôtres (face et côté droit du reliquaire) ont les jambes omplètement croisées l'une devant l'autre, ce qui leur donne une attitude dansante, aussi désagréable que peu naturelle 2.

Pour les costumes, le sculpteur s'est évidemment inspiré de modèles byzantins; mais il a trouvé les oeuvres grecques trop calmes, et il s'est visiblement efforcé de donner plus de mouvement à ses draperies, qui ont parfois l'air d'être soulevées par le vent.

Les têtes, encadrées de larges nimbes plats, portent les traces d'une maladresse indéniable; non seulement une recherche quelconque de l'expression manque totalement, mais les diverses parties du visage

1 Sur cette manière de grouper des figures placées isolément sous des arcatures, voir les remarques de M. WEESE, Die Bamberger Domsculpturen. Strasbourg, 1897, in-8°; pages 21, 23, 24,61 et 149.

2. Cette attitude est fréquente dans les sculptures romanes. VÖGE, Die Anfänge des monumentalen Stils im Mittelalter. Strasbourg, 1894, in-8°, p. 66 et suiv. ■- WEESE, OUV. cité, p. 61.


178 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

sont d'une disproportion et d'une sauvagerie surprenantes; nous n'en voulons pour preuves que la forme des oreilles et la manière de traiter les cheveux. Si les mains sont énormes et horribles, les pieds, au contraire, sont d'une exécution assez satisfaisante.

Ces figures se tiennent debout sous des arcatures en plein cintre, reposant sur des colonnes alternées avec des pilastres ; les chapiteaux à feuillages, imitant les chapiteaux corinthiens, portent des tringles qui coupent chaque arcature en deux parties et auxquelles sont suspendus de longs rideaux en étoffe souple, relevés et tournés autour des colonnes. Cette disposition est empruntée aux anciens monuments chrétiens, témoin l'ambon de Thessalonique, ou, parmi les ivoires, les. diptyques de Brescia 1, de Monza 2, de Tongres 3, et celui qui est conservé à Vienne et à Florence 4.

Dans la partie supérieure des arcatures qui abritent les apôtres, sont représentés les signes du zodiaque; ils se suivent, dans l'ordre ancien des mois 5, en commençant par le côté droit et en suivant par la face antérieure, comme dans le distique latin :

Sunt aries, taurus, gemini, cancer, leo, virgo, Libraque, scorpius, arcitenens, caper, amphora, pisces.

Sans entreprendre une étude détaillée de ces figures, dans le style desquelles on pourrait relever une influence des coffrets byzantins, nous signalerons seulement les gémeaux, deux hommes demi-nus, assis à terre l'un en face de l'autre, chacun tenant sa lance; le centaure, un homme nu, à queue de cheval, tirant de l'arc; et le

1. Du Ve ou du VIe siècle. E. MOLINIER, les Ivoires. Paris, 1896, in-folio, p. 44.

2. Il est attribué au VIe siècle par M. MOLINIER, ouv. cité, p. 46, et au VIIe par M. STUHLFAUTH, Die Altchristliche Elfenbeinplastik. Freiburg und Leipzig, 1896, in-8°; p. 119, 120 et 201.

3. Du VIe siècle. MOLINIER, ouv. cité, p. 55.

4. Du VIIIe siècle. MOLINIER, ouv. cité, p. 42, pl. V, et p. 81-84.

5. Les calendriers figurés du moyen âge ne commencent pas tous par le même signe. E. MALE, l'Art religieux du XIIIe siècle en France, Paris, 1898, in-8°; p. 92-93,


UN COFFRET RELIQUAIRE. 179

verseau, un homme demi-nu, assis à terre, tenant de la main gauche un vase dont il renverse le contenu 1.

Remarquons enfin, pour terminer la description de ces ivoires, que celui de la face antérieure a reçu une décoration spéciale : les nimbes et les volumina des apôtres 2, ainsi que les bases et les chapiteaux des colonnes, ont été revêtus de feuilles d'or 3.

Ces plaques, qui sont au nombre des monuments les plus intéressants de l'art de l'ivoirier en Allemagne, ont été attribuées tantôt au Xe, tantôt au XIe, et tantôt au XIIe siècle 4. De ces trois dates, nous croyons, avec M. Bode et M. Molinier, que la première seule est acceptable. Les ivoires du coffret de Quedlinburg semblent, en effet, en tenant compte des différences dues aux traditions d'atelier, contemporains de la plaque de la collection du prince Trivulzio, à Milan 3, qui représente Othon le Grand avec Adélaïde et Othon le Jeune, et qui a été exécutée vers 960-965. Ils n'offrent, au contraire, aucun point de contact avec les ivoires allemands des XIe et XIIe siècles qu'on peut voir au musée de Berlin, au Musée du Louvre, ou dans les collections de M. Piet-Latauderie et de M. Martin Le Roy; ces petits monuments de l'art roman peuvent avoir conservé certaines traditions iconographiques de l'art antérieur, mais ils n'en ont, au point de vue du style, ni la laideur, ni la brutalité 6.

Le coffret que formaient ces quatre plaques fut défait à une

1. Cette attitude pourrait être copiée sur celle qui est souvent donnée au fleuve Jourdain dans les représentations byzantines du baptême du Christ. Voir Gazette des Beaux-Arts, octobre 1898, le Trésor de Quedlinburg, p. 309, et pl.

2. L'orfèvre a mis par erreur à l'un des apôtres un nimbe crucigère.

3. Ou d'argent doré?

4. WESTWOOD, A descriptive catalogue of the fictile ivories in the South Kensington Museum. London, 1876, in-8°, p. 467. — OTTE, Handbuch der christlichen Kunst ; Archäologie.5e édition, 1883, t. 1er, p. 194. — W. BODE UND H. VON TSCHUDI, Königliche Museen zu Berlin, Beschreibung der Bildwerke der christlichen Epoche. Berlin, 1888, in-8°, n° 464. — H. GRAF, Kataloge des Bayerischen National Museums, Band V, Romanische Alterthümer. Munich, 1890, in-8°, nos 174-176. — E. MOLINIER, ouv. cité, p. 141.

5. E. MOLINIER, ouv. cité, p. 143, fig.

. 6.. E. MOLINIER, ouv. cité, p. 170-173.

24

TOME VI.


480 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

époque que nous ignorons ; puis, entre 1184 et 1203,—la date nous est donnée par une inscription, — il fut reconstitué, et reçut sa monture actuelle. Cette monture, formée de plaques d'or recouvertes de filigrane, d'émaux et de pierreries, est un des chefs-d'oeuvre de l'orfèvrerie allemande du moyen âge. Son auteur a réemployé, avec une modestie qui ne doit point surprendre, plusieurs parties de la monture primitive. On voit en effet, à la base des quatre côtés, comme au côté gauche de la face antérieure, les restes d'une garniture plus ancienne, qui, d'après le caractère de son ornementation, doit être contemporaine des ivoires eux-mêmes. Il est surprenant que l'auteur de la monture nouvelle ait respecté ces fragments, qui contrastent singulièrement avec la richesse de son oeuvre. Nous n'essayerons point de dire l'élégance de ces rinceaux de filigrane 1 qui prouvent quel degré de perfection l'orfèvrerie allemande avait atteint à la fin du XIIe siècle; un simple coup d'oeil jeté sur les planches qui accompagnent cet article 2 en apprendra plus que toutes les descriptions. Il faut signaler cependant, à cause de sa technique particulière, le centre du couvercle 3 ; la bordure découpée qui encadre la grande pseudo-émeraude est composée, non seulement de rinceaux en filigrane, mais aussi de feuilles pleines, en or, exécutées au repoussé; la juxtaposition de ces deux éléments décoratifs produit le plus heureux effet. Notons que cette bordure ne repose pas directement sur le reste du couvercle; elle est montée sur de petites arcatures en plein cintre, formées de cordelettes filigranées. Sur ces bandes d'or se détachent des pierres fines 4, dont plusieurs, fort anciennes, sont percées dans le sens de la longueur.

A la face antérieure du coffret, l'orfèvre, qui avait déjà recouvert d'or certaines parties de la plaque d'ivoire pour lui donner un aspect plus riche, a également enchâssé sur la monture des émaux cloi1.

cloi1. toutes les parties ne sont pas également compliquées.

2. Elles sont exécutées d'après les excellentes photographies de M. Ernst Kliche, de Quedlinburg.

M. Le couvercle s'ouvre à charnières; son fond est constitué par une plaque d'ivoire unie (V. la pl. XVII).

4. Saphirs, rubis, émeraudes, améthystes; en majorité de véritables pierres précieuses.


UN COFFRET RELIQUAIRE. 181

sonnés sur or. Ces émaux, au nombre de huit, sont tous de forme rectangulaire 1, décorés (sauf un) du même motif géométrique : une rosace quadrilobée d'où sortent deux palmettes terminées par des rinceaux. L'émail du fond, de couleur vert clair, est seul translucide ; les autres — blanc, bleu laiteux, bleu-vert laiteux — sont opaques. Ces petits émaux, d'un ton assez agréable, procèdent évidemment de types byzantins, mais sont de fabrication allemande; ils n'ont ni l'éclat ni la finesse de leurs modèles. On a d'ailleurs fait en Occident, à l'époque romane, beaucoup de petits émaux que les orfèvres montaient comme des pierres précieuses ; on en a même peut-être fait avant cette date 2. La décoration de la face du coffret, bien qu'assez compliquée, ne fut sans doute pas trouvée assez riche par les abbesses ; à une époque qu'il est difficile de déterminer très exactement, mais qui paraît postérieure à celle de la monture filigranée, on fixa sur la plaque d'ivoire, cachant ainsi à moitié le Cancer et le Lion, une améthyste antique 3 qui représente en haut-relief une tête de Bacchus. Cette belle gemme, sertie dans une monture ornée de feuillages, et dont la couleur se marie heureusement avec celles de l'ivoire, des émaux et de l'or, achève de donner au reliquaire un aspect particulièrement somptueux.

Le fond du reliquaire ne présente pas moins d'intérêt que ses autres parties; c'est grâce à lui, en effet, que nous connaissons la date de la monture en orfèvrerie. Il se compose d'une plaque d'argent gravée et niellée 4, ornée de personnages et d'inscriptions (fig. 2). Au centre, occupant toute la hauteur de la plaque, se trouve un compartiment rectangulaire ; dans sa partie supérieure on voit, dans une gloire ovale quadrilobée, le Christ de majesté, assis sur un trône, bénissant

1. Longueur, 0m,026 ; largeur, 0m,014. .....

2. E. MOLINIER, l'Émaillerie. Paris, 1891, in-12, p. 30, 93, 95, 99.

3. Hauteur, 0m,045. Est-ce une véritable pierre précieuse, ou une pâte de verre?

4. Cette plaque est aujourd'hui fixée grossièrement au coffret par des fils de cuivre; elle avait sans doute été arrachée à l'époque de la Réforme, lorsque les reliques furent enlevées des divers coffrets qui les contenaient.

5. Il bénit à la manière grecque.


182

MONUMENTS ET MÉMOIRES.

et tenant le livre ; à côté de lui se détachent sur le fond les lettres A et il, chacune surmontée d'une croix; dans les angles du haut apparaissent deux anges; aux pieds du Christ sont agenouillés deux personnages 1. Des deux côtés de cette scène principale, dix-huit saints, disposés sur trois rangs, sont figurés à mi-corps sous des arcatures en plein cintre supportées par de minces colonnes. Des inscriptions latines, en lettres

capitales et onciales, couvrent la bordure de la plaque, l'encadrement rectangulaire du sujet central, la gloire du Christ, et les arcatures. Sur la bordure de la plaque on lit :

+ IN. HA c. CAPSA. AD. HONOREm. BEATI. SERVATII 2. FACTA. Est. RECONDITUm. CORPus. ET LIGNum. DomiNICUm. ET. DE. VESTIB us. Sancte. MARIE. MATrIS. DomiNi. ET. I0HannIS. BAPTiste. ET. FEMUR. ET. DE. SPINA. DORSI. Sancti. SerVATII. ET. INFULA. DE CASULA. DE. SARCOPHAGO. IPSIus. ET. RELIQuIE. SanCtORUm. QUORum. NOmlnA. CIRCUmSCRIPTA. SUNT.

1. Toutes ces figures, dont les traits sont niellés, se détachent sur un fond piqué au burin.

2. L'église abbatiale de Quedlinburg était consacrée à saint Servais.

FIG 2. — Fond du coffret de Quedlinburg.


UN COFFRET RELIQUAIRE. 183

Sur les arcatures du côté droit de la plaque :

Sanctus. SERVATIUS. —.Sanctus IOHanNES. BAPTista. — SanCtA. MARIA. — Sanctus VIGILIUS. — Sanctus REMIGIUS. — Sanctus. MART + IN US. — Sanctus. NICOLAUS. — Sancta. PUSINNA. — Sancta. URSULA.

Sur le cadre rectangulaire du compartiment central :

GLoriA TI BI DomiNE TEMPorE AGNETIS ABBalissE ET ODERADIS PraePositE FACTA Est HEC CAPSA

Sur la gloire du Christ :

QUODCUMQUE PETIERITIS In NOMINE MEO HOC FATIAM.

Sur les arcatures du côté gauche de la plaque :

SanCtuS PETRUS — Sanctus ANDREAS + — Sanctus BARTHOLOMeuS — Sanctus STEPHANUS — Sanctus MAURITIUS

— Sanctus GEORgIUS. — Sanctus. CIRIACUS + — PANCRATIUS

— CRISTOFORUS —

De toutes ces inscriptions, la plus intéressante est celle qui est gravée sur la bordure du compartiment central, car elle nous fait connaître la date à laquelle la monture du reliquaire fut exécutée. Etant donné, en effet, le caractère épigraphique des inscriptions, le style des personnages gravés sur la plaque, et celui de la monture même du reliquaire, l'abbesse Agnès ici mentionnée ne peut être qu'Agnès II, fille de Conrad de Meissen, abbesse de 1184 à 1203; ce ne peut être ni Agnès I, morte vers 1125, ni Agnès III, morte en 1362. Ainsi la garniture en orfèvrerie du coffret d'Othon a non seulement une grande valeur d'art, mais une grande importance archéologique : c'est une des rares pièces de cette époque qui soient exactement datées 1.

1. L'abbesse dit qu'elle a fait faire le coffret; en réalité, elle n'en a fait faire que la monture, puisque les ivoires sont d'une époque bien antérieure. Sans l'inscription, nous aurions daté la plaque de la première moitié du XIIIe siècle.


184

MONUMENTS ET MÉMOIRES.

L'inscription du compartiment central a encore un autre intérêt ; elle nous permet de compléter la description de la plaque : les deux figures agenouillées, placées aux pieds du Christ, sont évidemment l'abbesse Agnès et la « prévote » Odérade. Elle ne nous indique pas, toutefois, ce qu'est l'objet représenté entre les deux donatrices. Ce cube, dont les côtés semblent décorés d'ondes ou de flammes, et dont la face supérieure est quadrillée, repose sur le sol ; car les sortes de vagues qui le supportent doivent représenter le terrain, vu qu'elles s'étendent jusque sous les genoux des donatrices, derrière lesquelles

se dressent deux arbres très stylisés. Nous pensons que ce doit être

un autel 1.

Il y a peu de chose à dire des autres inscriptions. Notons que le

graveur, ayant à placer dans un petit espace les noms relativement

longs de Pancratius et de Cristoforus, a omis devant ces noms la

lettre S, abréviation de sanctus, sans doute pour gagner de la place. Il

a abrégé d'une façon inusitée le mot ipsius. Remarquons enfin qu'il a

donné à certaines lettres, comme l'M et le T, tantôt la forme capitale

et tantôt la forme onciale. ;

Quant aux personnages, leur style n'a rien de très remarquable 2;

le Christ a une expression très grave, presque dure ; les évêques

ont encore la mitre posée avec les deux cornes de profil. Signalons

enfin une innocente fantaisie du graveur : pour rappeler que saint

Christophe était un géant, il lui a donné des proportions beaucoup

1. II ne serait pas impossible que le graveur se fût inspiré, pour composer ce compar- , timent, d'un objet byzantin représentant l'Ascension. La disposition du Christ et la

présence des deux arbres — si toutefois ceux-ci n'ont pas été simplement mis là à titre

d'ornements — tendraient à confirmer cette hypothèse. L'artiste allemand aurait reproduit,

sans les comprendre, certaines parties du modèle qu'il avait sous les yeux. Mais il ne faut

rien affirmer sur ce. point. — DIDRO N ET DURAND, Manuel d'iconographie chrétienne. Paris;

1845, in-8°, p. 204. — SCHLUMBERGER, Nicéphore Phocas. Paris, 1890, in-8° ; la fig. de la

page 453, par exemple.

2. Parmi les saints dont le coffret contenait des reliques, se trouvent deux évêques

français, saint Martin et saint Remi. La relique de vestibus sancte Marie, dont parle

l'inscription, est sans doute celle que nous avons signalée dans la Gazette des Beaux-Arts,

octobre 1898, p. 320.


UN COFFRET RELIQUAIRE. 185

plus grandes qu'aux autres personnages, ce qui l'a obligé à ne laisser voir que la tête et les épaules du saint.

Nous connaissons maintenant le coffret dans ses moindres détails; il nous reste à chercher quelle place il occupe parmi les monuments similaires

Depuis longtemps les ivoires de ce reliquaire ont attiré l'attention des archéologues, et on a signalé leur ressemblance avec ceux d'un coffret, aujourd'hui démonté, qui a fait partie du trésor de Bamberg, et dont les quatre plaques sont conservées aux musées de Munich 1 et de Berlin 2. Il ne s'agit pas, ici, d'une ressemblance plus ou moins vague : les deux monuments sont absolument identiques ; mêmes dimensions, mêmes dispositions, mêmes personnages, mêmes arcatures, mêmes rideaux, mêmes signes du zodiaque. Dans les deux reliquaires les bords des plaques sont ornés de feuillages et d'animaux stylisés, gravés en creux, où l'on voit encore des traces de peinture rouge, et où autrefois devaient être incrustées des feuilles d'or et d'argent ou des verroteries 3. Dans les deux, également, les bases et les chapiteaux des colonnes, les nimbes et les volumina des saints ont été, à la face antérieure, recouverts de feuilles d'or 4. On y retrouve aussi la même alternance de piliers et de colonnes, et la même manière de traiter le terrain. En présence d'une similitude aussi complète, le doute n'est pas possible: les deux coffrets ont dû être exécutés dans un même atelier. Il ne faudrait pas croire, cependant, que l'un soit la

1. Les trois plaques du musée de Munich (face, revers et côté droit du coffret) proviennent de la collection de M. von Reider. — WESTWOOD, ouv. cité, p. 461. —H. GRAF, ouv. cité, nos 174-176. — LÜBKE, Geschichte der deutschen Kunst. Stuttgart, 1890, in-8°; p. 106 et 109, et fig. p. 108. — E. MOLINIER, ouv. cité, p. 141 et 142, fig.

2. La plaque du musée de Berlin (côté gauche du coffret) provient de la collection de

M.Nagler. WESTWOOD, ouv. cité, p. 162 et 461. —W.BODE, Geschichte der deutschen Plastik.

Berlin, 1883-88, gr. in-8°, p. 16, fig. — W. BODE UND H. VON TSCHUDI, ouv. cité, n° 464 et pl. LVI. — E. MOLINIER, OUV. cité, p. 141.

3. Sur la face du coffret de Quedliuburg on aperçoit par endroits, sous le bord de la monture en or, de petites parties de cette décoration. — E. MOLINIER, OUV. cité, p. 142.

4. Sur l'ivoire de Munich, cette décoration a presque entièrement disparu.


186

MONUMENTS ET MÉMOIRES.

copie servile de l'autre. La reproduction exacte, à laquelle nous a habitués le mode de travail particulier aux temps modernes, est inconnue au moyen âge. Les artisans de cette époque, comme ceux de l'antiquité grecque, par exemple, ont une personnalité trop grande pour exécuter méthodiquement un travail machinal ; ils ne savent pas copier exactement, ils reproduisent l'esprit de leur modèle plutôt que

ce modèle lui-même. C'est ce que prouve une étude comparative de ces deux coffrets. Nous ne pouvons songer à transcrire ici les notes que nous avons prises en confrontant ces ivoires dans leurs moindres détails, figure par figure ; mais, comme cette comparaison n'a pas encore été faite, nous en donnerons du moins quelques résultats.

Au point de vue général, nous avons vu que, dans les deux coffrets, les colonnes

alternent avec les pilastres; mais là où, à Quedlinburg, nous trouvons des pilastres, nous trouvons des colonnes à Munich et à Berlin, et réciproquement. Si l'on passe au détail, ces différences deviennent plus sensibles encore. Prenons, par exemple, le côté droit du coffret de Quedlinburg (fig. 3) et comparons-le avec son pendant de Munich (fig. 4). Les animaux (bélier et taureau) sont identiques dans les deux coffrets ; mais ils sont de proportions plus petites à Quedlinburg, ce qui laisse un peu de champ autour d'eux, et les fait se détacher plus nettement. Les deux apôtres placés sous les deux arcatures de droite des deux plaques semblent identiques; mais celui de Quedlinburg tend la main droite en avant, tandis que celui de

FIG. 3. — Coffret de Quedlinburg (côté droit).


UN COFFRET RELIQUAIRE.

187

Munich la retire en arrière. Les deux autres apôtres sont encore plus

différents; celui de Munich est barbu, a le bras droit pris dans le pli de son manteau , la jambe gauche pliée en dehors, et la jambe droite raide; et ces détails ne se retrouvent pas à Quedlinburg (fig. 5). A Munich, les rideaux du milieu sont tous deux passés autour de la colonne centrale; à Quedlinburg, l'un des rideaux est simplement passé sur l'autre , sans faire le tour du

pilastre. Une comparaison aussi minutieuse peut sembler, au premier abord, fastidieuse et inutile ; on voit cependant quels renseignements

renseignements elle fournit sur la manière de travailler des ouvriers du moyen âge.

Dans quelle partie de l'Allemagne ces ivoires ontils été exécutés? Probablement dans la région du Hartz (Saxe prussienne, Thuringe saxonne). En effet, comme l'ont remarqué MM. Bode et von Tschudi 1, les églises de ce pays présentent la même alternance de colonnes et de pilastres que nous avons notée sur ces coffrets. De

plus, M. Haseloff a observé que la juxtaposition des apôtres et des signes du zodiaque 2 était très fréquente dans les manuscrits de cette

1. Ouv. cité, n° 464.

2. Elle tient sans doute à leur égalité numérique.

TOME VI.

25

FIG. 4. — Coffret de Munich.

FlG 5. _ Coffret de Quedlinburg (côté gauche).


188 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

région 1. Il ne faudrait pas, toutefois, accorder une trop grande importance à cette disposition iconographique, qui a été très usitée au moyen âge 2. L'atelier dans lequel ces coffrets furent sculptés était, en tout cas, profondément imprégné de traditions byzantines. Cela n'est d'ailleurs pas pour surprendre : on sait quelle influence l'art byzantin a exercée sur l'art allemand du haut moyen âge.

Les coffrets de Quedlinburg et de Bamberg ont encore été rapprochés d'un autre ivoire allemand : un peigne liturgique qui a fait partie de la collection Spitzer 3. Le centre de ce bel objet est orné, d'un côté, de rinceaux et d'ornements formés par des incrustations d'or et de verroteries, et, de l'autre côté, d'un Sagittaire et d'un Capricorne, affrontés de chaque côté d'un arbre très stylisé, à longues branches retombantes, — le tout dans un encadrement d'incrustations d'or et de verroteries. Non seulement ces incrustations rappellent de très près celles que nous avons signalées sur les deux coffrets, mais les deux signes du zodiaque sont presque semblables à ceux que l'on voit sur la face postérieure du coffret de Quedlinburg (fig. 1). Il y a, en effet, quelques différences : sur le peigne, le Sagittaire est debout et n'a point la queue de cheval 4; quant au Capricorne, il est plus dressé, et sa queue n'est enroulée qu'une fois sur elle-même. A côté de ces variantes iconographiques, il faut noter une très légère différence de style : les deux figures du peigne semblent être d'une exécution un peu plus fine que celle du coffret. On peut toutefois supposer que ces objets doivent sortir d'un même atelier.

On n'a, jusqu'à présent, comparé les ivoires de Quedlinburg qu'au coffret de Bamberg et au peigne de la collection Spitzer. Mais ces rapprochements, qui s'imposaient, ne sont pas les seuls que l'on doive

1. HASELOFF, Eine Thuringisch-sächsische Malerschule des XIIIen Jahrhunderts. Strasbourg, 1897, in-8°, p. 132.

2. Annus est generalis Christus,... duodecim menses sunt apostoli... Cf. E. MALE, ouv. cité, p. 91.

3. Catalogue de la collection Spitzer. Paris, 1890, in-fol., t. 1er. Les ivoires (par M. Emile Molinier); n° 9, p. 32, et pl. IV.

4. Sur la plaque de Munich, le sagittaire est un centaure.


UN COFFRET RELIQUAIRE. 189

faire. Il existe en Allemagne un autre ivoire, très connu, que l'on doit placer à côté de ces coffrets et de ce peigne liturgique : le bénitier dit de Charlemage, conservé au trésor d'Aix-la-Chapelle 1. C'est

un vase à huit pans, garni de trois bandes en orfèvrerie, et divisé en deux zones principales (fig. 6). En bas, huit guerriers vêtus de cottes de mailles et de manteaux courts, armés chacun d'une lance et d'un bouclier, sont debout devant huit portes ouvertes, surmontées de petites constructions représentant des villes. Au-dessus, se trouvent huit autres personnages, dont trois assis — le Christ, le Pape et l'Empereur, — et cinq debout — deux évêques, deux abbés (?) et un diacre. Si l'on a beaucoup discuté au sujet de ces personnages 2, on n'a guère été moins embarrassé au sujet de la date à assigner au monument lui-même ; mais on est aujourd'hui d'accord pour l'attribuer à la fin du Xe siècle

ou au commencement du XIe 3. Peut-être serait-on arrivé plus facilement à dater ce monument si l'on avait songé à le comparer aux ivoires de Quedlinburg, de Munich et de Berlin. Il leur ressemble,

1. AUS'M WEERTH, Kunstdenkmäler des christlichen Mittelalters in den Rheinlanden. Leipzig, 1857-66, texte in-4°, et Atlas in-fol. Texte, p. 89-91, et Atlas, pl. XXXIII, fig. 10. — DIDRON, Bronzes etorfèvrerie du moyen âge; Annales archéologiques, XIX, 1859, p. 78-79 et fig. ; p. 103-104 et fig. — BOCK, Der Reliquienschatz des Lieb frauenmünsters zu Aachen; Aachen, 1860, in-8°, p. 71-72. — BOCK, Karls des grossen Pfalzkapelle und ihre Kunstschätze. Köln, 1866, in-8°, p. 62-72. — BOCK, Das Heiligthum zu Aachen. Köln, 1867, in-8°, p. 26. — J. DURAND, le Bénitier de l'empereur à Aix-la-Chapelle ; Annales archéologiques, XXVI, 1869, p. 54-58, pl. — WESTWOOD, Ouv. cité, p. 267-268 et p. 432. — E. MOLINIER, Ouv. cité, p. 149-150. — H. SEMPER, Ueber rheinische Elfenbein-und Beinarbeiten des XI und XII Jahrhunderts. Zeitschrift fur christliche Kunst, 1896, col. 296.

2. On leur a donné les noms les plus divers : Constantin, Charlemagne, saint Jacques, les papes Léon et Adrien, un patriarche de Constantinople, etc. Le personnage central semble être le Christ, malgré l'absence du nimbe crucigère.

3. E. MOLINIER, ouv. cité, p. 150.

FIG. 6.


190 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

en effet, par certains points : même disposition des personnages sous des arcatures; mêmes bases et mêmes astragales aux colonnes, et même genre de chapiteaux ; même mélange de pilastres et de colonnes ; mêmes rideaux passés autour des colonnes; mêmes draperies soufflées par le vent (dans la frise inférieure). D'autre part, à côté de ces similitudes, il faut noter des dissemblances : les chapiteaux ont ici une forme plus élancée, ont trois rangs de feuilles au lieu de deux, et sont quelquefois ornés d'animaux ; les rideaux sont attachés différemment : car, sauf dans le compartiment où est figuré l'empereur, on ne voit ni la tringle ni les anneaux; les personnages sont mieux proportionnés et le hanchement, caractéristique dans les autres ivoires, a disparu. Il y a cependant, entre ce bénitier et les deux coffrets, des points de ressemblance tellement évidents, qu'on doit en conclure qu'ils ont été exécutés, sinon dans le même atelier, du moins dans des ateliers ayant des traditions identiques. De plus, étant donné la réelle supériorité du bénitier, au point de vue du style, on doit le croire postérieur aux coffrets et le dater approximativement du XIe siècle. L'inscription Sanctus III Otto, gravée sur la monture, est d'une date plus récente; on ne doit y accorder aucune attention.

On voit quelle importance le coffret dit d'Othou 1er présente pour l'histoire de l'art allemand. Nous avons cru qu'il ne serait peut-être pas inutile de consacrer une étude détaillée à cet objet remarquable, qui semble inconnu en France, et dont on n'avait publié jusqu'à ce jour que des lithographies ou des dessins très médiocres.

JEAN-J. MARQUET DE VASSELOT.


UN

COFFRET BYZANTIN D'IVOIRE

DU MUSEE KIRCHER A ROME

PRÉSENT DE NOCE A UNE BASILISSA

PLANCHE XVIII

Le Musée Kircher, installé dans quelques salles du vieux Collège Romain à Rome, possède un très curieux coffret byzantin d'ivoire qui n'a été jusqu'ici l'objet d'aucune étude particulière 1. C'est un charmant petit meuble à quatre pans, à couvercle en forme de pyramide quadrangulaire à pans tronqués. Le couvercle est muni de charnières. Toute la surface du coffret et de son couvercle est profondément sculptée. Sur les quatre faces encadrées d'un ornement en partie disparu sont figurées, avec une remarquable intensité de vie, diverses scènes de l'histoire du roi David. Ces scènes disposées sur deux étages sur chaque

1. Il se trouve sommairement décrit dans le Catalogue of the fictile ivories in the South Kensington Museum, Londres, 1876, pp. 354, sqq. Je dois les photographies qui m'ont servi pour faire exécuter la planche XVIII à la gracieuse obligeance de M. l'abbé Rivière, de Paris.


192 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

panneau sont les suivantes : David enfant entre son père et sa mère ; Samuel venant trouver Isaï, le père de David ; David paissant ses troupeaux et les défendant contre les attaques d'un lion; le peuple demandant un roi à Samuel; Samuel oignant Saül à Guilgal; David jouant de la harpe auprès du lit de Saül, puis coupant le pan de son manteau; le combat de David et de Goliath dans une forêt remplie d'oiseaux ; David coupant la tête de Goliath; David rapportant la tête de Goliath et les femmes d'Israël dansant devant lui et Saül aux portes de Jérusalem; le mariage de David avec Mical, fille de Saül ; Mical faisant évader David dans une corbeille par la fenêtre. Les costumes des divers personnages, principalement ceux des guerriers, présentent des détails du plus vif intérêt pour l'étude de l'habillement militaire byzantin. Je signale entre autres le heaume à couvre-nuque de Goliath et son bouclier. Les petites figures de tous ces personnages sont courtes, massives, mais pleines d'expression, d'un relief étonnant. Voyez les attitudes respectivement désolées ou ravies des compagnons des deux combattants dans la scène de David coupant la tête à Goliath terrassé.

Sur les côtés du couvercle figurent d'autres scènes des Écritures dont deux seulement ne se rapportent pas directement à la vie de David : le massacre des Innocents, la mise à mort du grand prêtre Zacharias, fils de Barachias 1, tué entre le temple et l'autel ; David coupant un pan du manteau de Saül endormi ; David présentant ce pan du manteau à Saül; le couronnement de David; l'entrevue de David et de Samuel.

Le sommet du couvercle est formé par un petit panneau long à trois compartiments. Celui du milieu est occupé par une scène des plus intéressantes. Le Christ portant toute sa barbe, de ses deux mains étendues, bénit deux personnages couronnés, un basileus et une basilissa en grand costume impérial. Au compartiment inférieur figurent les effigies d'un saint diacre et de la Vierge ou d'une sainte séparées par un arbre surmonté d'un objet brisé méconnaissable. Le compartiment supérieur

1. MATHIEU, XXIII, 25; Luc, XI, 51. C'est du moins l'opinion de mon savant confrère M. Clermont-Ganneau.


UN COFFRET BYZANTIN D'IVOIRE. 193

porte cette inscription en très beaux caractères, en trimètres iambiques, qui indique la qualité des deux personnages couronnés par le Christ :

+ XPICT|6] 6YAOI-H TON 1 AecnOTHN ZYNnPIAA : AÔYAH ZYNfîPIC riPOCKYNei KAT'AZIAN

Christ, bénis le couple impérial.

Le couple de tes serviteurs t'adore comme il convient' 1.

Une seconde inscription beaucoup plus considérable, également en vers fort incorrects, fait le tour du couvercle à sa base :

+0HCAYPOC AQPQN YtHAflN AYTOKPATOP : H CH f-YXH K' (pour KAl) CK£YOC 0GIHN XPHM.ATfXN : nAHN K' (pour KA!) 0HCAYP'(oç) IIP OTEPHM ATHN ZEN.QN TO ION IKHINOZ n BAZIAII 3 El TA P

THAIKÔYTD. SYzYrn AZ1A IYZYTOC, plus trois lettres incompréhensibles ATn ''.

Ton âme, autocrator, est un trésor (une châsse) de présents sublimes et aussi un vaisseau de richesses divines. Mais aussi ta personne, ô basilissa, est un trésor de préparations extraordinaires, car tu es la digne compagne d'un tel époux.

1. Pour TflN.

2. Te rend le culte qu'il te doit.

3. Basilic pour BacO-icrca.

4. Très probablement ajoutées postérieurement par un ouvrier illettré. — « Quant aux lettres ATn qui terminent la ligne, m'écrivait en 1897 M. Th. Reinach, il n'y a rien à en tirer ; elles doivent être considérées comme une restauration tardive et maladroite, émanant d'un scribe qui n'aura pas su débrouiller les ligatures du mot ZYZYTOZ et aura cru le vers incomplet : pour l'achever il a ajouté au hasard une terminaison impérative qui forme iambe, s'inspirant peut-être de la fin du vers? Vous remarquerez que le petit carré d'ivoire sur lequel sont sculptées ces lettres a été entièrement rajouté après coup, à l'occasion d'une restauration du coffret (comme peut-être aussi la plaque correspondante, à gauche, avec TH); il semble même que la restauration ait été assez malhabile, car les deux petits listels qui encadrent les lettres ne se raccordent pas exactement avec ceux de la plaque médiane; celle-ci était probablement, à l'origine, reportée un peu plus à droite, de manière que l'inscription, quoique terminée avec 2YZYT0Z, ne laissât pas un vide trop considérable; ou peut-être l'espace resté vacant à droite était-il alors occupé par un monogramme chrétien? Mais ce ne sont là que des conjectures un peu vaines; l'essentiel, le certain, c'est que les lettres ATtO ne font pas partie de l'inscription métrique. »


194 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

On remarquera que, sur les deux premiers côtés du coffret, la légende

présente des i<bù,ôv et des criyfxa de forme lunaire tandis qu'ils sont de forme carrée sur les deux derniers.

Il s'agit certainement ici d'un coffret de mariage exécuté à l'occasion de la célébration d'une union impériale. Malheureusement les noms du couple princier ne sont pas indiqués. Je suis assez embarrassé pour donner à ce monument une date quelque peu précise. Je le classerais volontiers au IXe ou au Xe siècle environ. Je ne saurais assez attirer l'attention du lecteur sur l'intensité de vie de toutes ces petites figures d'hommes et d'animaux, si profondément fouillées. Les détails des meubles : lits, sièges, etc., sont fort curieux.

J'avais pensé que le nom de David serait un indice qui permettrait de retrouver le basileus pour lequel fut exécuté ce coffret, mais les deux seuls empereurs ainsi appelés : David I et David II de Trébizonde, ont régné le premier au XIIIe siècle et le second au XVe. Ces époques sont beaucoup trop basses. Le tsar de Bulgarie, David le Schischmanide, qui vécut à la fin du Xe siècle, n'a jamais été désigné par ce titre d'autocrator réservé aux seuls basileis.

GUSTAVE SCHLUMBERGER.


LE

CAMÉE BYZANTIN DE NICÉPHORE BOTONIATE

A L'HEILIGENKREUTZ (AUTRICHE)

Le petit monument que j'ai eu l'honneur de soumettre à l'Académie 1 est peut-être un des plus intéressants de la glyptique byzantine. Ce n'est pas cependant par ses dimensions inusitées : car cette pierre gravée, pour être très importante, ne mesure que 17 centimètres de diamètre, et nous en connaissons d'autres, celle de Berne, par exemple, qui se rapprochent de cette mesure; ce n'est pas davantage par le fini du travail ou la rareté du sujet : les vierges byzantines en effet ne nous font pas défaut. Mais ce jaspe porte gravé, sur la pierre même, une inscription qui le date et ne laisse aucune incertitude sur l'époque à laquelle il a été exécuté.

En présence de toutes les pierres byzantines, plus encore que devant les émaux dont la technique matérielle, comme leurs représentations, nous renferment dans des limites assurément très lâches, mais qu'il ne nous est pas permis de franchir, se dresse le problème de la date que nous leur devons assigner. Les camées grecs, les camées romains, ceux de l'École alexandrine nous fournissent pour leur histoire

1. Séance de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres du 15 juillet 1898.

TOME VI, 26


196

MONUMENTS ET MÉMOIRES.

des points de repère : les signatures recueillies jusqu'à nos jours sont de précieux jalons; mais, jusqu'ici, la glyptique byzantine ne nous a pas encore livré son secret, et pour une période de six siècles — je reste certainement en deçà de la vérité — nous nous trouvons en plein inconnu. Or voici un camée, pièce vraiment considérable, d'une exécution

soignée, qui a été gravé, sans doute possible, entre 1078 et 1081.

Cette pierre a déjà été étudiée : mais depuis 1661 elle avait disparu,

personne ne sachant ce qu'elle était devenue à ce moment et depuis

cette époque. Chifflet 1 nous apprend en effet, qu'à cette date, elle

1. Velus imago sanctae Deiparae, in jaspide viridi, operis anaglyphi, inscripta Nicephoro Botoniatae, Graecorum imperatori, nunc primum edita atque historica declaratione illustrata a JOANNE CHIFLETIO, canonico Tornacensi : (S. 1. n. d.) [Tornaci, Kalend.. Januarii ineuntis anni 1661, 8 p. in-4°, 2 pl.]

Camée byzantin de Nicéphore Botoniate.


LE CAMEE BYZANTIN DE NICÉPHORE BOTONIATE. 197

avait été achetée à Gaspard de Monconys de Liergues 1, collectionneur de Lyon, pour l'archiduc Léopold-Guillaume d'Autriche, mais que, l'intermédiaire de Paris, chargé de la négociation, étant mort entre le départ du camée de Lyon et son arrivée à Vienne, la Vierge s'était si bien égarée, au moment où il écrivait sa notice, que la trace en était absolument perdue. Sur son arrivée en France, on n'avait non plus aucune donnée. Avait-il été rapporté par les Croisés, avait-il été au contraire acheté par Balthazar de Monconys, dans un de ces voyages desquels il rapportait de précieux souvenirs pour le cabinet de son frère? On l'ignorait. Une seule chose est certaine ; c'est qu'exécuté pour un empereur byzantin, Nicéphore Botoniate, avant le XIIe siècle, il fait partie des Exuvioe Constantinopolitanoe transportées en Occident. Dès lors il appartient aux reliques dont j'ai pris la tâche de continuer l'histoire.

Après Chifflet, Du Cange en parle 2; enfin, si l'inscription figure dans le Corpus des Inscriptions grecques (t. IV, 8715), M. Kirchhoff mentionne simplement qu'il l'a rencontrée dans Du Cange, mais qu'il ignore la matière sur laquelle elle est gravée, ajoutant : « Unde Cangius desumpserit monere oblitus. » Ce qui est une erreur manifeste, puisque Du Cange renvoie à Chifflet.

J'ai retrouvé le camée dans le trésor de l'Heiligenkreutz, près de Vienne ; actuellement il est au Schatzkammer à Vienne 3, dans un cadre de bois,

1. Gaspard de Monconys, seigneur de Liergues, conseiller du roi et lieutenant criminel au siège présidial de Lyon, frère de Balthazar de Monconys, le voyageur, avait formé à Lyon un cabinet « l'une des curieuses pièces de l'Europe, tant pour les médailles d'or, argent, airain, verre, plomb et autres matières et pour les pourtraits de taille-douce et peinture, que pour la bonté des livres qui s'y treuvent ». Il était l'ami de Gassendi et de Peiresc, qui en parle plusieurs fois dans ses lettres (TAMIZEY DE LARROQUE, Lettres de Peiresc, Paris, Imprimerie Nationale, in-4°, t. V (1894), p. 46, 600, 602, 736). Le cabinet de Liergues fut vendu en 1700, par ses héritiers, à Jérôme Pestalozzi, médecin de Lyon; après lui la Ville en fit l'acquisition. Voir BONNAFFÉ (Edm.), Dictionnaire des amateurs du XVIIe siècle (Paris, Quanlin, 1884, in-8°), p. 187. Il donne la bibliographie des études consacrées à Gaspard de Monconys de Liergues.

2. Dissertatio de inferiorisaevi numismatibus, § XXXVIII (publiée à la suite du Glossarium) avec une planche.

3. Lorsque j'ai fait ma communication à l'Académie, M. G. Schlumberger a bien voulu m'apprendre que le regretté Julien Durand, dont tous les archéologues ont été si


198 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

qui peut dater du siècle dernier. Là, son origine était si peu connue, que M. Essenwein, qui le signalait en 1861 1, se bornait à le présenter, sans indiquer sa provenance, ni même sa valeur scientifique, mais simplement comme un camée datant de Nicéphore Botoniate : le dessin qui l'accompagnait était très mauvais : et, comme la légende n'était pas même reproduite autour de la Vierge, je dois avouer que je n'ai cru à une inscription sur la pierre elle-même qu'après avoir reçu du R. P. Florian Watzl, O. C, de l'Heiligenkreutz, dont je ne saurais trop vanter l'extrême complaisance, l'estampage de la pierre, qui permet de connaître les exactes dimensions du camée, comme de mesurer les éclats, relativement modernes, puisqu'ils ont été faits depuis l'étude de Chifflet, qui rendent illisibles aujourd'hui les deux premiers mots de l'inscription.

Entre la pierre de Monconys et celle de l'Heiligenkreutz, l'identification est indiscutable. L'estampage et la photographie de la dernière, rapprochés de la gravure de Chifflet, ne peuvent, malgré certaines petites dissemblances qu'il faut attribuer à la traduction d'un monument archéologique par un artiste du XVIIe siècle, laisser planer aucun doute. Il y a là, non seulement un aspect général, une identité de petits détails, mais aussi certaines anomalies qui enlèvent toute hésitation. Et j'ajouterai qu'il existe assurément beaucoup plus de différences entre la gravure de Du Cange et celle de Chifflet, pourtant faites l'une sur l'autre, qu'entre l'original et la gravure de Chifflet, extra ordinairement ressemblante pour une reproduction de 1661.

J'ai parlé tout à l'heure des dimensions importantes du monument. Le jaspe vert, taillé en médaillon, mesure en effet 17 centimètres de diamètre : au centre une vierge nimbée, de face, la tête et le corps

souvent à même d'apprécier le sens critique et la perspicacité, avait, dans les papiers qu'il avait laissés, identifié, naguère, ce camée. La communication de M. Schlumberger est trop précieuse pour que je ne l'enregistre pas ici, en même temps que je veux lui adresser tous mes remerciements pour la courtoisie habituelle avec laquelle il a mis à ma disposition, aussitôt qu'il a eu connaissance de mon travail, une photographie du camée et le dossier qu'il avait préparé sur le même monument.

1. Mittheilungen der K. K. Central Commission, t. VI (1861), p. 138.


LE CAMÉE BYZANTIN DE NICÉPHORE BOTONIATE. 199

enveloppés d'un voile, étend en avant les mains, la paume en dehors. La figure plate, les yeux à fleur de tête, le nez épaté, les joues rondes s'éloignent sensiblement du type byzantin conventionnel. Cependant — ceci me semble très intéressant à signaler — elle se rapprocherait assez de la Vierge du sceau d'Arcadios, protospathaire et stratégos du Bosphore 1. Elle occupe 13 centimètres du médaillon ; de chaque côté de la tête se lisent les deux monogrammes ^P ©Y, tandis que, circonscrite entre deux lignes, règne autour de la tête l'inscription suivante :

Q-W//////////&e\ NIKH+OPCO 4>IA0XPICT(JL) Aecn<WHTCO BOTAN€IATH-fCette

BOTAN€IATH-fCette présente trois lacunes : la première considérable : elle est produite par un éclat de 40 millimètres. Heureusement, du temps de Chifflet, elle n'était que de 9 millimètres : car on lisait, lorsqu'elle appartenait à Monconys :

e-i^eROHoei

Chifflet ne sait comment l'expliquer et sa déformation de Twiepoceei ne tient pas debout. Du Cange, au contraire, a trouvé la lecture vraie : après e-a, il n'y a qu'un tout petit vide, les deux branches d'un K y trouvent précisément leur place et nous avons alors ôKe = oeoTOKe, que nous retrouvons dans une série de sceaux byzantins, par exemple ceux publiés par M. Schlumberger 2 ; d'autant que ce vocatif est amené par l'impératif ROHeei =B0HGei 3. Ici donc aucune difficulté. Mais M. Essenwein, ne connaissant pas le passage de Du Cange, n'avait

pu comprendre les deux premiers mots qu'il écrivait ainsi +©i EOEI

ne tenant pas compte de la liaison abréviative ei et prenant pour un E carré renversé — alors cependant que tous les e sont ici lunaires — la dernière branche de I'H, qu'on peut voir MA.

1. G. SCHLUMBERGER, Mélanges d'archéologie byzantine, Paris, Leroux, 1895, m-8°, p. 206.

2. Ibid., pp. 199,200.

3. Le B ouvert par le bas est une forme qui se rencontre fréquemment à cette époque sur les sceaux et ailleurs : tel le plat de Halberstadt, que reçut la cathédrale après le retour des Croisés (1204). [Note de J. Durand.]


200 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

Les lacunes Aecn omiw sont-elles plus incompréhensibles? M. Essenwein lit simplement AecnoHTW qu'il traduit « Domino Despoti ». Mais il ne faut qu'examiner l'inscription pour voir qu'entre le n et l' o un pli du vêtement prolongé jusqu'au bord extérieur n'a pas permis de graver une lettre; après l'o, un éclat a pris la place d'une lettre, un T, et nous avons simplement AecnoTH. Dès lors l'inscription se lit : « Mère de Dieu, Sainte Vierge, veille sur Nicéphore, serviteur du Christ, despote, le Botoniate ».

Le camée est donc ainsi, à date certaine, de la fin du XIe siècle. Si nous ne pouvons, d'une seule pièce jusqu'ici mise au jour, tirer des conclusions artistiques — dès les premiers pas nous avons déjà cependant pu mettre en parallèle le sceau d'Arcadios, — nous sommes en droit d'espérer que d'autres monuments similaires, encore ignorés, peuvent exister et que leur publication jettera enfin quelque lumière sur un des points les plus obscurs de l'art du haut moyen âge.

F. DE MÉLY.


LA

CROIX DE LA COLLÉGIALE DE VILLABERTRAN

(CATALOGNE)

PLANCHES XIX ET XX

L'ancienne collégiale de Villabertran 1 (locus villoe Bertrandi) est au nord-est de la Catalogne; elle est éloignée de trois kilomètres environ de la ville de Figueras située elle-même sur la voie ferrée qui relie Perpignan à Barcelone. Son église romane, son cloître, une partie des anciennes habitations des chanoines sont encore debout et ne peuvent manquer d'intéresser vivement tout archéologue qui a la bonne fortune de les visiter. Rien n'a survécu du mobilier liturgique des siècles passés, à l'exception d'une oeuvre d'orfèvrerie très remarquable que décorent des médaillons en émail, des travaux de repoussé de genres très divers, de gracieux filigranes, et des gemmes aux couleurs joyeuses. Nous avons nommé la Croix de Villabertran que toutes ces richesses viennent embellir à l'envi, pour honorer l'image du divin

1. A partir de la date de consécration de son église (an 1100, voy. Marca Hispanica, Appendix, pièce CCCXXVII, col. 1220 et s.), Villabertran fut habité jusqu'à la fin du XVIe siècle par des chanoines vivant sous la règle de saint Augustin. Des chanoines séculiers leur succédèrent alors jusqu'en 1835, date de la suppression, en Espagne, des ordres religieux et des églises collégiales. L'église est aujourd'hui paroissiale.


202 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

Crucifié et le mystère de notre Rédemption. Il y a plusieurs années déjà, lors d'une première excursion à travers la Catalogne, cette pièce d'orfèvrerie avait fortement attiré notre attention. Nous venons de la revoir, de l'étudier plus longuement, d'en reproduire l'ensemble et les détails, d'en mouler plusieurs parties et de tirer des empreintes de toutes ses intailles, de les comparer enfin avec d'autres oeuvres catalanes, aussi intéressantes qu'inconnues en deçà des monts.

Nous publions aujourd'hui quelques notes qui sont le fruit de notre étude; tout incomplètes qu'elles doivent être, nous avons la confiance qu'elles contribueront à faire connaître et apprécier la Croix de Villabertran. En Espagne même, elle est fort peu connue; elle n'a figuré ni aux différentes expositions de Barcelone qui réunirent cependant, de tout le pays catalan, un nombre si important d'objets anciens, ni à l'exposition rétrospective ouverte à Madrid, en 1892, pour fêter le quatrième centenaire de la découverte de l'Amérique. Deux fois, on a reproduit la face antérieure de cette croix, mais d'une façon très imparfaite et à échelle beaucoup trop réduite pour qu'un examen sérieux fût possible 1. Toutes les pierres gravées sont inédites. Le revers de la croix, très intéressant, lui aussi, n'a pas eu davantage, jusqu'à ce jour, l'honneur d'une reproduction. Enfin, cette pièce d'orfèvrerie religieuse n'a été l'objet d'aucune étude; une humble feuille de la région de Figueras en a donné simplement une courte description 2.

Nous décrirons d'abord notre croix espagnole, réservant à bientôt comparaisons et réflexions qui apporteront peut-être quelque lumière sur plus d'un point intéressant de l'art catalan.

La Croix auréolée de Villabertran mesure 1m,95 de hauteur, depuis le bas de la fiche jusqu'au sommet de la branche supérieure; elle a 0m,99 d'une extrémité à l'autre du croisillon, et la tranche a une épaisseur de 0m,33. Comme tant d'autres pièces

1. Voy. D. PABLO PIFERRER Y D. FRANCISCO PI Y MARGALL, Cataluna, Barcelona, 1884, t. II, p. -171, — Memorias de la Associaciô catalanista d'excursions cientificas, vol. VII, 1883, p. 112.

2. Dans El Orden du 10 novembre 1895, article de Aquilarius (Dn Sébastien Aguilar).


LA CROIX DE LA COLLÉGIALE DE VILLABERTRAN. 203

d'orfèvrerie médiévale, elle se compose d'une âme en bois de chêne, recouverte d'une lame d'argent doré. C'est ce même métal qui est employé dans toute la décoration. Les bras et la tête de la croix sont interrompus, dans leur longueur, par de grands médaillons circulaires, et s'élargissent ensuite en trapèze, pour se creuser en arcs de cercle à leurs extrémités. La tige offre la même disposition, avec cette différence, toutefois, que de la partie trapézoïdale part une fiche, une pointe en bois qui ne fait qu'un avec elle et qui servait à la fixer solidement au-dessus de l'autel. Étant donnés en effet ses dimensions et son poids assez considérable, nous sommes persuadés que ladite croix n'est pas de celles qu'on appelle processionnelles. Nous avons bien vu à Tolède, il est vrai, en la superbe journée de la Fête-Dieu, la grande croix de l'a cathédrale s'avancer majestueusement à travers les rues de la cité, fixée sur un brancard que deux hommes portaient sur leurs robustes épaules, — puis les quatorze croix beaucoup plus modestes des quatorze paroisses de la ville accompagnant cette croix processionnelle de l'insigne église. Mais, autres lieux, autres coutumes. Dans une église collégiale située en pleine campagne, nous ne nous expliquons pas l'existence d'une croix processionnelle aussi monumentale, et le mode employé à Tolède pour porter la croix nous semblerait un peu étrange à Villabertran. De plus, comparaison faite avec bon nombre de croix processionnelles, ou françaises ou espagnoles, nous n'en connaissons aucune qui atteigne les dimensions de la Croix de Villabertran, — autant de raisons qui nous inclinent à croire que cette dernière n'avait pas double usage, comme beaucoup d'autres croix du moyen âge, mais qu'elle avait simplement et régulièrement place au-dessus de l'autel.

L'image du Sauveur est fixée sur la face antérieure de notre croix. La pose est bien celle des christs d'une époque gothique qui n'est plus à ses débuts; les bras sont relevés d'une façon sensible, et les pieds sont croisés sur un suppedaneurn. C'est la pose du crucifiement, mais sans la transfixion des pieds et des mains, qui n'offrent aucune trace, ni de clous, ni de blessures. Pas davantage de plaie au côté

TOME VI. 27


204

MONUMENTS ET MÉMOIRES.

gauche. La tête du Seigneur est entourée de deux bandes de métal, largement croisées et clouées; ce n'est pas encore la couronne d'épines qui apparaîtra plus tard. Le Christ est fait avec une feuille d'argent doré, épousant exactement la forme d'une âme en bois qui existe, du moins en partie, puisqu'elle est fort bien visible à la cuisse gauche d'où la feuille de métal a disparu. Au point de vue anatomique, le Christ de Villabertran a plusieurs défauts ; le pied droit surtout est trop large et trop long, les avant-bras sont trop forts, près de l'articulation des

coudes, bien qu'une contraction musculaire les augmente parfois considérablement, dans le cas d'une violente douleur. La courbure formée au-dessus de l'abdomen par l'extrémité des côtes est de même un peu trop accusée. Malgré ces défauts, il y a de réelles qualités an atomiques ; en plus, le perizonium est bien drapé; la tête, fortement inclinée à droite, est très belle dans l'intensité de sa douleur; les yeux sont fermés, la figure est contractée, amaigrie. C'est le Sauveur mourant ou déjà expiré. Il n'y a qu'à voir et à considérer, pour être frappé de l'expression de cette figure de l'Homme-Dieu.

Un nimbe à bordure et à croix pattée, munie de quatre rayons très courts, est fixé à l'intersection des bras de la croix, derrière la tête du Christ; il est enrichi d'excellents filigranes présentant sur la tranche supérieure un grènetis oblique et allongé; les volutes de ces

Détail de la croix de Villabertran (lace).


LA CROIX DE LA COLLÉGIALE DE VILLABERTRAN. 205

jolis rinceaux sont terminées par de petites roses à six lobes. Les quatre grands disques qui coupent la branche supérieure, la tige et les bras de la croix offrent des dessins formés des mêmes filigranes à rosettes, mais alors s'opposant, se rencontrant sur un champ plus large et produisant le plus bel effet. Ajoutons que quatorze intailles antiques et cent neuf autres pierres variées, quelques-unes en tables, presque toutes en cabochons, sont réparties dans le nimbe central et dans les quatre grands médaillons. Ce sont des topazes, des améthystes, des rubis, des opales, des cornalines, des jaspes, et d'autres encore qui viennent ajouter leur doux éclat à cette belle parure de filigranes. Toutes ces pierres sont serties de bâtes assez élevées, bordées ellesmêmes, à leurs soudures, d'une cordelette obtenue par la torsion de deux fils d'argent doré. Une même cordelette, seulement plus grosse, forme les contours extérieurs et intérieurs du grand bandeau de ces médaillons.

Nous donnons maintenant la liste des intailles qui entrent dans la décoration de la Croix de Villabertran. Elles appartiennent toutes à l'époque impériale romaine. Plusieurs de ces gemmes présentent des sujets très curieux et sont remarquables au point de vue de l'exécution; les autres sont plus communes. Cependant, elles méritent toutes d'être reproduites ; M. E. Babelon a bien voulu insister sur ce point, quand il nous donnait à leur sujet de précieux renseignements.

Nimbe du croisillon :

1. Animal hybride à tête d'antilope ; il a des ailes, et sa queue anguiforme est enroulée et hérissée d'épines. Agate jaunâtre.

2. Le centaure Chiron, éducateur d'Achille. Il lui apprend à tirer de l'arc, en présence de Pélée qui l'a amené au centaure. Excellent travail du HautEmpire, dont la finesse et la perfection ne sont pas rendues par la figure cijointe. La même scène (mais sans Pélée) se retrouve à peu près identique dans les peintures de Pompéi, publiées par Raoul Rochette 1; elle est également traitée, seulement d'une façon différente, sur le Puteal du Musée du

1. Choix de peintures de Pompéi, pl. 20 et 21 : Achille à Skyros.


206 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

Capitole 1. L'intaille dont nous nous occupons est une agate à deux teintes superposées, franchement noire et blanche.

3. Apollon debout, de profil, posant le bras sur un cippe et tenant un rameau d'olivier. Excellent travail. Ici encore, la figure rend très imparfaitement la délicatesse de l'intaille. Agate.

4. Diane assise sur un cerf qui bondit; d'une main, elle tient une corne du cerf, et de l'autre un objet difficile à déterminer. Jaspe brun.

5. Larve ou papillon (?) clans un char traîné par deux dauphins. Jaspe brun.

6. Jeune femme tenant un plateau sur lequel sont posés des gâteaux (?). Cornaline.

Médaillon près de la main droite du Christ :

7. Jeune satyre nu, marchant, tenant d'une main une grappe de raisin, et de l'autre son pedum et sa nébride. Jaspe ocre rouge.

1 Voy. DAREMBERG et SAGLIO : Dictionnaire des antiquités grecques et romaines, art, Achille, p. 28.


LA CROIX DE LA COLLÉGIALE DE VILLABERTRAN. 207

Médaillon près de la main gauche du Christ :

8. Grue tenant au bec une branche à cinq petits rameaux. Cornaline.

9. Fortune assise à gauche, tenant son gouvernail. Cornaline.

Médaillon, branche supérieure de la croix :

10. Mercure debout; il est coiffé du pétase; il tient d'une main le caducée et, sur l'autre main, un coq; sa chlamyde est sur son bras gauche; à ses pieds, un bouc, une écrevisse et un objet incertain. Cornaline.

Médaillon sous les pieds du Christ :

11. Scarabée et globe solaire surmonté de rayons. Pierre curieuse par l'inscription gnostique grecque qui entoure le sujet et qui, cependant, n'offre pour nous aucun sens. Nous avons là une gemme gnostique d'origine égyptienne, mais de l'époque impériale romaine. Jaspe gris foncé.

12. La Fortune debout, tenant une corne d'abondance. Jaspe jaune.

13. Un athlète (?) tenant un globe et une palme; peut-être aussi Vénus debout, tenant une pomme d'une main et, de l'autre, une palme. Agate.

14. La Fortune debout, tenant une corne d'abondance. Cornaline.

La provenance de ces pierres gravées nous semble facile à déterminer. C'est en effet à une très faible distance de l'emplacement où s'élève aujourd'hui Villabertran, et presque sur le littoral, qu'une colonie phocéenne jeta les premiers fondements d''Amplifias. On a rencontré, dans les ruines de la cité, dans ses tombeaux et dans tous les environs, un nombre considérable d'objets antiques, principalement de l'époque romaine, que nous avons vus dans les musées de Girone, de Vich, de Barcelone, et dans des collections particulières . Les monnaies et les pierres gravées y figurent en grand nombre. Nos intailles doivent aussi provenir de la région d'Ampurias.

Nous avons encore à signaler les disques à figures d'apôtres

1. Nous nous plaisons à indiquer, concernant Ampurias et ses antiquités, le récent petit ouvrage de D. Ramon Fonts : Episcopologio ampuritano precedido de una resena historica y arqueologica, Gerona, s. d. (1897).


208 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

ou d'évangélistes 1 qui occupent le centre des quatre grands médaillons. Ces figures d'argent doré ont été épargnées et gravées de traits nombreux que l'émail noir a remplis, suivant la méthode du nielle. Deux de ces figures, celles de la branche supérieure et de la tige de la croix, sont représentées de face, — la première à nimbe d'émail bleu opaque et fond de médaillon noir, — la seconde remplissant presque entièrement le médaillon et se détachant directement sur fond noir. Les deux têtes placées dans les grands disques du croisillon sont vues de trois quarts; leurs nimbes, cernés d'une bandelette métallique soudée à la plaque d'excipient, sont d'émail bleu sombre sur fond d'émail ocre rouge. Ce procédé des figures simplement gravées, incrustées d'émail et se détachant sur fond également émaillé, est fréquent en Espagne, au XIVe siècle. C'est le procédé employé à la même époque par les émailleurs de Limoges; c'est la technique suivie, dès le XIIe siècle, par les artistes de la Meuse, notamment par Nicolas de Verdun, pour l'important rétable de Klosterneubourg. — Nous avons à peine besoin de faire remarquer le style un peu barbare, mais franchement original, de ces disques émaillés, principalement des deux têtes vues de face; ce sont des types fort curieux de l'émaillerie catalane.

En dessus et en dessous des bras du Christ, le champ de la croix présente quatre petits médaillons estampés qui figurent les évangélistes. Ils sont barbus, nimbés, accompagnés d'attributs et assis devant un scriptionale. L'artiste était bien limité (les disques ont 0m,040 de diamètre), et il est intéressant d'avoir là des monuments minuscules de son savoir. Il a procédé largement, comme il le devait, indiquant, d'une façon très sommaire, la barbe, les cheveux, les différentes parties du visage, formulant, par trois ou quatre plis seulement, le drapé des vêtements qui, dans la réalité, devraient se subdiviser en plis abondants et variés. Bien sommaires également sont les bras et les mains, — ceux-là trop fluets, celles-ci trop réduites

1. L absence d'attributs nous empêche de préciser. Le nombre quatre nous incline à croire que ce sont les évangélistes, bien qu'ils soient figurés ailleurs.


LA CROIX DE LA COLLÉGIALE DE VILLABERTRAN. 209

pour le nombre des doigts. Mais l'artiste savait qu'en pareil cas, le laconisme devait caractériser le langage de son art et, en l'observant, il a réussi à nous donner de petites compositions nettes et vigoureuses qui produisent l'effet auquel elles pouvaient prétendre.

Nous avons d'autres disques estampés sur la Croix de Villabertran. L'un d'eux est fixé au-dessus du nimbe placé à l'intersection des branches, et les deux autres sur les parties trapézoïdales de la traverse. Au centre de ces disques est un médaillon formé de six segments de cercle; il est occupé par un chasseur montant un cheval, sonnant du cor et tenant un faucon de la main gauche; sous le cheval est un chien passant. Autour de ce médaillon rayonnent six quatre-lobes inscrivant d'autres chiens., puis un cerf, un lièvre et un sanglier. Les vides de ces quatre-lobes et des écoinçons sont ornés de branches de chêne.

La partie de la tige et des bras de la croix sur laquelle repose le Christ est bordée d'un rinceau, obtenu par le même procédé; il se compose d'une tige qui serpente uniformément et d'où partent des enroulements terminés par des fleurs à cinq pétales.

Le titulus est également au repoussé. Il est formé de capitales gothiques, disposées sur cinq lignes : IEZVS NAZARENVS REX IVDEOR[VM].

Aux extrémités des bras sont les figures de la sainte Vierge et de saint Jean; en haut, un ange tenant d'une main le soleil et, de l'autre, la lune; en bas, Adam à moitié vêtu, sortant du sépulcre et levant les mains vers son Libérateur. Les têtes de la Vierge et de l'ange ont disparu. Très médiocre est le travail de ces quatre figures qui se détachent en haut-relief sur le champ de la croix. Enfin, une boule de métal terminait chacune des extrémités de la traverse; celle de la branche supérieure est la seule qui subsiste aujourd'hui.

Pour en finir avec la face antérieure de notre croix, il nous reste à en signaler les parties les plus précieuses, nous voulons dire les différentes reliques renfermées dans cinq alvéoles qui se trouvent entre le grand médaillon de la tige et les pieds du Sauveur. Ces reliques sont abritées sous des disques de cristal de roche qui varient de


210 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

27 à 33 millimètres de diamètre. Sous celui du milieu, une feuille de métal présente une croix qui a été évidée et dont la traverse seulement est occupée par un morceau de la vraie croix. Les autres réceptacles contiennent des linges de couleurs blanche et rougeàtre, peut-être aussi des reliques de la Passion. Nous n'avons pu déchiffrer la seule inscription qui existe; elle est sur parchemin, fort effacée et conservée dans l'un des alvéoles. C'est sans doute une relique, également, qui est placée au-dessus du titulus, dans la partie inférieure du grand disque filigrane. Il s'agit d'une substance terreuse difficile à déterminer et qui a la forme d'une croix grossière. Cette croix auréolée, à branches très courtes, est enchâssée dans une bâte qui suit exactement ses contours. Nous n'avons pas ici de cristal de roche pour fermer la bâte.

La face de la Croix de Villabertran offre donc la représentation réelle du Fils de Dieu mourant; au revers, sur la partie centrale, c'est la figure symbolique du Christ triomphant : l'agneau debout, nimbé, tenant un étendard à trois lambels flottants, lequel est sommé d'une, croix pattée. Sur la face principale, nous avons vu, de même, la représentation réelle des quatre évangélistes ; au revers, ce sont les animaux qui les figurent d'après l'Apocalypse. Ils occupent ici la place correspondant aux quatre grands disques de la face antérieure; en haut : l'aigle de saint Jean; sur les bras de la traverse : le boeuf et le lion ailés, tous les trois tenant dans leurs pattes des phylactères sans inscription; en bas : l'homme également ailé, fléchissant un genou et tenant un codex des deux mains. Ces figures de l'agneau et des animaux évangélistiques sont en haut-relief et exécutés au repoussé. Le lion principalement est remarquable; le dessin est excellent, la pose naturelle et vigoureuse.

Un large rinceau estampé recouvre la croix, entre l'agneau et les symboles des évangélistes. Il est formé de branches contournées en volutes, puis terminées vers le centre de chaque enroulement par une sorte de fleur entr'ouverte qui laisse échapper en éventail de légers rameaux, des feuilles et des fruits. C'est la vigne qui a fourni à


LA CROIX DE LA COLLÉGIALE DE VILLABERTRAN. 211

l'orfèvre ses éléments végétaux; mais, ils sont là, arrangés d'une façon conventionnelle et disposés par l'artiste à l'effet d'orner presque tout le champ de la croix. Cette décoration estampée est bordée d'un tout petit rinceau qui ne fait qu'un avec elle et qui côtoie les arêtes de la croix. Il est identique à celui que nous avons signalé sur la tige et sur le croisillon, à l'endroit où repose l'image du Seigneur.

Enfin, des disques repoussés, absolument semblables à ceux qui, sur la face antérieure, représentent une scène de chasse, sont fixés aux extrémités de la branche supérieure, de la tige et des bras de la croix. Ils ont cependant un complément qui manque à leurs similaires de la partie antérieure; ils sont encadrés du même petit rinceau minuscule dont nous venons de parler.

Reste encore à dater, du moins d'une façon approximative, la Croix de Villabertran. D'abord, il ne peut guère y avoir de doute au sujet des quatre grands disques filigranés et gemmés de la face principale; le dessin de leurs beaux et fermes enroulements et les petites roses dont ils sont ornés les font remonter sûrement au XIIIe siècle.

Les disques émaillés qui occupent le centre de ces grands médaillons leur sont postérieurs. Ils appartiennent à cette classe d'émaux espagnols que nous avons signalés, et dont Ch. de Linas a parlé dans son étude sur les Crucifix champlevés polychromes1; ils doivent être du même âge. D'ailleurs, si on les compare, au point de vue du dessin, à une plaque espagnole que V. Gay, comme Ch. de Linas, attribue au XIVe siècle 2, on remarque qu'il existe entre eux plus qu'un air de famille. Nous ajoutons, comme terme de comparaison, une grande plaque émaillée fixée sur une fort belle croix de la cathédrale de Girone [pl. XX]. Le Christ de la Cène figurée sur cette plaque rappelle les deux figures, vues de face, de la Croix de Villabertran. Mais un laps de temps appréciable sépare ces émaux, et le travail est différent. Nous n'insistons pas davantage, réservant à bientôt une description détaillée de la croix de Girone.

1. Voy. la Revue de l'art chrétien, 1884, p. 466.

2. Voy. Glossaire archéologique, article Émaux, p. 623, mors de chape.

TOME VI. 28


212 MONUMENTS ET MÉMOIRES.

Le Christ, les figures en haut-relief de la face et du revers, l'inscription du titulus et les médaillons qui représentent des scènes de chasse, ont bien également les caractères de l'art du XIVe siècle à sa première période. Quant aux médaillons estampés, figurant les évangélistes, deux d'entre eux, à cause de la forme du scriptionale et du faudesteuil, semblent être d'une époque antérieure; mais, après une comparaison attentive des quatre disques, il est facile de se convaincre que les figures et les vêtements des personnages révèlent exactement le même faire et la même époque. Or cette époque est déterminée par deux pupitres, franchement gothiques, qui sont représentés sur deux de ces médaillons. Les meubles, figurés sur les deux autres disques, auront été faits d'après des modèles plus anciens. Somme toute, nous faisons également remonter ces quatre médaillons estampés à la première moitié du XIVe siècle.

Quant au grand rinceau du revers, nous l'avons rencontré sur plusieurs autres monuments dont on sait l'âge à peu près exactement, et la présence de ce même motif sur des pièces voisines de la Croix de Villabertran a naturellement son importance, pour assigner une date approximative au rinceau de cette dernière. Une course de rinceaux estampés, absolument identiques, recouvre les colonnes hexagonales qui supportent la voûte du ciborium de la cathédrale de Girone. Or le donateur de cette oeuvre remarquable est Arnaldo de Solerio, archidiacre de Besalu, décédé en 1326 1. Nous avons lieu de croire, en raison de l'importance du ciborium, qu'on ne se servit pas d'une ancienne matrice pour le grand rinceau qui nous occupe, mais qu'on en fabriqua une tout exprès. Le style du dessin correspond bien d'ailleurs à la première moitié du XIVe siècle 2.

1. Nous avons photographié dans le cloître de la cathédrale de Girone l'épitaphe placée sous la statue gisante du chanoine, et elle porte ce qui suit : « HIC IACET ARNALD[V]S DE SOLERIO.. QUI ETIAM SUIS EXPENSIS PROPRIIS FECIT FIERI CIMBORIUM SEU COHOP[ER]TÀM ARGENTEAfM] SUP[ER] ALTARI MAIORI ECC[LESIA]E G[ER]UND[E]NSIS] OBIIT A[U]T[EM] AN[N]0 D[OMI]NI MCCGXX SEXTO... »

2. M. SCHULZ FERENCZ en a donné un détail dans son ouvrage : Denkmäler der Baukunsl in original Aufnahmen. Erstes heft : Gerona (Leipzig, 1869), p. 10. Mais le rinceau


LA CROIX DE LA COLLÉGIALE DE VILLABERTRAN. 213

Un rinceau identique garnit les deux montants extérieurs du rétable qui est abrité sous le ciborium. Puisque c'est vers 1357 ou 1358 que le rétable eut sa hauteur totale, c'est alors probablement qu'on aura fixé sur les deux montants les feuilles d'argent ornées de ce rinceau estampé. La matrice qui servit à le fabriquer est par conséquent celle qui fut employée trente ans auparavant pour estamper les plaques des colonnes. Nous arrivons ainsi à fixer approximativement la date du rinceau de Villabertran. C'est également l'époque qui convient aux autres pièces de la croix, excepté les disques filigranes et gemmés qui proviennent d'ailleurs. En conséquence, nous indiquerons, pour la fabrication de cette croix catalane, une période qui commence un peu avant 1326 et qui s'achève vers 1358. Nos préférences sont cependant pour une date voisine de 1326.

Enfin, puisque des éléments absolument identiques se trouvent sur des oeuvres conservées à Girone et sur la croix qui nous occupe; puisque, par ailleurs, Villabertran est peu éloigné de cette dernière ville qui était, au XIVe siècle, un centre important de fabrication d'oeuvres d'orfèvrerie, nous pouvons légitimement supposer que notre croix fut faite à Girone même, et par un des maîtres qui travaillèrent au ciborium ou au rétable de l'insigne cathédrale.

Plusieurs croix catalanes sont, pour la forme, ou analogues ou identiques à la Croix de Villabertran. A cause de ce lien de parenté, nous croyons bon de les signaler brièvement. D'abord la croix du monastère de San Miguel del Fay, conservée aujourd'hui dans l'église paroissiale de San Vicente de Riells. Les extrémités qui viennent après les médaillons circulaires ne s'élargissent pas ici comme à Villabertran; mais la forme générale est la même. Cette croix de San Miguel

est beaucoup trop grêle. Ce n'est pas d'après l'ouvrage probablement erroné de cet architecte hongrois que nous parlons du rétable et du ciborium de Girone. Nous avons étudié les monuments eux-mêmes, étudié aussi plusieurs articles intéressants : ENRIQUE GIRBAL : El baldaquino del altar mayor de la cathedral (dans la Revista de Gerona, mars 1888); J. NARCISO ROCA : El altar mayor... (idem), et l'ouvrage de D. JOAQUIN BASSEGODA : La cathedral de Gerona, 1889 (p. 40 et s.).


214 MONUMENTS ET MEMOIRES.

est peut-être antérieure de deux siècles à celle de la collégiale; pour nous, elle constitue un type auquel il convient de rattacher cette dernière.

Nous avons déjà mentionné une croix processionnelle à Girone. La cathédrale de cette ville en possède une autre qui rappelle tout à fait celle de Villahertran. Elle est inédite, et, puisque nous avons pu la reproduire, nous en offrons également la publication aux Monuments et mémoires (PL XX). Les extrémités qui suivent les quatre disques sont légèrement recourbées au lieu d'avoir les lignes droites du trapèze. Cette croix d'argent doré nous paraît être seulement de la seconde moitié du XVe siècle. Le Christ est du XVIe. Elle porte une dizaine de fois, tant sur la face que sur le revers, la marque GERONA inscrite dans un trilobe.

Une croix provenant du monastère de San Juan de las Abadesas et conservée au musée de Vich a exactement la forme de la Croix de Villabertran. L' Album de la seccion arqueologica de la exposition universai de Barcelona, de 1888, l'a reproduite en phototypie. Il l'a donnée comme étant du XIIe siècle, et comme ayant la marque de Vich. Pour nous, elle appartient aux premières années du XVIe siècle. Elle porte quinze fois la marque GERONA imprimée au moyen d'un poinçon. Cette marque est à peu près identique à celle de la croix précédente. Nous n'avons pas d'autres croix de ce genre en Catalogne; un excellent archéologue de Vich, D. José Gudiol, a bien voulu nous le taire savoir.

DOM E. ROULIN, bénédictin.


TABLE DES MATIÈRES

Pages.

I. Tiare en or, offerte par la ville d'Olbia au roi Saitapharnès, par M. MAX.

COLLIGNON 5

II. L'Émail de Saint-Nicolas de Bari, par M. EMILE BERTAUX. . . 61

III. Ivoire byzantin de l' ancienne Collection Bonnaffé, par M. GUSTAVE SCHLUMBERGER. 91

IV. Les Statues de saint Pierre, sainte Anne et sainte Suzanne (Musée, du Louvre),

par M. ANDRÉ MICHEL 95

V. Un Buste d'enfant du XVIe siècle (Collection de Mme la marquise ArconatiVisconti),

ArconatiVisconti), M. EMILE MOLINIER 107

VI. Le Taureau chaldéen à tête humaine et ses dérivés, par M. LÉON HEUZEY. . . . 115

VII. Tête archaïque de terre cuite (Musée du Louvre), par M. EDMOND POTTIER. . . 133

VIII. Le Marsyas de Tarse (Musée Impérial de Constantinople), par M. ANDRÉ JOUBIN. 145

IX. Buste de César appartenant à la Collection du comte Grégoire Stroganoff, à

Rome, par M. MAURICE BESNIER 149

X. Pyxide en os représentant la naissance d'Apollon et de Diane (Musée du

Louvre), par M. HANS GRAEVEN , 159

XL Un Coffret reliquaire du Trésor de Quedlinburg, par M. JEAN-J. MARQUET DE

VASSELOT. 175


216 TABLE DES MATIERES.

Pages.

XII. Un Coffret byzantin d'ivoire du Musée Kircher, à Rome, par M. GUSTAVE SCHLUMBERGER

SCHLUMBERGER

XIII. Le Camée byzantin de Nicéphore Botoniate à l' Heiligenkreutz (Autriche), par

M. F. DE MÉLY 195

XIV. La Croix de la Collégiale de Villabertran (Catalogne), par DOM E. ROULIN,

bénédictin 201


TABLE ALPHABETIQUE

PAR NOMS D'AUTEURS

Pages.

BERTAUX (EMILE) L'Émail de Saint-Nicolas de Bari 61

BESNIER (MAURICE) Buste de César, appartenant à la Collection du

comte Grégoire Stroganoff, à Borne 149

COLLIGNON (MAX) Tiare en or offerte par la ville d'Olbia au roi Saitapharnès

Saitapharnès

GRAEVEN (HANS) Pyxide en os représentant la naissance d'Apollon

et de Diane (Musée du Louvre) 159

HEUZEY (LÉON) Le Taureau chaldéen à tête humaine et ses dérivés. 115

JOUBIN (ANDRÉ) Le Marsyas de Tarse (Musée impérial de Constantinople)

Constantinople)

MARQUET DE VASSELOT (JEAN-J.). Un coffret reliquaire du Trésor de Quedlinburg. 175

MÉLY (F. DE) Le Camée byzantin de Nicéphore Botoniate à l'Heiligenkreutz

l'Heiligenkreutz 195

MICHEL (ANDRÉ) Les statues de saint Pierre, sainte Anne et sainte

Suzanne (Musée du Louvre) 95

MOLINIER (EMILE) Un buste d'enfant du XVIe siècle (Collection de

Mme la marquise Arconati-Visconti) 107


218 TABLE ALPHABÉTIQUE PAR NOMS D'AUTEURS.

Pages.

POTTIER (EDMOND) Tête archaïque de terre cuite (Musée du Louvre). 133

ROULIN (DOM E.) La Croix de la Collégiale de Villabertran (Catalogne) 201

SCHLUMBERGER (GUSTAVE). . . . Ivoire byzantin de l'ancienne Collection Bonnaffé. 91

— — .... Un coffret byzantin d'ivoire du Musée Kircher à

Rome 191


TABLE DES PLANCHES

I-V. La Tiare d'Olbia (Musée du Louvre).

VI. L'Émail de Saint-Nicolas de Bari.

VII. Ivoires byzantins.

VIII. Saint Pierre et sainte Suzanne, statues provenant de l'ancien château de Chantelle (Allier).

IX. Sainte Anne et la Vierge enfant, groupe provenant de l'ancien château de Chantelle (Allier).

X. Buste en marbre d'une petite fille, art français de la seconde moitié du XVIe siècle (Collection de Mme la marquise Arconati-Visconti).

XI. Taureau chaldéen à tête humaine (stéatite) (Musée du Louvre).

XII. Tête de femme archaïque (Terre cuite appartenant au Musée du Louvre).

XIII. Tête d'une statue de Marsyas trouvée à Tarse (Musée Impérial de Constantinople).

Constantinople).

XIV. Buste de César (Collection du comte Grégoire Stroganoff, à Rome). XV. Pyxide en os (Musée du Louvre).

XVI-XVII. Coffret reliquaire du Trésor de Quedlinburg.

XVIII. Coffret byzantin en ivoire (Musée Kircher, à Rome). XIX. Croix de la Collégiale de Villabertran (Catalogne). XX. Deux croix processionnelles de la Cathédrale de Girone.

TOME VI,

39



LISTE DES GRAVURES

DANS LE TEXTE

Pages

Casque d'or d'Ak-Bouroun 7

Développement des deux frises de la Tiare d'Olbia 9

Le « Bouclier de Scipion » (Cabinet des médailles) 29

Détails du Vase Médicis, à Florence 30

Détail de la Ciste de Ficoroni 30

L'autel de Cléoménès 31

Diomède et les chevaux de Rhésus, sur un vase de Berlin 31

La Restitution de Briséis, peinture de la Casa del Poeta, à Pompéi 33

Détail de l'oenochoé de Bernay 35

Le goryte de Nicopol 36

Le bûcher de Patrocle, sur un vase de Canosa 37

Frise du vase d'argent de Nicopol 45

Le collier de la Grande Blisnitza 48

Coupe à reliefs du Louvre 50

Coupe à reliefs avec figures (Musée du Louvre) 55

Coupe à reliefs de Samos (Musée national d'Athènes) 56

Ciborium de la Basilique de Saint-Nicolas de Bari . . . 63

Monnaies byzantines 70

Chapiteau d'une des colonnes du Ciborium de Bari 90

Sainte Anne et la Vierge (Collège d'Autun) 101

Sainte Anne et la Vierge (Église de la Bénissons-Dieu en Forez) 102


222 LISTE DES GRAVURES DANS LE TEXTE.

Pages.

Marie-ÉIisabeth, fille de Charles IX (miniature du Livre d'Heures de Catherine

de Médicis) 112

Fragments d'un taureau à tête humaine, en terre cuite vernissée, trouvés à Tello. 117

Taureau à tête humaine de Balazote (Espagne) 119

Cylindre chaldéen, d'après une empreinte 421

Vase de terre cuite en forme de taureau à tête humaine, trouvé à Emporion. . . . 123

Monnaie d'argent d'Emporion 124

Taureau à tête humaine, sur une amphore d'Orvieto 126

Fragments d'aile trouvés à Thèbes avec une tête de femme archaïque en terre

cuite 137

Tète archaïque de femme en terre cuite (revers) 140

Restitution des divers fragments en sphinx 143

Le Marsyas de Tarse 146

Buste de César (Collection Stroganoff) 150

Monnaies à l'effigie de César 182

Buste de César trouvé sur l'Esquilin 157

Tablette d'ivoire 161

Pyxide en ivoire représentant Orphée charmant les animaux 162

Couvercle d'un sarcophage (Villa Borghèse, à Rome) 163

Fragment de bas-relief en marbre (Studio Canova, à Rome). 167

Fragment de bas-relief en marbre (Studio Canova, à Rome) 168

Sarcophage (Musée du Louvre) . 171

Revers du Coffret de Quedlinburg 175

Fond du Coffret de Quedlinburg 182

Coffret de Quedlinburg (côté droit) 186

Coffret de Quedlinburg (côté gauche) 187

Coffret de Munich 187

« Bénitier de Charlemagne », à Aix-la-Chapelle 189

Camée, byzantin de Nicéphore Botoniate 196

Détail de la Croix de Villabertran (face) 204

Intailles de la Croix de Villabertran 206


ERRATA

PLANCHE VII. —Intervertir les chiffres 1 et 2. L'ivoire de droite est celui qui faisait partie de l'ancienne Collection Bonnaffé. L'ivoire de gauche appartient à M. Chalandon.

PLANCHE XIII. — Au lieu de : « trouvée à Tralles », lire : trouvée à Tarse.



IMPRIME

PAR

CHAMEROT ET RENOUARD

19, rue des Saints-Pères, 19 PARIS



Monuments et Mémoires

VI.1898.Pl.XI

E.Leroux Edit.

TAUREAU CHALDÉEN À TÊTE HUMAINE

( Stéatite ) Musée du Louvre



Monuments et Mémoires

VI, 1898. Pl.XII

E.Leroux Edit,

TETE DE FEMME ARCHAÏQUE

Terre cuite appartenant au Musée du Louvre )



E. Leroux Edit.

TETE D'UNE STATUE DE MARSYAS TROUVÉE À TRALLES

(Musée Impérial de Constantinople )



Monuments et Mémoires

VI, 898,Pl XIV

E Leroux Edit

BUSTE DE CÉSAR

(Collection du Comte Grégoire Stroganof, à Rome )



Monuments et Mémoires,

Vl,1898 PI.XV

PYXIDE EN OS (Musée du Louvre)



Monuments et Mémoires

VI, 1898.Pl.XVI

Héliog. Dujardin

Imp. Chassepot

COFFRET-RELIQUAIRE DU TRÉSOR DE QUEDLINBURG

(Face antérieure )

E .Leroux Edit.



Monuments et Mémoires

VI, 18 9 8. PI. XVII

Héliog. Dujardin

imp. Chassepot

E. Leroux Edit.

COFFRET-RELIQUAIRE DU TRÉSOR DE QUEDLINBURG

( Couvercle )



Monuments et Mémoires

VI, 1898.PI.XVIII

E. Leroux Edit.

COFFRET BYZANTIN EN IVOIRE

( Musée Kircher, à Rome )



Monuments et Mémoires

VI, 1898. Pl.XIX

Edit.

CROIX DE LA COLLEGIALE DE VILLABERTRAN (CATALOGNE)

Imp. Chassepot





FONDATION EUGÈNE PIOT

MONUMENTS ET MEMOIRES

PUBLIÉS PAR

L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES

SOCS LA DIRECTION DE

GEORGES PERROT ET ROBERT DE LASTEYRIE

MEMBRES DE L'INSTITUT

AVEC LE CONCOURS DE

PAUL JAMOT, SECRÉTAIRE DE LA RÉDACTION TOME SIXIÈME

PARIS

ERNEST LEROUX, ÉDITEUR

28, RUE BONAPARTE, 28

1900

Deuxième Fascicule (N° 12 de la Collection).


SOMMAIRE DU DEUXIÈME FASCICULE

Pages.

VI. Le Taureau chaldéen à tête humaine et ses dérivés, par M. LÉON HEUZEY. 115

VII. Têle archaïque de terre cuite (Musée du Louvre), par M. EDMOND POTTIER. . . 133

VIII. Le Marsyas de Tarse (Musée Impérial.de Constantinople), par M. ANDRÉ JOUBIN. 145

IX. Buste de César appartenant à la Collection du Comte Grégoire Stroganoff, à

Rome, par M. MAURICE BESNIER ... 149

X. Pyxide en os représentant la naissance d'Apollon et de Diane (Musée du

Louvre), par M. HANS GRAEVEN 159

XI Un Coffret reliquaire du Trésor de Quedlinburg, par M. JEAN-J. MARQUET DE

VASSELOT 175

XII. Un Coffret byzantin d'ivoire du Musée Kircher, à Rome, par M. GUSTAVE

SCHLUMBERGER 191

XIII. Le Camée byzantin de Nicéphore Botoniate à d'Heiligenkreutz (Autriche),

par M. F. DE MÉLY. . . . . . 195

XIV. La Croix de la Collégiale de Villabertran (Catalogne), par DOM E. ROULIS,

bénédictin . . 201

PLANCHES

XL Taureau chaldéen à tête humaine (stéatite) (Musée du Louvre). XII. Tète de femme archaïque (Terre cuite appartenant au Musée du Louvre).

XIII. Tête d'une statue de Marsyas trouvée à Tarse (Musée Impérial de Constantinople).

Constantinople).

XIV. Buste de César (Collection du Comte Grégoire Stroganoff, à Rome). XV. Pyxide en os (Musée du Louvre),

XVI-XVII. Coffret reliquaire du Trésor de Quedlinburg.

XVIII. Coffret byzantin en ivoire (Musée Kircher, à Rome).

XIX. Croix de la Collégiale de Villabertran (Catalogne).

XX. Deux croix processionnelles de la Cathédrale de Girone.


ERNEST LEROUX, Éditeur, rue Bonaparte, 28, PARIS

MONUMENTS ET MÉMOIRES

PUBLIÉS PAR

L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES

ARTICLES CONTENUS DANS LE TOME QUATRIÈME

SOMMAIRE DU PREMIER FASCICULE

I. La Minerve de Chantilly, par M. LÉON HEUZEY. II. Une statuette de bronze de la reine Karomama (Musée du Louvre), par M. EMILE CHASSINAT.

III. Sarcophage de Clazomène, appartenant au Musée britannique, par M. A. S. MURRAY.

IV. Le Diadumhne de Madrid, par M. PIERRE PARIS. V. Miroirs grecs à relief, par M. A. DE RIDDER.

VI. Panthère de bronze (Collection de M. le baron Edmond de Rothschild), par M. SALOMON REINACH. VII Phylactère du XIIIe siècle (Collection de M. Martin Le Roy), par M. EMILE MOLINIER. VIII. Le sculpteur Laurana et les Monuments de la Renaissance à Tarascon, par M. EUG. MÜNTZ.

PLANCHES

I-II. Athéné, statuette de bronze (Château de Chantilly).

III. La reine Karomama, statuette de bronzé (Musée du Louvre).

IV-VII Sarcophage de Clazomène (Musée britannique).

VIII-IX. Le Diadumène de Madrid.

X. Panthère de bronze (Collection de M. EDMOND DE ROTHSCHILD).

XL Phylactère du XIIIe siècle (Collection de Martin Le Roy).

XII. Tombeau de Jean Cossa, par Laurana, à Tarascon.

SOMMAIRE DU DEUXIÈME FASCICULE

IX. Buste espagnol de style gréco-asiatique, trouvé à Elché (Musée du Louvre), par M. PIERRE PARIS. X. L'Aurige de Delphes, par M. THÉOPHILE HOMOLLE. XL Terres cuites de l'Asie Mineure, par M. PAUL PERDRIZET.

XII. Groupe funéraire en pierre calcaire (Musée gréco-romain d'Alexandrie), par M. MAX COLLIGNON. XIII. Les Mosaïques virgiliennes de Sousse, par M. P. GAUCKLER. 'XIV. Tête de femme de l'époque d'Hadrien (Musée du Louvre), par M. ETIENNE MICHON. XV. Quelques pièces d'orfèvrerie limousine, par M. JEAN-J. MARQUET DE VASSELOT.

PLANCHES

XIII-XIV. Buste de femme de style gréco-oriental, trouvé à Elché (Espagne). XV-XVI. L'Aurige de Delphes.

Xvll. L'Ephedrismos, groupe en terre cuite (Musée national d'Athènes). XVIII. Terres cuites d'Asie Mineure (Musée national d'Athènes). XIX. Groupe funéraire en pierre calcaire (Musée gréco-romain d'Alexandrie). XX. La Mosaïque de Virgile. XXI. Tête de femme romaine (Musée du Louvre).

TOME CINQUIÈME

Le Trésor de Boscoreale, par M. ANT. HÉRON DE VILLEFOSSE.



ERNEST LEROUX, Éditeur, rue Bonaparte, 28, PARIS

MONUMENTS, ET MÉMOIRES

PUBLIÉS PAR

L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES

ARTICLES CONTENUS DANS LE TOME QUATRIÈME

SOMMAIRE DU PREMIER FASCICULE

I. La Minerve de Chantilly, par M. LÉON HEUZEY.

II. Une statuette de bronze de la reine Karomama (Musée du Louvre), par M. EMILE CHASSINAT.

III. Sarcophage de Clazomène, appartenant au Musée britannique, par M. À. S. MURRAY.

IV. Le. Diadumème de Madrid, par M. PIERRE PARIS.

V. Miroirs grecs à relief, par M. A. DE RIDDER.

VI. Panthère de bronze (Collection de M. le baron Edmond de Rothschild), par M. SALOMON REINACH.

VIL Phylactère du XIIIe siècle (Collection de M. Martin Le Roy), par M. EMILE MOLINIER.

VIII. Le.sculpteur Laurana et les Monuments de la Renaissance à Tarascon, par M. Eue. MUNTZ.

PLANCHES

I-II Athéné, statuette de bronze (Château de Chantilly).

III. La reine Karomama, statuette de bronze (Musée du Louvre).

IV-VII. Sarcophage de Clazomène (Musée britannique). VIII-IX. Le Diadumène de Madrid.

X.'Panthère de bronzé (Collection'de M. Edmond de Rothschild). XL Phylactère du XIIIe siècle (Collection de Martin Le Roy). XII. Tombeau de Jean Cossa, par Laurana, à Tarascon.

SOMMAIRE DU DEUXIÈME FASCICULE

IX. Buste espagnol de style gréco-asiatique, trouvé à Elché (Musée du Louvre), par M. PIERRE PARIS. X. L'Aurige de Delphes, par M. THÉOPHILE HOMOLLE. XL Terres cuites de l'Asie Mineure, par M. PAUL PERDRIZET. XII. Groupe funéraire en pierre calcaire (Musée gréco-romain d'Alexandrie), par M. MAX COLLIGNON.

XIII. Les Mosaïques virgiliennes de Sousse, par M. P. GAUCKLER.

XIV. Tête de femme de l'époque d'Hadrien (Musée du Louvre), par M. ETIENNE MICHON. XV. Quelques pièces d'orfèvrerie limousine, par M. JEAN-J. MARQUET DE VASSELOT.

PLANCHES

XIII-XIV. Buste de femme de style gréco-oriental, trouvé à Elché (Espagne). XV-XVI. L'Aurige de Delphes.

XVII. L'Ephedrismos, groupe en terre cuite (Musée national d'Athènes).

XVIII. Terres cuites d'Asie Mineure (Musée national d'Athènes).. XIX. Groupe funéraire en pierre calcaire (Musée gréco-romain d'Alexandrie). XX. La Mosaïque de Virgile. XXI. Tête de femme romaine (Musée du Louvre).

TOME CINQUIÈME

Le Trésor de Boscoreale, par M. ANT. HÉRON DE VILLEFOSSE.