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Titre : La Nouvelle revue

Éditeur : La Nouvelle revue (Paris)

Date d'édition : 1904-03-01

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34356973m

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34356973m/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Format : Nombre total de vues : 206836

Description : 01 mars 1904

Description : 1904/03/01 (A25,NOUV SER,T27)-1904/04/30.

Description : Collection numérique : Arts de la marionnette

Description : Collection numérique : France-Japon

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k36054z

Source : Bibliothèque nationale de France

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 15/10/2007

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LES ATLANTES

PROLOGUE

I

Pendant trois jours, la tempête nous assaillit avec une violence sans accalmies le yacht, déjà très maltraité au sortir du West-Fiord, dut être allégé en pleine tourmente sous l'assaut des lames monstrueuses, il menaçait de couler à pic.

(\ Par bonheur, » nous dit le capitaine Marignac, « la machine fonctionne à merveille le Pétrel attaque vigoureusement la vague si les courants ne nous font pas dériver, nous piquerons droit au nord.

Où sommes nous ? » demanda tranquillement le docteur Gironde.

«( Hé patron comment le savoir au juste?. Si mescalculs, à l'estime, sont exacts, nous devons être à la hauteur des îles Loffoden la côte norvégienne s'infléchit, sur tribord, vers le nordest. Nous luttons pour nous éloigner des fiords et des écueils. Sommes-nous en danger '?

Assez pour donner au diable cette brume en tourbillons qui nous masque la mer à dix encàblures.

La marée baisse, en ce moment ?

Oui, depuis une heure.

Tant mieux » murmurit le docteur, « nous Ltci aUI'ons, sans doute, échappé.

En effet, » fit le capitaine, avec un regard d'intelligence au vieux savant, « nous l'entendrions mugir, si nous étions emportés sur Ltci. »

Ratbert, étonné, se tourna vers moi


« De quoi parlent-ils donc ? me demanda-t-il, tandis qu'une embardée formidable du navire nous pressait tous deux au fond du cagnard.

« Je l'ignore demande-le à ton oncle ou au capitaine. Mais», continuait précisément Marignac, « je ne crains rien de sa fureur notre machine lutterait victorieusement contre son attirance

Il s'agit, docteur ?.

Du MaëlstrÕm, »

Ce nom redoutable, dans la tempête, passa comme un glas d'agonie un frisson nous fit tressaillir nous avions oublié le monstre dévorant, l'abîme giratoire où s'engloutissent les navires et nous étions, pour tant, dans ses parages. Ne nous guettait-il pas, à travers les trombes d'écume que le vent arrachait aux lames de l'océan ? `?

« Mon oncle, » dit Ratber t, « nous veillerons toute la nuit, Servières et moi il faut que vous vous reposiez, ainsi qu'Annie. Ta cousine ne pourra dormir le yacht gémit dans toute sa membrure mais il vaut mieux laisser, sur la passerelle, la place au capitaine et à notre équipage.

J'aime mieux ça s'écria Marignac. « Restez dans le fumoir, avec mademoiselle Annie; je vous tiendrai au courant de la situation.

Elle peut empirer ?

Sans doute le jour tombe l'ouragan redouble de violence. Etendez-vous sur les couchettes du rouf et fermez bien vos portes les paquets de mer vont nous fouette en grand. » Le docteur par tagea cet avis nous quittâmes la dunette. Cramponnés à la main-courante, meurtris, courbaturés, l'âme en détresse, nous pûmes dcscendre jusqu'à la porte du fumoir et nous glisser dans l'abri où nous attendaient la jeune fille et Tiburce Falgas. La même anxiété tourna leurs visages vers nous « Eh bien? o interrogea Annie, avec plus de calme que son compagnon.

« Tout va bien, » assura le docteur. « Marignac est toujours maître de sa route. Cette tempête finira par tomber nous n'aurons plus alors qu'à rallier Tromsoë ou Hammerfest. Comment te seus-tu, Annie ? »

Un peu pâlie, elle eut un sourire d'une vailiance mutine et fière.

cc C'est-à-dire », assura-t-elle, « que je n'éprouve' plus qu'un regret j'ai méconnu mavraie nature; j'étais faite pour naviguer.


La tourmente est mon élément; l'ouragan me berce sans rigueur. Je me sens ane âme de pirate scandinave; je t'assure, père, que je suis ravie de ce périple mouvémenté )) »

Elle s'exprimait avec une sorte de recherche qui disait l'effort de sa volonté et démentait à demi ses paroles. Son fin visage, oit s'enfiévraient plus que de coutume ses yeux de nacre et de velours, reflétait une angoisse furtive, l'appréhension d'un péril qu'elle redoutait moins pour elle que pour ses compagnons. « Je crois d'ailleurs », observait-elle afin de s'étourdir un peu, « que vous faites aussi très bonne contenance. Toi, père, tu as l'air d'un loup de mer qui aurait, toute sa vie, commandé des escadres monsieur Servières est aussi tranquille à notre bOl'd que s'il professait la chimie en son lycée parisien; Ratbert rêve d'une classification nouvelle pour les minéraux précieux du cap Nord Seul, notre éminent ami, monsieur Falgas.

Plaît-il? murmura languissamment le savant, en se relevant sur son coude. « Mademoiselle Annie me parle?

Je vous plains vous semblez souffrir de cette interminable tempête et, cependant, c'est vous, par définition.

Comment? )) interrompit-il avec une vivacité qui s'évertuait à secouer sa somnolence.

« Sans doute, » assurait Annie, « n'êtes-vous donc plus le célèbre Tiburce Falgas, professeur de runique au Collège de France ?

Je ne vois pas.

Mais les runoias ne célèbrent qu'exploits guerriers et maritimes, explorations scandinaves, conquêtes de navigateurs. Je n'ai jamais, comme ce soir, compris la rudesse des héros que je commente. Je saisis mieux, dans leurs poèmes, les hurlements rythmiques de la mer.

Tout cela, par ma faute

Oh non

C'est moi, souvenez-vous, qui ai tracé le plan de notre excursion au cap Nord, organisé nos vacances à bord de ce yacht. de plaisance, assurait l'agent qui nous l'a loué pour trois mois C'est pour ne point désunir nos paisibles veillées de la rue Garancière que vous vous êtes décidé à nous accompagner, et voici que ma fantaisie vous emporte avec nous vers le Pôle, où vous n'aurez plus, pour vous distraire, que la satisfaction d'enseigner aux ours blancs et aux rennes les étymologies runiques d'Olafis Wormius ou de Fabl'e d'Olivet

Ah ça 1. vous avec donc assisté à mon cours ? s'écria


le savant ébahi, dressé d'un bond sur ses longues jambes. Cette vaillance, qui, selon le voeu charitable d'Annie, faisait diversion à la torpeur du professeur, ne dura guère; un furieux coup de tangage renversa Falgas sur Ratbert; le roulis le rejeta contre moi, pour le lancer vers le docteur, d'où il rebondit, en riant aux larmes, sur la banquette opposée.. « Me voici rentré chez moi conclut-il, en se cramponnant, avec belle humeur, au cadre qu'il avait témérairement abandonné. a Vous disiez donc, miss Annie?. »

Tous les yeux, soudain, se dirigèrent sur le docteur; les rires, brisés net, se turent à la fois. Le maître, rembruni, nous fit signe de prêter l'oreille aux bruits extérieurs,

A travers le fracas des lames, les rafales du vent, le crépitement continu de la pluie, un mugissement sourd grandissait dans le voisinage du navire. Ce n'était plus la voix rauque de l'ouragan, l'aboiement inégal de l'océan qui déferlait contre l'étrave; on eut dit qu'un monstre formidable, surgi de l'épouvante et de la nuit, accourait à notre rencontre pour nous engloutir.

« Lui » murmura le docteur, en nous regardant fixement, Ratbert et moi, afin de nous imposer silence.

« Je vais m'informer » m'écriai-je; et je m'élançai au dehors.

Sous l'averse des embruns, j'escaladai la dunette, me précipitai vers la barre. A la lueur du cadran de la boussole, je reconnus le capitaine Marignac, penché sur l'aiguille, les mains crispées sur la roue

« Le Maëlstr8m »

Ce nom, que je hurlais dans le vent en furie, ne détourna pas les regards du pilote. Etreignant la barre dans un corps-à-corps surhumain, il fixait l'habitacle avec une expression hagarde, faite d'horreur et de folie. Le rugissement de l'abime dominait le fracas de la mer; mais il me sembla qu'il diminuait peu à peu d'intensité, comme vaincu, dévoyé, emporté au large.

Marignac, peu à peu, se redressait, tandis que, sous nos pieds, toute la coque d'acier du navire trépidait d'un frémissement continu.

« Nous avons atteint notre maximum de pression, )) me cria le capitaine, dans une sorte de détente brutale. « Mais nous avons échappé.

Au MaëlstrÕm, n'est-ce pas?

Est-ce que je sais?. En tous cas, à quelque écueil terrible, un tourbillon, un courant d'unc force colossale. Mais non, ce


ne pouvait pas être le Maël.strÕm! Nous devons en passer très loin »

Là-bas, derrière nous, le mugissement se fondait, décroissant encore, presque submergé dans le vacarme joyeux des vagues et je dis joyeux, tel qu'il me parut tout-à-coup, inoffensif, salutaire, triomphant du gouffre côtoyé.

« Quand je me suis senti entraîné, » m'expliquait le capitaine, éclatant d'un rire nerveux, « j'ai mis toute la barre à gauche j'ai commandé d'activer les feux. Mais, pendant une minute, un siècle, il m'a semblé que l'hélice ne tournait plus et que le gouvernail n'obéissait pas. Oui j'ai senti sur mon visage le vent de l'abîme, et, dans le noir, dans la tempête, nous avons presque touché la margelle du gouffre d'où sortait cette clameur d'enfer! » Je courus au fumoir; Annie et Falgas, très animés, dialoguaient avec une aisance un peu forcée Ratbert et son oncle, blêmes encore de la terreur qu'ils avaient dissimulée à la jeune fillc, échangèrent avec moi un long regard de soulagement. Sans oser prononcer le nom terr~fiant, j'expliquai la manoeuvre salutaire de Marignac, commemt il avait évité « l'écueil inconnu )), la rare puissance de notre machine, qui faisait notre sécurité.

Cette assertion parut vite téméraire d'immenses lames balayaient le pont, débordant, en déluge, des superstructures, pénétraient dans la chaufferie dont elles avaient défoncé un vitrage. Le capitaine se glissa dans le rouf.

« Docteur, » dcmanda-t-il à Gironde, « je me vois contraint de changer de route si nous nous obstinons à courir ainsi de flanc, nous serons démolis avant une heure. Je crois être assez loin de la côte pour obliquer sur elle et ne l'atteindre qu'après le lever du jour. Qu'en pensez vous?

Vous êtes le maître, » dit simplement le vieux praticien. « Faites ce qui vous parait utile,

Monsieur Servières, dont les yeux sont excellents, veut-il venir observer avec moi, dans les cagnards 2

Avec plaisir 1 avouai-je, préférant la lutte directe à l'inquiétude oisive du salon.

Dès que nous courûmes vent arrière, le navire fila avec une rapidité fantastique.

« Impossible d'aller consulter le loch sans être balayé comme une plume, » me dit Marignac « mais je gagerais que nous courons à la côte d'un train de torpilleur poursuivi Pourvu que nous ayons du champ devant nous! »

Les feux tombaient; la chaufferie s'emplissait d'eau; la pompe,


gagnée peu à peu, s'engorgeait ou fonctionnait mal. La mer redoublait de violence; mais le yacht roulait moins et je me figurai, sous mes pieds, le rouf assoupi et la petite figure d'Annie toute pâle sous la lampe, mais presque endormie dans son confiant repos. Le capitaine prêtait l'oreille aux lointains retours du vent; nous laissions, de temps à autre, tomber un mot quand nous éprouvions le désir de nous rassurer.

Vers deux heures, je vis soudain Marignac mettre la main devant ses yeux et scruter l'horizon entre ses doigts, comme pour mesurer des repères fixes.

« Ne voyez-vous pas », me dit-il, « des lumières, là-bas ? Phares? feux de position?.

Je ne sais pas.

Je ne vois rien. »

Des instants s'écoulèrent mon compagnon attira, deux fois

encore, mon attention sur le nord-est. Je ne saisis aucune lueur sous le ciel d'encre.

« Je me serai trompé, » murmura-t-il, soulagé. « Des phosphorescences, peut-être; ou bien ma vue fatiguée.

Reposez-vous; je vais observer seul. »

Brusquement, j'abaissai ma lorgnette marine et dis, à voix presque basse, tout tremblant de ma découverte

« Terre Oui, là, devant nous 1. un rayon de phare, de bateau-feu. je ne distingue pas.

Attendez! J'y suis. En effet 1. C'est Tromsoë. Une passe difficile?

Pas pour moi je la connais très bien. Nous sommes sauvés »

Je me hâtai d'aller annonccr la bonne nouvelle à Annie. Elle eut un sourire

« Mais, monsieur Servières, nous étions donc en péril? Pas précisément! Toutefois.

Silence! Ne réveillez pas monsieur Falgas Il a fini par s'assoupir. J'ai presque envie d'assister à notre entrée dans le port. La pluie a cessé un peu; je vous accompagne. Nous aussi, » ajoutèrent le, père et le cousin, heureux et libérés de toute inquiétude,

Le yacht se dirigeait sur la lueur qui signalait la terre, un feu de jetée assurait Marignac, étonné pourtant de ne pas reconnaître le phare. L'océan déferlait sur des écueils éloignés encore entre eux, un chenal large semblait conduire vers le port; nous l'embouquâmes sans hésiter.


A la lueur indécise de l'aube, le rivage apparaissait, confus, déchiqueté la lumière qui nous guidait s'éteignit soudain. Pas une voile, pas une maison ne surgissait au fond de la crique où nous allions entrer.

« Si c'est là Tromsoé. » fis-je, désappointé.

Mes yeux rencontrèrent ceux du capitaine bouleversé, il me faisait signe de me taire.

« Qu'y a-t-il? » lui demandai-je à voix basse.

Il y a », me répondit-il sourdement, « que je me suis trompé. J'ignore nous sommes les récifs nous enserrent et m'empêcheraient de virer de bord, même si la tempête m'en laissait le pouvoir. J'entrevois une passe, un fiord tranquille. N'allons-nous pas toucher avant d'y arriver?. Prévenez le docteur et veillez sur mademoiselle Annie A la grâce de Dieu »

Le Pétrel courait à la falaise il l'atteignit, franchit un goulet encombré de roches à fleur d'eau, talonna deux fois sur un écueil glissant et, dans un hâvre tranquille, où expiraient les flots enfin inoffensifs, échoua contre un banc de sable et de limon. « Cette fois, » m'écriai-je, « mademoiselle Annie, nous pouvons vous l'annoncer avec certitude vous êtes sauvée Et c'est, au moins, la troisième fois, depuis hier

Je le savais! » avoua la jeune fille, transfigurée. « Mais je n'ai pas voulu vous refuser la joie de me le dire, ni m'ôter le plaisir de vous en remercier. »

II

Vers midi, Annie s'éveilla. Un soleil radieux éclairait le fiord. L'océan, houleux encore, en battait le seuil granitique, bouillonnant dans les récifs où fusaient en gerbes d'écume les lames de plus en plus apaisées.

« Eh bien » demanda gaîment le docteur, « as-tu dormi ? Es-tu reposée un peu ?

Tout-à-fait, père. J'ai hâte de savoir où nous sommes, le nom de ce havre de salut.

Allons le demander au capitaine, occupé à faire son point. » Annie nous rejoignit sur le pont elle s'émerveillait du panorama qui s'offrait à nous; le paysage, d'insolite aspect, était


inconnu de tous les marins du Pélrel. Nous étions à peu près au centre d'un lagon sans profondeur, très ensablé, à transparences glauques une sorte d'amphithéàtre en pente douce l'entourait de pelouses ct de graviers, nivelés par la pluie et le vent avec un soin presque artificiel. Au delà s'amoncelaient des éboulis, un chaos de pierres foudroyées, les premières assises d'un plateau boisé ses dépressions et ses clairières déclives s'arrêtaient, à un mille de distance, au pied d'un cirque gigantesque, qui murait, de toutes parts, l'horizon abrupt et désolé.

« Singulier pays » grommela Marignac, le front plissé d'un souci qu'il nous taisait encore. « Si j'étais superstitieux, je croirais à quelque diablerie.

Que voulez-vous dire; capitaine ?. Le yacht?. Il est en sùreté malgré ses deux coups de talon, sur quelque rocher sournois, à l'entrée du fiord, il flotte sans avarie la marée haute le dégagera du bauc de vase. Mais il m'arrive une chose inouie. u

Nous le regardions, intrigués, inquiets déjà de son irritation. « Je viens », expliqua-t-il, « de faire mon point pour la troisième fois. Devinez ce que je découvre ?

Vous avez trois résultats différents

J'aimerais mieux ça ce serait une simple erreur dans mes calculs, un défaut accidentel dans mes instruments, bref une raison quelconque à mes déconvenues.

Mais, alors, qu'y a-t-il ?

Tout simplement ceci le fiord, lc cirque, le goulct, rien de ce qui nous entoure n'existe.

Le capitaine est devenu fou, » me dit Ratbert à voix basse. (( Consultez », poursuivit Marignac, « toutes les cartes du bord. Au point précis où nous sommes et j'ai vérifié avec rigueur mes trois observations identiques, aucune carte marine ni terrestre ne fait mention d'un fiord, d'une vallée profonde. Toutes, au contraire, indiquent une falaise granitique sans la moindre fissure, une muraille ininterrompue, dominant la mer hérissée d'écueils, Voyez vous-mêmes voici le point précis où se joignent, par recoupement, notre latitude et notre longitude. » Toutes les preuves que nous obtenions donnaient raison au capitaine; nous nous perdions en conjectures.

« Au fait, » conclut Falgas, « le premier indigène venu nous renseig'nel'a. Nous savons que nous sommes, à n'en pouvoir douter, sur la côte de Nor vège, au sud-ouest de Tromsoë. Descendons à terre et gagnons le plus proche village. »


Annie, qui rêvait, accoudée à la rambarde, se tourna vers nous et dit, d'une voix tranquille

« Il n'y a pas de village. Ce pays est désert:

Impossible Avez-vous oublié le feu qui nous a guidés, cette nuit, jusqu'ici?

Ètes-vous bien sûr d'avoir vu un feu?

Monsieur Servières vous le dira.

Je vous assure, mes chers amis, que ce ravin, séparé du monde, est désert. N'ètes-vous pas, comme moi, frappés de cette certitude étrange?. »

Nous regardions Annie, stupéfaits elle nous parlait comme dans un songe, d'une voix lointaine, presque immatérielle, tellement altérée que le docteur crut à une hallucination et saisit la main de la jeune fille.

« Annie, ») dit-il, I( es-tu souffrante ?

Ne sentez-vous pas, que ce paysage a la couleur des choses mortes, l'aspect des planètes éteintes?. N'ètes.vous pas sûrs, comme je le suis, que nous venons d'entrer dans une région inhabitée depuis des siècles 2. »

L'accent paisible, recueilli, empreint d'un religieux respect, qu'elle mit à prononcer ces paroles bizarres nous fit tressaillir, sans, toutefois, nous alarmer

« Annie », expliqua le docteur, « a toujours eu pour les liypothèses supra-terrestres une prédilection sans péril c'est de la littérature. Et je comprends d'autant mieux son impression étrange devant le panorama du cÏt'que inconnu, que je le trouve, moi-même, dilférent de tout ce que nous avions vu jusqu'à présent. Nous aussi » avouàmes-nous à la fois.

« La couleur », poursuivit le vieux savant, « la couleur surtout de ce fiord, est indéfinissable, avec son bleu norvégien, mélangé de gris cendrés qui lui donnent une sorte de reflet lunaire, de nnancement sans réalité. Il est pourtant une heure de l'après- midi le soleil éclaire puissamment tous les reliefs. Seul, l'océan s'agite, derrière sa barrière de récifs. Descendons à terre nous verrons bien si quelque pàtt'e.

Descendons, ».consentit Annie. (( Je vous guidet'ai. » Nous crûmes à une gageure; le ton enjoué de la passagère du Pétrel ne paraissait cacher aucun mystère. Le canot nous débarqua sur une grève où le clapotis des flots expirait parmi les débris nacrés des galets et des coquillages.

« Je reviendrai vous prendre quand vous nous hélcrez, » promit le capitaine, toujours préoccupé.


« Venez plutôt avec nous.

J'aime mieux reconnaître la passe qui nous ramènera vers la haute mer; il faut la baliser pour éviter, à la sortie, quelque avarie à notre coque. »

Nous le regardâmes s'éloigner, à force de rames, dans la direction de l'entrée du fiord. Le yacht, assoupi sur ses chaînes, nous cacha bientôt le canot explorateur et nous nous disposâmes à gravir la pente légère de la grève.

« Quelle direction prendre )) demandait Ratbert.

Donne-moi ton bras )), répondit Annie », et que l'on me suive je vais vous conduire à la caverne.

Quelle caverne?.

Je ne sais pas. Je suis déjà venue ici; il me semble que je me retrouve.

Vous avez vraiment rêvé?.

Oh non monsieur Servières Ce n'est pas en songe que j'ai habité ce rivage. Il doit y avoir des centaines, peut-être des milliers d'années. Je découvre, à certains détails, familiers jadis, les traces en moi d'une existence, que j'aurais vécue dans un paysage tout pareil à celui-ci.

Quelle jolie fable!

Mais je vous assure!

Votre père ne manquerait pas de dire que c'est encore de la littératur e

Vous ne croyez pas, vous, à ces mystérieux ressouvenirs, accumulés par les générations dans les âmes successives de leurs descendants?

Peut-être. Mais vous avez une façon de les préciser. Pourquoi pas?. S'ils s'éveillent, ici, avec plus de netteté, c'est que, peut-être, rien ne s'interpose entre nous et leur réalité antique. Ce cirque inconnu, que les glaces défendent pendant huit mois de l'année, s'il est désert depuis que mes aïeules y furent ensevelies, doit parler à mon âme avec une singulière puissance. J'ignorais, mademoiselle, que vous eussiez des ancêtres scandinaves.

Moi aussi, » railla doucement le docteur.

« Oh père 1 » objecta la jeune fille, « tu m'as dit si souvent toimême qu'il est impossible de saisir en nous la trace physiologique et morale de nos origines Ne puis-je donc être, par ma mère ou par toi, la descendante de quelque tribu, cantonnée autrefois dans ces parages?

Rien ne s'y oppose, et même des indices peuvent nous


autoriser à le croire, )) assura le savant, déterminé, sans doute, à contenter Annie.

Ah! vraiment! des indices? » s'écria-t-elle, joyeuse, ravie du tour inattendu que prenait l'entretien. « Et. lesquels? Voici dix ans que tu désires, sans varier jamais dans tes souhaits, visiter les îles et les fiords de Norvège où rien ne semble, pourtant, t'attirer.

En effet. J'en rêvais même quelquefois.

Je le sais bien j'ai épié, souvent, ton sommeil fiévreux, quand tu t'épanouis en jeune fille. Et c'était toujours vers ces rivages que s'envolait ton âme romanesque. Il pourrait y avoir là, quoi qu'en pensent certains de mes savants collègues, une obscure « remembrance », sorte d'habitude vitale, émoussée par les croisements, les millions d'êtres qui nous séparent de nos ancêtres, et qui se ravivait, dans l'inconscience de l'hypnose, Alors, je « communiquais avec leurs âmes?

Ces mots signifient mal ce que je veux dire; mais tu,.peux le traduire ainsi, pour mieux comprendre ma pensée.

Moi, je suis sûre », déclara-t-elle, « d'être très directement reliée à mes aïeules d'ici, et j'en ai la preuve

Voyons cette preuve, mademoiselle Séraphita.

-Cette nuit, ce feu amical, salutaire, qui nous a sauvés, dirigés au milieu des passes les plus impraticables.

Eh bien?

C'était un signal de mes ancêtres, )) conclut Annie, « et vous chercherez en vain le phare, la cabane, le navire qui pouvaicnt y suppléer. »

L'aspect du pays ne démentait en rien cette légende, improvisée par la plus gracieuse des fées modernes. Aucun vestige d'habitation humaine, pas un sentier, pas une ornière ne décelaient la présencc ou le voisinage d'un bourg. Nous marchions sur un épais tapis de mousses très anciennes, le long de l'énorme gradin couronné de pins qui séparait la berge de la forêt. Les arbres en surplomb au-dessus de nos têtes n'offraient aucune trace d'exploitation ni de coupe; cependant, la stature et le jet puissant des plus beaux eussent pu tenter la cognée des constructeurs de barques. Quelques-uns, chevelus de parasites flottants, s'étaient abattus, déracinés, en travers des failles granitiques, et pourrissaient au soleil comme des géants foudroyés. « Vous êtes », nous disait Annie, « dans un royaume minuscule, mais inaccessible, dont les habitants n'avaient, avec le haut pays, aucune communication. Impossible à eux de sortir par


escalade de cette enceinte titanique; elle ne s'abaisse, vous le voyez, que sur la mer, où elle ouvre sa porte farouche jamais nous ne l'eussions franchie durant le jour, tant elle est hostile et formidable.

C'est pour cela que les géographes l'ont négligée? Ils ne l'ont pas vue 1. Du large, elle est invisible et il est impossible d'y arriver par la montagne.

Alors, chère Annie, comment les pirates, tes ancêtres, y ramenaient-ils leurs dromons, chargés de butin ?

On allumait, la nuit, des feux pour les guider. Ceux qui partirent, un soir, il y a des siècles, ne sont jamais revenus les âmes des aïeules les guettent toujours, par les nuits d'orage. Et elles m'ont fait, cette nuit, le signal salutaire parce qu'elles m'ont reconnue à bord du Pétrel.

Par les mille millions de guerriers du vieil Odin, c'en est une » cria soudain, dcrrière nous, la voix claironnante de Tiburce Falgas.

Sa silhouette héronnière, dressée devant un roc qui trouait la lande, nous cachait l'objet de sa stupéfaction. Nous approchâmes sans qu'il nous ait même entendus. Il regardait fixement la roche, que nul de nous, tout d'abord, n'avait remarquée.

«( Que peut-il y voir 9 murmura Ratbert, dont l'œil exercé cherchait quelque phénomène de minéralogie.

«( Un hanneton, peut-être ?

Le fossile de quelque monstre antédiluvien ?

Comment » tonna la voix grave de Falgas. « Servières se vante d'être venu à mon cours et il ne voit rien sur cette pierre

Permettez » me défendis-je. « Je suis venu une fois à votre cours mais c'était pour y attendre la fiii d'une averse de printemps ou vous ramener sous mon parapluie

Vous ne voyez donc pas ces vestiges d'une inscription runique ? »

Nous demeurions béants, incrédules surtout la roche, en effet, offrait bien des traces d'érosions anciennes mais rien, à notre avis, n'y démontrait l'intervention des hommes.

c( Cc sont peut-être n, hasarda Ratbert, « des empreintes de fossiles.

Voilà bien ces minéralogistes » cria Falgas. « Fossile toimême, tu ne vois donc pas cet angle arrondi, cette rigole oblique, ce signe symétrique à celui-ci?.

C'est du runique ?


Le plus pur tout ce qui reste d'une inscription effacée par les tempêtes

Et ça signifie ?

Abîme, abri souterrain, caverne.

En effet, » dit Annie, toute rose d'émotion, « nous sommes sur le chemin de la caverne.

Tu vas nous y mener, dit le docteur, souriant et scep. tique.

« Elle est là, » aflirmait Annie, « derrière cet éperon de granit qui l'abrite des vents du nord. Nous n'avons qu'à franchir ce léger obstacle, tout ce qui reste d'un mur à hauteur d'appui, et vous la verrez s'ouvrir en face de vous. »

Nous avancions vers les rochers Annie, demcurée en arrière, vaincue par une secrète angoisse, épiait nos gestes avec anxiété. Nous_:avions dépassé le petit promontoire de granit l'assise pierreuse de la forêt s'arrondissait en demi-cercle, parmi des éboulements qui jonchaient les mousses de débris.

Le fond de ce retrait nous apparut enfin le même cri s'échappa de nos lèvres l'entrée d'une caverne basse s'ouvrait devant nous!

III

Le joli visage d'Annie devint grave une douleur subite l'assombrit un peu d'efIt'oi traversa son regard clair; je simulai, pour la rassurer, une indifférence que je n'éprouvais guère. J'aimais tant Annie, je m'étais tellement accoutumé à l'espoir de la conquérir, et tel était le but unique de mon voyage en Norvège, -je la voyais si adorablement femme à travers ses extériorités, un peu singulières parfois, que j'eus le désespoir de la sentir m'échapper en cette surprenante manifestation de sa supériorité psychique. Pour avoir eu cette intuition de miracle, pour se révéler tout à coup à nos yeux empreinte d'une surhumaine majesté, il fallait qu'elle planât, depuis longtemps à notre insu, au-dessus des contingences vulgaires où nous nous débattions sans aucune foi.

Une superstitieuse terreur envahit mon âme en détresse. Je me


sentis disposé à croire tout ce qui viendrait d'elle comme un évangile sans recours; je ne l'aimais déjà plus comme une femme je l'adorais avec une timidité nouvelle, qui l'étonna sans- lui déplaire.

La caverne était basse, comblée à demi d'alluvions sablonneuses ou végétales nous y pénétrâmes un à un, sans nous parler. Annié, arrêtée au dehors, examinait les alentours et ne paraissait pas les reconnaître. Au fond de l'abri, une dépression brusque creusait une sorte de cave, contre la paroi granitique, noircie par la fumée d'un foyer; la trace de suie escaladait le roc et sortait, dans un angle de la voûte, par un soupirail obstrué de ronces. Aucun débris ne jonchait le sol humide.

« Il y a, au moins, deux mètres d'alluvions sur le terrain primitif, » constata Ratbert.

« Demain, nous ferons creuser une tranchée, promit le docteur. « Cette grotte est très petite, en somme, et n'a qu'une issue.

Elle en a deux, » jeta, derrière nous, la voix d'Annie, méconnaissable, un peu rauque et gutturale. « Je crois que la seconde entrée est ici. »

La jeune fille désignait un coin de la tanière, obstrué d'une large coulée de glaise. Gironde, qui observait la jeune fille à la dérobée, s'alarma, sans doute, de sa fièvre, car il la prit doucement par l'épaule et l'entraîna au dehors.

« Il faut rallier le navire, » ordonna-t-il avec fermeté. « Nous reviendrons demain pour explorer cette habitation primitive. Si le cirque est encore peuplé, c'est loin d'ici, sans doute, et nous n'avons pas le loisir de nous en assurer avant ce soir. -Mes amis, » supplia Annie en se tournant vers notre groupe silencieux, « vous voudrez bien, n'est-ce pas, passer quelques jours ici ?

Comment donc Mais c'est un Paradis » s'écria Tiburce Falgas, hanté de découvertes runiques.

« Une mine de cailloux précieux ») renchérit Ratbert. « Voyez donc, ma cousine, voici du minerai de cuivre et des traces d'argent natif.

Merci, dit Annie. « Il n'y a que monsieur Servières. » Je ne disais rien, en effet; mon geste dut, néanmoins, parler pour moi, car la jeune fille, rencontrant aussi mon regard, me remercia d'un sourire et rougit comme une femme l'idole n'était peut-être pas aussi loin de la terre que je me l'étais figuré.. Lorsque nous annonçâmes au capitaine que notre séjour se


prolongerait dans le fiord mystérieux, il eut un soupir de soulagement.

« Ça tombe à merveille, » fit-il, tout rasséréné. « Car je redoutais d'avoir à vous donner une nouvelle.

Le yacht est endommagé ?

Pas du tout; mais nous sommes emprisonnés ici, de gré ou de force, pour vingt-sept jours.

Vingt-sept jours!

Qui ont failli s'augmenter d'un bon bout d'éternité Comment?

La passe n'est praticable que pour les bateaux calant moins de trois mètres; or, nous avons trois mètres cinquante de tirant d'eau, en nous allégeaut jusqu'au maximum. Et nous ne sortir~ns d'ici qu'à la grande marée d'équinoxe, c'est-à-diredans vingt-sept jours.

Nous sommes entrés, pourtant!

Oui, sur le dos d'une énorme vague et non sans râcler assez rudement le seuil.

Eh bien, mon cher capitaine, voilà qui va joliment faire plaisir à ma fille Elle pourra revivre quatre semaines ses rêves favoris. »

Le calme enjoué du savant m'étonna je finterrogeai avec l'appréhension de découvrir qu'il nous cachait ses craintes. « Mais je ne crains r ien, mon cher Servières » assura-t-il. « Cette coïncidence de la caverne vous a troublé. Je ne l'envisage point comme vous. J'aime trop ma fille pour ne pas lui laisser l'illusion qu'elle se plaît à créer. Cette histoire d'atavisme n'a, en réalité, aucune base.

Pourtant, cette précision ?.

Pure coïncidence.

Il y a, au moins, une sorte d'hallucination.

Nous n'en saurons jamais rien. En tous cas, la santé d'Annie n'a rien à redouter des subtilités de son intuition. Même si ses sens ont perçu l'existence, actuelle ou aacienne, de la caverne, il n'y a rien là qu'un phénomène curieux, pareil aux milliers T de mystères qui nous environnent et n'ont rien de redoutable ni de tragique. N'allez pas, surtout, développer cette thèse à notre Annie Il faut laisser aux femmes une porte ouverte sur l'idéal et même sur l'impossible elles n'y croient qu'à moitié mais elles sont encore plus heureuses que nous-mêmes nous n'y croyons pas du tout »

Le dîner fut animé de discussions, de récits surnaturels et de

TOUR XXVII,


LA NOUVELLE REVUE

légendes l'ambiance insolite nous donnait des âmes crédules. Ce fut Annie qui se montra la plus sceptique.

« Capitaine, » demanda soudain le docteur, « puisque vous avez exploré le chenal-jusqu'aux récifs extérieurs, vous devez enfin savoir où nous sommes ?

Sans doute mon point était juste. Nous avons Tromsoé dans le nord-est, à quelques heures d'ici. Et sinotre fiord ne figure pas sur nos cartes, c'est qu'il est considéré comme inaccessible aux navires les tempêtes de l'hiver ont dû modifier beaucoup la dis-' position des écueils. Ce qui m'étonne seulement, c'est l'absence de toute indication sur les cartes de terre, pourtant rigoureuses. Le fiord est encore plus inabordable par le continent que par la mer.

C'est donc une découverte que nous avons faite?

A peu près et nous la complèterons pendant le mois que nous allons passer ici. Demain, vous nous donnerez des marins pour faire des fouilles.

Ah 1 Monsieur Ratbert va chercher des petits cailloux? Non, mon cher capitaine je n'ai pas besoin de vos matelots pour cela. Les minerais les plus répandus ici sont, à première vue, l'argent et le cuivre. Je me suis mis en tête de recueillir de l'argent, pour expérimenter un outil de mon invention, qui va faire ses preuves sous vos yeux. n

Le minéralogiste nous montra alors le petit engin, très perfectionné, qu'il devait régler à la première escale en terrain propice. Distrait par la contemplation d'Annie, encore plus absente que moi de cette veillée scientifique, je compris mal les explications du jeune naturaliste. Il me parut qu"il s'agissait d'une sorte de pôle magnétique en métal pur, enfermé dans un dispositif d'une sensibilité infinie. Sous l'action des courants telluriques, une petite sonnerie entrait en vibration dès qu'une pépite d'argent, supérieure à quelques grammes, se rencontrait sous l'appareil, dans un r ayon de deux à trois mètres.

J'évite ainsi», énonçait Ratbert, « les vaines recherches au hasard. Ma sonnerie signale les terrains~qui valent la peine d'être fouillés, partout où l'eau, l'action chimique du sol, un accident géologique quelconqueont amassé du métal assez pur. A quoi sert, dans le second compartiment de votre, avertisseur, ce cadran à aiguille, muni d'une sonnerie distincte ? Je n'aurai pas, je le présume, à en user ici c'est un accessoire encore plus délicat que le premier il servirait à trouver les gisements d'or amalgamés avec de l'argent. Si les deux sonneries


entraient en branle à la fois, si l'aiguille se trouvait déviée à gauche, nous serions dans le voisinage immédiat d'une masse d'or et d'argent, combinées ensemble ou distinctes l'une de l'autre, mais réunies.

De quelle utilité ? » demandai-je, pour être courtoisement attentif.

« Je conviens », avoua Ratber t, « que cette fantaisie, elle m'a pour tant coùté bien des recherches n'est pas très pratique. Sauf dans l'Oural, où je pourrais tomber sur de for argentifère aggloméré, je ne vois pas trop quels gisements nécessiteraient son emploi. A moins », fit-il avec un sourire qui pouvait être un demi-aveu, « de supposer que j'ai voulu me livrer à la recherche des trésors cachés, en numéraire d'or et d'argent, ce qui n'est pas impossible.

Alors, » dit Falgas, incrédule, « vous retrouveriez nos montres, à quatre pieds sous terre ?

Oui, tous les objets d'or et d'argent, une bourse, des mon- naies, des lingots. Voulez-vous faire une expérience ? A bord du bateau?

Parfaitement.

Essay ons. »

Nous avions enfermé Ratbert dans une cabine et disposé nos cachettes sur toute l'étendue du pont. Le délicat instrument, promené par son inventeur à un mètre du plancher, signala en sonneries grêles tous les objets d'argent et d'or cachés dans son voisinage. Il découvrit la montre d'Annie sous un tas de càbles roulés, la bourse de Falgas dans une vareuse suspendue au grand mut, un bracelet sous les coussins du fumoir et, finalement, dans uneexpérience plus décisive encore, un lot de bagues immergées à deux pieds sous les eaux, le long du bordage où les attachait un cordon de soie.

« Je ne pensais guère à ce résultat, remarqua Ratbet't. « Pourtant, les courants se forment aussi bien, et même mieux dans l'eau que dans le sol ou sur un navire. Je suis surtout fier que la coque d'acier du Pétrel n'influence pas mon avertisseur. »

En réunissant toute la monnaie d'or et d'argent disponible à bord, sous la table du carré, nous obtînmes la vibration simultanée des deux timbres et une légère déviation de l'aiguille, posée sur cette table.

« Si nous étions riches, » nous dit le jeune minéralogiste, « s'il y avait là cent mille francs en espèces, les deux sonneries seraient


très fortes et la déviation de l'aiguille atteindrait quatre-vingt-dix degrés.

-Il faudra promenervotrepetitemécanique » proposaMarignac, « dans les oubliettes du château de Guran, où sont cachés, dit-on, d'immenses trésors.

Et aussi dans les baies d'Espagne où naufragèrent jadis des galions américains.

Partout, enfin, » conclut en riant le docteur, excepté chez des savants comme nous ou des aventuriers comme les premiers habitants de notre caverne! »

Tout le monde semblait avoir oublié les incidents de l'aprèsmidi. Il me parut que la fièvre de l'inconnu et du surnaturel se changeait, à bord, en une contagion beaucoup moins idéale. L'Eldorado éclipsait le Walhall. Annie s'attr ista de son isolement; je proposai une promenade en yole, sur le fiord endormi. Nous allâmes à la dérive, vers le seuil du lac immobile la lune donnait au paysage un caractère plus romantique encore et plus impressionnant. Les chercheurs d'or eux-mêmes se taisaient, gagnés par la mélancolie de la nuit, sur l'eau morte et figée.

Soudain, le bras d'Annie se tendit vers la terre

« Là » dit-elle, « un feu

Je ne vois pas, » assura le docteur.

Juste sur la caverne

En effet, )) murmurait Falgas, « il me semble qu'un reflet, une buée lumineuse.

Un feu follet, tout simplement, » certifia Ratbert.

« Voyons, monsieur Servières » implorait Annie. « C'est bien un feu de brandes, un signal un peu fumeux, comme lorsqu'on allume un bûcher au ras du sol ? ))

Je dus avouer que je ne discernais pas grand'chose

« Il est étrange », dit tranquillement la jeune fille, « que je distingue un foyer et! des flammes où vous ne voyez luire qu'un ver luisant.

Mais, au contraire » railla affectueusement le docteur. « Ton,; imagination a de bien meilleurs yeux que les nôtres! ) »

Annie sourit sans amertume et nous regagnâmes le Pétrel. Je ne m'endormis que très tard, quand la lune eut disparu derrière les falaises par mon hublot ouvert, je guettai longtemps le feu de la caverne, toujours invisible. Et je n'étais pas seul à épier ce signal furtif de l'au-delà. La cloche avait piqué minuit quand j'entendis se fermer un autre hublot, assez voisin de ma cabine


Annie, elle aussi, prolongeait son guet silencieux nos âmes voisinaient dans la même attente.

Je n'osai point, le lendemain, lui demander si la lueur amie lui avait fait signe encore. Il n'était plus question des mystères de la caverne, vers laquelle nous nous dirigions par un long détour. Des cris de triomphe saluèrent trois fois le succès de Ratbert et de son invention, mise en défaut pourtant à deux reprises. La première sonnerie amena la découverte d'une pépite d'argent de vingt à trente grammes sur la lisière même de la grève, au fond d'un fossé de deux pieds. La deuxième fouille fructueuse découvrit une sorte de bloc aggloméré, gros comme le poing et littéralement pétri d'argent mais le vrai triomphe de l'invention fut obtenu devant la pierre où les caractères runiques, déchiffrés par Tiburce Falgas, annonçaient le voisinage de la caverne.

Pendant que le professeur dessinait minutieusement les vestiges de lettres, Ratbert avait posé son appareil sur le rocher la sonnerie se fit entendre, très faible

« Comment s'écria Marignac. « Il y a donc de l'argent dans ce caillou ?

C'est probable. »

Un déplacement de l'appareil, qui sonnait avec des intensités différentes, localisa le métal à la base du monolithe, sous les dernières lettres runiques.

« Bah'! » fit Falgas, avec une férocité d'épigraphiste, enchanté de détruire ce qu'il venait de dessiner, et pour la satisfaction d'en priver à jamais les autres, « il y a là, justement, une faille où nous pourrions bourrer une cartouche de dynamite Je suis curieux de savoir si votre avertisseur fonctionne bien, à travers trois pieds de granit.

Comment s'indigna le docteur, « vous anéantiriez cette roche

Peuh fit le professeur, avec un mépris forcé, « ces caractères sont très inégaux, sans beauté, sans archaïsme. Qui sait s'ils n'annonçaient pas, précisément, l'existence d'un objet rare, muré dans le roc.

Mademoiselle Annie en décidera m'écriai-je, révolté de cette profanation, dont je me sentais humilié.

La jeune fille eut un indulgent sourire et, résignée, consentit aussitôt

« Faites sauter la pierre, puisque vous le désirez. »

Personne ne voulut saisir la plainte de ces paroles deux minutes après, le roc volait en éclats et l'écho de la détonation


roulait, snistre, dans toute la vallée. Mais nos Vandales n'en entendirent pas le menaçant tonnerre ils achevaient de briser, à coups de pioche, les fragments de la borne antique. Et ce fut Falgas en personne, le destructeur inattendu du monument runique, qui ramassa, sous les débris, une sorte de bille d'argent pur enchâssée par les siècles dans l'assise même du rocher sacré. « Maintenant.. » se hâta d'ordonner le docteur, « à la caverne Sans doute 1 acquiesça Ratbert, en dévisageant sa cousine avec une sorte de confusion. « Commençons les fouilles dans l'angle de la seconde entrée

Il faudrait peut-être dégager le seuil, avant de l'encombrer encore de déblais.. «

Un instant, » pria Gironde, fatigué de son excursion' matinale. « Reposons-nous quelques minutes, devant le panorama du fiord, qui est admirable, Les habitants de cette caverne devaient être des poètes contemplatifs. Ils ont superbement orienté leur esplanade. »

Nous nous étendlmes à l'ombre nos marins étudiaient le sol pour y déterminer l'emplacement de la tranchée qu'ils allaient ouvrir. Falgas détaillait à la loupe son lingot d'argent il comménçait visiblement à regretter l'inscription détruite. Ratbert, à qui le maUre d'équipage rapportait l'avertisseur électrique, le posait délicatement sur la mousse lorsque, plus intenses, plus pressées, plus impérieuses que jamais, les deux sonneries vibrèrent ensemble, faisant, à angle droit, dévier l'aiguille d'or. Les expériences de la veille et du matin ne laissaient émettre aucun doute à quelques pieds sous la terre gisait un trésor.

m

A gauche de l'entrée, contre la paroi de la caverne, au point précis où Ratbert avait posé son avertisseur magnétique, la tranchée fut ouverte par quatre marins du Pétrel. Nous exami- nions les déblais avec attention.

« C'est une sorte de tourbe végétale, » dit le minéralogiste, ( formée par des amoncellements de feuilles et. de frondaisons les


tempêtes accumulèrent ici, durant des siècles, les débris épars de l'automne.

Voici, pourtant, des vestiges moins naturels, des fùts verticaux, encore enduits d'un vernis gluant et résineux. Des pilotis, peut-être, ou des montants de huttes. En effet, » murmura Annie, après une sorte d,'effortde mémoire, « les cabanes devaient s'adosser au rocher. Chère sauvage dit Gironde, appuyant d'un baiser tendr.. sa querelle factice de jaloux, « ton père d'alors t'aimait-il autant que celui d'aujourd'hui?

C'était le même; voyons souviens-toi

Oui » s'écria le docteur, avec un enjouement juvénile, « je n'ai pas encore trois mille ans 1 C'est à peine la seconde jeunesse pour un homme de la préhistoire!

Tu ne reconnais pas ceci ? »

Annie montrait, dans la paroi granitique, une sorte d'alvéole vert-de-grisée.

J'avoue que ce trou de rat ne me rappelle rien. fut fixé l'anneau de bronze oit l'on attachait les bateaux. Les ancêtres du Pétrell )) »

Ratbert examinait la paroi.

« Ne riez pas, » dit-il, en se tournant, très intéressé, vers Annie, « ma cousine a raison. Voyez donc, Servières un anneau de bronze, rongé par la mer, donnerait, à la longue, de pareilles traces d'oxyde.

C'est vrai. La mer arrivait donc ici?

Un fleuve occupait tout le fiord, » assurait la jeune fille. C'est ce que je disais hier, cousine. Toute la grève l'atteste et jusqu'aux pépites roulées que nous avons découvertes dans lés alluvions. Une catastrophe a fait surgir de terre le cirque inaccessible, tari la rivière ou changé son cours.

Halte cria Falgas aux travailleurs, en se jetant à genoux parmi les déblais.

Un trésor ?

Qui une inscription runique »

Dans le roc, en effet, se dégageait un groupe de trois sign~s, assez profondément gravés sous l'emplacement de l'anneau. « Vous lisez ? » inter rogea Annie.

Sans doute; mais je ne- comprends pas.

Cela signifie ?

Un nom sans doute celui d'un guerrier disparu depùis trente siècles, car c'est du vieux runique primitif.


Oh monsieur Falgas, je vous en prie ce nom? » Annie attendait la r éponse du professeur elle parut déçue quand il articula sans hésitation

« Maghée.

Vous êtes sûr?

Oui, mademoiselle » fit-il, presque sèchement.

Le doute de la jeune fille le froissait; elle le sentit, le regarda et, sans lui avoir parlé, désarma le farouche Tiburce en lui souriant ave(humilité..

« Attendez, » proposait Ratbert, « sommes-nous toujours dans la bonne direction ? »

Il fit sonner les timbres et observa les écarts de l'aiguille. « C'est contre la paroi de la caverne.qu'il faut creuser encore, )~ dit-il. « Capitaine, mettons huit hommes aux pelles et aux pioches. Nous allons nous-mêmes les aider..»

Falgas, Ratbert, Marignac et moi, nous nous joignîmes à l'équipe des terrassiers improvisés le docteur et Annie examinaient les tourbes.

Des débris de bois, enduits de colle de poisson ou de résine vitrifiée, s'effritaient sous nos pelles. Des pilotis pourris ou minéralisés surgissaient, en rangées p~rallèles, du sol qui s'excavait rapidement. Une pioche résonna sur un objet sonore, silex, grès creusé ou métal. Nous le dégagions avec précaution Annie le reconnut la première.

« Une hache de bronze

Une hache, » répéta Falgas, « et qui donne une fière idée du charpentier qui la ,maniait! C'était un rude guerr ier » La masse, én effet, réduite, presque informe, pesait encore lourdement aux deux marins qui la hissaient hors du trou. Sur l'une des faces, des caractères runiques demeuraient visibles. « Maghée » m'écriai je, avant le professeur.

« Vous savez donc lire le runique, à présent ?

Non; mais je reconnais à peu près les'trois lettres du rocher. C'est exact, Maghée, dit le minutieux Tiburce. Et pour la seconde fois, il me sembla voir passer sur le front d'Annie une ombre de désappointement.

« Nous allons arrêter les travaux pour déjetiner, ) proposa Gironde. « Aucun danger que le trésor nous échappe, n'est-ce pas?

Certes 1 affirma Ratbert. « Ecoutez mes deux sonneries s'accélérer encore. Nous sommes à un mètre, tout au plus, du


Comment vous le figurez-vous? »

Des hypothèses folles furent émises Annie, silencieuse, nous laissait parler, peut-être sans nous entendre son esprit devançait-il les heures ou s'attardait-il dans un passé trente fois séculaire ? Je n'osai troubler sa songerie.

Après le repas frugal, l'impatience des chercheurs les ramena sans délai vers la caverne.

« Servières, » me dit le docteur, menez donc ma fille sur ce tertre ombragé, là-haut; vous assisterez à nos découvertes sans être incommodés des émanations de cette tourbe je trouve Annie un peu pâle et je ne voudrais pas qu'un petit accès de paludisme nous privât, demain, de sa direction. »

L'amie consentit à obéir je fus même surpris de la voir si docile.

« Nous serons très bien, là-haut, sous les pins, dit-elle, « juste au-dessus de la caverne, d'où nous pourrons assister à la découverte du trésor.

Prenez mon bras, mademoiselle Annie nous essaierons de gravir la forêt par les éboulis, là-bas nous suivrons ensuite la crête rocheuse jusqu'à ce balcon naturel.

Naturel? » fit-elle, avec un doute dans la voix, « c'est ce qu'il faudra voir.

Comment imaginez-vous le trésor convoité ? Car vous n'avez rien dit, durant la discussion de nos conjectures.

J'avoue que je ne sais pas. S'il y a, vraiment, un amas d'or sous la tourbe, je me demande d'où il peut venir. Ma tribu, laissez-moi dire ainsi, cher monsieur Servières, malgré la bizarrerie de ce possessif! ma tribu devait être pauvre, guerrière, dépourvue de trésors; et cependant. »

Une perplexité l'arrêtait; des idées contradictoires tourbillonnaient dans son cerveau.

« Mon père a raison, murmura-t-elle. « Nous portons en nous des siècles de civilisations opposées, diverses et inextricables Que croire ?

Cet or, s'il existe, pourrait n'avoir été qu'un butin de guerre.

J'espère que nous le saurons. »

Nous gravissions la pente moussue Annie s'appuyait à mon bras, un peu haletante. J'avais oublié l'univers, le trésor, les runoias et le Pétrel. Au sein de cette nature tourmentée, dans le cadre vétuste et formidable, je me sentais, moi aussi, une âme de primitif, fier d'être libre et d'aimer en homme.


Car je ne luttais plus contre les scrupules timorés de la veille je les avais vaiucus; la voix d'Annie enchantait l'heure, métamorphosait le bois sombre, emplissait le fiord de lumière blonde et d'harmonie. Nous arrivions au-dessus de la caverne; elle avait oublié sa curiosité et j'en étais heureux sans savoir pourquoi. « Nous voici sur votre « balcon », mademoiselle Annie, et vous ne pensez plus à l'explorer en archéologue?

Plus du tout et, cependant, si vous saviez. Au fait, je puis bien, à présent, vous confier mon secret.

A présent? » répétai-je, avec une joie si manifeste qu'elle en rougit. « Je n'en étais donc pas digne, hier ?

Beaucoup moins.

Parce que ?.

Je vous croyais sceptique comme. un chimiste.

Et vous me découvrez crédule comme un poète.

Il y a longtemps que vous êtes. poète ? » fit-elle, avec une curiosité malicieuse. »

Qu'allais-je lui répondre ?. Le soir était si doux, si tiède la brise de mer, si mystérieux le bois qui se recueillait autour de nous, je sentis soudain tant d'espoir confiant en mon âme que l'aveu tremblait au bord de ma lèvre lorsque les clameurs de notre équipe montèrent jusqu'à nous.

« Qu'est-ce que c'est? » demanda la jeune fille.

« Une autre découverte, nous jeta le docteur, « une sorte de grand bateau, rangé contre la paroi du rocher, ce qui te donne raison, une fois de plus, Annie la mer arrivait jusqu'aux huttes. Nous allons revenir

Pas encore il faudra plus d'une heure pour dégager la carcasse de la barque.

Et le trésor ?

Nous le touchons presque.

Vous n'êtes pas plus ému que cela, monsieur Servières ? » dit-elle, non sans une pointe d'ironie.

« Par quoi ?

Mais. cette barque antique, cet or ?.

Ils me semblent moins attrayants que votre secret. Détrompez-vous tout de suite voici mon secret c'est ici, sur cette étroite esplanade, que j'ai vu, cette nuit, briller le signal de feu.

Vous en êtes sùre ?

Sans erreur possible mes repères sontprécis. Je l'ai observé jusque vers minuit.


-E vous étiez seule, je pense,, à l'apercevoir ?

Je n'en jurerais pas le hublot d'une autre cabine s'est fermé après le mien; quelqu'un, à bord, épiait, comme moi, sa lueur amicale quand elle a disparu, mon père s'est endormi, lui aussi. -Le docteur?. Maisilne nous arien dit de cette veille étrange Qui donc serait-ce, monsieur Servières ?. Je me figure que le signal n'était visible que pour les descendants des hommes de la caverne,

Alors, moi qui l'ai aperçu le premier, avant hier, je suis de votre race ?

Pourquoi pas?

Et le capitaine Marignac, qui, lui aussi.

Oh monsieur_:Servières »

Le reproche de la jeune fille m'étreignit le cœur avec une douceur inexprimable. Voulait-elle m'associer, par cette fiction ingénieuse, à ses songeries de prédilection ?. Il me parut qu'elle regrettait d'avoir laissé notre entretien devenir plus intime et je le détournai, pour ne point lui déplaire, vers des sujets moins personnels.

« Quel délicieux panorama » dit-elle, après un court silence. « Figurez-vous toute sa beaut~ d'autrefois, quand l'estuaire d'un grand fleuve s'ouvrait, là-bas, sur l'Océan 1 Certes Plus d'une fiancée a dû guetter ici le retour des guerriers, sur le couchant tragique, par exemple la soeur de ce Maghée, dont le no m redoutable dut faire trembler toute la côte. J'imagine qu'il n'a jamais ému l'àme des vierges de ma tribu. Je ne trouve pas son nom chevaleresque. Il manque de sonorité, tandis que. »

Elle s'efforcait de forger un nom plus épique, etje recueillais mes souvenirs scolaires pour en énumérer de retentissants, -Ragnard Lodbrog, Hialmar, Thor, Arfagard.

« Vous avez dit ? » interrompit-elle vivement.

« Arfagard

Ar. Ar. fa. Non j'avais, cru, d'abord. Mais ce n'est pas tout à fait. ce n'est décidément pas ce nom-là » »

Elle se parlait à elle-même, sans s'occuper de ma présence. Quel singulier travail élaborait donc son esprit?..

Déjà, l'on nous rappelait au seuil de la caverne l'avant d'une barque de dimensions inattendues se dégageait de la tranchée. « Comment se peut-il qu'après trois mille ans », doutait Annie, « un bateau soit assez conservé ?.

Il n'y a là aucun prodige remarquez les pétrifications


calcaires qui suintent du rocher elles ont revêtu et conservé les bois.

C'est, ma foi » admirait Marignac, « un travail grossier, 'mais fort habile et remarquez que tout l'avant était solidement ponté. Les gens qui ont bâti cette carcasse n'étaient pas manchots; le sieur Maghée ne fut pas seulement un bûcheron gigantesque il dut aussi construire des arches comme Noé, et des croiseurs comme le génie maritime »

L'épave, en effet, déconcertait par sa masse tout ce que nous nous figurions au sujet des premiers navigateurs scandinaves. Ce n'était plus le classique esquif des Normands, descendants sans doute dégénérés deshommes de notre station lacustre. Nous eûmes, à briser les stratifications dont le pont était.littéralement cuirassé, beaucoup de difficultés et de peine. Un marin put enfin pénétrer dans le réduit de proue, comblé de silex, de grossières armes de bronze et d'agrès inconnus aux navigateurs modernes. Quand la cabine fut à peu près vide, l'avertisseur magnétique de Ratbert continuait à vibrer avec toute sa force. « Votre système est détraqué » déclara Tiburce Falgas, maussade de n'avoir pas trouvé d'inscriptions nouvelles. « Pas le moins du monde, répliqua Ratbert « mais le trésor peut être sous la barque.

C'est ce que nous verrons demain, » dit le docteur. « La nuit ne tardera guère à venir.

Un instant encore, mon maître 1. Je vais entrer dans le réduit, avec mon appareil, pour m'assurer que la cabine est vide. »

Nous écoutions, à travers la paroi fossilisée, trembloter la sonnerie double de l'avertisseur soudain, Ratbert eut un appel de triomphe sa tête surgit de l'ouverture pratiquée sur le pont. « Le trésor » dit-il. « Je l'ai touché Il est là, encastré dans la proue, littéralement cimenté dans une gangue calcaire que je ne puis briser seul. Servières, voulez-vous m'aider ?. Apportez deux pioches pour faire des pesées.

Je me hâtai de le rejoindre un fanal nous fut donné, qui éclaira l'étroit réduit, hérissé de stalactites et de coquillages; à l'avant, une sorte de masse noire, carrée, profondément engagée entre deux couples, offrait l'aspect d'un coffre de métal, noyé sous des madrépores.

« Il s'agit de l'extraire sans fendommager, m'expliqua Ratbert. « Je me suis assuré que c'est bien la masse d'or et d'argent qui ferme mon circuit magnétique. »


Nous attaquâmes l'étrange dépôt il finit par tomber à nos pieds sans avoir souffert de nos eflorts pour le détacher des parois pétrifiées. L'apparence de ce bloc informe, d'un poids relativement réduit, ne prévenait pas en faveur de notre découverte, « Est-ce un coffret, un caillou, une boite de conserves ? » monologuait tout haut Falgas. « Je n'ai pas confiance.

Patience », lui conseillait le docteur « nous serons au yacht dans un instant. Et vous saurez enfin s'il y a sur les parois de cet objet bizarre, des caractères runiques.

Peuh » fit le professeur avec dédain. (( Je serais bien étonné d'en découvrir. Le Maghée et ses compagnons n'ont pas dû écrire beaucoup; la hache leur était plus familière que le burin. »

La nuit tomba, très brusque, dès que nous eûmes regagné le Pétrel; Annie, s'accoudant à la rambarde,regardait dans la direction de la caverne; je la rejoignis.

« Eh bien, mademoiselle Annie, lui demandai-je, « apercevezvous ce soir le signal de feu?

Certainement. Vous ne le voyez donc pas ?

A notre balcon?

Non, au;niveau même des fouilles. »

Je crus qu'elle raillait mes yeux, pourtant, scrutèrent l'ombre du bois penché sur la caverne et je réprimai un geste d'étonnement une lumière scintillait entre les déblais de notre tranchée, sur le seuil même de la grotte.

v

Fendue, disloquée à coups de marteaux et de limes, dissoute peu à peu par de savantes saturations d'acides, la gangue se désagrégea, nous livrant un coffret, fermé avec précision. « De quel métal est-il composé?

Les acides », fis-je remarquer, « nous permettent de reconnaître une sorte d'argent oxydé que nous allons décaper à l'aide d'un corrosif. Voyez les réactions mettent déjà en évidence des dessins gravés d'une ténuité rare. »

Des lignes et des figures devenaient visibles, en effet leur déli-


catesse, l'étrange lacis de leurs ornements, empruntés à quelque flore tropicale, singularisaient les parois, rappelant, cumme le dit Ratbert, les dessins des premiers Aztèques ou les compositions' des monuments incas.

« Il y a aussi des éléments lointains de l'architecture pharaouique}), assura'Falgas, « et les explorateurs de l'Afrique ont photographié des arabesques analogues chez les Peulhs de la côte occidentale.

Et nous sommes en Norvège

Servières avait raison ce doit être le butin de guerre d'un chef scandinave, conquis sur quelque roi des tropiques. Et oublié dans cette barque, une nuit de panique ou de cataclysme.

Comment allons-nous ouvrir le coffret ?

Le mécanicien du bord nous y aidera il est très adr oit. » Tous les efforts du praticien demeurèrent stériles.

« Je vois les charnières du couvercle, la rainure de fermeture, les rivets des angles, » nous dit-il. « Mais il faut renoncer â trouver le secret qui ouvrirait la boite sans la forcer. Forcez-la donc » conclut l'impatient Tiburce, « et apprenons enfin quelle énigme se cache au fond de ce coffre paradoxal » »

Sous les coins d'acier du mécanicien, le couvercle sauta brusquement et laissa voir une masse pulvér ulente, une sorte de talc destiné à protéger trois cubes lourds, juxtaposés dans le coffret. « De rOt. » s'écria Ratbert, « des lingots carrés et compacts, admirablement purs.

Sans inscriptions ? » demanda Falgas.

Voyez vous-même ))

Les trois cubes furent extraits de la boîte d'argent chacun d'eux pouvait peser une dizaine de livres.

« Nous sommes loin», remarqua Marignac, « du trésor fabuleux que vous nous annonciez

Il y a cinquante mille francs de métal précieux. Pour des savants, mon cher éapitaine, c'est le Pérou.

Je ne m'explique point )), gronda Falgas, « la provenance, l'utilité surtout de ces cubes, à peine ternis par l'humidité, Vouiez-vous, mon cher Servières, me passer l'éponge et l'acide que vous avez préparés pour décaper le coffret ? o

Le professeur se mit à frotter la surface large de l'un des cubes qui brilla,peu à peu d'un ardent éclat. Tout-à-coup, l'homme des runes étouffa une exclamation, saisit sa loupe, examina avec


avidité la paroi qu'il venait de polir et cria, triomphant « Des lettres 1. des mots! Une inscription, toute une page runique 1 ))

Des caractères reparaissaient, en effet, à mesure que l'action mordante des acides avivait'les antiques empreintes. Quand elles eurent retrouvé leur netteté première, Falgas, délirant de joie, les commenta avec une verve volubile

« Ce sont bien des lettres runiques, et de la plus pure époque, la plus vieille, la plus lettrée, contemporaine des grands poèmes hindous! La main qui les a gravées, délicate et ferme à la fois, appartenait à quelque artiste renommé, peut-être à une femme; c'est un nom de femme, en effet, que je distingue à la première ligne.

Ce nom? » dit Annie, avec un intérêt passionné. « Dahéla. »

Cette fois encore, l'espérance obscure de la jeune fille me parut frustrée elle retomba dans son indifférence.

« Oui, » poursuivit Tiburce, comme devant un auditoire d'élèves attentifs, « je distingue mieux, maintenant. Voici le sens complet de l'inscription. »

Il s'absorba, quelques secondes, dans l'étude du manuscrit et sursauta, frappé d'une révélation soudaine.

« Par exemple » fit-il, très agité, « un livre quel livre ? » Il examinait, à la loupe, tous les angles du bloc d'or. « Ecoutez ceci, nous enjoignit-il. « L'inscription est r édcigée en ces termes

« Dahéla, fille des'prêtres de la Lumière, a écrit dans ce linne les derniers jours de. --ici, un mot illisible, que je déchiffrerai plus tard! rapportéspar son fils Maghée, le voilà, votre Maghée herculéen, chef de la barque attachée à l'anneau de bronze des cavernes et les amours immortelles de. attendez donc, j'épèle le nom .d'Argall.

Argall » cria Annie, debout devant le professeur. « Voilà le nom que j'essayais, ce soir, de me rappeler me dit-elle, avec une joie exaltée.

(i Puisque vous lisez si bien le runique, même à travers cinq pieds de tourbe, » proposa Falgas, mécontent sans doute d'être interrompu, « trouvez le nom de l'amante d'Argall en voici les lettres 1

Je vais essayer, » dit, avec un grand sérieux, Annie déjà penchée sur le cube d'or. « -Les amours immortelles d'Argall et de. Soroé


C'est trop fort » jeta le professeur, à la fois stupéfait et ravi. « Vous avez lu ça ?

Lu. pas précisément. n me semble que je l'ai plutôt entendu. Une voix immatérielle fa murmuré à mon esprit. Et c'est bien Soroé ? demanda le dodeur, en regardant sa fille avec une sorte d'admiration tendre.

« C'est Soroé. »

Le calme de Gironde m'empêcha de souffrir, comme la veille, de mon infériorité devant Annie elle m'adressait, d'ailleurs, comme pour me rassurer, un petit signe d'intelligence qui avait l'air de me dire

« Eh bien monsieur l'incrédule 1. Ne suis-je pas un peu sorcière, comme je vous l'affirmais aujourd'hui ? »

Le capitaine Marignac lui-même ne se montrait pas étonné du miracle

« Mademoiselle Annie », me glissa-t-il en confidence, « a dû suivre les cours de monsieur Falgas!

Evidemment » acquiesçai-je, pour éviter une discussion inutile, sacrilège, au gré de mon cœur,

« Ce livre ? » épelait toujours Tiburce. « Ou plutôt, ces livres, car je crois que c'est au pluriel Il n'y a pas trace de livres dans le coffret. Trois blocs d'or seulement.

Permettez, cher ami, )) intervins-je avec tout le calme dont j'étais capable. « Ce sont trois livres et non pas trois blocs d'or.

Vous dites ?

Constatez vous-même 1 ) »

Sous l'action dissolvante des lavages, le lingot que je tenais venait de se disjoindre entre mes mains il se composait de deux à trois cents feuilles d'or, rigoureusement rognées ensemble, mais sur chacune desquelles apparaissait un manuscrit gravé en runique, une page du' poème de Dahéla!

« Victoire! ) hurla Falgas, en feuilletant, éperdu, le faisceau à demi rompu des précieuses tablettes. « Il n'y a que ce diable de motqui m'échappe encore! D'où pouvait bien arriver ce Maghée, témoin des derniers jours d'une ville, d'une contrée, d'une race?. Vous le saurez en lisant le livre, les trois tomes que le coffret nous a si bien conservés pendant.

Vous pouvez affirmer trois mille ans, mon cher maUre, L'écriture l'atteste.

Les arabesques du coffre aussi.

C'est-à-dire qu'elles me déroutent, au contraire. Elles sont


étranges, inconnues, parentes pourtant d'une foule d'ornements épars dans toutes les races antiques.

Il est étrange que ces feuilles d'or, d'une préparation si parfaite, les caractères qui les couvr ent, à la fois délicats et sûrs, tout cela se retrouve en Scandinavie, dans les vestiges d'une cité lacustre primitive, presque entièrement sauvage.

Maghée aura conquis ce livre sur des ennemis raffinés. Est-il fréquent de découvrir ainsi des feuilles d'or couvertes de signes ?

Je n'en ai jamais vues d'aussi fines mais les hypogées, les cryptes et les sarcophages des rois antiques contenaient souvent des livres gravés ainsi.

Toujours est-il que nous n'avons pas perdu notre journée. Mais voilà pour vous, mon cher Falgas, un terrible travail de traduction et de mise au point.

Que je vais commencer tout de suite Je ne dormirai pas avant d'avoir retrouvé le nom du mystérieux pays qne je n'arrive pas à lire »

Il s'enferma, pensif et absorbé, dans le fumoir. Nous allâmes nous asseoir sur la dunette le ciel, criblé d'étoiles, était d'une sérénité sublime le prochain lever de la lune découpait, à l'horizon, l'écran déchiqueté des pins noirs. Autour de nous dormait l'étrange fiord, peuplé de rumeurs, de voix errantes, de frôlements furtifs sous les ramures. Près de la caverne de Maghée, deux lampyres semblaient bouger, maintenant, côte à côte, deux lueurs de flammes sans rayonnement.

« Les voyez-vous ? » me demandait encore Annie, anxieuse un peu de ma réponse.

« Elles sont deux 1 » observai-je.

« Sans doute Argall.

Et Soroé » »

Elle me sourit, contente de ma docilité d'adepte, de ma conviction d'initié. Je me demandai si je n'allais point lui faire part de mes explications profanes. A quoi bon? Ne savait-elle pas, comme moi, que nous avions, ce jour-là, remué la tourbe de l'ancieii marais et que ces lueurs errantes, tour à tour enflammées et éteintes, pouvaient être des exhalaisons d'hydrogène phosphoré ?. « Oh fi monsieur le chimiste )) n'eût-elle point manqué de me dire, avec une aversion presque sincère,

Et s'il lui plaisait d'y reconnaître des âmes amoureuses, comment aurais-je la discourtoisie de la détromper, alors que j'étais le confident élu de son émotion ?.

TOME XXVII.


Nous devions dormir depuis une heure quand un rugissement réveilla tout le yacht. Les matelots accoururent, les portes battirent. Nous crùmes à l'attaque du navire par des pirates de l'âge de bronze. Chacun, armé ou non, selon son tempérament, sur git de sa cabine. Les interrogations se croisaient.

« Aux armes criait la femme de chambre d'Annie, qui avait habité longtemps dans un ministère, auprès d'un poste d'infanterie.

On se rallia dans le salon, où l'on eut enfin l'explication de l'alerte Tiburce Falgas, les yeux rayonnants d'allégresse, nous attendait, debout sur la table à roulis il tenait dans la main des feuillets d'or, désormais sans mystère, ainsi que nous le pressentions à son attitude.

« Mortels fortunés )) nous cria-t-il en brandissant vers nous le manuscrit révélateur, « savez-vous quel pays fut celui de Dahéla, quelle contrée vit Maghée conquérir sur elle le livre royal encore vierge? Devinez-vous enfin le continent dont les der ni crs jours sont racontés ici, avec les exploits d'Argall et les rêves de Soroé ?. Non vous ne l'imaginez pas Je viens de l'apprendre 1 Je vais vous le dire et j'ai voulu vous réveiller pour que vous le sachiez avant demain ~t si vous pouvez vous rendormir après l'avoir entendu, ce nom fulgurant et magique, c'est que les dieux de la S~andinavie ont aboli en vous le respect de Platon et tué' dans vos cœurs le culte de la plus vénérable antiquité. Car ce pays, ouvert enfin à nos études et rendu à notre nostalgie, c'est. ;)

Il se dressa, plus grand, plus grêle, plus impondérable que jamais, et laissa retombe sur nous les syllabes formidables de ce nom

« L'ATLANTIDE 1)

(A suivre). Ch. LOMON et P.-B. GHEUSI.


POLITIQUE

FRANCO-ANGLAISE (1)

« Il peut s'établir, il s'est établi entre la France et l'Angleterre des ententes pour

conserver l'ordre établi. L'Anglderre n'a a

jamais été, elle ne saurait être une alliée

pour la France tant que la France ne re-

noncera pas à s'étendre, ) u

(ALBERT SOREL),

Lés mots ont leur destinée et il semble que, chaque fois qu'entre la France et l'Angleterre les rapports deviennent meilleurs, l'expression d'entente cordiale doive revenir aux lèvres et reparaître dans les feuilles publiques. Et cependant, on peut douter que l'expression soit conforme à la réalité car elle semble indiquer que les deux peu pics seraient attirés l'un vers l'autre par des affinités sentimentales et que la sympathie instinctive serait la déterminante dc ce mouvement. Pour notre part, nous ne pouvons y croire qu'il,faille en attribuer la cause à la dissimilitude de race, aux caractères différents des deux nations ou à des sentiments ataviques, à un long passé de rivalité et à un présent qui nous trouve encore face à face en plus d'un point du monde, peu importe mais nous ne parvenons pas à discerner, au moins pour le moment, cette cordialité sympathique qui pourrait faire de l'amitié franco-anglaise autre chose qu'une combinaison diplomatique: mais n'est-ce, point déjà un résultat digne de considération que d'avoir apaisé l'irritation de naguère ? Aussi préférons-nous parler de rapprochement franco-anglais plutôt que d'entente cordiale.

Car, c'est bien ce caractère de combinaison diplomatique que (1) Ces pages sont empruntées au livre qui parailra prochainement chez l'éditeur Perrin Gabriel Louis Jaray, auditeur au Conseil d'Etat, La poli.liquc franco-anglaise et l'arbi~rage international, avec une préface de M. Hanotaux, de l'Acadêmie française.

LA


met en lumière l'histoire du dernier siècle deux fois déjà, sous l'influence de certains hommes, notre politique étrangère s'est orientée vers ce rapprochement dès le début de la monarchie de juillet, Louis-Philippe rechercha l'amitié du gouvernement britannique et l'acheta au prix de la renonciation à la couronne de Belgique offerte à son fils et à la poursuite de notre conquête en Algérie celle-ci ne put être continuée que lorsque nous cessâmes vers 1835-36, d'entretenir d'aussi bons rapports avec l'Angleterre. Un peu plus tard, lors de l'affaire Pritchard et des discussions sur le droit de visite, la guerre avait failli éclater la volonté pacifique de Louis-Philippe l'avait évitée et avec le Ministère Guizot l'entente redevint « cordiale », c'est alors que le mot fut prononcé et alimenta la verve des adversaires du Cabinet. Le roi se rendit à Londres en octobre 1844; des mains de la reine Victoria, il reçut la Jarretière. Les journaux anglais célébrèrent avec émotion sa venue, et Guizot, de retour, déclarait que l'entente cordiale était assurée, les affaires de Tahïti et du Maroc réglées, celles de droit de visite en bonne voie d'arrangement. Hélas la combinaison fut éphémère dès 1846, les mariages espagnols excitèrent l'irritation du cabinet de Londres l'opinion publique anglaise s'alarma d'une brochure du prince de Joinville sur la flotte anglaise, des déclarations de lord Palmerston,. qui redoutait une invasion à cause de l'organisation de notre garde nationale et de celles du duc de vVellington, qui estimait insuffisamment défendues les côtes de la Manche. Et dès lors, la Chambre des Communes ne pensa plus qu'à de nouveaux armements. Sous le second empire, l'entente cordiale réapparut ce fut une des idées favorites de Napoléon III, qui joignait à un violent désir de reviser les traités de ISI5 une profonde gratitude pour l'hospitalité anglaise pendant son exil. Cela n'empêcha point, au reste, les journaux anglais, qui se rappelaient l'oncle, d'accueillir l'empire par des imprécations. Mais Napoléon conquit leur amitié en s'alliant à l'Angleterre contre la Russie et en déclarant la guerre de Crimée. Et de nouveau, en avril 1855, l'empereur passa le détroit, reçut des mains de la même reine la Jarretière, fut acclamé avec délire, et quitta la grande île au milieu d'un concert de louanges et presque de pleurs.

Pas plus que sous la monarchie de Juillet, ces sentiments ne subsistèrent, et quelques années ne passèrent pas sans que les méfiances réciproques ne reparussent et les Chambres ne retentissent de discours hostiles; dès 1860, l'annexion de Nice et de la Savoie fut accueillie avec une singulière mauvaise humeur par la


presse et l'opinion publique anglaise et l'on sait de quelle aide précieuse nous fut l'amitié de la Grande-Bretagne et combien se montra heureuse, en 1870, notre politique antirusse 1 Le rapprochement actuel sera-t-il plus stable ? il est malaisé de l'affirmer mais, peut-être, en analysant ses causes, nous rendrons-nous compte de sa vitalité,

1

LES FACTEURS FAVORABLES AU RAPPROCHEMENT EN ANGLETERRE

Fachoda fut l'affaire Pri tchard de notre Ille République et- recommencement de l'histoire, cinq ans ne se sont pas passés que le Président de la République rend à Londres lavisited'Edouard VII il est reçu avec le même enthousiasme que Napoléon III ce sont le même concert d'éloges et les mèmes articles de journaux. En 1898, tout était à la guerre de l'autre côté du détroit M. Chamberlain la voulait au moment de la crise aiguë et, trois mois après, il avait réussi à convertir la nation à son espérance. Aujourd'hui, on fait une revue de tous nos différends, et le même ministre souhaite, dans son discours aux membres du parlement français, que « quant aux divergences de vues qui pourraient subsister entre eux, les deux pays s'expliquent dans cet esprit de sympathie qui les fera garants de la paix, avec ou sans arbitrage. » Il y a cinq ans, les Anglais fuyaient notre territoire aujourd'hui, ils y accourent à la suite de leur roi, et les députés anglais sont venus recueillir à Paris et en province, la politesse due par nos représentants à une réception pleine de délicates attentions. D'où vient ce changement de front à vue ? Il parait bien que, tant en haut lieu que du fait des initiatives privées, les Anglais aient fait le premier pas à vrai dire, il n'y avait pas grand mérite, car, v ainqueurs dans le duel diplomatique de 1898, il ne pouvait rien leur en coùler de venir nous demander l'oubli du passé. Mais qu'est-ce qui les a poussés à suivre une telle politique ? Il semble que des facteurs personnels, politiques etcommerciaux sont entrés en jeu. Tout parait indiquer que le roi Edouard VII a fait sentir en cette matière, comme en d'autres (i), sa bienfaisante influence. (1) En Irlande, par exemple, à laquelle il a nagnére rendu visite; voir notre article Une Révoluliou léyale en Irlande (Queslions diplomaliques et coloniales, avril 1903).


C"est lui qui a tenu à nous rendre visite et à revoir la ville qui l'avait si longtemps reçu il espérait par là, et il n'a pas eu tort, provoquer une détente dans les rapports des deux pays et continuer la politique qui commence à lui faire donner le surnom de « pacificateur. Des initiatives pr ivées se sont employées dans le même but, surtout sous le couvert d'une propagande, pour un traité d'arbitrage. Mais il est évident que cette action personnelle n'a pu que précipiter une évolution dont les causes profondes sont politiques et commerciales.

En 1896 et surtout depuis 1901, le Foreign Office éprouva quelques déconvenues du côté de l'Allemagne on sait que le Ministère conservateur essaya de pratiquer une politique d'entente plus ou moins étroite avec le Gouvernement Allemand. Les incidents du Venezuela mirent en lumière aux yeux de tous cette coopération. Mais elle rencontra une assez vive opposition dans l'opinion pqblique anglaise comme aussi du reste, et plus encore, dans l'opinion publique allemande la concurrence commerciale allemande, qui inquiète depuis longtemps nos v oisins d'outre-Manche, les disposait mal à une entente les difficultés avec les EtatsUnis, qui résultèrent de la démonstration navale commune, irritèrent encore les Anglais qui tiennent par-dessus tout à garder de bons rapports avec la puissance contiguë au Canada. D'autres difficultés séparèrent les deux chancelleries, telles que le différend douanier germano-canadien. Aussi, dans la séance du 23 juillet igo3, de la Chambre des Communes, où l'on discutait les affaires étrangères, vit-on nettement le mécontentement presque général qu'une politique de rapprochement anglo-allemand soulevait en Grande-Bretagne c'est sir Charles Dilke qui blàme la servilité passée du Ministère vis-à-vis de l'Allemagne c'est M. Gibson Bowles qui estime que « l'Angleterre a été victime de la politique d'agr ession de l'Allemagne c'est sir Edwards Grey qui déclare que la coopération de l'Allemagne en Chine n'a eu aucun heureux résultat pour l'Angleterre, et qu'il importe de s'entendre avec la Russie. Et le Gouvernement, s'il proteste contre les attaques violentes à l'adresse de l'Allemagne, ne défend que mollement, sans enthousiasme, sa politique p-assée, et il finit par parler nettement de représailles contre ce pays, pour répondre à ses menaces (le mot. fut prononcé par M. Chamberlain) dans l'affaire des douanes du Canada.


Si l'on va au fond des choses, on s'aperçoit qu'il ne s'agit pas seulement entre l'Allemagne et l'Angleterre de différends passagers, de déconvenues transitoires, mais qu'en réalité, c'est un conflit per manent qui menace je s'élever entre elles la politique anglaise a toujours vu des r ivaux naturels chez ceux qui aspirent à l'empire de la mer, chez ceux-là mêmes qui veulent partager ou qui peuvent menacer sa suprématie. Longtemps, ces rivaux, ce furent nous et ce sera encore nous dans l'avenir, du jour où nous voudrons reprendre une politique mondiale active mais, à l'heure présente, l'Angleterre discerne peut-être les points faibles de notre marine de guerre, encore numériquement la seconde du globe surtout elle se rend compte de la ferme volonté pacifique de notre Parlement, du désir de notre Gouvernement d'éviter à l'avenir tout conflit, de la politique, prévalant actuellement dans les sphères dirigeantes, qui renonce à toute nouvelle acquisition. Or, il n'est point douteux que notre rivalité vis-à-vis de l'Angle- terre ira en s'affaiblissant à mesure que décroitront nos ambitions mondiales et navales.

Tout au contraire, la rivalité anglo-allemande se développera à mesure que les visées germaniques sur le monde et la mer se préciseront en mesures d'exécution c'est ce qui arrive présentement tant que l'Allemagne ne paraissait avoir qu'une politique continentale, il était naturel que l'Angleterre cherchât à se rapprocher d'elle ce n'était point un adversaire et, de plus, ce pouvait être un appui contre la Duplice naissante. Mais, aujourd'hui, tous les voiles sont déchirés, tous les doutes sont levés « Notre avenir est sur l'eau, Unser Zackacnt`t ist auf dem Wasser, » proclame Guillaume II, en inaugurant le port franc de Stettin et cette phrase fameuse, il voulut qu'on l'imprimât sur le phare allemand de notre Exposition universelle de igoo, comme pour bien marquer qu'elle était tout un programme d'avenir~ D'avenir, ce n'est point assez dire ce programme est en voie de réalisation poussée par la nécessité de trouver des débouchés pour ses manufactures, l'Allemagne a essayé de se tailler à la hâte un domaine colonial elle a saisi la première occasion pour prendre pied brutalement en Chine elle aspire à exploiter commercialement et à coloniser certaines parties de l'Asie-Mineure'; enfin, comme le monde trop petit est déjà partagé, elle sait par ses associations pangermaniques rester en relations avec ses émigrants et les grouper au Brésil ou ailleurs pour les attacher à la mère-patrie, en faire des acheteurs de ses produits et, pour plus tard, des points d'appui de sa politique. En même temps que ce premier


fondement de la politique mondiale et maritime était posé, l'Allemagne développait sa marine marchande de l'admirable façon que l'on sait du cinquième rang en 1875, elle passe au second rang parmi les flottes de commerce du monde ses chantiers s'accroissent de façon remarquable Hambourg devient le premier port du continent européen et ses vaisseaux gagnent tous les records. Or, voici que, pour couronner l'édifice de sa puissance maritime, l'Allemagne a décidé, en igoo, l'exécution d'un grand programme de constructions navales, grâce auquel sans préjuger des augmentations probables elle doit se créer peu à peu une flotte de guerre, qui, a-t-on calculé, la rendra à son achèvement (en 1917), plus forte sur mer que la France, avec un budget de la marine dépassant de 4o millions le nôtre.

Tel est ce programme, poursuivi avec toute la ténacité allemande tels sont les efforts et les ambitions. Ne s'explique-t-on pas dès lors les inquiétudes anglaises, les conférences de sir Charles Beresford et de lord Selborne, l'attention de la « Naval League, » les craintes de projets de débarquements étudiés par des Allemands, la création enfin du nouveau port de guerre de SaintMargaret's Hope, destiné surtout à surveiller la Baltique. Ainsi le rapprochement anglo-allemand n'a causé que méfiance à l'opinion publique, déception au Foreign Office, en même temps qu'il était mal vu des commerçants qui subissent de plus en plus la concurrence germanique, qui redoutent le « danger allemand. » Et cela aide fortement à comprendre la volte-face du gouvernement britannique, qui rappela, par l'organe de lord Cranborne « la manifestation si remarquable~ des bons sentiments existant entre la France etl'Angleterre. »

Cette volte-face fut surtout favorisée par les vues et l'influence des milieux commerciaux anglais. L'Angleterre commerçante, qui compte la France parmi ses meilleures clientes, agit activement dans le but de rétablir les bons rapports entre les deux nations le succès de la campagne pour un traité de conciliation en est la meilleure preuve, et la résolution adoptée le 14 septembre igoi par l'association des Chambres de commerce britanniques au Congrès de Nottingham, puis par soixante-quinze Chambres de commerce est significative à cet égard elle n'est motivée que par cette considération « qu'en vue des immenses avantages qui résulteraient pour les relations commerciales des deux pays de


l'adoption d'une telle proposition (traité d'arbitrage), cette association s'engagé à coopérer, etc. ». Déjà, pendant l'Exposition de igoo, le Congrès des Chambres de commerce, tenu à Paris sous la présidence de lord Avebury, avait montré la même inclination pour cette entente, toujours désiréepar la Chambre de commerce anglaise de Paris. Et la réception des membres du parlement français à Londres, en juillet igo3, a mis en lumière mieux encore l'esprit et le but du rapprochement projeté. Qui voyons-nous à la tête des organisateurs de la manifestation? Le fondateur du Commercial Committe de la Chambre des Communes, M. Louis Sinclair dès leur arrivée, nos députés rencontrèrent les membres de la London Chambre of commerce et les adhérents de la London commercial international Association. L'on sent, à travers tous les discours prononcés, que les commerçants anglais veulent conclure une affaire; dès le premier jour, au dîner de Wetsminter PalaceHotel, M. Sinclair souhaite qu'on aboutisse à une entente convenable sur les'questions de commerce. A la réception de la riche corporation des Fislzmonc~ers, lord Avebury conclut son discours par ces mots « Nos relations amicales ne serviront pas seule ment à améliorer nos conditions économiques, etc. » et M. Barclay développe ce thème, que l'entente cordiale ne saurait aller sans l'entente commerciale. Enfin, sir Edwards Sassoon, recevant le même soir nos compatriotes, déchire tous les voiles dans son toast, dont le résumé suivant fut communiqué aux agences « Il les a conviés à unir leurs efforts à ceux de leurs collègues anglais pour faire aboutir la seule entente vraiment inébranlable, celle qui est basée sur des intérêts matériels, et il les a invités, en rentrant chez eux, à entreprendre une croisade pacifique, pour établir entre les deux nations voisines l'échange libre et illimité. » Ce sont donc, on le voit, des avantages commerciaux sur lesquels compte le commerce anglais. C'est un traité de commerce ou un abaissement de tarif qu'il demande, prix de « l'entente cordiale ». Dès le premier jour, nos protectionnistes ne s'y sont point trompés, et on les a vu attaquer vivement lés projets supposés (1).

Aujourd'hui, le fait est patent au Congrès de Podensac, tenu en août igo3, dans cette Gironde si intéressée au commerce franco(1) Voyez un article de Ni. Méline dans la République française du 26 juillet 1903, qui prend à parti ceux dont le plan caché est d'engager la France dans les liens d'un traité de commerce avec l'Angleterre.


anglais, il ne fut question que de ces traités. M. Yves Guyot déclara que les Free-Traders anglais les désiraient pour- assurer l'avenir des relations économiques ils sentiraient, d'après l'orateur, le besoin de ce garde-fou, selon l'expression de l'un d'eux; contre les projets protectionnistes qui àujourd'hui ne naissent plus seulement en France. Et M. Barclay, l'ancien président de la Chambre de commerce anglaise de Paris, ajouta, rappelant sa propagande en faveur de l'arbitrage franco-anglais, que c'était « le meilleur moyen d'aboutir à la conclusion d'un traité de commerce. »

En réalité, on aperçoit clairement que la politique anglaise actuelle, tant intérieure qu'extél'ieure, est dominée par une question économique pour éviter une crise industrielle, il lui faut trouver des débouchés nouveaux; ceux-ci lui sontdisputés surtout par les États-Unis et l'Allemagne; les premiers, on espéra d'abord les faire entrer dans une fédération anglo-saxonne, vaste marché réservé aux industries des deux pays; le plan ne réussit pas, et on se rejeta sur les projets actuelc de la fédération impériale; quant à l'Allemagne, c'est la gêneuse, la rivale qui, chaque jour, arrache à l'Angleterre un lambeau de sa vie, c'est-à-dire de son commerce, qui accapare des marchés dont l'Angleterre a besoin de là, vis-à-vis de cette puissance, l'hostilité profonde que nous avons signalée au contraire, la France paraît susceptible d'acheter plus encore qu'elle ne le fait sa concurrence ne semble point redoutable à l'industrie anglaise; sa production est complémentaire et non rivale, la France est une cliente qu'il faut s'attacher. On voudrait donc obtenir que, dans ses colonies présentes ou futures, elle pratiquât la liberté commerciale; peut-être alors l'Angleterre nous laissera-t-elle civiliser les alpes marocaines et lui frayer les routes par lesquelles ses marchands passeront; le projet du Cap au Caire est en partie exécuté, mais à quel prix Or, il était avant tout une arme de pénétration économique; comme il serait moins coûteux qu'ailleurs la France fit les frais et l'Angleterre eut le profit 1

En résumé, la politique anglaise est surtout dirigée par une nécessité commerciale, et nous lui paraissons une cliente avantageuse à s'attacher cela seul nous fait comprendre une des principales causes du rapprochement actuel :comme l'a rappelé, (i) (on (1) Dans la fête qu'organisait ce Comité en recevant un certain nombre de notables commerçants, au moment du voyage du président de la République il Londres.


s'en serait douté sans cela) M. A.-B. Kent, président de l'AngloFrench, association de l'entente cordiale, les Anglais n'ont point oublié que les affaires sont les affaires.

II

LES FACTEURS FAVORABLES AU RAPPROCHEMENT EN FRANCE D'où vient que, de notre côté, nous ayons accepté la main qui se tendait, oublieux des tristesses passées ? Il faut prendre en considération, je crois, le désarroi de l'opinion à l'égard des idées directrices de notre politique étrangère et notre naturelle courtoisie qui nous fait répondre aisément aux invites faites mais cela n'explique pas tout; il importe de chercher d'autres causes. Si l'on en croyait les toasts et les speechs de tout ordre, prononcés durant les voyages récents des deux chefs d'États et des membres des deux parlements, il faudrait mettre au premier rang les raisons tirées d'une communauté de civilisation et de tendance dans plus d'un discours on retrouve la même expression « les deux nations démocratiques et libérales » et sans doute les institutions réellement libérales (je ne dis point démocratiques) de l'Angleterre excitent en France, chez bien des gens, une estime et une admiration qui peuvent prédisposer à une entente. Mais il ne faut point s'exagérer la valeur de cet élément, d'autant qu'entre les tendances de notre Gouvernement et de celui de la GrandeBretagne, actuellement aristocratique, favorable aux Églises et traditionnaliste il y a un abîme.

Il faut, au contraire, accorder une sérieuse considération aux désirs secrètement ressentis par d'assez nombreux hommes politiques qui veulent tarir la source des conflits dangereux les souvenirs de 1898 les incitent à un rapprochement, dans le but même d'éviter tous les risques de guerre dans l'avenir, par suite d'un sentiment tout semblable à celui qui, naguère, poussa l'Italie à s'allier avec l'Autriche.

En tout cas, quelqu'en soit le motif, notre politique extérieure a subi un profond changement depuis 1898, changement qui a causé la crise de Fachoda et qui logiquement devait nous amener au rapprochement actuel; la direction imprimée à notre politique, aux temps où M. Hanotaux était au quai d'Orsay, tendait à réaliser une idée de Ferry la marche parallèle, l'entente, limitée au terrain colonial, de la France et de l'Allemagne, pour arrêter l'expansion


britannique. En particulier, il importait de rouvrir la question d'Égypte à l'heure présente, on semble vouloir aussi liquider cette affaire, mais la liquider d'une toute autre façon on commence à se demander, si, puisque nous avons affaire à un débiteur qui fait faillite à ses engagements, il ne convient pas de passer un concordat avec ce mauvais payeur; plutôt que de ne rien avoir du tout, nous nous ferons au moins attribuer une r étribution, quelque compensation, certains songent au Maroc. C'est une polique, qui,- si la compensation est honnète vaut'infiniment mieux que le statu quo, l'expectative. Ne rien faire, c'est laisser la prescription s'acquérir, c'est nous enlever à nous-même tout droit non pas juridique, mais effectif de réclamer contre la situation de fait. Il importe donc d'avoir une politique et de ne pas se contenter d'une abstention. Mais il faut bien se rendre compte que cette renonciation achetée, certainement à trop bas prix, si elle vaut mieux qu'un abandon forcé sans indemnité, n'est en somme qu'une politique de pis aller, qui peut convenir à l'heure présente, mais qui ne parait point devoir nous assurer un succès diplomatique ce sera la clôture d'une série de fautes, qu'on couvrira, comme on pourra, sans les augmenter, mais sans les racheter.

Une toute autre politique avait été conçue et avait reçu un commencement de réalisation on voulait, dans la mesure du possible, racheter lesfautes comrnises, rouvrir la question d'Égypte et la liquider dans un congrès européen, en forçant l'Angleterre à tenir ses engagements ou en réclamant une très forte compensation, les situations respectives étant égalisées. Pour ce faire, il importait de poursuivre une triple action coloniale, militaire ou maritime et diplomatique; coloniale il fallait qu'une expédition partant de l'Afrique française prît l'Égypte à revers en pénétrant au Soudan; maritime il était indispensable que notre marine, notre défense navale métropolitaine et coloniale fùt prête à repousser toute agression, toute descente aux points vitaux de notre empire; enfin diplomatique ilétait nécessaire d'être assuré non seulement de l'appui complet et absolu de notre allié russe, mais aussi de. l'action concertée des nations de la Triplice, en particulier de l'Allemagne, moyennant quelque honnête marché. Le but à réaliser exigeait cet ensemble de moyens coordonnés et nécessaires, sans lesquels on courait à un échec. C'est ce qui arriva l'harmonie entre les différents ministres ne se maintint pas le départementdes colonies suivit et réalisa le plan concerté, au moins par la mission Monteil, plus tard mission Marchand,


sinon par celle de l'Aby ssinie (mission Bonchamp). Mais la défense navale ne s'organisa pas et l'on se rappelle dans quel lamentable état elle se trouvait en 1898, comme si la marine était surprise en plein imprévu. Enfin l'action diplomatique habilement menée par M. Hanotaux ne fut point continuée par son successeur, qui ne partageait point ses vues; il en résulta ce que l'on sait faute d'entente entre les divers départements, nous nous trouvâmes, en 1898, sans préparation défensive militaire ou navale, sans assurance diplomatique isolée, mal préparée, la France n'avait rien autre chose à faire qu'à céder.

Cette crise était ainsi dùe en partie à la volte-face de notre diplomatie, qui ne voulut point poursuivre les pourparlers engagés avec l'Allemagne et préparer un rapprochement franco-allemànd limité à quelques questions coloniales; assez naturellement, lorsque la blessure d'amour-propre se fut un peu cicatrisée, nous fùmes portés à une entente avec l'Angleterre du moment que nous nous éloignions de l'Allemagne, l'oscillation devait nous amener du côté de la Grande-Bretagne et celle-ci, qui a quelque raison de craindre un accord anti-anglais des puissances continentales, sut mettre à profit les occasions de nous attirer à telle, quand elle eut recueilli du côté de l'Allemagne les déceptions que nous avons rappelées. Ainsi la volte-face commencée en 1898, lorsque M. Hanotaux tomba du pouvoir, devait assez logiquement se terminer par le rapprochement actuel.

Au reste, ce rapprochement était voulu par quelque!uns je ne prétends point que, dès le premier jour, le quai d'Orsay ait volontairement orienté sa politique de ce côté Conçut-on secrètement, en 1898, cette nouvelle orientation ? sans pouvoir l'affirmer, il semble que l'on y fut plutôt porté par les circonstances il ne faut point oublier, en effet, que M. Delcassé était ministre des colonies quand s'organisait la mission Monteil-Marchand et qu'il ne semble avoir fait aucune opposition à la politique de M. Hanotaux et de M. Carnot. Ses vues ne se seraient donc modifiées qu'avec le cours des choses, par suite de la logique de sa première attitude et peut-être aussi des incitations de certains milieux politiques.

Dans ces sphères, en effet, on rencontre beaucoup de personnes, qui préconisent une politique consciente d'entente anglo-française, mais en la comprenant de diverses manières les unes, celles


qui gardent en politique extérieure les passions de la politique intérieure, aspirent à remplacer notre alliance russe par ce qu'un publiciste a appelé « la triplice des intellectuels » sans donner à la pensée l'expression nette qui la dévoilerait entièrement, on voue à l'exécration publique les excès du tzarisme et l'on déclare en une formule aussi vague que menaçante qu'il « ne dépendra que de lui (du tzar) de maintenir avec l'Europe occidentale et libérale ces communications diplomatiques qui per mettront à l'opinion du monde civilisé de se traduire selon les formules régulières » ces hommes politiques se réjouissent que les événements de Macédoine aient permis « ce groupement récent des trois grands pays de liberté, de démocratie, de régime représen- tatif Italie, Angleterre, France »; ils affirment péremptoirement qu' « il'n'y a dans la politique extérieure rien qui puisse gravement mettre aux prises, Angleterre, France, Italie» et ils concluent leur manifestation par cette déclaration « C'est parce que nous considérons cette triple union anglaise, italienne, française, comme les trois premières pierres du foyer, d'universelle démocratie et d'universelle paix que deviendra l'Europe, que nous nous félicitons. J) Ballottés entre la logique internationaliste et leurs préférences secrètes d'une part, l'état de l'opinion publique et une connaissance vague des réalités de la politique étrangère, d'autre part, ils semblent osciller constamment entre le souci de ne pas rompre l'alliance franco-russe et le désir d'en montrer les faiblesses et d'exciter la nation française contre les crimes de celui qu'ils appellent le tzar rouge. Ils semblent vivre dans l'espérance de trouver ailleurs que, dans la Russie, le contre-poids nécessaire pour empêcher la Triple-alliance d'être à notre égard un redoutable danger.

Mais d'autres hommes pr éconisent la politique d'entente anglofrançaise dans un esprit tout différent soucieux seulement des avantages internationaux que la France peut rencontrer par suite de telle ou telle orientation, ils reprennent à leur compte le mot prêté à Gambetta, quand, en 1882, il chargea M. de Chaudordy de faire aboutir à Pétel'sbourg ses projets sur l'occupation francoanglaise en Égypte « L'alliance russe est pour la France un capital en réserve. Appuyés sur Londres et sur Pétersbourg, nous serons invincibles. » Ils ne se contente pas de lier partie sur un terrain limité avec cette tierce puissance comme Ferry et M. Hanotaux le voulait faire avec l'Allemagne sur le domaine des intérêts coloniaux; c'est à une entente généralisée qu'ils aspirent pour renforcer notre alliance fondamentale « Est-il


besoin d'indiquer, dit undes plus remarquables défenseurs de cette politique, ce qtc'acne Fronce alliée de la Ricssie et amie de l'Angleterre peut faire pour le maintien de la paix générale, pour l'intérêt des deux nations et pour son propre avantage (i)? » Ce que veulent les défenseurs de cette méthode diplomatique, c'est une entente loyale (2) et universelle entre les deux pays ils savent que plus d'une question grave r este encore à régler mais ils croient « qu'aucune ne saurait être mise en balance avec la somme énorme d'intérêts solidaires qui lient les deux peuples, ni avec les rivalités auxquelles ils ont à faire face)): ils pensent que le but immédiat que nous devons viser est l'équilibre continental et ils se rappellent que « dans tous les temps le principe invariable de la politique anglaise a été de maintenir l'équilibre des forces sur le continent »; enfin ils estiment qu' « il serait moins difficile à la France de rapprocher l'Angleterre de la Russie qu'il ne l'a été à l'Allemagne de rapprocher l'Italie de l'Autriche n. Sans doute, les intérêts anglais et russes paraissent opposés aux Indes, en Perse, au Thibet, en Corée, en Chine chaque point de contact semble être une nouvelle occasion de conflit; mais selon ces politiques optimistes, ces intérêts, pour rivaux qu'ils soient, ne sont point inconciliables et, avec un peu de bonne volonté, un rapprochement est possible entreles cabinets de Londres et dePétersbourg, ainsi que plus d'un ministre anglais en a souvent exprimé le désir à la Chambre des communes.

En somme, selon ces esprits, l'affaire d'Égypte a été pour nous un double malheur elle nous a fait perdre une contrée sur laquelle Vergennes déjà avait jeté les yeux, qui nous était destiné dans le plan de partage de l'empire Ottoman de la grande Catherine, qui fut un territoire d'élection de l'influence française au XIX8 siècle; et de plus, elle a fait dévier notre politique étrangère vers une hostilité à l'Angleterre, que ces hommes politiques croient néfaste à notre intérêt national. « Nous avons perdu beaucoup de temps avec l'Angleterre depuis 1882 jusqu'à 1898 (3) )). Ainsi se dessine une politique anglophile toute différente de celle que nous avons indiquée plus haut: l'alliance russe demeure (1) 11i. Paul Deschanel, discours ù la Chambre, 19 novembre 903 0~~ciel, p. 2794.

(2) « Les Anglais ont toujours défendu leurs intéèêls avec âpreté; nous, nous n'avons peut-être pas toujours défendu les nôtres avec assez de résolution. J) (P. Deschanel), ibiem, p, 2793).

(9) P. Deschanel, ibidem, p. 2798.


intangible, pierre angulaire de notre édifice diplomatique, mais pour le couronner, il importe de revenir au-delà de 1882 jusqu'aux tentatives avortées de M. de Chaudordy, voire jusqu'aux plans que conseilla Talleyrand.

Ainsi la politique étrangère de la troisième République devrait, selon ceshommes politiques, continuer l'évolution commencée. Les historiens futurs, après l'avoir montrée hésitante en 1882, antianglaise après l'aventure égyptienne jusqu'aux deux crises de 1893 (affaire de Siam) et de 1898. (affaire de Fachoda) qui faillirent amener la guerre et marquèrent le summum de la rivalité, pourraient noter enfin le revirement salutaire produit après 1898, par les événements dont nous esquissons l'histoire.

Si ces considérations politiques ont pu avoir une influence sur le rapprochement anglo-français, nous serions cependant assez disposés à croire que ce fut le facteur commercial qui fut peut-être prédominant dans cette œuvre, qui, en tout cas, en hâta la venue.

Nos Chambres de commerce, répliquant aux Chambres de commerce anglaises, ont adopté des résolutions en faveur d'un traité d'arbitrage exactement dans le même esprit que leurs voisins d'outre-manche ce qu'elleb demandent, c'est la reprise ou le développement des relations commerciales et partout les résolutions énoncent presque exclusivement ce motif. Quelques conseils municipaux ont pris des délibérations, dans le même sens, et ce sont tous des conseils de villes faisant spécialement du commerce avec l'Angleterre ou profitant de la présence d'Anglais sur leur territoire. Et, si l'on veut apercevoir le sens réel du voyage des membres du parlement, le motif dominant qui a poussé à l'entreprendre la plupart d'entre eux, abstraction faite de ceux-là qui le comprenaient comme un simple voyage d'agrément, il faut se rendre compte que c'était une députation de nos régions commerciales allant s'entendre, « pour rendre les bonnes relations commerciales plus intimes et plus fructueuses », avec les commerçants anglais qui écoulent leurs produits en France dans cette rencontre, le groupe de l'arbitrage et M. d'Estournelles de Constant, occupait le devant de la scène, mais dans les coulisses agissait le groupe parlementaire du commerce extérieur de M. Deloncle, les délégués de quelques Chambres de commerce, le Comité républicain du Commerce et de l'Industrie, tous unis


pour.La création de « l'Union franco-anglaise pour le développement des relations commerciales entre la France et l'Angleterre ). Les représentants du commerce parisien, bordelais, charentais, havrais et des autres régions exportatrices en Angleterre, prenaient contact avec les comités commerçants anglais et l'on devine que le sujet de leur entretien fut tout pratique et commercial. En réalité, dans ces sphères commerciales françaises, la pensée dominante, quand on parle d'un rapprochement franco-anglais, est celle d'un traité de commerce pour ces milieux, épris à juste titre des réalités, l'entente cordiale v eut dire avant tout entente commerciale. Au congrès de Podensac, auquel nous avons fait allusion plus haut, ce.sentiment s'est nettement marqué il s'est exprimé par des voeux l'union politique et économique entre les deux pays, par des discours et finalement par le vote de cette résolution « que des négociations soient au plus tôt engagées avec l'Angleterre, les Etats-Unis et la Russie, pour la conclusion d'un traité de commerce et de réciprocité à long terme assurant une stabilité indispensable ». Dans cette région viticole, on a montré les heureux effets sur notre vente de vins en Angleterre, des traités de 1860, l'influence néfaste de sa disparition en 1880 l'on s'est plu à espérer qu'un nouveau traité permettrait de reconquérir les débouchés perdus, soit en supprimant l'impôt de guerre établi en Angleterre en 1900, soit cn ramenant d'anciennes relations abandonnées aux époques de tension politique et de ressentiment réciproque.

Ainsi, comme l'a écrit un organe faisant écho à ces doléances, le but à poursuivre consiste « à consolider au profit de la France le bénéfice d'une liberté d'exportation qui ne doit pas rester précaire et, en même temps, à préparer des garanties légitimes, pour ceux qui nous auront assuré cette liberté nécessaire. )) Un accord commercial, tel est le résultat qu'espèrent nosexportateurs, le motif très utilitaire et point du tout sentimental qui les pousse à un rapprochement franco-anglais.

III

L'INTÉRÈT FRANÇAIS

Si l'on envisage la question à un point de vue exclusivement national, quel est donc !'intérêt français ? Il est, à notre sens, de

TOME XXVII.


regarder ce rapprochement comme une affaire à conclure et à bien conclure. Sans se laisser égarer par des pensées étrangères, il faut faire de la politique réaliste, il faut apercevoir clairement qu'il importe surtout de mener à bien une politique économique délicate, puisqu'elle doit tenir compte de la nécessité de protéger notre industrie et notre agriculture, tout en satisfaisant dans lalimite du possible une cliente qui réclame des débouchés pour ses propres produits ainsi, il s'agit avant tout d'un marché commercial qu'on nous propose, d'une entente limitée, au moins jusqu'à nouvelle occurrence, à cet ordre d'idées.

Importe-t-il de la transformer en combinaison politique, de réaliser ce que l'on a appelé la deuxième étape du rapprochement? A notre sens, tout ce qui tendrait, soit d'une manière généralisée, soit pour partie, à transformer le système de nos alliances, à substituer à la Duplice une Triplice occidentale (France, Angleterre, Italie), constituerait une faute capitale pour notre politique extérieure: certains esprits poussent à une telle action à propos des affaires macédoniennes ils trouvent que le programme austro-ru~se est insuffisant et que l'action des trois puissances de l'Occident doit faire sentir spn influence concertée à Constantinople sans entrer dans le fond même du débat, sans savoir s'il ne faudrait pas distinguer entre le désirable et le réalisable, nous nous contentons de penser qu'il importe avant tout de faire agir notre diplomatie non point contrairement à celle de la Russie, non point même parallèlement à celle-ci, mais conjointement avec elle, selon un plan concerté quelle que puisse être la pensée personnelle de la France, ce n'est que d'accord avec la Russie que nous devons en faire prévaloir la réalisation entière ou fragmentaire.

Agir autrement, ce serait consciemment introduire un germe de dissension dans l'accord franco-russe et si nous devons par humanité por ter intérêt aux Macédoniens, nous avons le strict devoir de nous attacher à l'intérêt vital de notre patrie plus encore qu'à une cause étrangère, quelle qu'elle soit.

Or, il apparaït en ce moment en Europe certains signes qui peuvent n'ètl'e que des manifestations passagères, mais qui pourraient amener de plus graves événements: l'observateur politique aperçoit une nouvelle Sainte-Alliance en puissance, qui pourrait prendre forme à la faveur de certaines tendances politiques et de certaines circonstances diplomatiques tandis qu'en Italie et en Francc le pouvoir est aux mains des partis politiques les plus avancés, il se produit en Allemagne et en Russie un mouvement


de réaction très marqué en Allemagne, en face de la démocratie socialiste montante, arrivant à s'emparer d'un nombre de sièges électoraux inespéré, réunissant sur ses candidats un nombre de suffrages considérable, les partis dits bourgeois commencent à s'effrayer et se resserrent autour du trône impérial. Il est malaisé de dire encore à quoi mènera ce mouvement, si l'on voudra jouer la grosse partie d'un coup d'état contre le suffrage universel déjà, depuis quelques années, le bruit avait maintes fois couru que l'empereur goûtait peu cette invention bismarckienne; on lui attribuait un mot « l'Allemagne avait besoin de bouillon Bismarck lui a fait prendre du champagne » il croyait cette boisson française peu appropriée aux estomacs teutons. Reprendra-t-il ce projet ? on ne sait. En tout cas, la tendance réactionnaire est aujourd'hui prépondérante à la cour de Berlin.

En même temps, comme on sait, la lutte contre les éléments hétérogènes et radicaux n'est pas moins accusée en Russie que dans l'Empire allemand.

Or les empereurs de ces deux états, dont la tendance politique est si semblable, viennent de se rencontrer à Wiesbaden en novembre igo3 et, si l'on en croit certaines informations, qui paraissent exactes, une entente entre eux aurait été jetée, et qui aurait peut-être pour objet ccrtaines éventualités d'ExtrêmeOrient.

En même temps, et depuis plus longtemps, depuis 1897, la Russie a conclu l'entente que l'on connait, avec l'AutricheHongrie; elle n'a jusqu'à présent, qu'un but le statu quo balkanique et la paix dans ces régions. Mais elle a déjà résisté à l'épreuve de six années, et quelles années On poul'l'ait donc être tenté d'en étendre la sphère d'application et par là se trouveraient jetées les bases d'une nouvelle Sainte-Alliance conservatrice des trônes et de l'ordre social contre les influences pernicieuses de l'Occident, de l'Italie radicale et de la France révolutionnaire; ce serait la résurrection de l'alliance des trois empereurs, autant sociale et dynastique que politique. Soyons sûr qu'un tel projet, traditionnel en Prusse, a dû germer dans l'esprit de Guillaume II, pour exciter la défiance à notre égar d dans l'âme du tsar et raffermir l'entente austro-allemande.

En présence d'une telle situation, la plus élémentaire prudence exige que nous ne donnions pas vie et croissance à ce qui n'est encore qu'un germe, que nous espérons mort-né de toute faute diplomatique, notre adversaire d'outre-Rhin s'emparerait avec empressement, et nous ne devons pas prêter les mains à ses


projets en voulant faire, comme dit le chancelier de Bülow, un tour de valse avec l'Italie ou l'Angleterre.

Quant à soutenir actuellement qu'une entente anglo-italo-française pourrait se substituer avantageusement pour nous à l'alliance russe, nul, je le pense, n'osera encore le dire qu'une entente effective, non platonique, puisse se nouer, c'est ce qui est plus que douteux l'Italie, quoiqu'on en dise, n'a pas abandonné la Triplice et n'en a nulle intention; elle trouve son compte au jeu de bascule entre les deux groupes alliés européens et, par un esprit de combinazione bien italien, elle flirte à Paris, tout en demeurant mariée à Berlin. Quelle garantie de stabilité elle nous offre! Quant à l'Angleterre, il n'est aussi rien moins que certain qu'elle veuille entrer dans de telles combinaisons dans la séance de la Chambre des Communes, à laquelle. nous avons déjà fait allusion, lord Cranborne, sous-secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères, a formellement déclaré « qu'aucun ministre n'a préconisé d'alliance avec une nation européenne, sauf avec le Portugal n, et l'on sait assez que c'est là pour l'Angleterre une politique traditionnelle à laquelle elle ne semble, jusqu'à nouvel ordre, ne rien devoir changer.

Au surplus, dans l'hypothèse, encore improbable, où nous pourrions passer des accords avec ces deux nations, qui ne voit à quels dangers nous courrions; nous pousserions les trois empir,es à former un bloc colossalement puissant, surtout contre nous nous rejetterions l'Autriche-Hongrie, déjà rongée par le Pangermauisme, dans les bras de l'Allemagne; nous lâcherions le certain, l'alliance russe pour l'incertain, une entente, dont nous n'avons point fait l'épreuve, avec l'Angleterre et l'Itali~; surtout nous mettrions en péril nos intérêts essentiels clairement indiqués par des siècles de tradition et l'évidence géographique sur le continent, notre rival naturel a toujours été l'Etat qui, sous divers noms, s'est étendu à l'est de nos frontières; ce fut longtemps la maison d'Autriche, aux visées mondiales, qui nous enserrait de trois côtés comme ehacun sait, la maison d'Autriche est aujourd'hui à Berlin, selon le mot répliqué en 1866 à Napoléon III, et le Hohenzollern est plus aventureux, plus ambitieux qu'autrefois le Habsbourg.

Or, traditionnellement, toutes les fois que nous ne nous sommes pas sentis certainement supérieurs en force à nos voisins (et cette conscience, nous l'avons eue par exemple.sous Louis XIV), nous avons cherché des appuis à l'est, diversion naturelle pour prendre à rebours l'ennemi qui nous venait sus ce furent la Suède, la


Pologne, la Turquie l'entente franco-turque, constante au xvi3 et au XVIIIe siècle, ne s'explique pas autrement ce n'était que contraints et forcés que nos rois très chrétiens faisaient suivre aux deux diplomaties une marche parallèle et aux deux armées une direction concertée mais géographiquement il nous fallait comme appui un Etat fort situé à l'est, au sud-est et au nord-est, peu importe, de notre rival continental, pour espérer de cette entente un effet utile. Or, aujourd'hui, c'est le Russe qui joue ce rôle à notre égard déjà Pierre le Grand venant à Paris au début du XVIIIe siècle proposait au Régent son alliance et disait « Je vous tiendrai lieu de Pologne, de Turquie et de Suède ». A la veille de 1:;89, puis à la veille de 1830, la même alliance fut sur le point d'aboutir, amenée par les mêmes conditions immanentes. Aujourd'hui donc qu'elle a été heureusement conclue, nous avons le droit de dire qu'elle doit rester la base essentielle de notre politique étrangère.

k

Mais, comme nous l'avons vu, certains hommes politiques. reconnaissant pleinement la valeur unique de l'alliance francorusse, aspirent cependant à y adjoindre un pacte, sinon d'alliance, du moins d'amitié avec l'Angleterre. Que penser, au point de vue de l'intérêt français, de cette espérance? Convient-il de lier partie, car au fond, c'est cela, contre l'Allemagne avec l'Angleterre? Est-il préférable de s'entendre (d'une façon limitative, en matière coloniale) avec l'Allemagne contre l'Angleterre ? Dilemme cruel et constamment posé, délicat à résoudre, presque angoissant de prime abord.

Cependant, remarquons que, si un second appui peut être d'une utilité incontestée pour l'action de notre politique extérieure, il ne lui est pas indispensable ce n'est pas l'alliance nécessaire c'est une entente par surcroît. Au surplus, en vue de maintes éventualités, elle nous serait précieuse mais est-ce à dire, pour cela, qu'il faille lier notre diplomatie à celle de l'une ou de l'autre de ces deux puissances, d'une manière généralisée ? nous ne le croyons pas. Quoi qu'on fasse, l'Angleterre sera une rivale en matière de politique maritime et coloniale, comme l'Allemagne en matière de politique continentale et sans doute cette rivalité peut demeurer pleinement pacifique elle n'est point exclusive de relations amicales, de bonne entente et de rapprochement nous pouvons, de même que la Russie, poursuivre une politique de paix vis-à-vis


de l'Angleterre, par de mutuelles concessions néanmoins, il serait d'un optimisme un peu forcé, d'espérer que maintes questions ne nous mettront point forcément aux prises; un esprit de bon vouloir réciproque les pourra résoudre en paix; mais peutêtre, étant donné l'histoire et les ambitions britanniques, serait-il imprudent de compter sur ce désir de bons rapports réciproques pour échafauder une politique d'accord étroit, du concert généralisé.

Vis-à-vis de l'Allemagne, et sans qu'il soit besoin d'insister, nous en dirons autant. Ainsi, au dilemme que l'on posait, nous répondrions ni l'une, ni l'autre, si l'on veut de l'une ou de l'autre, faire le point d'appui permanent de notre diplomatie. Mais veut-on, au contraire, en vue d'un réstclf~~t spécial x atteindre et qui apparaît à un moment donné comme le but désirable des efforts de notre politique, veut-on lier partie avec l'une ou l'autre de ces puissances, alors, à notre sens, la réponse doit changer; et c'est selon les circonstances que l'on doit se prononcer. A-t-on en vue la libération de l'Egypte, croit-on qu'il y a là une politique utile à suivre? Dans ce but, et limité, autant que possible, à ce but, une entente avec l'Allemagne est désirable, sinon nécessaire; préfère-t-on renoncer à remettre en question l'affaire d'Egypte, nous faire payer en concessions des concessions de notre part, c'est à l'Angleterre que nous nous adresserons. En somme, selon nous, ce n'est pas un principe géné- ral, mais la direction immédiate assignée à notre politique extérieure qui doit permettre de nous prononcer à chaque moment entre les deux puissances.

Quant à prétendre que, dans le conflit possible anglo-allemand, nous devrions dès aujourd'hui prendre place, nous estimons qu'il y aurait là une imprudence certaine, à moins que, dès aujourd'hui, l'une ou l'autre des puissances soit disposée (ce qui est encore improbable) à payer très cher une entente, prix du risque, indéniable que nous courrions car, ce serait, dans les deux cas, nous qui serions le plus exposés aux coups de l'ennemi, soit sur la frontièl'e du Rhin, soit dans notre domaine colonial. Notre rôle paraît donc devoir être, en pareille occurrence, celui d'un spectateur, lié ni d'un côté, ni de l'autre, mais assez avisé pendant le conflit pour profiter des occasions qui se pourraient présenter. Sans donc suivre vis-à-vis de la Grande-Bretagne ou de l'Allemagne cette politique inconsidérée que M. de Bülow caractérisait en disant que c'était « faire le voyou dans toutes les rues » (den Hans in allen Gassen xu spielen), et tout en sachant à l'occasion


nous rapprocher de l'une ou de l'autre selon notre intérêt immédiat, nous ne pensons point qu'il faille pousser plus avant et prétendre trouver à Berlin ou à Londres un point d'appui solide et permanent. Si l'on voulait le chercher quelque part, si l'on essayait de renforcer par là l'alliance franco-russe, il nous semble qu'on devrait jeter les yeux ailleurs on pourrait penser tout d'abord à l'Espagne ou à fItalie sans doute l'alliance avec la première, proposée par M. Silvela, soutenue par M. Canalejas, vue avec faveur par les républicains de la péninsule, devrait être" bien accueillie, si elle ne nous coûtait point trop cher au Maroc mais elle ne nous serait, par le fait de la situation géogra.phique, que d'une très r elative utilité quant à l'Italie, si elle voulait bien renoncer à son jeu de bascule, qui lui a été si profitable ces derniers temps, si elle se résolvait à renoncer à la Triple Alliance, qu'elle a renouvelée ~t Berlin le 28 juin 1902, en concluant la même obligation fondamentale à notre égard que dans l'ancien pacte, si elle nous promettait, en cas de péril, un appui effectif et ne se contentait pas de conclure avec nous un accord par lequel nous lui acccordons ce que seuls nous pouvons lui disputer (la Tripolitaine), pour recevoir d'elle la simple assurance qu'elle n'aura aucune prétention sur une terre oit elle n'en peut avoir aucune (le Maroc), si ces conditions indispensables se remplissaient, alors nous pourrions prendre en sérieuse considération « la seconde étape du rapprochement franco-italien » jusque-là, réjouissons-nous de la « première étape précieuse en bons rapports désirés et ne nous pressons point songeons que nous avons le choix, qu'il se noue, depuis 189:7, comme nous l'avons rappelé, des liens politiques entre l'Autriche et la Russie, pour le statu quo balkanique et le maintien d'une égalité d'influence, comme on le vit plus d'une fois au cours de l'histoire de la question d'Orient depuis le XVIIIe siècle ce nouvel essai peut être fécond en heureux résultats, si au lieu de le faire par nos fautes se transformer en nouvelle Sainte Alliance, nous savons le laisser s'affirmer, peut-être s'étendre et se modifier comme l'a dit M. Hanotaux « Suivez avec soin les événements. Si l'entente austro-russe l'emporte, si elle résiste à cette épreuve décisive, il y a le ~erme d'une nouoelle Eut-ope (1) ».

(1) Hanotaux, la Paix laline, 1903, p. 332.


Mais c'est là l'avenir; quand au présent et à notre politique de rapprochement vis-à-vis de la Grande-Bretagne, le profit que nous pouvons espérer en tirer peut s'analyser à un double point de vue politiquement, il est désirable que nous résolvions pacifiquement avec la Grande-Bretagne les différents qu'un peu partout nous avons avec elle nous devons souhaiter opérer cette liquidation dans un esprit de bonne entente cela d'abord la facilitera, évitera les dissentiments il'l'itants; puis, comme dans les circonstances actuelles, il y a tout lieu de croire, qu'en cas de conflits graves, nous ferions comme en 1898, nous céderions, il vaut mieux, plutôt que de se laisser acculer pour reculer, s'entendre dans la même appréciation loyale des intérêts essentiels de chaque Etat, comme M. Etienne en a tracé le programme dans les Questions diplomatiques et coloniales, dans la National Reaieav et dans son discours au diner de l'Union coloniale.

Commercialement, cette politique de rapprochement peut aussi être fructueuse il ne faut point oublier que l'Angleterre est tout à la fois notre meilleure acheteuse et notre meilleur vendeuse, mais beaucoup plus acheteuse que vendeuse. En 1902, nous lui avons envoyé pour I.2?? millions de marchandises, soit 30 0~o de notre exportation totale nous avons seulement reçu pour 582 millions, soit I3 de notre importation totale. Ce chiffre d'échange considérable de I. 859 millions, soit 22 o/o de notre commerce extérieur, s'accroît d'une façon assez régulière et au bénéfice surtout de nos ventes; c'est ainsi que nos échanges ont passé, de 1892 à 1902, de 1.557 à 1.859 millions, parmi lesquels nos achats sont demeurés relativement stationnaires (53o en 1892, 582 en rgo2), tandis que nos ventes sont sensiblement accrues (1.02? en 1892, 1.975 en 1902). Nos relations commerciales avec l'Angleterre sont donc de toute première importance et d'un intérêt vital pour notre pays il importe de les développer et en tous cas de ne pas les laisser se restreindre or, les projets de Zollverein impérial, avec droits différentiels au profit des colonies anglaises, peuvent atteindre de menaçante façon notre comruerce qui rencontre déjà sur le marché anglais ces produits coloniaux. Si même la politique de M. Chamberlain ne triomphe pas auprès des électeurs du Royaume-Uni, il faut prendre garde qu'une autre politique parait rallier un grand nombre de suffrages, et d'abord ceux de M. Balfour et du Ministère unioniste; c'est


la politique dite de « retaliation » ou de réciprocité, pr éconisée par les Notes économiques sur le libre échange insulaire du Premier anglais il ne s'agit plus, ou du moins pas encore, car ce n'est qu'un premier pas dans la pensée de ses promoteurs, il ne s'agit plus de droits d'entrée contre les produits étrangers au bénéfice des produits coloniaux; mais on veut que les nations qui profitent du marché anglais laissent aussi le marché anglais profiter du leur; en d'autres termes, les débouchés que leur oflre le RoyaumeUni resteront ouverts et libres, comme à l'heure présente aucun avantage ne sera fait aux produits coloniaux, mais c'est à une condition ces Etats, qui jouissent aujourd'hui de cet avantage, sans rien payer, pour ainsi dire, quel que soit leur régime douanier, quelque accueil qu'ils fassent chez eux aux produits anglais, devront accorder à ces derniers une certaine r éciprocité, leur faire quelques concessions pour ouvrir des débouchés nouveaux nécessaires à l'industrie britannique. Sinon, l'Angleterre usera de représailles et établira contre les exportations de ce pays destaxes qui le mettront dans une situation défavorable sur le marché anglais.

Si cette nouvelle politique comme il est possible finit par triompher, que ferons-nous pour sauvegarder notre commerce d'exportation pour ne point subir soit des tarifs différentiels trop élevés, soit des taxes de représailles? il importera peut-être d'accorder quelques concessions, et combien seront alors délicates ces négociations qui mettront aux prises les intérêts protectionnistes et libres-échangistes et qui devront acheter de l'Angleterre le bénéfice de clauses favorables, sans cependant livrer à sa concurrence notre production nationale impuissante à la soutenir. Il sera donc opportun, en pareille circonstance, de pouvoir discuter dans un esprit de bonne entente, chacun se proposant un but de conciliation et voulant éviter toute mesure de luttes douanières.

Ainsi nous devons ne point perdre de vue l'importance de ce courant commercial, prendre garde à tout ce qui pourrait le dévier abandon d'anciennes habitudes essais de nouveaux lieux d'achat, soit pendant des périodes de tention politique, où l'on va s'approvisionner ailleurs, soit après ces moments de cr ise par ressentiment national surtout établissement de tarif différentiel, favorisant partiellement ou totalement le commerce de la métropole anglaise avec ses colonies ou enfin adoption de taxes de représailles, qu: nous mettrait en difficile situation avec le marché anglais. Or, il ne parait pas douteux que la meilleure méthode


pour maintenir, voire augmenter le mouvement d'échange entre les deux pays, c'es,t une pratique de loyale entente et de bons rapports.

Aussi, ne pourrons-nous que nous réjouir d'une politique que nous qualifierons d'une politique de bon voisinage, mais c'est à condition qu'ori ne veuille point y mettre ce qui n'y est point et ne doit point y être il faut apercevoir clairement la réalité et comprendre que nous devons faire un marché, ni plus ni moins do ut des doit être notre ligne de conduite. Nous ne ferons en cela qu'imiter les Anglais et ils nous en estimer ont davantage. On voit donc ce qu'il faut espérer du rapprochement francoanglais il peut nous permettre de résoudre nos différends avec la Grande-Bretagne dans un sincère esprit de franche entente, de conciliation équitable ce respect mutuel de nos droits, cette appréciation loyale et réciproque de nos intérêts essentiels sera une sauvegarde pour le maintien des courants commerciaux existants et permettra d'en assurer le développement. Cet intérêt politique et cet intérêt commercial ont à nos yeux une Ï1Ùportance telle que nul esprit conscientdes besoins nationaux ne peut, à notre sens, critiquer par des raisons de principes cette politique de bon voisinage maintenue dzns les limites que nous avons indiquées et, étant données les circonstances présentes, nous ne pouvons que nous féliciter des initiatives officielles ou privées qui ont propagé l'idée d'unie politique de rapprochement elles ont fini par rendre meilleures et presque amicales les relations diplomatiques entre les deux gouvernements leurs efforts n'ont encore abouti qu'à une promesse pour l'avenir plutôt qu'à un résultat assuré et palpable mais si le traité d'arbitrage du 14 octobre igo3 n'est que l'expression d'un sentiment et n'a pas de valeur propre, du moins doit-on l'envisager comme une affirmation de bonne volonté réciproque nous espérons que celle-ci se maintiendra et permettra de résoudre pacifiquement et loyalement les difficultés qui subsistent, latentes, entre les deux nations et celles qui pourraient être suscitées par certaines éventualités que la crise d'Extrême-Orient oblige à prévoir.

Gabriel Louis JARAY.


LE RADIUM

LES MIRA'CLES

On dirait que la conscience scientifique a hérité de la mysticité, si rare maintenant parmi les clercs.

A mesure que la science, de conquête en conquête, occupe une plus grande place dans la préoccupation humaine, on voit se développer chez l'homme de science un caractère presque religieux. Del'nièrement, causant avec le docteur Albert Robin, le thél-apeutiste célèbre, je prononçai le mot de radium et l'exclamation qui me répondit fut si chargée d'émotion et de pensée profonde, si passionnée, que je crus un instant entendre un enthousiaste et non un froid observateur.

Je ne veux pas répéter les expressions de cet éminent praticien dans une étude de métaphysique peut-être audacieuse mais j'y mets en épigraphe mon impression, comme le symptôme prochain d'une modification de la mentalitéoccidentale. Il sembleque l'homme de science sente naître en luiune conscience sacerdotale cela se conçoit, puisque le mystère se manifeste dans le laboratoire et non plus dans le temple. Nous sommes à la périocle des prodiges scientifiques.

Les dictionnaires théologiques définissent le miracle un phénomène contraire aux lois de la nature et qui ne peut être l'effct d'une cause naturelle.

Les lois de la nature nous étant aux trois quarts inconnues, comment discerner qu'un phénomène leur est contraire ? Qu'est-ce qu'une cause naturelle ? Celle qui régit les solides, les gaz ? ail bien faut-il prendre « naturel n, dans le sens de manuel et d'académique ?

Phénomène anormal en face d'une norme ignorée, le miracle n'est miracle que pour une date et un lieu. Les bas-reliefs égypticns nous montrent des troupes armées du bommerang, ce bois coudé, qui revient dans la main qui l'a lancé après avoir frappé le but. Aucun occidental ne manie cette arme, aucun n'explique son mode physique. Si, de Sorèze, le père Henri Lacordaire avait fait entendre sa voix à Paris, on aurait crié au miracle aujour-

ET


d'hui, ce phénomène constitue un service publie. Si la caravelle de Christophe Colomb eût vogué sans voiles, ni rames, par la vapeur, on aurait cru que Dieu ou le diable s'en mêlaient, comme pilote. Le miracle est un phénomène qui contrarie la science officielle d'un temps ou d'un lieu et que les théories universitaires n'expliquent pas.

Saint-Augustin a bien dit que les miracles ne se font pas contre la nature elle-même, mais contre la connaissance que' nous avons de la nature. Mais les théologiens, avec leur façon de manier Dieu pour les besoins du discours comme Euripide, ont distingué entre la volonté générale du créateur et sa volonté particulière, rature fantaisiste du Tout-Puissant sur son ouvrage. Inspirée par un paganisme inconscient, cette notion de l'intervention divine n'a pas rebuté le citoyen de Genève.

Il propose d'enfermer celui qui n'admet pas que Dieu peut déroger aux lois qu'il a établies l'anthropomorphisme a-t-il poussé plus loin ses absurdes conséquences ?

Les savants, aussi sectaires et fanatiques que les clercs, ont attaqué le surnaturel en boutiquiers qui se disputent le client intellectuel, et le positivisme n'a rien à reprocher à la théocratie. Chaque parti a combattu pour l'autorité et non pour la vérité et comme chacun tenait une part de la vérité, la question reste, à cette heure aussi pendante que jamais. Essayons de la résoudre en partant du terrain le plus matériel.

La force d'un homme, à certains états anormaux, diffère quantitativement de celle qui se manifeste à l'état normal. Supposons un individu capable de soulever cent kilos, par le seul exercice musculaire animons-le par un péril imminent ou une frénésie passionnelle il soulèvera deux cents kilos. Personne ne conteste l'augmentation de la puissance physique dans un cas de détresse ou de fureur.

La loi naturelle est représentée dans l'acte de soulever cent kilos; en soulever le double, constitue un miracle.

Comment s'opère ce redoublement de force musculaire? L'âme, musculairement, est aussi impuissante que le muscle le serait animiquement.

L'état d'âme est la cause du surcroît de force mais comment ce surcroît de force se réalise-t-il?

Les mouvements de l'âme dynamisent le principe vital en l'arrachant momentanément à son rôle périphérique et localisé, pour le rendre radiant et susceptible de toutes les modalités virtuelles. Dans le ravissement, l'énergie se concentre aux yeux, comme elle


affluera aux mains de l'individu suspendu sur l'abime. Combien de saints furent affectés d'une hypertrophie du cœur, répercussion organique de leur amour de Dieu. L'intimité du corps et de l'âme, beaucoup plus étroite qu'on ne le croit, produit un mouvement incessant que traduit un terme héraldique « de l'un en l'autre ): tantôt Je déterminisme physique l'emporte et tantôt l'animique triomphe dans ce dernier cas, on crie au surnaturel et à tort; l'homme se manifeste également dans les deux cas, et le physiologiste, esprit incomplet, devra se réunir au psychologue pour la découverte d'une science synthétique,

Par quelle expérience surprendra-t-on le travail dynamique qui aboutit à une vér itable mobilisation des forces vitales ? Dans quelle clinique trouvera-t-on le passage du vitalisme périphérique à la projection radiante?

Du moins, on étudiera, chez les saints, ce phénomène à l'état constant.

Physiologiquement, le saint est celui dont la volonté à modifié les lois de relation entre son àme et son corps, et qui se tend à se dématérialiser.

Sainte-Rose de Lima, passe cinquante jours avec une bouteille d'eau et un petit pain. Le solitaire Nicolas de Flue ne mangeait à peu près rien. Hugues, évêque deLincoln, fit surveiller par quinze clercs une religieuse de Leicester qui n'avait pris aucune nourriture depuis sept ans. Beaucoup de faits semblables, et d'autant plus certains que l'Inde actuelle nous les présente à l'état vivant, semblent défier ou le bon sens ou la science, si l'on n'admet pas le théorème suivant.

(( Les lois de relation entre l'âme et le corps sont telles que par adhésion à l'instinct ou par révolte contre lui, L'homme évolue sur un plan exclusivement organique ou sur un autre exclusivement animique. Le principe vital, par longue et absolue volonté, se transporte de l'organique dans l'inorganique ».

Une faculté ou une propriété ne peut être niée pour sa rareté. Il suffit qu'un seul ait fait une chose, pour qu'elle soit humaine. On s'étonnerait moins des résultats, si on suivait l'ascèse mystique et ses redoutables péripéties. Ce n'est pas impunément que l'équilibre cesse et que s'engage cette lutte cruelle entre la volonté et la loi d'espèce. Le jeûne, l'insomnie, les mortifications accablent le corps qui répond par des maladies et une suite de souflrances effroyables. L'Augustin Campi de Pontremoli nous a laissé la relation du cas de Maria Bagnesia qui ne quitta pas son lit pendant quarante-cinq années; elle souffrait dans tous ses


membres et sa résignation ne se démentit pas un instant. Par un effet de la conception individuelle, la douleur physique devient le moyen même de la joie animique, obtenue par réaction. N'oublions pas que cette douleur est acceptée, provoquée même, qu'elle constitue un procédé pratique pour obtenir un surcroît de vie intérieure et comme l'analogie rend toute spiritualité sensible, étudions le grognard de la garde ou le chercheur d'or, le fakir et n'importe quel homme en proie à une passion unique; il nous étonnera par les démentis qu'il donne à la loi d'espèce. Un phénomène qui n'est pas série n'enexiste pasmoins; mettre en doute les vies des saints ou les démonologies équivaut à contester le témoignage humain. Rejetons l'explication du narrateur, mais ne doutons pas des anciens procès verbaux les yeux du moyenâge et de la Renaissance voyaient aussi bien que les nôtres. Sans tenir compte des systèmes ou spiritualistes ou positivistes nul, ne contredira cette notion que le déterminisme animique change la potentialité de l'homme en modalité comme en puissance. On peut donc reprendre les propositions précédentes et dire l'homme est une source de chaleur, de lumière et d'électricité qui, à l'ordinaire, sont consommé5 par l'entretien de la vie et aux divers modes de la vie sensorielle. Extraordinairement, (l'extraordinaire est un déterminisme animique qui se substitue au déterminisme physique) cette source d énergie rayonnera du mouvement susceptible des plus diverses applications.

Pour convaincre, on emploie des prémisses admises par la majorité je ne nuirai pas à la théorie que je présente en acceptant la base matérialiste.

L'homme, considéré dans son unité, présente trois mutations cardinales de l'énergie, soit qu'on s'élève du concret à l'abstrait, à posteriori comme la science; soit, au contraire, qu'on descende de l'abstrait au concret comme la théologie sensation, sentiment, et idée.

En ne considérant ces termes qu'à un point de vue de sériations, ils conviennent aux positivistes eux-mêmes; admettons que les passions et les pensées ne soient que des métamorphoses de l'énergie vitale opérant sur des portées différentes.

L'individu, incontestablement, peut transposer son énergie d'une portée à l'autre et produire dès lors des phénomènes contraires à la loi d'espèce, et selon des potentialités idiosyucrasiqucs.

Un saint est un homme à l'état radiant; chez lui,' l'énergie, n'étant plus employée à la vivification des sens, obéit à la volonté


rendue puissante par l'unification; il peut opérer des prodiges. Pascal, à l'instar de ses prédécesseurs, voyait dans les prodiges une preuve de la vérité religieuse et il n'est pas un prêtre qui ne trouve aux Noces de Cana et au tombeau de Lazare les preuves majeures de la divinité du Christ. Ce sentiment, qui fut ingénu à l'origine et qui n'est plus que routinier, ne saurait être défendu.

Toutes les religions ont eu leurs saints et tous les saints ont fait des miracles sans invoquer nommément les annales d'aucune secte, il n'y a qu'à se souvenir des exploits du Malin. Les sorciers sont aussi étonnants que les bienheureux et même en acceptant la définition ecclésiastique, ils violent la loi naturelle d'une façon bien plus étrange. ·

Directeurs experts, inquisiteurs expérimentés hésitèrent toujour à classer les phénomènes en divins ou en sataniques. L'enthousiasme dynamise la force humaine et la projette virtuellement, quel que soit l'objet invoqué. La sainteté ou état radiant étant une faculté acquise sans rapport avec telle ou telle doctrine, ceux qu'on nomme familièrement « les saints à miracles » ne sont pas les génies, les écrivains suréminents. On ne parle pas des miracles d'un saint Augustin, d'un saint Thomas. Pour faire un miracle, c'est-à-dire pour mettre en oeuvre une causalité supér ieure à celle de l'espèce, il faut que l'homme, identifié par l'amour avec son créateur, se soit l'acheté lui-même de la causalité générale. Il dominera la nature et autrui, dans la mesure où il l'aura dominée en lui-même.

Sans la décoûverte imprévue de M. et Madame Curie, on ne pourrait toucher aux matières mystiques d'une façon qui satisfît les esprits religieux et les autres mais, depuis le jour vraiment historique où a été constatée la radio-activité de la matière, l'abîme qui séparait l'étude de l'âme de celle du corps, a été comblé et on peut parler hautement de la radio-activité de l'organisme humain.

Rœntgen, en découvrant ses rayons X, avait ouvert les corps opaques à l'investigation de l'œil. Becquerel constata ensuite dans l'uranium une radiation invisible et sans emprunt à aucun élément extérieur. Enfin, M. et Madame Curie isolèrent un nouveau corps lumineux, de la famille du diamant ses rayons traversent en ligne droite les miroirs et les prismes. Il est électrique et communique la conductibilité même aux corps réputés isolants il est calorique, et un thermomètre placé auprès d'untube de radium donne quatre degrés au-dessus de la température ambiante.


Enfin, le radium communique ses propr iétés à tous les corps enfermés avec lui.

Même enveloppé, il produit sur la paupière fermée une action lumineuse au contact prolongé, il désorganise les tissus; sur les centres nerveux, il tue.

Sans modification de forme ou de volume, ce foyer dégage simultanément de la lumière, de la chaleur, de l'électricité et cette triple énergie a été estimée par M. d'Arsonval à des milliards de chevaux-vapeur pour un gramme de matière.

Il est impossible, à ces traits, de De pas reconnaître l'Alkaest des alchimistes, le dissolvant par excellence, ce sel innommé dont l'énergie pénètre les autres corps. Je ne prétends point que les souffleurs aient connu le radium;"mais; d'après leur description, ils possédaient une substance semblable. On va découvrir incessamment d'autres corps aux propriétés identiques.

Aborder la question des transmutations obligerait à un discours spécial il s'agit de revendiquer comme une conséquence de la découverte admirable de M. Curie que l'homme possède la faculté de radio-activité et que tout le surnaturel recevra prochainement son déterminisme des relations radiantes d'un homme à l'univers et à ses semblables.

La matière est une cristallisation du mouvement, sa polarisation passive; le mouvement est une fluidification de la matière, sa polarisation active.

Non seulement il n'y a pas de corps simples, mais la division essentielle entre la nature et la force est erronée ce sont des états de la même substance et rien autre des états analogues au sommeil et à la veille, à la catalepsie et à l'activité.

La pépite d'or est un mouvement endormi. Claude-Bernard assimilait presque le fait vital au fait physique on suit ses assertions en tirant des parallèles biologiques, au-dessus de la découverte de M. Curie.

Aussi impérieuse qu'une théocratie, mais changeante, indécise imposant son incertitude comme un dogme la science semble avoir hérité de l'intolérance religieuse. Hors du laboratoire point de salut. Il y a dix ans, un homme considérable jetait sa serviette à la fin d'un banquet en criant « il n'y a plus de mystère n. Il n'était ivre que de science cependant.

Un gramme de minerai tombé comme du ciel dans la balance déterministe a chassé en bas le plateau des affirmations universitaires. Il faut recommencer un autre échafaudage et le nouveau, ô déception sera dressé sur un plan spiritualiste. La matière


apparaît tellement subtile et ascendante en ses modalités qu'on sent le point où elle passe à l'état spirituel et justifie la foi. ° L'étonnement, la cur iosité, l'admiration que les phénomènes surnaturels suscitèrent de tout temps prouvent leur extrême rareté. On les a attribués à Dieu ou au Diable. Avant de sourire, évoquons le célèbre défi d'un savant officiel. Renan demandait qu'un miracle se produisît à l'Académie de médecine ou du moins dans un laboratoire devant une assemblée positiviste. Il ne se doutait pas de l'illogisme de sa demande, et laissait voir le caractère peu scientifique de son curieux esprit.

Tout phénomène dépend de certaines conditions qui s'appellent déterminisme. Or, quelles conditions conviennent à la production du miracle ? Un certain état d'âme chez celui qui l'opère et parmi ceux qui entourent l'opérateur, puisque la puissance miraculante provient d'une idiosyncrasie.

Quelle ambiance serait plus réfractaire aux opérations de la foi que celle du scepticisme scientifique ?

A ne vouloir admettre que les faits du laboratoire et de la clinique, on se condamne à ignorer la vie. En vain, la fait-on citer au tribunal scientifique elle ne se rend pas à l'injonction le cadavre ne révèle rien du mystère vital et la puissance radiante du saint ne deviendra jamais la matière d'une expérience; mais elle se trouve justifiée par les effets du radium.

Il existe un fluide humain, analogue en face des autres fluides à la lumière blanche par rapport au prisme, improprement nommé magnétique, appelé aussi astralité. Il a été prouvé par les occultistes et nié jusqu'à ce jour par la science officielle..

Ce fluide d'une radiation invisible est la matière de l'immatériel, le moyende l'impossible et le déterminisme du surnaturel.Instrument véritablement panchreste, remède ou poison, épée ou bouclier, il défie l'opacité ou la densité des corps, il annule la distance c'est de lui que parlait Jésus en disant « Une vertu est sortie de moi » parce que l'hémorroïsse avait touchéson vêtement avec foi.

Ce n'est pas Dieu qui fait les miracles ils sont vraiment trop petits pour un tel auteur. Sa gloire éclate dans l'harmonie et la règle de l'univers. Pourquoi lui attribuer ces rares phénomènes excentriques et anormaux ?

Quoi cette lueur autour d'une tête, cette bonne odeur émanant d'une plaie, cette lévitation d'un homme en prière, cette guérison d'un aveugle ou d'un paralytique seraient l'œuvre du même qui a créé le soleil de nos jours et les étoiles de nos nuits et les fleurs

TOME XXVII.


de la terre, qui a voulu la gravitation des astres et l'évolution de 91'homme jusqu'à l'immortalité, lui offraut une activité éternelle Non le miracle est œuvre humaine. La rareté n'y contredit pas seulement ce n'est pas une faculté d'espèce l'individu le produit. Bien des minerais avaient été maniés et le seul radium nous a révélé la propriété radiante.

Ces coups de conversion dès Actes des Apdtres et des r ecueils ha giographiques, que sont-ils sinondes phénomènes deradiance spirituelle. L'apôtre ou le saint enfermant idéalement son public dans l'orbe de sa virtualité et comme il est dit « trois cents ou deux mille personnes se convertissent. n

Bridaine, qui prêcha deux cent cinquante-six missions. fit bien plus de conversions que l'admirable Massillon.

Les protestants gardent un souvenir de vénération au pasteur Bersier dont les sermons affectaient un ton enflammé, très rare dans cette communion.

L'éloquence, celle qui entraine et convertit ne consiste ni dans l'économie du discours à la Bourdaloue, ni dans la majesté de l'expression, mais dans la radio-activité de l'orateur, qui éveille la radio-activité de l'auditoire. Malgré que leur siège soit dans l'âme, les phénomènes de l'enthousiasme religieux ou patriotique appartiennent au domaine sensible; et leur manifestation emprunte une partie de ses moyens aux puissances dites matérielles. Il faut remarquer les expressions stéréotypées elles contiennent des analogies instructives. « Vous défendez votre ami avec une chaleur « l'assistance se leva comme électrisée ». « A ce moment, il rayonnait ». Ces termes de physique exprimant des phénomènes moraux signifient leur identité.

Étudie¡' l'homme dans son unité, sans obstination à satisfaire une secte métaphysique, telle devrait être le procédé vraiment scientifique.

Si nous contenons un principe immortel, il échappera toujours aux constatations matérielles; si ce principe n'existe pas, la preuve n'en serajamais donnée.

Jusqu"au moment où on voudra écrire une Philosophie des sciences, « spiritualisme ou matérialisme ne désigneront que des passionnalités ou pis encore des syndicats d'intérêts. 1VI. Curie apporte à la religion la plus imprévue, la plus étonnante, la plus victorieuse des sanctions il a, pour ainsi dire, trouvé de l'esprit dans la matière et une abstraction dans un miner ai; il a isolé de l'énergie et montré du mouvement perpétuel.


Un nouveau déterminisme classera désormais des phénomènes jusqu'ici sans sériation. Il y aurait lieu de sonner les cloches et de faire des bulles et dei nnndements d'allégresse. Si le Vatican n'était pas une sacristie on y chanterait un Alleluia le miracle; du radium légitime tous les autres miracle5.

Vous verrez seulement, chez l'ecclésiastique, de l'indiflérence ou de l'humeur il se comporte en enucmi de la science, comme le savant conclut en adversaire de la religion. La question de boutique, plus forte quetout, ne cessera jamais entre ces rivaux l'augure de la tradition et l'augure de l'expérience, se disputeront sans cesse la domination spirituelle, au grand dam de l'humanité. Deux assertions de M. Curie le rendent immortel, car, la découverte est toujours une bonne fortune, même si on l'a poursuivi patiemment.

Ces deux hypothèses, qui seront demain des lois, raccordent le surnaturel au naturel et opèrent la jonction des sciences occultes et des autres

L'espace est' constamment traversé par des rayonnements encore inconnus qui sont arrêtés à leur passage au travers des corps radio-actifs et transformés en énergie radio-active. 2~ La radio-activité existe potentiellement dans tous les corps. Ces rayonnements inconnus forment les relations entre le soleil et les autres astres à l'état cosmique entre l'homme et sa planète entre l'organique et l'inorganique, etc.

Emanant de sources diverses, ils mobilisent sur leur trajet des puissances identiques qu'ils transmuttent en état de radiance. Momentanément, tout corps peut devenir radiant et empmnter un supplémént de force à d'autres corps qu'il pénètre et dont il entraîne l'adhésion.

Le corps humain, sujet aux rayons cosmiques, à ceux de l'organique et à ceux de l'inorganique, actionne à son tour dans le rayon de son activité ses semblables et la nature.

Le fahir, qui fait germer et fleurir une graine dans sa main, émet une radio-activité qui produit en un moment ce que la nature fait d'ordinaire en plusieurs mois.

Aux plus merveilleuses guérisons la théorie radiante fournit une explication.

Certes, tout est à découvrir dans ce nouvel aspect du surnaturel mais parallèlement à la manifestation unitaire du minéral, la radiation humaine affirmée par les alchimistes, expliquée par Eliphas Lévi, expérimentée par Reichenbach et Rochas, arrive à la consécration officielle. Un membre de l'Académie des Scien-


ces, professeur au collège de France, annonçait à ses collègues que MM. Charpentier et Blondlotavaient enregistré l'émanation lumineuse du corps humain. Cette découverte, lieu commun de l'occultisme, a reçu la sanction officielle et; désormais, on va assister à une série surprenante qui vérifiera les plus audacieuses théories de l'illuminisme.

« Une loi n'appartient pas à celui qui la trouve mais à celui qui la prouve et il n'y a de preuves que celles admises par le consensus d'une époque. »

Tel, le droit scientifique. M. Curie ne parait pas connaître les théories magiques et c'est un grand bien les savants se doutent à peine des conséquences spiritualistes du radium et les clercs, habitués à considérer les laboratoires comme des bastilles ennemies, continueront à mâcher les vieilles définitions du catéchisme. A toute encontre, le miracle se définira phénomène de la série radio-active, et qui est l'effet d'une idiosyncrasie dynamique. La nature s'enrichit d'unnouveau continent on admet un phénoménisme transcendental et tellement étendu qu'au moindre pas plus avant l'expérimentateur rencontrera l'abstraction. Au premier aspect, il se produira un profond désarroi la définition pourtant si large de Saint-Augustin se trouve démentie. Les miracles ne sont plus contre la connaissance que nous avons de la nature; ils rentrent dans cette connaissance.

Le plus malade dans cette révolution, c'est le Diable, et il sera vraiment malin s'il s'en tire. Je ne donnerais pas grand chose de son prestige, désormais.

L'auréole du saint perdra-t-elle quelque chose de son éclat? Non, certes 1 il sera comme il fa été, le héros spirituel qui accomplit les travaux de l'ascèse religieuse pour communier plus étroitement que les autres hommes avec son créateur. Les prodigieuses facultés qu'il acquiert dans son effort resteront les récompenses virtuelles de son amour admirable. Serait-ce donc hérétique de prétendre que quiconque, aur a l'âme de frère François, fera ses œuvres?

N'est-il pas excellent, au contraire, d'enseigner qu'il existe un pacte sublime entre Dieu et la créature et que la même ferveur obtient la même.bénédiction partout et toujours que l'Amour infini rend tout ce qu'on lui donne par un double mystère de justice et de miséricorde ?

On enseigne que le monde fut fait de rien. Il fut fait du Verb il est sa radiation sensible.

Le clergé ne se doute pas de l'orientation actuelle des esprits.


La cathédrale d'Amiens ou la messe du papè Marcel ou Parsifal nous semblent des miracles bien autrement mystérieux quetoutes les guérisons de l'évangile. J'avoue sincèrement.que je verrais un aveugle-né recouvrer la vue et Lazare ressusciter, sans aucune idée de suivre le thaumaturge et de croire en lui. La divinité de Jésus est dans l'incomparable beauté de son Verbe, dans l'ineffable amour qu'il a manifesté pour nous cet amour est d'un Dieu 1 Et dans les saints, ses disciples, nous n'admirons pas d'autres traits que ceux de l'amour ceux-là seuls sont divins. Qu'impor te à la foi véritable que le bienheureux reçoive inopinémentle pouvoir de convaincre et de guérir ou qu'il le tire de son intériorité ? Le surnaturel réside dans la pure volonté et non dans le mode ou elle s'exerce.

N'est-ce pas un spectacle effarant que de voir la manifestation spirituelle choisir le laboratoire pour autel? Quel miracle égale cette découverte des propriétés du radium qui dévoile la frontière du monde sensible et force le matérialisme à recevoir cette doctrine de l'unité qui, unie à l'analogie, ruinera bientôt les derniers vestiges de l'athéisme.

Certes, M. et Madame Curie n'ont rien voulu de semblable. Ils ont isolé un métal, rien de plus. Mais ce métal nous induit à rechercher les forces jusqu'ici méconnues de notre espèce et renouvelle l'anthropologie.

Aux mouvements de l'âme correspondent des mouvements de radio-activité; la volonté dispose d'une énergie prodigieuse qui s'exalte par l'unification.

Si les passions et les idées ne sont que desexaltations de l'énergie, si la pensée d'un Newton n'est que l'état hyper-radiant du vitalisme, les anciennes catégories restent exactes et la hiérarchie traditionnelle demeure, les saints et les génies continuent à tenir la tête de l'espèce et incarnent son suprême caractère. La morale trouve dans le phénomène radiant une démonstration imposante et l'idéalisme une légitimation absolue. Cette chose jusqu'ici confuse, le libre arbitre, nous apparaît dans l'emploi de notre énergie. Appliquée à satisfaire nos appétits elle augmente notre relation avec la zone inférieure employée à vaincre ces mêmes appétits, elle nous crée une relation plus vive avec la zone supérieure. De même que le radium peut vivifier un organisme ou l'anéantir, ainsi chaque homme est une source plus ou moins vive de cbaleur, de lumière, s'il est bon et bienveillant de mort et d'ombre, s'il est méchant. Car l'énergie du métal produit des éffets continus et toujours semblables tandis que celle de l'homme se qualifie


selon sa volonté. La Haine et l'Envie irradient de la douleur et du malheur; et la paix n'a été promise qu'aux hommes de bonne volonté, ceux dont la radio-activité est pacifique.

Oui, nos habitudes intellectuelles pèseront encore un temps sur notre jugement. Accoutumés à considérer le merveilleux et le réel comme des termes inconciliables, nous n'accepterons pas volontiers que le phénomène et le 'miracle se confondent ou plutôt se juxtaposent comme les deux volets d'un dyptique en hauteur. Cette résistance à un changement de nos catégories, ne vient pas de ce paresseux attachement aux formules de l'éducation; il nous semble qu'un prodige ne mérite plus ce nom du moment qu'il cède à notre investigation et ce qui s'explique cesse d'être admirable: impression puérile que celle-là. La merveille des merveilles, c'est ia loi de relation et, chaque fois que nous la coustatons, la face du créateur apparaît. Les esprits religieux s'inquiètent du scepticisme scientifique, un savant souvent mérite l'épithète cléricale de « mal pensant. » Mais les scientifistes à leur tour peuvent se plaindre du clergé qui trouve plus simple de dédaigner la science que de la sanctifier. Il est indubitable que l'humanité a un plus grand besoin de vertus que de savoir et que les caractères deviennent plus rares que les talents. Je suis d'avis que la charité est le radium des radiums et qu'il y a lieu de traiter le minerai humain avant toute autre entreprise.

Toutefois, je ne suis pas persuadé que S. S. Pie X soit comme pape ce que M. et Madame Curie sont comme savants. Ce très noble couple n'a point fait de miracles, mais un miracle s'est fait par ses soins. Quoi un miracle laïc, scientifique ? Pourquoi non ?

Dans l'ancienne formule, le miracle était un geste de Dieu répondant à la prière de l'homme dans la nouvelle, c'est un geste de l'homme consonnant à la loi divine. Jadis, quelque chose descendait du ciel; maintenant quelque chose monte de la terre la zone où se rencontrent les deux volontés reste la même. Il faut cesser cette mentalité de sauvages qui n'admirent que par étonnement et ne voient la divinité que dans l'imprévu et le bizarre. La connaissance de l'oeuvre aboutirait à la méconnaissance de l'ouvrier ? Quelle est cette foi qui tremble parce que nous avons fait un pas vers l'intangible et que notre paupière se soulève sur l'invisible ? La science de la matière a pris contact avec l'esprit et s'élève, malgré elle, emportée par le coup d'aile de l'évidence. Cette réconciliation du déterminisme et du prodige marque une date vraiment historique.


Peut-être attendra-t-on des années avant de tirer de la découverte de Curie ses conséquences métaphysiques. N'importe voici les pierres d'attente d't4n édifice nouveau où les plus anciens ennemis réconciliés travailleront de concert et qui aura pour destinanation l'étude unitaire de l'homme.

Désormais, les phénomènes de l'àme possèdent un déterminisme puisque l'énergie constitue le point transitoire entre le phénomène spirituel et l'autre désormais le miracle est sérié. On s'étonne soi-même à écrire ces quelques mots car ils constituent une charte pour l'hitelligence. Quel changement dans les formules et comme les sectaires de deux camps vont pester contre cette paix qui s'impose et réunit des cerveaux qui, jusqu'ici, n'avaient pu s'accorder.

Comment le catéchiste acceptera-t-il que le miracle soit une potentialité humaine, indépendante de la doctrine professée ? Comment le matérialiste conviendra-t-il que la faculté radiante nécessite l'existence et l'immortalité de l'àme ? Les bons esprits chercheront la vérité en réunissant les deux thèses et comme un excès annulera l'autre, on peut prévoir une doctrine synthétique, Expliquer le miracle, ce n'est pas le nier. Assez longtemps, on l'a proposé à la foi aujourd'hui on le présentera à la raison; et j'estime providentiel ce mouvement expérimental qui va, sans en avoir formé le propos, affermir l'idéalisme, en le rendant plausible, certain, réel.

PÉLADAN.


SOIR D'AUTOMNE

Viens le soir s'est penché sur l'étang séculaire dont l'onde cristalline a gar dé, vert miroir,

les der nières clartés du ciel crépusculaire

et le Passé charmant que nous venons revoir. La maison qui, jadis, allumait ses croisées, dans l'ombre où nous errions nous tenant par la main, découpe sur l'azur ses toitures brisées

et n'ouvre plus sa porte aux pauvres du chemin. Nul pas ne vient troubler la tristesse des choses, et seuls nous écoutons, des échos de ces bois, vers nous qui cheminons courbés et bouches closes, monter en palpitant les aveux d'autrefois.

Comme il est doux ce soir voilé d'azur et d'ambre Aux arbres, enlaçant leurs humides rameaux, s'enroulent lentement les brumes de septembre; l'angelus va sonner aux clochers des hameaux. Viens, une fois encore, joignons les mains ensemble, et, nous baissant tous deux vers l'immobile étang, regardons, peu à peu, dans un reflet qui tremble, noslombres s'allonger ets'unir un instant.

Jean RENOUARD.


LA DÉFENSE DE NOS COLONIES

I

Sans être taxé de pessimisme ou de chauvinisme, on a bien le droit de constater que, pour la seconde fois en moins de dix ans, la France est obligée d'envisager l'hypothèse, très invraisemblable fort heureusement, d'une guerre avec l'Angleterre. Ce n'est pas que nos intérêts, matériels et moraux se trouvent en opposition avec les siens, comme en 1898. Mais, de même que nous sommes les alliés des Russes, les Anglais sont alliés des Japonais, et l'on a même dit, au début des hostilités engagées en Corée et en Mandchourie, que les États-Unis et la Graude-Bretagne avaient partie liée avec le Japon, tandis que la France et l' Allemagne étaient secrètement engagées envers la Russie. Sans doute, tout permet d'espérer que le conflit restera limité entre la Russie et le Japon; il n'en est pas moins vrai que notre pays pourrait se trouver entraîné dans des complications futures, et, s'il en était ainsi, il est clair que notre adversaire ne serait ni le Japon ni les États-Unis, mais nécessairement et uniquement l'Angleterre. Ce ne sont pas les bâtiments, plus ou moins endommagés, du Japon, ni les transports atlrétés des États-Unis qui s'aventureraient en vue de nos côtes ce seraient les vaisseaux de la flotte anglaise, dont une escadre ne cesse, depuis l'abri de Gibraltar, de surveiller la Méditerranée.

Ce choc des deux pays, personne ne le désire, pas plus de l'autre côté du détroit que chez nous; s'il se produisait, c'est qu'il serait la résultante fatale d'une situation inextricable, et l'on peut être certain que les hommes d'État de Londres et de Paris réuniront leurs efforts pour l'éviter. Encore est-il sage de le prévoir, puisqu'à nier le péril, on ne s'expose qu'à la honte de la défaite et au juste reproche de l'imprévoyance. Napoléon III, en 18:70, voulait et pouvait empêcher la guerre son entourage l'y a poussé, dans


une sorte de vertige, et l'on sait comment s'est terminée la terrible partie dont M, de Bismack conduisait les partenaires, et dont l'enjeu devait être l'Alsace-Lorraine. Mais, quels que fussent alors les sentiIQ~ptfl personnel$ c~u ~oliverain, combien il lui Cùt été plus facile da maintenir la '-paix s'il avait pu s'appuyer sur une armée nombreuse, bien approvisi nnée, prête à entrer en campagne.

Nous nous garderons de tenter un rapprochement entre cette époque et la nôtre. Depuis que M. Chamberlain ne s'occupe plus que d'économie politique et qu'il consacre toute son intelligence à la destruction de l'œuvre de Richard Cobden, personne, en Angleterre, ne rêve plus de nous faire la guerre. Les récentes visites qu'ont échangées les parlementaires de France et d'Angletere ont montré qu'il y a, des deux côtés de la Manche, nombre d'esprits droits, sincères, qui croient très ferniement que nos deux nations sont faites pour s'entendre et non pour se combattre. Tout les rapproche leur amour commun pour l'indépendance, leurs goûts littéraÏ1'es, et même, et surtout peut-être, la passion qu'ont les Anglais pour le commerce lointain et l'instinctive répugnance dès Français à s'expatrier. Il semble que nous n'ayons ainsi guère de chance d'entrer en conflit, puisque nous ne devons presque jamais nous rencontrer en dehors de nos frontières. Seulement, il ne faut pas oublier que l'Angleterre supporte difficilement que d'autres Européens nourrissent quelque velléité d'expansion coloniale. Notre race n'était pas plus entreprenante au siècle dernier qu'elle ne l'est aujourd'hui mais, il y eut parmi nos ancêtres, quelques illustres exceptions comme on en peut aussi signaler parmi nos contemporains. Champlain, Dupleix, ont été les prédécesseurs de Francis Garnier et de M de Brazza. Par leur ferme initiative, grâce aussi à l'appui de Richelieu, d'abord, et de Colbert, ensuite, ils avaient réussi à doter la France d'un magnifique empire colonial dont nous n'avons su conserver que quelques épaves. A la mort de Colbert, nous ne possédions pas seulement ;des établissements aux Antilles, à la Guyane, sur la côte occidentale d'Afrique; nous occupions une immense partie de l'Amérique du Nord, le Canada et cette fertile et merveilleuse Louisiane où, dans deux mois, nos commerçants et nos industriels sont conviés à' une lutte pacifique et courtoise, à l'exposition de SaintLouis..

Or, un peu plus d'un siècle plus tard, le traité de Paris délimitait nos possessions d'outre-Mer et ne nous laissait plus que


quelques îles, et le Sénégal où nous n'avions pas même un établissement. Lentement, patiemment, l'Angleterre avait mené son oeuvre à bonne fin.

Si nous avions aidé les États-Unis à conquérir leur indépendance, l'Angleterre i'/ était vengée en nous expulsant du continent américain, et peu s'en fallut, durant la période révolutionnaire, que les Antilles tombassent également en son pouvoir. Que fût-il advenu si nos petites colonies n'avaient pas été suffisamment protégées ?

Sans doute, leurs habitants déployèrent un zèle et un courage admirables nos compatriotes de la Guadeloupe équipèrent des navires en corsaires et donnèrent la chasse aux bâtiments anglais. Mais si les forts n'avaient pas résisté, si leurs canons n'avaient pas coulé les embarcations qui portaient les coropagnies de débarquement, toute résistance eût été impossible. Du domaine colonial de Colbert, il n'eût rien subsisté, pas même le moindre vestige.

Encore une fois, nous ne pensons pas que l'Angleterre ait aujourd'hui le dessein de nous ravir l'Indo-Chine ni même Madagascar. Mais on se tromperait fort si l'on oubliait que les hommes d'État de Londres, à quelque parti qu'ils appartiennent, sont enclins à nourrir de vastes et lointaines ambitions; il est bien rare qu'ils travaillent seulement pour l'heure présente. C'est à l'avenir qu'ils songent et c'est ce qui fait leur gloire et la grandeur de leur pays. S'ils voient de loin et s'ils voient juste, ils sont assurément inquiets sur les destinées de leurs possessions des Indes. Les progrès incessants de la Russie, qui s'en rapproche par voie de terre, ne peuvent pas les laisser indifférents, et ce n'est un mystère pour personne qu'ils regrettent de s'être laisser devancer par nous au Tonkin. Ils comptaient sur le Japon pour opposer au flot montant de l'invasion moscovite une digue solide. Oserait-on affirmer que si l'occasion se présentait pour eux de prendre notre place en Indo-Chine, ils ne s'empresseraient pas d'en profiter?

Le plus sûr moyen de prévenir tout désir de ce genre, même entre amis, c'est d'être assez fort pour s'opposer à sa réalisation. En un mot, et pour nous résumer, nul n'envisagera même la possibilité séduisante de nous enlever nos colonies, si l'on est bien convaincu que nous sommes en mesure de les protéger. En est-il ainsi ? Le moment parait opportun pour l'examiner.


II

Dans un de ses derniers numéros, un journal spécial, la Fr·ance militaire, publiait l'article suivante

« Lorsque les troupes japonaises seront sur le point d'être anéanties, l'Angleterre se souviendra du but de son alliance, diplomatiquement d'abord, et aussi. longtemps qu'elle le pourra; puis, forcément, par les armes et cette intervention nous entraînera fatalement dans le conflit, c'est incontestable. Ce sera la fin de l'entente cordiale qui aura vécu ce que vivent les ententes cordiales de cette nature: l'espace de quelques voyages agrémentés de quelques banquets.

« Bref, ce sera la guerre entre la France et l'Angleterre, et il n'est peut-être pas inutile de se demander si, depuis l'époque de Fachoda (nom que nos voisins voudraient supprimer sur les cartes, mais qu'ils ne parviendront pas.à rayer des cœurs français), il y a quelque chose de changé.

« Eh bien oui, il y a quelque chose de changé, il y a même beaucoup de changé, dans notre état de préparation à la guerre nous voulons parler de la défense de nos colonies. On se souvient des terribles angoisses qui nous étreignirent tous en 1899, lorsque le gouvernement français dut avouer que nous n'étions pas prêts pour garder nos possessions d'outre-mer et il peut être intéressant de savoir si nous en sommes. au même point aujourd'hui.

( Notre incompétence ne nous permet pas d'affirmer que notre flotte est mieux ou moins bien préparée à la lutte qu'à cette époque néfaste; mais, pour ce qui concerne les points d'appui que cette flotte doit trouver en différents endroits de la sphère terrestre, nous pouvons dire que la plupart sont prêts à jouer leur rôle. Et pour nous en tenir aux principaux, et sans divulguer des secrets qui sont, d'ailleurs, les secrets de Polichinelle, nous pouvons bien constater que la mise en état de défense de Fort-deFrance, chef-lieu de la Martinique, est complètement achevée qu'il en est de même de l'organisation de Diégo-Suarez, où, en deux ans, la haute valeur du général Joffre, soutenue par l'énergie du général Gallieni, a fait des prodiges.

« Le cap Saint-Jacques, près de Saïgon, a été mis en état de défense, sous le gouvernement de M. Doumer, grâce au caractère élevé de ce gouverneur général, qui, ne craignant pas


d'engager sa responsabilité malgré des difficultés de toutes sortes venues de la Métropole, a fait là une oeuvre qui doit faire dire de lui qu'il a bien mérité de la patrie.

« Il reste, il est vrai, Dakar à organiser mais ce port est plus voisin des côtes françaises ».

Tels sont, résumés le plus brièvement possible, les progrès accomplis depuis cinq ans. Les documents officiels, les notes publiées avant 1898 dans différents recueils nous permettent de dire, sans divulguer aucun secret, quelle était, avant cette date, l'organisation défensive de nos colonies.

Parmi toutes nos anciennes colonies, le Sénégal est certainement celle dont l'organisation administrative et militaire est la plus complète. Les troupes qui y résident, et qui sont sous les ordres d'un colonel d'infanterie ou d'artillerie de marine, comprennent, outre d'importants détachements d'infanterie et d'artillerie, deux escadrons de spahis sénégalais, deux compagnies de disciplinaires et un régiment de tirailleurs sénégalais, dont les cadres sont européens. Il s'y trouve, en outre, quelques batteries d'artillerie, deux détachements d'ouvriers d'artillerie et une compagnie de conducteurs sénégalais. C'est l'artillerie de marine qui assure le service du génie, comme dans toutes nos colonies, à l'exception de Madagascar. Toutes ces troupes sont réparties entre Saint-Louis, Dakar et les postes des Rivières du Sud, du Haut Fleuve et du Sénégal. Nous possédons dans Dakar le plus beau port de la côte occidentale, aussi important au point de vue eommercial qu'au point de vue stratégique. A ce dernier titre, Dakar a été classé comme point d'appui de la flotte, et des travaux ont été entrepris sur les fouds du budget du ministère de la Marine et du budget du ministère des colonies. On a également reconnu la nécessité de lui donner un outillage commercial qui lui faisait complètement défaut un projet de port de commerce a déjà été établi son exécution doit marcher de pair avec celle d'un port de guerre dont elle est le complément nécessaire. Le chemin de fer de Dakar à Saint-Louis, qui est exploité par la Compagnie de construction des Batignolles, est une ligne stratégique par excellence, et qui permettrait de transporter rapidement les troupes d'un point de la côte à l'autre.

Malheureusement, la plupart de nos autres colonies, sauf toutefois l'Indo-Chine, sont privées de moyens de communications analogues. A ce point de vue, nous n'avons pas, jadis, suivi l'exemple des Anglais qui, eux, ont multiplié les chemins de


fet~ militaires. La phis remarquable de ces voies stratégiques est le éhemin de fer de l'Ouganda

« Comme dans toutes les colonies oit Une politique d'expectative et de tâtonnement lui a paru être la meilleure préparation à une politique d'action vigoureuse, l'Angleterre avait cbn3ëllti¡ au lendeillain tnême des traités qui lui assuraient la souveraineté des sources du Nil, à uile compagnie privilégiée, l'Impérial British East Aftica. Conipany, une véritable délégation dé souveraineté. Mais aussi, dès qu'il appàrut que le madhisme ne se contenterait pas du Soudan égyptien qu'on lui avait étourdiment abandonné, et que ses tentatives d'hégé~onfe musulmane devënaient d'autant plus inquiétantes que lie nouveau khédive manifestait quelques velléités d'indépendance, l'empire se substitua à la compagnie privilégiée et sa l~remi~ére pensé~ fut de construire l'apidement le chemin de fer, dot1t l'ingénieut' Macdonald venait d'étudier, très superficiellement li'âilleUl's, le ti-aeê, pour pouvoir jeter en quelques jours l'élite de ses troupes indiennes au coeur même du Soudan. L'~t1treprise était gigantesque. De Mombaz à Port-Florence, il n'y avait pas moins de 935 kilomètres à fr anchir sur plus de la moitié du parcours, la ligne devait traverser des steppes si arides que les locomotives ne trouveraient même pas à s'y appi·ovigionrier en eau la main-d'oeuvre faisait complètement défaut, et, ~Ul'tout, il avait des altitudes de 1660, de 2520 mètres, séparées par des failles prfafondes. Cette ligne fut coinmedcéé en avril 189:7 j tin progressa à raison de quatorze kilomètres pa~· m\)is; c'est le record dé la rapidité en pays tropical eu décembre igoi, les 935 kilOIiiètres étaient livrés à l'exploitatiun' et des vapeurs amehés par le rail allaient montrer l'« Union Jack » sur les t'ives du lac Victoria, 20.000 coolies des Indes, potit- lesquels il avait fallu tout ;organiser, l'alimentation, le campentent, l'hospitalisation, avaient été employés aux travaux bn avait vaincu la sérheressié pat' des forages, et quand ceux-ci ne produisaient aucun ré!>ultt\t (il y à aujourd'hui encore huit gares sur qitaraute-tt-uh~e absolument privées d'eau) on y supplêait en attelant au convoi des tenders pleins d'eau les pentes abrupt'eg des failles enfin furent escaladées par des funiculaires. « La voie est de un mètre. Il avait fallu aller vite, arriver au Soudan avant que lé madhi ne .I."éftt gagné à sa cause, aussi ~minença=t-ot1 par poser une voie de fortune, une voie temporaire souvent les raits étaient placés directement sur le sol et les travaü'x d.'àl't 'se faisaient en bois. »


En appréciant ainsi l'œuvre entreprise et lÍ1{\uéo à búuI1é fin par les Anglais, dans son remarquable rapport sur l'emprunt du gouvernement général de l'Afrique Occidentale française, M. Lucien Hubert devait conclure et c'est ce qu'il a fait à l'urgence des travaux complémentaires que réclame la mise t#n état de défense de nos colonies d'Afrique.

Si le Sénégal, qui possMe les moyens de défense qui vie tlnent d'être énumérés, risque d'être attaqué par une flotte étrangère, nos autres colonies de la Côte Occidentale d'Afrique, seraient plutôt exposées aux tentatives des tribus indig'ènes, et l'on a pas oublié qu'en 18:70, un seul Français, M. Verdier, t'éussit à conserver à la France les possessions de la Guinée. A la suite de nos premières défaites, les faibles détachements de Grand-Bassam et d'Assinie av aient été l'appelés dans la métropole M. Verdier, abandonné à lui-même, sut tenir tête à tous les essais d'intervention ou plutôt d'annexion déguisée, du gouverneur de la Côte-d'Or anglaise. Sur toute cette partie de la côte, le délsarquement des troupes oflHrait, d'ailleurs, de très sérieuses difficultés,

III

Mais, dans l'hypothèse d'une guerre maritime, hypothèse que nous voulons tenir pour purement gratuite, ce n'est évidemment pas vers nos colonies de la côte occidentale d'Afrique que serait dirigé l'effort de l'Angleterre. L'Indo-Ghine et Madagascar lui seraient des proies infiniment plus désirables, et l'on peut même être certain que la conquête de Madagascar seule constituerait, pour l'Angleterre, le plus agréable dédommagement aux déconvenues qu'elle risquerait d'éprouver ailleurs. Il y a près de cent ans déjà, un auteur anglais, Towsend Farquhar proclamait en ces termes, l'importance de l'occupation de Madagascar « Pendant le gouvernement révolutionnaire de France, écrivait-il, l'île de Madagascar fournissait le riz et les viandes t·raîches et salées pour la garnison de Maurice et dépendance, et pour les équipages des bâtiments de guerre et corsaires elle a aussi complété par des hommes, les armements de ces vaisseaux qui cbuvraicnt les mers des Indes qui ont causé de si grandes pertes au commerce britannique. »


Malgré l'Angleterre, nous nous sommes emparés de Madagascar, et c'est la gloire du gouvernement républicain d'avoir réussi à donner à la France, vaincue en 18:;0, la Tunisie, l'IndoChine et Madagascar, comme c'est aussi l'honneur de nos ministres des colonies de n'avoir rien refusé au général Gallieni, pour assurer tout à la fois le développement économique de cette magnifique colonie et sa sécurité. On a exécuté, grâce à'l'entente parfaite du gouvernement de la métropole et du gouvernement de l'He, des travaux qui font de Diégo-Suarez une position stratégique de tout premier ordre en même temps qu'un point d'appui et de ravitaillement pour notre division navale de l'Océan Indien, qui se compose de deux croiseurs rapides, de deux canonnières et d'un aviso-transport. La division d'occupation de Madagascar comprend deux régiments européens, deux régiments de tirailleurs malgaches, dont on a le droit d'attendre les meilleurs services et sur le concours loyal desquels on peut absolument compter, deux bataillons coloniaux, une,compagnie disciplinaire, six batteries d'artillerie et tous'les services auxiliaires. Sans se leurrer d'optimisme décevant, on a toutes sortes de motifs de croire que Madagascar est à l'abri d'un coup de main.

Il en est de même du Tonkin autant qu'on peut en juger par tout ce qui a été publié sur ce sujet. C'est le gouverneur général de l'IndocChine qui a directement sous ses ordres les forces de terre et de mer il est, d'ailleurs, assisté par un conseil de défense. On sait comment l'énergique initiative de M. Doumer a triomphé de tous les obstacles, et comment son activité, qui ne connaît ni la fatigue, ni le découragement, a doté l'Indo-Chine d'un réseau de voies ferrées. Tandis qu'il développait les ressources commerciales de la colonie, qu'il gagnait définitivement à la France les sympathies de la population, qu'il ouvrait des écoles pourles indigènes, construisait des routes, M. Doumer ne perdait pas de vue pendant un seul instant la défense de l'Indo-Chine. Non seulement les effectifs ont été renforcés, tant pour l'infanterie que pour l'artillerie de marine, mais l'arsenal de Saïgon a été complété et outillé de telle façon qu'il peut désormais faire face à tous les besoins. Pour éviter tout mécompte, pour prévenir toute catastrophe, M. Doumer avait voulu admettre qu'en cas de guerre les communications seraient interrompues, au moins momentanément entre la France et l'Indo-Chine, et que celle-ci devrait se suffire à ellemême. Admirable programme et dont doit s'inspirer toute politique coloniale sincère et prévoyante.


Trois ou quatre bâtiments forment la station locale de l'Annam et du Tonkin.

IV

Il ne faudrait pas voir, dans les lignes qui précèdent, un essai d'apologie. Bien loin de là. Nous sommes persuadés, au contraire, qu'il reste beaucoup à faire pour mettre nos colonies en état de défense il est d'autant plus nécessaire de le faire que, selon la juste expression de M. Rambaud, « nos colonies ajoutent aussi à « notre force offensive. Le souvenir de la guerre du Mexique est à « juste raison impopulaire chez nous nous ne la considér ons qu'au « point de vue purementmilitaire la possession dela Guadeloupe « et de la Martinique a seule permis de concentrer nos forces et de « préparer la campagne ». Rien n'est plus vrai.

Il est, dans l'œuvre de transformation et d'organisation coloniales, deux solutions extrêmes dont il faut également se défier, et qui, pourtant, et surtout durant les premières années qui suivent la conquête, rencontrent, l'une et l'autre, d'ardents défenseurs.

L'une de ces solutions consiste dans l'établissement d'un très grand nombre de postes, dans la création de petites armées particulières, dans la main-mise, en un mot, par l'autorité militaire, sur presque toute la vie intérieure de la colonie. C'est généralement ainsi que les choses se passent tant que la pacification n'est pas complète et l'on comprend que, tant qu'il faut s'opposer aux retours offensifs de pirates au Tonkin, des sultans au Congo ou des prophètes au Soudan, les chefs de notre armée s'occupent surtout et presqu'exclusivement de la pacification à l'intérieur, sans trop envisager la nécessité de la défense contre l'extérieur. Ils ont sous leurs ordres des troupes qui rivalisent de zèle et d'héroïsme, qui, non seulement dans les expéditions lointaines, mais en face des épidémies, déploient le plus brillant courage. Mais, une fois cette tâche d'organisation terminée, nous avons une tendance naturelle à réduire autant que possible la part de l'élément militaire. A entendre certains théoriciens, nos colonies n'ont plus besoin de soldats au Tonkin, les pirates ont évacué le Delta sans csprit de retour, et les Chinois sont les gens les micux intentionnés du monde au Congo, les sultans du Haut-

TORR XX'fll,


Oubanghi sont tout à fait civilisés, et c'est par suite d'un déplorable malentendu que Rabah fit prendre Béhagle quant au Soudan, on s'y promène en automobile et sans armes. Il y a beaucoup d'exagération dans ces affirmations. Si le Congo est presque calme et depuis peu de temps seulement c'est grâce à la présence de troupes mobiles dans le Chari si les pirates ont disparu du Delta, c'est parce que les soldats et les miliciens leur ont donné la chasse si les bandes noires ne reparaissent plus au Soudan, c'est parce que nous avons établi ce magnifique réseau de postes sur le Sénégal et parce que nos chemins de fer de pénétration nous permettent de transporter rapidement de gros effectifs sur les points menacés.

Quoi que l'on pense de l'assimilation coloniale, il n'est pas douteux que, pendant de longues années encore, nos troupes auront à maintenir l'ordre dans la plupart de nos colonies, à Madagascar comme au Tonkin. Mais n'eût-elle pas à jouer ce rôle de police intérieure, qu'une armée coloniale puissante et nombreuse serait encore nécessaire, car il ne faut pas songer rien qu'aux rebelles il faut se préoccuper bien davantage encore des adversaires du dehors. Est-ce bien la peine de dire qu'une guerre européenne, et, à plus forte raison, une guerre en Extrême-Orient, aurait une immédiate répercussion au delà des mers, et que la plupart de nos colonies seraientaussitôt menacées ? C'est l'évidence même. Depuis que les cruels événements de 18:70 nous ont privés de nos frontières de l'Est, l'étranger n'ambitionne plus que notre domaine colonial, ou, tout au moins, les plus belles parties de ce domaine la Tunisie, le Tonkin, Madagascar, Konakry.

Ce sont aussi celles qu'il convient de protéger, non pas en y entretenant à très grands frais des détachements européens, que les maladies déciment trop souvent, et qui d'ailleurs, ne seraient jamais assez nombreux pour s'opposer à un débarquement, mais en suivant le programme si remarquable qu'a adopté le ministère des Colonies. Dans ses lignes essentielles, ce programme se résume en ces termes multiplier les moyens de communication le long de la côte en s'appuyant sur des points fortifiés organiser des forces indigènes qui, parfaitement encadrées, seront merveilleusement solides et résistantes. Sans citer d'autres exemples, sans parler aujourd'hui des tirailleurs sénégalais et soudanais, ni de l'expédition du Dahomey, qui fut si remarquablement dirigée, je ne rappellerai que l'organisation des milices tonhinoises. Créés en 1886, les régiments de tirailleurs tonkinois sont constitués sur le modèle des


régiments d'infanterie métropolitaine; outre les officiers et sousofficiers européens qui y servent, ces régiments possèdent aussi un cadre de sous-officiera et de caporaux indigènes. Avec ces régiments, nos batteries d'artillerie, les postes éloignés occupés par de petites garnisons, presque toujours exclusivement françaises, le Tonkin sera protégé contre les attaques qui viendraient du côté de la mer comme du côté de la frontière de Chine, surtout, quand 17 énergique initiative du nouveau gouverneur général aura mené à bonne fin la construction du réseau des chemins de fer.

Quand à ce qui se passe en ce moment, les graves préoccupations qui nous sont brusquement imposées, montrent jusqu'à l'évidence qu'il ne faut jamais se relâcher, ni perdre un instant pour achever l'œuvre entreprise. Ce n'est pas à la veille d'une attaque possible, c'est en pleine paix que doivent être poursuivis et menés à bonne fin les travaux de défense des colonies. Nous avons déjà profité de l'alerte de 1898 celle de 1904 nous aura prouvé que toutes nos colonies, sans en excepter une seule, nécessitent de retenir l'égale sollicitude des pouvoirs publics.

Jules GLEIZE.


A TRAVERS

CAUCASE

Tiflis

« On n'écrit bien que de ce qu'on aime ». Si cette phrase d'Ernest Renan exprime une vérité certaine, alors nous serons rassurés. Car nous aimons Tiflis profondément, c'est-à-dire~avec violence et parti-pris. Nous voudrions montrer pourquoi. C'est d'abord une ville aimable. D'autres coins de la terre inspirent l'admiration ou le dégoût, la tristesse ou la oie, l'indifférence ou l'intérêt; d'autres, peu caractéristiques, provoquent en nous le trouble, d'autres enfin se présentent à travers le souvenir de lectures, parés de légendes jolies mais trompeuses qui les faussent, qui imposent à l'esprit du voyageur un travail préalable d'affranchissement. Tiflis inspire l'amour, simplement. Elle possède en effet, outre sa beauté nue, visible, une foule de traits délicats ou vulgaires, difficilement perceptibles, et dont l'ensemble constitue ce que nous appelons la séduction. Il est malaisé de définir genéralement la séduction ce n'est pas une qualité primordiale, palpable, ayant une existence propre, ce n'est pas exactement l'ensemble des diverses qualités, c'en est plutôt la résultante, l'émanation, quelque chose de diflérent, de meilleur, qui arrive à former une personnalité spéciale, indépendante, et d'autant plus apte à agir sur l'esprit qu'il en sent la puissance sans en discerner la raison. Un visage laid peut être séduisant un beau visage peut ne pas l'être. Sait-on pourquoi ?

Il n'est pas nécessaire, il est dangereux de sav oir, de gâter par un perpétuel travail d'analyse la seule vraie joie de ce monde qui est de sentir. Si rares sont aujourd'hui sur cette terre unifiée les occasions de s'émouvoir, qu'il les faut saisir avec empressement. Ils reste encore si peu de villes vraiment belles, libérées de l'odieuse et inutile tyrannie du temps et de l'argent, il règne, en particulier dans ce Caucase dompté par les Russes, une si forte

LE


tendance à substituer l'idéal démocratique du travail à l'idéal aristocratique de la paresse, que l'artiste demeuré par tempérament fidèle à la tradition doit saluer avant leur disparition les derniers vestiges du pittoresque. Assez tôt d'ailleurs, nous goûterons à Batoum les âpres voluptés de la sauvagerie, assez tôt nous reniflerons le nauséabond pétrole, assez tôt nous alourdirons de mots barbares et de statistiques ces notes qui voudraient être lé~ères, Attardons-nous au charme de Tiflis.

Elle a tous les éléments de nature à capter l'attention. Elle est d'abord une grande ville- ce qui lui donne l'intérêt commun aux agglomérations importantes elle est ensuite la capitale d'un peuple ce qui lui assure une signification essentielle et ce peuple, c'est la Géorgie, une nation vieille comme le monde, qui a joué un rôle capital dans l'histoire des premiers âges, qui a 1 utté, souffert pour ses libertés, qui garde encore aujourd'hui intactes les qualités primitives si utiles aux races neuves, de droiture, d'insouciance et de courage. Elle est enfin située au centre de la Transcaucasie, dans cette plaine ravagée par l'incessant passage des hordes, aux confins de la Turquie, de la Perse, de l'Arménie et de la Tartarie, ce qui lui confère une variété de types, de costumes que des métropoles célèbres comme Constantinople ne possèdent certainement point. Sans industrie et presque sans commerce, riche seulement du trafic de la Caspienne, peuplée de 150.000 habitants dont la plupart sont des Géorgiens orgueilleux, prodigues et pauvres, Tiflis est le noeud brillant, touffu, coloré qui lie l'Orient fastueux à l'Occident travailleur, la gloire du passé à l'inquiétude de favenir.

Les voyageurs ne la connaissent guère elle est trop loin pour le simple touriste incapable de s'arracher à la griserie du Bosphore, trop près pour l'intrépide curieux que tentent l'Asie centrale et le mystère des hauts plateaux.

Tiflis n'est pas une de ces villes timides qui se dérobent aux regards et ne montrent que peu à peu, en les plaçant sous un jour convenable, leurs trésors ou leurs tares. Franchement, sûre de sa beauté, négligente aussi, elle se donne toute au premier coup d'œil. L'homme, fatigué des obstacles qu'oppose à sa curiosité la pudeur craintive des autres cités russes, goûte infiniment cette cordialité d'accueil qui, plus habile que la plus adroite coquetterie, ne se livre que pour mieux prendre.


Au fond d'une vaste dépression assez large pour lui permettre de s'étirer, assez étroite pour la protéger contre le vént et le froid, la ville s'étale, nonchalante, entre deux collines nues, au dessin sévère. Nonchalante aussi à quoi bon courir vers la Caspienne, ce tombeau des fleuves la Koura promène ses eaux boueuses dans le fossé des berges d'ocre rouge, taillées à pic. Innombrables. ouvragées non comme des jouets mais comme des bijoux, et si fines, si amusantes à voir qu'elles semblent placées là pour rire, les maisonnettes jetées pêle-mêle, peintes en jaune-safran, en bleu de ciel, en vert tendre, en rose, montrent leurs balcons à colonnes blanches, leurs galeries vitrées, leurs terrasses, dominées par les clochers à facettes, à reflet de métal, étincelants, des églises arméniennes. Minuscules, construites à peu près sur le même modèle, ces églises sont la joie de Tiflis répandues à profusion par la fantaisie d'un artiste ivre, elles attirent, absorbent, renvoient les rayons du soleil, écrasent de leur aveuglant éclat la rotonde massive des temples russes, les coupoles crayeuses, les minarets à éteignoir mat des mosquées, accrochent le regard ébloui, prêt à se disperser.

Le peintre n'a qu'à s'asseoir sur son trépied de cuir et à peindre furieusement, tel qu'il se présente avec son arrangement naturel, sa délicatesse véritable, sa beauté offerte, son charme discret, son âme transparente, son éclat barbare, sa finesse orientale, ce tableau, peut-être unique au monde le monde est si grand qui se déploie et s'étage devant lui, exempt d'errreurs et de fautes libre comme la nature, composé comme une oeuvre d'art, et serti dans le cadre sévère des coteaux aux lignes frustes. Longtemps on hésite avant de descendre. On s'arrache difficilement à un tel spectacle, on redoute la déception inévitable. Bien à tort. Tiflis est aussi jolie, plus jolie à voir de près on peut toucher. Les maisonnettes qui, d'en haut, figuraient des joujoux, sont des immeubles vastes et propres, parfaitement aérés, habités par des gens qui regardent accoudés aux rampes car les Géorgiens curieux n'ont pas l'indifférence placide des Turcs et qui rient, car ils ont les dents blanches et l'envie de rire. On peut pénétrer dans les églises aux clochers flambants, admirer les icônes sacrés sous leur armature d'or et d'argent, les Vierges au col long, à la lourde tête inclinée, les Chérubins joufflus, les Christs à la barbe divisée, au large front, aux yeux fendus mélancoliques, comme étonnés, si différents dans leur expression figée du regard douloureux, convulsé, que les artistes espagnols prêtent à l'Homme-Dieu. On circule librement dans les rues pavées de


cailloux pointus, dans les carrefours plantés d'flrbres, parmi les phaétons rapides à roues caoutdlOutées qu'enlève le trot allongé d'un trotteur à longue queue, à l'encolure puissante, retenu à à pleins bras au bout des rênes de fil rouge par un automédon massif engoncé dans sa pelisse rembourrée, à jupe, coiffé du chapeau tromblon à boucle ou du bonnet d'astrakan appelé papak. Sur un signe, l'homme arrêtera net son noble coursier, penchera vers vous l'éventail blond de sa barbe calamistrée, vous fixera de son petit œil bleu, mobile sous le poil dru des sourcils et vous enlèvera dans son équipage léger, aux ferrures nickelées.

Trois choses vous frappent en ces quar tiers neufs où se concentre la vie européenne et qui sont les seules habitables. L'activité, la propreté et l'élégance ces deux premières d'origine russe, la dernière indigène.

A coup sûr, la sévère Russie dut imposer à la paresse négligente des Géorgiens son respect du temps, son goût de l'ordre et de la discipline, c'est elle évidemment qui transforma ce magnifique et grouillant village en une correcte cité, accueillante sous sa raideur apprise. Des soldats en longs manteaux gris montent la garde auprès de palais qui sont des casernes, des musiques guerrières éclatent de tous côtés, des régiments bien astiqués passent. Voilà qut montre la force d'une nation et qui assure l'étranger d'une protection que les bons gendarmes turcs ne sembleraient pas en mesure de lui fournir. C'est fort bien. Mais les policiers s postés au coin des rues, à pied ou à cheval ont peine à faire circuler une foule gaie, chatoyante, qui s'écrase devant les confiseries parisiennes aux savants étalages, devant les chapeaux présentés par d'expertes modistes viennoises, devant les tentations des bijoutiers, des parfumeurs, des couturiers, des tapissiers, de tous les magasins détenteurs de jolie choses inutiles. Carle cadre seul est russe; le ciel qui l'éclaire, c'est le ciel d'Orient, les gens qui l'habitent sont les Géorgiens.

Les Géorgiens sont tous princes, tous orgueilleux, tous braves, tous beaux, tous coquets et presque tous pauvres. Ils n'ont plus le droit, depuis deux ans, de porter à la ceinture les armes damasquinées dont ils étaient si justement fiers. Mais Tiflis est demeurée leur capitale. C'est là qu'on peut les voir, les aimer; car ils sont, de tous les peuples de la terre celui qui ressemble le plus à ce que nous étions autrefois, celui qui possède au plus haut degré et dans sa fleur la plus épanouie les qualités et les défauts qui ont jadis illustré notre race, faite pour la guerre et pour l'amour.


Il ne convient pas de célébrer en trente lignes les gentils princes. Il nons faudra noter à part, après ce cordial salut, quelquesunes des impressions que nous leur devons. Aussi bien, représentent-ils du moins pour le simple curieux le côté brillant, le plus facilement perceptible et le moins émouvant à pr emière vue. Il y a ici une foule de gens qui ne nous ressemblent guère et que nous voyons pour la première fois dans leur milieu-tels les Persans, les Arméniens, les Tatars ou que nous retrouvons dans un autre cadre tels les Turcs. Ils habitent la partie basse de la ville, en tas, heureux, libres. Ils se chamaillent constamment, se battent quelquefois, s'interpellent en toutes les langues. Il vivent dehors, devant leurs boutiques, dans la rue qui leur appartient et que traverse rarement, au pas, le phaëton d'un officier menant à la promenade une jolie dame européenne ou quelque ami prompt à s'étonner.

Nous irons les visiter, surprendre le secret de leurs travaux, de leurs rêves. Nous muserons devant les étalages, nous pénétrerons dans les échoppes obscures, nous marchanderons les kandjars damasquinés, les soies brochées, les bijoux à filigranes, et nous connaitl'ous par le menu les bazars de Tiflis qui effacent en éclat et en diversité ceux de Constantinople et de Smyrne, pourtant cèlébres.

En Occident, la beauté des villes ne réside plus guère que dans les monuments du passé. Exilée de la rue par l'obligation d'accorder le costume, les habitudes, et bientôt le langage au code universellement adopté du négoce, chassée de la maison paternelle par le besoin de confort, du vêtement par le souci d'une mode impérieuse, de la pensée même par la soif commune de l'or, elle s'est réfugiée dans un certain nombre d'édifices, d'autant plus significatifs qu'il en perpétuent une image particulière, symbolique, nettement délimitée et immuable. Elle vit toujours, certes et d'une vie intense, mais isolée, en marge d'une société qui n'a pas le temps, et qui la considère comme un luxe, inutile aujourd'hui, funeste demain, incompatible avec le progrès.

C'est en Orient surtout qu'apparaît avec le plus d'évidence cette vérité d'ailleurs banale. Ici, la beauté n'est pas concentrée en quelques coins choisis, il n'est pas nécessaire de l'aller chercher


sous hi. coupole d'une mosquée, devant une statue, une toile, un parchemin. Elle est partout, éparse aux quatre vents, oflerte on la voit, on la sent, on la respire, on savoure lentement, à son gré, sans commentaire oiseux, par un travail personnel d'assimilation de choix, exempt d'idée préconçue, vraiment libre. Elle est restée dans l'habit trop riche, trop éclatant, impropre au malin qui se faufile, dans le langage trop fleuri dont la lenteur s'accorde mal avec la netteté rapide des chiffres, dans le geste trop large pour la rue, dans la rue trop étroite pour le geste. Elle fleurit spontanément en ces foules indolentes et actives, tranquilles et bavardes, sans besoins et partant sans envie, résignées à leur sort, et qui, en somme, estiment le temps plus que nous, puisqu'elles le dépensent.

Le charme de ces pays tient précisément à cette bonne humeur, à cette franchise d'accueil. Tiflis, plus que toute autre métropole, affecte cet air d'impertinence frondeuse, d'élégant débraillé de « prenez-moi jeune homme qui trouble l'Occidental habitué à la correction fine de Paris. La partie basse de la ville, celle qui dévale vers la Koura, est un immense bazar bigarré, br uyant, où toutes les races de ce respectable et ridicule Orient se coudoient, s'épient et se disputent sous l'œil du Russe paternel et rude. Des semaines sont nécessaires pour explorer ce monde, des pages pour le décrire car il y a de tout ici, en tas, et, comme dans la vie, le sublime y confine au grotesque. Il y a des mosquées couleur de craie, des bains persans à coupoles, aux murs revêtus de faïences jaunes et,bleues, où l'on accède par un péristyle orné de colonnes minces, des églises arméniennes à clocher pointu, des bouges puants, des villas peintes en couleurs tendres, des fontaines de marbre ou de stuc travaillées comme des bibelots d'étagère, des places encombrées de chars dételés, de tentes claquant au vent, d'éventaires pleins de citrons, de concombres, d'olives noires, de poissons fumés, des ruelles étroites, tortueuses, dont les maisons se rapprochent par en haut, s'embrassent du front ou bien s'affaissent par en bas, montrant leur" gros "ventre fendillé, qui déborde. Un peuple extraordinairement varié, vêtu de soie, de satin, de haillons, coiffé de fez, de turbans, de casquettes, de toques, chaussé de bottes et d'espadrilles, armé de revolvers et de kandjars damasquinés, magnifique, ignoble, y circule en un joyeux vacarme, y vocifère, y dort, autour du policier slave, gaillard trapu, lent à comprendre, planté comme un mât au milieu des carrefours. Les phaétons se fraiént péniblement un chemin parmi les attelages de buffles, les convois de chameaux, les ânes blancs chargés de fer-


railles,, les cireurs de bottes guettant la pratique auprès des bornes, les gamins braillards, les commères bavardes, les marchands qui observent, qui circulent ou qui hurlent. Les marchands Ils sont l'amusement et le danger de Tiflis. Leur allure, plus encore que leur costume, trahit leur origine. Loin de fondre la personnalité, la vie en commun l'exalte, en exagère les vertus et les tares, les rend visibles au premier regard. Et ce très-noble souci de maintenir les traditions de la r ace coquetterie charmante puisqu'elle est inutile, le maître étant le même pour tous devient un sujet d'étonnement, d'admiration pour nous Français, dont le pays est unifié depuis si longtemps et qui perdons chaque jour au creuset de Paris nos qualités provinciales

La boutique musulmane ne ressemble guère à nos vastes magasins éclairés, chauffés, provocants, où des employés parfaitement stylés étalent devant nos yeux avec un art subtil des marchandises classées par séries, étiquetées, dont ils nous vantent complaisamment les mérites. Imaginez une niche étroite pratiquée dans un mur, sous des volets en bois relevés le jour à la façon des sabords de navire. On ne pénètre point dans cette armoire traversée par une quantité de ficelles oùpendent milleobjets divers qui scintillent. Un gros Turc, généralement barbu, large d'épaules, souriant et propre, se tient immobile, assis, les jambes croisées sur une natte. Il porte une veste soutachée à manches larges, un gilet brodé couleur cannelle ou jonquille, une ceinture amatanthe ou puce, des pendeloques autour du cou, un tarbouch sur la tête, une ample culotte à brandebourgs, des chaussettes quadrillées serrées à la cheville par une cordelette. Il promène devant sa bouche, d'un geste automatique, le bouquin d'ambre de son narghilé, et, de temps en temps, trempe ses lèvres dans une tasse grande comme un coquetier et pleine de ce café crémeux qui est, avec le thé à la persane, la meilleure chose de l'Orient. Nul écriteau n'attire l'attention du passant devant l'éventaire, nulle pancarte n'en annonce les produits, nul boniment n'en proclame les qualités. Manifestement, la clientèle importe peu à ce fumeur placide et courtois, plus prompt à vous saluer qu'à démolir pour vous son étalage. Ce n'est pas le souci du lucre qui l'attira dans cette échoppe il faut si peu pour vivre. Il. lui plaît de regarder passer le monde. N'estace point une façon comme une


autre de préparer son entrée en ce paradis d'où les « giaours » sont exclus ? En attendant, il demeure impassible; du matin au soir, marmottant des prières, en faisant glisser entre ses doigts les grains de jade de son comboloio. Insistez pour qu'il vous vende un objet il vous en dira le prix exact, qu'il est inutile de discuter, car le Turc est aussi honnête qu'il est fort. Si vous achetez, que Dieu vous garde, noble étranger Si vous n'achetez pas, qu'importe la bénédiction d'Allah sera toujours avec vous. A son inverse, le Persan circule, promène au milieu de la foule, avec les riches étofl'es dont son pays, jadis glorieux, a conservé le secret, la passivité sournoise d'une victime habituée à tous les outrages. Mais sa résignation n'est pas, comme chez son voisin, un instinct naturel développé par la religion, elle est une attitude dûe aux circonstances difficiles. Intelligent et madré, ayant perdu l'espoir de s'affranchir, et décidé à vivre en bonne intelligence avec son maître, il s'est assimilé peu à peu les qualités occidentales de souplesse qui priment aujourd'hui la force brutale. Pourtant, s'il possède déjà la finesse et le sens du négoce, il manque encore d'audace, de verve, d'activité il est demeuré oriental, indolent, timide, sensible à la rêverie. Rarement il vous abordera dans la rue pour vous proposer une affaire déterminée, il préférera vous suivre, chercher à vous connaitre, entamer la combinaison louche à longue échéance, où il excelle. Prenez garde, car il n'existe pas d'homme plus digne, plus respectable en apparence que le Persan du Caucase. Au milieu des oripeaux éclatants dont s'affublent les autres pour la joie de nos regards il arbore une tenue sévère, discrète, du meilleur ton, le pantalon long, la houppelande de drap vert olive, le gilet de satin noir à broder ies, la calotte ronde d'agneau frisé. Une barbe taillée en pointe, teinte au henné d'une riche couleur acajou, allonge son joli visage au nez droit, aux yeux noirs, doux et profonds, les plus beaux yeux du monde. Lent de geste et de parole, philosophe désabusé perdu dans une foule en délire, il s'exprime par aphorismes, émet des sentences, hoche la tête, agite hors de la manche fendue sa main qu'il a fort belle et blanche, sa main de musulman purifiée trois fois par jour aux fontaines publiques, assouplie par les onguents et les pâtes, et que Dieu exige aussi nette que la conscience. Tel est le Persan ce personnage aimable et dangereux, à demi dégagé des traditions anciennes, pas encore conquis aux nouvelles, forme le lien naturel entre la force et la ruse, qui se partagent l'empiJ;e du monde, entre le Turc et l'Arménien,


L'Arménien est ici le maitre incontesté. Des événements cruels l'ont rendu sympathique à la France, qui le connaît peu. Il mérite certainement la pitié que notre généreux pays prodigue toujours aux opprimés. Au fond, il n'est pas si malheureux qu'on le croit. Ses qualités de souplesse féline, d'opiniâtreté, d'énergie froide, sont de celles qui heurtent le plus vivement notre caractère loyal et franc. En revanche, elles assurent à ce paria sans honneurs et sans croix la prédominance dans ces pays neufs où le grain se lève de lui-même. La belle malice pour un travailleur de vaincre le Russe sérieux, le Géorgien fringant, le Turc placide, le Tatar endormi, le Persan mal éveillé de son rêve Ces bonnes gens n'aiment pas l'argent pour lui-même; ils ont d'autres préoccupalions, la gloire, l'ambition, les armes, les plaisirs, la poésie. L'Arménien n'a rien de cela.

Comme le Juif à qui il ressemble autant par son caractère que par ses traditions et ses souvenirs historiques le paradis terrestre était situé en Arménie, l'Arche de Noé s'arrêta au sommet du Mont-Ararat il a toujours été chassé, opprimé, rançonné, soumis à tous les caprices, à tous les despotismes. Forcé de dissimuler des richesses qu'il était incapable de défendre et qu'il n'osait dépenser, il a fini par les accumuler, par les chérir. Voilà pourquoi il triomphe aujourd'hui des paresseux, des vaniteux, voilà pourquoi il possède la grande puissance effective de l'or qui a remplacé les titres, les médailles, et même la vertu. Pendant que les autres paradaient, dormaient, se battaient pour un chiffon, il préparait lentement, sûrement sa revanche. Il en jouit, maintenant. Il apporte à la bataille une intelligence mûrie par le travail et la réflexion, un pouvoir d'assimilation, une clarté d'esprit que l'amour effréné du lucre fait verser souvent dans la duplicité, la fourberie.

Meilleur ou pire, excellent ou détestable, enclin comme tous les passionnés à sacrifier les scrupules de sa conscience, il exerce indifféremment et avec un égal succès les métiers les plus divers. L'avocat brillant qui passe la serviette sous le bras, le gros négociant assis à son comptoir, le distingué jeune homme accompagnant à la promenade une dame brune un peu grasse et fardée, le marquis de Carabas, possesseur de ce pàté de maisons, ce sont des Arméniens. Mais le pisteur d'hôtel, le cireur de bottes, le batelier, l'aigre«fin qui vous attire dans sa boutique obscure, le chuchoteur de mystérieux boniments prêt à nous accompagner au


mauvais lieu, l'escroc habile à circonvenir votre domestique pour lui soutirer votre valise, le cabotin, le joueur de tarbouka, tous ceux qui r ôdent, qui guettent, qui suivent, ce sont des Arméniens. Dire qu'ils tiennent entre leurs mains tout le haut commerce de Tiflis, c'est affirmer une vérité certaine, indiscutable. C'est aussi. aller à l'encontre d'une légende accréditée en France et qu'il importe de détruire parce qu'elle est de nature à fausser notre jugement en égarant notre sympathie. Il est très beau de se passionner, de plaindre les malheureux, il est très facile, avouons-le, de crier à la garde quand on reste tranquillement dans son coin. Mais il est puéril, un peu ridicule et dangereux de prodiguer sa pitié à tort et à travers sans savoir qui la mér ite vraiment. Or, les Arméniens ne la méritent en aucune façon. Ils sont heureux, libres, ils travaillent suivant leurs aptitudes et leurs goûts ils gagnent de l'argent ils peuvent le dépenser. Les bruyantes manifestations d'indépendance dont les gazettes nous apportent de loin en loin l'écho ne sont que des tentatives isolées dûes aux mécontents, aux ambitieux qui foisonnent à travers le monde. La masse du peuple, laborieuse et satisfaite de son sort, les réprouve, sachant bien que le Russe demeure la sauvegarde indispensable à la protection de ses richesses. Quand on ne peut pas se défendre soi-même, on a besoin d'un gardien et l'on doit passer sur beaucoup de petites choses pour s'assurer son appui.

Gardons-nous de juger les gens sur l'apparence. N'estimons pas le bonheur aux croix, aux médailles, aux titres, à l'habit. Soyons moins sensibles, raisonnons davantage, informons-nous avant de rire et de pleurer, n'hésitons pas à fouiller à creuser les mystères, sachons goûter dignement la joie de reconnaître nos erreurs.

Et, comme malgré tant de dures leçons, le besoin éperdu d'aimer reste la base même de notre généreux caractère, comme notre paresse répugne à la discussion, eh bien, aimons les Turcs qui sont braves, dignes, respectables et droits, aimons surtout les Géorgiens qui sont charmants, enthousiastes, nonchalants et coquets.

Ah, ils ne'sont pas riches, ils ne sont pas laborieux, ceux-là 1 ils aiment trop la chasse, le cheval, les parures somptueuses, les vins généreux, les belles femmes. Leur orgueil, leur loyauté, leur bravoure les inclinent peu vers les métiers sédentaires qui exigent la patience, la ténacitp. froide, l'inaction. Pareillement, les vastes entreprises répugnent à leur indolence à causedes préoccupations, des risques. Leur impatience de jouir à mesure, leur


effréné besoin de paraître s'accommodent malaisément de combinaisons à bénéfices lointains mais sûrs. Ces grands enfants n'entendent rien aux affaires, car ils sont avant tout des amoureux de la beauté. Seule elle asservit à son culte leur âme indisciplinée. Devant la glaise qu'on pétrit, l'argent qu'on cisèle, le cuir qu'on gaufre, le guerrier superbe redevient l'artiste humble et fervent, qui tremble de ne point réaliser son rêve.

Il s'attache à. son oeuvre, l'estime en raison de la peine qu'elle lui coûta, d'après la figure sympathique ou non de l'acheteur. La valeur réelle de l'objet importe peu à l'artisan fantasque prêt pour un « beau geste » donner ou à garder sa marchandise, à vous accueillir en frère ou à v ous fermer sa porte, suivant votre attitude cordiale ou goguenarde, vos compliments ou vos moqueries. Entre leurs doigts longs, le moindre bibelot prend une personnalité, une allure de raffinement suprême que n'oflrent point le bric-à-brac arménien, ni l'échoppe musulmane. On ignore généralement les Géorgiens en France. Quel dommage Ceux-là sont vraiment dignes de notre sympathie, de notre affection. Ils nous aiment, et de tout leur coeur, à cause de ce que nous avonsfait jadis, et parce que nous sommes demeurés malgré tout un grand peuple sensible. Nous devrions les aimer aussi. Seulement, rien ne les signale à notre attention ils vivent tranquilles, sans plainte, sans révolte, et les Arméniens font tant de bruit 1 Il serait inj uste de ne pas citer en terminant un triste comparse le Tatar. C'est un véritable croquant, le parent pauvre de cette grande famille. Ses pommettes saillantes, ses yeux en vrille, son regard fuyant trahissent en lui le Mongol à peine dégrossi au contact des races caucasiennes dont il porte, assez mal d'ailleurs, le costume. Il s'adonne au gros ouvrage, balaie les rues, conduit les chars. Ce simple d' esprit, généralement silencieux, est honnête sa parole, dit-on, vaut de l'or.

Telles sont, esquissées d'un trait qui voudrait être vif, les principales figures rencontrées à Tiflis. Leur nombre, leur diversité prouvent sur abondamment l'immense attrait de cette métropole trop peu connue, digne de supporter la comparaison avec les plus célèbres capitales. Une ville Russe, sous le ciel d'Orient, habitée par cinq peuples différents, voilà ce qui est assez rare, et qui méritait d'être signalé.

Henry SPONT.


LES DESARMES

Les deux voisins, accompagnés de Roger, descendaient, en disputant, l'avenue de Clichy, au bout de laquelle ils se séparaient, M. Cavenel, pour aller au bureau d'omnibus, M. WisseHuart, pour se hâter vers le Divan Japonais où l'on donnait, en matinée, une revue qui lui inspirait une juste réprobation la Reai~e en chemise.

Au Tirailleur, la rédaction avait les dents longues, et, par une abnégation que M. Cavenel aurait dft admirer autant que celle d'Alexandre, Toupiolle avait réduit encore le menu de ses dîners. Il s'était supprimé le café. Son repas du soir ne se composait plus que d'une absinthe.

Les créanciers commençaient à faire du bruit dans les corridors. Les deux garçons de bureau, aidés d'un rédacteur de bonne volonté, eurent bien de la peine, un jour, à empêcher l'invasion du bureau par un robuste Auvergnat qui apportait sa note de charbon. Ils le refoulèrent jusqu'à la porte qu'on lui ferma au nez et dans laquelle il lança alors un furieux coup de poing qui s'y imprima en noir et y fit une fente. Après quoi le charbonnier se mit à danser de rage une bourrée sur le palier.

Roger Devillers, ayant besoin de s'acheter une paire de gants pour aller à une soirée chez Madame Leflamangel où Madame Vaucel l'avait fait inviter, dut sortir de son caractère pour obtenir trois francs cinquante. Il cassa sa canne sur le bureau de Toupiolle.

Vers le même temps, René d'Echilleuse, chargé de la chronique des sports et petit-fils d'un des plus brillants gentilshommes du temps de Louis-Philippe, se vit donner congé de sa chambre garnie. Il passa deux ou trois nuits dans la salle de rédaction, étendu sur une table avec des journaux pour

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oreiller puis, par mauvaise honte, il renonça à cet abri. Il allait, le soir, à l'imprimerie, sous prétexte de corriger ses épreuves, et s'attardait dans de longues conversations avec les plieuses. Les équipes d'ouvriers s'en allaient peu à peu. Le gaz s'éteignait ici et là. Alors, il se glissait dans un coin d'ombre, se blottissait derrière une forme et sommeillait jusqu'au jour, ne sortant de sa cachette que quand les allées et venues des compositeurs lui permettaient de passer inaperçu au milieu des casses mais, trahi par ses ronflements, un matin qu'il ne s'était pas réveillé à l'arrivée des ouvriers, il fut découvert endormi le long du marbre. Alors il erra aux Halles jusqu'au jour. Une nuit, il coucha auprès d'un invalide qui gardait une maison en construction.

Bouteille était dans l'opulence. Il avait entrepris le portrait d'une limonadière de Montrouge et se faisait donner des avances. Une maison d'horlogerie lui avait promis des commandes de paysages avec clochers à cadrans de porcelaine. Le sort du Tirailleur lui était devenu indiflérent.

Un matin, Toupiolle toucha cinq cents francs chez un actionnaire qui arrivait de Nice et n'avait encore versé que la moitié de sa souscription. Il s'en revenait l'âme en joie, une main dans la poche de son pantalon où elle caressait le porte-monnaie contenant les billets de banque.

Arrivé au coin du boulevard Haussmann et de la rue de la Chaussée-d'Antin, il s'arrêta devant un kiosque de journaux. Il faut pourtant que je sache ce que répond le Figaro, se dit-il. Le Figaro, madame.

Toupiolle, de l'air le plus naturel, présenta un billet de cent francs.

Ah bien, Monsieur, je n'ai pas de monnaie pour vous rendre, dit la mar chande en riant.

Diable c'est que je n'ai que des billets.

De fait, Toupiolle n'avait pas un sou de plus que ses cinq billets de cent francs.

Monsieur pourrait peut-être changer chez la fleuriste. La marchande l'introduisit chez la fleuriste avec laquelle elle était en bonnes relations et l'on s'occupa à faire de la monnaie pendant qu'il parcourait le journal. Cette fois encore, le Figaro avait aflecté d'ignorer le Tirailleur qui cherchait en vain à forcer l'attention par la turbulence de ses polémiques.

Ils ne sont pas de force. Ils n'osent pas répondre, murmura Toupiolle un peu désappointé.


La fleuriste fouillait dans sa caisse. Très gracieuse, elle ne voulut pas charger Toupiolle de trois pièces de cinq francs et envoya sa demoiselle de magasin chercher une pièce d'or chez le chapelier voisin.

Il faut que je lui achète quelque chose, pensait Toupiolle toujours délicat. Je ne veux pas qu'elle se soit donné toute cette peine pour rien. C'est très-drôle cette plante-là! Qu'est-ce que c'est ? interrogea-t-il.

C'est une orchidée toute nouvelle.

Toupiolle en demanda le prix et paya, puis quand il fut dans la rue, son orchidée à la main, il se dit je ne vais pas porter ça comme ça. J'aurais l'air du beau-père dans le Chapeau de paille d'Italie avec son myrte.

Il appela un fiacre.

Nous allons, patron?

Toupiolle réfléchissait Je ne peux pourtant pas rentrer avec cela au Tirailleur, ils se ficheraient de moi.

En ce moment, le souvenir d'une jolie femme lui revint. Sa physionomie s'éclaira d'un sour ire.

Rue Notre-Dame-de-Lorette, dit-il.

Toupiolle arriva chez la charmante enfant au moment où, coiffée et habillée pour sortir, elle était en train de boutonner ses gants avec une ''épingle à cheveux.

Tiens, je t'apporte ça, dit-il.

Oh tu es bien gentil. Mais comme il y a longtemps qu'on ne t'a vu

Qu'est-ce que tu veux ? J'ai pas le temps. Je suis dans le gouvernement, tu sais.

M'accompagnes-tu jusqu'à la gare Saint-Lazare. Je vais à Saint-Germain.

Je veux bien. J'ai une voiture en bas.

Au guichet, Toupiolle s'offtit galamment pour prendre le billet de la dame.

Viens donc avec moi, dit-elle, tu me paieras à déjeuner. Toupiolle fit un semblant de résistance. Je ne peux pas, ditil, le gouvernement.

Il attendra, le gouvernement 1. Ça marchera bien pendant deux heures sans toi.

Toupiolle hocha la tête en signe de doute, mais prit deux billets pour Saint-Germain.

Au Tirailleur, ce jour-là, on espéra vainement la manne annoncée, et quand, le lendemain, on retrouva les traces

TOMB XXVII.


de Toupiolle, les cinq cents francs étaient très ébréchés. Cependant le journal paraissait encore. Schlestadt liquéfiait chaque soir la caisse complètement à sec le matin. Le miracle s'opérait tous les jours. Parfois, il se faisait attendre et l'on ne commençait à composer qu'à dix heures du soir, Quille défendant qu'on travaillât avant que le paiement du numéro ne lui fùt assuré. L'équipe des typographes attendait avec une patience digne d'éloges, le composteur à la main.

La rédaction était toujours pleine d'illusions, mais les garçons de bureau jadis animés d'un si bon esprit, commençaient à réclamer un à-compte sur les quatre ou cinq mois de gages qui leur étaient dfls. L'un d'eux, rendu hardi par le vin, osa insulter Schlestadt dans son cabinet. Les éclats de sa voix arrivaient dans' la salle de rédaction.

-Je veux mon argent., payez-moi, hurlait le garçon de bureau. Je vais vous jeter par la fenêtre, disait Schlestadt. M. Cavenel se trouvait dans les bureaux du Tirailleur pendant cette scène déplorable. Il compara la situation de Seblestadt à celle de Cyrus à Caystropédium. Avec la constance d'une âme antique, pendant que, dans le cabinet directorial, on allait peutêtre en venir aux extrémités, il fit une longue citation de l'Anabase « Les soldats, dit-il, à qui l'on devait plus de trois mois de paye venaient souvent réclamer à sa porte. Le prince, pour gagner du temps, leur donnait des espérances, mais il était visiblement chagriné. Sur ces entrefaits, arriva Epyaxa qui fit Cyrus des dons considérables; ce qu'il y a de certain, c'est qu'il paya alors à son armée, la solde de quatre mois ».

Epyaxa, c'était la « combinaison » Au Tirailleur, Epyaxa tardait bien à venir.

On saisissait les moindres prétextes pour faire l'économie d'un numéro. Schlestadt scrutait le calendrier il invoquait le propre du temps et le propre des saints. Des fêtes religieuses, où ne chômaient pas les feuilles les plus catholiques, étaient dévotement observées dans ce journal où Amédée Gloux avait voulu qu'on ignorât Dieu. Au-dessus d'un article anticlérical et voltairien, un avis en italiques, annonçait que le Tirailleur ne paraîtrait pas le lendemain, jour de l'Ascension ou de la Trinité. La guerre avait éclaté entre les Russes et les Turcs. Toute la presse à Paris était pour les Russes mais Schlestadt, très imbu de la tradition de Richelieu se prononça pour les Turcs. D'aventure, un ami correspondant d'un journal belge qui suivait les opérations, lui envoya de Constantinople une photographie repré-


sentant quatre soldats turcs à qui des Serbes ou des Roumains, alliés des Russes, avaient coupé le nez.

Les pauvres diables étaient revenus de captivité ainsi mutilés après un échange de prisonniers. On les avait photographiés assis tous les quatre sur un banc, les bras croisés, la tète droite dans une attitude militaire et montrant les deux trous noirs des fosses nasales béantes. Schlestadt envoya Echilleuse, en sa qualité de gentilhomme, à l'ambassade de Turquie pour y faire voir la photographie et annoncer que le Tirailleur avait l'intention d'en publier la reproduction en tète du prochain numéro, avec un article où on flétrirait les atrocités des alliés que la Russie n'avait pas craint d'enrôler pour une guerre où elle prétendait défendre la cause de la civilisation. Echilleuse ne trouva à l'ambassade qu'un petit attaché à qui il transmit son message. Le jeune diplomate avait l'âme sensible il regarda avec des yeux mouillés de pleurs ses pauvres compatriotes si vilainement arrangés et tira de son portefeuille un billet de cent francs qu'il remit à Echilleuse. C'était à peine la provende pour un jour l,

Cent francs Voilà ce qu'il a su tirer de ces belles larmes s'écria Schlestadt, quand Echilleuse lui rapporta le récit de l'incident.

Un soir, entre minuit et une heure du matin, Echilleuse, c'était toujours lui qu'on chargeait des missions délicates, fut envoyé vers Mademoiselle de Bastel, une vieille fille qui voulait du bien au Tirailleur et fut peu après enfermée dans une maison de santé, afin de lui emprunter les quelques francs nécessaires pour le service de la poste. D'autres fois, on se résignait à ne pas expédier le journal en province. Ce n'était pas de grande conséquence. Sans doute, n'y avait-il pas d'abonnés. Il ne s'agissait que d'échanges avec des journaux de départements.

Certain jour, le Tirailleur ne fut envoyé qu'aux seuls confrères de Paris. Il ne fut pas mis en vente dans les kiosques, ce qui, du reste, passa inaperçu. Le papier avait manqué. Toupiolle s'était dévoué. Il était allé à l'imprimerie de l'Aoant-Garde voir un vieux typographe qu'il y connaissait et celui-ci lui avait donné quelques feuilles de papier.

La « combinaison ne réussissait toujours pas. Un mauvais confrère annonça « qu'on mettait de la paille sous les fenêtres du Tirailleur. » C'était la première fois qu'on citait le nom du journal dans la presse. Schlestadt estima qu'il n'y avait pas lieu d'engager une polémique à propos de cette insinuation, Une après-midi, les portes des bureaux du Tirailleur s'ouvrirent


à grand fracas et une bande d'individus s'y précipita comme les flots dans la cité d'Ys.

A combien cette table? Cinq francs, six, sept.

Vingt minutes plus tard, il ne restait plus même le buste de la République. La rédaction erra un instant dans les bureaux dévastés, et, le soir, le directeur d'une revue de viticulture, installée au rez de chaussée, au fond de le cour, lui offrit l'hospitalité. Le Tirailleaar parut encore quatre ou cinq jours mais Schlestadt l'avait toujours dit « C'est une migraine qui tuera le Tiraiheur o. En effet, Schlestadt eut la migraine et le Tirailleur cessa de paraître.

Les spirites pr étendent que l'âme désincarnée ne se résigne pas d'abord au changement qui vient de s'opérer. Elle halète sur des plages inconnues vers le corps dont elle est sortie comme le poisson échoué sur le rivage se débat pour rejoindre la vague. Ainsi la foi dans le succès de la (( combinaison)) n'abandonna pas tout de suite les rédacteurs. Pendant la première semaine qui suivit la catastrophe, ils gardèrent un reste d'illusion. Ils tinrent des conciliabules au café du Delta avec Toupiolleq&ipersistaità leur annoncer une prochaine subvention de 300.000 francs et en attendant leur offrait, au dessous du prix de fabrique, de jolies petites montres de femme, car il s'était improvisé placier en bijouterie. Roger mêlait ses regrets à ceux de M. Cavenel qui dut faire appel à toute la vigueur de son âme pour se consoler de l'interruption de son feuilleton. Il alla trois ou quatre fois voir Schlestadt qui lui promettait aussi la réorganisation du Tirailleur à bref délai. « La combinaison tenait toujours », affirmait-il. A la vérité « elle subissait un temps d'arrêt » on ne pouvait se dissimuler que la brusque disparition du journal n'eut été d'un fàcheux effet sur les personnages qui avaient envie de se combiner; mais Schlestadt se portait fort de détruire cette mauvaise impression.

D'abord, ajouta-t-il en gaminant, les populations réclament la suite du Secret du Bàtard. Rassurez le papa Cavenel. Nous reprendrons cela. Et parodiant la Dame Blanche, il chantonna Voici revenir les beaux jours du feuilleton de Cavenel. » Au fond, Schlestadt ne pensait, déjà plus au Tirailleur. C'était un hommc à idées et il avait en tête toutes sortes d'entreprises. Il ne s'attardait pas à relevcr les morts. A chaque visite que lui faisait Roger, il lui parlait d'un nouveau projet: un jour,il s'agissait d'un chemin de fer dont la simple concession devait lui procurer une commission de plusieurs millions. Le surlendemain, il ne par-


lait que d'une grande compagnie de voitures dont il allait prendre la direction.

Un soir, Roger trouva la femme de ménage de Schlestadt occupée à coudre sous la direction de celui-ci une espèce de petit sac de toile percé de trous.

Devinez ce que c'est que ça lui dit Schlestadt, et comme Roger essayait de se rendre compte de l'objet que pouvait avoir ce bizarre travail, Schlestadt reprit Ça, c'est vingt-cinq mille francs de rente. Je suis en train de fabriquer une musette dont j'ai eu l'idée. Cela me faisait de la peine de voir dans la rue de pauvres chevaux obligés de secouer la tête et de faire des efforts pour attraper l'avoine. Et puis, ils font voler des poussières qu'ils avalent et qui les rendent poussifs. J'ai imaginé de percer des trous au fond du sachet de manièl'e que la poussière de l'avoine s'en aille. De plus les petits trous permettent au cheval de respirer.

M. Cavenel, quandRoger lui rapporta cet entretien, s'écria: Je vois maintenant qu'il faut désespérer de la destinée du Tirailleur.

VI

Pendant que le Tirailleur agonisait, Roger était devenu le familier de tous les salons où fréquentaient Madame Vaucel et sa fille. Il allait aux lundis de Madame Dorsigny et ne manquait pas,aux quinzaines de Madame le Nud. 11 était invité chez Madame Leflamangel, chez les Beurrier et chez les Poule-Legrand. Madame Vaucel avait pensé que la fréquence de ses rencontres avec Germaine le rendraient de plus en plus amoureux d'elle. Ce calcul fut déçu. Il n'eut pour résultat que de donner des rivales à sa fille.

Roger, gâté par ses succès, était devenu le séducteur attitré du petit monde où on l'avait introduit.

Don Juan est avec la professionnelle beauté dans les rapports de l'ondin de Heine avec l'ondine qu'il trouve à une fête de village. Il danse avec elle, la salue poliment et s'en va. Germaine semblait maintenant à Roger trop fière de sa beauté. Par une fantaisie de joli garçon, il affectait de méconnaître sa royauté jusqu'ici incontestée. Il préférait des gràces plus soumises et se délectait aux] humilités de l'amour. Lucienne le Nud, Denise et


Georgette Autrinal, Carmen Bouchu lui offraient for vierge de leurs désirs avec une naïveté d'abandon qui plaisait mieux à sa fatuité.

Lucienne le Nud était une brune piquante que menaçait l'embonpoint maternel; mais Roger ne savait pas prévoir les malheurs de si loin et trouvait un attrait incontestable à ses jeunes formes déjà pleines, à ses épaules rebondies, à son air de sensualité malicieuse et pimpante qui la faisait ressemble à un pastel de La Tour. Carmen Bouchu, la fille d'un Français qui avait fait de mauvaises affaires à Montevideo, tenait de sa mère, créole de l'Uruguay, ce teint animé qu'on a comparé à feftet d'une mousseseline jetée sur de la pourpre. Elle avait « des yeux à faire sauter le navire qui l'amena de sa patrie, si elle eût eu l'imprudence de les tourner du côté de la soute aux poudres, » lui disait un jour Roger, dans un accès de gongorisme. Denise et Georgette Autrinal étaient deux sœurs dont la rivalité et les jalousies amusaient sultanesquement Roger. Elles n'avaient que la beauté du diable, la gentillesse que la Nature, prêteuse avare, n'accorde à la plupart des jeunes filles que pour le temps de trouver un mari; mais elles valaient par leur appariement et il y avait en elle" des échanges de reflets. Chacune cependant aurait voulu réduire sa soeur au poste de Cendrillon pour venir seule à la soirée, sans se douter qu'elle y aurait perdu la moitié de son charme.

D'autres, plus timides, soupiraient pour Roger dans le silence de leur coeur. Emmeline Garasse pâlissait quand il entrait dans un salon, et Juliette Beurrier dont les dix-sept ans avaientle parfum chaste et sauvage d'une bruyère, avait à mépris, depuis qu'elle avait valsé avec lui, les conversations de ses compagnes du catéchisme de persévérance où il ne s'agissait jamais que des trois vicaires chargés de leur apprendre l'histoire des sacrements, de la question posée à celle-ci, du nom d'amitié donné à celle-là, du baiser déposé par Marthe sur la chaise où l'abbé Buron s'était assis, des ruses de Claire Vigneulle qui s'accusait de péchés imaginaires pour faire durer sa confession plus longtemps. Ces choses avait cessé d'amuser Juliette. J'ai passé ce grade là, disaitelle.

Roger n'avait eu qu'à paraître. Il avait effacé Bonnet et mis Garasse en déroute. Était-ce sa petite moustache blonde ou le monocle dont seul il était en possession dans les salons de Madame Le Nud et de Madame Leflamangel? Il était bien tourné et bon danseur il avait ce badinage volatil qui plalt aux femmes; il disait des monologues, chan Lait des chansonnettes et inventait


des figures pour le cotillon; mais tous ces dons ne suffiraient pas à expliquer ses triomphes si l'on ne mentionnait la vertu magnétique de son approche.

C'était une propriété naturelle comme l'électricité du gymnote ou de la tourmaline il dégageait un fluide qui douait son contact de frissons.Ses alluresgamines mais onduleuses; son geste étourdi mais enveloppant avaient des sortilèges. Avec lui, une simple polka devenait suggestive et la valse était une révélation. Carmen Bouchu s'évanouit un jour dans ses bras. Même aux moulinets des quadrilles, la rencontre de sa main n'était pas indifférente. Il avait des pressions alanguissantes et des frôlements initiateurs. Les danseuses s'attardaient dans son enlacement quelques secondes encore après que la musique s'était tue. Il leur fallait un effort pour s'enlever à la fascination de son regard et à l'aimantation de son étreinte. La jeune fille à côté de qui il venait s'asseoir, celle au dossier de laquelle il s'appuyait ou dont il tournait les pages de partition au piano, se sentaient envahies par une douceur inquiète, qui éveillait de secrètes sensibilités au fond de leur être.

En général, Roger n'avait pas de goùt pour les femmes en puissance de mari. Il disait que ce n'était pas sa vitrine. Les épouses étaient vertueuses d'ailleurs dans le monde où l'avait présenté Madame Vaucel. Toutes ou presque toutes étaient absorbées par les supputations de leur livre de dépenses et l'idée fixe du prélèvement mensuel à opérer sur le maigre traitement du mari pour amasser l'argent du terme.

Les soucis apparaissaient sur les fronts obscurcis; les yeux avaient perdu leur éclat dans le désenchantement des mornes horizons de la vie et l'amertume des déboires quotidiens plissait tristement les bouches. Les tailles s'alourdissaient, les mentons s'empâtaient, les nez s'effilaient et les mains, auxiliaires d'une boune à tout faire insuffisante, étaient déformées par les soins ménagers. C'est dans le groupe des jeunes filles qu'il y avait des figures rayonnantes, des regards brillants, des sourires qui n'étaient pas contraints, des corps harmonieux et souples, des cœurs prêts à s'ouvrir aux joies de l'amour et des lèvres envieuses de baisers.

Vincente Paradis avait seule une figure préoccupée et des joues pâlies. Elle traversait en ce moment une période de laideur. Plongée dans la préparation de son baccalauréat ès-sciences qu'elle faisait marcher concurremment avec celle son baccalaurént èg-lettres (-.2e partie), elle se levait tous les matins à quatreheures.


Le surmenage et la crainte d'échouer lui donnaient un teint de chlorose et avaient fait perdre leur gaîté à ses yeux gris. Elle était devenue pour Roger un être sans sexe. Il dansait avec elle comme avec une petite fille qu'on fait sauter par complaisance. Simone Grignon qui venait quelquefois aux soirées de Mme le Nud et de Mme Leflamangel était aussi sevrée de ses effluves magnétiques, Il l'avait mise en interdit à cause de ses quatre cents mille francs de dot et ne l'invitait que pour le quadrille. Simone avait beaucoup de prestige, moins encore à cause de ce gros chiffre que parce qu'elle avait dù épouser un baron. Orpheline de père et de mère, elle habitait chez son tuteur. personnage de haute piété. On racontait comment le baron par excès de zèle, s'était aliéné les bonnes grâces de celui-ci. Sa recherche avait été agréée et le tuteur favait invité à dîner. Avant de déplier sa serviette, le fiancé, ayant fait le signe de la croix, s'était aperçu que son hôte avait malheureusement la tête tournée d'un autre côté il attendit qu'on le regardât et répéta son geste « Il était inutile de recommencer votre benedicité, dit le tuteur. J'avais vu la première fois. Ce fut la rupture.

Contempteur des puissances établies, Roger affectait de négliger la riche héritière comme il frondait la professionnelle beauté. Ce n'était, il est vrai, qu'une tactique avec Simone. Il espérait la piquer au jeu par sa froideur. C'était la meilleure façon, lui semblait-il, d'attirer son attention et de réveiller sa fantaisie blasée par les hommages.

Il était loin, du reste, de professer pour la dot de la jeune fille l'indifférence à laquelle il voulait faire croire. Le besoin d'argent commençait à se faire sentir cruellement pour lui. Dans le même temps où une dizaine de jolies filles se disputaient ses regards et ses sourires, il n'avait souvent pas, en revenant de soirée, de quoi payer les faveurs d'une rôdeuse des boulevards extérieurs. Il dansait parfois, lesté seulement d'un petit pain. Les brioches de Mme Dorsigny étaient bien venues alors 1. A deux heures du matin, quand il rentrait chez lui, on ne lui tirait le cordon qu'à la suite de sonneries réitérées, après de longues stations dans le froid et dans la neige.

Roger connut l'amertume de passer devant la loge d'un concierge à qui l'on n'a pas payé son terme et dont on ne peut reconnaître les complaisances par une pièce de quarante sous. Le mépris et l'hostilité de la loge étaient sa plus grande épreuve. Il ne descendait pas de sa chambre sans appréhension à la pensée des défilés du corridor. En revenant au logis, il avait un serrement de cœur,


toujours au même endroit, lorsqu'il débouchait de la rue de Clichy sur le boulevard des Batignolles. Il touchait le bord de son chapeau sans lever les yeux en franchissant le seuil r edouté et filait la tête entre les épaules comme un homme absorbé, ou bien il faisait semblant de lire un journal.

Il y eut pour Roger des jours où une pièce de cinquante centimes était ûn capital, oit il ne se sentait pas assez en fonds pour prendre l'impériale d'un omnibus, où il était tenté de dire au pauvre qui lui tendait la main

Voulez-vous changer de bourse avec moi ?

L'ancien notaire revenu de Belgique, le politicien sorti de prison, le vieil homme de lettres qui n'a plus d'éditeur, ne savent pas réagir. Ils gardent dans la rue la même mine piteuse que devant la loge de leur portier. Serrés et repliés dans leur redingote roussie, un chiffon noir autour du cou sans linge, ils s'en vont, rasant les murs et timides sous le regard d'un enfant mais Roger avait vingt-cinq ans et quand il était hors de chez lui, il reprenait sa belle assurance, se bornant seulement à faire quelques détours pour éviter les abords d'une crêmerie où il devait des repas, et les parages de son tailleur à qui il avait promis un à-compte. Il marchait d'un air conquérant. Les femmes souriaient à la rencontre de ses yeux humides. Elles; devinaient en lui l'homme qui plaisait à leur sexe. Il semblait qu'il fût environné d'invisibles trophées d'amour. Madame d'Esparre aurait pu dire de lui son mot « Il avait l'air aimé. »

Roger n'avait pourtant ni l'audace, ni le sang-froid, ni la tenacité qu'il eut fallu pour s'emparer d'une héritière. Il avait un fond de timidité et d'orgueil qui avaient besoin d'être rassurés. Ses hommages n'allaient qu'à celles dont il n'avait pas à craindre les dédains. C'était un Don Juan plein de lacunes. Il avait les passions débiles et le vouloir incertain. La mollesse d'un tempérament qui s'était éveillé de bonne heure dans la prématuration des amitiés particulières du collège, l'attardait aux langueurs des désirs épars. Il était de la catégorie. de ces séducteurs qui ne font que les premiers pas et laissent à la femme à parcourir le reste du chemin. Quelque chose subsistait en lui de sa coquetterie d'éphèbe blondin et délicat à qui les grands lançaient des déclarations attachées à une balle par dessus le mur de la première division. Il aimait à laisser indécis les combats qui s'agitaient dans les coeurs féminins et suivait l'effet du poison que ses regards et ses paroles avaient déposé dans un sein de jeune fille sans plus rien faire désormais pour hâter le dénouement.


Cependant il commençait à se lasser de sa maigre cuisine. Sa mère l'avait désapprouvé de quitter l'étude de son avoué. Elle lui envoya deux cents francs en réponse à une lettre oit il lui peignait sa détresse à la chute du Tirailleur mais en l'avertissant que c'était le dernier sacl'Ífice qu'elle pouvait faire pour lui. Il était temps pour Roger de réaliser ses succès. A défaut de Simone Grignon, Lucienne Le Nud était encore pour lui un parti sortable. Elle représentait une rente, un trousseau et une place pour son mari au ministère de l'intérieur ou dans un des services qui en dépendaient. M. Le Nud se chargeait de faire avancer son gendre. De ce côté, Roger était sûr d'être favorablement accueilli. Telle est la pénurie des épouseurs que le père et la mère l'enssent accepté avec empressement tout dépourvu qu'il fût de fortune et de position.

Quant à Lucienne, elle s'était mise à écrire des billets à Roger, billets innocents du reste oit elle se bornait à lui dire « Venez demain chez Madame Leflamangel. » Ou bien « N'allez pas lundi chez Madame Dorsigny. Je n'y serai pas. Ou encore «. Nous irons voir Madame Poule-Legrand mardi à quatre heures. Tâchez de nous y rencontrer. » Lucienne déposait elle-même ces billets chez la concierge de Roger en allant prendre sa leçon de musique avec sa bonne.

Déjà le bruit se répandait que les jeunes gens étaient fiancés. On faisait des allusions devant Madame Le Nud qui ne s'en défendait pas. A une soirée chez les Poule-Legrand, Roger ne parut occupé que de Lucienne et conduisit le cotillon avec elle. Un joli couple ? dirent plusieurs dames à Madame Le Nud qui répondit en souriant « N'est-ce pas ») »

Pour la première fois, un sentiment violent secoua la nature un peu indolente de Germaine quand Mme Vaucel lui répéta ce propos qu'elle avait surpris. Il lui semblait que Roger lui appartenait. N'étaient-ce pas elle et sa mère qui l'avaient découvert etpatronné. C'était sa réserve, son en-cas, son pis-aller. Et voilà que Lucienne le lui enlevait

Elle eût pardonné à Roger d'épouser Simone Grignon c'était dans l'ordre. Elle était habituée à voir ses adorateurs la délaisser pour une dot. Si grande que fùt la vexation qu'elle en éprouvât, cela lui semblait logique en somme. Elle-même avait été enseignée à faire passer, si l'occasion s'en présentait, un prétendant riche quel qu'il fût avant les plus aimables de ses suivants. Qu'un Henri Kirchhoff épousât Jeanne Mathathias, la gloire de Germaine restait sans atteinte. Il demeurait entendu qu'elle était toujours la


plus désirable des jeunes filles sans dot; mais Lucienne non plus n'avait pas de dot C'était donc elle personnellement que Roger lui préférait ? Cette pensée était torturante et lui remplissait l'âme de serpents. Ce n'était plus la victoire accoutumée de l'argent sur la beauté. C'était Lucienne toute seule qui triomphait d'elle c'étaient sa figure, ses yeux, sa taille, ses épaules qui l'emportaient sur les siens. Cette fois, l'outrage était sanglant. Germaine se trouva résolue à tout plutôt que de le subir.

Les choses en étaient là quand Mme Leflamangel lança des invitations pour un grand bal travesti qu'elle donnait à la Mi-carême. C'était une riche veuve qui jouait un peu le rôle de bonne fée pour toutes les jeunes filles. Son petit hôtel de l'avenue de Villiers ouvrait pour leur imagination des perspectives sur le vrai monde. Là seulement elles étaient admises à contempler la majesté d'un salon Louis XVI. Mme Leflamangel avait hérité à quarante ans d'une fortune inattendue et n'avait pas changé de milieu. Fidèle aux amitiés de sa jeunesse, elle avait mieux aimé se faire la reine de son petit cercle de femmes de fonctionnaires subalternes que de vivre citoyenne dans un monde supérieur. On l'en récompensait par des hommages et ses soirées prenaient pal'fois des airs de draivin~room.

Un bal travesti chez Mme Leflamangel était un gros événement, Pendant les trois semaines qui le précédèrent, il n'y eut pas d'autre sujet de conversation. Les jeunes filles ne furent occupées que de préparer leurs costumes en collaboration avec leur mère. Elles s'intriguaient et se faisaient des cachotteries, cherchant à surprendre mutuellement leurs projets de déguisement à l'aide de fausses confidences.

Quand le grand soir arriva, on vit bien qu'on avait eu raison de ne croire personne. Tous les « tuyaux étaient faux. Telle, dont on avait annoncé l'entrée en Japonaise, était en Arlésienne. Carmen Bouchu, pour qui la basquine, la mantille et les bas rouges à coins verts semblaient indiqués, parut en princesse byzantine, et tout le monde ayant compté sur elle pour le tenir, l'emploi d'Andalouse resta vacant. Les deux sœurs Autrinal qui devaient former un groupe sensationnel s'étaient brouillées et avaient rompu leur association. Elles étaient tout simplement, l'une en Suissesse et l'autre en Pierrette. Oriane Dorsigny s'était habillée en Sibérienne avec des parties de costume authentiques qu'avait prètées M. Pisançon. Geneviève avait une simarre violette qu'elle s'était confectionnée elle-même et dont l'étofi'e devait être utilisée ensuite pour faire une robe à Mm. Dorsigny. Emme-


line Garasse portait la sarapliane des paysannes russes Juliette Beurrier était en pêchense bayonnaise, Simone Grignon en pendule et Vincente Paradis en écolière moyen-âge avec un escoffion sur la tête.

Lucienne Le Nud avait choisi les falbalas et les paniers Louis XV. Son minois éveillé, son nez malicieux, son menton à fossette et sa tournure délurée rendaient du piquant et de la nouve~uté à un costume dont les opérettes ont abusé. L'exactitude en sauvait la banalité. Les plus petits détails avaient été longuement médités. Mme Le Nud et sa fille avaient été à la Bibliothèque Nationale compulser des gravures et des mercures de modes. L'arrangement du tapé avec trois boucles de marron et un petit bonnet en chenille était le résultat de recherches d'érudition dans un vieux livre intitulé « L'art de la coiffure des dames françoises où sont représentées les têtes coëffées par le sieur Legros, coëffeur des dames, enclos des Quinze-Vingts ». La question des mouches avait été traitée avec la gravité qu'elle comportait. Mme Le Nud avait balancé entre la façon en comète et celle en lune ce ne fut qu'au moment de monter en fiacre que, par une illumination soudaine, Lucienne s'en posa une à la pointe de l'œil. Un vague parfum d'ambre et d'iris s'exhalait de son corsage décolleté en forme de coeur. Sa figure avait' l'ovale raccourci et poupin à la manière de Boucher et de Lancret; ses yeux écartés, un peu retroussés vers les coins, semblaient plus bruns sous la poudre des cheveux et plus brillants au voisinage de l'assassin de taffetas noir. Germaine avait longtemps hésité à choisir le vêtement sous lequel elle livrerait à sa rivale le suprême combat. Un instant, elle avait penché pour le peplum et la tunique à plis droits. M. Cavenel, aux lumières de qui elle avait fait appel, voulait la voir en Hélène ou en Circé il lui proposait une robe hyacinthe ou couleur de safran brodée de soie violette et une bandelette eut attaché en corymbe les touffes rebelles de ses cheveux fauves mais guidée par un instinct plus sûr des goûts masculins, elle abdiqua l'orgueil d'une draperie qui n'était permise qu'à la pureté statuaire de ses lignes et s'habilla en moissonneuse avec une grosse chemise et une jupe de laine brune.

Ninon disait qu'il y avait dans le coeur de tous les hommes cette dédicace « A la plus facile » Les parures empruntées au pays des féeries ou aux royaumes d'allégorie, les bariolages des modes lointaines, les reconstitutions d'esthétique abolie emportaient les imaginations vers des temps éloignés et des régions ignorées. Sous la fantasmagorie des déguisements, les jeunes filles sem-


blaient plus distantes, plus irréelles, moins accessibles au désir. Ger maine ramenait le rêve vers des sentiers connus. Elle excitait l'aiguillon des souvenirs cachés au fond du coeur des hommes, réveillait l'ardeur des subites et fugitives concupiscences. Sa mise champêtre adoucissait sa beauté, la faisait plus familière et plus clémente.

Au milieu de ce grand salon solennel aux boiseries blanches, dans le chatoiement tourbillonnant des corsages rouges ou verts, des collets montés et des manches à la folle, des chaperons et des fraises godronnées, elle leur rappelait des filles aperçues par des jours d'été au bord d'un champ. Ils passaient sur la route à cheval ou à bicyclette. Ils flânaient, un fusil à la main, dans les éteules, ou peut-être était-ce pendant les manœuvres de leurs vingt-huit jours, alors que l'exercice inaccoutumé et la vie en plein air font affiuer dans les veines un sang qui les brûle. Des moissonneuses, relevant leur buste hardi, les avaient regardés passer avec des rires en se poussant du coude, et ils s'étaient senti l'envie brusque d'en culbuter une sur les javelles, d'écraser de leurs bouches les lèvres moqueuses aux lestes propos, de presser sur leur poitrine le sein dur dont la pointe tendait la toile bise. Bonnet dansa avec Germaine. Il avait le colback à chausse écarlate et la pelisse pendante des housards. Roger l'entendit qui disait à Garasse en chanteur florentin Je viens de valser avec elle. c'est épatant Invite-la donc. Et, plus bas, il ajouta un détail sur son corsage oit il avait pu constater l'absence d'un busc importun.

Ces paroles impertinentes causèrent à Roger un sentiment confus, mêlé de colère et de jalousie. Il fit danser Germaine et vérifia que la particularité notée par Bonnet était exacte.

On étouffe ici, dit Ger maine, quand la valse fut finie conduisez-moi donc à l'atelier. Il n'y a que là qu'on respire un peu. Madame Leflamangel se piquait de quelque talent pour l'aquarelle. Elle avait une grande pièce qu'elle appelait son atelier, assez banalement meublée du reste de vieux meubles en imitation, de bahuts de trucage, de bronzes et de cuivres du Bon Marché avec l'exotisme rebattu des ottomanes et des rocking-chairs sous la bigarrure des lanternes chinoises. Au-dessus de la cheminée qui se donnait des airs Henri II, était peint un flamant rose aux ailes rouges, armes par lantes de la maitresse du logis. Sous des panoplies de masques guerriers aux moustaches de crins de cheval, de yatagans et de criss en zigzag, les tentures d'un japonisme trop facile faisaient éclater l'obsédante fantaisie des dragons ailés. L'oiseau


Oo y picorait dans des bosquets d'ydrangées au bord des ondes serpentantes où luisaient les écailles d'or du poisson télescope.

Les invitations de Madame LeflaInangel n'étaient pas sorties du cercle de ses relations habituelles. Elle s'était dispensée d'engager la cohue dont les maitresses demaison ne croient pas pouvoir se passer. Toute l'animation de la soirée était concentrée dans le salon Louis XVI et l'atelier, qui faisait suite à un petit salon où l'on jouait au whist, était solitaire.

Germaine se jeta sur un sopha, comme accablée par la chaleur et agita violemment son éventail.

Roger s'assit près d'elle. Comme il étendait le bras pour lui arranger un coussin, elle s'appuya sans y prendre garde sur son épaule. Il sentait la douceur de la peau sous l'étoffe et sa main effleurait le dos de la jeune fille, Elle était moins décolletée qu'à l'ordinaire; mais par le léger entrebâillement de la chemise, il apercevait la naissance d'une gorge encore émue par l'essoufflement de la danse et dont le relief délicat et pur se modelait sous la toile déjà un peu moite.

Roger voulut mettre un baiser sous sa nuque à l'endroit d'où partait la pointe des cheveux relevés. Germaine se défendait. Tout à coup, elle poussa un petit cri.

Quoi donc ? demanda Roger.

Un accident épouvantable dont vous êtes cause, Maintenant il faut que vous alliez me chercher maman.

Qu'est-ce que j'ai fait ? Qu'y a-t-il ?

Vous m'avez fait casser le cordon de mon corsage. J'ai absolument besoin de maman.

Est-ce que je ne pourrais pas ?.

Vous? dit Germaine en riant. Vous seriez trop maladroit

D'une main, elle retenait le haut du corsage coulissé; de l'autre, elle écartait Roger qui prétendait lui imposer ses bons ofllces.

(A sttivre)

LEFEBVRE SAINT-OGAN.


LA LÉGENDE

LA

REALITE

Il y a quelques indications d'un retour du théâtre aux artistes légendaires, et M. Jacques Richepin a bien défendu son droit à faire reparaître à la scène, variés et modifiés, modernisés aussi, des types populaires, populaires soit par l'image et la chanson comme Cadet-Roussel ou par le sillage qu'a tracé une belle oeuvre du passé comme Falstaff. Il unit là d'ailleurs deux choses un peu différentes ;car Pierrot n'est pas Prométhée Pierrot, Arlequin, cela n'appartient à personne pas plus que Cadet-Roussel et Gribouille la trouvaille d'un inconnu, d'un anonyme, a reçu des contributions nombreuses; un type s'est créé, précis mais modifiable; c'est un canevas sur lequel on peut broder des aventures et même construire un caractère nouveau. Falstajtout de même est bien de Shakespeare. Il est vrai que Don Jtaan était bien de Tir so de Molina, ce qui n'a pas empêché toute une littérature excellente de se greffer sur l'œuvre de l'auteur espagnol. Il semble que dans cette matière du choix des sujets, peut-on évoquer à nouveau les vieilles légendes, vaut-il mieux créer à nouveau des ty pes dramatiques d'après la vie et non pas d'après la littérature. Corneille et Ibsen ne fourniraient pas la même conclusion; pourtant l'un n'empêche pas l'autre; donc le mieux est de s'en fier aux auteurs dramatiques pour résoudre cette question, et leur laisser le droit même de var ier d'avis selon que le renouveau d'une légende ou l'interprétation d'un fait de vie courante leur paraîtra le meilleur point de départ de la création du chef d'oeuvre.

Ne point trancher cette question du choix des sujets, mettre sur la même ligne de possibilité le théàtre réaliste ou le théâtre classique ou romantique, ce n'est point la prendre avec. indifférence. Les deux genres ont du bon et du très-bon; ils offrent un écueil tous deux, ils offrent tous deux des dangers de poncif, et d'un poncif terrible. Aucun n'en est exempt, ce serait une erreur de croire que le théâtre de vie, le théâtre social, si neuf soit-il, en apparence, demeure exempt de ce grand danger qui tue la vie dans l'œuvre d'art. Evidemment, il n'offre point les mêmes aspects

ET


que le poncif romantique, ou celui du romantico- parnassien. Mais dans ses réticences, ses apartés qui sont faux, là comme ailleurs, dans ses sensibleries, chez les plus diffus et aussi chez les plus vigoureux et les plus concentrés, par la gêne même qu'il apporte à l'expression oratoire, complète, totale, détaillée, du sentiment, le théâtre réaliste a apporté au théâtre social, une excessive sobriété, une abréviation à outrance qui supprime parfois l'homme au théâtre, pour ne laisser en son lieu et place qu'une marionnette qui n'est pas plus vivante que le fantoche qui arpente la scène romantique, pour y exposer en longues périodes coupées de grands gestes, l'état de son coeur.

Or, ce poncif découle de l'autre, celui-ci de celui-là. A côté des écrivains originaux, il n'y a pas que des imitateurs, il y a des contradicteurs qui ne sont pas tout à fait des imitateurs, mais des raisonneurs, qui font du contraste, et parfois par déductions, arrivent à faire le contraire par esprit d'imitation. Un auteur qui, mécontent des verbeux enthousiasmes romantiques, renferme ses personnages dans des demi-silences, les fait s'exprimer à l'aide de tics nerv eux, d'interjections, d'exclamations, de moues, de jeux de physionomie, ne sert pas plus la cause de la vérité dramatique que celui qui prête de l'enflure grandiloquente à l'expression des moindres sentiments, bref la concision d'un mauvais élève d'Henry Becque n'est nullement de l'art à un plus haut degré que les vibrantes apostrophes d'un romantique impénitent. Le choix des sujets n'a qu'une importance relative pour l'exécution de l'œuvre.

Le fond légendaire nous a été montré revêtu d'une si extraordinaire puissance lyrique qu'il est devenu difficile à utiliser ce n'est point seulement revêtu du prestige des beaux vers romantiques, que le drame a base de fiction légendaire ou héroïque s'est présenté en modèles difficilement égalables, mais il a emprunté les traînes et les prolongements d'accent de la musique. Wagner l'a doté d'une majesté infinie depuis, il est bien difficile de faire évoluer sur la scène des personnages empruntés à l'antique légende, aux cosmogonies ou même à l'histoire chevaleresque sans les faire chanter, au lieu de parler. Le drame lyrique, le livret de drame lyrique a fait là une conquête importante et qui risquerait de demeurer définitive, si un nouveau Wagner complétait l'œuvre du premier en abordant les légendes les plus essentielles auxquelles le maître de Bayreuth n'a point touché. L'appel adressé par des érudits tels que Gaston Paris, conviant


les écrivains nouveaux à reprendre les légendes de France, à amener leurs imaginations au contact des poèmes qui disent la gloire de Charlemagne à la barbe fleurie, n'a guère été écouté non plus que des librettistes, et encore qu'on se souvienne de la Fille de Roland, et sansunexcès de joie, le Roi d'Ys, Esclarmonde ont plus d'emprise sur les imaginations que les bonnes et simples tragédies qu'on a tirées de cette matière. Gabriel Vicaire, que le folk-lore et par conséquent la vieille épopée avait touché, en est resté au poëme et la belle Aëlis dort dans les feuillets du livre. C'est à la mainmise de la musique convoquée à traiter les sujets d'épopée, qu'est due cette disposition du public et de la critique à trouver aux drames légendaires et aux drames historiques un petit air de livret d'opéra qu'on leur reproche avec excès, puisque ce n'est pas leur faute, et que la musique a envahi.

C'est donc un des arguments que peuvent considérer comme bon et utile pour eux, les partisans d'un théâtre vériste et prenant tout à la vie même, dans ses détails et dans ses allures, que la présence d'un drame lyrique, musical, faisant oublier la nécessité d'un drame lyrique, poétique qu'il a l'air de donner plus complet. Un grain de vérité se mêle à leur argumentation.

Le vers ne suffit peut-être pas à animer le personnage légendaire. Ce que nous connaissons de lui, c'est en temps que nous lui faisons la concession de le considérer comme quasi-vivant et pouvant intéresser à ses gloires et à ses malheurs un public de théâtre, ce que nous savons de lui, c'est quelqu'anecdote, un trait, des gestes, une allure.

Nous pouvons le faire agir, nous ne pouvons pas le faire penser. Siegfried est séduisant, héroïque, malheureux, mais il ne nous offre pas de psychologie il n'a pas été matière à drame parce que le poète ne s'est pas rencontré, qui lui aurait insufflé une âme de héros moderne. Wagner s'en tire en agitant autour de lui toutes les draperies de la musique, et il ne nous le montre, en somme, qu'en nous le cachant, en ne nous laissant pas voir sa pensée, en le situant toujours dans faction. C'est peut-être cette difficulté qui rangerait définitivement les types de la légende dans le domaine du drame musical, car le héros de légende est ingénu. Un esprit subtil arrivera-t-il à leur fabriquer une âme raisonneuse et tendre, capable de calcul, de retours sur eux-mêmes, d'incer titude devant l'amour, telle qu'on la donne aux personnages de drame à un Cid, à un Hernani. C'est douteux. Il y aurait cercle vicieux. On formerait le héros, le primitif, en lui fabriquant une âme toute moderne d'un autre

TOME xxvm.


côté, arr ive à part la musique qui, à elle seule, donne le décor, le fond, le rêve qui supplée à tout et crée tout autour d'elle, nous ne nous intéressons qu'à l'âme moderne, et très nécessairement, puisqu'on ne s'intéresse qu'à soi et au miroir de soi. J'entends bien que ceux qui veulent nous redonner le drame héroïque se flattent d'être des modernes. A leur gré, la passion ne change pas le drame réaliste la donne moins pure que toute autre forme de littérature, puisqu'il s'arrête aux petites circonstances. Il faudrait un recul et, pour l'obtenir, transformer l'employé, le fonctionnaire, le rentier, dont on analyse l'état d'àme exceptionnel, la crise d'âme, en un personnage de conte et de légende, accuser sa parenté dans la souffrance avec les vieux types d'humanité à qui il ressemble, dont il procède, à qui il ressemblerait davantage si les forces de l'état social, de la convention sociale, ne le confiaient à des besognes infimes, pour le seul souci de vivre. Et de dire avec justesse, que c'est déjà beaucoup de donner toute la vie à ces nécessités terribles mais arbitraires, essentielles mais qui pourraient ne pas exister, et qu'on peut ne pas leur abandonner aussi le rêve d'une vie supérieure, dégagée de toutes menuités, de toutes mesquineries, le concept d'une vie idéal et théorique.

Ils ont raison, autant qu'ont raison aussi, modestement et sûrement, ceux qui objectent aux lyriques, que travailler hors la vie telle qu'elle est, en dehors du spectacle qu'elle montre, c'est se condamner à travailler dans le vide, à grouper des paroles vaines ou insuffisamment précises et qui auront toujours besoin pour se colorer, pour trouver le sillage d'émotions qui les complètcronl, et l'écho dans l'âme humaine, qui leur donnerait l'existence réelle, la compréhension de la foule d'appeler la musique au secours.

Sans doute, il doit être un mode d'allier les deux théories en une théorie unique les derniers beaux drames en vers ressortent trop dans leurs beautés et dans leurs faiblesses de l'esthétique romantique, ce qui leur donne comme une couleur d'archaïsme qui leur nuit mais une autre formule peut se présenter demain. En attendant, entre récole qui nous appelle vers le rêve lyrique et celle qui se maintient dans les vérités du monde, de la rue, de la vie, il ne faut pas choisir. Il faut les écouter toutes les deux, et se plaire attentivement aux oeuvres qu'elles nous présentent. L'art est assez large pour les contenir toutes les deux.

Gustave KAHN.


Du

13 février 1902

On se rappelle comment la convention, signée le 7 octobre par M. Delcassé ci, Phya Sry, ministre du royaume de Siam, jugée insuflisante et attentatoire à nos droits les meilleurs par tous les coloniaux, tous les diplomates, tous les parlementaires, et finalement par M. Delcassé lui-même, n'avait pas été soumise en temps opportun à l'approbation des Chambres r,'ançaises, et était ainsi tombée caduque. Elle se trouva, depuis le 13 février, remplacée, et disons-le de suite grandement améliorée, par un nouvel instrument, qui est soumis, depuis quinze mois, à l'appréciation des connaisseurs, et qui aura, lui aussi, besoin, dans un délai de quatre mois, de la ratification du Parlement.

Avant d'en déterminer la valeur, il faut savoir que les événenements actuels n'étaient pas faits pour faciliter la tâche de M. Delcassé, L'ardeur belliqueuse et les premiers succès des Japonais sont un feu dévorant sous lequel tout l'Exh'ème-Orient jaune bout comme une fournaise et le Siam, dont l'armée est, dans les principaux grades, et précisément sur les frontières de l'IndoChine française, sous le commandement d'officiers japonais, n'est pas le dernier à participer à cette ébullition. La pression, presque officielle, faite par le parti militaire. au Siam, pour obtenir un règlement immédiat des diflicultés franco-siamoises, est tout aussi bien une preuve de la fébrile impatience décemment née chez tous les peuples jaunes, qu'un symptôme d'anxiété et de crainte qu'avait le Siam de subir des conditions plus mauvaises, à la fin de la guerre russo-japonaise et après un échec possible du Japon. Magnanimement, la France est entrée dans les vues siamoises, et on ne saurait l'en blâmer, en considérant, non pas tant le fond du traité que les modes de son accomplissement.

Mais, dans l'appréciation actuelle des clauses de cette convention, nous devons tenir un grand compte des circonstances


extérieures et de la gêne qu'elles imposèrent aux négociations, depuis si longtemps en cours nous devons sur tout songer que, d'ici à quatre mois, la teneur du traité pourra être modifiée pratiquement dans son application. Enfin, nous devons imiter la réserve patriotique dont tous les partis font aujourd'hui preuve, en ne donnant aucune note discordante dans le concert des con. cours dont le représentant de la politique extérïeul'e française a besoin d'être soutenu, toutes les fois que, de près ou de loin, les intérêts du domaine français dans le monde sont touchés par quelque grave complication.

Les seize articles du traité peuvent se ranger en trois titres questions de souveraineté et de délimitation question de travaux; questions de protection.

Les articles se rapportant au premier titre sont de beaucoup les plus importants. Et, parmi eux, désignons de suite celui par lequel notre protectorat, depuis longtemps réel, est enfin reconnu en droit par le Siam sur tout le royaume de Luang-Prabang, y compris les territoires de la rive droite du Mékong. Ce royaume, dont le traité Le Myre de Vilers (octobre 1893) nous conférait tous les territoires de rive gauche, avait failli être « neutralisé, 1) par une inconcevable condescendance de M. Develle aux ambitions de lord Dufferiu. M. Jusserand, alors directeur au ministère des awaires étrangères, aujourdhui notre ambassadeur aux EtatsUnis, peut se souvenir comment une campagne personnelle, que j'entrepris avec l'aide et les documents de quelques amis, sauva l'Indo-Chine française d'une aussi dommageable reculade, et comment des plénipotentiaires anglais venus à Paris (pendantles fêtes données à l'amiral Avellan) pour assister et signer au traité de neutralité, durent s'en retourner sans avoir signé quoi que ce soit. Le texte du 13 février igo4 parachève et couronne l'œuvre commencée il y a onze années il obtient enfin que le cours du Mékong ne soit plus considéré comme l'obstacle diplomatique (diplomatique seulement) où venait se heurter nécessairement la souveraineté française.

Un article spécial délimite soigneusement les frontières méri.dionales du royaume de Luang-Prabang rive drÓite. Un article d'une très grande importance, par son libellé même, spécifie que tous les territoires relevant de la France en tant que protectrice du Canabocl~e, doivent être réunis à la France, en échange de Chan-


taboun, gardé comme gage jusq'u'à nouvel ordre. Ce libellé reconnaît, d'une façon éclatante, que la France a droit à récupérer les provinces d'Angkor, Siemreap, Battambang, Bassac, Melouprey enlevées par le Siam au Cambodge en 1867, ou mieux, tl'aîtl'eusement livrées au Siam par Siwotha, frère du roi Norodom et son concurrent malheureux à la couronne cambodgienne. Le gouvernement de Napoléon III, en abandonnant momentanément les droits de Norodom sur ces provinces, ne consacrait cette spoliation que par un artifice de rhétorique, que les philosophes, les mathématiciens, les diplomates, s'accordent, suivant l'exemple d'Euclide, à dénommer un postulatuna. La diplomatie impériale ne consentait à cet abandon qu'au cas où son protégé y consentirait lui-même. Et le premier acte de Norodom, affermi par nous sur son trône, fut de déclarer solennellement qu'il ne consentirait jamais à cet abandon. Et c'est ainsi que, malgré l'acte de 1867, nous conservâmes indubitablement nos droits sur ces territoires, que les lettrés européanisés de Pnompenh, se plaisent à appeler l'Alsace-Lorraine du Cambodge. La convention de igo4 traite diversement ces territoires les provinces de Bassac et de Meloaprey font un retour immédiat au Cambodge. Les provinces d'Angkor, Siemreap et Battambang font l'objet d'une situation diplomatique nouvelle, tenant le milieu entre le protectorat et le condominium; l'armée et la police siamoise doivent évacuer ces provinces, et être remplacées par des contingents indigènes, c'est-à-dire cambodgiens, encadrés par des officiers et des sous-officiers français. N'insistons point sur ce mode d'administration et de protection c'est le plus avantageux que nous puissions obtenir à l'heure présente; et il recèle en vérité de très réels avantages, si notre diplomatie, nos résidents et nos commissions de délimitation savent en tirer un parti convenable.

Les deux gouvernements se sont mis d'accord pour laisser à la France le point de Korat, sur la côte du golfe de Siam. On a voulu faire de ce point un port important. Lorsque j'y suis passé, en 1893, c'était un village aquatique de vingt-cinq radeaux et de cinquante maisons en bambou, au fond d'une anse isolée, sans valeur économique et stratégique il n'y a aucune apparence pour qu'une belle situation ait subi la plus légère amération.

Des gens pressés ont confondu ce coin perdu avec l'important marché de Korat, situé à l'intérieur des terres, et aux limites de la zone d'influence que nous reconnaît l'accord franco-anglais du


15 janvier 1896 (traité Berthelot). Mais Korat, où nous avons eu un consul et des résidents jadis, est un point assez important pour que nous le prenions; il est trop important pour qu'on nous le donne.

Enfin, (art. 8) des points à déterminer seront concédés à la France en toute souveraineté sur la rive droite du Mékong. Et au moment oit le Siam aura ficlèlement accompli toutes ces promesses, nous évacuer ons Chantaboun. C'est dire que la garnison française de ce port n'est pas encore sur le point de faire ses sacs.

Mais, en revanche de ces concessions diverses, le Siam a demandé et obtenu la suppression de la zone neutre de 25 kilomètres que le traité Le Myre de Vilers pr évoyait sur toute la rive droite du Mékong. Ne répétons point ici le vieux cliché qu'il ne faut jamais, devant la diplomatie jaune, abandonner aucun des avantages jadis acquis, ni que cette zone neutre était une garantie pour les frontières françaises elle était tout simplement, grâce à l'interdiction réciproque d'y entretenir des forces, une zone d'impunité pour les voleurs et les bandits des deux pays, qui y trouvaient un refuge et une sécurité, garantie par les textes diplomatiques.

A ce point de vue, sa suppression est excellente. Mais elle est, d'une autre part, détestable, en ce que, pour la première fois depuis que nous avons des intérêts au Mékong, le Siam se trouve, dans cette vallée, voisin immédiat des Shans anglais et des principautés chinoises neutralisées en 1896. Ce voisinage va permettre, pour la première fois, au gouvernement siamois de joindre, par une ligne ferrée, la Ménam au Mékong et à la Chine, sans emprunter une parcelle du territoire français. Cette voie ferrée, qui drainera, au détriment de notre Indo-Chine, le commerce du haut Mékong, de notre Laos, et du royaume de Luangprabang, existe déjà dans la vallée de la Ménam; elle a été construite par des ingénieurs angolais et danois, avec l'argent anglais et sous la protection morale et financière de la princesse Marie d'Orléans, devenue, par son mariage, danoise, laquelle n'a pas, pour une princesse issue du sang royal français, fait preuve en la circonstance d'un patriotisme bien clairvoyant. On n'attendait, pour pousser le rail plus loin, que la suppression de' la zone neutre c'est chose faite. Nous exposons ainsi l'avenir économique de l'Indo-Chine à un grave danger, que les articles du traité, concernant les voies de communication au Siam, ne pallient que très insuffisamment.


Hg

LE TRAITÉ FRANCO-SIAMOIS

Nous avions déjà, par les précédents accords, des droits concernant les emprunts et les travaux d'État au Siam, droits qui, par la duplicité siamoise et la longanimité française, étaient demeu< rés théoriques.

Aujourd'hui, on les précise la France établira, de concert avec le Siam, le chemin de fer de Pnompenh à Battambang (qui ne sera, d'ailleurs, avantageux à nos possessions qu'autant que Battambang demeurera point terminus à l'ouest), et les communi~ cations, ferrées ou autres, de la rive droite du Mékong, propres à suppléer à la médiocre navigabilité du fleuve. Mais cet article est bien insuffisant il aurait dù être exclusif de tous travaux d'État accomplis hors de la coopération française; et, au contraire, il contient explicitement le droit, pour le Siam, d'entreprendre toutes sortes de travaux, avec le personnel et les capitaux siamois or, l'argent n'ayant point de nationalité, et la main-d'oeuvre prenant temporairement celle de son engagiste, c'est là l'autorisation d'achever l'Est asiatique si cher aux Anglais, aux Danois, et à la maison d'Orléans.

Enfin, les articles concernant nos droits de protection, de juridiction et de justice, donnent, pour un certain temps, satisfaction entière aux revendications de la France. Les listes de nos protégés au Siam sont acceptées sans contrôle et sans contestation par le gouvernement de Bangkok elles comprennent tous les Asiatiques, c'est-à-dire tous les Laotiens, Annamites, Cam. bodgicns et Chinois installés au Siam.

Or, c'est, pour ainsi dire, toute la population siamoise c'est, sur un demi-million d'habitants de Bangkok, 350.000 protégés français car il ne faut pas oublier que le Siamois est, pour ainsi dire, une supposition ethnoc~raphiqace.

Ajoutons que, désormais, et une fois de plus, tous les protégés français sont déclarés justiciables exclusivement des tribunaux français installés dans nos légations et .~onsulats.

Si nos représentants savent tenir la main à l'exécution stricte de ces clauses, jamais nous n'aurons eu, au Siam, situation plus avantageuse au regard des peuples jaunes.

Malheureusement, le bénéfice de cette clause s'éteint à la deuxième génération les petits-fils, déjà nés ou à naître, de nos actuels protégés, seront des sujets siamois. Ainsi, aujour-


d'hui déjà, dans les familles de nos protégés, les grands-pères et les petits-enfants ne jouissent pas du même statut personnel et ne relèvent plus de la même juridiction le chiffre de nos protégés, qui atteint aujourd'hui son maximum, diminuera de jour en jour, pour, dans quarante ans d'ici, être réduit aux seuls nouveaux émigrés au Siam, c'est-à-dire à peu près à zéro. Donc, la convention de igo4 sacrifie ici entièrement l'avenir au présent. Mais que sera, dans quarante ans, la situation du Siam vis-à-vis de l'Indo-Chine et de la métropole? C'est de la solution de cette nuageuse question que le traité de 1904 fait dépendre toute l'influence française au Siam c'est témoigner plus de confiance dans la valeur des Français de demain que dans celle des Français d'aujourd'hui.

Nous n'en dirons pas davantage et, pour les raisons exposées au début, nous nous abstiendrons d'apprécier les clauses qui restreignent la présence d'officiers japonais dans l'armée siamoise. Dès aujourd'hui, la convention du I3 février igo4 ne saurait soulever contre elle l'universel haro que causa la convention du 5 octobre 1902.

Le ministre des Colonies et le président du groupe parlementaire colonial en paraissent satisfaits le député de la Cochinchine réserve son opinion les délégués de l'Indo-Chine et les colons élèvent de fortes objections sur les points mêmes que nos restrictions indiquent suffisamment, Mais nous avons devant nous quatre mois d'attente pour la ratification des textes, et quatre autres mois pour la réunion des commissions de délimitation et d'application.

D'ici là, quels événements, plus graves sans doute, auront peut-être changé le fonds et la forme de toutes les affaires d'Extrême-Orient? et que ne devons-nous pas espérer de l'avenir, si nous savons être à la fois patients et fermes, et si nous nous rappelons, grâce à de nombreuses expériences, que les Siamois sont les meilleurs prometteurs et les plus mauvais teneurs?

Albert de POUVOURVILLE,

Membre de l'Institut Colonial International.


ROUTE DU SACRE

Au détour du chemin, les chevaux piaffèreut dans un ralentissement subit des housards de Borburg des naseaux heurtèrent aux croupes, avec l'oscillement des cavaliers tirant sur les rênes les porte-bagages, arrimés aux selles, rendirent un son mat en s'entrechoquant; les sabres frappèrent sur les étriers, et les panaches rouges des shakos se gonflèrent d'un souffle de bataille. Il y eut des jurons et des cris. et des sursauts cadencés des tOl'ses. Les soldats, d'une main, caressaient l'encolure un officier jetait des ordres brefs, ce fut un désarroi de quelques minutes. Puis, insensiblement, les rangs se reformèrent, la colonne reprit sa marche vers l'horizon, au pas inégal des bêtes inquiètes.

Il y avait là, outre les housards de Borburg, un régiment entier de gardes à cheval, qui composaient habituellement l'escorte de l'Empereur, et deux escadrons de lanciers, dont les cuirasses claires mettaient au lointain des lueurs de glaive. On avait quitté, dès l'aurore, le château d'Emless, où reposaient depuis des siècles les dépouilles mortelles de la famille impériale on marchait vers la capitale où le peuple en joie attendait le jeune empereur, après des larmes et des cris, la semaine passée, quand on avait connu le décès de son père. La douleur faisait trêve pour l'avènement. Les murs, tremblant encore des cantiques de deuil et tapissés hier de tentures lugubres, frissonneraient aujourd'hui sous les vivats sonores; les mêmes orgues qui avaient pleuré chanteraient les hymnes du sacre; on effeuillerait des roses dans les rues et les lèvres des femmes auraient des sourires. Il ne resterait rien des funérailles, proches encore on saurait oublier jusqu'à leur souvenir, et les étendards, naguère cravatés de crêpe, feraient claquer au vent leurs couleurs frangées d'or. Les soldats songeaient au repas qui leur serait offert après la parade les officiers escomptaient un avancement possible tous regardaient vers l'avenir, dédaigneux de ce que fut hier. Et les chevaux fringants égayaient la campagne de leurs hennissements, des oiseaux

LA


s'envolaient parfois dans les branches, le souffle des naseaux montait comme un voile de brume.

Les officiers d'état-major encadraient l'emperur entre les housards de Borburg et les lanciers d'Evna. Un colonel suivait, la tête haute, arrêtant son regard sur les plumes blanches du général en chef que le vent agitait de frissons prolongés. Cela semblait pour lui un objet de rêve, un idéal lointain, dont la seule pensée amenait sur ses lèvres un sourire ambitieux. La hampe du drapeau tanguait dans un remous de casques les officiers généraux avançaient en silence; seul, le jeune souverainparaissait ne pas entendre le cliquetis des sabres et le pas des chevaux faisant autour de lui un long bruit monotone. Il avait incliné la tête, regardait sans voir. Sur le chemin du sacre, l'empereUl' rêvait.

Au lendemain des jours de deuil qu'il venait de vivre, entre la douleur d'avoir perdu son père et le souci de commander au peuple, son âme meurtrie ne savait plus vraiment quel serait l'avenir. Anxieusement, il songeait. Après avoir souffert et pleuré comme un homme, il fallait, maintenant, n'être plus que le Maïtre, l'arbitre tenant en ses mains le sort de nations entières. C'était un héritage pesant à ses épaules plus qu'un fardeau. Il se rappelait l'histoire de sa race, les rois et les héros entr'ouvrant le passé du glaive, combattant pour la gloire et la grandeur de l'empire, et dont le souvenir arrivait jusqu'à lui comme un écho puissant,

Lés uns avaient martelé le monde au galop heurté des chevaux, parmi le fracas et l'horreur des batailles; ils avaient été les conquérants superbes étreignant les villes, faisant trembler le sol au tonnerre éclatant de leurs cris de victoire. Ils avaient ébranlé le monde, vieilli dans les tempêtes, disparu dans sang, et leurs noms rayonnaient encore comme un soleil couchant. Les autres avaient connu les heures calmes où les peuples pacifiés ensemencent la: terre. Ils bornaient leur ambition à l'accomplissement des tâches quotidiennes, avec un regard joyeux sur les glè.bes fécondes. Les moissons dorées, les pampres verts, les greniers regorgeant de froment et les celliers de fruits étaient la récompense de leur sage conduite. Ils avaient vécu de longues années, vieilli parmi la paix, disparu regrettés de tous, et leur nom rayonnait comme un soleil levant. D'autres avaient été les législateurs bienfaisants, d'autl'es les protecteurs des arts leur œuvre se dressait, en dépit du temps, jeune d'une immortelle jeunesse. Pendant des siècles et des siècles, conquérants, législateurs, bienfai.


teurs du peuple, tous avaient porté chacun une pierre ii. l'édification du grand empire, r et il en restait aujourd'hui une masse prodigieuse et colossalc, ~insi qu'unc oeuvre de Titans. Et ce laheur qu'il fallait ioursuivre, le jeune empereur l'envisageait avec angoisse. Il craignait de faillir à sa tâche. Son père avait été le monarque puissant, son aïeul, le fondateur de l'unité définitive, il se demandait ce que deviendrait le monde au geste indécis de ses mains d'enfant.

Il était né, voici vingt ans, dans l'antique château d'En-iless, tout frissonnant aujourd'hui du chant des funérailles. On avait célébré sa naissance par des cris de joie et des fêtes, en appelant sur lui la protection de Dieu et toutes les femmes du pays dans les affres de l'enfantement avaient reçu vingt ducats d'or comme présent du nouveau-né. Il ne se rappelait rien de sa première enfanc'éw C'était une nuit très épaisse s'éclairant parfois d'un rayon de lumière le souvenir d'une chute, un vieux serviteur qu'il aimait beaucoup, les daims apprivoisés du grand parc qui venaient manger dans sa main. Le reste se perdait en un lointain chargé de brume. Il se revoyait plus âgé, aux fêtes de la cour, debout près de son père, une épée d'argent au côté, s'efforçant de paraître grave et solennel dans son uniforme chamarré d'or. La vie lui paraissait alors une incessante fête où il recevrait toujours des hommages.

Il ne savait pas ce que pouvait être l'empire, ni l'eiiipereur, ni les courtisans; il se contentait de sourire à chaque révérence. Il ne savait pas davantage ce qui était bien ou ce qui était mal; il n'avait jamais songé au bonheur, car c'était pour lui chose si naturelle qu'il n'attachait pas d'importance à un bienfait aussi commun. Ses maîtres, par la suite, lui montrèrent le monde tel que le conçoivent les puissants. L'histoire de son pays, les vertus des aïeux, le gouvernement des peuples, lai3sèrent dans sa mémoire une tl'ace profonde, Il éprouvait un si grand désir de s'instruire, un tel acharnement à tout connaltl'e, qu'on devait, par instant, modérer son zèle. Jusqu'à seize ans, il fut an écolicr docile. Des opinions, qu'il estimait définitives, s'atiii-mèrent en lui. Il partagea les hommes en castes, dont les plus élevées commandent aux autres il mit au dessus de toutes l'empereur, ne devant de comptes qu'à Dieu. Il regardait le monde au travers de fictions; il vivait un rêve incessant et ramenait tout ce rêve, S'il demandait parfois pourquoi il existe des pauvres et des riches, des puissants et des faibles, et pourquoi les faibles souffrent pour les puissants, on lui répondait que toujours il en fut ainsi. On lui disait


aussi que les hommes ne peuvent avoir une commune destinée, mais que la nature a donné aux uns la force, aux autres la raison, pour que, de leur alliance, naquit le bonheur. ()n ajoutait encore que l'antagonisme des races est nécessaire à la prospérité des peuples, qu'il faut des soldats pour les défendre, que le droit n'est rien sans la force qui l'impose, et que le devoir d'un sage empereur est de créer de justes lois. On prononçait devant lui de grands mots et de grandes phrases, on prenait à témoin foeuvre de ses aïeux, si bien qu'il répétait à l'occasion les grands mots et les grandes phrases.

Pourtant, lorsqu'il interrogeait le passé déployé à ses yeux, lorsqu'il faisait effort pour découvrir les causes des événements, l'opinion de ses maUres paraissait moins fondée. Seul avec luimême il devait convenir que l'arbitraire seul a le plus souvent présidé à la classification des faits historiques. Il avait l'esprit assez droit, en dépit de ses maîtl'es, pour savoir oublier le prince impérial et n'être plus qu'un homme. Il se mêlait aux foules, souriait de leurs joies, s'angoissait de leurs peines, frémissant tour à tour d'amour et de haine.

Clairement se révélait à lui cet immense mouvement qui pousse incessamment l'individu à réaliser un demain meilleur. Il voyait la lutte de tout un âge pour l'anéantissement de la tutelle religieuse et l'aflranchissement des consciences, après l'époque incertaine où les membres lassés n'avaient plus le courage du geste libérateur. Par instant un poing brandi au-dessus des têtes retombait aussitôt à l'anonymat de la foule; par instant aussi les philosophes pensaient, des âmes probes s'insurgeaient contre la lâcheté de tous. Elles proclamaient bien haut le droit de tout être vivant à l'égale lumière, à l'égale justice, à l'égale bonté. Un rayon d'espoir jaillissait des coeurs, sans cesse accru de rayons nouveaux; la force joignait la force en faisceaux, ce n'était plus qu'un immense désir, une irrésistible poussée sous laquelle rompraient les étais vermoulus du vieux monde. Lui, fils d'erupereur, appelé un jour à gouverner les hommes, il avait une admiration passionnée pour les héros qui labourèrent le sol inculte et y firent germer les moissons d'avenir. L'enthousiasme naissait en lui au récit des belles semailles, et parfois dans une éclaircie fugitive, il voyait passer citadins et laboureurs, ouvriers et soldats, enflammés par un même espoir de justice et de bonté.

Ah ces lendemains de l'histoire, combien de fois y avait il rêvé Il commandait en chef les housards de Borburg que la tra-


dition attachait au prince impérial, sorte d'arme d'élite où pouvaient entrer seulement les, cadets des grandes familles. Et comme un certain jour, les troupes se trouvaient éloignées de la capitale et qu'une révolte venait d'éclater dans les tisseries de la ville haute, on avait envoyé les housards pour intimider les mutins. L'empereur comptait que leur courage, leur belle prestance et leur calme, agiraient plus efficacement que les brutalités de la basse police. Et, véritablement, il ne se trompait pas. En quelques jours à peine, chacun fut apaisé, sans lutte, sans outrages, et la ville haute reprit sa tâche accoutumée. Mais le jeune prince y avait coudoyé tant de misère et tant d'injustice qu'une immense pitié germa dans son caeur. Il se promettait depuis lors de se con. sacrer au bonheur des humbles, au bonheur des faibles dont les gestes unis faisaient la force de la race. Il voulait que le peuple entier conuût le bonheur, que chacun élevât vers lui un regard reconnaissant, et tous ses efforts, durant toute sa vie, tendraient immuablement à ce but.

Quand il perdit son père, une telle souffrance étreignit son âme qu'il ne songea plus aux rêves passés. La pompe somptueuse des funérailles voila sa volonté d'un brouillard épais; il pensa seulement à sa douleur, à ses larmes, à l'affliction qui tenaillait sa chair. Dans l'antique château où les hymnes de deuil s'écrasaient aux voûtes, une nuit profonde envahit sa pensée. Puis ce matin même, où il s'apprêtait à regagner la ville, en passant le vieux pont-levis et les vieilles murailles, un flot de clarté déchira les voiles. Le souvenir des heures mortes ressuscita ses généreux désirs. Il se vit empereur, maUre des destinées de tout un peuple; l'espérance embrasa son cœur, fit briller ses yeux, trembler ses lèvres, et dans l'éveil radieux de ce jour de printemps, parmi la campagne féconde, où les terres à l'infini couvaient jalousement les puissantes moissons, sur cette route où sonnait clairement le sabot des chevaux, il crut voir se dresser le spectre de sa gloire. Empereur Empereur Les nations courbées attendaient là-bas qu'il vint prendre possession d'elles; les nations courbées lui jetaient au visage le serment de fidélité; et lui marchait vers elles, les mains ouvertes, la figure illuminée d'espoir. Toutes tendaient leurs bras avides, toutes voulaient étreindre le bonheur qu'il leur apportait. Il distinguait un horizon de têtes dodelinantes, de yeux grands ouverts, une foule immense frzmissant de désir; il avançait avec des paroles très douces, du pas cadencé des semeurs de songe qui jettent aux sillons les semailles d'espoir.


Sabre au clair t

Un long frémissement agita la colonne, le cliquetis des lames sonna durement, et les shakos se hérissèrent de pointes d'épée; le jeune empereur interrompit son rêve. Là-bas, sur la colline, au détour du chemin, apparaissait la ville. Un soleil radieux déchirait le brouillard, les toits de tuileG ruisselaient de lumière, les vitres scintillaient comme autant de joyaux. Ainsi qu'une épousée parée pour les noces, la ville attendait. La foule en liesse s'écrasaitdans les rues, les arcsde triomphe embellissaientles places, les oriflammes claquaient au vent, et le chant des cloches montant dans le soleil semblait l'hymne des épousailles, Empereur Empereur Encore quelques pas, il rallierait son peuple et posséderait la cité de gloire en qui se résumait le labeur des races. Un souffle d'enthousiasme gonflait sa poitrine; il relevait la tête, se haussant sur les étriers afin de mieux apercevoir la ville dans le remous des shakos et des casques. Et soudain, le canon tonna. A larges coups sourds, répercutés dans la campagne, il ébranla l'air, secoua les murs; la ville était là. Les vivats joyeux, le tintement des cloches, les ordres jetés par les officiers, formaient une rumeur confuse, sans cesse grandissante, qui venait battre comme une mer le front pensif du souverain. Des sanglots étranglaient sa gorge un instant, il ferma les yeux, s'efforçant de dominer son trouble. Et quand il les rouvrit, la foule pressée entourait son cheval, aux fenêtres des mains agitaient des mouchoirs par-dessus le tumulte les fanfares sonnaient, emplissant les rues d'un bruit de victoire. Alors se dressant sur son blanc coui-sier, pâle, ému, tragique., près de défaillir, le jeune empel'CUI' brandit son épée, et pieusement il salua la ville qui se donnait à lui au rugissemPnt des canons de bronze et au chant éclatant des clairons d'ail'ain.

Une lumière blonde inondait les choses.

Louis-Frédéric SAUVAGE.


L'ORCHESTRATION

DES COULEURS(')

Attrayante sonorité, grave sujet Sous cette image audacieuse se cache non pas une fantaisie, mais une théorie. Le titre seul annonce les préoccupations de l'auteur, à la fois artiste et savant. Jean d'Udine est connu de tous les Amateurs que le pinceau de Gumery groupait, au dernier Salon, dans la serre chaude d'un promenoir, analysant avec un lyrisme ironique leurs extases mélomanes parmi les derniers romantiques aux lavallif'res indépendantes, aux feutres provocants les concerts dominicaux ne sont-ils pas nos vêpres païennes ? Sous son pseudonyme Renaissance, Jean d'Udine applaudit avec les plus fervents C'est un mathématicien qui cultive et la peinture et la musique (et par ce double culte il nous est cher) c'est un musicien qui publia des Lettres paradoxales sur la Musique, où plus d'un paradoxe est une vérité (n'appelle-t-il point le Roi d'Ys un pur échantillon de musique exclusivement française ?) c'est un bon musicien qui composa Dissonance, un « roman musical » par le sujet comme par le titre, sujet poignant, où la musique divise deux âmes qu'elle devait unir.

Amoureux de science et de poésie, de nature et d'art, ce Breton semblait né pour approfondir non seulement les dissonances des âmes, mais les rapports moins douloureux entre les éléments sonores et les éléments colorés. Déjà, dans sa plaquette sur la Corrélation des Sons et des Couleurs en art, il abordait ces problèmes nouveaux non pas, certes, en décadent d'hier, essayant d'assimiler chaque voyelle ou chacune des sept notes à la gamme visible des sept couleurs de l'arc-enciel ou du prisme Ce n'est pas un Des Esseintes ivre de la romantique lecture d'Hoffmann et de Balzac, de Charles Baudelaire et d'Edgar Poë ce n'est pas. un voyant que hantent les mystérieuses correspondances de Swedenborg, un Kreisler précurseur, éveillant sous ses doigts nerveux l'étrange clavier des analogies:

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

(1) Jean d'Udine L'orchestraliora des Couleurs (Paris, Joanin, 1903). Cf. De la Corrélation ies Sv?is et des Couleurs eu art (Fischbacher, 1897).


Ce n'est pas non plus un pur littérateur, de l'école de Théophile Gautier, magicien ès-lettres, virtuose en descriptions de symphonies en blanc majeur, un salonnier mélomane comparant avec nous, d'instinct, la palette sonore d'un Richard Wagner et l'orchestre silencieux d'un Claude Monet, les Nocturnes sans contours de feu Whistler et de M. Debuss3· C'est moins encore un physicien notant les rapports objectifs des couleurs et des sons, les relations extérieures des vibrations sonores et des vibrations lumineuses, au sein de l'intangibleunivers. Jean d'Udine n'est qu'un psychologue établissant les degrés d'une « corrélation rigoureuse entre les impressions auditives et les impressions visuelles subjectivement, au seul point de vue des empreintes faites sur nos sens, il conduit un parallèle entre l'acoustique et l'optique. Et l'unité désirée n'a d'autre champ que la conscience. La couleur en soi n'exprime rien, non plus que le son c'est un rythme qui les précise et qui les ordonne. En un tableau, le psychologue observe donc une suite de trois actes esquisser, ombrer, colorier. Même crescendo dans une symphonie le rythme des sons répond au rythme des lignes, la mélodie harmonisée au clair-obscur ou modelé (que l'auteur appelle degré chromatique), et le timbre à la teinte ainsi se répondent la Plastique et la Musique, l'art du silence et l'art vibrant.

Une objection de détail pourrait peut-être advenir, car le dessin linéaire contient plus que du rythme et le trait seul d'un profil de Léonard ou d'un paysage du Poussin n'est-ilpas une mélodie, déjà ? Mais, harmonie et mélodie, le problème du clair-obscur est subtil. Ce serait le leit-motiv d'un nouvel ouvrage.

Affirmons seulement que la plaquette de 1897 préparait le volume de igo3, que la Corrélation des Sons et des Couleurs en art fut la préface concise de l'ample Orchestration des Couleurs. Aussi bien, si le timbre et la teinte occupent le même rang mystérieux dans la genèse de l'œuvre d'art, et si chacune des puissances colorées répond idéalement à chacune des puissances sonores, pourquoi redouter ce mot d'orchestration des teintes ? Les teintes ne sont-elles pas comme autant de voix silencieuses dont le groupement harmonieux satisfait la vue ? Pourquoi ne pas rechercher les lois, encore mal définies, de ce groupement ? Si la palette du peintre est un orchestre, il est temps de codifier ces lois qui le régissent. La curiosité du savant est légitime autant que l'image de l'amoureux d'art.

Si le titre est original, la méthode est neuve. Chevreul, après Goethe, interrogea les couleurs celui dont nous avons fêté les cent ans le 31 août 1886 a formulé, dans son active jeunesse, la fameuse loi des Complémentaires, mais en physicien plutôt qu'en artiste sur la palette du peintre et dans son orchestre à lui, le rouge et le vert mélangés ne donnent point du blanc. Des peintres ont fait empiriquement plusieurs observations fondamentales, sur les relations des tons, sur les consonnances des lumières et des ombres, sur les rapports habituels


du chaud et du froid qui se répondent une lumière chaude appelle une ombre froide, ou réciproquement il y a de la terre de sienne brûlée dans l'ombre d'un bleu le reflet est toujours de la couleur de la lumière; dans la clarté d'nn linge, l'ombre plus ou moins reflétée contient du vert et l'ombre portée du violet.

De vrais peintres ont eu ces pressentiments. C'est Delacroix, héritier français de Rubens, jouant en virtuose instinctif, mais inspiré, des Complémentaires, de la mystérieuse association des trois couleurs simples, seules connues des anciens le rouge, le jaune et le bleu; le vert, par exemple, mélange de jaune et bleu, conseille le voisinage d'un rouge, sa couleur complémentaire l'orangé, mélange de jaune et de rouge, appelle harmonieusement un bleu dans son ombre, etc. Et la nature est un « dictionnaire le poète puise des alliances de mots, des alliances de tons. C'est Fromentin, l'ami plus discret des Maîtres d'Autrefois, abordant à son tour, après les fanfares du romantisme, le problème plus fin des valeurs, c'est-à-dire des modifications de la couleur influencée par l'atmosphère un pré vert ne parait pas également vert à distance les tons se trouvent naturellement rompus dans le bain lumineux du ciel. Les valeurs « On entend par ce mot d'origine assez vague, de sens obscur, la quantité de clair ou de sombre qui se trouve contenue dans un ton. Exprimée par le dessin et par la gravure, la nuance est facile à saisir tel noir aura, par rapport au papier, qui représente l'unité de clair, plus de valeur que tel gris. Exprimée par la couleur, c'est une abstraction non moins positive, mais moins aisée à définir. On arrive à considérer un ton sous le double aspect de la couleur et de la valeur. » Mais le Fromentin de la Revue des DeuxMondes convenait que ces choses sont « terribles » énoncer en français et que vraiment l'exposition n'en est permise que dans un atelier et à huis clos. C'est ensuite Véron, dans son Esthétique, luttant contre les pièges d'une phraséologie défectueuse; c'est Bracquemond, le peintre-graveur, parlant, à ce point de vue si délicat des valeurs, de la couleur d'une estampe ou d'un Rembrandt monochrome, et soutenant que l'élément capital d'une belle épreuve est le blanc du papier. Les artistes devinent mais la théorie manquait.

Laissant à l'historien l'évolution du sens de la couleur qui s'est modifié depuis Homère comme les perceptions auditives se sont affinées depuis les anciens, abandonnant au physicien l'étude de la vibration lumineuse, au chimiste le dosage de la matière colorante, le psychologue de l'Orchestration des Couleurs s'est attaqué, subjectivement toujours, à l'analyse, à la nomenclature, à la synthèse des sensations colorées, définissant la couleur « la qualité des corps, indépendante de leur forme, qui nous procure des sensations visuelles sous l'influence de la lumière ». Son vocabulaire est précis, mais neuf: il dit toujours la teinte pour désigner la couleur, et la hauteur (ou degré chromatique) pour en distinguer la valeur; il appelle hautes les couleurs les plus foncées et basses les plus claires, ce qui est à l'antipode des sons TOME XXVII. 9


hauts et des sons bas en musique (ici, la corrélation. verbale, du moins, est détruite) il remplace le rouge par le rose comme couleur simple ou primaire il s'en explique, et les savants pourront discuter. N'est-ce pas le meilleur bienfait de pareils travaux que de provoquer les discussions brillantes et fécondes ?

Toujours est-il que ce traité d'une lecture sévère, mais suggestive, groupe des faits et propose des lois. Des lois ? A quoi bon, vont s'écrier les impulsifs aux yeux desquels l'art n'est qu'un désordre génial et l'instinct la seule règle.. A quoi bon codifier, dans un style mathématique, ce que la divination d'un Rubens ou de son héritier Delacroix a su voir dans la nature et définir sur la toile ? Faut-il donc tant de signes, d'équations, de schémas, pour analyser lentement leurs belles synthèses ? Apprendra-t-on désormais à devenir coloriste ? On naît coloriste, oui-dà, comme on nait poète mais l'instinct du génie doit-il empêcher l'observateur patient de formuler des lois ? Ces lois ne seront jamais une entrave, mais une contre-épreuve pourquoi le coloris n'aurait-il pas ses lois comme l'harmonie ou la perspective a les siennes ? Là encore, musique et peinture sont corrélatives. Ne. considérant jamais les couleurs isolées, mais les relations chromatiques, le mélange des teintes ou leur juxtaposition sous son double aspect d'altérations réciproques ou de groupements harmonieux, cette science artistique des couleurs vient de naitre pour apporter aux ouvriers d'art une nomenclature, aux décorateurs des principes, aux peintres un diapason des valeurs et des teintes, aux penseurs des pressentiments inédits, à tous une classification des couleurs à la fois industrielle, esthétique et philosophique qui démêlera les écheveaux du travailleur et les impressions de l'artiste.

De la Renaissanc~ au romantisme, le passé n'ignorait point les exigences de la « perspective aérienne ou des « couleurs amies » le mystérieux Léonard de Vinci posait, dans son Traité, la loi des parangons, et le divin Corot, le premier, parlait de valeurs M. Ingres lui-mème se préoccupait des plans autrement qu'en dessinateur exclusif mais ce n'étaient là que divinations magistrales.

Ce que Delacroix mettait dans sa peinture et notait dans ses agendas, ce que nos yeux devinent en présence d'une savoureuse boite de pastels aussi bien que devant les décors des Puvis de Chavannes, des René Ménard, des Henri Martin, des Paul Steck, l'avenir le saura telle est la conviction du musicien Jean d'Udine.

Orche~trer les teintes, n'est-ce pas les faire valoir par contraste et sans jamais blesser la vue, en dépit du vieux dicton qui ne veut disputer ni des couleurs ni des goûts?

Raymond BOUYER.


CARNET DE PARIS

Le printemps avance cette année; les Indépendants sont déjà prêts. Ils se dépêchent pour faire place de bonne heure aux lithographes qui eux-mêmes passeront le tour à une autre catégorie d'exposants, évidemment des plus intéressants.

il y a, comme toujours, cette année, aux Indépendants, beaucoup d'efforts, de bons et de jeunes efforts; ce n'est pas toujours détinitif; c'est toujours très intéressant, et c'est ce qu'il faut, c'est hardi, c'est audacieux comme il convient à une société qui fut fondée surtout par des néo-impressionnistes. On reproche à la Société des Indépendants de montrer plus d'ébauches curieuses que de tableaux tinis, et rien n'est si vague que ce reproche; nous admettons chez les jeunes gens le droit au tâtonnement, l'évolution vers le progrès, et dès que les jeunes gens exposent des essais, des esquisses où ils se cherchent, des notations sur lesquelles ils demandent l'avis de la critique et du public; on reprend l'antienne dédaigneuse qui est le refrain de tous les vernissages de tous les salons, aux Indépendants, comme aux deux côtés du Grand Palais.

Notons que ce n'est point dans son atelier que l'artiste peut se rendre compte, complètement, des mérites de sa toile. il n'y est pas impartial; mille détails d'ambiance lui embellissent son oeuvre, ou ce qui arrive encore plus souvent, la lui font paraître trop inférieure. Il a besoin, pour se bien voir, du contraste des œuvres d'autrui et du grand jour bariolé de l'exposition commune. Admettons avec faveur, aux Indépendants, cet esprit de recherche et de liberté, et cette bonne habitude d'exposer des ébauches pour en bien saisir l'accent et l'importance. La critique ne se met point assez à ce point de vue, et comme toujours, c'est la plus jeune critique qui se montre la plus pétulante et a plus sévère. Tel critique a bien tort, parce qu'il a vu un paysage qui représente une falaise peut-être semblable à celle que peignit Claude Monet, de croire que l'auteur, un excellent artiste, a voulu faire un faux Monet pour l'Amérique. Voilà de bien graves accusations qu'un critique sérieux ne porte qu'à bon escient, et il suffit d'avoir écrit une ou deux paires de livres originaux pour être moins dur, moins croire aux ;probabilités fâcheuses, et faire davantage l'honneur d'un examen sérieux à des tableaux qui valent d'être regardés d'assez près pour qu'on aperçoive les détails de technique, et les différences d'avec les


maîtres de l'impressionnisme. Les jeunes peintres seraient vraiment, devant l'impressionnisme, dans une situation fâcheuse, n'ayant que le choix entre peindre autrement qu'ils ne voient (s'ils sont impressionnistes) ou être maltraités sur les plus futiles apparences. Les falaises normandes appartiennent à tout le monde.

Nous n'avons pas ici la place d'énumérer les beaux efforts de cinquante peintres, au moins, qui apportent à cette exposition du goût, du labeur, du talent. Les Néo-Impressionnistes, Signac, Luce, Rysselberghe, Henry Cross, dont la Venise est inédite, bien neuve d'aspect, se tiennent à leur rang, sans pourtant qu'aucun d'eux se formule par une grande œuvre. C'est pour eux une année de petits numéros. Parmi les jeunes impressionnistes, voir MM. Allard, Juste, de la Villeléon, habiles et sincères, M. Marcel Fournier a un bon soleil d'hiver. Les recherches de M. André Barbier sont diverses et curieuses. C'est un tout jeune artiste très doué, très en quète de moyens nouveaux et dont il faut retenir le nom. Peu de débuts sont aussi éclatants. M. Lacoste a coté d'exagérations de minutes trop rares, sur lesquelles on le doit croire un peu sur parole, a un petit cadre de nature exacte, ingénu et charmant. M. Torent nous montre une jolie Espagne, dure et florée de roses, et un beau portrait au fusain de Laurent Tailhade. M. Larramet a campé, très spirituellement dans une lumière délicate, une silhouette élégante de femme.

Une petite travée contient une série d'œuvres très intéressantes d'artistes qui ont suivi le libre enseignement de Gustave Moreau, et à qui ce fait crée, si distincts soient-ils de tempérament et de technique, comme un lien. Parmi eux, M. Bréal en de très dé:icats intérieurs, M. Matisse, NI. Marquet, Madame Georgette Aguttes qui évoque le délicat paysage de Bonnières avec la plus curieuse exactitude et excelle à saisir les reflets vrais des arbres dans les eaux tranquilles et à noter l'aspect exact de la saison. Un peu trop de précision dans le menu détail est le seul défaut de cette vision très fine. M. Marquet a de très bonnes marines.

M. Dufrénoy est en beau progrès. M. Hazledine devient pointilliste avec tact. M. Paterne Berrichon, le poète, note avec relief des figures de femmes. Mme Darbour portraicture très finement de jolies femmes. Un des meilleurs portraits de femmes, très-doux, très velouté est celui que nous montre Bonnard tout auprès d'excellents Vuillard. M. Valloton change sa manière. Il a raison. Il est plus près de la nature, il changera encore, il aura raison encore. Un inconnu, M. Urbain, a de petites toiles d'un sentiment exquis M. Prunier. est robuste et assez fin. Ce qu'il fait est très-établi. A citer encore de M. Corgialegno ides marines de Provence singulièrement vivantes. M. Castelucho et Mme Damenberg qui voisinent ont de belles qualités de mouvement les Minartz sont toujours délicieux de couleur. Le peintre allemand Ludwig von Hoffmann nous apporte une désillusion; sa gloire est grande, ses dessins sont menus par contre, Mme Gherardi a un excellent portrait, et si


M. Fabien du Faur faisait plus vivant, ce serait très bien voici d'aimables paysages de M. Madeline, puis de jolis paysages de M. Rauft. A noter encore des jeunes: M. Van Dongen, un hollandais robuste. M. Raicter qui est puissant avec de la finesse. M. Christophe, sculpteur qui a campé un superbe mandrille. N'oublions point le tableau de Mme Lucie Cousturier, intérieurs aimables, paysages ensoleillés très délicats, ni M. Cariot, un bon impressionniste, patient, attentif et fougueux, ni M. Camoin qui a des étains très intéressants. Le sculpteur Hoetger est bien représenté, M. Chapuis dessine bien la Bretagne. M. Tarkofl exagère un procédé qui lui a valu d'heureuses transcriptions d'un Montmartre populeux; je n'aime pas beaucoup M. Maurice Denis; j'ai peut-être tort et je gollte beaucoup la souplesse décorative de M. Valtat, ce en quoi j'ai certainement raison. Et il faudrait encore citer MM. Girieud, Maurice Robin, Francis Jourdain, très en progrès, très fin, Charles Guérin, Diriks, Joseph Albert, Jaudin, Hénault, le curieux Munch, Maurice Kerst, rappeler Pierre Laprade, louer Henri Manguin, et le potier Mathey et le paysagiste Fernand Nathan, O'Connor, très vibrant, Petitjean, très doux, Fernand Piet, un dés plus sllrs traducteurs de la Bretagne, Regoyos, etc., etc.

Les Troubaïres de Marseille

Il y a du nouveau dans le Félibrige au moins dans le plus capital et le plus célèbre des Félibriges, le Félibrige Provençal.

Mise à part la grande autorité de Mistral respecté de tous, comme le solide forgeron de cette langue Rhodanienne, véritable œuvre d'art, langue purement littéraire, uniquement d'écriture artiste, quin'estparlée nulle part, mais se peut comprendre dans tout pays de langue d'oc, les félibres sont divisés. Un groupe jeune, ardent, actif veut non seulement accentuer la scission dans les anciens éléments.du félibrige mais encore modifier l'étiquette ou le pavillon. Les rédacteurs de -l'Armana Marsihés (almanach marseillais) qui était l'émule, le puiné heureux de l'almanach 'provencal d'Avignon, décident de ne plus s'appeler félibres, mais troubaïres marsihés, les trouveurs, trouvères ou troubadours Marseillais.

Ce changement de mots a une importance parce que ce n'est pas qu'un changement de mots, ou plutôt que les mots employés recouvrent des idées précises.

Les mouvementsde décentralisation sont de source républicaine autant que de source monarchiste, de source progressiste autant que de source réactionnaire. Des.esprits, amoureux de passé et même partisans de toutes les réactions, regrettentlesanciens groupementsprovinciaux et la vie autonome de grandes cités de province par goilt pour


la civilisation du passé, par regret du vieux temps. A côté d'eux, dans les mêmes groupes fondés autrefois sur le désir commun de renouveler unidiome tombé en désuétude ou un dialecte, se rencontrent des esprits qui ne regrettent ni l'ancienne puissance de l'Eglise, ni la beauté des pélerinages qui ont cessé d'être brillants. ni rien des organisations féodales ou royales, mais simplement se reportent aux vieux souvenirs communiers, en y voyant un principe d'indépendance, Pour eux, la décentralisation servirait à créer, à ressusciter parmi la province française, dans les villes où il y a possibilité de culture originale et de résurrection de culture originale de centres nouveaux, dont l'activité contribuerait à l'activité générale du pays tout entier. Ce n'est pas chez eux qu'on trouverait des séparatistes politiques.

Les poètes provençalisant de Marseille, se proposent simplement d'écrire en provencal, en dialecte de Marseille, pour leurs compatriotes, et le vieux souvenir qu'ils évoquent, c'est cette vieille déclaration en pleine période médiévale, de municipe de Marseille, à savoir que tous les hommes sont égaux.

Parmi les premiers fondateurs du félibrige se trouvaient des hommes chez qui, l'amour du passé littéraire et artistique de leur pays, avait engendré des tendresses politiques pour les vieux régimes d'autorité et à trouver de vieilles légendes chrétiennes, à aimer des détails d'anciennes églises, ils avaient pris le goûts du catholicisme.

Les générations suivantes renchérirent sur ces quelques premiers fondateurs. Le point commun de recherche linguistique tint longtemps assez amis, ceux qu'on pouvait appeler les félibres de droite et les félibres de gauche. Félix Gras, républicain éprouvé, se bornait à parler le moins possible de questions politiques avec des hommes de droite tels qu'Aubanel. Il faut d'ailleurs ajouter que le sentiment réactionnaire chez les anciens Félibres était assez faible, et ne sortait pas de très platoniques propos de réunion. La Provence est un des pays qui comptèrent des premiers, le plus de royalistes de cette nuance désabusée, qui ne désiraient pas le rétablissement de la royauté, et tout uniment croyaient de bon ton, et en quelque sorte aristocratique, d'exprimer quelques regrets vis à. vis des régimes nettement périmés. Tout du moins, il y eut comme une majorité de réactionnaires dans le féHbrige.

L'ardeur des polémiques actuelles a-t-elle rendu la vie commune plus difficile, et communiqué aux rapports littéraires quelque tension; en tout cas, les écrivains socialistes qui se servaient du parler de Provence font désormais bande à part.

En effet, maintenant que la nouvelle littérature provençale a conquis sa place au soleil, que c'est un fait qu'il existe une langue provençale, des écrivains pour la manier, et un public pour lire ces écrivains, quelle communauté subsiste-t-il entre les félibres qui écrivent quasi machinalement de pieuses cantilènes et se déclarent ressortissants du nationalisme, et ceux qui dans le même idiome font entendre des


PIP.

paroles de solidarité et de pitié humaine. Le groupement ne peut plus contenir des poètes cléricaux, et des poètes ardents, orientés vers toutes les idées neuves et généreuses comme Auguste Marin, Valère Bernard ou Pierre Bertas.

L'Almanach marseillais d'Auguste Marin portait, en janvier, dans tous les villages qui s'éparpillent au ras de la mer bleue et ceux qui grimpent aux collines de l'intérieur, les plus nettes déclarations libérales. Le provençal n'est plus alors un vestige retrouvé du passé, mais un véhicule des idées nouvelles vers ceux que tient encore le passé par mille liens sentimentaux. De larges poèmes d'Auguste Nlarin frémissent du souffle des idées nouvelles et mieux que des traités théoriques répandront l'idée socialiste dans les coins de Provence, où tiennent encore les idées de réaction Pierre Bertas a joué dans la politique locale un rôle très net et fut, comme journaliste, le défenseur des idées du progrès, Toute l'œuvre de Valère Bernard est empreinte de pitié sociale.

Valère Bernard est poète, peintre et romancier. Des séries de gravures de lui, disent l'horreur de la guerre, interprètent les gestes et les allures des pauvres, des errants, des bohémiens, de tous les déshérités, de ceux que laisse, aux confins de ses villes, de ses villages et de sa vie, la société bourgeoise. Ses livres de poèmes sont remplis de beaux cris d'humanité. Son roman, Bagatouni, où surgit toute la vie confuse et grouillante des bas fonds de Marseille, semble être écrit par une manière de Tolstoïsant pitoyable et doux, attentif à signaler les responsabilités sociales, à dégager chez les pauvres hères mélancoliques et les impulsifs brutaux qu'il met en scène, la part d'influence atavique, la part de fatalité de milieu et d'éducation qui pèsent sur leur caractère. C'est de la mauvaise humanité, mais perfectible, susceptible d'être touchée par le rayon des enseignements nouveaux qu'il met en œuvre.


REVUE DRAMATIQUE

THÉATRE-ANTOINE: Papa ~Ylulot, pièce en trois actes de M. ROBERT CHARVAY l'Assassinée, comédie en quatre actes de M. GRENETDANCOURT, d'après une nouvelle de M. GASTON~BERGERET. THÉATRE VicTOR-HuGo: Les Pantins, comédie en trois actes de M. GUSTAVE GRILLET La Cruche Cassée, comédie en un acte de HENRI DE KLEIST, adaptation de MM. JOHANNÈS GRAVIER et H. VERNOT. Renoncer aux biens de ce monde, si méprisés des sages et si souvent flétris par les prédicateurs et les moralistes, n'est pas chose facile et à la portée de tous. Le désintéressement et le détachement individuels, déjà si rares, se compliquent souvent de raisons mises en avant par l'entourage du héros contempteur des richesses raisons d'État, raisons de famille, qui font parfois un devoir d'accepter ce que l'on refuserait pour soi-même. Tel le personnage de la pièce de M. Robert Charvay. « Papa Mulot» est un brave homme de vieil employé de banque dont toute l'ambition se borne à faire consciencieusement son devoir cependant, le bonhomme a une fille en âge de prendre époux l'élu de Marie est l'aide-comptable de son père, garçon sérieux, mais absolument sans fortune, ce qui empèche Madame Mulot de donner son consentement au mariage de sa fille avec ce sympathique William Ricard. Les choses en sont là lorsque « papa Mulot» apprend qu'une sienne enfant illégitime, qu'il a reconnue et élevée et qui néanmoins a mal tourné, vient de mourir et qu'il hérite d'une somme considérable.

Cette fortune de source « impure est repoussée avec horreur par Mulot, malgré les adjurations de sa femme qui entrevoitle moyen d'établir Marie avec l'argent de sa demi-sœur. Tout le monde se ligue pour décider « papa Mulot à accepter la succession, mais sa volonté reste ferme malgré les ruses et les moyens employés contre lui pour le contraindre à capituler, William Ricard conseille à Madame Mulot de faire des dettes, conseil qu'elle suit jusqu'à concurrence de dix mille francs. Mais le jour où le brave comptable s'aperçoit de la situation, au lieu d'aller faire sa déclaration d'héritier, il subit un choc si terrible qu'il en meurt. Sa mort permet à Marié, devenue héritière, d'entrer en


possession du magot et de se marier avec Ricard, non sans avoir préalablement offert de magnifiques funérailles à « papa Mulot », sur la tombe duquel on a gravé sans doute cette inscription A « Papa Mulot », mort de son intransigeance en matière d'honneur. M. Antoine vécut un « papa Mulot d'un relief et d'une vérité absolus M. Matrat tint le rôle de Pichery, le comique de café-concert, qui vient, en sa qualité de camarade de la morte, porter la nouvelle au père Mulot; M. Desfontaines joua William Ricard et Madame Miller assuma avec succès le rôle de Madame Mulot.

L'Assassinée, la comédie en quatre actes de M. Grenet-Dancourt, qui accompagne sur l'affiche Papa Mulot, est une satire assez fine, peut-être cependant poussée un peu trop loin, des mœurs judiciaires. M. de Bernay est un gentilhomme un peu misanthrope qui ne hait rien autant que le contact de ses semblables. Ce dédain va le conduire très loin, jusqu'en Cour d'Assises inclusivement. Madame de Bernay a mystérieusement quitté le domicile conjugal les potins des domestiques se répandent peu à peu, si bien que l'opinion publique s'émeut et que la justice se met en mouvement. M. de Bernay, convoqué par le juge d'instruction, a une attitude si hautaine que, le magistrat, froissé, le met en état d'arrestation. Les mois de prévention se passent sans que M. de Bernay daigne chercher à donner une explication; alors, il est déféré purement et simplement en Cour d'Assises pour assassinat sur la personne de son épouse. Au cours des débats, il dit qu'il a eu une discussion avec sa femme et que celle-ci est partie en déclarant qu'elle ne reviendrait jamais. Ceci est trop simple pour le président qui, habitué à « sonder les consciences émet l'hypothèse que Madame de Bernay est allée rejoindre quelque amant. M. de Bernay s'indigne, ne se doutant pas que cette explication est très « vraisemblable et que c'est la seule qui puisse le sauver il s'en aperçoit bientôt puisque, sur verdict affirmatif mitigé de circonstances atténuantes, il s'entend condamner aux travaux forcés à perpétuité. Le président est en train de le prévenir qu'il a trois jours francs pour se pourvoir en Cassation lorsque Madame de Bernay fait son entrée elle arrive d'un fond de province où elle n'a entendu parler de rien heureusement pour M. de Bernay que le Président de la République a encore le droit de grâce.

Les Pantins, la pièce en trois actes de M. Gustave Grillet avec laquelle M. Armand Bour continue sa fort intéressante tentative, sont d'une simplicité dramatique véritablement un peu exagérée. L'action, la voici, acte par acte c'est jour de concours de fin d'annéeau Conservatoire national de musique et de déclamation un des concurrents, Lachambaudie, ne récolte que la moitié des succès que son talent lui faisaient


espérer néanmoins, avec son premier prix de comédie, il va se lancer dans la carrière, plein d'espoir, soutenu par l'amour de Marie Telmat, la jeune fille qu'il épouse.

Au deuxième acte, on retrouve l'ancien futur grand comédien, dans un théâtre de quinzième ordre, au fond de la province le régisseur, sur la scène glaciale, à peine éclairée, encombrée de décors misérables, fait répéter une pièce du répertoire; Lachambaudie, déjà vaincu, fait sa pauvre besogne, se défendant à peine de pleurer lorsque sa femme, qui a dù, à son tour, monter sur les planches, vient lui apporter de mauvaises nouvelles de leur petite fille, laissée malade dans son petit berceau.

Au troisième acte, Lachambaudie n'a même plus d'engagement il reste sans sortir dans sa mansarde, entre sa femme et la fillette à l'agonie; la douleur, les privations ont fait leur œuvre: la folie s'est emparée du cerveau qu'aucun lambeau de rêve n'illumine plus la mémoire, cette qualité essentielle du comédien, a disparu c'est fini après une scène terrible où le fou tire plusieurs coups de revolver sur sa femme, il enjambe l'appui de la fenêtre et va s'écraser sur le pavé.

M. Gustave Grillet a voulu montrer le néant de cette existence aux dehors si brillants des comédiens et il fa fait implacablement, en une action dramatique pour ainsi dire nulle et qui parait, à certains endroits, au second acte surtout, d'une désespérante lenteur. C'est peut-être un excès de probité artistique qui a empêché M. Grillet de fortifier ces trois actes d'épisodes parallèles à faction et qui en eussent certainement accru le mouvement et par conséquent l'intérêt. Les Pantins, tout en étant une peinture trop poussée au noir de la vie des comédiens, ne sont pas sans intérêt et les comédiens eux-mêmes seront les premiers à les applaudir. M. Armand Bour créa le pesonnage de Lachambaudie et il obtint un très réel et très mérité succès au troisième acte, dans la scène de la folie à ses côtés, Mademoiselle Gina Barbiéri fut une très douce Marie Telmat, la malheureuse compagne du comédien raté, et la troupe du théâtre Victor-Hugo, au grand complet, était mobilisée pour tenir les multiples rôles de la pièce à signaler les deux professeurs du Conservatoire en qui on reconnut les très populaires silhouettes de MM. Silvain et Paul Mounet.

Il faut louer tout particulièrement M. Armand Bour d'avoir monté la Cruche cassée. Adaptée par MM. Johannès Gravier et H. Vernot. Cette pièce est célèbre dans toute l'Allemagne; l'auteur, Henri de Kleist, né, en y~ à Francfort-sur-l'Oder eut une vie des plus agitées qui se termina par le suicide en r8m. Il a écrit Catherine de Heilbronn qui est considérée comme son chef-d'œuvre et un grand nombre de contes et de poésies lyriques. La Cruche cassée est une saisissante et très pittoresque peinture des mœurs judiciaires néerlandaises usitées vers le commencement de l'avant dernier siècle.

Me Adam est juge de paix dans une campagne assez reculée, et, pour


occuper les loisirs que lui laissent ses justiciables, il court les cabarets et l'aventure au cours d'une nocturne visite chez Dame Marche Rull où l'attire la beauté de la jeune Eve, il a, en s'enfuyant fait choir une cruche placée sur une étagère il a également perdu sa perruque et s'est fait des blessures à la tète et au visage. Le lendemain est jour d'audience, audience qui s'annonce comme devant être mouvementée puisque Madame Marche doit venir se plaindre du casseur de cruche la situation s'aggrave.pour Me Adam dela présence du conseiller Walter venu pour inspecter la justice de paix. Le juge infortuné essaye en vain d'empru nter une perruque dans le voisinage il est forcé de siéger, le crâne nu; (ce qui n'est pas une figure puisqu'il est chauve comme un oeuf de Pâques) cependant les débats s'embrouillent Adam veut faire ressortir la culpabilité de Ruprecht, le fiancé d'Eve, mais les choses tournent à la confusion du mauvais juge dame Brigitte, appelée en témoignage, rapporte la perruque du juge trouvée accrochée aux espaliers le conseiller Walter devine ce qui s'est passé et, Adam, poussé à bout, implore pitié et miséricorde, ce qui n'empèche qu'il est relevé de ses fonctions et remplacé par !<on greffier, La Lumière. Cette farce satirique est remplie de drôlerie et de détails très amusants et très pittoresques. Il faut féliciter les adaptateurs MM. Johannès Gravier et H. Vernot d'avoir su conserver à cette pièce le mouvement endiablé qui est une de ses principales qualités.

NI. Bauer fit du juge Adam un extraordinaire fantoche, administrateur non désintéressé de la justice créée, semble-t-il, pour lui permettre de satisfaire ses vices. Les autres personnages, Walter, Ruprecht et La Lumière étaient tenus par MM. Noury, Villé fils et Edmond, à côté de Mesdames Lise Fleurie, Bertile Leblanc, Gaillard en Dame Marche Rull, Eve et Dame Brigitte.

Henri AUSTROY.


LES -LIVRES

SCHlLLER: Pages choisies (Armand Colin). RENÉ WALLlER: Le Vingtième siècle politique. Année t903 (Fasquelle). EN11LE HAUTSERG Fleur de rêoe. Poésies (Bibl. Internationale). Les Causeries du Jeudi (E. Cornély). H. PEYRE DE BÉTOUZET Le Rouet des Heures (Emile Paul). J. LEBLAY Les Sonnets d'Yalbel (Lemerre). ALPHONSE GEORGET Les Sans-Scrupules. Roman (A. Lemerre).- JEAN DE LA JALINE Tourmentes (Alphonse Lemerre). HENRYK SIENKIEWICZ QCGO Vadis (ErDest Flammarion). RENÉ CLERGET: Histoired'une Société \Clerget). -GABRIEL FAURE La route de oolupté (Eugène Fasquelle) JEAN DEVOLvÉ Raisons de oiore (H. Floury). MADAME DE TEl\SAC Au gré du souffle (Va nier- Massein). Louis CHOLLET Chants de réoolte(Vanier-Meeseto). -ALFRED JOUBERT: Peintres etSculpteurs (Alphonse Lemerre). RAYMOND ROUSSET La eue (Alphonse Lemerre). COMTE FRANÇOIS-GUILLAUME DE MAIGRET: Sur la route ardente (Alphonse Lemerre). JEAN MORÉAS lphigénie (Sociôté dn Mercure de France). PlERRE MARCEL Les industries artistiques (Sehleicher), FRÉDÉRIC BERTHOLD: Ce qu'honneur veut (Alphonse Lemerre). ALFRED RAMBAUD L'Empereur de Carthage (Ernest Flammerion). -A.-B. DE GUERVILLE Ac Japon (Alphonse Lemerrel. A.-B. DE GUERVILLE La lutte contre la tubercuLo3e (Alphonse Lemerre). ERNEST GAUBERT: Syloia ou le roman du nouoeau Werther (Bibliothèque internationale d'édition). FRÉDÉRIC MA$$ON Napoléon et son fils (Société d'éditions littéraires et artistiques). JEAN CHANTAI'OlNI<: Corresoondanee de Beethooen (Calmann-Lévy). PAVL MATHIEX Résultats d'un huis-clos (Albin Miohel). JOHN-ANTOlNE NAU Force ennemie (Editions de la Plume). ALPHONSE SÉCHÉ Emile Faguet (Bibliothèque internationale d'éditions, SaDsot et C"). i

ALFRED BOUCHINET Au-delà de la Foi (Fasquelle). Cette œuvre vigoureuse et attacliente, de forme serrée et très littéraire, expose le douloureux conflit de deux époux l'un, médecind'un anticléricalisme passionné, l'autre, jeune femme d'une dévotion excessive et intransigeante. La violence de leur désaccord lee emporte jusqu'à la ruptare. Malgré leur amour, ils se séparent.

Alors, loin l'un de l'autre, elle, retirée chez sa mére provinoiale d'une bigoterie étroite et dure lui, jeté à Paris, parmi les anticléricaux militants, tous deux subissent une longue évolution morale dont l'auteur a su faire un drame d'âme des plus poignants et d'un Intérêt qui ne faiblit pasdansces milieux nouveauxoù, eéparés, ils souffrent et que bientôt Ils ont en haine, ils prennent peu à peu oonscienoe de leur propre fanatisme ancien déjà, et ils penchent aux

concessions. Un peu plus tard ils seront mûrs pour une réconciliation heureuse et définitive. La jeune femme amoureuse y arrive plus vite par son seul amour. Le mari hésite encore. Il perdu avec sa foi anticlér_cale toute assurance d'esprit et jusqu'ail courage de recommencer une existence commune. « S'abandonner aveuglément aux seules impulsions de son amour, cela était d'une femme 1 son intelligence virile exigeant davaotage. N'y avait-il pas une certitude, un refuge à l'esprit hors de la croyance, au-delà de la Foi ». (;'est son ami Level, l11le figure nettement et sobrement dessinée de savant philosophe etde penseur vraiment libre, qui lui rend le courage dans une longue couversation amicale, où il lui expose Ba conception personnelle de la vie et d'une règle morale. Il y a là en quelques pagel toute une philosophie hardie et neuve

PARUS:


d'une rare audace de pensée. Et ce qui n'est pas d'un art vulgaire, c'est d'avoir fait de cette conversation, une attachante péripétie du roman. Des personnages secondaires peut.être un peu trop synthétisés quelquefois, mais vrais toujours -prêtres autoritaires et libéraux, dévots et « libres penseurs)) de province, athées libertaires de faubourgs parisiens, envahisseurs d'églises des coins vivants de petite ville, avec les commérages et les petites intrigues, encadrent ce drame intime, sans développements à côté, sans complaisance oiseuse de détails pittoresques. Et tout cela constitue un très beau livre à la fois de passion et de pensée et qui arrive il son heure. Sa lecture sera un réconfort pour tous ceux qu'inquiète et afflige notre anarchie morale.

VERLHAC-MoNJAUZE: Les héritages (Ernest Flammarion). Les lecteurs de la Reoue ont eu, l'an dernier, la primeur du roman de MM. Verthac.Monjauze, ce n'est donc pas à eux qu'il est utile de présenter cette œuvre qui parait aujourd'hui envolume. D'une parfaite sobriété de forme Les héritages sont une très intéressante peinture de mœurs de province dans ce milieu calme et bourgeois se déroule un drame des plus poignants et qui met aux prises des caractères très différents et touségalement trempés la pyschologie en est robuste et saine, c'est un livre qu'on pellt, sans le moindre danger, mettre dans toutes les mains.

CARNEGIE L'A B C de l'Argent, Traduit de l'anglais par M. ARTHUR MAILLET (Ernest Flammarion), Dans l'Empire des Affaires, M. Carnegie enseignait aux jellnes gene à l'aide de quelles qualités, on devient millionnaire; dans l'A B C de ~'Argent, il enseigne aux millionnaires l'usage qu'ils doivent faire de leurs millions. Il leur déclare qu'ils n'en sont que les dépositaires et qu'ils doivent les e!Il' ployer au bien de leurs semblables, sous peine de mourir déshonorés. Ce nouveau volume des idées de M. Carnegie débute par le fameux « Eoangile de la Riclvesse u, qui eut plusieurs milliers d'éditions en Amérique et en Angleterre, et à qui M. Gladstone fit l'honneur, dans un article célèbre, de le recommander à l'attention de ses compatriotes. Ontrouveraégalement dans l'A BC

de l'Argent des études sur tous les grand8 problèmes de notre Apoque, sur la question de !,étalon d'or et d'argent, sur les réformes fiscales, le libre-échange et le protectionnisme, sur les Chemins de fer, etc.

Le livre se termine par une étude sur la participation aux bénéfices, la question la plus palpitante de notre époque.

Ce chapitre, à lui seul, suffirait pour mettre ce livre entre les mains detousles industriels et commerçants français.

TH. ROOSEVELT L'Idéal Américain, traduit par A. ET E. DE ROUSlERS (Armand Colin). Ce beau livre du Président Roosevelt jette une vive lumière sur les différents problèmes actuellement à l'ordre du jour dans la Grande République du Nouveau Monde.

L'Idéal Amérccain n'est pas l'étude d'un sujet étroitement détermine, mais la peinture d'un état d'esprit ordinaire aux Américains des Et'.lts.Unis. Grâce à ce livre, on se trouve initié aux manières de voir et d'agir qui guide l'opinion publique et la polltiq: américaines. Tout ce qu'il y a à la fois de fruste, de sain, de progressif dansla sociétéd'Outre-Mer, apparait dans ces pages éorites d'une plume alerte, avec "ne franchise un peu rude et une véritable originalité. Sans précautions oratoires ni sousentendus diplomatiques, le Président Roosevelt y expose les vues sur la doctrine de Monroê, sur le véritable Américanisme, sur les aspirations générales de la nation.Il ditcomment il faut aller au peuple pour l'élever et non pour le flatter ou le corrompre, pour ie servir et non pour s'en servir. Partout éclate ce désir passionné de hausser le niveau de l'hurnanité, qui est véritablement l'ho~neur de l'Amérique mais ce but idéal ne fait pas perdre pied à l'auteur. Son sens pratique tourne les intentions généreuses en actes efficaces. Aussi, malgré un patriotisme ardent et un optimisme décidé, n'hésite-t-il pas à découvrir les plaies sociales de son pays. Il est sans pitié pour le politicien corrompu, pour l'agioteur véreux, pour l'homme riche et malhonnète, pour le citoyen indifférent, Ce sont des obstacles au progrès loin de les négliger ou d'en atténuer l'importance, il les signale à l'attention de tous ceux qui veulent


le progrès sooial. L'Idéal Américain est le livre d'un homme d'aotion doublé d'un homme de pensée.

LES ARTS DE LA VIE. La revue « Lea Arts de la Vie que dirige Gabriel Mourey vient d'affirmer, par son premier numéro, son rôle social et sen opportunité, A côté d'un article de Georges Lecomte, des vers de Verhaereh, sur Rubens, signalons des articlessurEugèneCarrière, les livres d'Etrennes, l'architecture contemporaine, le retour Il Mozart, les industries paysannes en France. · SCHILLER: Pages chocsies (Armand Colin). Avec Gœthe, et. plus que Gœthe, si l'on mesure seulement l'étendue de leur popularité, Schiller est le grandolassique de l'Allemagne. Comme lui, il devait donc figurer dans oette oollection de pa~es choisies des Grands Écrioainsoùl'ou a voulu avec raison, donner une place aux premiers représentants des littératures étrangères.

M. L. Roustan a fait la part la plus large au théâtre de Schiller, car o'est là qu'est son titre de gloire le plus incontestable. Dans J'évolution du genre dramatique, ce théâtre repréviente un élément important, dont l'action s'est fait sentir même en France, sur le drame de nos romantiques. Un choix des poésies groupées da nS l'ordre de leur composition, quelques pages empruntées parmi les plus fortes aux études historiques et phi!osophiques, en aohevant de donner une idée de l'œuvre si variée et si oonsidérable de Schiller, permettront de saisir l'influenoe multiple qu'il a exercée sur ses contemporains et indirectement sur l'Allemagne moderne, qui, de nos jours, offre le spectacle d'un retour à l'ancien idéelieme scblllérien etd'unre doublement de popularité deson grandclassique. Une copieuse introductionaudébut du volume, des extraits de la correspondance il la fin, fourniront au lecteur une orientation suffisante sur la vie et l'œuvre del'auteur. Le traduoteur en Fi'estreignant à la plus acrupuleuse fidélité, s'est attaché à ôter A ces pages les oaractèresd'une traduction.

GABRlEL COTTE De la réforme itscale (Jouve et CI'). Dans cetravail l'auteur, examine les inovations de la loi de f90f qui ont déjà suscité tant de critiques et tout dernièrement encore lors du vote du dernier budget.

Si la partie historique et l'élaboration de la loi font l'objet d'un aperçu suceinct, les difficultés d'application ont surtout attiré l'attention de l'auteur qui a oherché à les résoudrent d'aprèsles travaux prépara toires,dans le sens le plus libéral.Unrapide exposé de~ législations étrangères sur les droits fiscaux en matière successorale termine cet ouvragedont nousavons plaisir à louer le sens critique inspiré par le désir de mettre en lumière le but recherché par les législateurs de 1901.

A.-B. DE GUERVILLE Au Japon (Lemerre). Un livre d'actualité où, dans le tissu des anecdotes, àfleurde peau, apparaît toute l'âme, puérile et sagace à la fois, du Japon, avec des aperçus qui, déjà, peuvent passer pour prophétiques, ce livre alerte ayant presque prédit les événements actuels.

JEAN MADELINE Le Détroit (Calmann-Lévy), Roman nouveau du délicat conteur des Contes sur Porcelaine:Uneaventuremenueetsimpliste, où se révéle la jeune maîtriae de l'écrivain, sa prédilection pour les péripéties fragiles des conflits d'âme et où s'épanouit, pourtant, un drame intime, issu des antinomies de race et des oppositions de préjugés qui triomphent d'un amour moderne, très anémique eu demeurant. De jolies touches de couleur sur une grisaille de mondanités sans éclats, Toute l'insignifitince de vivre des aristocraties nouvelles.

ARnIAND PRAVIEL La Tragédie du soir (Lemerre). De. très beaux vers, parnassiens encore ou de nouveau, car les jeunes poètes semblent déserter le pathos amorphe des vers symbollstea, et un vrai tempérament d'artiste et d'écrivain à recommander Il ceux qui lisent encore des poèmes,

V" G. D'AVENEL Les Français de mon temps (Plon-Nourrit). Une série d'étudel sur les « caractères» u généraux de notre race contemporaine pas de portraits des résultantes, des ensembles de faits et d'idées. Beaucoup de visions originales, sans pessimisme systématique, M. REEPMAKER: L'Ecole des Rois (Stock). Un attrayant roman, où les rois et les peuples sont étudiés dans leurs rapporte.directs et mis en relief en un exemple ingénieusement romantique.


EN

UNE RÉVOLUTION

PHOTOGRAPHIE

La Société des Plaques Pellicules et J. JOIIGLA a imaginé;j un nouvel

es Pellicules et Papiers photographiques un nouvel appareil photographique, Le SINIYOX, qui diffère absolument de tous les modèles construits jusqu'à ce jour. En un mot, c'est un appareil à plaques qui supprime le laboratoire pour le charpement et le décharrJement. IL s'agit d'une chambre de forme pliante, l'al' conséquent très maniable, qui reçoit directement et permet. d'exposer successivement les plaques contenues dans des boites spéciales de carton constituant de véritables magasins. Ces boites sont vendues toutes garlouvel appareil de la Société JO UGLA ~rgé en pleine lumière avec des plaques.

nies il en résulte que le nouvel appareil de la Société JO UGLA peut être eliargé et déchargé en pleine lumière avec des plaques.

Il supprime totalement le laboratoire pour ces deux manipulations et offre les mêmes avantages que les appareils à pellicules, mais en remplaçant celles-ci par des plaques comme le désirent depuis si longtemps la plupart des a

amateurs sérieux

Cet appareil se charge pour ainsi dire instantanément sans aucune difficulté. A cet etIet 1 Prendre une boite de plaqises SINNOX, déchirer la bande de garantie qui en assure la fermeture, soulever le couvercle du

magasin de l'appareil, introduire la boîte et refermer le magasin. Dès lors, l'appareil est chargé. Cette

opération demande de deux à trois seconde~.

En déplaçant l'aiguille perforatrice et en imprimant au tiroir un mouvement de va-et-vient, toutes les plaques que contient la boite sont successivement exposées et il suffit ensuite de soulever le


couvercle du magasin pour voir ressortir la dite boîte toute fermée. Le chargement et le déchargement sont donc très rapides et la boite dont les plaques viennent d'être exposées, peut être indéfiniment remplacée par une autre sans qu'il soit nécessaire, comme il est dit plus haut, d'entrer dans le laboratoire.

La nouveauté réside surtout dans le mode d'emballage des plaques. Dans un tiroir en carton sont suspendues au moyen d'une tige de laiton, six feuilles de papier noir supportant chacune une plaque sensible. Ces feuilles, exactement superposées, sont disposées de manière que le bas forme une série de six gradins permettant l'escamotage séparé de chaque plaque. Le tiroir en carton ainsi garni est enfoncé dans un étui également en carton et le tout, maintenu par une bande de garantie, constitue l'emballage dans lequel sont vendues les plaques.

Pour faire usage de ce magasin sommaire mais complet, il suffit comme nous l'avons dit, de

l'introduire dans l'appareil

par une ouverture ad hoc. Il

pénètre dans l'étui mobile de

l'appareil portant dans le bas

six trous numérotés dans

lesquels peut être enfoncé le

perforateur en acier sus-

''` ° P.P~ pendu à l'appareil au moyen

d'une chaînette. Chaque trou

correspond à l'un des gradins

;i~~ ci-dessus décrits, et l'on com-

prendra que, si après avoir

enfoncé le perforateur dans l'un des trous, on exerce une traction sur l'étui mobile, le ou les supports saisis par l'aiguille seront entraînés et démasqueront la plaque se trouvant immédiatement à leur suite. Or, les évidements augmentent d'un gradin à l'autre, il s'en suit qu'en plaçant le perforateur dans les six trous de l'étui de l'appar eil, on entraînera successivement tous ces plateaux de papier, sauf le dernier, et que toutes les plaques qu'ils supportent pourront être exposées à tour de rôle, Afin que la distance entre l'objectif et la plaque sensible soit toujours la même, quel que soit le rang de la plaque à exposer, l'avant de l'appareil, sollicité par un ressort, recule automatiquement d'une distance égale à l'épaisseur des plaques entraînées. La mise au point peut d'ailleurs être faite sur verre dépoli si on le désire en outre, l'appareil est muni d'un viseur. Chaque plaque peut, bien entendu, être retirée séparément après avoir été impressionnée. On n'est donc pas dans l'obligation comme avec certains appareils d'exposer toute la série avant de pouvoir procéder au développement. Un magasin contenant des supports métalliques permet à son possesseur d'en faire usage lors même que son fournisseur serait momentanément démuni des boîtes spéciales, Il devrait, mais dans ce cas seulement, avoir recours au laboratoire pour le chargement, comme s'il s'agissait d'un appareil ordinaire. Cette nouvelle invention va placer aujourd'hui l'industrie française en première ligne pour la fabrication des appareils photographiques se chargeant en plein jour.

Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus

AUXERRE. IIIP. A. LAMIER

Le Gérani Pierre LEMONNIER


LA CRUCHE CAS SÉE

LA CRUCH E CASSÉE ~,oT~ G Représentée pour la première fois y' f ~r <~

sur la scène du Théâtre Victor-Hugo, le 20 cë~ 90~~`·~J,

'~Gle f

PERSONNAGES:

ADAM MM. Edmond Bauer, WALTER. Noury. LA LUMIÈRE.. Edmond. RUPRECHT. Villé fils. DAME MARTHE RULL. Mmes Lise Fleurie. ÈVE Bertile Leblanc, DAME BRIGITTE. Gaillard. LISE Léda. UN DOMESTIQUE. MM. Belon. UN HUISSIER.. Thévannes.

La scène se passe à Huiszcm, village des Pays-Bas, près d'~Utrecht, vers la fin du dix-huitième siècle.

La Salle d'audience de la Justice de paix. Au fond, entrée sur la grande place. A droite, porte conduisant à la chambre d'Adam. A gauche, porte menant au greffe. Au fond et c'z droite, le tribunal et la table du greffier. Au mur, entre des édits et des proclamations, on voit la verge de justice et le tableau traditionnel représentant un homme pendu. A droite et en avant, un grandfauteuil. A gauche, le banc des prévenus et des plaideurs.

Au lever du rideau, La Lumière entre vivement par la porte du fond.

SCÈNE l

LA LUMIÈRE, PUIS ADAM

LA LUMIÈRE, appelant. Adam Compère Adam Vous êtes là ? ADAM. Qu'y a-t-il ? Me voilà

(Il appara?t à la porte de sa chambre. Il est complètement chauoe,

Tous XXVII,


a la tête nue et couverte de sang, un ceil poché et le visage tout égratigné. Il est en culotte et en b~a~ de chemise, Il a seulement passé sa botte droite. Il boite du pied droit qui n'est que bandé). LA LUMIÈRE, effaré. Bonté divine, mon Compère que vous est-il arrivé ?

ADAM. Voyez un peu la malechance Je viens de faire une chute épouvantable, J'ai failli me tuer.

LA LUMIÈRE. Vous tuer ? Et où donc ?

ADAM. Dans ma chambre, parbleu

LA LUMIÈRE. Mais, comment cela ?

ADAM. Comment cela, dites-vous ? Ah ça est-il donc si difficile de tomber, ne suffit-il point d'avoir des pieds, et chacunne porte-il pas en soi, comme dit l'Ecriture, la vilaine pierre qui le fait choir? LA LUMIÈRE. Parlez pour vous, Compère Adam. Vous avez de qui tenir. Bon chien chasse de race. ht le monde était à peine au monde que le premier de tous les Adams s'illustra par un faux pas resté fameux. Eve, le serpent et la pomme n'auraient-ils pas encore conspiré contre vous ?

ADAM. Que prétendez-vous dire ? Je suis tombé. J'ai fait un faux pas, vous dis-je, un vrai faux pas. Je sortais de mon lit, chantant encore matines. Le pied me tourne, je glisse et tombe. La journée commence bien Me voilà avec une entorse

LA LUMIÈRE. Mais, la figure, qui vous l'a mise en cet état ? ADAM. Ma figure ? Qu'est-ce qu'elle a, ma figure ?

LA LUMIÈRE. Elle est tout bonnement horrible. Une abomination Vous avez la joue enlevée, le nez en compote et l'œiL.. 1 ADAM, effrayé. L'oeil ?

LA LUMIÈRE. Mais oui, l'œil (lui apportant un miroir). Regardezvous donc. Ce. coup-là, qu'~n faites-vous ?

ADAM. Vous appelez ça l'œil! C'est l'arcade sourcilière. Le croiriez-vous ? Je n'avais rien senti.

LA LUM!ÈRE, Je comprends Dans le feu du combat. ADAM. Du combat ? Quel combat voulez-vous dire ? Si je me suis battu, c'est avec mon tisonnier. J'avais mis, hier soir, mes culottes à sécher près du poêle. Je perds l'équilibre et veux me retenir après. La boucle cède je tombe la tête la première sur ce maudit tisonnier. Mais, je bavarde, je bavarde Avez-vous des nouvelles (grimaçant un sourire) bon greflier près ce tribunal?

LA LUMIÈRE (en train de mettre sa robe). Des nouvelles? Le diable m'emporte 1 Je l'oubliais.. Vous allez recevoir d'Utrecht une visite des plus inattendues.

ADAM, souriant toujours. Ah Ah 1

LA LUMIÈRE, Le Conseiller près la Cour arrive à midi. ADAM, n'en cro~y-ant pas ses oreilles. = Qui, dites-vous ? LA LUMIÈRE. Le Conseiller Walter. Il vient d'Utrecht en tournée d'inspection. Il était hier à Holla. Un paysan de chez nous a vu ce


matin le valet d'écurie du Cygne Blanc atteler les chevaux à sa voiture. Tenez-vous prêt. Il ne saurait tarder.

ADAM. Vous perdez l'esprit Laissez-moi tranquille avec vos histoires

LA LUMlÈRE. A votre aise Doutez, mon compère, jusqu'au moment où il entrera.

ADAM. Entrer? Lui? Sans nous avoir, au préalable, fait tenir le moindre petit avertissement?

LA LUMIÈRE. Nous n'avons plus affaire au conseiller Wacholder, mais à Walter. Hier, il a cassé le juge de paix de Holla. Il aime à surprendre son monde il n'est guère commode le conseiller Walter!

ADAM. Vous voulez rire

LA LUMIÈRE. Il n'y vraiment pas de quoi. Votre collègue de Holla s'est pendu. Heureusement, on l'a décroché à temps. ADAM, naïvemen(. Le pauvre diable Pas méchant, loin de là mais coureur et buveur, dame Un joyeux vivant que le conseiller a dû quelque peu déranger..

LA LUMIÈRE Déranger est bien le mot, et c'est pourquoi nous n'avons pas encore vu le conseiller. Mais il compte être ici à midi. ADAM. A midi ? Nous n'avons pas une minute perdre. Ce n'est pas l'instant d'oublier ce que nous sommes l'un à l'autre. LA LUMIÈRE. Quoi donc?

ADAM. Compères, parbleu! C'est aujourd'hui qu'il vous faut me montrer votre amitié. Je sais qu'un siège de juge vous ferait envie. Vous le méritez, d'ailleurs, autant qu'un autre.

LA LUMIÈRE. Les étranges soupçons qui vous viennent là ADAM. Ils ne me viennent pas, mais enfin., Bref, on peut, sans trahir, être imprudent. Un mot inconsidéré fait parfois tant de mal Tenez donc votre langue. S'il m'arrive, hors du tribunal, de n'avoir pas toujours la gravité d'un ours blanc, pourquoi faudrait-il en parler au conseiller Walter? Cela ne le regarde point. Maintenant, un tour au greffe. Nous avons, je crois, un peu d'ordre à mettre dans les dossiers.

LA LUMIÈRE, Ils en ont, en effet, grand besoin.

(Ils s'apprêtent à sortir par la gazzche. Entre un domestique.) SCÈNE II

LES Mr~azES, UN DOMESTIQUE

LE DOMESTIQUE. Dieu vous garde, monsieur le juge. Le conseiller

Walter vous envoie ses compliments. Il me suit et sera ici dans un instant.

ADAM. Juste ciel! (au domestique) Mais je le croyais encore à Holla


LE DOMIESTIQUE. Fini, Holla!

ADAM, appelant à droite. -Lise 1 Lise!

LA LUMIÈRE. Du calme! Pour Dieu! Du calme!

ADAM, à La Lumière. Mon pauvre petit compère

LA LUMIÈRE. Avant tout, il faut souhaiter la bienvenue au conseiller.

ADAM, appelant à nouveau. Lise Lise Viendras-tu, double carogne

(Entre Lise.)

SCÈNE III

LES MÊMES. LISE

LISE. Me voici, maUre!

(Adam, a~olé, passe son habit à la hcite.)

ADAM, à Lise. Mon rabat! Mon col! Mon manteau.

LISE. Boutonnez d'abord votre gilet.

ADAM. Que dis-tu ? Hé oui En-Iè-ve-moi mon habit, et plus vite que cela

(Lise l'aide à s'habiller.)

LA LUMIÈRE, au domestique. Dites, je vous prie, à Monsieur le Conseiller qu'il est le bienvenu. (Montrant Adam). Nous sommes, ainsi que vous le voyez, tout prêts à le recevoir.

ADAM, le bousculant. Hé allez au diable! (Au domestique) Dites à Monsieur le Conseiller que je le supplie de m'excuser. Je suis presque mourant d'une chute épouvantable. Voyez en l'état piteux où j'ai les jambes et tout le visage, il m'est impossible de le recevoir. LA LUMIÈRE. Ah ça Vous devenez fou. Vous ne pouvez pas mettre Monsieur le Conseiller à la porte. (Au domestique). Monsieur le Conseiller sera le bienvenu.

ADAM, entre ses dents. Butor va (Haut) Lise

LISE. Me voilà, MaUre!

ADAM. Allez-vous, oui ou non, maudite engeance, vous hâter de me débarrasser le greffe. Voulez-vous bien m'enlever les fromages, les jambons, les saucisses, les harengs fumés et les bouteilles qu'on y a mis? Comment Cela n'est point déjà fait (Lise s'apprête à sortir par le grefJe). Ah 1 ça, où cours-tu ? (Lise s'arrête). Et ma perruque, tête de singe, ma perruque ?

LisE. Expliquez-vous, si vous voulez qu'on vous comprenne. ADAM. Assez causé. Ma perruque Ma perruque


SCÈNE IV

LES MÈMES, moins LISE

LA LUMIÈRE. Monsieur le Conseiller a fait un bon voyage ? LE DOMESTIQUE, avec importance. Notre voyage eût été fort bon si nous n'avions versé dans le chemin creux.

ADAM, assis sur le banc en train de botter son pied gauche. Je ne viendrai donc pas à bout de toi, sacrée botte!

LA LUMIÈRE. Que dites-vous ? Monsieur le Conseiller Walter a versé Monsieur le Conseiller Walter ne s'est pas blessé, au moins ? LE DOMESTIQUE. Non, rien de bien grave. Mon maUre s'est légèrement foulé le poignet.

LA LUMIÈRE. Le poignet foulé, doux Jésus ? Entendez-vous, Compère Adam ? Monsieur le Conseiller s'est foulé le poignet

ADAM, à part. Que ne s'est-il rompu les os

LE DOMESTIQUE. Bonsoir, Messieurs.

(Il sort avec La LumièrP).

(Lise entre, portant des parchemins dans lesquels sont enveloppées des saucisses).

SCÈNE V

ADAM, LISE

ADAM. Que portes-tu là ?

LISE. Des saucisses de Brunswick, Monsieur le Juge. ADAM. Mais ce sont des actes de tutelle 11 faut les reporter au greffe, malheureuse

LISE. Les saucisses ?

ADAM. Non, pas les saucisses, mais ceci qui les enveloppe. LISE. Ah à propos, pas plus de perruque que sur ma main, Monsieur le Juge.

ADAM. Comment?

LISE. 1-Ium. parce que.

ADAM. Parce que quoi ?

LISE. Parce que, hier soir, comme onze heures sonnaient. ADAM. Parleras-tu? R

SCÈNE VI

LES MÊMES, LA LUMIÈRE

LISE. Eh parce que vous êtes rentré sans perruque ADAM. Sans perruque, moi ?

Ln LumiÈRE. Sans perruque ?


LISE. Oui, Monsieur. Quant à votre autre, elle est chez le perruquier.

ADAM. -Je serais, moi, rentré. ?

LISE. Oui, Monsieur le Juge. Vous parliez même d'une chute que vous aviez faite.. La preuve, c'est que je devais, ce matin, laver le sang qui a séché sur votre tête. Vous me l'aviez bien recommandé. ADAM. -Cette imprudence

LisE. Si je mens, que.

ADADf. Veux-tu te taire.

LA LUMIÈRE. C'est donc hier que vous vous blessâtes ? ADAM. Mais non. La blessure, c'est aujourd'hui; hier la perruque. Elle était bien sur ma tête, cependant, et toute blanche de poudre. Je l'aurai enlevée avec mon chapeau, en rentrant. Mais comment a-t-elle pu disparaître ? Sur l'honneur, je l'ignore. (Se frappant le front) Lise, va donc trouver mon compère le sacristain. Prie-le de me prêter sa perruque dis-lui que la chatte a mis bas ce matin dans la mienne. LISE et LA LUMIÈRE. La chatte h (Lise se tord)

ADAM. C'est la vérité pure. Elle y a fait cinq petits, quatre jaune et noir, et. un qui est tout blanc. Je vais les jeter à la Vecht. Je n'ai pas besoin de tant de chats. Souhaitez-vous peut-être que je vous en garde un ?

LA LUMIÈRE. Et les cinq petits ont pu tenir dans la perruque ? ADAM. Dans la perruque, n'en doutez pas. Je l'avais accrochée en me couchant, à cette chaise. Durant la nuit, je touche la chaise? La perruque tombe.

LA LUMIÈRE. La chatte la prend dans sa gueule et la porte sous le lit.

ADAM. Dans sa gueule ? Mais non.

LA LUMIÈRE. La perruque n'est pourtant pas venue toute seule sous le lit ?

ADAM. Je l'aurai poussée avec le pied.

LA LUMIÈRE. Vous m'en direz tant

AnAM. Les sales bêtes qui font l'amour où bon leur semble et des petits où ça se trouve

LISE, pou fant. Alors, je vais chez le sacristain ?

ADAM. Oui, le bonjour à ma commère. Je lui renverrai la perruque ce soir même, C'est compris ?

LISE. Oui, Monsieur le Juge

(Elle sort.)

SCÈNE VII

LES MÈl\IES, L'HUISSIER, PUIS LE CONSEILLER WALTER L'HUISSIER, ouvrant à deux battants la porte de la rcae. Monsieur

le Conseiller Walter


WALTER. Dieu vous ait, Monsieur le Jùge, en sa sainte et bonne garde 1

ADAM. Par le Ciel, noble Sire, j'éprouve à vous voir en oes lieux un contentement extraordinaire et je ne sais point de visite qui m'eiit pu procurer plus de joie que la vôtre aussi inattendue. WALTER. Cela a tout l'air, il est vrai, d'une surprise mais le Prince notre MaUre souhaite de me voir aller vite en ce voyage. Aussi ne témoignerai-je point trop d'exigences et me montrerai-je satisfait pour peu que mes hôtes m'accueillent avec un plaisir qu'ils ne fassent point que feindre. (Montrant La Lumière qui s'avance vers lui avec force courbettes.) Votre Greffier, n'est-ce pas ?

LA LUMIÈRE. La Lumière, Votre Grâce, La Lumière, greffier pour vous servir.

ADAM, obséquieux. Votre Grâce doit avoir besoin de prendre quelque repos ?

WALTER, refusant. Je suis votre serviteur Vous avez audience aujourd'hui ?

ADAM, effrayé. Audience aujourd'hui ?

WALTER, étonné. Piait-il ?

LA LUMIÈRE. Oui, Votre Grâce. C'est même la première de la semaine.

WALTER. Et tous ces gens que j'ai vus à la porte, ce sont, sans nul doute ?.

ADAM, balbutio.nt. Ce sont eux, sans nul doute possible. LA LUMIÈRE, lui coupant la parole. Ce sont les plaideurs, Votre Grâce, attendant qu'on les veuille introduire.

WALTER. Je suis enchanté d'arriver si fort à propos. Qu'ils entrent donc. Je veux assister à la séance et voir de près ce qui se fait à Huisum. Nous visiterons ensuite le greffe et la caisse. ADAM. Vos désirs sont des ordres pour moi, Monsieur le Conseiller.

(Entre Lise).

SCÈNE VIII

LES MÊMES, LISE

LISE. Le bonjour de votre commère, Monsieur le Juge. Elle regrette bien mais elle ne peut vous contenter.

ADAl\{; Comment cela ?

LISE. Il y a service ce matin. Son mari, le sacristain, est parti avec la perruque; il ne rentrera que pour diner.

ADAM. Perdu Je suis perdu 1

LisE. Mais sitôt de retour, il vous l'enverra.

ADAM, à yVaiter. Votre Grâce', il m'arrive un grand, très grand malheur.


WALTER. Qu'y a-t-il?

ADAM. Par un hasard trois fois maudit, je me trouve sans perruque, sans perruque. oui. La seule qu'il m'était loisible d'emprunter n'est pas libre, et il me va falloir rendre la justice sans perruque. WALTER. Sans perruque?

ADAM. Sans perruque Malgré tout ce que risque d'y perdre la dignité de l'emploi que je tiens. Si cependant vous vouliez m'accorder une petite demi-heure, j'enverrais chez le maître d'école. Il y a, je sais bien, perruque et perruque, mais ce serait toujours une perruque. VALER. Une demi-heure ? Mais votre audience devrait déjà être ouverte. Je suis fort pressé, Monsieur le Juge, et tiens à repartir dès ce soir. Poudrez-vous la tête, si bon vous semble, mais, pour Dieu, commençons

ADAM, à part. Il ne me manquait plus que cela

WALTER. Mais vous êtes blessé! Seriez-vous tombé? ADAM. Hélas, oui, j'ai fait ce matin une chute telle que j'ai pensé me tuer sur le coup.

WALTER. J'aime à croire que cela n'aura point de suite dangereuse.

ADAM. J'y compte bien. Je n'en serai d'ailleurs nullement troublé dans l'exercice de mes devoirs et de ma fonction. Vous permettez. Je vais passer ma robe.

WALTER. Allez, allez, et faites vite, je vous prie.

ADAM, à l'huissier.- Huissier, appelez les plaideurs. ( A Lise) Vite, toi. (A 1%~alter) Veuillez prendre place.

L'HUISSIER. Dame Marthe Rull contre Ruprecht Tumpel! (Adam et Lise sortent pendant que dame ltlarthe, ~ve et Ruprecht entrent par le fond. Dame n7arthe brandit une cruche cassée). SCÈNE IX

WALTER, LA LUMIÈRE, L'HUISSIER, DAME MARTHE, ÈVE RUPRECHT

DAME MARTHE, à Ruprecht. Ah 1 tu casses les cruches, canaille! tu me le paier>ts 1

RUPRECHT. Ne criez donc pas si fort On trouvera bien celui qui l'a cassée et vous vous arrangerez avec lui

DAME MARTHE. M'arranger? le beau merle! va-t-on, par hasard, me l'arranger ma belle cruche cassée? Merci de l'arrangeur qui prétend tout arranger sans arranger ce qu'il dérangea.

RUPRECHT. Celui qui l'a cassée vous la remplacera. Je ne sors pas de là, moi De toutes façons, vous serez dédommagée. DAME MARTHE. Dédommagée! Ah ça, prends-tu le juge pour un potier qui raccommode les cruches et la vertu des filles?


RUPRECHT. Je sais, je sais. Ce n'est point tant la cruche cassée que la noce manquée qui vous tracasse, mais vous avez beau crier j'aimerais mieux être pendu pour de bon que de la prendre maintenant, votre fille

DAME MARTHE. Le beau mari, en vérité Dites-moi qui voudrait d'un âne pareil ?

ÈVE, s'approchant de Ruprecht. Ruprecht

RUPRECHT, s'éloignant d'elle. Ne m'approche pas Ève. Mon cher petit Ruprecht

RUPRECHT. Va-t-en, te dis-je

ÈVE. Je t'en supplie, Ruprecht. Un seul mot, tout bas, à toi seul. RUPRECHT. Je ne veux rien entendre.

ÈVE. Tu pars au régiment, Ruprecht. Qui sait si je te reverrai

jamais! C'est à la guerre que tu vas, songes-y bien. Veux-tu me quitter en me détestant si fort?

RUPRECHT. Te détester, moi? Que non pas Je prie Dieu qu'il te garde et même qu'il t'accorde la meilleure santé du monde; mais, dussèje vivre cent ans, je ne cesserai de te crier: « Tu n'es qu'une fille sans foi, une rien du tout ». C'est d'ailleurs pour en témoigner que tu es ici.

(Ruprecht tourne le dos à Ève qui se met ci pleurer).

DAME MARTHE. N'est-ce point assez de la cruche ? Et prends-tu plaisir à ce que l'on te couvre d'injures?

ÈVE. Mon D ieu Mon Dieu Tout cela pour une cruche Mais Sainte Vierge vint-elle du roi Hérode, ce n'était point la peine de faire tant de bruit et d'amener de si grands malheurs

DAME MARTHE. Cause toujours. Ta bonne renommée était dans cette cruche, ma fille. La cruche est brisée. Cours après, maintenant.

(Entre Adam en robe, mais sans perruque.

Il sursaute à la vue des plaideurs).

SCÈNE X

LES MÈl\lEs, ADAM

ADAM, à part. Hein la petite Ève avec sa brute de fiancé tous deux ici Ah ça, viendraient-ils m'accuser devant mon propre tribunal ? (Cherchant des yeux La Lumière et allant à lui, tout bas). Compère La Lumière, que me veulent donc ces gens-là ? LA"LuMIÈRE, tout bas. Et le sais-je ? Beaucoup de bruit pour rien! Des cancans à n'en plus finir Une cruche cassée, à ce que je crois, comprendre.

ADAM. Une cruche ? Qui fa cassée?

LA LUMIÈRE. Par Dieu, asseyez-vous et vous l'allez apprendre. ADAM, amenant Ève sur le devant de la scène et tout bas. Ma


petite Ève, par le sang du Christ, qu'est-ce qui vous amène tous ici ?

ÈVE, tout bas. Laissez-moi!

ADAM, tout bas. N'est-ce que cette cruche que tient ta mère ? ÈVE, to!~t bas. Oui, que cette cruche. Rien autre. Laissez-moi en paix.

ADAM, tout bas. C'est bien vrai, rien autre ? Prends garde, Ève Dans ton intérêt, surveille bien tes paroles.

Ève, tout bas. Oh le vilain homme t

ADAM, tout bas. J'ai là, dans ma poche, certain papier. Tu peux l'entendre craquer. Un nom est écrit sur ce papier Ruprecht Tumpel. Si tu me contrains à l'envoyer où tu sais, ton galant part pour les Indes, et là-bas, si la fièvre jaune l'épargne, c'est à la maligne qu'il aura à faire, ou à. la scarlatine. Il n'en revient pas un sur trois, des beaux soldats qui partent pour les Indes l

\V ALTER. Monsieur le juge, je vous prie de ne point entretenir les parties à voix basse. (Il lui montre le tribunal.) Votre place est ici, et j'entends que les débats soient publics.

ADAM, d part. Maudite cruche Il me semble en effet que quelque chose s'est brisé. quand je me suis enfui.

LA LUMIÈRE, va le tirer par la manche. Êtes-vous sourd ? Il y a une heure que Sa Grâce vous appelle.

ADAM. Qui m'appelle ? Où?

LA LUMIÈRE. Monsieur le Conseiller Walter, là.

ADAl\1. Votre Grâce voudra bien m'excuser; mais elle doit savoir que la justice ne peut se mettre en mouvement qu'avec une certaine lenteur pour garder toute sa majesté. Plaît-il à Sa Grâce que les débats commencent ?

WALTER. Vous êtes étrangement distrait, Monsieur le Juge qu'avez-vous donc ?

ADAM. Mais rien, rien. Excusez-moi, je vous prie. Désirez-vous que'les formes de la procédure soient observées par le menu ou dois-je me contenter de suivre la coutume de Huisum?

WALTER. Faites ainsi qu'il est de règle à Huisum et point autrement.

ADAM. Fort bien. Greffier, sommes-nous prêts ?

LA LUMIÈRE. A vos ordres 1

ADAM. Que justice soit donc faite. (A Dame l!Ta~the). Plaignant, avancez. Qui êtes-vous ?

DAME MARTHE, ahurie. Vous me demandez qui je suis? ADAM. Parfaitement Qui ètes-vous ? Vos nom, prénbins, .âge, profession et domicile ?

DAME MARTHE. Vous voulez rire, Monsieur le Juge

ADAM, se levant furieux. Rire, moi ? Je représente ici là justice, et il importe à la justice de savoir qui vous êtes. Dame Marthe Rtill (Il se r~zssied):


LA LUMIÈRE, bas. Laissez-donc cela

DAME MARTHE. Tous les dimanches, èn allant à votre métairie, vous passez devant chez nous et me dites bonjour. Chaque matin, ma fille va donner à manger à vos poules, et, à cette heure, vous me demandez qui je suis ?

WALTER. Vous connaissf'z cette femme ?

ADAM. Si le la connais. Votre Grâce Vous n'avez qu'à prendre la sente tout au bout du village, droit devant vous, vous arrivez au coin du bois. C'est là qu'elle habite. Elle est veuve d'un concierge au château, sage-femme, et ait demeurant fort estimée dans le pays. ~'VALTER. Laisser donc là ces questions inutiles inscrivez au registre le nom de la dame et mettez « Connue du Tribunal. » ADAM. On peut aussi procéder de la sorte. (Aimable). Votre Grâce n'est point pour les formalités.

~Var.TCR. Questionnez-la maintenant sur l'objet de la plainte. ADAM. C'est également une cruche, Votre Grâce.

WALTER. Comment, également?

ADAM. Une cruche, oui, une simple cruche. (il La Lumière). Inscrivez « Une cruche, » et mettez « connue du Tribunal. » DAME MARTHE. Oui, et voilà la cruche. (Elle la brandit avec force). ADAM. Et qui l'a cassée, cette cruche ? Ce scélérat n'est-ce pas ?

DAME MARTHE. Parfaitement, Ruprecht 1

ADAM, à part. Sauvé, mon vieil Adam, tu es sauvé RUPRECHT. Vous savez que ce n'est pas vrai, Monsieur le Juge. ADAM. Silence, misérable Greffier, nous mettons donc la cruche déjà nommée, je crois. Puis le nom de celui qui la cassa, et. et. Mon Dieu l'affaire me semble terminée à la satisfaction générale. ~Var.TE~t. Peste Comme vous y allez!

ADAM. Mais je pensais.

LA LUMIÈRE, à Adam. Suivez au moins les textes, et conformez-' vous.

ADAM. Hé non, vous dis-je, Monsieur le Conseiller n'est pas pour les formalités.

~Var.TEa. Si vous ne savez pas conduire un procès, retirez-vous, votre greffier s'en chargera.

ADAM. Permettez, je l'ai conduit suivant la coutume de Hllisum". WALTER. On n'observe donc pas à Huisum la législation en vigueur dans tous les Pas-Bas ?

ADAM. Pardon. Mais nous avons ici de certains usages. de certains statuts qui ne furent, à vrai dire, jamais rédigés, mais que la tradition sauvegarde jalousenient. Pourtant, et puisque vous l'exigez, je puis procéder à votre manière. Je sais, d'ailleurs, rendre la justice de toutes les manières.

WALTER. Que signifient ces bavardages ? Reprenons l'affaire du commencement.


ADAM. Sur mon honneur, vous allez être content. Dame Marthe Rull, déposez votre plainte.

DAME MARTHE. Vous savez déjà que cette cruche fait l'objet de ma plainte. Mais, puis-je, avant de conter les malheurs qu'elle essuya, vous dire ce que cette cruche était pour moi ?

ADAM. Vous avez la parole.

DAME MARTHE. Voyez-vous la cruche, mes bons messieurs, la voyez-vous ?

ADAM. Oh oui, nous la voyons

DAME MARTHE. Hé bien sauf le respect que je vous dois, vous ne voyez rien du tout. Ce ne sont que des débris. La plus belle des cruches a vécu. Ici même, à la place de ce trou vide, Philippe, roi de toutes les Espagnes prenait possession des Pays-Bas. Ces grandes jambes-là, c'étaient celles de Sa Majesté l'empereur Charles-Quint son manteau magnifique, où brillait la Toison-d'Or, éblouissait les regards. Ici, l'archevêque tout debout, crosse en main et mitre en tête. Cette tête où est-elle aujourd'hui ? Puis, des maisons, des. places, des cathédrales, une mer de toits. Toute une ville. On distingue encore un curieux, accoudé à sa fenêtre; allez donc deviner maintenant ce qu'il regarde

ADAM. Dame Marthe, épargnez-nous ces discours inutiles. DAME MARTHE. Permettez. Il n'est point inutile, à mon sens, de dire que cette cruche était belle. Je la tenais de mon bisaïeul. ADAM. En voilà assez Allez vous asseoir

WALTER. Parlez, mais non de choses étrangères à la plainte. Vous attachiez un grand prix à cette cruche. C'est bon, nous en savons assez. Au fait, maintenant.

DAME MARTHE. Ce misérable me fa cassée.

RUPRECHT. Ce n'est pas vrai

ADAM. Silence, bandit l (:1 La Lumière) Vous avez pris note de la déposition ?

LA LUMIÈRE. Oui, monsieur le juge.

DAME MARTHE. Voici la chose il pouvait être onze heures. ADAM, hypocrite. Du matin ?

DAME MARTHE. Du soir. J'étais couchée. J'allais éteindre ma lampe. Tout à coup, j'entends des voix d'hommes, des cris, et un train d'enfer dans la chambre de ma fille. Je ne fais qu'un saut jusque chez elle, je trouve ma porte enfoncée, ma cruche brisée, ma fille qui se tord les mains et ce brigand-là qui hurle comme un démon.

ADAM. Excusez du peu

DAME MARTHE. La colère s'empare de moi. « Qu'est-ce qui te prend de venir en pleine nuit faire du scandale chez ma fille et me casser mes cruches D? que je lui dis. Savez-vous ce qu'il me répond, l'impudent? Oh! il n'y va pas par quatre chemins. « Ce n'est pas moi D! qu'il me dit, « c'en estun que je ne connnais pas et qui a sauté


par la fenêtre juste comme j'entrais ». Et il se remet de plus belle à injurier ma fille.

ADAM. Décidément, le misérable a perdu toute pudeur. DAME MARTHE. Je me tourne alors vers la petite. Vous auriez juré une déterrée. « Eve », lui dis-je. Elle s'assied. « Eve, qui a cassé la cruche? Ruprecht? ou un autre?- « Mère », me répond-elle, « pour qui me prenez-vous et qui voulez-vous que ce soit, sinon. ». En effet, qui d'autre aurait pu. et elle me jure que c'est bien Ruprecht qui a cassé la cruche.

ÈVE. Je ne l'ai pas juré r

DAME MARTHE. Ève!

ÈVE. Non, là, je ne l'ai pas juré 1

RUPRECHT. Vous voyez bien 1

ADAM, à Ruprecht. Te tairas-tu, misérable chien, ou veux-tu que ce poing-ci t'aille fermer la gueule?

DAME MARTHE. Tu n'as pas pris Joseph et Marie à témoins ? ÈVE. Pas par serment je n'ai pas juré.

ADAM, à Dame Marthe qui s'avance d'un air menaçant vers sa fille. Dame Marthe, qu'allez-vous faire Vous intimidez cette pauvre petite. Il n'est point du tout surprenant qu'elle ne se rappelle pas par le détail tout ce qu'elle a dit hier soir. Mais qu'elle y prenne garde Qu'elle songe à ce qui s'est passé, à ce qui se passera si elle ne parle pas ainsi qu'il faut qu'elle parle. Qu'elle y veille donc 1

WALTER. Les étranges conseils, que vous vous mêlez de donner là, Monsieur.

ADAM Votre Grâce? (A La Lumière). Que me veut-il? (A Ève) N'est-il pas vrai, petite Ève de mon cœur?

DAME MARTHE. Parleras-tu? Me l'as-tu dit ?

ÈVE. Je ne nie pas l'avoir dit.

RUPRECHT. Oh L'infâme

ADAM, à La Lumière. Bon ça, notez-moi ces aveux.

WALTER. Je ne sais qne penser, Monsieur le Juge, de la manière dont vous menez les débats. Greffier, vous n'inscrirez que la déposition de la jeune fille. Mais, est-ce bien à son tour de parler ? ADAM. Je devrais en effet interroger le prévenu tout d'abord. Je l'allais oublier et vous sais gré, Monsieur le Conseiller, des précieuses leçons que vous voulez bien me donner.

WALTER. Vous avez de l'ingénuité, Monsieur le Juge Interrogez donc le prévenu.

ADAM, à Ruprecht. Accusé, avancez. Dans votre propre intérêt, je vous conseille d'avouer tout de suite.

RUPRECHT. Avec votre permission, je n'avoue rien. Il n'y a pas un mot de vrai dans tout cela.

ADAM. Vous avez sans doute des preuves à faire valoir ? RUPRECHT. Si j'en ai, des preuves

ADAM. Honorable Dame Marthe, tranquillisez-vous, tout ira bien.


WALTER. Ah ça que vous fait donc l'honorable Dame Marthe, Monsieur le Juge ?

ADAM. Ce qu'elle me fait ? Mais ne dois-je pas, en ma qualitéde chrétien, défendre le bon droit et soutenir.

WALTER, l'interrompant, à Ruprecht. Dites ce que vous savez, mon ami.

RUPRECHT. Voilà: hier soir, il pouvait être dix heures, je dis au père « Attends-moi un peu; je m'en vais jusque chez Ève ». Il faut vous dire que, depuis la moisson dernière, nous nous sommes promis tous les deux. Elle travaillait si ferme que les épis s'envolaient sous sa faucille et que je n'y tins plus. « Veux-tu », que je lui dis. « Non », qu'elle me répondit d'abord; mais quinze jours après, vous pensez bien, c'était oui.

ADAM. Hé que peuvent nous faire toutes ces histoires 1 ~VaLTER, bienveillant, à Ruprecht. Continuez

RUPRECHT. Je pars donc. Mais arrivé près de la maison de Dame Marthe, à l'endroit, vous savez bien, où les haies sont si fournies qu'on y voit à peine en plein jour, j'entends la porte du jardin s'ouvrir doucement. Je regarde. C'était elle. Oh! J'ai bien reconnu son corsage. Mais tonnerre Elle n'était pas toute seule. il y avait un homme avec elle.

ADAM. Un homme Et qui donc était cet homme, gros malin ? RUPRECHT. Je n'ai pas vu son visage.

ADAM. Que vous disais-je? « Pas vu, pas pris », si j'en crois le proverbe.

RUPRECHT. Oui, mais Lebrecht, le savetier, courtise Ève depuis longtemps.

ADAM. Nous y voilà donc, c'est Lebrecht qu'il se nomme ? RUPRECHT. Oui, Lebrecht. Pour vous linir, je me glisse par la porte du jardin. J'entends des chuchottements, des propositions. est-ce que je sais moi! Le sang ne me fait qu'un tour. Les voilà maintenant qui montent tous les deux dans la chambre, sans bruit. ÈVE, d'un air décidé. Cette fois, je n'y tiens plus, il faut que je parle.

ADAM, l'apostrophant. Toi, la petite, je te conseille de te taire.

WALTER, entre haut et bas. De plus en plus fort t

RUPRECHT. Alors, vous comprenez, je perds la tête. J'étouffais. Je fais sauter les boutons de mon gilet, je monte. Je trouve la porte de la donzelle fermée au verrou. Je l'enfonce d'un coup de pied. ADAM. Sacripant!

RUPRECHT. A ce moment-là, une cruche tombe de l'étagère, et un homme saute par la fenêtre. Ah Je vois encore s'envoler les deux pans de son habit.

ADAhL. C'était Lebrecht ?

RUPRECHT. Naturellement. Je cours à la fenêtre. L'homme était


encore accroché au treillis de l'espalier. Le loquet de la porte m'était resté dans la main. Je lui en décoche un coup de toutes mes forces. Un grand coup sur la tète. Sur la tète, Monsieur le juge, qui était juste à ma portée.

ADAM, portant machinalement la main à son front. C'était donc unloquet.

RUPRECHT. Oui, Monsieur le Juge, le loquet de la porte. Lebrecht alors se laisse tomber. Je monte sur la fenêtre pour me lancer à sa poursuite. mais je reçois en plein dans les yeux une grosse poignée de sable. La canaille ne l'emportera pas en paradis. DAME MARTHE. Monsieur le Juge, tout ceci n'est qu'un tissu des plus grossiers mensonges.

ADAM. Mais ce que vous avancez là, il faut le prouver. DAME MARTHE. Patience. Voici mon témoin (.-1 -rive) Toi, tu vas parler, sinon

WALTER. --Approche, mon enfant.

ADAM, ~ris d'un accès subit de toux. Holà Lise 1 (al IValter) Vous m'excuserez, mais j'ai la gorge un peu sèche. Lise (Entre Lise).

SCÈNE XI

LES PRÉCÉDENTS, LISE

ADAM. Un verre d'eau!

LISE, étonnée. Pour vous?

ADAM. Oui, pour moi.

LISE. Sur l'heure!

ADAM, à ~Valter. Ne désirez-vous pas vous-même un verre de Moselle ?

LISE, à part. Qu'est-ce qu'il y a donc? C'est le premier verre d'eau que je lui vois boire.

WALTER. Je vous remercie.

(Lise sort revient avec le verre d'eau et s'en va.)

SCÈNE XII

LES MÊMES, moins LISE

ADAM. L'affaire se prête, il me semble, dès maintenant, à un arrangement.

WALTER. Pensez-vous ? Je serais bien curieux d'apprendre comment vous la voulez arranger. Hien n'est éclairci encore. AOAM. Les nioyeps judiciaires ne m'ont été, il est vrai, d'aucun


secours; mais si j'en appelle à la philosophie et à. la science de la logique, j'estime (il boit) que c'est Lebrecht.

WALTER. Qui?

ADAM. Ou Ruprecht.

WALTER. Ruprecht?

ADAM. Ou Lebrecht. qui a cassé la cruche.

WALTER. Lequel des deux, enfin ? Vos jugements s'inspirent un peu trop du hasard.

ADAM. Permettez.

WALTER. Taisez-vous, je vous prie.

ADAM. Comme il vous plaira. Ils peuvent, d'ailleurs, si cela vous agrée, l'avoir cassée tous les deux.

WALTER. Seule, la jeune fille peut nous faire connaître le coupa ble. Interrogez-la

ADAM. Très volontiers. Mais nous n'en obtiendrons rien. Soyez-ensûr.

WALTER. Parle, mon enfant.

ADAM. Parle, ma petite Ève. Souviens-toi surtout qu'il ne faut point conter à ton juge des balivernes qui n'auraient pas trait à la question. Un juge, dis-toi bien cela, est toujours un juge. Chacun, tôt ou tard en peut avoir besoin. Si tu affirmes que Lebrecht a cassé la cruche, tout est bien. Dis-tu que c'est Ruprecht, tout est encore pour le mieux. Mon compère en prend note et la chose est réglée. (Baissant la voix et parlant plus vite.) Mais ne vas pas nous raconter des histoires et introduire en cette affaire déjà si compliquée un troisième personnage.. Prends garde à tes amours. Je ne t'en dis pas plus long. DAME MARTHE. Allons, parle, et vivement 1

ÈVE. Ma mère 1

DAME MARTHE. Assez de sottises Qui est-ce ?

Ève. Mon Dieu! Mon Dieu!

ADAM. N'effrayez pas cette enfant, Dame Marthe, laissez-là réfléchir.

RUPRECHT. Réfléchir 1 Elle n'a pas besoin de réfléchir deux heures pour nous dire le nom du savetier.

ADAbf. Mais il est enragé Huissier, faites-moi donc sortir ce gaillard là

RUPRECHT. C'est bon, c'est bon, on se tait. Et puis, j'en ai assez. Je paierais cher pour l'avoir vraiment cassée, la cruche. ÈVE. Méchant Ne te souvient-il plus de nos promesses ? Tu as vraiment bien peu de contlance en moi Et quand tu m'aurais vu boire à la cruche ave~, Lebrecht, ne devrais-tu pas te dire « Ève est une bonne fille qui ne peut rien faire de mal » ? ?

RUPRECHT. Si je n'avais pas vu, passe encore mais j'ai vu ÈVE. Admets que ce soit Lebrecht que pour une cause ou pour une autre, j'aie dû tele cacher, ne pouvais-je compter sur ta confiance en moi? Il suffirait d'un mot, d'un seul mot pour me laver de tout


soupçon; mais ce mot, je ne peux pas le dire, ce serait causer ta perte.

VVALTER. Par Dieu, lâchez-le, ce mot. Ce n'est point Ruprecht ? ÈVE. Non, votre grâce, ce n'est point lui.

DAME MARTHE. Ce n'est point Ruprecht ?

ÈVE. Non, ma mère, ce n'est point Ruprecht. Si je l'ai dit hier, j'en ai menti.

DAME MARTHE, déposant sa cruche pour battre Ève. Ah! tu vas la danser!

`~IALTER, menaçant. Dame Marthe

ADAM, digne. Huissier, débanassez-nous de cette maudite femme qui veut absolument que Ruprecht ait cassé sa sale cruche Elle ne tenait pas la chandelle, que je sache La petite Ève doit savoir mieux que personne que Lebrecht est le coupable

ÈVE, avec indignation. Oli le menteur Comment osez-vous, infâme que vous êtes, accuser Lebrecht ?

WTALTER, se levant. Hé, mais est-ce là, mon enfant, le respect que l'on doit à. son juge ?

ÈVE. -.Le beau juge, en vérité (se tournant vers Adam). N'a-t-il pas, hier, envoyé Lebrecht à la ville porter les feuilles des recrues ? Comment veut-il que Lebrecht ait cassé la cruche puisqu'il le sait à Utrecht ?

RUPRECHT. La petite ne ment point, Monsieur le Juge je me rappelle maintenant avoir rencontré Lebrecht hier matin vers huit heures en route pour la ville.

Wwr.TEe. Cela devient sérieux. J'exige maintenant toute la vérité

ÈVE. Mon cher et noble Monsieur, le vrai coupable, je ne puis pas le nommer. Mais je suis prêt à jurer que ce n'est pas Ruprecht. ADAM, vivement. Bien dit, ma petite Ève. Si donc, tu veux prêter le serment, la plainte tombe et nous n'avons plus rien à y voir. WALTER. A moins cependant que la mère ne prouve que Ruprecht est le coupable.

DAME MARTHE. J'entends bien le prouver. Qu'on fasse venir Dame Brigitte qui est sa marraine. Elle l'a vu hier soir à dix heures et demie causer avec Ève dans notre jardin. Or, à cette heure, ma cruche n'était pas encore cassée.

RupilECHT. Brigitte m'a vue causer avec Ève, moi ?

DAME MARTHE. Oui, et elle m'a même dit que tu avais l'air de proposer à ma fille quelque chose qui n'était point de son goût. ADAM, à part. Le diable est avec moi

WALTER. Il faut que nous entendions cette Dame Brigitte. RUPRECHT. Monsieur, je vous jure, il n'est rien de vrai là-dedans. WALTER. Faites-donc chercher cette Dame Brigitte, Monsieur le Juge.

TOME XXVII. 11


ADAM. Votre Grâce n'est-elle point fatiguée ? Songe-t-elle qu'il lui reste encore la caisse et le greffe à visiter ? L'heure s'avance. WALTER. Je suis d'avis.

ADAM. De suspendre les débats ? Fort bien.

WALTER. .De les poursuivre.

ADAM. Vous êtes d'avis de. ? Fortbien. La Lumière, coure~ donc

jusque chez Dame Brigitte (La Lumière sort).

L'audience est suspendue SCÈNE XIV

LES MÊMES, moins LA LUMIÈRE

ADAM, se levant, à jValter. Il fait bon se dégourdir un peu les jambes. Vous plairait-il de prendre quelque réconfortant? Des saucisses. ? Des saucisses de Brunswick avec un petit verre de Dantzig ? ~VALTER, refusant. Merci. (Dame Marthe, Ève et Rupreclzt causent à voix basse dans le fond, tout en gesticulant). A propos, Monsieur le Juge, d'où tenez-vous la blessure que cous avez à la tète ? ADAM. Je suis tombé.

WALTER. Hier au soir?

ADAM. Non, ce matin. A six heures. Comme je sortais dulit. WALTER. Et pour comble de malheur, votre perruque vous fait défaut. Elle eùt servi à dissimuler quelque peu ces vilaines égratignures. Qu'en avez-vous donc fait?

ADAM, souriant. lmaginez-vous que je l'ai brülée, oui brûlée Hier au soir, j'avais égaré mes lunettes. Je m'approchai par trop de la chandelle pour compulser des actes. Ma perruque prit feu. Jugez de ma frayeur. Je crus un instant que la flamme du ciel tombait sur ma tête comme autrefois sur Sodome et Gomorrhe

WALTER, appelant Ruprecht. Ruprecht, le coupable, c'est bien à la tête que vous l'avez atteint? Combien de coups lui avez-vous portés ?

ADAM, à Ruprecht qui s'avance ahuri. Oui, combien de coups ? Parleras-tu ? Voyez, le butor ne sait même plus. (Il veut le chasser). RUPRECHT. Que si Je sais fort bien. Je lui ai allongé deux coups avec le loquet. (Faisant le geste). Comme ça, sur la tête ADAM, à part. Le gueux s'en souvient

(Entrent La Lumière et Dame Brigitte. Dame Brigitte tient à la main la perruque d'Adam. Etonnement général).


SCÈNE XV

LES MÈl\1Es, LA LUMIÈRE, DAME BRIGITTE

LA LUMIÈRE, à Walter. Dame Brigitte, Votre Grâce.

VVALTER. Nous allons donc pouvoir terminer l'affaire. (A Dame Brigitte). Mais cette perruque, d'où la tenez-vous, dame Brigitte ? LA LUMIÈRE. Dame Brigitte l'a trouvée accrochée à un espalier dans le jardin de Dame Marthe.

DAME MARTHE. A l'espalier de notre maison ?

WALTER, bas à Adam qu'il amène sur le devant de la scène. N'avez-vous point quelque chose à me confier ? Dans l'intérêt de notre honneur à tous, il vaudrait mieux le faire sans retard.

ADAM. Je n'entends point ce que vous voulez dire.

WALTER. Cette perruque-ci n'est point la vôtre ?

ADAM, payant d'audace. Cette perruque, Messieurs, est (il la prend des mains de Dame Brigitte) la mienne. J'avais donné commission à ce bandit de la porter chez Maître Mehl, il y a une grande semaine. Et la fripouille va me l'accrocher aux espaliers 1 (Tragique). Je prévois là-dessous une trahison effroyable (A Walter). Désirezvous que j'interroge cette femme ?

WALTER. Vous.aviez chargé Ruprecht de porter votre perruque à la ville ?

RUPRECHT. Mais c'est que je l'ai portée! .Et le jour même encore! DAME BRIGITTE. A mon idée, mes bons Messieurs, Ruprecht n'est point le coupable. Hier soir, j'ai bien entendu Ève se disputer avec quelqu'un? Mais, plus tard, en repassant devant chez elle, il m'est tombé sur la tête un individu qui n'était pas Ruprecht, sûrement! Un vrai monstre, qui se sauvait à toutes jambes. Boiteux et chauve. (Adam à ces mots remet vivement la perruque sur son crâne). Si chauve que la lune, en frappant sur sa tète reluisante, illuminait l'allée. Je n'eus que le temps de me signer. L'horrible personnage avait disparu.

RUPRECHT, prenant peur. Vous ne croyez tout de même pas que c'était le diable ?

(Ève et Dame ~llarthe se signent).

DAME BRIGITTE. Attends un peu ce matin, je retourne chez Dame Marthe, j'examine soigneusement la place où l'homme a sauté et je relève deux traces de pas dans la neige. Je les ai montrées à Monsieur le Greffier.

WALTER, à La Lumière. Vous avez vu les traces?

LA LUMIÈRE. Oui, Votre Grâce.

ADAM. Voilà qui est plus grave. L'affaire dépasse notre compétence, exige un examen tout spécial. Car, enfin, si quelques insensés


doutent de l'existence de Dieu, jusqu'à présent aucun athéiste n'a songé à nier celle du Diable. En la circonstance, il ne nous reste plus qu'à nous dessaisir et à porter le cas devant le grand Synode. C'est là seulement qu'on nous apprendra si la justice est en droit de décider que c'est le Diable qui a cassé la cruche.

WALTER, ironique. Je n'attendais pas moins de votre part. Dame Brigitte, poursuivez.

DAME BRIGITTE. Là-dessus, je dis à Monsieur le Greffier « Suivons donc les traces. Nous verrons où le diable s'est caché Bon ça, me répond il, nous ne nous écarterons guère d'ailleurs de notre route, puisque nous nous rendons chez Monsieur le Juge Adam 'O. ~Var.xEn, bas à Adam N'avez-vous rien encore à. me confier ? ADAM. Sur mon àme, je ne comprends point ce que vous voulez dire.

~VaLxER. Tant pis pour vous. Nous allons en finir. (Avec impatience, à La Lumière). Enfin, qui soupçonnez-vous ?

ADAM, coupant la parole à La Lumière. Mais le Diable, parbleu, c'est bien simple.

WALTER. Vous êtes une franche canaille, Monsieur Adam, et le respect que j'ai pour le tribunal vous sauve seul d'un affront public. Levez la séance.

ADAM. Vous n'allez point croire?

WALTER. Je crois ce qu'il me plaît de croire. Retirez-vous. ADAM. Pensez-vous que moi, Adam, honnête homme, et juge de paix j'ai été semer ma perruque dans un espalier?

WALTER Dieu m'en garde Ne m'avez-vous point dit qu'elle prit feu hier au soir.

LA LUMIÈRE. Mais non, puisque la chatte a mis bas dedans. WALTER bien, Monsieur Adam?

ADAM. Monsieur Adam. Monsieur Adam. va rendre la sentence, Votre Grâce.

(Il monte au tribunal).

« Je juge, après en avoir délibéré conformément à la loi « Attendu qu'il résulte des débats que le sieur Ruprecht Tumpel a « cassé la cruche de Demoiselle Ève Rull, que malgré les témoignages « écras~nts, il s'entête à nier son crime que les faits sont patents et « avérés; qu'il a de plus, outragé le juge dans l'exercice de ses fonc« tions; que son attitude à l'audience interdit toute indulgence. à « son égard (bredouillant en feuilletant fiévreusement un gros livre) « faisant application des titres 5, 6, 7 et 50, paragraphe 3 du recueil « Néerlandais des lois pénales,

« Condamne ledit Ruprecht à deux mois de prison et aux dépens ». « Et ce sera justice ».

(Il retombe sur sa chaise, exténué).

ÈVE. Non, Ruprecht n'ira pas en prison. Sachez-le tous, c'est cette vieille canaille de juge qui a cassé la cruche. (se jetant aux pieds de


yValter) Au nom du ciel, mon bon Monsieur, sauvez Ruprecht des Indes.

WALTER. Quelles Indes, mon enfant ?

ÈvE. Des Indes, mon bon Monsieur, des Indes et de toutes ses vilaines fièvres.

WALTER. Ah ça perds-tu l'èsprit!

ÈVE. Monsieur, je vais tout vous dire. Chaque jour, quand j'allais donner à manger à ses poules, ce misérable me poursuivait, me torturait, disant que si je lui cédais pas, il enverrait Ruprecht dans les Indes et que je ne le reverrais jamais. Hier soir, il a voulu monter dans ma chambre. Il me proposait d'obtenir un certificat de maladie qui exempterait Ruprecht, à conditionque.

\V ALTER. Mais la classe de Ruprecht n'a jamais partir pour les Indes.

ÈVE. Je vous demande pardon. Le juge a un papier, là, dans sa poche.

WALTER. Je serais curieux, Monsieur Adam, de voir ce papier. ADAM qui cherche à gagner la porte. Ce papier parfaitement. WALTER. Dépêchez-vous, ou sinon.

ADAM. Le voilà, Votre Grâce, le voilà

WALTER. Mais c'est un faux Adam) Monsieur, vous êtes, dès aujourd'hui, relevé de vos fonctions. Estimez-vous bien heureux que, pour éviter le scandale, nous n'allions pas plus loin. Greffier La Lumière, vous serez chargé de l'intérim, en attendant votre nomination définitive.

LA LUMIÈRE. Votre Grâce comble son indigne serviteur. (Il s'installe précipitamment sur le siège d'Adam).

RUPRECHT. Ma bonne petite Ève, que j'ai te paraître odieux Voudras-tu jamais me pardonner ?

(Il s'agenouille).

ÈVE. Méchant, tu le sais bien!

(Ils s'embrassent).

DAME MARTHE. Et ma cruche dans tout cela ?

tVALTER, montrant Ruprechtet Ève. Elle n'a jamais été cassée, Dame Marthe.

(Rideau)

Henri de KLEIST.

Adaptatiora de blhl. Joha~rnès Cravier et Il. iérraot.


CHOSES PASSEES

Sous nos vieux souvenirs rameux et chevelus, les objets quelquefois ne se distinguent plus,

tels que des monuments enfouis sous des lierres. Ils prennent, à nos yeux, les formes singulières de telles visions qu'ils évoquent en nous.

Ces évocations vous les rappelez-vous?

Moi, souvent, quand je passe auprès de Notre-Dame, des souvenirs précis reviennent dans mon âme. Notre-Dame Je sens revivre un rêve ancien

que mon enthousiasme ardent avait fait sien, dans mon adolescence inquiète et liseuse.

Notre-Dame l'éveille en mon âme songeuse.

Et je revois la tour de gloire d'où descend

le jeune Romantisme au front resplendissant, et tout mil huit cent trente aux légendes sacrées la Pléiade nouvelle allant, par les soirées,

avec Hugo, jeune homme encore et déjà dieu,

voir mourir le soleil dans le couchant en feu

qui s'empourpre au-dessus de l'eau sombre du fleuve. Voici les chefs les deux Deschamps et Sainte-Beuve, et Gautier au gilet flamboyant, et Musset.

Je sens souffler encor le souffle qui passait.

Et j'entends tout là-bas, les défis, les batailles, la victoire, et les vains essais de représailles des classiques voyant crouler leurs J érichos.

et le cor d'Hernani sonnant dans les échos

Jours de foi, jours d'espoir fervent et chimérique Tous avaient dans les yeux des songes d'Amérique, épris de vierge azur, de poésie et d'art.

Et combien, dans le nombre, ont abordé plus tard au rivage entrevu des terres merveilleuses

Enfant, j'ai partagé leurs fièvres travailleuses 1 Ces coureurs d'Idéal innocents et fougueux,

dans leur passé vieilli, j'ai cru vivre avec eux.


Mon temps me paraissait trivial et morose,

près du leur aperçu dans une apothéose,

à travers un lointain mir age de décor.

Et leur effort d'esprit, dont on s'inspire encor, a tenu'sous mon front d'enfant, brûlé d'envie, et j'ai rêvé leur rêve et j'ai vécu leur vie 1

Tout présent jeune est vieux des âges d'autrefois. Je revois mes pensers d'alors, et je revois

l'écolier que j'étais, de docile apparence,

ne montrant à moitié qu'une humble préférence pour quelque auteur moderne aux livres ennemis. Timide je cachais, sous des dehors soumis,

les ardeurs d'un esprit révolutionnaire.

Je faisais sans fracas ma besogne ordinaire, enveloppant d'un même et tranquille mépris les classiques, aux vers sans rimes, au style gris. Je jugeais sans broncher, ô candeur infinie,

Racine, le divin Racine, sans génie 1

J'avais toute la haine, ayant; eu tout l'amour 1 Et je vivais. Le jour pareil suivait le jour.

L'air gauche, le dos rond, collégien long et mince, vêtu, comme un aïeul, aux modes de province, d'un pantalon trop court et d'un manteau trop grand, je m'absorbais dans des lectures, adorant

mes auteurs d'un amour jaloux et solitaire.

De bonnes gens disaient, voyant là du mystère « Il deviendra stupide à lire comme ça n

Puis, un cher souvenir qu'en moi rien n'effaça c'est quand j'allais, les soirs d'hiver, d'un pas tranquille, à la Bibliothèque au vieil Hôtel de Ville.

D'en bas je regardais les carreaux éclairés,

trois fenêtres semblant des soupir aux carrés.

Je montais l'escalier toujours vide, et sonore. J' entrais.

Devant la table assis, je vois encore

le bibliothécaire, un ancien professeur

au nez rouge, calotte au front, aigre et causeur. M'ayant pris en estime au hasard, sans me suivre, il me pr êtait sa lampe à main, au manche en cuivre et, dans la grande salle aux livres, à côté,


il me laissait aller, tout seul, en liberté

Je marchais là-dedans comme à la découverte. Souvent je m'arrêtais dans la salle déserte

pour regarder dormir ces livres, par milliers, ému presque. Et j'allais aux rayons familiers: où se trouvaient le Maître et les grands Romantiques. Je fouillais au milieu de recueils poétiques

qu'on n'avait pas touchés depuis des ans nombreux. Des amas de poussière intacte étaient sur eux. Je prenais quelque ami du vieux Ronsard, fidèle, fils de la Jeune Ecole, aux aïeux dignes d'elle. Je rapportais la lampe et les livres choisis

au vieil homme. Sévère, il fronçait les sourcils en déchiffrant chacun des titres pour l'inscrire. Il n'avait pas assez de termes pour proscrire ces auteurs, ce Hugo, sans esprit et sans goût. « Était-ce du français ce style ? pas du tout

« Qu'étaient-ce que ces gens qui brouillaient le lexique! » Il avait le respect de la forme classique

à défaut d'un amour des Lettres bien certain. Quoiqu'il eÙt, dix-huit ans, enseigné le latin,

au fond, en fait de style et pour toutes critiques, il préférait l'algèbre et les mathématiques.

J'avais pour ce bonhomme un sourire indulgent; je l'écoutais sans rien répondre, le jugeant

incurable, trop vieux et d'un esprit rebelle

à toute poésie, à toute chose belle 1

Il me tendait sa plume encrassée, au bec gras, je signais et partais, mes livres sous le bras.

Dehors, l'air était vif, surtout les soirs de neige. Je marchais vite, à pas lestes le froid allège. Aucun passant c'était un silence désert,

la ville se couchant de bonne heure en hiver. Je revenais tout seul en rêvant par les rues, je mêlais l'avenir aux choses disparues

des projets me venaient dans l'âme, gros d'espoir. Et la neige était douce et blanche dans le noir. Et, dans le ciel glacé, parmi l'éclat stellaire,

je voyais, devant moi, luire la lune claire.

Alfred;,BOUCHINET.


L ES ATLA N T ES

VI

Le lendemain, le fiord nous parut changé déjà familier à nos regards, il s'était empreint d'une réalité plus contemporaine le mystère des premiers jours s'humanisait

« En somme, » disait le docteur, « il n'y a là qu'nne vallée inaccessible, déserte, séparée du continent par son infranchissable ceinture de rocs. L'intérêt étrange qu'elle nous inspirait se déplace c'est là-bas, maintenant, que nous voudrions aller, n'estpas, Annie ?

Voilà bien l'injustice des hommes objectait la jeune fille. « Vous êtes déjà lassés de votre découverte elle est trop précise, désormais. Et vous, qui me raillez tous de ma prédilection pour l'au-delà, vous voilà, à votre tour, curieux d'un là-bas qui se dérobe encore »

Là-bas, c'était l'Atlantide disparue sous les flots, depuis des millénaires. Tiburce Falgas, enfermé avec le manuscrit runique, paraissait à peine aux repas taciturne, il laissait sans réponse les questions dont nous l'accablions. Nous primes le parti de ne plus lui parler. Il transcrivait des pages, accumulait des notes traduites, semblait improviser des transitions pour combler les lacunes du texte antique mais il nous cachait, avec une jalousie farouche, les moindres feuillets de sa reconstitution. Annie, seule, le fit, deux ou trois fois, parler comme malgré lui, en ramenaut, dans notre conversation, les noms d'Argall, de Dahéla ou de Maghée.

« Ratbert », annonça-t-elle un soir, « a déterminé le cours ancien du fleuve, qui occupilit presque tout le fiord. On l'appelait le Fleuve Large, )) laissa tomber Tiburce, d'un air distrait.

(2)


Une autre fois, Annie parlait de Jeanne Darc, envisageant sa mort comme la rançon qui rachetait tout un peuple. « Soroé fut la Jeanne Darc des Atlantes, » dit Falgas. Le silence étonné qui suivait toujours ses interruptions à l'étourdie réveillait le professeur, qui courait aussitôt s'enfermer avec ses « livres » runiques.

« Je vous en prie » demanda un autre jour lajeune fille, « liseznous ce que vous avez déjà mis au net

Non pas avant que tout soit terminé.

Mais dites-nous au moins.

Rien » cria Tiburce en quittant brusquement la table. « Sachez, pourtant, que les trois livres de Dahéla ne sont pas rigoureusement complets; des feuillets d'or manquent; quelques-uns sont illisibles d'autres ne s'accordent à rien. J'ai beaucoup de peine à les relier par des épisodes logiques; mais j'arriverai tout de même à camper debout l'épopée romanesque d'Argall et de Soroé.

Quel fut leur destin?

Je ne sais pas Au revoir

Il faut le laisser en paix, )) conseilla le docteur. « Il choisira lui-même le jour de la révélation

Nous avions terminé les fouilles de la caverne et de ses abords. Chose étrange, pas un débris humain ne se rencontra sous nos pioches des objets de bronze, d'un travail sommaire, des haches de silex ou de métal, des pointes de javelines ou de flèches en corne de renne racontaient la simplicité industrieuse de la cité lacustre mais nous ne découvrîmes pas le moindre vestige de sépulture.

« Ils ont dû, » conjectura le docteur, « ces Scandinaves des premiers exodes, transporterleurs morts dans quelque île à dolmens, peut-être au fond d'une grotte des falaises.

Nous pourrions faire le tour du fiord, » proposa Ratbert, dont la moisson minéralogique était complète et qui rêvait de gisements nouveaux, « chercher les causes du cataclysme qui a séparé cette vallée du haut pays.

Essayons, puisque la forêt de pins est impénétrable. » L'exploration, très pénible, ne donna pas de r ésultats nouveaux. Quelques squelettes de ruminants, au bas des escarpements sauvages du cirque, nous firent, un instant, espérer que le fiord était peuplé.

« Mais non, » reconnut Gironde, après un examen raisonné, « ce sont des vaches qui ont glissé dans le précipice, du haut des


pâturages supérieurs. Les bergers ont dû les croire dévorées par les génies malfaisants. ),

Nous ne quittàmes plus le yacht ou le campement de la caverne; la seconde entrée pressentie par Annie tut dégagée, sous les glaises à poteries, dont l'amas, sans doute artificiel, avait coulé rontre la paroi.

Des débris de jarres, des harpons en oa de morse ou de narval, la lame d'un glaive forgé, dont la trémpe plus fine indiquait l'origine étrangère, enrichirent, à bord du yacht, notre petit musée préhistorique.

Annie, toujours inquiète, comme harcelée encore de ressouvenirs abolis, explorait avec moi les alentours de la grotte et de l'esplanade.

« Cette Dahéla, » me dit-elle un jour, « évidemment de race atlante, captive, sans doute, chez les oncles de Maghée, a dû semer ici des traces de son séjour, en dehors de son manuscrit patient et des inscriptions rares du rocher. Comment se fait-il qu'elle n'ait pas laissé un bijou, une amulette indestructible, une preuve durable de son passage ?

C'est peut-être elle qui a dessiné la tête d'aurochs, gravée encore sur les parois de la grotte.

Est-ce bien un aurochs ? J'y vois plutôt un félin des tropiques, quelque léopard de son pays.

Mais, si elle écrivait en runique, comment serait-elle atlante? Eh mon cher ami qui vous prouve que les runes ne sont pas venues d'Atlantis ?

Rien, en effet. Je pense aussi à une autre remarque Maghée a dû rapporter plus d'or que nous n'en avons trouvé. Ratbert est surpris de ne plus en découvrir.

Mystère, en effet, mais qui permet toutes les hypothèses. Les vôtres sont toujours justes, Annie.

Alors, écoutez celle-ci et supposez-la vraie toute la tribu lacustre, alarmée par les désastres telluriques, redoutant d'être engloutie, s'est, une nuit, jetée dans les barques et a gagné la haute mer à force de rames.

Très bien mais Maghée et sa mère? le dromon d'Atlantide? Le héros a dû être entraîné par les siens; il me semble même que, depuis son glorieux retour, il devait habiter, avec sa mère, dans le bateau devenu trop usé pour eprendre la mer. Et c'est la chambre de Dahéla qui nous a été conservée par les infiltrations calcaires ? Je suis sûr que c'est vrai mais alors, la flottille en fuite ?


Elle est venue aborder à l'embouchure de la Gironde et nous descendons d'elle, mon père et moi, ce qui est une façon très française de finir une démonstration par un calembour )) n Elle riait, divertie surtout de mon sérieux; je ne pouvais lui taire le souci qui me chagrinait

« Eh bien! et moi, Annie! Où étais-je, pendant ce temps-là? En Guyenne. Ce sont vos ancêtres qui nous ont accueillis à leur foyer et, depuis ce jour, je suis de votre famille. » Elle avait rougi en achevant ces paroles qu'elle n'avait pas préméditées. Nous étions assis au-dessus de la caverne, sous l'ombre des pins où le vent du large faisait résonner des accords d'orgue je ne me sentais plus la force de lui répondre mon coeur battait éperdument. Je saisis ses deux mains et murmurai son nom. Le soir tombait, paisible et grave; nous regardions, sans parler, le soleil descendre dans les flots.

« C'est ici que brillait, la nuit de la tourmente, le signal d'espoir et de salut, » dis-je, ému jusqu'aux larmes. « Je comprends, chère Annie, quelle prédestination de mon bonheur m'amenait vers ce hâvreinconnu.

Et je comprends aussi», murmura-t-elle, « pourquoi, depuis que je vous connaissais mieux, je désirais tant vous décider à venir avec nous en Norvège. ))

Une voix émue et tendre s'éleva derrière nous

« Mes enfants, » nous dit le docteur en souriant à notre confusion sans s'étonner que nos mains ne se fussent pas déjointes, « il commence à faire frais et il devient prudent de rentrer chez nous. Père 1 u

Je crois que nous avons dit le mot ensemble, Annie et moi. Dans tous les cas, je suis sûr d'avoir vu trembler une larme sur la joue du maître quand il nous étreignit tous les deux. Dix jours enchanteurs ont passé ensuite Annie les a vécus à mes côtés, sur les yoles exploratrices du bord. Nous avons minutieusement visité tous les récifs du seuil et du chenal. « Avant, » disait-elle, « nous ne songions qu'à rester, à vivre autour de la caverne. Maintenant, nous ne pensons qu'à partir. Notre cœur, ami, serait-il inconstant comme les hommes ? Non, Annie mais nous avons retrouvé les livres oubliés par Dahéla et nous sommes attendus, là-bas, avec les trésors de notre conquête.

Merci pour eux et pour moi Mais, si, là-bas, c'est l'Atlantide, nous allons errer longtemps à sa recherche.

Pourquoi ?. Notre Atlantide, ne serait-ce pas le bonheur ?.


L'océan n'a pas encore, que je sache, englouti la rue Garancière; et le Pétrel, mieux que la barque de Maghée, conuait le chemin du retour.

N'importe, ami ne soyons pas ingrats envers la caverne des Rochers Rouges. Nous lui devons des heures inoubliables, des souvenirs qui ne périront plus. »

Ce soir là, Tiburce Falgas prit part à notre conversation il fut enjoué, dîna de grand appétit, consentit même àveiller un instant avec nous.

« Dans trois jours, )) nous annonça-toi!, « nous lirons ensemble le manuscrit de la prêtresse atlante.

Voyons, vous pouvez bien maintenant nous dire. Dans trois jours 1 »

Il fut inexorable. Le capitaine Marignac ajouta

« Dans trois jours, à neuf heures dix du soir, nous quitterons le fiord pour. Au fait, docteur, allons-nous encore au cap Nord ? Demandez cela à ma fille.

Ma foi 1) dit Annie, « si vous me laissez le choix de l'itinéraire, j'opte pour le retour en France.

C'est bien ce que nous avions tous pr évu » conclut Ratbert en me souriant avec une malice affectueuse.

Nous avons vécu ces trois journées en pèlerinages reconnaissants les débris de la bar que de Maghée et d'Argall, nous a confié Tiburce, sans vouloir en conter davantage, ont été tr ansportés à bord, avec les autres objets de la tribu.

Désâmés en quelque sorte par la perte de leur trésor, les alentours de la caverne sont pl'ivés, chaque nuit, de flammes et de lueurs. L'esprit les a désertés qui les animait à nos yeux peut-être est-il à bord, avec la hache du guerrier puissant et sa nef de conquête.

Mais, peu à peu, les foyers éteints se sont rallumés sur le yacht; la pression fait déjà frémir la chaufferie et vaciller les aiguilles du manomètre. Tout est prêt pour le départ. Dans le rouf, Falgas a disposé ses trois livres d'or sur une table où le verre d'eau sucré traditionnel avoisine un monceau de notes classées avec méthode. Il se dispose à nous lire le manuscrit runique; l'émotion l'énerve.

« A neuf heures trente, nous serons hors des récifs, » a promis Marignac.

« A neuf heures trente-deux, je commence ma lecture » jette le fébrile Tiburce dont les yeux brillent, dans une face d'ascète, encore amaigrie par trois semaines de labeur forcené


Le Pétrel, avec une majesté lente, s'est mis en route nous voici dans la passe, entre les récifs.' Nous sortons sans frôler l'écueil; les calculs du capitaine étaient parfaits.

Maintenant, un tangage léger nous ber ce, annonçant notre entr ée dans l'océan tranquille.

Les hautes falaises du goulet s'estompent et s'effacent; les écueils clairsemés s'espacent, disparaissent c'est à peine si, très loin, à travers l'entaille du fiord, nous devinons le contour familier des futaies noires, les assises plus claires où s'ouvre la caverne. Falgas est descendu, solennel et grave; le docteurl'a suivi, puis Ratbert le capitaine, ayant donné sa route, les rejoint. Seuls, au moment où le yacht commence son virage, Annie et moi, nous nous attardons à l'arrière, le coeur serré peut-être d'un regret. cr Adieu 1 n jette la fiancée vers la grotte antique.

Aussitôt, comme si ce signal était guetté par la nuit mystérieuse, une lueur s'allume devant la caverne.

« Ils attendaient que nous fussions seuls 1 » murmure à mon oreille la vier ge ravie.

Je ne r êve pas c'est bien un feu qui luit au seuil de l'antre préhistorique, un signal distinct, très visible de la mer. Il ne peut venir d'un être humain fimmense combe, nous en sommes sûrs, est inhabitée depuis tant de siècles! 1

Mon esprit, pourtant scientifique, n'éprouve pas la nécessité d'une explication naturelle. Annie a raison il y a là une manifestation de l'au-delà, plus puissante, moins limitée que l'esprit terrestre des hommes.

Nos mains se tendent vers le feu son éclat pâlit le navire évolue avec une vitesse croissante. La crique disparaît et la caverne mythique et la falaise elle-même, à travers laquelle, cependant, nous distinguons, sans en pouooir douter, la tremblotante étoile qui nous fait signe.

Mais on nous hèle, dans le salon. La nuits'épaissitsoudain dans le nord-est nous ne discernons plus le feu des ancêtres sans nom. Nous venons nous asseoir en face du professeur de runique qui annonce, d'une voix sibylline

« Dahéla, fille des prêtres de la Lumière, raconte ainsi, d'après le récit de Maghée, les derniers jours de l'Atlantide et les amours immortelles d'Argall et de Soroé. n

Tiburce Falgas nous regar de en unissant ces deux noms nous avons rougi, Annie et moi mais personne n'y prend garde le récit merveilleux est commencé


LES ATLANTES

(D'après la Manuscrit de Dahéla)

1

LA NEF

Le Petit Chariot, au plus bas de sa course, démesurément t élargi, touchait presque l'horizon. Depuis onze lunes qu'ils avaient quitté la plage d'Erm-gilt-Herm, à l'embouchure du Fleuve Large, les compagnons d'Argall voyaient ainsi descendre les astres du POle, s'abimer dans la mer, l'une après l'autre, les constellations familières. En même temps, à l'autre bord du ciel se levaient des étoiles inconnues, dont l'apparition les plongeait dans des rêveries longues et amenait entre eux des discussions sans fin.

Argall et Maghée, prévenus pourtant, s'étonnaient aussi, le second avec une nuance d'inquiétude; car Maghée, très prudent, songeait volontiers au péril. Quand le péril lui paraissait inévitable, il s'y jetait furieusement et personne, alors, ne l'avait vu reculer ou lâcher prise. Mais Argall, aux plus terribles aventures, souriait ou bâillait légèrement, impassible comme un jeune dieu.

Argall ayant tout de suite perdu sa mère, celle de Maghée, Dahéla, les avait nourris ensemble. C'était une esclave venue du sud des années de marche avaient usé son enfance sa beauté parut singulière à cette tribu de géants blonds, vivant de chasse et de pêche dans les grottes des Rochers Rouges et sous des huttes à l'embouchure du Fleuve Large. Sa peau avait la nuance d'or pâli des paillettes de mica luisant dans les sables. Ses prunelles de sombre onyx, sa bouche aux lueurs de nacre et de sang, sa chevelure qui, répandue, l'enveloppait de nuit, séduisirent le père de Maghée, le premier du clan après l'aïeul d'Argall. Il l'acheta à des marchands qui venaient, tous les deux ou trois


étés, proposer des échanges à ceux d'Erm-gilt-Herm. Il la leur paya trente peaux de renne, de renaI'J bleu, et une poignée de grains d'ambre jaune rapportés d'un lointain pays, du côté où le soleil se lève, une région de côtes basses où l'eau de la mer est moins salée. Car le père de Maghée était lui-même un intrépide voyageur.

Elle apprit vite la langue de la tribu mais elle ne montrait aucun goût pour les travaux des femmes le séchage et la préparation des peaux, la division des tendons d'animaux en fils minces pour la couture des vêtements d'hiver. Son nouveau maitre, deux ou trois fois, la châtia durement. Elle serrait les dents sous les coups et pleurait en silence, de longues heures. Mais ces corrections ne servaient à rien. Le guerrier y renonça, eut d'autres esclaves pour les besognes nécessaires. Dahéla passa son temps comme elle voulut, triste ou souriante, à sa fantaisie. Et quoiqu'il eût pu trouver aisément une compagne plus utile et même plus affectueuse, on remarqua qu'il s'attachait à ellé de jour en jour carle cœur des hommes est ainsi fait. D'ailleurs, Dahéla aima tendrement son fils, et aussi Argall dont la mère était morte presque aussitôt après sa naissance elle l'avait enfanté dans le deuil, le père englouti, un jour de tempête, avec sa barque et ses huit rameurs.

Les deux petits grandirent ensemble, nourris du même lait, jouant et se battant comme deux louveteaux d'une~même portée. Cependant ils ne se ressemblaient pas la courte taille de Maghée faisait paraître démesurée la largeur de ses épaules, tandis qu'Argall, à seize ans, dépa~sait d'une demi-tête le plus grand de ses compagnons. De plus, Maghée avait les cheveux noirs et les sombres yeux de sa mère Dahéla.

Ce fut Maghée qui, le premier, porta la Pierre, un bloc massif où ceux d'Erm-gilt-Herm aiguisaient leurs outils de silex, et qui pouvait peser le poids de deux hommes. Les jeunes gens le soulevaient, vers leur seizième année, pour affirmer leur vigueur naissante les plus robustes, ainsi chargés, marchaient quelques pas. Mais il fallait prendre garde au retour ceux qui laissaient la Pierre en route étaient bafoués pour leur présomption. Argall ne tenta l'épreuve que trois lunes après Maghée mais il porta le bloc sept pas plus loin et revint le déposer sans hâte. Maghée, alors, eût fait mieux peut-être; il ne l'essaya point c'était là une épreuve d'adolescents, qu'eux-mêmes dédaignaient de répéter. Quand ils luttaient de pied ferme, Maghée avait souvent le dessus mais, dans les jeux qui simulent le combat, comme dans les


vraies batailles, ni lui ni personne jamais ne soutint le choc d'Argall.

Pour cela et la longue habitude d'être ensemble ils s'aimaient comme frères et comptaient l'un sur l'autre.

Une particularité encore les unissait Dahéla, tout petits, les avait bercés des chants de son peuple et peu à peu leur avait appris sa langue, si différente des dialectes du nord qu'il leur semblait, en la parlant, penser avec une autre âme. Des idées s'éveillaient en eux, qu'ils n'auraient su comment traduire dans le simple idiome de ceux d'EI'm-gilt-Herm. Beaucoup de mots gardaient un sens vague, signifiant des choses inconnues, d'autant plus merveilleuses. Les légendes, les récits se mêlaient, du nord et du sud, de rochers et de palais, les fantômes des brouillards et les i~iirag~s de lumière, des pêches monstrueuses, des chasses inouïes, et des visions de femmes aux parures prodigieuses, si belles qu'à le~ imaginer leurs coeurs d'adolescents se sentaient défaillir.

Dahéla avait été vendue très jeune, point nubile encore, à douze ans peut-être, pour quelque raison mystérieuse de vengeance ou de politique; car elle était sûrement de famille noble ct très soigneusement élevée. On lui avait appris la danse, la musique, la poésie et jusqu'à l'écriture, des centaines de signes dont les combinaisons exprimaient toutes choses. Ceux d'Erm-giltHerm savaient à peine, en quelques grossiers dessins, transmettre ou conserver un petit nombre d'idées très simples, avis de de chasse ou de guerre, et les formules magiques qui rendent les flèches inoffensives ou les guident au cœur de l'ennemi. Ces talents, sa beauté naissante faisaient d'elle une esclave d'un si grand prix qu'on se demandait comment elle avait pu arriver à l'embouchure du Fleuve Large, à travers tant de pays plus riches. Mais elle s'était furieusement révoltée, v ers l'âge de quinze ans, contre un de ses premiers maiLres, un vieillard brutal qui l'ensanglanta de coups de lanières, la laissa pour morte; et comme un animal réputé indomptable perd presque toute sa valeur, elle fut revendue un prix dérisoire à ces trafiquants du nord qui la cédèrent au père de Maghée contre trente peaux de renne, de renard bleu et une poignée d'ambre jaune.

Ainsi les deux jeunes hommes connurent le langage et rêvèrent les splendeurs d'Atlantis.

Si sauvage que fùt une lande, si profonde une vallée, à moins que jamais un de ses habitants n'en eùt franchi la limite, que pas un étranger, de mémoire d'homme, n'y fût

TOME XXTll.


venu comme hôte ou comme ennemi, ceux qui vivaient là, sous les futaies séculaires, dans les cavernes ancestrales, le soir, autour des feux, à l'heure des longs récits, finissaient toujours par prononcer le nom de cette cité fabuleuse, de ce peuple à peine humain, perdu dans les mers brùlantes, aux moeurs inouïes, aux richesses incalculables, aux armes irrésistibles.

Beaucoup doutaient presque de son existence. Mais de loin en loin, parmi les haches de pierre et les lances d'ivoire de narval, un chef opulent, un guerrier fameux, aux grands jours, faisait étinceler la large lame du glaive atlante, héritée des aïeux ou conquise dans quelque mêlée. Les marchands en apportaient parfois, mais d'un prix presque inabordable, à moins qu'il n'y eùt là quelque captive très belle et respectée par son ravisseur pour être échangée contre l'arme vierge au reflet bleuâtre, invincible et redoutée, disait-on, même des dieux. L'aïeul d'Argall, le père de Maghée, possédaient chacun un de ces glaives, à la poignée étroite, inscrutée d'un airain aussi brillant que l'oi-. Ceux d'Erm-gilt-Herm en étaient fiers, et l'honneur en rejaillissait sur toute la tribu.

Ils n'ig'noraient pas absolument l'utilisation des métaux. On trouvait de temps en temps, dans les fentes des Rochers Rouges, de petites masses de cuivre natif. Ils savaient les fondre dans le creux d'une pierre, sous un bûcher de branches de sapin, et la masse refroidie, martelée, donnait des haches moins dures que celles de silex, mais moins fragiles au choc et plus propres aux ouvrages délicats. Il y avait aussi, à deux journées de marche, par un chemin connu des chefs, cinq blocs de fer dont personne ne pouvait dire l'origine. Quelques-uns les croyaient tombés du ciel. On en arrachait des éclats polir les forger entre deux cailloux. Ces éclats, trop petits pour donner des haches ou des glaives, fournissaient des pointes de flèches et des poignards courts, quelquefois excellents, que leurs possesseurs portaient à la ceinture, dans une gaine de cuir.

Le dix-huitième hiver qui suivit la naissance d'Argall, son aïeul mourut; le père de Maghée fut chef sans conteste. Mais, le printemps suivant, il s'éteignit tout à coup, après une courte maladie, malgré les soins et les conjurations magiques de Dahéla. Argall et Maghée devinrent ainsi maîtres de leurs destins. Il ne manquait pas de jeunes filles prétes à partager leur hutte, et dont les parents les eussent volontiers cédées, pour un prix raisonnable, à de tels chasseurs. Mais la plage d'Erm-gilt-Herm,


les Rochers Rouges et les deux rives du Fleuve Large, à des semaines de chemin, n'avaient plus de secrets pour eux le dégoût leur venait de vivre toujours aux mêmes places. Aussi bien, le gouvernement de la tribu allait devenir malaisé jamais on n'avait vu un chef de moins de vingt ans, et, d'un autre côté, nul autre qu'Argall ne pouvait espérer, lui présent, se faire obéir des jeunes hommes. Déjà les vieillards, autour des feux, s'entretenaient longuement de ces choses, ou se taisaient, hochant la tête, dans la prévision des malheurs prochains. Argall et Maghée pensaient de leur côté, sans rien dire. Un soir, leurs regards se rencontrèrent et ils se sentirent le même cœur.

« Demain, » prononça Maghée, « nous parlerons au conseil. Si tu veux »

Ce fut Maghée qui parla.

Il dit la situation difficile, la nécessité d'un chef obéi. Depuis des générations, les aïeux d'Arball commandaient, ou les siens. Or, de ces familles illustres, il ne restait qu'eux-mêmcs, deux tout jeunes hommes, presque des enfants, les femmes n'étant jamais admises ait conseil, oit Dahéla, d'origine esclave, ne pouvait même être entendue.

Arg'all, pensif, se taisait. Cette modestie plut aux vieillards. Cependant on ne pouvait abolir tant de souvenirs la gloire des héros brillait déjà sur les deux frères d'armes; tout autre chef risquait de voir sa parole méconnue s'ils se trouvaient d'un avis contraire. Déjà les jeunes hommes formaient un parti, blàmaient ouvertement les résolutions de leurs aînés. La tribu depuis des années vivant paisible, ils se trouvaient nombreux, au point que plusieurs risquaient de manquer d'épouses. Dès lors des querelles éclateraient. On ne pouvait assez se mettre en garde contre de tels malheurs.

Un' murmure d'approbation salua la sagesse précoce de Maghée. Mais nul ne voyait encore où tendait son discours. « Tout ce qu'un homme, un guerrier peut faire en ce pays, » poursuivit-il, « nos père., font fait. Nos coeurs sont avides de périls inconnus et de nouvelle gloire. Il est, vous le savez, une contrée merveilleuse, où l'or et le fer sont aussi communs que chez nous le bois de renne et fivoire de narval, où les armes du moindre guerrier vaudraient ici la rançon d'un chef. Cette contrée existe, puisque ma mère en est ventre et qu'Argall et moi en savons le langage. Elle est gouvernée par une reine d'une surnaturelle beauté, toujours jeune et qui ne meurt pas. ))


Quelques vieillards secouèrent la tête. Autour du cercle du conseil, un cercle plus large s'était formé. Les guerriers, les adolescents écoutaient.

« Argall et moi, nous construirons une barque pour vingt rameurs. Ceux qui voudront viendront, avec nous. Ceux qui resteront ne manqueront plus de place dans les grottes des Rochers Rouges, ni d'épouses pour entretenir leurs feux. Quoi qu'il advienne de nous qui partirons, je peux vous promettre une chose nous ne ternirons pas le bon renom de ceux d'Erm-gilt-Herm. »

Tous les vieillards n'étaient pliS convaincus. Plusieurs pensaient que la tribu se trouverait singulièrement affaiblie du départ de tant de ses fils. Ceux qui avaient des filles à vendre calculaient déjà leur perte. Mais, dans les rangs pressés des jeunes hommes, une acclamation jaillit

« Moi Nous »

Les mains se tendaient, les poitrines se heurtaient. Il y eut des colloques menaçants et des poignards tirés de leurs g'aines, car on voyait bien que tous ne pourraient partir. Mais la voix d'Argall s'éleva

« Nous ferons notre choix, Maghée et moi; et ceux-là se trompent qui s'imaginent s'imposer par la violence. Sachez-le bien je n'emmènerai que ceux qui peuvent se taire et obéir! ))

Le silence se fit, car les jeunes gens avaient reconnu la parole d'un chef les vieillards, pesant en eux-mêmes le pour et le contre, renoncèrent à leurs objections pour éviter de plus grands maux.

Dès le lendemain, dans la forêt, les haches étaient à l'ouvrage.

On choisissait les arbres avec soin il ne s'agissait pas seulement de les abattre, de les émonder de leurs branches il fallait que les troncs sans défaut pussent se fendre droit par le milieu, d'un bout à l'autre, sous l'effort des coins de pierre polis, graissés de lard de phoque et enfoncés à coups de masses de bois. Douze sapins furent trouvés convenables. De grosseur moyenne, ils mesuraient environ quatre coudées de tour, à hauteur d'homme. Trois éclatèrent à faux, durent être, après beaucoup de labeur, rejetés. Les neuf autres fournirent chacun deux madriers que l'on cintra à l'aide du feu, sous de longs brasiers de branches sèches. La sève et la résine coulaient ensemble; d'àcrcs fumées s'envolaient au vent; les travaillenrs


se relayaient jour et nuit de peur de manquer l'instant propice. Quand la pièce brûlante menaçait de s'enflammer, vingt bras robustes la saisissaient par les bouts, laissés à dessein hors du foyer, la glissaient entre deux arbres jusqu'au tiers de sa longueur, et ramenaient de force l'autre extrémité, jusqu'à décrire un quart de cercle. Des fibres éclataient du côté de fécorce, s'arrachaient par longues bandes. Mais le vrai cœur du bois, durci par soixante hivers, restait sain comme une corne d'aurochs dont il gardait, refroidi, la courbure. On égalisa les bords avec beaucoup de précautions, à petits coups des haches de cuivre.

Un treizième sapin fournit la quille. Celui-là avait cent coudées de haut; deux hommes, l'embrassant, pouvaient à peine se rejoindre par le bout des doigts. Il fallut le feu pour l'abattre, et ce fut une rude besogne de le tl'aîner au pied des Rochers Rouges, quoiqu'on l'eût coupé vers son milieu. On employa encore le feu à lwéparer les mortaises de l'étambot, de l'étrave et des porques qu'on tailla en chêne, plus facile à trouver en pièces courbes. Les chênes croissaient peu aux environs d'Ermgilt-Herm. Ils y prenaient toutes sortes de formes bizarres et une extraordinaire dureté.

Vers la fin de l'hiver la carène était achevée. Elle mesurait cinquante coudées de bout en bout; la main d'Argall dressé contre son flanc dépassait à peine les deux tiers de sa hauteur. A l'intérieur, sous les madriers du pont, un guerrier se promenait à l'aise. Jamais pareil vaisseau n'avait fait, sous sa proue, frémir la mer dans les parages du Fleuve Large.

Les interstices des madriers avaient été bourrés de lichen et de poils de loup saturés de graisse et de résine. Maghée fondit, forgea lui-même deux lourds anneaux de cuivre où jouait la tige du gouvernail. S'il venait à faire défaut, deux trous à l'arrière permettaient l'emploi d'avir ons de gouverne. Dix autres, de chaque côté, laissaient passer les rames pour les temps calmes. Le mât fut fait d'un jeune mélèze et les deux voiles de peaux de poissons.

La mise à l'eau paraissait difficile d'une pareille masse. Mais Maghée avait son idée. La fin de l'hiver étant l'époque des tourmentes de neige, la plage, un matin, se montra couverte d'un tapis blanc où l'on enfonçait jusqu'aux genoux. Le soir, non sans beaucoup de travail, une chaussée en pente allait de la barque à la mer, un peu creusée au milieu, battue soigneusement et que le froid des nuits devait rafl'ermir encore. Le soleil


chaque jour prenant de la force en fondait seulement la surface. Elle devint si glissante que les enfants s'y laissaient couler à la file, accroupis sur leurs talons, les bras en l'air, avec des cris aigus, jusqu'à un tas de neige, tout au bout, qui ne les retenait pas toujours. Ces bains glacés leur étaient si habituels qu'ils reprenaient le jeu, à peine sortis de l'eau, en se secouant comme des chiens mouillés. Enfin, il y eut une nuit claire très froide, et la jetée parut solide comme une falaise de granit. Deux jeunes gens, à coups de masse, au signal de Maghée chassèrent les derniers étais, rendirent libre l'énorme carène. Elle s'ébranla, glissa sur la neige, descendit, de plus en plus rapide, vers la mer où des gerbes d'écume la cachèrent un instant. Quelques-uns la croyaient brisée ou engloutie. Mais elle reparut, flotta sans encombre; une acclamation s'éleva.

Neuf semaines encore passèrent en préparatifs. Dahéla, résignée dès la première heure, cachant ses alarmes sous un air de mystérieuse sécurité, acheva d'instruire son fils et Argall en vue du voyage qu'ils allaient affronter. Elle leur confia les derniers secrets essentiels qui, dans la tribu, assuraient encore son pres= tige la mer, les astres, la langue des Atlantes, les baumes qui guérissent et les incantations qui tuent, elle leur avait enseigné tout ce qui pouvait servir à leur victoire. Puis, dissimulant à tous sa douleur, elle attendit le départ des deux héros en les entretenant de leur retour.

Comme le temps venait où l'aube et le crépuscule se confondent, Argall annonça la mise en route pour le troisième matin.

Ils étaient trente, sous lui et Maghée. Le dernier né avait, l'automne d'avant, porté la Pierre le moins jeune comptait cinq étés de plus. Chacun avait sa lance, son bouclier, le glaive ou la hache de silex ou de cuivre et l'arc de cinq coudées, en bois d'if, dont ceux d'Erm-gilt-Herm se servaient pour lancer des flèches d'une demi-brasse qui transperçaient un loup à cent vingt pas. Hormis leurs armes et leurs vêtements, ils avaient tout donné à ceux qui restaient, sûrs de revenir riches, s'ils revenaient, ou se considérant comme déjà morts, partis pour le grand voyage des âmes. Certains, seulement, en échange, acceptaient quelque bijou précieux, une amulette d'ambre ou de cornaline mais d'or ou d'argent, pas même une bague pour leur petit doigt car c'était au pays de for qu'ils allaient, et le métal emporté eût contrarié la fortune.

Il y eut un festin, durant lequel le soir tomba deux fois, de


viandes et de poissons et de pain de plusieurs sor tes. Des vieillards parlaient, intarissablement; des jeunes filles, tout en servant les convives, s'essuyaient furtivement les yeux, ne voulant pas montrer leurs larmes à ceux qui seraient leurs maîtres demain, les autres partis. On but le jus fermenté de certaines baies, du lait de renne aigri dans des outres, de l'hydromel et jusqu'à du vin apporté par les marchands, dans des jarres de terre, d'un pays si lointain que l'aller et le retour leurprenaient trois années. Dahéla, farouche, refusa d'assister aux adieux de la dernière veille elle courut, après avoir serré ses deux fils sur son ceeur, s'enfermer dans la hutte oit elle accomplissait des rites propitiatoires, à l'écart un peu de la tribu. Argall ne dissimula point une larme en la regardant partir; Maghée; fronçantles sourcils, réprima les siennes.

Les voyageurs appareillèrent le lendemain, les restes du banquet les approvisionnant pour plusieurs jours.

D'abord ils employèrent leurs rames, dix sur chaque bord, le tiers de l'équipage se reposant, pendant qu'Argall ou Maghée tenait la barre. La barque, si lourde, avançait lentement. Mais un courant la prit, l'emmena vers le large et le vent, paraissant favorable, on hissa les voiles, cousues de tendons de renne et bordées de lanières de peau. La mer écuma sous l'étrave. La plage d'Erm-gilt-Herm se déforma, ne fut plus qu'une tache grise entre l'étendue glauque et l'immense verdure des forêts. Bien avant le soir on ne la vit plus.

De ce moment, suivant une coutume, Argall ne fut plus appelé que Dhu Hern, ou le Chef. Son nom, il le reprendrait en quelque jour de bataille ou d'aventure, dont le souvenir y resterait attaché. Ses ancêtres s'étaient illustrés ainsi. On racontait encore autour des feux le combat de Marghaël, la grande chasse de Kimmi, le sauvetage de Ghéréa, et bien d'autres. Maghée songeait à ces choses, une main à la barre, sous le ciel criblé d'étoiles, veillant seul, au murmure profond des flots paisibles, sur ses compagnons endormis.

D'abord ils avaient fait v oile au couchant, puis droit au sud avec un vent propice, suivant de très loin la terre à leur gauche tant qu'ils eurent des vivres et de l'eau. Celle-ci se faisant rare, ils se rapprochaient de la côte, guettaient une embouchure de rivière, jetaient l'ancre, une pierre très pesante, ou se laissaient échouer à marée basse dans quelque anse tranquille. Du reste, leur barque, si robuste, craignait peu les chocs. A terre, ils chassaient et comme les lignes, en route, avec leurs hameçons taillés


dans des coquilles, étaient toujours à la traîne, la nourriture ne leur manquait pas.

Ils rencontrèrent des villages mais les habitants peu nombreux et timides, les ayant observés de loin, avaient fui. Ce qu'ils laissaient ne valait pas d'être pillé. Argall, d'ailleurs, défendit le butin.

Une fois, ils eurent la terre en vue des deux côtés, de hautes falaises blanches. Ce détroit leur était connu par tradition. En quelques heures, la mer s'élargit de nouveau ils entrèrent vraiment dans l'inconnu.

La rapide décroissance des jours les surprenait. On eût dit l'approche de l'hiver si le soleil, au contraire, à chaque midi, n'avait pris plus de force. Des coups de vent les obligèrent à se réfugier plusieurs fois à terre. Un autre, plus soudain, les contraignit à fuir dans l'ouest, puis au sud, enfin, dans une direction inconnue, car le soleil ne se laissait plus deviner. Ils eurent faim et soif presque à mourir. Une pluie torrentielle les soulagea. Le ciel s'éclaircit et ils aperçurent la terre.

Ils descendirent à l'embouchure d'un fleuve. Des hommes vivaient là, toute une tribu, qui les accueillirent à coups de flèches. On s'aborda, et du premier choc ceux du pays s'enfuirent en hurlant comme des chiens châtiés. Mais Maghée les vit revenir de loin, si nombreux qu'ils devaient triompher à la longue. Tout au moins risquait-on d'y laisser le meilleur de l'équipage et sans utilité, car on avait plus de butin qu'il n'en fallait des chèvres, des moutons et quelques femmes surprises dans la brusque attaque du début. On se rembarqua. Le bétail dura une semaine. Puis, devant un autre village, on réussit à s'entendre par signes. Les femmes furent échangées contre d'autres moutons. Elles commençaient à se consoler, devenaient d'autant plus gênantes. Deux ou trois étaient jolies Argall ne daigna point le savoir.

Ils gagnaient toujours dans le sud, voguant jour et nuit quand le temps se montrait favorable. Des mois s'étaient écoulés. Ceux d'Erm-gilt-Herm devaient se trouver en plein hiver. Mais eux, quoique les nuits fussent un peu plus longues que les jours, supportaient à peine leurs vêtements d'été. Puis les nuits se raccourcirentencore; les corps, à midi, ne projetèrent plus d'ombre. Le soleil devint si cuisant que la peau nue ne le supportait pas, s'enflait comme d'une brûlure. La soif les dévorait, et, même en longeant la terre, plusieurs jours se passaient, souvent, sans apercevoir un ruisseau.


Des bains fréquents les soulageaient mais de monstrueux poissons suivaient la barque. Deux nageurs, happés, disparurent dans une rougeur entrevue, évanouie. Trois autres rameurs étaient restés à terre, tués de loin à coups de fronde, au pied d'une falaise où des huttes rondes abritaient des hommes couleur de bois brûlé. Plus loin encore, auprès d'une source excellente, ils furent surpris par un animal énorme, au court pelage fauve avec une crinière plus foncée, qui, du premier choc, renversa Pergast, le meilleur timonier, lui posa sur le ventre une griffe large comme les deux mains, avec un cri dont ils sentirent vibrer leurs entrailles. Heureusement plusieurs avaient leurs arcs, et les blessures qu'il recevait de droite et de gauche, quoique furieux, le firent hésiter. Il bondit, eflleura Maghée d'lm coup d'ongle, de l'épaule gauche au coude, le marquant d'une ligne sanglante, pour la vie, heureusement sans profondeur. Le fils de Dahéla, blessé, plongea son glaive au flanc du fauve, jusqu'à la garde. On l'acheva de loin, car il se débattait encore, redoutable.

La peau fut trouvée longue de sept coudées. On ensevelit Pergast avec honneur.

Après cela, un vent gonfla leur voile, fort et régulier, qui leur fit perdre la terre de vue, durant des jours et des jours. Il soufflait du nord-est, sans hâte ni trève, comme une haleine de géant, infatigable. Le ciel restait pur, la mer calme. A peine était-il besoin de gouverner. Une provision leur restait, d'orge et d'autres grains trouvés dans un village de la côte, olt on les avait bien accueillis. La pêche demeurait abondante. Mais l'eau diminuait dans les jarres, quoiqu'on les eût toutes remplies à la dernière source, et la soif terrihle les menaçait. Argall ouvrit les yeux, s'étira, chercha son glaive à son côté, d'un geste habituel, se tourna vers le mât et vit que la voile pendait, détendue.

« Tiens dit-il à Maghée, « la brise est tombée

Oui, fit l'autre, « il y a un instant, tout-à-coup.

Un orage se prépare, peut-être.

Plût aux dieux! Mais le ciel est pur. Cependant, si nous ne voyons pas la terre demain et s'il ne pleut pas, nous aurons soif; après-demain nous serons morts. »

Argall rit légèrement Maghée voyâit toujours les choses en noir

(1 Nous avons eu soifdéjà; nousne sommes pas morts. Regarde ces étoiles à l'horizon du sud n'est-ce pas la constellation décrite par ta mère Dahéla? ?Sûrement, nous sommes dans les parages


d'Atlantis. Ces grands oiseaux, là-bas, n'annoncent-ils pas aussi l'approche de la terre? »

Maghée, maussade, secoua la tête.

« Comme ton amulette sent fort, cette nuit La barque en est embaumée. Tu ne t'en aperçois pas ? »

C'était un petit morceau de bois rougeâtre, taillé comme un minuscule marteau à manche court. Dahéla, toute sa vie, avait gardé ce souvenir de son enfance la veille du départ de ses fils, elle l'avait donné à Maghée c'était, selon elle, un fétiche qui les guiderait vers l'Atlantide. Une odeur s'en exhalait, pénétrante malgré tant d'années, et si particulière qu'on la distinguait entre mille.

Maghée,. surpris, ouvrit largement les narines, flaira le sachet de peau pendu à son cou. C'était bien la même odeur, mais à peine perceptible à travers l'enveloppe. Cependant chaque bouffée d'air en était imprégnée. Ils se souvenaient d'avoir ainsi respiré, au printemps. la sève des sapins d' Erm-gilt-Herm.

Soudain, ils se l'appelèrent ce que Dahéla leur avait dit de cet arbre merveilleux en ses forêts natales, d'une telle essence, contait un proverbe atlante, « qu'il parfume la hache qui le coupe »

Et ils comprirent que ce souffle de délices était l'haleine proche d'Atlantis.


II

SOROÉ

Vers l'est, l'horizon dessina vigoureusement ses contours sur l'ardente pâleur de l'aube. Un instant, dans la nuit bleutée, la brise fraîchit; mauves et pourpres, des nuées errantes se dissipèrent sous le ciel, au bord duquel jaillit, écarlate, le soleil d'un nouveau matin. La rapidité de l'aurore abrégeait, sur Atlantis, la lutte des ombres et du jour.

Les neiges du Bôl-Gho, le colosse aux épaules de cendre, étincelèrent sous les rayons, tandis qu'à ses pieds embués de flottantes brumes, le réveil des oiseaux faisait, en rumeur continue, vibrer confusément comme d'innombrables accords de harpes.

A mesure que le disque dc feu jaillissait dans le ciel avec la majesté d'un hymne ou l'essor d'une prière aux divinités de l'azur, les bois et le rivage, dégagés des vapeurs rampantes sur le sol, surgissaient des pénombres, épanouissant au soleil les corolles des fleurs, les pierreries éparses de la grève, toutes les couleurs que la'magie de la rosée faisait resplendir en gemmes multicolores.

Le Temple de la Lumière s'élevait au bord de la mer, sur un étroit plateau, entre la ville en amphithéâtre, le port et les pentes rapides du Bôl-Gho. Les premiers feux du soleil, le dorant de la base au faite, projetèrent jusqu'au fond de la nef l'ombre svelte des huit colonnes du péristyle. C'était un médiocre édifice, une blancheur de marbre aux veines roses presque enfouie sous les frondaisons géantes, animées d'un peuple d'oiseaux. Mais la colline qui le supportait, creusée de sanctuaires, ciselée de bas-reliefs, étageant ses terrasses, surplombant de ses balcons la grève écumeuse et les futaies aux cimes fleuries, n'était elle-même qu'un temple à demi-souterrain, où les voûtes fraiches, l'ombre des arches, les rideaux de lianes enveloppaient de grâce le mystère des cryptes et des assises millénaires. Hors du péristyle un parvis s'étendait, alternant ses énormes dalles de granit et de jaspe. A gauche, sur l'autel liminaire, une


mince fumée montait d'une corbeille de bronze devant un hautrelief polychrome représentant une vierge et un guerrier. Celui-ci, un genou à terre, une main à ses lèvres en geste d'adoration, recevait de l'autre, saisissait d'une virile étreinte le large glaive que lui tendait sa compagne. Elle, souriante, à demi penchée, mais touchant à peine le sol de son pied nu, visiblement s'attardait aux dernières paroles, aux recommandations suprêmes tout son être, comme immatériel, se détachait, tendait à l'essor.

C'était, en un rêve de pierre, l'histoire même, la légende de la primitive Atlantide le héros armé par la déesse po;:r dompter le tumulte des forces, tirer un monde du chaos. Les générations se la transmettaient, au cours des siècles, avec les hymnes de gratitude et les consolants oracles; car il devait revenir tôt ou tard, le couple béni, après les siècles d'épreuves. L'Atlantide le reverrait triomphant, immortel, souverain d'une terre renouvelée d'où le mal serait à jamais banni. Quand?. Nul ne pouvait le dire. Demain peut-être Sûrement, on avait assez souffert

L'hymne avait jailli, avec le premier rayon, sous la colonnade haute, vibrant et pur, un peu grêle, car il n'y avait guère autour de l'autel que des vierges et des enfants. Hélas les dieux de la Lumière, splendides messagers de l'Ètre, les dieux favorables, les dieux cléments n'étaient plus les souverains incontestés de l'Atlantide. D'autres sanctuaires avaient surgi, et dans leurs anciens temples même, sur leurs propres autels, dépossédés, ils vuyaient trôner les sanglantes idoles de l'Or et du Fer.

C'est pourquoi, plus tendre et plus ardente devenait l'adoration de leurs derniers fidèles, plus éperdue la supplication vers l'Ètre entrevu, source première, créateur, père, commencement et fin de toutes choses, et bon ineffablement.

Mais le temple avait son culte particulier, sa divinité familière, puissante malgré tout, et si douce! celle-là même qui, dans le lointain des âges, avait dompté les fléaux, soumis les forces, tiré du chaos l'Atlantide. En ces jours encore, malgré la méchanceté des hommes, elle présidait au cours régulier des saisons, maintenait les brises favorables, les pluies fertilisantes, l'éternelle fécondité des plaines. Les fleurs s'embaumaient de son haleine; le ciel sans nuages reflétait ses yeux les plis de son voile de vierge drapaient de neige la cime du Bôl-Gho. Elle n'acceptait en offrandes que l'eau pure des sources, les fruits sans tache, les


parfums choisis et quoiqu'elle eiit elle-même forgé, trempé de ses mains, jadis, le formidable Glaive, le sang versé lui faisait horreur.

Une jeune fille se détacha de ses compagnes, vint attiser sous la cendre odorante les braises du foyer sacré, Des branches sèches pétillèrent, la flamme éclata, soudaine et vive, présage heureux. L'enfant l'activait de son haleine.

Elle pouvait avoir seize ans. Une longue pièce d'étoffe blanche, selon l'usage des vierges atlantes, s'enroulait deux fois sur son corps svelte, de la hanche à l'épaule et de la taille aux pieds que chaussaient d'étroites sandales. Les bras nus, d'une grâce puérile, l'ovale pur du visage, les mains délicates, semblaient d'une statue d'ambre pâle, indice sûr de race princière ou sacerdotale. Elle passait pour la petite-fille du prêtre Ruslem, le dernier serviteur des dieux, presque exilés, dont ses aïeux, aux jours lointains de leur triomphe, avaient reflété la ~plendcur.

Elle se releva, recula d'un pas, les poignets croisés sur sa poitrine. Tous ses gestes, assouplis par l'habitude des mouvements rituels, se développaient en rythme grave, dans l'harmonie symbolique des attitudes.

Son genou toucha les dalles, ses bras s'arrondirent, les mains allongées, tendues vers la flamme. Son regard chercha le visage de marbre de la déesse, et ses lèvres frémi~santes l'invoquèrent par ses innombrables noms

« Soroé, Reine aux yeux calmes, Reine dont le retour est prédit, Splendeur des couchants, Douceur des soirs, Perle des profondeurs, Murmure des flots apaisés, Fraicheur des sources. » Elle l'invoquait pour son père Ruslem, pour ses compagnes, pour elle-même qui portait son nom, consacrée toute enfant à son culte, pour l'Atlantide en proie aux fléaux, pour la terre avide de rosée, pour tous les êtres.

« Soroé, Frisson des palmes, Rayon du matin, Lis de blancheur, Espoir des moissons, Très chaste, Très pure. n Les jeunes filles, ensemble, élevèrent la voix, mêlèrent leur appel

« 0 notre divine Sceur »

Des harpes préludèrent j des chœurs alternés dirent la gloire de la déesse, sa pitié des tristcs mortels, le choix du héros prédestiné, Argall, premier roi d'Atlantide, le glaive merveilleux, forgé, trempé par les mains divines, la lutte contre les fléaux, la victoire.

Une parole sereine résonna sous le portique. Le prêtre Rus-


lem sortait du temple, les rites intérieurs accomplis. Sa main droite traça dans l'air le signe liturgique des bénédictions pcndant que tombaient de ses lèvres les syllabes consacrées. C'était un haut vieillard aux cheveux d'argent, mais aux yeux vifs, dont le sourire paternel découvrait des dents de jeune homme. Une simple agrafe d'or retenait à son épaule les longs plis de son manteau blanc. Il se tut; les fronts courbés se redressèrent. C'était la fin du service matinal. Les fidèles se dispersaient. Quelques-uns, avant de s'éloigner, venaient saluer le vieillard. La vierge Soroé s'approcha, fléchit le genou, voulut lui baiser la main mais il la r eleva doucement

Non, non, ma fille Les dieux seuls doivent recevoir un tel hommage de toi. ))

Elle le regarda, un peu surprise. Cet hommage, tout filial, elle le lui rendait chaque jour. N'était-il pas le prêtre et l'aïeul, son unique protecteur ici-bas? Toutes ses compagnes l'honoraient de même, heureuses de l'approcher ainsi. Si quelque chose la distinguait d'elles, c'était le sang qu'elle tenait de lui, ce sang pur qui battait dans sa poitrine. Et voilà que, dans son accent à lui, l'aïeul et le prêtre, elle avait senti, mêlé d'une tendresse profonde, presque du respect.

Une question monta à ses lèvres; mais l'écho dans sa pensée lui en parut si étrange qu'elle se tut, confuse et les joues en feu. Le prêtre se penclia, la baisa au front

« Va, ma fille Bientôt peut-être j'aurai à te dire. Il n'est pas temps encore. »

Visiblement il hésitait; mais un pas sonna sur les dalles. Un homme s'approchait, d'une allure rapide et décidée. C'était un guerrier dans la force de l'âge, vêtu comme les Atlantes de haute caste d'une tunique de fine laine et d'une large écharpe de soie soutenant le glaive à poignée de bronze. Une toque de plumes tressées couvrait ses épais cheveux noirs. Les artisans d'Atlantis excellaient à tirer de la dépouille des oiseaux des tissus imperméables, d'une incroyable légèreté. Sa main s'appuyait sur une javeline dont la pointe brillait comme ses yeux, ombragés de sourcils rudes. Sonteint cuivré démentait un peu la richesse de ses vêtements, dénonçait en ses origines quelque mélange de sang inférieur. Cependant, son regard assuré et toutes ses attitudes décelaient une fierté presque royale et l'habitude du commandement.

Rusleml'avait à peine aperçu qu'il marcha vivement à sa rencontre. Le guerrier, arrêté à distance respectueuse, fit mine de fléchir le


genou. Le prêtre ne lui en laissa pas le temps, le releva du geste en s'inclinant. Ce fut comme un assaut bref de courtoisie entre deux adversaires dignes l'un de l'autre, et rapprochés par une réciproquc estime.

« Salut, noble Illaz » dit le prêtre « Les signes étaient favorables ce matin c'est ta venue qu'ils annonçaient. » Le jeune homme l'avait laissé parler le premier, d'un air de déférence mais il se hâta de répondre

« Salut, vénérable Ruslem Tes signes auront, en effet, brillé pour moi si tu daignes m'accueillir avec bienveillance. » Ils avaient longé le temple, descendu quelques marches. Une voûte s'offrait à eux, largement ouverte aux brises de mer, meublée d'une table et d'un banc de marbre couvert de nattes. Déjà, sur un signe de Ruslem, Soroé s'était éloignée, revenait avec un esclave portant une corbeille de fruits, des pains, quelques flacons d'argent ciselé, de l'eau fralclie dans une jarre de terre poreuse. Elle-même étendit sur le marbre une fine étoffe d'aspect soyeux, éclatante de blancheur, disposa les mets, des fleurs, renvoya l'esclave d'un geste.

Une ombre de mécontentement passa sur le front du vieillard. Mais toute réflexion traduite en paroles eùt été inconvenante en présence d'un hôte. D'ailleurs, la jeune fille n'avait rien fait qu'il ne lui eût lui-même enseigné les devoirs de l'hospitalité s'imposent même aux mains royales, car l'étranger est l'envoyé des dieux.

Les deux hommes goûtèrent le pain, mouillèrent leurs lèvres. Le voyageur remercia courtoisement la jeune fille. Elle s'inclina en ruugissant un peu, s'assura d'un regard que rien ne manquait.

« Va, » dit Ruslem. « J'appellerai Tang-Kor, s'il le faut. » Elle s'éloig-na; le voyageur la suivit des yeux

«Les dieux t'ont béni dans ta fille, vénérable Ruslem Jamais plus noble vierge n'a fleuri de sa présence la demeure paternelle. Trois fois heureux l'époux que ta prudence saura lui choisir! a choisi déjà, peut-être?.. »

Les derniers mots furent jetés légèrement comme une interrogation discrète qui, d'avance, accepte de rester sans réponse mais un pli du front, le frémissement des narines trahirent chez l'Atlante lïntérêt qu'il- voulait cacher. Le prètre remercia, simplemcnt impénétrable

« Les dieux ne peuvent vouloir que le bien. De l'homme seul vient le mal. Soumettons-nous aux Volontés célestes.


Toujours et en tout? »

Une flamme courte brilla sous les paupières du vieillard. L'autre reprit

« Tu ne veux pas, tu n'oses pas me répondre Ces voûtes sont discrètes, pourtant, et les pires ennemis d'Illaz ne le soupçonneraient pas de trahir, après les avoir sollicitées, les confidences de son hôte » »

Le prêtre écarta d'un geste foutrageante supposition. L'Atlante, à demi sonlevé, se rassit, rassembla ses membres nerveux, respira lentement, cherchant le calme avec effort

« Excuse ma vivacité, noble Ruslem. J'ai beau vouloir me contenü·, le sang de ma mère bouillonne en moi par moments, et je gardé un cœur d'esclave pour ressentir les injures des opprimés, mes frères. »

Toute l'Atlantide savait la naissance d'Illaz. Son père, le plus illustre chef de la caste guerrière, avait épousé une affranchie. L'héritage d'un rang presque souverain, d'immenses domaines, les trésors amoncelés n'effaçaient pas la tare originelle. Mais, loin de la dissimuler, il affectait d'en tirer gloire, soit que son orgueil se plût à braver les envieux dédains de ses égaux, soit qu'il voulût se ménager dans les classes inférieures une popularité d'ambitieux.

Il y eut un silence.

« Que faire? » murmura enfin le prêtre, comme malgré lui. « L'épreuve est longue. Elle finira cependant.

Le crois-tu ?

La promesse des oracles est formelle.

Combien de fidèles partagent encore tes espérances ? Combien de temples restent ouverts à ton culte? »

Le vieillard soupira. Les temples de l'ancienne foi tombaient en ruines par toute l'Atlantide. Ce n'était pas qu'il fùt interdit de s'y rassembler, d'y rendre hommage aux dieux de lumière, d'y célébrer leurs mystères de reconnaissance et d'amour. La mémoire d'Argall et de Soroé restait chère au cœur des Atlantes. L'espoir de leur retour ne s'éteignait pas tout à fait; mais il devenait chaque jour plus lointain, plus illusoire.

Cependant, les dieux cruels s'imposaient, manifestaient leur formidable puissance. Le moindre oubli, le plus involontaire manquement déchainaient les fléaux pestes, ouragans, convulsions du sol, qui décimaient les villages, ruinaient et aflamaient des provinces entières. Les plus riches offrandes parvenaient mal à les apaiser.


« Il y a des siècles », reprit Illaz, « que le glaive d'Argall est perdu, sa race éteinte. Une femme règne sur les Atlantes. L'Or et le Fer sont les vrais dieux, les seuls dont la protection semble efficace, quand ils daignent l'accorder, tu sais à quel prix! ) »

Une exclamation d'horreur fut la réponse du prêtre. Le guer, rier reprit avec une sombre amertume

« L'or et le fer affluent toujours. Il en faut pour les glaives et les charrues, pour les palais et pour les temples. Jamais nos mines n'ont été plus productives, nos champs plus féconds, l'Atlantide plus riche. La reine m'a reçu hier dans sa nouvelle demeure, au milieu de ses prêtres et de ses guerriers, de ses bouffons et de ses eunuqlies. Les tentures de soie ruisselaient de pierreries. Le dernier soldat se serait cru déshonoré d'échanger ses armes contre les miennes. »

Un rire de mépris découvrit la blancheur de ses dents. Sa voix plus âpre gronda dans sa gorge

« Je venais demander grâce pour les mineurs du nord, autre" fois serfs de mon père, que j'ai affranchis, et dont le tribut a été doublé récemment, alors que les filons appauvris se dérobent, s'effondrent au ruissellement des sources. Le fisc vend leurs champs qu'ils n'ont plus le temps de cultiver, leurs cabanes qu'ils ne réparent plus. Puis, au premier retard, la chaîne et le fouet Chaque soir, il en reste quelques-uns dans les galeries, trop épuisés pour remonter au jour. C'est de la besogne de moins pour les fossoyeurs

Les malheureux Et qu'a répondu la reine ?

Elle m'a renvoyé au Chef des travaux souterrains, qui m'a assuré de toute sa sollicitude. Cela veut dire, je pense, qu'on remplacera les morts. Ne faut-il pas de for et du fer? Les laboureurs, du moins, vivent et meurent sous le ciel 1 A moins qu'on ait besoin d'eux aux carrières. Mais on leur prend plutôt leurs fils, quand ils sontbienfaits et robustes. Quant à leurs filles, les plus jolies sont attachées au service des temples, où on leur apprend, de gré ou de force, à devenir l'ornement des cérémonies et les délices des jeunes guerriers. Ces hontes cesseront un jour je veux le croire mais ne tenterons-nous rien pour hâter la délivrance ?

S'il ne fallait que donner ma vie Que peut un vieillard ?. J'ai parlé à la reine. Elle m'a écouté av ec déférence Et tu n'as rien obtenu ?

Elle a ses conseillers les prêtres de l'Or et du Fer 1

TOME XXVII.


Le Fer est un dieu puissant mon père m'a appris à le servir. ailleurs que dans les temples.

Une révolte?.

Nos mineurs ne demandent qu'un chef. Ce sont des hommes, quand on les nourrit; et nos bûcherons sauraient employer leurs haches autrement qu'à couper du bois pour les forges. -La victoire n'en serait pas moins incertaine. et de quels flots de sang faudrait-il l'acheter

Le sang ruisselle sur les autels, chaque jour, par toute l'Atlantide. Qu'importe un sacrifice de plus? Celui-là, du moins, serait le dernier. Ne m'as-tu pas annoncé des présages favorables `~

Un sauveur nous est promis un héros sans crainte ni blâme. Le glaive d'Argall flamboiera dans sa main. Les fléaux, domptés, reculeront. Il viendra

Qui te dit qu'il n'est pas venu? Si tu voulais, le glaive d'Argall n'est pas si bien perdu que tu ne puisses le retrou-ver, peut-être 1 »

Le vieillard, cette fois, tressaillit. Une rougeur brève, un mouvement aussitôt réprimé trahirent une émotion profonde chez un sage si maUre de lui. Le chef atlante se hâta de l'interpréter au gré de ses désirs

« Je ne te demande pas tes secrets. Sans doute, quand tu saurais où prendre l'arme divine, me ugerais-tu trop indigne de la tirer du fourreau. Je ne suis qu'un homme. »

Le prêtre déjà s'était ressaisi. Sa réponse voulut ménager l'orgueil du conspirateur, sans satisfaire sa curiosité « Le sang d'un héros coule dans tes veines, noble Illaz. Plùt aux dieux qu'il fût en mon pouvoir de te remettre le merveilleux Glaive. L'Atlantide, j'en suis sûr, reverrait les jours d'Argall.

Qui nous empêche de les retrouver? Un mot de toi m'assurerait le concours des fidèles de l'ancien culte. Ils sont des milliers. encore au premier engagement heureux, tout le peuple les suivrait. Que pourraient alors contre nous les serviteurs de fOr et du Fer?

Plus d'un audacieux s'est déjà levé contre l'infâme pouvoir qui nous écr ase la victoire a même paru couronner de généreux efforts. Hélas 1 ce furent des triomphes sans lendemains 1 Parce qu'on n'avait pas préparé ces lendemains les vainqueurs d'un jour n'avaient songé qu'à eux-mêmes et le peuple, oublié par eux, les délaissait à l'heure des vraies difficultés. Ce


n'est rien, je le sais, de chasser de son palais une reine, fût-elle, comme notre Yerra, la plus redoutable des magiciennes, de jeter hors de leurs temples les idoles sanglantes et leurs prêtres hideux

Que voudrais-tu donc ?.

Rendre à chacun sa part légitime au peuple délivré, la terre qu'il féconde aux dieux cléments, leurs autels purifiés; aux sages tels que toi, le gouvernement de la chose publique et pour assurer l'édifice, à défaut d'un nouvel Argall, je mettrais sur le trône une autre Soroé, jeune et belle comme sa divine soeur, ta fille, en un mot, dont la main serait alors ma récompense. Pardonne à ma hardiesse, vénérable Ruslem Mon ambition est grande, sans doute mais tu devais connaitre toute ma pensée, et peut-être le souvenir de mon père t'empêchera-t-il de trouver offensante fexpression de mon vœu le plus cher. »

Le chef atlante avait prononcé ces dernières paroles, debout, la tête rejetée en arrière. De quelques sentiments que son éloquence fùt nourrie, orgueil, ambition, vanité blessée, soif de domination et de revanche, une ardeur sincère s'en dégageait, l'aspiration d'une âme forte où la beauté entrevue de la jeune fille venait d'éveiller, comme d'un trait de foudre, la flamme impérieuse du désir.

L'esprit pénétrant du prêtre ne pouvait s'y tromper; si périlleuse que fùt l'aventure proposée, les perspectives offertes à sa propre ambition, à son zèle religieux et patriotique répondaient de telle sorte à ses plus chères espérances, la demande d'Illaz coïncidait si étrangement avec certains faits connus de lui seul et qui n'étaient pas loin d'impliqucr, à ses yeux, une intervention divine, la personne, enfin, du jeune Atlante se présentait en ce moment sous un aspect si favorable, qu'il hésita presque à nc pas saisir l'occasion l'irrévocable consentement trembla une seconde sur ses lèvres mais cette seconde suffit à la réflexion.

Il résolut de réser ver encore l'avenir

« Ta recherche sera l'orgueil de ma vieillesse, généreux fils du plus illustre de nos guerriers. J'admire la grandeur de tes desseins laisse-moi le temps de m'habituer à leur hardiesse. Soroé a seize ans à peine. Elle ne sait même pas rougir sous le regard des jeunes hommes. Toute sa vie fut vouée au culte de la céleste Protectrice dont elle porte le nom, et qui, je le crois fermement, présidera au choix de son époux. Permets-moi de


chercher au pied des autels, d'attendre, dans la solitude et la prière, l'inspiration qu'elle daignera m'envoyer. » Un pli profond de mécontentement rapprocha les sourcils du chef atlante

« Prends garde, dit-il, d'une voix railleuse, où tremblait une sourde menace, « prends garde que l'inspiration ne descende un peu tard. Nos mineurs n'ont pas ta sagesse, vénérable Ruslem 1 La patience peut leur manquer à la fin. Si les dieux de lumière tardent trop à les secourir, ils sont capables de s'aider eux-mêmes; et alors.

Alors ?

Ils pourraient bien rejeter pêle-mêle et rendre à l'oubli l'ancien culte avec le nouveau, les idoles de sang et les dieux d'amour. La légende d'Argall et de Soroé a bercé leur misère durant des siècles. Vidée peut leur venir enfin que ce n'est qu'une légende

Ne blasphème pas

Le ciel m'en préserve Mais je ne suis pas maître de leurs pensées et j'ai peur de ne pas l'être longtemps de leurs actes o L'Atlante, appuyant ces paroles d'un regard significatif, se leva, rajusta d'un coup d'épaule l'écharpe de soie tendue sur sa hanche par le poids du glaive. Tout son être respirait la force et l'audace. Le prêtre frémit, songeant aux bouleversements possibles. « Tu daigneras te rappelermes propositions, vénérable Ruslem? Dans quelques jours, si tu le permets, je chercherai de nouveau ta présence, et peut-être auras-tu trouvé une autre réponse.

Ta venue sera la joie de ma demeure. Ma réponse dépend des dieux. Crois-moi quand je te le dis mon plus cher désir est de te les voir favorables. u

Le front d'Illaz s'éclaircit. Le vieillard lui parut sincère sa prudence, sa dignité lui défendaient d'accueillir aux premiers mots une proposition si grave, aux conséquences incalculables. Dans quelques jours la réflexion, quelque insolence nouvelle du parti de l'Or et du Fer assureraient à l'ardent jeune homme une alliance précieuse et les joies de l'amour satisfait.

Ruslem le reconduisit jusqu'au parvis extérieur et regagna pensif sa simple demeure, enfouie sous les ombrages sacrés. Quelques instants à peine s'étaient écoulés quand un grattement discret se fit entendre à la porte et l'esclave Tang-Kor parut, une main au front, l'autre étendue en signe de respect. Son maître, d'un geste, l'interrogea.


« Ortiz, l'écuyer de la reine, en son nom demande à te parler. Ortiz ?.. Bien. j'y vais. »

Une allée s'ouvrait d'arbres immenses, plus hauts que les plus majestueux édifices. Des fougères au tronc élancé déployaient à leur ombre le gr êle éventail de leurs frondes vertes, légères à l'œil comme des plumes de cygnes géants. Une brise presque imperceptible les faisait se balancer à peine, d'une palpitation lente, comme ensommeillée. Des lianes couraient de branche en branche, fleuries de corolles étranges, aux formes fantasques d'insectes et de poissons, aux couleurs d'arc-en-ciel, aux parfums d'une pénétrante suavité. Des papillons énormes, de minuscules oiseaux assiégeaient leurs calices d'un bourdonnement avide, d'un chatoiement de vivantes pierreries.

L'écuyer de la reine attendait, debout, fépaule nonchalamment appuyée au fùt écailleux d'une fougère. Sa taille mince et souple, son teint bronzé à peine, la finesse de ses chevilles et de ses mains chargées de bagues révélaient au premier coup d'oeil le guerrier de race pure, d'origine irréprochable. Son vêtement rappelait celui d'Illaz mais un léger casque d'acier sur sa tête, un étroit bouclier retombant sur la hanche, une cotte de mailles à peine plus épaisse qu'un tissu ordinaire indiquaient l'officier en mission, prêt à faire exécuter, au besoin par la force, les ordres souverains dont il était le messager. Casque, bouclier, tunique et baudrier de soie étincelaient de broderies précieuses, de gemmes aux feux éblouissants. La poignée d'or de son glaive était ciselée comme un bijou de femme. Le fourreau en peau de squale, tout incrusté de métaux rares, s'attachait à l'échappe.. rayée aux couleurs royales, par une agrafe de rubis. Son attitude à l'approche de Ruslem offrit un admirable mélange de raideur militaire et d'insolence. Une politesse froide, plus impénétrable que son armure, fut le seul hommage qu'il daigna rendre à l'âge et au rang de son interlocuteur. Encore semblait-il plutôt l'adresser au mortel assez heureux pour avoir attiré, sous n'importe quel prétexte, l'attention momentanée de la souveraine et mérité l'honneur de sa visite.

Mais un demi siècle de sacerdoce et trente générations d'aïeux illustres faisaient du vieillard un adversaire peu accessible à l'intimidation. Sans paraître remarquer le salut bref et dégagé de l'envoyé royal, il arrêta sur ses lèvres l'énoncé de son message par un geste de bénédiction si paternel et si majestueux à la fois que le jeune homme sentit ses genoux fléchir et sa tête s'incliner malgré lui. Il sé demanda si les anciens dieux, près de


leur plus antique sanctuaire, ne conservaient pas un r este de puissance, dangereux encore à braver. Quelques syllabes rituelles, vestiges de l'idiome sacré des ancêtres, comprises aujourd'hui des seuls initiés, lui semblèrent une invocation magique, capable d'attirer sur lui tous les fléaux redoutés de l'Atlantide. De rapides alternatives de rougeur fugitive et de subite pâleur trahirent le frisson intime de son être. Le prêtr e, à qui pas un de ces symptômes n'avait échappé, mais trop fin pour abuser de son avantage, releva d'un signe son visiteur presque agenouillé et l'interrogea d'un ton de simplicité familière, empruntant à la dignité de sa première attitude l'apparence d'une inestimable faveur

« Que désire la reine ?

Ta présence au palais celle de la vierge Soroé, ta fille. Soroé ?. »

L'écuyer, moins ému, aurait deviné l'inquiétude del'aïeul mais devant l'ordre positif de la souveraine toute résistance était impossible; l'hésitation la plus légère eût accru le péril, s'il en existait un pour la jeune prêtresse. Déjà le char peint et doré, une escorte de guerriers choisis attendaient à la porte du temple. Ruslem, étouffant un soupir, appela Tang-Kor, lui donna les ordres nécessaires, et, quelques minutes plus tard, les coursiers de la reine l'emportaient avec Soroé vers le nouveau palais, de l'autre côté de la ville, sur une route demi-circulaire, bordée de magnifiques habitations aux murs de porphyre et de marbre, entourées de jardins et de parterres embaumés. Cette avenue, pavée de larges dalles de granit, contournait la ville et le port, franchissait une vallée peu profonde, creusée entre la colline du temple et les premières pentes du Bôl-Gho. A chaque pas, entre les maisons et les arbres, l' œil plongeait sur la cité populeuse étageant en amphithéâtre la blancheur rosée de ses toits en terrasses, l'éclat métallique de ses coupoles, la grâce aérienne de ses colonnades, de ses galeries ajourées, de ses frontons sculptés. A mi-chemin, sur une hauteur isolée, couronnée d'antiques murailles, se dressait l'ancien palais des rois, d'une splen.leur sévère, abandonné maintenant pour :de plus riantes demeures, et le temple colossal de l'Or et du Fer.

Sept degrés de marbre, d'onyx et de porphyre, nuancés des sept couleurs de _l'arc-en-ciel, s'élevaient du sol au péristyle, formé d'un triple rang de colonnes énormes, plus hautes que les plus hauts palmiers, et dont pas une n'avait sa pareille. Toutes les roches de l'Atlantide, du fond des mines à la moraine des glaciers, tous


les métaux, tous les alliages, jusqu'à des blocs de corail arrachés des profondeurs marines, avaient trouvé place dans la superposition de leurs assises gigantesques. Chacune représentait un des grands arbres du pays avec son port, son écorce, son feuillage, ses fleurs et ses fruits, ses lianes parasites, les animaux, hôtes habituels de ses branches et de ses racines, les hommes dont la vie se passait à son ombre, les héros ou les dieux dont quelque légende mêlait l'existence à la sienne. De la base au faite les bas-reliefs se tordaient en spirales, contournaient les chapiteaux, s'incrustaient dans les moulures, s'accrochaient aux saillies, fixaient en images éternelles les scènes de la vie journalière, les cortèges, les chasses, les combats, les supplices, les apothéoses, les amours, royales ou divines.

Des générations d'ouvriers et d'artistes s'étaient usées dans ce formidable labeur. Les uns avaient donné l'effort de leurs bras, d'autres l'adresse de leurs mains, la justesse de leur coup d'oeil, fétincelle de leur génie. Aucun n'avait signé, gravé son nom sur la pierre ou dans la mémoire des hommes. Un architecte inconnu, des dessinateurs anonymes avaicnt dressé les plans, communiqué les ordres du fond de l'impénétrablc retraite réservée aux prêtres du rang supérieur, tout près de là, de l'autre côté d'un ravin, sous lequel, disait-on, plongeaient, d'un édifice à l'autre, de mystérieuses galeries. Les r ois s'étaient succédé sur le trône, vidant leurs trésors, poussant sous le fouet, au pied de la colonnade, les troupeaux de captifs incessamment renouvelés. Et foeuvre n'était pas achevé. La forêt des chapiteaux ne supportait qu'une terrasse immense projetant jusqu'au-dessus du premier degré l'alignement rigidc de ses dalles prodigieuscs, parvis aérien du temple futur, s'il devait se dresser jamais dans cette région du vertige, entre ciel et terre, à la gloire de l'Or et du Fer.

En attendant, tout le cérémonial exotérique, le seul auquel le peuple fut admis, se déroulait au dehors, sur la vaste place dont le temple formait un côté. se dressait, entre deux colosses de métal, l'autel suprême du culte vainqueur, la pierre des sacrifices, une dalle d'obsidienne longue de sept coudées, large de deux, posée à plat, un peu inclinée, sur quatre prismes de basalte. Le dessus, légèrement concave, avait le poli d'un miroir. L'eau du ciel le mouillait à peine, tout de suite ruisselante sur la surface compacte, incapable d'en absorber une goutte. Une rigole étroite la dévcrsait dans un vase de cristal, OlI les prêtres voués à l'observation 'des astres la mesuraient chaque


jour, calculant l'importance des pluies et les irrigations nécessaires aux récoltes. Mais, au moment des sacrifices, qui n'avaient jamais lieu que par un temps serein, un énorme bassin d'argent remplaçait la buire transparente, et les impitoyables dieux se délectaient à l'odeur du sang.

Soroé, avec un frisson d'horreur et de dégoût se serra davantage contre Ruslem. Le vieillard, extérieurement impassible, se rappela les récentes paroles d'Illaz.

Pour le moment, l'immense place était déserte. De vagues formes humaines glissèr ent entre les colonnes du temple un chant triste et doux flotta, s'éteignit. Déjà le char, lancé sur une pente rapide, s'enfonçait dans le ravin, laissait à gauche le palais des prètres, vaste comme une ville, invisible derrière un double rideau de murs et de feuillage. Toute une cité l'entourait, d'édifices accessoires demeures des serviteurs et des acolytes, collèges pour les jeunes nobles, gynécées impénétrables comme des forteresses, oii les vierges choisies s'instruisaient au service des dieux. Plus loin, la route coupait à angle droit la maîtresse avenue d'Atlantis, la voie triomphale descendant à travers les faubourgs et les quartiers du centre, de plus en plus populeux, jusqu'au port encombré de navires. Là, pour la première fois, et quel que fùt le dédain de l'écuyer royal pour la foule vulgaire, le char dut ralentir son allure. Des files serrées de piétons, de cavaliers, de lourds attelages traînant touces sortes de véhicules, des chariots légers aux coursiers frémissants, deux courants inverses, aux iemous contrariés, de multitude occupaient de leur piétinement toute la largeur de la chaussée. Des escouades de soldats, des cortèges funèbres s'y frayaient péniblement un passage. Un instant, les sourcils froncés, la main brusquement appuyée au pommeau du glaive, l'officier impatient parut prêt à lancer ses guerriers, la pointe haute, sur la masse inconsciente et désarmée. Un geste d'etfroi, un regard suppliant de Soroé l'arrêtèrent. Alors, la saluant d'un sourire, il se plut à faire évoluer sort cheval avec tant d'adresse et d'à-propos qu'un sillon s'ouvrit, dont le conducteur du char profita, suivi de près par le reste de l'escorte. La grande voie franchie, le chemin se retrouva libre et le vent de leur course frappant la jeune fille au visage gonfla sa poitrine jusqu'à l'oppression.

Maintenant la route s'allongeait, toute droite, un peu montante, à travers des champs merveilleusement cultivés, d'opulentes prairies, des bouquets d'arbres aux essences variées. Toutes ces terres


appartenaient en propre à la reine. Par degrés la campagne prit l'aspect d'un parc magnifique, traversé d'allées rég'ulières, de sentiers ombreux, de ruisseaux murmurants dont la réunion formait une rivière assez large, au cours sinueux, revenant presque sur elle-même comme pour retarder le moment où ses ondes se mêleraient aux flots de l'Océan. Un pont fut franchi, des grilles. massives tournèrent sur leurs gonds de bronze; des commandements brefs, un cliquetis d'armes, l'éclair bleuâtre des glaives jaillis du fourreau saluèrent au vol le quadrige royal roulant avec un grondement de foudre dans un tourbillon de poussière blonde. Ce bruit des roues cerclées d'airain s'apaisa tout-à-coup, ne fut plus qu'un grincement assourdi sur le sable tamisé, aux reflets de poudre d'or et de corail. Des masses de verdure semblèrent s'écarter, obéissant à quelque formule magique, au devant des hôtes attendus. La façade du palais nouveau se dressa, coupant l'horizon du déploiement soudain de ses lignes légères, vaporeuse et presque irréelle de grâce et de splendeur.

C'était, entre deux tournants de la rivière, dont le flot rapide baignait ses deux flancs, une longue terrasse chargée d'un triple rang de galeries à jour, de vérandahs superposées, aux fines colonnettes de pierre dure, aux balustrades ventrues de bois précieux incr ustés de nacre et d'argent. Aucune régularité apparente mais une harmonie secrète des détails sans nombre, la sveltesse aiguë des coupoles, l'envolée vertigineuse des arceaux donnaient l'impression d'une demeure moins terrestre qu'aérienne, d'un caprice de reine ou de déesse, réalisé en une heure par quelque magique pouvoir, et destiné à s'évanouir comme un songe au premier souffle d'un caprice nouveau. A la réflexion, toutefois, une pensée profonde se révélait dans le choix du site, dans l'assiette inébl'anlable du soubassement, barrant de sa masse l'isthme étroit d'une presqu'He circulaire, dessinée par le fleuve en miniature qui l'entourait d'un infranchissable fossé. La face opposée, de toute la hauteur d'une falaise abrupte, dominait la mer, sans autre accès qu'un chemin en lacets surplombant une plage battue des vagues, où se creusait pourtant un petit port bien abrité. Ce palais sôuriant, ce séjour de délices oflrait toute la sécurité d'une citadelle. Une poignée de défenseurs résolus y pouvaient défier une armée.

Le char s'était arrêté devant une entrée latérale, au pied d'un perron de marbre blanc veiné de bleu pâle, couvert d'une tente de soie aux reflets de nacre, relevée par des torsades d'argent. La haute porte aux battants de santal s'ouvrait toute grande sur un


vestibule pavé de mosaïque, lambrissé d'émaux à l'éclat changeant d'opale tendre et d'aigue-marine, oii. quelques gardes, aussi richement vêtus qu'Ortiz lui-même, se taisaient d'un air méditatif ou causaient à voix contenue, comme des fidèles à l'entrée d'un sanctuaire. Malgré cet hommage rendu à la majesté royale, quelques gestes plus vifs, des rires étouftés indiquaient chez ces beaux cavaliers de tout autres pensées que n'en inspire aux âmes vertueuses la contemplation des divins mystères. La présence d'Ortiz, après le salut bref dû à son grade, n'aurait probablement pas sufii, et moins encore celle de Ruslem, à modifier leur attitude mais à l'apparition de Soroé, le silence succéda si brusquement au murmure des conversations, la convergence soudaine des regards fut si expressive que la jeune fille en reçut comme un choc et s'arrêta une seconde, les joues en feu et le sein palpitant, dans une pose délicieuse de pudeur naïve et de virginale confusion. Un signe imperceptible de son aïeul, le fier instinct de sa race la firent se raidir contre un sentiment de honte qu'elle ne s'expliquait même pas. Alors, hâtant un peu sa démarche, elle passa, les paupières baissées, mais la tête haute et les prunelles immobiles, aussi impassible en apparence qu'une jeune déesse traversant ineffieurée la vaine agitation des mortels.

Une porte intérieure s'ouvrit, se referma derrière elle. Les questions, les réponses, les exclamations louangeuses se croisèrent aussitôt

« Puissances du ciel, la jolie fille

Qui est-elle ?

D'où vient-elle ?

Un peu menue encore, mais élégante! 1

Je la prends telle quelle, si l'on veut me la donner. Tu ne serais pas à plaindre. Cette belle enfant est la plus

riche héritière de l'Atlantide.

Allons donc

N'as-tu pas reconnu le vieillard qui l'accompagne Rusleni, le prêtre des anciens dieux.

Eh bien ?

Ses ancètres ont servi les premiers descendants d'Argall, épousé, dit-on, quelques-unes de leurs filles. Et depuis, pas une mésalliance Tu n'as qu'à regarder la couleur de sa peau. C'est un cer tificat d'origine.

Sur parchemin 1

Qui te parle du vieux ?

Alors, je demande à l'examiner de près.


Peuh 1 race noble, mais race déchue sont leurs terres ? Demande à visiter les souterrains du vieux temple. Il y a là plus d'or que les scribes dc la trésorerie n'en sauraient peser en un an. Ruslem lui-même en~ ignore le compte.

Encore une vérification dontj'aimerais à me charger. Epouse la fille et succède au vieux. Nous irons te voir pontifier.

Comme prêtre ?

Et comme gendre l' »

L'entretien, engagé sur ce ton, éontinua par des plaisanteries de plus en plus libres, dont l'écho, heureusement, s'arrêtait au seuil des appartements intérieurs. Là régnait un profond silence, à peine interrompu, à l'ouverture de quelque porte, par un murmure lointain de voix harmonieuses, de harpes eflleurées, de jets d'eau égrenant leurs perles cristallines dans la sonorité des vasques. De larges éventails, humides de parfums, palpitaient lentement au plafond des salles, actionnés par des mains invisibles. Parfois, un eunuque difforme, couvert de soie et de pierreries, des fillettes à peine vêtues d'une écharpe transparente croisaient les visiteurs ou, se hâtant à leur approche, soulevaient devant eux les portières blasonnées aux couleurs royales, aurore et bleu pâle, ce bleu grisâtre que reflète l'acier la livrée de l'Or et du Fer. Enfin, au bout d'une galerie à jour, ouverte sur la mer et le frisson deviné des eaux courantes, deux esclaves armés se dressè..rent, croisant leurs piques sur une porte close. Un pagne étroit entourait leurs reins. Leurs jambes, leurs torses nus se dessinaient avec la couleur et la fermeté du bronze. Un poignard court, une hache en croissant, un bouclier carré pendaient à leur ceinture. Leurs cheveux crépus, tressés à plat sur le crâne avec des chaînettes de métal, valaient un casque à l'épreuve du glaive. Un grognement guttural jaillit de leurs bouches lippues, largement arrondies et hideusement vides entre leurs crocs blancs de car nassiers.

Ortiz, s'approchant, prononça quelques paroles à voix basse. Les muets s'écartèrent, relevant leurs piques les battants d'érable et de bois de rose s'entrebaillèrent comme d'eux-mêmes. Ruslem et Soroé, suivant leur guide, pénétrèrent dans une pièce d'étendue médiocre où cinq ou six jeunes filles, coquettement drapées d'étoffes légères, les cheveux flottants, les bras nus, assises ou nonclialamment étendues sur des nattes, se levèrent avec un bruissement d'écharpes, un cliquetis de bijoux, comme une bande d'oiseaux effarouchés. Deux harpes à seize cordes tendues sur un


cadre de cèdre, une flîite d'ivoire, une viole au long manche d'ébène monté sur une carapace de tortue, indiquaient la part prise par quatre d'entre elles au concert achevé ou interrompu. La cinquième, la tète rejetée en arrière et serrant à deux mains sa gorge pure, respirait lentement, d'un air de lassitude heureuse, les lèvres encore frémissantes de la chanson envolée. Toutes étaient belles, et leur teint à peine doré, la finesse des poignets et des chevilles, la svelte élégance des contours les affirmaient enfants de race noble, à jariJais séparées du troupeau des musiciennes vulgaires, consacrées dans leur gràce d'adolescentes, en attendant quelque alliance illustre, au service de la reine et des dieux.

Chanteuse et accompagnatrices, après une révérence profonde aux visiteurs et quelques ceillades souriantes il l'adresse particulière du bel écuyer, se groupèrent auprès d'une sorte de lit de repos, aux coussins de byssus, dont le siège et le dossier d'argent repoussé s'incurvaient en vague déferlante, à la crête couronnée d'écume. Pas une parole n'avait été dite. Tous les mouvements semblaient réglés d'avance comme dans les cérémonies sacrées. Ruslem, sans doute au courant de cette espèce de rituel, s'était arrêté à quelques pas, dans une pose d'attente tranquille. Soroé, frémissante encore d'émotion contenue, se pressait à son côté et, les lèvres doucement entr'ouvertes, s'efforçait de ralentir, sans paraitre y prendre garde, les battements précipités de S011 sein.

Ortiz, comme pris d'un scrupule, se rapprocha d'elle, et tout bas, de si près qu'elle sentit son souffie dans ses cheveux

« Vous savez comment vous devez saluer la reine ? » La jeune fille se tourna, surprise; elle allait l'interroger. Son geste la prévint, comme au bord d'un précipice, et plus bas encore, lui montrant les musiciennes

« Silence faites comme elles. exactement »

Elle demeura tremblante sous le regard impérieux de l'écuyer. Lui, cependant, s'était reculé d'un mouvement rapide, oblique, presque craintif et maintenant, immobile, la main gauche au pommeau du glaive, la droite relevée comme on salue les dieux, semblait changé en statue de l'obéissance. Soroé, suivant la direction de ses prunelles immuablement fixées au fond de la salle, aperçut une draperie de pourpre dont les plis s'écartaient lentement.

Une angoisse la saisit, inexprimable. Evidemment, quelqu'un


était là, sans doute la reine en personne, soulevant dé la main l'étoffe lourde.

Quoique ce geste deviné n'eût rien de menaçant, ni même d'inattendu, la jeune fille eut l'impression d'une présence hostile et formidable. Elle se sentit captive, sans défense, au fond de ce palais muet, à la merci d'un pouvoir sans limite, comme un passereau dans le filet de l'oiseleur.

Un bruit léger la fit tressaillir c'étaient les musiciennes qui s'agenouillaient, une main à terre, l'autre étendue au devant du front.

Prosternées, elles ne bougèrent plus. L'ondulation de la draperie avait cessé. L'ouverture, moins visible que devinée, ne laissait passer aucune lumière, entrevoir aucune forme. Le silence, de nouveau, régna.

Brusquement, la jeune filLe se sentit saisir par le bras un poids écrasant lui martela l'épaule des syllabes rudes sonnèrent à son oreille, à la fois vibrantes et contenues, frémissantes de colère, assourdies de terreur

« Malheureuse tu veux donc mourir 1 La reine 1 A genoux! A genoux, donc »

Pourpre de honte, glacée d'épouvante, elle résista d'instinct, s'arracha d'une secousse à l'étreiiite qui meurtrissait sa chair et révoltait sa fierté. Mais elle était à bout de force. Il lui sembla que l'air manquait autour d'elle, qu'un torrent furieux remportait, étouffant du grondement de ses eaux le cri prêt à jaillir de ses lèvres. Haletante, éperdue, à demi évanouie, elle tourna sur elle-même, vint s'abattre, avec un mouvement d'oiseau blessé, sur la poitrine de Ruslem. Les bras du vieillard, robustes encore, l'enveloppèrent d'une caresse presque maternelle, tandis que son regard indigné foudroyait sur place l'agresseur.

(A suivre).

Ch. LOMON et P.-B. GHEUSI.


LES PROFESSEURS

DE

VOlONTE(I)

Le docteur Liébeault, fondateur de l'école de Nancy, praticien éminent de la suggestion, à qui la science médicale doit une de ses méthodes de guérison les plus fécondes, le rival de Charcot, le maUre de Bernheim, vient de s'éteindre sans que les journaux lui aient accordé beaucoup plus qu'une note hâtive, à peine remarquée par le grand public. Voilà une flagrante injustice. Le professeur Liégeois a prononcé avec raison à propos de cette mort les mots de « deuil national ». Le savant qui vient de disparaitre était, en effet, un bienfaiteur de fhumanité la plus grande partie de sa longue et utile existence fut vouée à réconforter, à pacifier, à guérir. Sa modeste maison du faubourg SaintPierre, à Nancy, voyait affluer les plus brillantes gloires médicales, avides d'apprendre sa méthode, ainsi que d'innombrables malades, épaves de la vie, qui ne s'en allaient jamais, sans avoir été au moins régénér és et raffermis.

Ce thaumaturge était né le 16 septembre 1828, à Favières (Meurthe-et-Moselle). Content de peu, après avoir amassé un petit pécule en dix ans d'exercice médical, il se mit résolument à pra~ tiquer l'hypnotisme d'une façon désintéressée. Il soignait gratuitement, levé dès avant le jour et ne terminant ses tournées qu'à neuf heures du soir. Entre temps, il rédigea son livre capital Le sommeil provoqué et les é:als analogues, qui tout d'abord ne trouva point d'acheteurs. Accablé de sarcasmes, traité d'imposteur, il ne se laissa. ni émouvoir, ni décourager. Ses innombrables guérisons lui assurèrent un tardif triomphe que la légion d'honneur n'a point su récompenser.

(1) Les pages que nous publions ici et qui puisent leur actualité en la mort récente du regretté Docteur Liébeault, de Nancy, sont extraites du prochain livre de M. Jules Bois qui va paraître à la librairie Oliendorti, Le bliracfe Dloderne. Sous une forme animée, litté. raire, pittoresque, ce livre est une synthèse magistrale de tout ce merveilleux à qui la Science apporte progressivement la consécration de son verdict. Le Dfvracle dloderne de Jules Bois continue la séri~ d'œuvres psychologiques et descriptives brillamment commencées par les Petites Religions de Paris, continuée par le Satanisme el la blagie, le Monde Invisible, l'Au delû et les Forces Inconnues et qui forment déjà l'encyclopédie la plus émouvante et la mieux documentée sur ces problèmes qui passionneront toujours l'humanité.

1


Aujourd'hui la cure par le sommeil provoqué et la persuasion verbale, est pratiquée dans tous les pays. Non seulement elle parvient à guérir les névralgies, le lombago, les migraines, à insensibiliser sans danger les patients pour les opérations chirurgicales, à endiguer les convulsions, les fièVl'es, la dyspepsie, mais elle améliore les symptômes de maladies organiques, telles que l'ataxie, la tuberculose, la paralysie. Son action bienfaisante s'étend même jusqu'au caractère. La Suggestion, qui rend de semblables services, au lieu de paraitre, comme autrefois, un danger, peut venir en aide énergiquement à l'éducation Elle est moralisatrice et la société lui doit, ainsi qu'à son premier apôtre Liébeault, une attention respectueuse et reconnaissante. Le md2tre de Nancy est mort, mais sa méthode ne mourra point. Elle est même en train de devenir un des meilleurs agents de civilisation. Au lieu de maisons de correction, où les dégénérés et les impulsifs trouvent les uns chez les autres de funestes stimulations, nous aurions comme déjà en Hollande de calmes hôpitaux psychiques. Les plus dangereux penchants seraient rectifiés et peu à peu les individualités atrolées ou malfaisantes deviendraient des citoyens utiles et normaux. Au lieu d'admettre comme autrefois, selon un fatalisme barbare, des organismes damnés socialement, il est doux de songer due rien n'est à jamais perdu, même ici bas, qu'il existe un salact scienti,ftqrte.

L'hypnotisme rencontre une certaine prévention chez quelques savants et chez la plupart des profanes.

Les démonstrations théàtrales de la Salpêtrière avec ces hystéro-épileptiques l'ont propagé mais lui ont laissé une auréole d'effroi. La suggestion est sa soeur ou sa fille souriante. D'ailleurs il ne lui est pas absolument indispensable.

Le Dr Bernheim, par exemple, est tout près de nier l'hypnotisme. Que l'on dorme ou que l'on ne dorme pas, peu lqi importe(I). La suggestion seule existe pour lui. Il ne veut pratiquer que la suggestion. Je crois, par expérience, que la suggestion, en effet, peut-être excellente à l'état de veille mais pour certains malaises et quelques vices très profondément enracinés, quand la personnalité est en quelque sorte sans contrôle, l'état de sommeil hypnotique préalable peut devenir une sage précaution. Il rend inévi~ table la suggestion. Cependant le public a peur de l'hypnotisme et pour des raisons qui ne sont par les bonnes. Le cortège excentrique de Donato lui est resté dans l'œil. Le Dr Paul Farez a eu donc (1) Hypuotisnae, suggestion, psychoth~rapie.


l'idée d'utiliser le sommeil naturel, surtout pour les enfants. Certains enfants refusent de se laisser hypnotiser parfois, malgré leur bonne volonté, ils présentent trop de dispersion, trop de mobilité dans les idées pour que les pratiques hypnotiques aient prise sur eux. Parfois encore les parents manifestent des appréhensions invincibles.

Le Dr Paul Farez choisit dès lors l'heure paisible où de luimême l'enfant dort. Il lui parle et sait se faire écouter de lui en évitant de le réveiller. La technique est délicate, comme on peut aisément le prévoir. L'important est de trouver l'instant favorable à la persuasion, qui doit être dirigée à l'insu du petit malade, lorsqu'il est naturellement désarmé, malléable, réceptif. Plusieurs rapports sur cette nouvelle orthopédie mentale ont été lus au Congrès de l'Hypnotisme en 1900. Des médecins l'ont déjà employée avec succès elle effarouche moins que"le sommeil provoqué, car le traitement consiste en quelques paroles adressées à voix basse à un enfant pendant qu'il dort paisiblement dans son lit.

II

Il devait être donné à l'Amérique de pousser plus loin encore cette utilisation de la pensée et sa mise en pratique. Bien entendu, il s'agit cette fois d'hypothèses et d'essais aventureux. La science ol,thodoxe n'a rien ou peu à faire avec ceux dont je vais parler et leur méthode. Cependant, leur travail est trop intéressant pour qu'il ne trouve pas sa place en marge des guérisons par la pensée.

Ils semblent d'ailleurs s'appuyer sur cette affirmation hardie du Dr Liébeault qui, à propos des stoïciens et de leur doctrine la douleur n'est pas un mal a écrit « Ce n'est pas de leur part une fanfaronnade, c'est une vérité en ce sens que nier le mal, c'est réellement le détruire, puisque c'est cesser de l'alimenter » (i).

Je ne ferai que citer la « christian-science » et sa fondatrice Mrs Eddy, l'auteur désormais célèbre de Science et Santé. Depuis 1866, ce livre a eu 125 éditions, et comme l'exemplaire coûte .20 francs, on peut aisément en induire que l'auteur n'a pas dû s'appauvrir. Le principe fondamental de la « eliristian-science » n'est pas aussi ridicule qu'il le parait dans les phrases solennelles et comminatoires de l'illustre fanatique. Ses sectateurs, innombrables en Amérique, en Angleterre et même à Paris, pensent que (1) Thérapeutique suggestive, p. 23.


la négation de la maladie et la pensée de la guérison suffisent pour donner et garder la santé Il y là, confusément et parmi de monstrueuses erretit-s physiologiques, une vérité que l'on aurait tort de perdre de vue l'organisme, même affaibli, même en danger, n'en dépend pas moins de cette force mystérieuse et profonde qui, en nous, est en même temps la racine de la pensée, de la décision, de l'amour, de la foi. On peut la supposer une émanation, une indivi<iualisation de cette énorme et formidable volonté de vivre qui soutient tout l'univers. Le courage pour souffrir des maladies inguérissables prolonge sûrement la vie. Dans les maladies nerveuses que l'on appelait autrefois « irnaginaires » (1), la foi au médecin et le désir de se bien porter suffisent le plus souvent pour rétablir l'cegrotant. L'espoir n'est pas un vain mot; c'est une nourriture positive. M. Jean Finot écrivit dans la Philosophie de la Longéoilé (2) que l'idée de la mor t on a le tort de l'accepter à partir d'un certain âge donne une vieillesse plus l'RPldement caduque et hâte l'arrivée des derniers instants. A mon sens, il a vu jnste il a formulé un des principes de la « Thought healing ».

Je ne dissimulerai pas ma très vive sympathie pour les tentatives naissantes de la « Thought hcaling )), Je baptise de la sorte la « guérison par la pensée n, parce que déjà, depuis un article célèbre de Charcot, on parle couramment de la « Faith healinr~ » (la foi qui guérit).

Tout ce qui nous fait espérer davantage, nous arrache à la routine, augmente le sentiment de nos capacités, doit ï;tre encouragé au plus haut point. Je suis persuadé que l'Europe et la France spécialement, qui ont regardé jusqu'ici avec dédain cette campagne idéalistique de la jeune Amérique, feront mieux que de s'y intéresser elles lui donneront sa forme réellement positive et créeront une méthode claire et pratique, susceptible de faire exprimer à la « Thought healing ce qu'elle contient d'heureux et de substantiel. On continue dans les milieux officiels de traiter Paracelse, Van Helmont et Mesmer de charlatans, tandis que Charcot ou Pasteur, qui n'eurent cependant qu'à clarifier leurs brumeuses et géniales trouvailles, sont salués, eux, comme des messies scientifiques. Je doute que nos instituts et nos académies prennent jamais au sérieux malgré leur mérite Mrs Baker Eddy, Mrs Ursula N. Gestefeld, l'ingénieux et idéaliste C. B. Patterson, (1) Argan est nn type parfait du neUl'asthéniqné.

(2) Chez Schleicher Frères, éditeurs, 15, rue des Saints. Pères.

TOME XXVll. [4


fondateur de la Bibliothèqice de la saraté « The library of health », M. Prentice Muhlford, qai mourut sur son propre yacht pour la cause de la méditation, et même ce si raisonnable et si industrieux Henry «TOOd qui donne à ses procédés une publicité courageuse. .Parmi ceux qui ont proposé un idéal acceptable de cure mentale, il faut citer en première ligne C. B. Patterson de New-York. J'eus l'occasion de causer avec lui à Londres où il faisait une promenade pastorale. Ce guérisseur par télépathie est aussi un philosophe et un homme d'esprit. Il me fit avec vigueur le procès de l'hypnotisme. Hélas r ien n'est parfait. L'hypnotisme non plus. « Vous savez bien, me dit-il, et votre science européenne et française, Charcot et le Dr Babinsky en tète, est la première à la reconnaître, hypnotiser quelqu'un, c'est le rendre silrement hystérique, ou du moins provoquer en lui l'hystérie qui y sommeillait. Un homme hypnotisé n'est plus autonome, c'est un organisme déchu et détraqué. Les guél'isons hypnotiques sont réelles parce qu'elles mettent en jeu cette force de la pensée dont nous nous servons aussi mais elles sont brèves et suivies de graves rechutes, parce que leur influcnce est restée artificielle c'est une greffe que la plan le psychique n'a pas longtemps supportée. La synthèse mentale, en revanche, l'unité du moi a été irréparablement entamée, le lien de la personnalité déchiré. Tout au plus si l'hypnotisme, ce procédé violent que l'on pourrait appeler la « chir¡lrgie psychique », est applicable à des cas extrêmes et encore nous croyons, nous autres, que la conscience, c'est-à-dire « le divin en nous », n'a jamais entièrement disparu. Pour éviter la paresse de la volonté et profiter de la suggestion acquise, il faut soi-mème avoir fait l'effort, avoir tiré de soi-même le remède ».

Naturellement je donne un corps et une formule à ces critiques beaucoup plus vagues chez M. Patterson qui est un mystique. Je ne discutai pas avec lui les mérites du nouvel hypnotisme qui a prévu certaines de ses critiques, par exemple, l'abolition de la conscience que l'on s'exerce au contraire à restituer. Je me contentai d'insinuer

Mais, si la force de vouloir par nous-même nous manque? Je m'attendais à votre objection, me répondit gravement M. Patterson et voilà où notre rôle commence. Au lieu de réduire nos malades à l'état de passivité absolue, comme le fontles hypnotiseurs, nous leur demandons seulement de se recueillir et de s'entendre avec nous, pour établit' un courant de sympathie et


fixer des heures nous penserons ensemble. Je ne dois pas vous le cacher nous croyons que l'intelligence de chacun a sa source dans une intelligence universelle l'espace n'existe pas pour les' âmes la pensée est, et opère là où elle veut se diriger. Ces courants réguliers et constants, établis entre le professeur de volonté et son élève, ne sauraient jamais être malfaisants et ils apportei.t t aux nerfs affaiblis, à l'âme défaillante, un réconfort que rien, aucun remède physique surtout, ne saurait remplacer. » Je quiltai Itl. Pattersôn avec la persuasion que je venais de découvrir une profession nouvelle à laquelle Jérôme Paturot n'eÙt jamais pensé. Cependant elle n'est point méprisable, car elle demande une certaine philosophie, de la confiance en !'¡oi, et la croyance en quelques gl'amls principes sur lesquels la plupart d'entre nous hésitent encore. Ensuite, et en Amérique plus qu'ailleurs, ce détail est important, elle rapporte de quoi nourrir son homme. Comme il me vint à l'esprit de demander au factotum de M. Patterson qui me raccompagnait combien le « professeur de volonté » réclamait pour ses soins, il me réponditsans sourciller: « Cinq cents fraucs, Monsieur »

Ce chifFre me fit réfléchir tandis que je me replongeai dans le brouillard des rues de Londres. La somme est un peu forte, peut-être mais elle doit faire corps av ec la suggestion. Quand la télépathie revient à ce prix, un malade, surtout s'il est économe, ne saurait se décider à ne pas guérir,

M. Patterson pratique en somme un hypnotisme innocent et lointain. M. Henry \Vood nous apprend l'auto-suggestion pure. Elle peut remplacer la prière pour ceux qui ne croyant pas ont cependant besoin de quelque chose de supérieur qui les entraîne et qui les console. Quant à ceux qui restent attachés à une religion particulière, ils trouveront en l'auto-suggestion une alliée, non un obstacle au rituel de leur foi car ils savent qu'il ne suilit pas de prier pour être amélioré. Toute Divinité exige de ses fervents un el~ort de tous les jours pour réagir contre les tentations. III

C'est par la pensée et sur la pensée que l'auto-suggestion doit agir. L'instrument et l'objet sur lequel cet instrument s'exerce sont les mêmes. Nous devenons tels que nous vivons mentalement, affirment les partisans de cette méthode et ils ajoutent: « Dis-moi ce que tu pense~ et je te dirai qui tu es ». Cette formule est plus profonde qu'on ne le croit tout d'abord. Nous avons l'habitude de juger les hommes d'après leurs actes, mais tout acte est


déterminé par une foule de causes, non issues de celui qui agit. Nos pensées, au contraire, sont tout à fait nous-mêmes. Celui qui verrait nos pensées nous verrait tels que nous sommes et non point tels que nous apparaissons. Shakespeare a dit « Nous sommes de la même étoffe que nos rêves. Et nos rêves ne sont pourtant que les enfants incohérents de nos impressions et nos pensées.

Dans l'étude de ces phénomènes clairs-obscurs se cache beaucoup plus souvent que dans les circonstances extérieures, la clef de notre bonheur et de notre malheur. En n~us-mêmes se trouvent mélangés nos meilleurs amis et nos pires ennemis, qui, les uns et les autres, sont nos propres pensées. Dans nos chambres mentales il n'y a pas seulement des locataires honorables et de bonne compagnie, mais aussi des visiteurs étranges, des trouble-fètes, toute la série des craintes indéfinissables, des visions, des remords, des impressions troubles et morbides ils passent, sur ce théâtre intérieur qu'est le cerveau, comme des fantômes dans les maisons hantées. Les plus forts ont connu ces étrangers malfaisants et envahisseurs. Flaubert, dans sa correspondance, nous a laissé le témoignage de sa lutte avec ces ombres, duel que tous les poètes antiques ont représenté allégoriquement. En 1857 il écrit à Mademoiselle Leroyer de Chantepie « J'ai souvent senti la folie me venir. C'est dans ma pauvre cervelle un tourbillon d'idées et d'images, où il me semblait que ma conscience. que mon moi sombrait comme un vaisseau sous la tempète. Mais je me cramponnais à ma raison, elle dominait tout, quoique assiégée et battue. En d'autres fois, je tâchais par l'imagination de me donner facticement ces horribles souffrances. J'ai joué avec la démence et le fantastique comme Mithridate avec le poison. »

Flaubert avait donc expérimenté la cure et l'empoisonnement mental. Il aurait été certainement intéressé par les petites images évocatrices d'idées qu'a fabriquées M. Henry Wood. C'est le plus ingénieux de ces professeurs de la pensée qui souvent ne veulent pas livrer « leur truc» dans son ensemble et à tous, parce que, sans doute, ils ont plus de profit à le vendre fragmentairement à chacun en particulier.

Avant d'expliquer le procédé des « cures idéales », quelques commentaires préliminaires sont attendus

Je me rappelle avoir lu, dans les Annales des sciences psychiqtces> une observation médicale très pittoresque qui, relatée dans la Reai~e des Reotes, frappa Francisque Sarcey. C'était intitulé à


peu près « Lourdes chez soi. » Il s'agissait d'une malade trop affectée pour pouvoir faire un voyage jusqu'aux Pyrénées. Ce voyage fut remplacé par une série de suggestions habiles la construction, dans son parc, d'une grotte semblable à « la grotte miraculeuse », et la convocation des paysans, des environs, pour simuler les processions de Lourdes. Ainsi on sut si bien persuader la malade, qu'elle se crut effectivement dans la ville de Bernadette et guérit brusquement.

Avec NI. Wood, ce n'est plus Lourdes chez soi, mais, dans sa poche. Un petit livre suffit pour nous guérir. Oh le bon grimoire Sur la page de gauche vingt-cinq lignes à peu près de méditation. La page de droite forme une sorte de tableau, dans un léger encadrement, comme pour empêcher la pensée de s'éparpiller en caractères longs et gras les trois ou quatre mots de la formule idéale que, selon la parole du maitre, il faut « absorber » Voici les recommandations que j'ai traduites textuellement de l'anglais « Retirez-vous chaque jour dans un appartement tranquille et demeurez seul dans le silence. 20 Prenez la position la plus reposante possible, dans un fauteuil commode par exemple; respirez profondément et plutôt rapidement pendant quelques minutes, puis laissez se détendre votre corps, car, par analogie, il rendra votre esprit plus facilement passif et réceptif. 3o Fermez la porte de vos pensées au monde extérieur et aussi écartez toute sensation physique et toute idée d'imperfection. 40 Appliquez votre esprit à la méditation qui est sur le côté gauche de la'page et, par une lecture attentive et répétée, absorbez la vérité qu'elle contient. Ensuite placez à une distance convenable des yeux de la suggestion qui est sur la page droite et fixez-la pendant dix à vingt minutes. Vous ne devez regarder autre part que lorsque vous vous êtes donné pleinement à cette idée, et si elle remplit toute votre conscience. So Fermez les yeux pendant vingt ou trente minutes au plus gardez devant l'œil de l'esprit la formule suggestive, afin quelle pénètre tout votre organisme. 60 Appelez-la dans le champ de la raison mentale à chaque heure de veille pendant la nuit. Si les désordres à combattre sont chroniques et tenaces, il ne faut pas se décourager de la lenteur du progrès, ni quand il y a des hauts et des bas. Absorbez les formules idéales avec constance tant qu'il en est besoin. La cure n'est pas magique et instantanée, mais se développe et croit selon les lois naturelles. Les formules « idéales ») se réaliseront en leur temps.

Nota. Quand le pouvoir de « focaliser l'esprit sur les idées


est développée (quelques semaines suffisent pour cela), l'usage des textes visibles ne sera plus nécessaire. Ils servent pour l'éducation de la faculté de concentration. »

Il est seulement regrettable que les ang'lo-saxons ne puissent séparer la psychologie du mysticisme protestant. Le Dieu de l'Ancien Testament avec ses maximes extraites des psaumes ou bien des afiirmations comme « guérir est biblique (healing is biblical), je le veux sois pur (I. will be thou clean), je suis l'enfant de Dieu (1 am god's child), laisserait complètement indifférent ou même dégoûterait vite un malade un peu positif.

IV

Quelle est la base scientifique de ses curieux exercices? La voici, telle du moins qu'elle nous est donnée par ces praticiens méthaphysiques. Je la recueille à la fois dans le Tlze Metaplzp~icczl Magazine de New-York et dans la substantielle étude du professeur P. Braun, Le Nounel Enseignenzent métapla~sique et son application pratique, paru en Allemagne dans le Métaphysische Rundschau.

M. Paul Tyner assure qu'en dernière analyse le corps humain est composé d'oxygène et d'azote, combinés à l'état normal selon des proportions déterminées. S'il y a augmentation d'azote ou diminution d'oxygène, le déséquilibre commence et il peut en résulter la maladie ou même la mort. Non seulement les proportions d'azote et d'oxygène fixent l'état physique, mais ils déterminent l'état psychique, c'est-à-dire le caractère et l'état d'âme. Or (ceci est encore à démontrer), chaque bonne pensée augmenterait la quantité d'oxygène, et affinerait le corps, tandis que la pensée « mauvaise augmenterait l'azote et nuirait ainsi à l'organisme. Par « bonne » pensée, on entend en la circonstance toute pensée affirmative, dilatante et évoquant des impressions de bienveillance et de bonheur la pensée « mauvaise », au contraire, comprend toutes les idées de tristesse et de découragement, de colère de haine, de doute, tout ce qui nous déprime et nous diminue. Ces bonnes gens oublient que les cogitations dites par eux mauvaises, sont souvent, étant donné la triste nature humaine, les plus excitantes et les plus dynamo-génique, ainsi, est-ce le dépit, l'envie, la colère, le désir de revanche, qui réveillent le mieux l'énergie et suscitent parfois les plus heureuses impulsions. Hélas, tout novateur est un iconoclaste. Il faut surveiller les' mouvements de celui qui apporte dans le panthéon humain un dieu nouveau. Si on le laissait faire, il ne se contenterait pas de


nous apporter son présent, il voudrait détruire toutes les grandioses et utiles acquisitions du passé 1 Ces psycho-thérapeutes américains tonnent contre les docteurs en médecine qui, d'ailleurs, s'obstinent à ne leur rendre aucune justice. Il ne faudrait pas pousser trop loin Mrs Baker Eddy, la fondatrice de « Christian science », elle en viendrait à nous avouer qu'elle doute non seulement de l'efficacité des pilules, mais de la réalité des poumons 1 « Les traités d'anatomie, de physiologie, d'hygiène, écrit-elle, sont les causes génératrices de la souffrance et de la maladie. » Il y a pourtant, sous cette énormité insensée, un grain de bon sens, c'est, qu'en effet, pour les ignorants dont les imaginations se « frappent ce n'est pas un petit danger que de s'initier incomplètement d'ailleurs à la description des maladies. M. C. B. Patterson a une sérénité exquise dans ses ostracismes. « Les gens à préjugés, à intelligences bornées auront des cors aux pieds, des oignons et autres infirmités n. Et il ajoute, gravement « J'ai connu un homme dont l'esprit était tellement étroit, que ses pieds étaient remplis de cors », « Tout est bon, dit un autre, la matière n'est rien, l'âme d'une chose, arbre, ou homme, est cette chose ».

Le Dr Loyd-Tuckey, de Londres, cite le cas d'un homme, à qui mal en prit il ne pas croire à l'existence de son corps. Quoiqu'il ressentit des douleurs dans l'abdomen et un malaise général, n il fit avec un ami scientiste une excursion à bicyclette. Il tomba épuisé au retour. On découvrit qu'il avait une péritonite et que l'exercice violent l'avait aggravée. Il ne recouvra la santé qu'après une longue et pénible maladie. Un autre oracle de l'école, un certain Dr Magendie, qui habite, parait-il, Paris, et n'est connu qu'en Amérique, ne se gêne pas avec ses confrères. « Je sais, écrit-il, que la médecine est appelée une science, mais c'est une blague (humbug). Les docteurs ne sont que des empiriques, quand ils ne sont pas des charlatans ». Et n'étant pas même poli pour lui-même, il reprend « Nous sommes les plus ignorants des hommes. La nature et l'imagination font beaucoup. Les docteurs font diablement peu, quand ils ne font pas du mal. Les malades se prétendent négligés quand ils ne sont pas drogués, les imbéciles 1 » Un autre qui signe Dr B. Ruch, prétend que" la dissection convainc journellement les médecins de leur ignorance et les font rougir de leurs ordonnances ). De là à traiter les gens d'empoisonneurs, il n'y a qu'un pas. Vous pensez qu'il ne peut guère y avoir de fraternité entre la faculté et les nouveaux guérisseurs,


Je l'ai dit déjà, il y a encore trop de mysticisme, trop aussi de métaphysique, de platonisme, et disons le mot, d'ignorance crasse dans l'affaire des psycho-thérapeutes américains. Ils ont ainsi rebuté les intelligences sérieuses, qui trouvent que Dieu devrait être laissé tranquille quand il s'agit de rhumatismes ou d'humeurs noires. De plus, leur affirmation outrancière de la santé, du bonheur, de la toute puissance de la volonté humaine, peuvent dégoùter un malade d'esprit sérieux et réfléchi qui se comprend assez exactement comme une pauvre petite épave emportée par les forces mystérieuses du vaste monde. Si l'on est découragé ou affaibli, le mieux est de se rendre compte de son état, afin de courageusement en sortir au lieu de s'abuser volontairement et de s'offrir une ivresse d'illusions, dont le réveil sera lamentable. Enfin, il est inutile d'insister sur l'insuffisance des diverses méthodes due jusqu'à ce jour aux professeurs de volonté. Chez ceux-ci une méconnaissance présomptueuse des lois de la physiologie et de l'hygiène, serait dangercuse, si elle n'était pas si évidente. N'empêche qu'il serait à souhaiter un essai de conciliation entre la médecine dite mentale encore bégayante et la médecine dite pharmaceutique nécessaire et qui d'ailleurs ne me parait pas très menacée nous avons une personnalité psychique qui n'est pas plus à dédaigner que notre organisme lui-même. Elle est succeptible même d'admirables élans que notre corps supporte et auxquels nos organes obéissent au grand étonnement de notre bon sens médiocre et de notre science encore petite. La « faith healing n qui a si bien aidé à l'avènement de tant de religions nous l'a déjà appris la « Thought healing )) nous le démontre et nous l'explique, en faisant jouer, quelques-uns des rouages mystérieux de la force intérieure qui nous mène..

Quel progrès le jour où nous pourrons la diriger par une raison supérieure et une conscience avertie Ce jour-là nous aurons trouvé enfin le moyen de lutter contre la fatalité de nos vices moraux ou physiques, hérités ou acquis et nous nous dirigerons d'un pas moins hésitant vers notre vraie destinée et notre bonheur.

Mais il importe, dès aujourd'hui, d'affirmer que nous devons au Dr Liébeault, de Nancy, et à la France les premières applica tions sérieuses de la cure mentale, grâce au sommeil provoqué et à la suggestion.

JULES BOIS.


LES FOIRES

LEIPZIG

ET LA FOIRE DE PARIS

Les foires Ce mot seul évoque dans l'esprit l'idée d'une des formes les plus archaïques du système des échanges entre les individus et les peuples.

Ce serait toutefois une erreur économique grossière de penser que cette pratique, d'allure vieillotte et démodée, n'est pas susceptible de s'assouplir et de s'adapte l' aux nécessités modernes de l'organisation commerciale des ventes. Les faits qui sont exposés dans cette étude montreront, je l'espère, que la foire est, au contraire, une institution capable de se modifier, d'évoluer, de calquer les formes les plus récentes et les plus perfectionnées des échanges entre les nations.

Le système des échanges a parcouru un cycle qui l'a ramené à son point de départ. Il a modifié en chcmin les formes qui le caractérisaient pour les adapter aux circonstances de temps et de lieu.

Dans la première phase de l'organisation industrielle, le commerce a été international. Il a été maritime avant d'êtl'c terrestre.

Comme Aphrodite, les premiers marchands sont sortis de la mer.

Le commerce se faisait d'étranger à étranger, c'est-à-dire d'ennemi à ennemi, et Mercure pouvait passer à juste titre, en ce temps-là, pour le dieu des marchands en même temps que pour celui des voleurs.

Dans la seconde phase, le commerce se resserre. C'est sur le marché urbain que se rencontrent les producteurs et les consommateurs qui sont concitoyens. Les corporations du moyen-âge se renferment dans les murailles d'une même ville.

DE


Avec la constitution des grands États modernes, la troisième phase commence. Le marché s'élargit et dcvient national. Enfin, dans la quatrième phase, la facilité des communications et leur rapidité rendent le marché international. L'évolution est terminée. Nous voici au point de départ.

Désormais, le commerce prend les grandes allures qui ont modifié si profondément les rapports économiques des États entre eux. Les institutions anciennes qui subsistent sont obligées de se plier aux exigences d'un nouveau formalisme et de s'adapter aux conslitions modernes de la production et des échanges.

Comme les organisations commerciales qui sont encore debout les foires ont dû, pour assurer leur existence, accomplir une évolution identique à celle des échanges qu'elles avaient mission de faciliter et de développer.

L'historique rapide de ces foires nous montre les traits essentiels de cette évolution.

Les foires, peut-on dire, sont des réunions publiques, à des époques fixes, en un lieu déterminé, dont le but principal est de faciliter les transactions commerciales, en réunissant sur un même point les intérêts les plus divers, en rapprochant l'offre de la demande, en restreignant au minimum le nombre des intermédiaires, et, caractère moderne des foires, en présentant aux visiteurs et acheteurs les modèles les plus perfectionnés de l'industrie.

Dès longtemps, et avant même sans doute que la classe des marchands se fùt constituée, producteurs et consommateurs avaient trouvé le moyen de s'aboucher directement au moyen des foires et marchés.

Ces réunions publiques avaient alors un caractère international et maritime. Les peuples de l'Orient apportaient sur les marchés de l'Europe, et sur leurs vaisseaux, des esclaves et les produits de leur sol et de leur industrie. Les aventures de Sindbad le Marin dans les Mille et une Nuits nous font une peinture pittoresque des procédés en usage dans cette phase du commerce. Le moyen-âge vient. Le caractères des foires se modifie. De grandes solennités religieuses ont lieu à des époques fixes. Elles provoquent un grand mouvement dans le peuple épris de mystère et de religion. Il va à la foire religieuse pour racheter ses


péchés. Ce concours de population vers un lieu saint détermine des besoins besoins tle subsistances, besoins de plaisirs. Il faut leur donner satisfaction.

Le marchand suit de près le moine, et aux alentours des basiliques et des églises se dressent bientôt les auvents qui abritent les marc.handises variées, et où viennent s'approvisionner les pélerins et les visiteurs. Insensiblemcnt, le côté commercial de ces solennités prend le pas sur le côté religieux. Les transactions se font entre peuples.

En 629, le roi Dagobert fonde la Foire de Saint-Denis qui durait quatre semaines, « afin que les marchands 'de l'Espagne, de la Provence et des autres contrécs pussent y assister. » On se rappelle encore la foire du Laudit qui donnait lieu à de belles manifestations de l'Université de Paris.

Successivement nos rois fondent la foire de Saint-Lazare ou de Saint-Ladre qui durait huit jours, la foire de Saint-Germain, la foire Saint-Ovide, la Foire du Temple, où l'on vendait surtout de la mercerie et des fourrures, enfin la foire aux jambons, provoquée par les redevances de viande de porc payées au clergé de Paris.

En province, les foires de Champagne, de Provins, de Guingamp, de Montpellier, de Nlmes, et notamment la Foire de BeaucaÎ1'e, étaient célèbres et fort achalandées.

L'étranger suit les mêmes procédés suscités par les mêmes besoins. L'Angleterre avait fondé, à Londres, une grande foire qui avait lieu à la Saint-Barthélemy.

En Hollande, les foires d'Amsterdam et de Rotterdam étaient renommées; les peuples de l'Italie se recontraient à la foire de Sinigalia.

L'Allemagne avait tout droit d'ëtre fière de ses grandes réunions de Leipzig, et la Russie, plus tard, acquérait une réputation universelle par son immense foire de Nijni-Novogorod.

Les faits successifs de ces diverses manifestations commerciales marquent jusqu'à nos jours une évolution significative du système des échanges danslesfoires.

Les marchands assemblés à l'occasion de certaines solennités n'ont d'abord qu'un but pourvoir à la satisfaction des besoins individuels des hommes venus en grand nombre pour assister à des manifestations religieuses ou commerciales.

C'est la foire au détail dans toute sa simplicité.


Puis, les foires perdent de leur caractère religieux pour devenir l'ohjet de grandes transactions commerciales.

Ce sont surtout des marchands qui viennent s'approvisionner auprès d'autres marchands. Les ventes au détail se raréfient, les ventes en gros deviennent la règle.

Mais l'évolution n'est pas terminée.

L'invention des chemins de fer, la transformation de l'outillage économique houleversent les conditions de la production et du système des échanges.

A de nouvelles situations commerciales, il faut adapter de nouveaux moyens d'achat et de vente. Pour continuer de suhsi~ter, les foires doivent modifier leur caractère.

Les facilités des communications, leur rapidité rendent très aisés les approvisionnements dans les localités les plus modestes. Il est donc inutile de se rendre dans les centres éloignés pour faire des achats à des époques déterrninées. Le marché local ou voisin y suffit.

Le marchand ainsi que l'acheteur ne recherchent plus le produit lui-même qu'ils sont toujours certains de trouver sur place ou à proximité..

Ils exigent l'un et l'autre le modèle perfectionné, le plus avantageux de prix, le plus durable, le mieux façonné et le mieux présenté.

Pour contenter et retenir sa clientèle, le marchand est dans l'obligation de se procurer des produits possédant tous ces avantages.

Il ne les trouvera pas toujours chezlefabricanthabituel ou dans le grand magasin d'en face. Force lui est de rechercher la nouveauté, « le dernier cri de la fabrication.

Il faut donc qu'ils se transporte dans les centres commerciaux et industriels où l'occasion peut lui être fournie de faire un choix parmi les plus récents spécimens des inventions industrielles. Il est, en outre, dans la nécessité de se rendre compte de l'état des prix des objets ainsi offerts au choix des acheteurs. L'obligation s'impose à lui de voir les divers échantillons des nouveautés créées par les fabricants, de supputer, par l'examen des prix de revient, le bénéfice légitime qu'il pourra percevoir par la vente des produits fabriqués.

La foire moderne réunit toutes ces conditions.

Elle a évolué avec les exigences nouvelles de la production et des échanges. La foire n'est plus une vente au détail ou en gros pendant quelques jours, c'est une véritable Exposition de produits


nouveaux, limitée, il est vrai, par sa durée et par le nombre des objets exposés, mais Exposition réelle par la comparaison des produits, par l'émulation qu'elle provoque entre concurrents, par l'absence de livraisons immédiates, par le nombre et l'importance des transactions commerciales qu'elle snscit~,

C'est la mise en pratique de ces principes et leur succès que je me propose d'examiner rapidement dans les Foires de Leipzig et de Paris.

Les foires de Leipzig réunissent un haut degré les divers caractères de l'évolution que je viens d'indiquer.

Elles sont au nombre de trois principales:

La foire de la noucelle c~nnée qui commence le 3 et finit le 16 janvier. Elle fut instituée au Xye siècle par Frédéric le Débonnaire.

2~ La foire de Paques fondée au xme siècle par Otto le Riche. Elle commence le dimanche de Quasimodo et finit ait dimanche de Cantate.

Il y a une ayant-foire qui commence le premier lundi de mars et dure jusqu'au samedi de la semaine suivante.

Cette foire est très importante, parce qu'on y expose les échantillons pour l'exportation et qu'on y fait des ventes en gros. Les principaux produits exposés sont les porcelaines, les majoliques, les céramiques, les cristaux, les verres, le bronze, les objets en métal de toute espèce, les articles d'éclairage, la maroquinerie, les albums, les articles en bois, la papeterie, la bijouterie, les articles de Japon et de Chine, les fleurs artificielles, les poupées et les jouets, les articles de cuisine et d'usage domestique, les instruments de musique, d'optique, les savons et la parfumerie, les articles de fumeurs, les articles de luxe, etc.

3~ La foire de Saint-?Vlic'~el, fondée en même temps que la foire de Pâques, ouvre le dernier dimanche d'août et dure 22 jours. Enfin, il y a une foire de la Librairie qui réunit, tous les ans, à Leipzig, des centaines de libraires de toutes les parties de l'Empire, de l'Autriche, de la Suisse et des autres pays de l'Europe.

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Je me trouvais à Leipzig, en septembre igo3, au moment de la foire de Saint-Michel. Bien que moins importante que le grand marché de Pàques, cette foire de septembre ofire néanmoins au


voyageur, au touriste, comme à l'économiste et au publiciste, un spectacle qui constitue le plus bel exemple d'enseignement pratique et pittoresque que l'on puisse imaginer.

Se loger dans les hôtels pendant la durée des foires, à n'importe quel prix, c'est déjà résoudre un problème dont la solution semble impossible, dès due l'on descend du chemin de feu. Tous sont débordés, inondés de voy ageurs.

La foire de détail se tient sur le Rossmccrkt et le Rossplots. C'est une série ininterrompue de baraques formant dans leur ensemble une petite cité avec rues et avenues, au milieu desquelles a bien de peine à circuler la foule des curïeul et des acheteurs. On y vend les objets les plus divers articles de ménage, habits, lingerie, étoffes, jouets, cannes, quincaillerie, pain d'épice, confiserie, etc.

Les acheteurs de la ville et de la campagne y viennent faire, au meilleur marché possible, et à des prix se rapprochant des prix du gros, leurs emplettes et provisions po*tir toute une saison. A côté et contre la foire, se confondant avec elle, l'inévitable cortège des curiosités et attractions les plaisirs et les distractions à côté des aflaires. On voit là, sur le vif et en raccourci, toute l'histoire et toute l'évolution des foires à travers les àges. La foire primitive, réunion d'hommes en vue d'une manifestation religieuse ou de la satisfaction de besoins. et d'intérêts individuels. On vient faire des dévotions, ou l'on vient s'approvisionner pour une certaine période. Obligé de résider plusieurs jours dans la même ville, on y vient la bourse garnie. Quand l'homme a terminé ses affaires, il cherche à se distraire. Le plaisir, les attractions se sont donc oftertes aux visiteurs et aux marchands simultanément aux tractations commerciales. La foire des bateleurs et des exploitants de plaisir s'est juxtaposée et combinée immédiatement avec la foire des all'aires. C'est ce qui s'est produit à Leipzig, et ce qui subsiste enc;,re. Aux alentours de la K~nic~s-Plat,~ etde la Foss Platz se dressent les innombrables baraques où l'on fait commerce de distractions et de plaisir. Bateleurs, cirques, musées pittoresques. chevaux de bois, manèges, balançoires, panoramas et ménageries, pains d'épice et confiseries, toutes ces attractions, les nouveautés de la veille et du lendemain, toutes les monstruosités, les laideurs visibles comme les beautés authentiques, tout cela s'exhibe, se montre, s'examine, travaille au milieu des cris des visiteurs, du fracas des machines, des appels des bonnisseurs, parmi les rugissements des bêtes rauyes dominés par la cacophonie des


multiples orchestres, des orgues, des symphonies qui remplissent l'air de leurs notes ditférentes et discordantes.

C'est un br uit, un vacarme, une animation sans exemple. Partout des chevaux de bois, partout des vélodromes, partout des montag-llf~s russes ou circulaires, parI out des ballons et des grandes roues, des lutteurs et des gymnastes, des bouftbns, des pitres et des danseurs, partout est identique la physionomie d'une foire d'attractions. Que ce soit sur les bords de la Seine ou de l'Elster, à la foire au pain d'épice, à Paris ou à Neuilly, comme à Berlin ou à Leipzig, partout les mèmes boniments annoncent aux spectateurs les mêmes mirifiques spectacles aux mêmes prix incroyables de bon marché.

Seuls, l'odeur aigre de la bière, les relents de poisson frit dont les Allemands sont si friands, donnent à la foire de Leipzig une caractéristique toute particulière.

Mais ces baraques en plein vent, ces plaisirs, ces attractions ne constituent que le côté accessoire des foires de Leipzig. Ce n'en est, peut-on dire, que l'élément populaire. Achats et plaisirs sont ici à la portée de toutes les bourses, mème les. plus modestes. La foire véritable, la foire des affaires sérieuses qui se concluent entre commerçants de tous pays, se tient dans les quartiers de la vieille ville, dans toutes ces rues dont le Mal'kplatz et l'Aite Rathaus sont le centre Grimmaische-Strasse, Peterstrasse, Neumarkt, Universitatstrasse, etc.

Ici, les affaires se traitent non plus dans les baraques en plein vent, mais dans toutes les boutiques, dans tous les magasins, à tous les étages de chacune de ces vieilles maisons entièrement consacrées au commerce, et surtout dans un immense monument que la ville de Leipzig a spécialement fait construire pour devenir le centre de toutes les opérations, de tous les marchés qui se concluent pendant les foires

Cette maison spéciale est le Kayhaacs la maison d'achat. C'est une construction considérable englobant tout un quartier et bàti sur les faces de quatre rues Universitatstrasse, Kupfergasse, Neumarkt, Gewand. Les étages du Kaufhaus sont intelligemment et pr atiquement aménagés, de façon à former dans chacun d'eux des magasins séparés.

Ces magasins sont loués aux fabricants qui participent à la foire et viennent y exposer les échantillons de leur industrie. C'est donc une Exposition d'objets fabriqués que présente le bâtiment municipal du Kaufhaus. Articles de voyage, de fumeurs, cannes, jouets. porcelaines, céramiques, terres cuites,


poupées, motifs d'éclairage, maroquinerie, etc. tous ces objets sont offerts au choix des négociants qui viennent à Leipzig faire des commandes pour leur commerce.

Les achats se font sur les échccntiLlons, exposés. On n'emporte rien du Kaufhaus. Les fabricants y présentent leurs plus récents modèles. Tous leurs efforts tendent à les mettre en valeur pour tenter les visiteurs. Les jouets et les appareils mécaniques sont mis en branle, les motifs d'éclairage illuminés, les cristaux et les verreries montrent leurs brillantes facettes, les boites à musique déroulent la mélodie de leurs plus beaux morceaux, les phonographes et les gramophones font retentir les voix criardes et claironnantes de leurs cylindres on se croirait dans le Palais des mille fées.

La foule des acheteurs et des visiteurs circule à travers la salle, regarde, inspecte, examine les objets qui lui sont oflerts et expliqués par les représentants des fabricants. C'est à qui parmi ceux-ci réussira à capter l'attention du passant, à exciter sa curiosité, à provoquer son examen, à susciter une commande avantageuse.

En principe, le Kaufhaus n'est accessible qu'aux gens d'affaires, aux marchands, aux acheteurs. On s'efforce d'éviter l'affluence par trop considérable des oisifs et des badauds, dont la curiosité incompétente mettrait obstacle à la libre circulation et à l'examen réfléchi des acheteurs affairés. Le Kaufhaus, en un mot, est une grande maison de vente, une sorte de Boacrse aux échantillons ouverte aux fabricants et aux commerçants intéressés à se mettre personnellement en rapport pour la tractation de leurs affaires. Les opérations au détail sont rigoureusement exclues de ce marché seules les ventes en gros sont traitées sur le vu et l'examen des éch ntillons exposés.

En cir~ulant à travers les étalages, le visiteur attentif peut faire une étude des plus pittoresques et des plus intéressantes sur le caractère, l'état d'esprit, les habitudes, la mentalité de toutes les nations.

Le Berlinois taciturne et renfrogné écoute, d'un air dédaigneux et de supériorité, les explications du Leipzigeois loquace, du Munichois bon enfant, ou de l'Italien éloquent et intarissable. Le Français y promène sa pétillante et intéressante personnalité le Slave de Bohême ou de Russie suit, de ses yeux malicieux et attentifs, les mouvements rythmiques et ingénieux du jouet nouvellement créé. L'Américain flegmatique examine avec intérêt les colorations nouvelles des reproductions artistiques en terre


cuite, tandis que l'Anglais autoritaire et tranchant transmet au vendeur les commandes qui seront pour lui la source de bénéfices considérables.

Le spectacle n'est pas moins intéressant et suggestif quand du Kaufhaus on descend dans la rue. La foire est partout se manifeste partout. Si grand qu'il soit, le bâtiment municipal ne peut suflire à contenir tous les objets qui sont exposés par les fabricants de divers pays.

Force est de tirer parti de tous les locaux qui sont au centre des aflaires, Les moindres coins des rues du vieux Leipzig sont utilisés pour l'exposition et la vente des échantillons. Des caves aux greniers, tous les étages des maisons;sont loués et occupés. Les visiteurs afl'airés vont d'une maison à l'autre. La foule déborde des trottoirs sur la chaussée. Les étalages des boutiques montrent la dernière nouveauté du jour. A chacune des fenètres des maisons et perpendiculairement sont apposés d'immenses écriteaux indiquant aux passants la spécialité en vente Glaswaaren, Japon, China, Neuheit Puppen, etc. On traverse la chaussée sous un dôme polychrome d'annonces et de pancartes.

Dans la rue, des théories d'hommes-sandwich promènent sur leur dos ou au bout de hampes les réclames des fabricants, les modèles, grandeur nature, des jouets et des poupées, l'indication des spectacles, des concerts, des attractions et distractions du jour Grosses,. Concert, Nach dem Concert Elite Mess-Ball La casquette prussienne croise le haut de forme parisien, l'allemand répond au français, l'anglais à l'italien ou au russe toute la gamme des langues civilisées, toute la variété des types et des costumes européens.

Tout ce tumulte, cet entrecroisement de personnes, ce décor des r ues avec les affiches et les réclames multicolores, tout ce spectacle forme un tableau des plus pittoresques et des plus saisissants. Et cependant il y a un certain ordre dans ce désordre apparent. Le Schutzmann à pied ou à cheval veille placidement à la libre circulation, à la discipline volontairement acceptée du minimum d'encombrement et de stationnement.

Indépendamment du Kaufhaus municipal et des maisons particulières, de grands immeubles sont mis à la disposition des fabricants pour l'exposition de leurs produits et la tractation des affaires la Cour Auerbach, le Reichshof, le Centralhôtel, le Grosser Reiter forment des réductions du Kaufhaus et contribuent à la facilité des affaires et à l'animation des rues.

TOME xxvn. 15


~S'il fallait tirer une conclusion de l'aspect général de ces foires de Leipzig, on pourrait dire que chacune d'elles constitue une Exposition unioerselle en miniatune.

J'ai eu très nettement cette impression, et elle me semble, du reste, parfaitement concorder avec l'idée que se font les Allemands de ce genre de solennités industrielles et commerciales. La tendance, en Allemagne, est, en effet, aux Expositions de spécialités. On y est d'avis que les grandes Expositions, comme par~xemple celle de Paris en igoo, ne prouvent rien et sont rar ement l'origine de nouveaux progrès et de nouvelles créations. Les techniciens y apprennent peu de chose, et les frais sont immenses.

Il est préférable, pensent les Allemands, de ne faire que des Expositions de spPCialités. Chaque objet exposé peut alors devenir le sujet d'un examen long et détaillé. Les divers modèles exposés peuvent aisément êtres comparés entre eux. être rapprochés, et il en résulte pour les yeux comme pour l'esprit une impression qui peut être la source de nouveaux progrès et de nouvelles inventions.

Les affaires conclues dans ces foires se chiffrent tous les ans par des centaines de millions et contribuent de la façon la plus efficace au rapide essor et à la prospérité de la ville de Leipzig. Celle-ci, d'ailleurs, est digne des heureux résultats qu'elle enregistre. Elle s'efforce par tous les moyens en son pouvoir d'encour ager et de développer le mouvement des affaires. La Chambre de commerce de Leipzig, de son côté, met toute son intelligence et son activité au service de cette bienfaisante institution. Elle accorde une subvention annuelle de 15.000 mark pour favoriser le développement des affaires des foires. Elle nomme, parmi ses membres, un Conzité des foires chargé d'étudier et de mettre en pratique tous les moyens susceptibles de favoriser le développement d'une oeuvre si utile pour les intérêts généraux et particuliers de Leipzig.

III<

Les industr iels et commerçants français qui connaissent les foires de Leipzig ont été frappés depuis longtemps, comme je l'ai été moi-même, de l'essor incomparable, de la richesse que peut acquérir une cité assez habile pour favoriser et abriter de telles manifestations industrielles et commerciales.


Tandis que je parcourais les étages du Kaufhaus de Leipzig, admirant la variété et la richesse des étalages, surpris du mouvement d'affaires et de bénéfices que les transactions provoquaient, ma pensée évoquait instinctivement, et par comparaison, le spectacle que pourrait présenter Paris, le jour où il pourrait réaliser des desseins depuis longtemps formés.

Pourquoi Leipzig et pas Paris ?

Pourquoi l'activité, la vie intense, le mouvement, les affaires, les bénéfices, la richesse à une ville que rien, de prime abord, ne semble désigner pour des manifestations aboutissant à d'aussi splendides résultats

Pourquoi pas Paris, la ville des Expositions, la ville cosmopolite, la ville industrieuse et ingénieuse, la ville des jouets et de ces fameux articles qui ont fait sa gloire et sa réputation 1

Paris devait-il se contenter des clameurs populaires de sa Foire au pain d'Épice, des promenades élégantes autour des manèges étincelants de la Foire de Neuilly?

La Foire aux ferrailles et la Foire aux jambons devaient-elles constituer les seules manifestations de l'esprit commercial de la Ville-Lumière ?

Ces idées assaillaient mon esprit taudis que, perdu dans le flot de la foule, j'admirais, non sans quelque dépit pour mon pays, les étalages resplendissants des magasins où se pressait la multitude des acheteurs.

Leipzig faisait de ses foires de petites Expositions avec tous les avantages qui résultent de ces manifestations commerciales, pour la population en général, pour les négociants en particulier.

Pourquoi Paris, si expert dans l'organisation de ces solennités qui favorisent le commerce et l'industrie, pourquoi Paris ne suivrait-il pas la voie si heureusement tracée par Leipzig?

C'est que sans doute l'esprit de suite et de méthode qui caractérise le commerçant allemand avait su, par des efforts constants, tirer parti d'une vieille institution et avait réussi à l'adapter aux conditions nouvelles de la production et des échanges.

C'est, en outre, que l'initiative individuelle avait trouvé un concours actif, empressé, intelligent auprès des autorités et des organes chargés de soutenir et de développer les intérêts commerciaux de la cité de Leipzig.


Ce concours et ces bonnes volontés Paris aussi vient enfin de les acquérir.

Uné foire, la foire de Paris, va s'ouvrir et se tenir, du 15 au 26 mars igo4, dans ces locaux du marché du Temple dont la prochaine disparition va être marquée, je l'espère, par le brillant succès de l'entreprise à laquelle travaillent de nombreux industriels et commerçants, sous la présidence d'honneur de M. Trouillot, ministre du commerce.

Je souhaite la réussite la plus complète à une oeuvre dont les effets peuvent être si bienfaisants pour notre commerce, pour notre industrie et pour Paris en particulier.

Dans la bataille ardente que se livrent les nations sur le terrain économique, il est essentiel que nos commerçants et. nos industriels sachent s'inspirer des exemples heureux de l'étranger, et que leurs libres et intelligentes initiatives, leurs laborieux et énergiques efforts soient encouragés et secondés par ceux qui ont pour mission d'assurer l'avenir et la prospérité de notre e pays.

Louis DOP.


LES FAISEUSES D'EMPIRES

1. Cléopâtre

n est extrêmement restreint le nombre des femmes qui, ayant eu l'ambition de créer des empires, ont essayé de réaliser leur rêve. Plus rare encore sont celles qui, n'ayant eu qu'à pousser la porte pour élever leur amant au pouvoir, en ont fermé sur lui les battants. Cléopâtre et la comtesse Waleswka sont deux magnifiques spécimens de la beauté mise au service du patriotisme. Marguerite Rouzet (1) est un exemple, uniquepeut-être, de l'intri, gue abdiquant devant l'amour.

César, Napoléon, Boulanger Triple évocation que commande le sujet de cette étude Que les deux grands conquérants me pardonnent de les avoir mis en compagnie d'un homme qui n'eut rien de leur génie, mais qui, s'il ne s'était pas oublié dans les atmosphères déprimantes de la volupté, serait parvenu, sans doute, lui aussi, à de hautes destinées

1

Cinquante-et-un ans avant Jésus-Christ, Ptolémée XII vient de mourir. Il lègue le trône des Lagides à son fils Dionysos et à Cléopâtre sa fille. Dionysos a treize ans, Cléopâtre en a dix-sept. L'Egypte est en pleine crise nationale. La question à résoudre est celle-ci restera-t-elle un empire autochtone ou doit-elle se résigner à n'être plus qu'une prolongation de la l République Romaine à la suite des roitelets asservis de la Macédoine, du Pont et de l'Asie Mineure ? Pothin, Achillas et Théodote, tous trois tuteurs des enfants royaux et régents de la monarchie, v eulent garder intact l'empire des Pharaons mais, insouciants de ces origines, ils vont travailler à le transformer en un état Grec sans cohésion, sans principes, sans Dieux, uniquement préoccupé (1) Plus connue sous le nom de vicomtesse de Bonnemain, qu'en sa qualité de femme divorcée elle n'avait plus le droit de porter.


de faire de l'argent et de procurer, non pas au peuple dont ils n'ont cure, mais aux classes dirigeantes qu'ils redoutent, aux commerçants, aux banquiers, aux aigrefins de tout poil (jt de tout pays, concentrés à Alexandrie, le maximum d'émotions et de jouissances sensuelles. Ils y sont sollicités par les traditions que leur a léguées Ptolémée XII, leur bienfaiteur. Ce prince, en effet, malgré que maintes fois il ait eu recours à la protection des armes romaines, malgré que réceininent il leur ait dû de retrouver un trône que Bérénice, sa fille ainée, lui avait ravi, était Grec de goùts, Grec de tendances, Grec de traditions. Il s'était servi des Romains parce qu'ils étaient la force, mais il ne les aimait pas. Sous son règne comme sous celui de ces prédécesseurs, les indigènes Coptes avaient été relégués à l'arrière plan les Juifs avaient été institués fermiers des revenus de l'État. La langue grecque était presque exclusivement parlée à la cour, dans le commerce et à l'armée. L'Egypte, devenue le rendez-vous et la proie des sans-patrie, était mùre pour le partage.

Le seul obstacle à la réalisation de ces plans, c'est Cléopâtre. Cléopâtre, elle aussi, rêve d'un empire Egyptien elle veut l'édifier, non comme un rival, màis comme un contrepoids de la République romaine, non en se cachant d'elle, mais avec son aide c'est l'originalité de sa méthode de gouvernement et son génie. A la différence des régents, elle a compris qu'il faut faire patte de velours à Rome, sous peine d'être dévorée par cette toute puissante et qu'avant de chercher à s'affranchir d'elle, il est indispensable d'avoir cimenté par ses soins les divers morceaux de son royaume.

Toute sa vie intime, toutes ses amours, si spontanées, si sincères qu'elles aieht été ont eu pour base cette pensée-mère au plus fort de sa passion, pas un instant, elle n'a perdu de vue cette diplomatie. C'est qu'elle connaissait à merveille la politique suivie par son père et les résultats moraux qu'il fallait en attendre. Elle n'ignorait pas que Grecs, que Juifs, qu'Arabes, que Phéni. ciens avaient tous bénéficié, contrairement à ce qui avait lieu à Rome et dans les Républiques grecques du même traitement que les indigènes, et que l'Empire des Lagides, saturé d'émigrants, était désormais un corps désossé, incapable de se raidir et de vibrer lorsqu'il s'agirait de défendre le sol de la patrie. Mais comment conquérir le cœur des Romains Comment sur-' tout modérer leurs appétits ? Est-ce que, dix fois déjà, ia n'avaient pas allongé leurs tentacules autour de l'Egypte ? Est-ce que, dix-sept ans auparavant, Jules César ne s'était pas offert en


plein Sénat pour être chargé de la conquérir ? Est-ce que, pour conjurer le péril, il n'avait pas fallu financer et acheter à des prix fabuleux (35 millions de francs) le silence de ce capitaine et celui de Pompée ? Est ce que l'Empire, sous la pression Romaine, n'avait pas vu se séparer du corps, tantôt une partie, tantôt une autre, hier la Numidie, et, tout récemment, l'He de Chypre?. Est-ce qu'Aulète enfin, propre père de Cléopâtre, n'avait pas, sous les yeux mêmes de sa fille, reconquis le sceptre grâce à l'aide toute puissante des légions commandées par Gabinius ? N'était-il pas trop tard déjà pour recuuvrer la possession de soi `? Cléopâtre en jugea ainsi l'avenir prouva qu'elle n'avait point eu tort.

La guerre civile venait d'éclater entre le Sénat Romain, dominé par Pompée, et César. César avait passé le Rubicon aflolé, le Sénat avait décrété la levée en masse. Cneius, son représentant, était arrivé à Alexandrie. Ses ordres étaient formels ramener au plus vite en Thessalie les légions oubliées comme par hasard autour du trône, après que celui-ci avait été rendu à Aulète d'abord, à son fils et à sa fille ensuite.

Prévoyant sans doute la défaite du Sénat et entrevoyant la possibilité de recouvrer l'indépendance absolue, le parti grécomacédonien refusa de les laisser partir « Soldées par le trésor égyptien depuis plusieurs années, ces troupes avaient cessé d'être des troupes romaines Cléopàtre eut beau protester contre ce refus, regardé par elle comme une sottise, rien n'y fit. Surexcitée, affolée, Alexandrie se souleva, massacra les fils du proconsul Bibulus et chassa sa jeune reine. Quelques jours plus tard, Pompée et le Sénat se trouvaient à Pharsale, le tombeau de leur puissance. Rome, la vieille Rome, la Rome conquérante, la Rome orgueilleuse, à laquelle rien n'avait résisté, semblait définitivement abattue. Déjà les Pothin, les Théodote, les Achillas, tous les Gréco-macédoniens s'en donnaient à coeur joie. Prêtant la main à la révolution triomphante, ils allaient jusqu'à faire assassiner le grand Pompée, comptant éteindre dans le sang de son plus puissant ennemi les convoitises de la tourbe romaine. Ils avaient compté sans César. Si la République avait entendu asservir le monde au joug des parlementaires qui la dirigeaient, César le voulait asservi à sa seule domination. Les moyens différaient; le but était le même. Un beau matin, ils YÎ1'ent poindre à l'horizon les galères du général romain, et, chose plus surprenante, ce général en descendre et se diriger tranquillement, à travers les rues d'une ville affolée, vers le palais royal, y pénétrer sans crier


gare et s'y installer en maitre avec une escorte de trois mille cinq cents soldats tout au plus.

César avait supposé la populace internationaliste d'Alexandrie plus lâche encore qu'elle ne l'était réellement, et pourtant elle l'était beaucoup. Revenue de sa première stupeur, celle-ci se gendarma, montra les dents, conspira, attaqua César, le battit une fois, fut décimée par lui dans dix autres rencontres, et, finalement, vaincue, anéantie, se vit obligée d'en passer par toutes les exigences du général romain. Qu'avaient-ils gagné à la politique du tout ou rien? L'écrasement et la disparition.

C'est ici qu'il faut admirer le coup d'oeil vraiment patrioticlue de Cléopâtre. Il faut se rappeler que c'était une jeune fille de dix-neuf ans, d'une si extraordinaire beauté qu'on la nomme couramment l'Aphrodite du Nil. Une armée de Syriens, de Coptes et d'Arabes, accourue à son appel, est rangée autour d'elle elle n'a qu'à attendre les événements, à se laisser vivre dans l'indolence tôt ou tard elle tirera son épingle du jeu. Mais la sirène aime trop sa patrie pour assister à son eflondrement sans tenter de lui apporter la seule aide dont elle puisse disposer et qu'elle porte en elle. Donc, sans dire mot à ses officiers, accompagnée seulement d'un de ses fidèles, Apollodore de Sicile, elle quitte son camp elle voyage à pied jusqu'au bord de la mer, prend un petit bateau et arrive au palais royal d'Alexandrie dans la soirée du jour suivant; connaissant tous les coins du palais, il ne lui aurait pas été difficile de s'en faire ouvrir quelque porte dérobée; mais Cléopâtre voulait que sa présence ne f'ùt connue de personne pour y réussir, elle s'enveloppa dans un paquet de hardes qu'Apollodore lia avec une courroie et qu'il fit pénétrer chez César par rentrée même du palais. Une fois chez lui, la reine se débarrassa de son enveloppe et s'introduisit seule dans la chambre du conquérant.

Que se passa-t-il entre le roi du monde et la reine de la beauté ? L'histoire ne le dit pas mais si l'on veut bien se souvenir que César, alors âgé de cinquante-deux ans, avait été un grand ravageur de cœurs, et que, sur le couchant de l'existence, un astre incomparable venait projeter sur lui d'incomparables rayons, on reconstitue sans difficulté l'entretien. Quelques larmes aux yeux, quelques notes particulièrement caressantes dans une voix dont, après bien des siècles, on raconte encore qu'elle fut irrésistible, ajoutez-y une douleur vraie et pourtant altière, et le drame s'éclaire d'un singulier éclat. Ce qui est certain, c'est que, moins d'une année après cette patriotique équipée, Cléopâtre était


reconnue, acclamée par son peuple reine d'une Egypte demeurée absolument intacte, malgré les convoitises des généraux, des sénateurs et de tous les consu!s et proconsuls romains. Ce qui est certain encore, c'est que, moins d'un an après qu'elle eut connu César, Cléopâtre accouchait d'un fils que, du consentement du dictateur, elle appela Césarion. La belle jeune fille avait compris que l'amour était un lien beaucoup plus fort que tous les mariages, et que si César venait à l'aimer, l'Egypte entre ses mains devenait intangible. Dix-huit siècles plus tard, la reine Louise de Prusse ébauchera, elle aussi, une scène de séduction avec Bonaparte elle en sera pour ses frais. L'une s'était donnée sans restriction, par amour de son pays l'autre n'avait sacrifié à cet amour que quelques coups d'éventails! Cléopâtre venait de sauver l'intégrité de l'Egypte. Par des moyens immoraux, dira-t-on Mais quelle était donc la moralité de son époque et de sa société? Ecoutez Sénèque parlant des matrones romaines « Ces héroïnes de vertu, dit-il, qui ne considéraient pas même l'adultère conune une honte Et il ajoute « On en était arrivé à ce point que les jeunes filles ne se mariaient que pour se faire mieux désirer de leurs galants et que la virginité était considérée comme une preuve de laideur ». Ne nous montrons pas plus prudes que le monde où évoluait la reine d'Egypte considérons plutôt qu'elle du moins, après s'êtl'C donnée à César, lui demeura fidèle, contrairement à Pompeia, sa seconde femme, contrairement à la première femme de Marc-Antoine, à la troisième épouse de Pompée et à Scribonia, la seconde femme d'Octave, qui, toutes, ajoutèrent sans hésiter aux titres décernés par la patrie à ces grands hommes celui de maris trompés. Cléopâtre fut scrupuleusement loyale dans ses ambitieuses amours et si l'on tient compte des moeurs et de la mentalité païenne, elle mérite presque d'être appelée une honnête femme.

On sait de quelle façon tragique mourut César. Après l'avoir proclamé demi-dieu. ses adorateurs ne lui pardonnèrent pas d'avoir accepté leurs flatteries ce que l'on connait moins, c'est l'effroi de la reine d'Egypte en apprenant cet assassinat. Non seulement avec César elle perdait son amant, son fils, et, très vraisemblablement son futur époux, mais encore elle voyait s'écrouler tous les plans qu'elle avait édifiés sur l'amour du dictateur. L'Egypte allait de nouveau être convoitée, menacée, démembrée, peut-être effacée du monde.

Marc-Antoine, le plus beau et le plus en vue des Romains, venait de recueillir l'héritage politique de César et voici que,


fidèle à la mémoire de son ancien chef, seul, lorsqu'on avait procédé au partage de sa succession, il avait osé élever la voix en faveur de Césarion.

Cléopâtre, tout naturellement, tourna les yeux vers lui, d'autant plus que, sur ces entrefaites, il était devenu un des trois grands maîtres de Rome' et l'un des plus puissants metteurs en branle de ses déprédations. Tout récemment, ne venait-il pas d'abattre d'un coup, à Philippes, la résistance de Brutus et de Cassius, les derniers défenseurs de la République ? N'était-il pas en train de se donne"r le malin plaisir de promener, à la tète d'une armée formidable, sa jeune gloire à travers toutes les petites cours dont était peuplée l'Asie Mineure, acceptant leurs présents, leur imposant de lourds tributs, déposant les rois, détruisant, mordillant villes, provinces et royaumes, comme les chats font des souris. Maintenant il était arrivé à Tarse, en pleine Syrie. Là, il tenait ses États au milieu des voluptés et des plaisirs, entouré de princes esclavagés et de princesses devenues courtisanes. Seule, la reine d'Egypte, la maîtresse de César, n'avait point paru et déjà Antoine manifestait son dépit

Cléopâtre connaissait Antoine; elle l'avait vu Rome elle le savait susceptible d'aimer. Sa vie n'avait été qu'une longue histoire d'amour. Qui sait ? Peut-ètre leurs deux tendresses s'étaient-elles déjà eflleurées. L'homme le plus séduisant de la grande République avait-il pu passer indifférent auprès de la plus belle des princesses de l'Orient? Celle-ci, devenue libre de son cœur, résolut de se donner, mais de n'aller à lui qu'après qu il aurait fait montre pour elle d'une vér itable emballade. C'était le capitaine romain qui devait s'agenouiller devant la reine d'Egypte et non la reine d'Egypte devant le général romain. Plutarque nous a conservé le r écit de son arrivée à Tarse sur un navire à la poupe d'or, dans des nuages de parfums, au son des flûtes qui se mariait à celui des lyres. Il semble que Cléopâtre avait voulu promener la volupté devant les yeux ébahis de son futur amant. Elle lui appartiendrait, c'était chose décidée mais à la condition qu'il priât, qu'il suppliât. Et, par le fait, elle ne consentit à devenir sa maîtresse qu'à Alexandrie, dans la capitale de son empire. Antoine entra chez elle en esclave, après avoir reconnu devant Rome attentive et devant les princes d'Orient, sa royauté, l'intégrité de l'Egypte et les droits de Césarion, son fils, à la succession royale.

Une seconde fois, Cléopâtre venait d'arracher l'Empire des Lagides à la cupidité romaine. Et, se laissant aller aux élans de


son tempél'ament et il ceux de son cœur, elle crut qu'elle allait pouvoir aimer en paix le plus beau des Romains, le plus vigoureux aussi, fils d'Hercule, disait-on, et lui mettre à la main le sceptre d'un empire d'Orient définitivement restauré. Pauvre ingénue elle avait cru à l'éternité des serments des hommes Moins de trois ans plus tard, Antoine, l'amoureux Antoine, son bien-aimé, son Dieu comme elle l'appelait, obligé, pour défendre ses prérogatives menacées, de rentrer à Rome, y épousait Octavie. faisant ainsi à la reine d'Egypte la plus cruelle offense qu'un homme puisse infliger à une femme, quand cette femme, n'en fùt-elle pas au premier don de soi, en est très certainement à son premier amour cérébral et charnel. Et voici que l'infortunée qui a pris parti dans les luttes impies dont Rome est déchirée, qui a lié le sort de son empire à l'amour d'Antoine, tomba tout à coup du haut de son rêve. Une princesse de vingt-six ans Que va-t-elle devenir ? Ce que deviennent toutes les femmes qui ont aimé elle va courir après son amour perdu. Et c'est là qu'apparaît pour la première fois la preuve que, quel que soit le génie d'une femme, il arrive toujours un moment où ses yeux sont oblitérés par son cœur. Simple calculatrice, Cléopâtre aurait dû se détacher d'un homme dont la fortune politique baissait à vue d'oeil amoureuse abandonnée, elle s'y cramponna. Octave, en effet, nouait les plus ténues intrigues pour perdre son rival. Il le lançait dans une guerre contre les Parthes, s'engageant à lui fournir soldats et subsides le moment venu, il n'envoyait ni subsides ni soldats il achetait en sous main la trahison des princes orientaux, si bien qu'à un moment donné Antoine, désemparé, sans vivres, sans argent, tomba aux pieds de la maîtresse qu'il avait abandonnnée, réduit à implorer sa générosité, D'amant de coeur, il allait devenir amant entretenu Cléopâtre, non seulement ne se déroba pas, mais encore, oubliant ses soutfrances, les blessures infligées à son amour-propre, elle vola au-devant de l'infidèle, prête à tout sacrifier, ses trésors, son trône et l'Egypte elle-même, pour le reconquérir. Lequel des deux jouait le plus beau rôle? Au lecteur el' èn décider « Il arriva ce qui devait arriver, l'espoir de la reine se réalisa ». Antoine, grassement traité, capitula tant et si bien que « leur liaison devenue définitive finit par un mariage. »

Désormais, il y avait partie liée entre la reine d'Égypte et le général romain entre eux, c'était à la vie, à la mort. L'un abattu, ce serait l'autre détrôné. Sur la tête d'Antoine allait se jouer le sort de tout l'Orient. Cléopa.tre le comprit et, fière


de son héros, confiante en son étoile, elle se prépara à la lutte. Le peuple d'Alexandrie avait reçu Antoine avec des ovations enthousiastes. Tout le monde le considérait déjà comme le souverain effectif du pays. La cour recevait comme hôtes les généraux et les sénateurs romains de son parti. Il semblait que l'Égypte voulût « romaniser le sang de ses rois. La République romaine n'était-elle pas à la veille de se désagréger, et avoir à soi et chez soi un de ses triumvirs, n'était-ce pas la certitude de devenir une des trois têtes de lignes des Empires qui allaient se former? Il ne manquait au verre que la goutte d'eau qui le ferait déborder. Octave se chargea de la verser. Opposant l'une à l'autre les deux femmes d'Antoine, Octavie que celui-ci avait abandonnée et Cléopâtre qu'il venait d'épouser, il chargeala première, laquelle était sa propre soeur, de conduire à son rival, sous prétexte de le secourir, deux mille soldats. Sans nul doute, Octavie ne serait pas reçue et dans les outrages qui lui seraient prodigués, lui, son frère, trouverait le prétexte rèvé pour déclarer la guerre. Ce plan singulièrement perfide plaçait la reine d'Égypte dans une horrible alternative si elle permettait à Antoine de redevenir l'obligé de sa première femme, si elle le laissait la revoir, elle risquait de perdre à jamais l'homme qu'elle chérissait; si elle le poussait à dédaigner publiquement Octavie, c'était l'injure et, par conséquent, la guerre, et la guerre, c'était pour elle et pour Antoine le jeu du tout pour le tout.

Dès cette époque, le coeur avait ses raisons que la raison ne connait pas; Cléopâtre aimait. Elle se cramponna au cou dutriumvir et elle obtint de lui qu'il donnât à Octavie l'ordre de rétrograder. La faiseuse d'Empire venait d'abdiquerdevantlafemelle,éteignant ainsi dans un simple roman d'amour une des plus belles flammes patriotiques dont l'histoire nous ait transmis le reflet. Désormais, sa cause allait, de défaillance en défaillance, glisser jusqu'à l'effondrement.

Entre les deux rivaux, la corde setendaitde plus en plus. Octave ne cessait de reprocher publiquement à Antoine d'avoir en quelque sorte répudié sa sœur Octavie Antoine ripostait en proclamant non moins publiquement qu'Octave, bien que marié, entrenait plus d'une liaison adultère. Querelle de femmes enapparence, en réalité, querelle de pouvoir et d'empires! Un beaujour enfin, soit qu'il se sentit plus fort soit qu'il eût perdu,toute patience,Octave fit rendre aux sénateurs groupés à Rome autour de sa cause un décret déclarant la guerre à Cléopâtre. La riposte ne se fit pas attendre Antoine, réunissant en assemblée plénière tous ceux des


grands dignitaires romains qui l'avaient suivi à Alexandrie, les décida, grâce à des libéralités sans bornes, à proclamer Octave dépouillé de tous ses titres et dignités. Cléopâtre continuait à payCl' la gloire future du futur roi d'Égypte

Celui-ci résolut alors de passer en Grèce et d'y concentrer ses troupes il partit pour Athènes. Mais Cléopâtre n'eut de fin ni de cesse qu'il ne l'eùt autorisée à l'y suivre. Est-ce qu'infidèle une première fois, il ne pourrait pas le devenir une seconde '? Est-ce qu'il n'était pas possible qu'elle absente, il se réconciliât avec l'objet de ses haines?. Pour reconquérir la liberté de soi, Antoine eut beau envoyer à Rome des gens qui chassèrent Octavie de sa maison, procédé brutal et indigne, rien n'y fit. La reine d'Égypte vint s'installer avec sa cour à ses côtés; et, en en même temps, commença ce travail d'affaiblissement moral et intellectuel, dont les femmes s'acquittent si savamment toutes les fois qu'il s'agit de retenir un homme attaché à leur char. Désormais, Cléopâtre a perilu le sens des grands intérêts nationaux sa passion pour l'homme l'aveugle; elle le veut à elle, même au détriment de sa gloire Elle sait Antoine avide de plaisirs: elle gorge Antoine de baladins, de chanteurs et d'athlètes. Elle le sait avide de volupté elle l'entoure d'une immense caresse. Elle le sait gros mangeur elle lui sert de prodigieux festins. Tout, pour qu'il soit à elle seule N'est-il pas le plus beau des hommes ?. Et au milieu de cette atmosphère de lubricité, Antoine temporise, temporise encore, temporise toujours. Un instant, il a eu la velléité de porter la guerre en Italie Cléopâtre, de peur de perdre son contact, s'y est opposée; et comme elle tient les cordons de la bourse, en même temps qu'elle fait vibrer les nervures de sa chair, il obéit. Elle l'endort dans les délices d'une cour essentiellement voluptueuse et, pendant ce temps, il n'aperçoit pas le travail de taupe de son rival qui détache en tapinois de lui Hérode et ses autres vassaux. Et voici que, vers la même époque, un violent tremblement de terre ébranle tout le bassin oriental de la Méditerranée, depuis l'Italie jusqu'au littoral de l'Asie plusieurs villes de Phénicie sont détruites; une panique épouvantable s'empare de la Grèce toute entière. Est-ce que les dieux, eux aussi, vont prendre parti contre les amoureux?.. C'est dans ces conditions et sous ces navrants auspices que va se livrer à Actium le combat suprême qui décidera de l'indépendance ou du servage de l'Égypte. Je ne m'arrêterai pas à décrire les famines, les désertions, les raitrises, qui ûrent succes sivement à Antoine le plus découra-


geant des terrains de lutte; je ne dirai ni les défiances de son coeur, ni les hésitations de son esprit. Aux récits de Dion Cas. sius et de Plutarque, il ne reste rien à ajouter je l'a ppellerai seulement qu'une fois de plus, de peur d'être isolée de son époux, Cléopatre exigea et obtint que les deux triumvirs se mesurassent sur mer au lieu de se mesurer sur terre et que, par conséquent, c'est sur elle qu'il faut faire peser la responsabilité de la dé aite.

Ici une question se pose est-ce par lâcheté, par peur ou par trahison qu'au beau milieu de la bataille, alors que le résultat était incertain, elle s'élança tout à coup, toutes voiles déployées, à travers les vaisseaux montés par Antoine, fuyant à toute vitesse vers Alexandrie? Je n'hésite pas, avec Désiré de Bernhath, à dire « Non, Cléopâtre ne fut ni une poltronne, ni une traîtresse » elle se retrouva simplement, à cette minute suprême, ce qu'elle avait cessé d'être depuis deux ans, reine et mère, reine d'Egypte et mère de Césarion Ce qui le prouve, c'est le dépit qu'elle témoigna à Antoine après l'avoir recueilli tant bien que mal à son bord. Quatre jours durant, elle refusa de voir celui qui avait abandonné ses vaisseaux, ses matelots et une armée de terre de plus de cent mille hommes.

Ce qui le prouve encore, c'est la façon dont cette lutteuse incomparable se raidit contre l'envahisseur, opposant à Octave non seulement des légions d'Egyptiens, d'Arabes et de Coptes enrôlés à prix d'or, mais encore proposant de lui livrer toutes ses richesses et jusqu'à sa couronne de reine, pourvu qu'il consentît à reconnaître son fils roi d'Egypte à sa place. Octave prit l'argent, mais il refusa de renoncer à une conquête qu'il se préparait à sceller du sceau de César-Auguste, imperator, titre dont dès cette époque il s'était gratifié.

Il ne restait plus à Cléopâtre qu'à mourir sinon, elle allait suhir l'affront de se voir traînée à travers les r ues de Rome, derrière le char d'un implacable triomphateur. Rendons-lui cette justice elle n'eut pas un instant d'hésitation. Sa mort fut une mort fière, sans convulsion, entourée de mystère et de parfums. Une seule chose la préoccupait éviter que la douleur ne défigurât des traits qui avaient tait l'admiration du genre humain Avec une incomparable sérénité, elle discuta toutes les façons de quitter la vie, les effets des poisons violents et ceux des poisons doux et, le moment venu, quand elle eut acquis la certitude qu'Antoine n'avait plus ni un vaisseau, ni un soldat à opposer à son rival, elle entra pour ne plus en sortir dans le mausolée qu'elle s'était fait


construire tout exprès dans le voisinage du palais royal et qui devait lui servir de tombeau.

Cependant l'amour avait entré ses griffes si profondément dans. sa chair que jusque dans la mort elle allait avoir à subir ses horribles morsures.

Impatient de mettre fin à un drame devenu poignaut, Antoine avait résolu de risquer le tout pour le tout et voici qu'ayant rangé son armée en bataille sur les hauteurs dominant Alexandrie et ayant ordonné à ses vaisseaux de foncer sur ceux d'Octave, il venait d'être le témoin de la félonie de ses soldats. Il les avait vus, entrainés par leurs officiers. déserter sa cause sous ses propres y eux et, sur ces entrefaites, un message de la reine lui ay ant fait savoir qu'eUe allait se donner la mort, il s'était passé son épée à travers le corps. Il nageait dans son sang quand Diomède, le secrétaire de Cléopâtre, venant à passer, eut pitié et lui proposa de le hisser dans le mausolée où sa femme s'était renfermée. Comme il était fort difficile d'en ouvrir la porte, la reine, paraissant à une fenêtre, descendit des chaînes et des cordes avec lesquelle; on l'attacha, et, à l'aide d'Iras et de Charmion, les seules de ses femmes qui ne l'eussent point abandonnée, elle le tira à elle « Jamais, s'écrie Plutarque, on ne vit spectacle plus digne de pitié Antoine, souillé de sang et n'ayant plus qu'un reste de vie, était tiré vers cette fenêtre et, se soulevant lui-même autant qu'il le pouvait, il tendait vers Cléopâtre ses mains cléfaillantes. »

« Quand Antoine fut entré dans le tombeau et qu'elle l'eut fait coucher, elle déchira ses voiles et, se frappant le sein, se meurtrissant elle-même de ses mains, elle lui essuya le sang avec son visage qu'elle colla sur le sien, l'appelant son maitre, son mari, son Empereur! )) Quelques secondes plus tard, Antoine expirait dans ses bras.

Apprenant le suicide d'Antoine, Octave comprit que sa victime allait lui échapper. Comment s'emparer d'elle vivante ? Par la traîtrise c'était le seul moyen il y était passé maître. Donc, il lui dépêcha un messager, Proculeius mais Cléopâtre refusa de le laisser entrer, et ce fut à travers les battants d'une porte fortement barricadée qu'elle écouta les propositions de l'ambassadeur d'Octave. Tandis qu'elle les discutait, ce Proculeius avait observé la disposition des lieux il avait remarqué la fenêtre qui avait servi aux femmes de Cléopâtre à introduire Antoine dans le mausolée. Il prit congé de la reine. Quelques heures plus tard, il revint caché derrière Cornélius Gallus, le second messager de son maître


tandis que celui-ci négociait de nouveau à travers la porte close, il appuya une échelle au mur, poussa la fenêtre, entra, descendit les marches, et vint s'emparer de l'infortunée reine par derrière, comme les voleurs' s'emparent de l'objet de leurs convoitises. Tout était fini. Dans un combat singulier, la muflerie avait défié la beauté, et la beauté venait de succomber. Proculeius, ayant désarmé Cléopâtre, poussa le cynisme jusqu'à la dépouiller devant lui de ses vêtements afin de s'assurer qu'elle n'y avait pas caché du poison.

Octave avait compté sans son hôte. La reine d'Egypte lui ménageait pour finir une des plus belles leçons de dissimulation qui aient été données aux hommes. Quand, ayant clos le cycle des négociations avec le vainqueur quand, après lui avoir disputé pied à pied les miettes de sa royauté et l'existence de ses enfants, elle eut appris que, sous trois jours, elle allait être expédiée à Rome, son parti fut vite pris. Elle demanda la permission d'aller faire des libations funèbres sur le tombeau d'Antoine. » Après avoir exhalé ses plaintes, elle le couronna de fleurs, fembrassa et, rentrant au palais, elle se para de ses habits royaux, puis elle s'étendit sur un lit d'or. Quelques instants plus tard, ses gardiens, ayant pénétré dans la chàmbre où elle reposait, la trouvèrent inanimée. )) En vain firent-ils appeler au plus vite des psylles qui sucèrent les deux légères piqùres qu'on voyait sur son bras il fut impossible de la ramener à la vie. On ne retrouva pas davantage l'aspic à la morsure duquel on continua d'attribuer sa mort mais Cléopâtre sans son aspic ne serait plus Cléopàtre mieux vaut ne pas contester à sa mort cette dernière poésie. Ainsi périt, à trente-neuf ans, la première des faiseuses d'empires qui ait gagé l'avenir de son pays et de sa race sur le charme exercé par la beauté. Si elle n'avait pas interrompu sa méthode, si au lieu de s'éprendre follement de son dernier amant, elle avait en temps opportun forgé de nouvelles amours, peut-être eût-elle réussi à les soustraire fun et l'autre à la rapacité des Romains. Plutôt que de trahir celui qu'elle aimait, elle préféra leur donner et se donner à elle-même le même tombeau. Que les grands arcbitectes politiques lui reprochent sa décision, soit Mais ce dont je suis certain, c'est que pas une de celles qui liront ces lignes n'aura le triste courage de l'en blâmer.

(A suivre).

Mis de CASTELLANE.


LES

LAM ENTATIONS

MAN DAU DARI ~1'

«.

o Héros bien-aimé dont la force sublime

Aurait précipité le Dieu resplendissant

Indra Çatakratou dans le plus noir abime, Frère de Kouvéra, guerrier au bras puissant Toi devant qui fuyaient dans la défaite amère Rishis et Gandarvas, Tcharanas et Yakshas (2), Aujourd'hui te voilà couché dans la poussière Tu reposes sans vie, ô Roi des Rakshashas 1 Non, celui qui vainquit ta splendeur et ta gloir e, Celui qui te jeta dans l'antre de Yama

N'est pas un homme, hélas! Cette horrible victoire Est l'œuvre de Vishnou sous les traits de Rama Je t'ai dit « Sois en paix avec le Ragouhide. » Mais, amant de Sita, tu fis taire ma voix. Malheureux, abattu par le Daçarathide (3), Tu dors, ô Ravana, pour la dernière fois

(1) Cet épisode est tir.! du Ramayana de Valmiki (IV' siécle avant J.-C. environ). Rama, en lutte avec Ravana, le roi des Démons, qui lui ravit son épouse Silà, vient de remporter une éclatante victoire devant Lau6a, capitale de Rakshashas Dans cette bataille le ravisseur a été tué par la lance du Ragouhide (Rama). Mandaudari, la femme de Ravana, pleure sur son cadavre.

(2) Démons inférieurs. Les Rishis sont de saints trmiles; les Gandarvas, des génies musicaux.

(3) Nom de Rama, fils du roi Daçaratha.

TOME XXVII. 16

DE


Dans ce monde, ô Yatou, bien des femmes sont belles Plus que cette Sità dont ton coeur fut séduit; Mais tes esprits troublés, à la raison rebelles, N'ont pas voulu les voir, et le bonheur s'enfuit. Tu n'as pas compris, Roi, les trésors de tendresses Que tu pouvais trouver chez une Rahshashi,

Tu leur as préféré findolente détresse

D'une épouse semblable à la reine Çatchi 1 (1) A quoi t'auront servi tant d'amour et de haine, Pâle Douçagriva par le fer terrassé?

Au bras de son vengeur, la chaste Vidébaine (2), Joyeuse, raillera l'ennemi trépassé.

Et moi, dans le chagrin, dans la peine et les larmes, Je ne retournerai jamais au Nandana (3)

A quoi t'auront servi tes troupes et tes armes, Puisque ton corps n'a plus son âme, Ravana ?

Ah 1 lève-toi, Seigneur, et rouvre tes paupières, Vois les pleurs épuisants qui coulent sur mes seins Console mon malheur par tes paroles fières, Et sur le Kélasa (4), doux monarque, reviens! Tu demeures muet à ma voix qui t'appelle 1 Ne m'entends-tu donc pas, ô guerrier trop chéri? Noctivague aux longs bras, reviens auprès de celle A qui tu dois ton fils, ton çatrounirdjétri!

Tu restes immobile et ta lèvre est glacée,

Tes yeux n'ont plus. le noble éclat des jours heureux o honte soit sur moi, sur moi pauv re insensée, Veuve éternellement d'un héros valeureux.

Honte soit sur mon cœur qui, gonflé de tristesse, En un dernier sanglot n'a pas pu se briser,

Lorsque je vis la Mort, implacable et traitresse, o Roi des Yatavas, brusquement t'écraser R. d'ERAN.

(1) Femme d'Indra, personnificaLion de la fidélité conjugale.

(2) Sita, fille du roi Vidéha.

(3) Jardin sacré de la mythologie hindoue.

(4) Fleuve sacré de la mythologie hindoue.


TOMBEAU D'HENRY BECQUE

Henry Becque va avoir son Rodin on ne pouvait choisir meilleur sculpteur, ni personne aussi capable de rendre les fortes qualités de Becque, la patience, la force, l'opiniâtreté, la carrière. Il n'est que juste qu'Henry Becque obtienne un peu d'apothéose. Il abeaucoup souffert, sa vie durant, par la faute des autres et par la sienne. Il paraissait tout d'un bloc, ce qui est froissantpourles contemporains flexibles; au fond, il était plus divisible, plus varié, plus souple qu'il ne le pensait, et il n'était pas toujours de même avis, de son avis, sur les mêmes choses. Si on l'avait su, il eilt bénéficié de cette légère ondoyance de sa vision et de sa théorie mais on l'accepte tel qu'il se voulait voir luimême, dans ces bons moments, un lutteur sans phrases, un Antée sans cesse retrempé par le contact de la terre où se passent tous les phénomènes de la vie réelle et il en souffrit. Ce qui ne contribua point à l'expression de son âme, ce fut, que lorsqu'il prit la plume comme journaliste, ce fut bien rarement pour renseigner autrui sur le théâtre qu'il rêvait, qu'il disparaît, qu'il écrivait, sur le théâtre de Becque, son point de départ et ses ambitions. Mais il fonçait sur ses ennemis il en avait très peu qu'il croyait acharnés à sa perte, d'où une certaine monotonie dans ces articles-pamphlets qu'il donnait à la presse. C'était toujours les mêmes ennemis qui repassaient. On se lassa. D'ailleurs les chroniques étaient d'une jolie forme.

Le théâtre eut pour Becque une scène particulière. Il y vit une école de concision rien de mieux mais il n'est point toujours et partout un écrivain concis Si, au théàtre, la sobriété est sa règle absolue, s'il s'y borne souvent à noter d'une phrase interrompue, plus expressive d'être interrompue, soulignée d'un geste, ponctuée d'une intonation, les sentiments de son personnage, s'il est là, net, bref, excessif, attentif à croire en somme comme on parle et non comme on écrit il se rattrape dans des poëmes. Becque chasse la phrase de son théâtre, et revendique pour la poésie le droit à l'éloquence, il revendique et il abuse. Heureusement que quelques sonnets le montrent, garrotté dans sa t'orme flxe, et domptant son éloquence inépuisable. Mais les sonnets eux-mêmes ne valent pas les épigrammes ces épigrammes étaient courtes et bonnes, nombreuses aussi, encore il a du en perdre, car il le disait, le répétait plus qu'il ne le publiait et il doit en manquer à la cQIlection complète de ses œuvres et propos.

LE


Enfin, la critique officielle va entrer en pamoison devant l'œuvre de Becque. Elle va le louer d'avoir su se borner (qui ne sut se borner ne sut jamais écrire) d'avoir gardé toujours par devers lui en vue d'une coction plus complète d'un parachèvement plus lumineux, et d'une meilleure disposition de ses notes, les éléments de la pièce-fantôme, les Polichi.nelles (polissez-le sans cesse et le repolissez). Evidemment, Becque remportera encore un prix d'élégance, et on va l'incorporer au classicisme, non point parce qu'il a une haute valeur, et un effet des habitudes d'esprit classique, mais parce qu'il a peu produit. Sauf exceptions pour Balzac, parce qu'on risquerait de n'être pas écouté en le démolissant et, d'ailleurs, n'est-il pas partisan du druit d'aînesse, et pour George Sand, qui est une dame, ce qui mêle à son inventaire critique quelques douceurs bien psychologiques, la critique a été dure pour les écrivains féconds. Ne perdons point de vue que notre modèle est ce sage La Bruyère qui passa son temps à parfaire un ingénieux volume à mille menus compartiments. C'est bien plus aisé, pour un critiqué classique, de bien étudier un homme qui a laissé quatre pièces, qu'un écrivain fécond. Aussi, attendons-nous sous peu à des thèses de doctorat, Henry Becque et son temps, et on parlera de ses manuscrits et de leurs curieuses variantes, dans la Revue cL'Hi.stoire littéraire, avec les grands procédés d'exagéré créés pour Racine ou Bossuet, et l'on fera des pages charmantes sur la façon dont Becque mettait les virgules et ce sera charmant.

On ne peut pas dire avec certitude d'un écrivain qu'il n'eut pas beaucoup d'idées, parce que l'on n'en trouve que peu dans son ceuvre. Rien n'empêche que de très vives clartés l'aient illuminé et qu'il n'ait point eu le temps de nous en faire part. Becque n'est point un idéologue, de gré ou de force. Peut-ètre a-t-il rejeté l'idée, avec ce qu'elle entmîne d'hypothèses, comme hasardeuse, peut-être s'est-il restreint dans sa contemplation des choses et des suggestions qu'elles procurent par rigoureuse méthode il n'est point un idéologue. Son souci, d'ailleurs, n'est pas tant d'apporter une chose nouvelle, impressionnante, que de bien faire ses pièces. Becque n'est le commencement de soi, encore que les apparences nous montrent un groupe d'auteurs dramatiques de talent, tout un théâtre, toute une école d'interprétation fondée par ses soins. Becque dans ses œuvres excellentes, et dont ici on ne conteste pas la haute valeur pour chercher à la préeision, Becque est l'aboutissement quelquefois en quasi perfection du Diderot du drame bourgeois.

Il apporta au théâtre cette qualité de faire le moins de théâtre possible. Si (un article célèbre en fait foi), il estplein d'admiration pour la verve inventive, pour la faconde et l'art des péripéties du Maître Sardou, lui ne touche à aucun de ces moyens du théâtre. Le théâtre en prose,


issu de Diderot, le drame bourgeois à mélange de comédies, a fait au long du xixe siècle, de larges emprunts au drame romantique; il lui a pris de sa conduite rapide, il a admis les inventions un peu puériles mais divertissantes qui soulagent l'attention; un brin de poésie ne lui déplaît pas, et ce n'est pas que dans Mercadet que Godeau arrive à la fin de la pièce pour tout arranger, adaptation nouvelle et curieuse de la Pallas ou de l'Apollon, qui, des frises, arrête, d'une voix modulée, les héros prêts à en venir aux mains et les calme par la proposition d'heureuses unions de famille. Le drame bourgeois pour vivre, pour lutter de curiosité, avec l'intensité du drame romantique et de son dérivé, parfois indigne, le mélodrame leur a emprunté, le plus possible, en adaptant à son langage uni, les grandiloquences qui recouvraient les moyens appelés en renfort. Becque a eu le mérite de vouloir ramener le drame bourgeois ou la comédie bourgeoise à sa simplicité initiale, ou plutôt théorique. On comprend qu'il se soit plu à l'animation de Sardou et qu'il ait refusé de s'incliner devant Dumas fils, avec qui il a des affinités de préoccupations, des voisinages de thèses, des similitudes de couleur. Seulement, à son gré, à la mesure de la sévérité de Becque à faire droite l'allure de son intrigue, à l'empêcher de s'en aller errer dans les sentiers qui s'ouvrent à droite et à gauche, Dumas n'est ni assez rigide, ni assez simple. Il entrevoit la même vérité que Becque, mais s'il arrive à la toucher ce n'est que pour essayer de la farder. Becque faisait beaucoup de mots, des mots cruels, des mots amers, des mots très expressifs, mais il les faisait à part. Il n'altérait point la belle majesté de lignes de sa comédie ou de son drame pour sacrifier au bel esprit. Dumas fils, dans sa recherche d'expressions brillante~, de vives synthèses des mots et des sentiments, au moyen d'expressions d'allure boulevardière irritait évidemment ce passionné des lignes sobres. L'art de Becque fut de sevrer la comédie bourgeoise, de la conduire vers le vaudeville le plus fin avec la Parisienne, de la monter en drame, avec les Corbeaux, toujours avec la même simplicité, la même traduction des moyens. Il compte sur la construction de sa pièce pour faire voir, et non sur son dialogue pour éblouir, empêcher de voir, bref, faire passer une muscade. Son art sévère est probe dans sa construction.

Il n'est point difficile de rallier au classicisme, malgré son besoin de sévérité et l'amertume de sa vision sociale un esprit de cette nature. Le contraste même de sa petite œuvrette éparse, d'avec son œuvre dramatique, peut donner des arguments il est aisé de dire qu'un écrivain qui ne donna pas de lyrisme mais qui rima, entre temps, pour son plaisir propre, des épigrammes, des satires et des épitres, a non seulement les qualités, mais même les défauts d'un classique attardé pour un peu on penserait aux fables qu'écrivirent en se jouant et pour se délasser quelques-uns des derniers classiques, de ceux qui lacèrent encore après la préface de Cromwell le cothurne de la digne Melpomène. Mais il ne faudrait pas exagérer.


Il y a dans Becque ce que n'eurent point les classiques: une curiosité sociale.

Elle poind dans Michel Pauper, on la retrouve dans lrr Parisienne, un peu, dans les Corbeaux, beaucoup.

Elle a seulement changé de style et de manière de se présenter. Becque qui n'est rhéteur que dans la poésie fugitive, sait très bien que la revendication ne se présente jamais sans un tantinet de déclamation.

La déclamation étant ce qu'il écarte du théâtre avec le plus de ferveur, c'est dans la construction de sa pièce, dans la position de son sujet qu'il faut chercher son avis sur le monde, sa façon de voir précise et positive, son mot de révolutionnaire et de mécontant. Il faut voir dans la Parisienne, sous sa forme légère, une critique de l'institution du mariage, comme les Corbeaux nous donne un réquisitoire en toute règle établi contre le mode de transmission de l'héritage. Le notaire Bourdon est bien paré pour faire le procès de tout les courtages qu'a multipliés l'état social, des péages qu'il a mis à tous les ponts des difficultés dans lesquelles il emmaillote tous ceux qui entrent dans la vie.

Le côté satirique de Becque paraît sur les satires où l'on peut trouver le reflet des plus secs poètes de la littérature classique, et lui marquent mieux dans la littérature du xixe siècle, de place qui est celle d'un probe ouvrier, logique, raisonneur et fidèle à l'austérité de ses conceptions.

Gustave HAHN.


LA POUPÉE

Il y avait une fois une actrice qui jouait des comédies et des drames dans un grand théâtre de Paris. Elle avait beaucoup de succès et tout le monde l'applaudissait avec enthousiasme. En l'écoutant le dimanche les bonnes femmes laissaient tomber le chocolat et les oranges qu'elles avaient apportés et leurs larmes coulaient en abondance.

Comme elle joue bien disaient-elles.

Quelle sincérité dans l'émotion disaient les gens compétents.

Ma fortune est assurée pensait le directeur du théâtre. Qui aurait pu croire que ma petite Rosette serait capable de cela ? songeait sa mère,

Car elle avait une mère, ce que nous constatons sans le donner au lecteur comme surprenant.

Or, quand Rosette paraissait sur la scène, son visage s'animait merveilleusement, sa voix avait des accents déchirants, elle semblait possédée des plus ardentes passions humaines. Mais, dès que le rideau descendait, la vie semblait l'abandonner, le carmin et le fard faisaient un masque insensible à son visage, elle n'éprouvait plus rien, elle était indifférente à toute chose.

Pour cette raison, ses amis l'avaient surnommée « la poupée ». Elle avait une beauté rose et régulière qui faisait songer à un jouet très perfectionné.

Et beaucoup d'hommes l'aimaient. Les uns, par v anité, parce qu'un portr ait d'elle en couleur, où elle était représentée souriante et demi .nue, s'étalait près de l'Opéra; d'autres, parce que ses yeux ne réflétaient aucune pensée et qu'ils estimaient que cela devait les dispenser d'effort intellectuel pour la conquérir d'autres, parce qu'ils la supposaient très intelligente d'autres, sans raison apparente, à cause de cette force inconnue qui oblige les hommes à aimer les actrices.

1


Elle se donnait très souvent, sans tristesse ni plaisir, pour de l'argent, pour un cadeau, pour un rôle, pour un bouquet. Elle n'attachait à cet acte aucune importance et s'étonnait beaucoup de voir les hommes souffrir à cause de cela.

Elle ignorait l'amour, ne pleurait que pour de petites choses, n'avait pas d'émotions. Sa mère disait quelquefois en plaisantant Rosette a une pierre à la place du cœur.

Et elle songeait que c'était peut-être vrai, en somme. Or, un pauvre pompier, qui venait chaque soir au thçâtre à cause des besoins de son service, vit Rosette et l'aima. Il:l'aima d'un amour infini, tendre et profond, comme n'ont pas coutume d'aimer d'ordinaire les pompiers. C'est sa voix qu'il entendait dans le cri rauque des voitures qui partent pour les incendies c'étaient ses yeux qn'il voyait dans les fenêtres rouges des maisons qui brûlent; les flammes lui faisaient penser à ses lèvres, les cendres à sa chevelure.

Ce pompier avait vingt ans, s'appelait Eloi et avait un coeur simple.

Ah songeait-il, je suis l'homme le plus malheureux de la terre jamais cette actrice célèbre ne consentira à aimer un humble pompier comme moi

Il souffrait beaucoup et n'avait pas d'espérance

Chaque soir, immobile au pied d'un décor qui était, soit un palais, soit un parc, soit une rue, il goûtait la seule joie de sa vie qui était de voir et d'entendre celle qu'il aimait, déclamer etjouer. Il lui semblaitalors que son âme s'agrandissait, qu'il sortait de lui-même, participant à une vie supérieure. Et il se souvenait qu'il avait eu une fois une sensation analogue, un jour de fête où le capitaine de son régiment avait fait un discours sur le drapeau et la patrie.

Son amour était tel qu'il voyait sans tristesse le visage de Rosette reprendre en sortant de scène la froide expression qui la rendait semblable à une poupée. C'étaient d'autres pensées qui le pénétraient alors, la vision d'une fée muette dont les yeux sans regard, sous les lampes de théâtre, versaient un enchantement très doux. Or, un jour, Eloi le pompier connut la plus grande joie de sa vie. Les yeux de Rosette s'étaient posés sur les siens et avaient fait pénétrer dans son coeur une flamme divine. Le lendemain et tous les soirs qui suivirent, Rosette le regarda encore. Et chaque fois ses yeux répandaient une chaleur mystérieuse, qui troublait à ce point notre héros, qu'il courait ensuite éperdu, à travers les rues, fou de désir et d'espérance.


Alors, un soir, il acheta un petit bouquet de deux sous et le cacha contre son coeur.

-Il faut avoirde l'audace, pensait-il. Je lui donnerai ce bouquet et lui avouerai mon amour. Je ne suis pas beau, c'est vrai. Mais enfin, peut-être est-elle sensible au prestige de l'uniforme. Le spectacle terminé, Rosette passa comme d'habitude devant notre héros, le regarda et disparut dans le couloir qui menait à sa loge

Voilà l'occasion, se" dit Eloi. Et il se glissa derrière elle, son bouquet à la main.

Il s'arrêta devant la porte, très ému. Or cette porte était entrouverte et voici le spectacle qui frappa ses yeux Rosette était assise sur les genoux d'un vieil homme à cheveux blancs, elle avait passé ses bras autour de son cou et elle lui jurait un amour éternel. Eloi reconnut le vieil homme. C'était un célèbre poète, auteur de sublimes tragédies, dans lesquelles Rosette aspirait à jouer. Il y a un pompier qui nous regarde, dit le célèbre poète. Non, répondit Rosette, en regardant dans le couloir, il n'y a qu'un bouquet de deux sous que quelqu'un a laissé tomber. II

Eloi renonça à l'état de pompier. Il acheta des livres et se mit à lire et à étudier avec une grande ardeur.

Si je devenais un célèbre poète, se disait-il, Rosette m'aimerait et elle me jurerait aussi un amour éternel.

Il travailla donc pour être poète et il apprit combien cette carrière est ingrate. Il loua une mansarde dans un vieil hôtel où Alfred de Musset avait habité dans sa jeunesse, il eut une lampe et un grand cahier où il écrivait ses poésies. Il fréquenta d'autres poètes, qui avaient de longs cheveux et des vêtements noirs comme des huissiers ils étaient très instruits, passaient leur temps à causer et à fumer ils étaient poètes par la grâce de Dieu, on les honorait comme tels mais jamais personne n'avait vu leurs écrits. Ils riaient beaucoup quand Eloi leur demandait humblement leur avis sur ses vers, et ils disaient entre eux C'est un pompier

Et Éloi était honteux, pensant qu'ils faisaient allusion à son ancien état.

Pourtant il travâillait avec obstination et comme la patience est la première des vertus, la forme de ses vers s'épura peu à peu,


des pensées y apparurent confusément, ils furent parcourus par une vague harmonie.

Et un soir d'hiver, comme Éloi était solitaire dans sa chambre glacée, une muse le vit par le trou de la serrure et vint s'asseoir auprès de lui.

C'était une muse du quartier latin qui avait coutume d'errer sur les quais déserts, autour de Notre-Dame, dans les vieux hôtels. Elle avait assisté dans cette même chambre aux nuits de Musset, elle avait veillé Hégésippe Moreau agonisant dans une salle d'hôpital, elle avait donné du génie à des poètes méconnus, dont le nom est maintenant ignoré des hommes. Elle connaissait toutes sortes de belles chansons et de poétiques histoires. Elle devint l'amie et la compagne d'Éloi. L'âme des livres, jusqu'alors muets, sortit des pages et tourbillonna autour de son front, vivante et délicieuse. L'esprit de notre héros s'emplit de fictions extraordinaires, de contes charmants.

Il alla porter ses poésies au Mercure,français, qui était alors la plus grande revue du temps. Et là écrivaient d'autres poètes, originaires d'Amérique, de Hollande, de Roumanie et de Turquie. Or, dans tous ces pays, il n'y a pas de muses comme en France ils s'obstinaient pourtant sans raison à écrire des poésies dénuées d'harmonie et même de sens. Aussi les vers d'Éloi, dictés par une vraie muse du quartier latin, semblèrent-ils admirables à tous. On en publia beaucoup et leur auteur devint illustre.

Le directeur de la Comédie-Française ayant entendu parler d'Eloi dans des conversations lui écrivit à la hâte de lui apporter une pièce pour son théâtre. Celui-ci terminait précisement une tragédie dont le principal rôle était écrit pour Rosette. Il se rendit tout joyeux, son manuscrit sous le bras, à la Comédie-Française, Et quand le concierge voulut l'empêcher de passer il répondit avec orgueil

Le directeur ni écrit et je vais lui lire ma tragédie dont le principal rôle sera joué par la célèbre actrice Rosette. Voilà une belle œuvre, digne de notre grande tradition littéraire, dit le directeur de la Comédie-Française, quand il eutentendu la pièce d'Eloi. Nous allons la représenter tout de suite. Vous êtes assurément un grand poète.

Et il sonna pour qu'on aille chercher le costumier et le peintre qui ferait les décors.

Alors Eloi exprima son désir de voir sa piècejouée par Rosette. -Voilà une facheuse coïncidence, répondit le directeur. J'ai reçu précisément ce matin une lettre où elle m'informe qu'elle renonce


au théâtre. Ellevit depuis quelque temps avec un explorateur et elle va partir avec lui pour un long voyage. En vérité, les femmes sont étranges 1

On frappa à la porte. C'étaient le souffleur, le régisseur, le costumier et le peintre qui venaient se mettre à la disposition de l'auteur de la nouvelle pièce.

Mais Eloi s'était levé, en proie à une extraordinaire agitation. Il s'écria

Vous pouvez retourne chez vous, messieurs, je m'excuse de vous avoir dérangés. Je ne suis pas un grand poète mes vers sont mauvais puisque ce n'est pas Rosette qui les dira. Gardez vous de représenter sans elle cette pièce. Les spectateurs y mourraient d'ennui et vous même rougiriez d'être pour quelque chose dans une si grande sottise.

Là-dessus, il sortit précipitamment.

Les poètes sont singuliers, dit le souflleul',

Mais je n'en ai jamais vu un semblable, dit le directeur de la Comédie-Française.

III

Eloi apprit quelques jours après le nom de l'explorateur qui amenait Rosette. Il venait de partir avec elle pour Marseille. Eloi dit adieu à la muse qui avait été sa compagne et qui lui avait fait connaitre les joies de la pensée. Et celle-ci fut très triste et lui dit Les jours modernes sont cruels aux muses Où sont les nuits de mai du temps jadis, les amoureuses en crinoline et les poètes avec leurs redingotes bleues dans les mansardes de Balzac? désintéressement, amour de la poésie, jeunesse de cœur, qu'êtes-vous devenus? Ingrat ami, mon dernier espoir, tu me quittes aussi. Mais je ne veux plus prodiguer mes trésors pour des âmes misérables. Je sais un vieux puits, près de l'Odéon, dans une cour ancienne. Son eau bleue sera mon tombeau; et si plus tard, sur la margelle usée se penchait un visage que je reconnaisse, peut-être ma légère forme flotterait-elle entre les pierres comme un témoignagne de la beauté qui ne meurt pas.

Mais Eloi songeait à Rosette et ne fut pas touché de ces paroles. Il prit le train et gagna Marseille. Il était déjà trop tard. Rosette et l'explorateur venaient de partir sur un navire pour l'Afrique. Alors il s'embarqua à son tour sur un autre navire qui avait la même destination. Et sa surprise était très grande, car il contem


plait la mer pour la première fois la brise marine remuait ses cheveux, emplissait sa poitrine et il sentait son âme s'élargir jusqu'aux horizons qu'il apercevait au loin, baignés d'une vapeur bleue.

Et le soir, assis sur le pont, il faisait des petits bateaux de papier qu'il jetait dans la mer pour les regarder s'éloigner au gré des vagues. Et le papier dont il se servait était celui du manuscrit de sa tragédie. Chaque petit bateau emportait quelques vers que les poissons venaient lire en se moquant, car les poissons sont ignorants des belles choses conçues par les hommes. Et puis les petits bateaux descendaient au fond de l'Océan, dans une lueur étrange et chaque vers devenait une petite fleur sous-marine, une fleur qui ne devait jamais revoir la lumière du soleil. A Alger, Eloi apprit que l'explorateur et Rosette étaient déjà partis pour rechercher de grands lacs qui se trouvaient en Afrique.

Alors, il cueillit un bâton de voyage et se mit en route. Il voyagea il connut la terre immense. La trace de son pied s'imprima sur le sable du désert, il but à des fontaines qui ressemblaient à celles de la Bible, dormit sous des palmiers, mangea des fruits inconnus. Il fut mordu par des serpents, se battit avec des bêtes féroces, passa à la nage des fleuves pleins de crocodiles dont il sentit la peau humide sur son corps.

Il retrouvait sur son chemin des traces de l'explorateur et de Rosette qui voyageaient avec une nombreuse troupe armée. Des feux de campement, des chemins tracés dans la forêt guidaient ses pas.

Un soir qu'il était endormi, des nègres sauvages s'emparèrent de lui et l'attachèrent solidement au pied d'un arbre. Puis ils allumèrent un gr and feu, résolus à faire cuire leur prisonnier et à le manger Car ces nègres étaient anthropophages. Eloi comprit leur intention et jugea son sort très amer.

Avant de mourir, il cria une dernière fois le nom de Rosette. Et voilà que soudain à ce mot tous les nègres poussèrent des cris de joie, se prosternèrent devant lui, se mirent à danser et se hâtèrent de rompre ses liens. Éloi comprit que peut-être tous ces hommes avaient conçu pour Rosette un amour simple et merveilleux et qu'à la magie de son nom il devait sa délivrance. Il portait toujours avec lui un portrait de celle qu'il aimait. Il le leur montra. Alors les nègres se jetèrent sur le sol en criant; quelques-uns se frappèrent avec leurs armes. Ils portèrent Éloi en triomphe à leur village et le nommèrent roi.


Le règne d'Eloi ne dura que trois jours car, après ce temps, il s'enfuit de son palais pour reprendre sa course errante. Et il eut encore des aventures sans nombre parmi des peuples extraordinaires Il fut pris pour un dieu par des hommes d'une taille surhumaine qui étaient bons et enfantins; il fut réduit en un dur esclavage par d'autres hommes qui était pareils à des nains et avaient une tête énorme sur un corps débile.

Enfin il vit les tours d'une ville civilisée au bord de la mer. Rosette et l'explorateur l'avaient traversée déjà, mais nul ne savait vers quel pays ils s'étaient dirigés.

Éloi s'embarqua à nouveau et il erra au hasard à travers le monde.

Il vit l'Égypte et ses Pyramides, la mer Rouge où flottent des requins énormes et où règne une chaleur insupportable, la Perse où les sabres des guerriers sont recourbés en cercle, l'Inde où il y a des tigres très féroces et où des éléphants apprivoisés dansent au son de la flüte comme des enfants, l'ile de Ceylan où les hommes ont la peatt huileuse et de longues chevelures comme celles des femmes, dans lesquelles ils plantent des peignes d'écaille. Il mangea du riz avec les Chinois, fit des dessins avec les Japonais, grands amateurs de cet art, se revêtit de fourrure en Sibérie. Il traversait un soir une région glacée de ce pays et il commençait à se décourager de retrouver jamais ceux qu'il cherchait, lorsqu'il aperçut un homme couché dans la neige. Il ne faisait aucun mouvement et son visage semblait cristallisé comme ces fleurs des étangs prises dans la glace. Éloi, s'approchant, vit qu'il était mort.

On dirait un explorateur, songea notre héros.

Alors il vit que le nom de Rosette avait été tracé sur la neige. Et il comprit. Il comprit que sans doute celle-ci était passée par là et qu'elle avait abandonné sans sépulture le corps de son ami mort.

Eloi considéra l'explorateur: Une obscure fraternité le joignait à cet homme. Il creusa avec son bâton un trou dans la neige et l'y coucha.

Puis il se mit en route vers la France

IV

Rentré à Paris, Eloi acheta un journal pour voir quels étaient

les principaux événements qui avaient agité son pays en son


absence. On y parlait beaucoup de Rosette. Ses voyages l'avaient rendue illustre. Elle était revenue avec toutes sortes d'armes, de collections, de richesses dont elle avait rempli son hôtel. Le journal publiait son portuait avec mille louanges et consacrait à peine une ligne de regret à la mort de l'explorateur.

Que faire, se dit Eloi, pour la connaître et se faire aimer d'elle ? Elle a suivi un explorateur mais si je faisais une invention extraordinaire, certainement elle me distinguerait entre les hommes.

Il étudia la science. Il connut les mystères du calcul, comment les gaz se combinent entre eux, selon quelles lois marchent les astres. Son esprit, que les voyages avaient cultivé, devenait chaque jour plus habile à comprendre. Bientôt, par ses essais, ses travaux, il acquit parmi les spécialistes de la mécanique une grande notoriété mais on s'efforçait de lui nuire parce qu'il ne sortait d'aucune école officielle.

Il inventa un ballon dirigeable et les journaux s'entretinrent de lui, parlèrent de ses projets, publièrent ses plans. Un jour, ayant achevé de construire son ballon, il convoqua les académies, les personnages officiels à assister au premier voy age de son ballon à travers les airs. Et le Champ de mars était plein d'une foule immense, chacun disait

Cet homme fait honneur à la science et à la France. Eloi était ému de tant de gloire et dans son coeur il en faisait hommage à Rosette. Il avait préparé un grand drapeau qu'il devait dérouler quand le ballon s'élèverait dans les airs et sur lequel il avait écrit en lettres de feu le nom de Rosette.

Il monta donc dans la nacelle et donna le signal. Le ballon s'éleva doucement. Mais à ce moment Eloi aperçut, sur un balcon, Rosette penchée qui semblait regarder de son côté. Il fit un mouvement de surprise et de joie. Sa main fit dévier le gouvernail du ballon et celui-ci vint se briser en mille pièces sur la cheminée d'une haute maison.

On vint retirer Eloi sain et sauf des décombres; les membres des académies et les inventeurs d'autres ballons dirigeables s'en allèrent bien joyeux.

Que faire maintenant, songea Eloi. pour parvenir jusqu'à Rosette ?

Il vint errer misérablement autour de sa demeure. Or, dans une buvette du voisinage il fit connaissance d'un personnage gros et rouge qui était le cocher de Rosette. Il le questionna et cet homme parla ainsi


Comme les femmes sont singulières, monsieur, moi qui vous parle, j'ai été appelé par ma profession à bien des bonnes fortunes dans le monde élégant et je n'en tire aucune vanité. Ce n'est pas l'homme que les femmes que j'ai servies ont aimé en moi, mais la classe inférieure à laquelle j'appartenais. Rosette, par exemple, dont je conduis la voiture et dont je soigne les chevaux, n'est capable de faiblesse que pour le riche banquier qui paie son luxe, ou pour son cocher. Je ne dirai pas un mot de plus; ma délicatesse naturelle me le défend.

Je deviendrai donc un riche banquier se dit Eloi. Il sortit de la buvette et se rendit à la Bourse.

Il avait encore cinq francs sur lui. Il y acheta une action très dépréciée en ce moment. Il revint chaque jour, se mêla à cette foule d'hommes qui vivent là, cria et compta comme eux. L'action qu'il avait achetée cinq francs en valut dix mille quelque temps après. Il se hâta de la revendre pour en acheter d'autres qu'il revendit à nouveau. Il devint bientôt très riche et sa fortune rapide faisait l'admiration de tous.

Il eut un bel hôtel, des serviteurs, des voitures, un navire. Or, le banquier qui vivait avec Rosette et à qui celle-ci faisait faire de considérables dépenses pour acheter des robes, des bijoux ou des meubles, voyait ses affaires péricliter. Ayant entendu parler d'Eloi comme d'un très habile spéculateur, il vint lui proposer de s'associer avec lui. C'est ce que celui-ci désirait ardemment. Il accepta donc, trop heureux de participer ainsi à la vie de Rosette.

Il touchait donc au but de sa vie; il allait donc pouvoir parler à celle qu'il aimait, lui dire ses efforts, ses longs travaux. Venez donc diner avec moi chez Rosette dit un soir le banquier à Eloi.

Et Eloi tremblant suivit son associé. Quand il entra dans le salon et qu'il fut présenté à celle qu'il aimait, il ne vit rien, n'entendit rien. Les meubles dansaient autour de lui et il eut merveilleusement dans sa mémoire la vision du théâtre où il était pompier autl'efois et où Rosette jouait. Ce fut si précis qu'il entendit résonner les trois coups et la voix du régisseur parlant aux figurants.

Rosette prononça quelques paroles de politesse banale et nulle attention ne parut sur son visage de cire.

Le repas terminé on vint apporter une lettre au banquier il était appelé au dehors pour une afl'aire très importante. Il s'excusa et partit, laissant Eloi auprès de Rosette.


Ils causaient de choses indifférentes ils étaient seuls; le rêve se réalisait donc pour Eloi. Des paroles dictées par son coeur se pressaient ser ses lèvres

Par vous je suis sorti de mon obscure condition; mon intelligence s'est éveillée, j'ai souffert, j'ai pensé, je me suis efforcé vers les choses supérieures. J'ai connu la poésie et ses merveilles, les v oyages et le déroulement des horizons de la terr e, la science et la fortune. Vous êtes l'ambition et le mouvement de ma vie, ma tristesse, mon orgueil et mon espérance. Laissez-moi mettre un baiser sur vos lèvres pour qu'il soit comme le sceau des vertus que vous avez inspirées.

Mais Éloi ne prononça pas ces paroles utiles et véritables car un homme riche ne peut pas dire les choses que dirait un homme pauvre, et le coeur de notre héros était différent depuis que la fortune lui avait souri.

Je suis d'une noble et ancienne famille et mon opulence est extrême, dit-il. J'ai un hôtel plus beau que celui-ci, des serviteurs, des voitures, un navire. Si vous vouliez j'augmenterais votre luxe, je vous donnerais des bijoux d'un prix inestimable, votre magnificence dépasserait tout ce qu'on a vu jusqu'à ce jour. « Voilà la femme la plus riche de Paris dirait-on !» quand on vous apercevrait. Cela sera réalisé si vous me donnez seulement un peu d'amour en échange.

-De l'amour, répondit Rosette, il n'y en a point dans mon coeur et je ne saurais vous donner cela. Vous meparlez de vos richesses. Elles me lassent à présent comme déjà m'ont lassé autrefois le théâtre et les voyages. La vie m'apparaît monotone et vide tous les hommes que je connais ne m'inspirent que de l'indifférence. Je regrette très amèrement l'amour d'un pompier que je voyais jadis au théâtre et qui, un soir, laissa tomber devant ma porte un bouquet de deux sous. C'est en vérité le seul homme que j'aurais aimé

Éloi se leva, prit congé de Rosette et sortit précipitamment. Il erra comme un fou toute la nuit. Il s'arrêta le matin sur le banc d'une avenue et la vanité de toute chose lui apparut avec netteté. Pourtant il était dans sa nature de ne jamais désespérer. Il vit son valet de chambre qui, inquiet, était parti à sa recherche.

Éloi s'élança vers lui

Je te fais don, s'écria-t-il, de ma maison, de mon navire et de toute ma fortune. Donne-moi vite une feuille de papier pour que je t'en signe sur-le-champ une donation définitive. Mais crois-moi,


si tu aimes une femme, sache que ce luxe, ces richesses et tout ce que l'or procure, sont de pauvres armes pour la conquérir. Là-dessus il s'éloigna, laissant le valet de chambre plein de surprise.

Il se dirigea vers une caserne de pompiers. Il y en avait une dans le voisinage et précisément un pompier manquait. On engagea donc Éloi sur..le-champ. Il retrouva là un de ses anciens camarades qui lui dit

Tu n'as donc pas réussi dans la vie puisque tu reviens à ton ancien état ?

C'est vrai, je n'ai pas réussi, répondit Éloi.

Et le soir, sous son casque étincelant, avec sa ceinture de cuir, il s'achemina vers la maison de Rosette.

Mais, en approchant, il vit des gens qui couraient et une grande lueur dans le ciel. Il entendit des cris Au feu et s'élança du côté où ils partaient. C'était la maison de Rosette qui brûlait. Les flammes montaient vers le ciel en tourbillonnant. La foule regardait pleine d'admiration et de terreur. Son uniforme de pompier permit à Éloi de se frayer un chemin jusqu'au bas de la maison où se trouvaient d'autres pompiers. Alors il prit une échelle, l'appuya contre le mur, monta, atteignit une fenêtre et s'élança à l'intérieur de la maison. Le plancher craquait et la fumée obscurçissait ses yeux. Il traversa en vain plusieurs pièces. Enfin il vit Rosette. Le feu l'avait sans doute surprise pendant son sommeil elle gémissait tendant les bras vers Éloi et semblant l'implorer.

La clarté de l'incendie éclaira merveilleusement le visage de Rosette. Enfin, il allait tenir embrassée cette femme, cause de son élévation, de son intelligence et de sa volonté; il allait sauver de la mort celle qu'il aimait.

La chaleur était de plus en plus grande. Éloi prit Rosette dans ses bras et il s'aperçut alors qu'elle n'était en vérité qu'une poupée, une pauvre poupée de cire qui fondait doucement par l'ardeur de l'incendie et dont les yeux de verre, comme deux larmes bleues, tombèrent à ses pieds avec un bruit sec.

Maurice MiGRE.

TONH XXVII.


DESARMES

(4)

Un mouvement que fit Germaine en se débattant fit tomber la chemise sur une épaule et découvrit un globe éblouissant. Roger l'attira dans ses bras, dévora de baisers la chair nue. Elle essayait de lutter. Il colla ses lèvres sur celles de la jeune fille qui défaillait, les yeux à demi-fermés.

Dans le grand salon, le piano avait cessé et l'on entendait des pas qui s'approchaient.

On vient, dit Roger.

Germaine rajusta son corsage comme elle put, et prenant le bras de Roger rentra avec lui dans le bal.

Madame Vaucel et Madame le Nud, assises sur la même banquette, échangeaient des propos hargneux avec de charmants sourires.

Maman, dit Germaine à sa mère, arrange-moi mon corsage; le cordon est cassé.

Pendant toute la soirée Roger n'eut d'yeux et de pensées que pour Germaine. Il dansa avec elle toutes les danses dont elle put disposer et lui fit des déclarations passionnées.

En revenant, la nuit, chez elles, Madame Vaucel dit à sa fille Aujourd'hui, je crois que tu as reconquis Devillers. Il ne t'a pas quittée. Lucienne en était verte. Dieu qu'elle était laide ce soir! Elle était fagottée. Était-ce assez horrible, cette robe jaune 1. Une étoffe ancienne, prétendait Madame le Nud. Cela doit venir d'un vieil édredon. Et cette coiffure Avec cela, d'un prétentieux.

Elles continuèrent à médire du costume de Lucienne, ce qui les mena jusqu'à la rue Biot, et Germaine oublia cette fois de faire des confidences à: sa mère.

LES


Vil

Le Tirailleur n'avait pas prolongé si longtemps sa vie sans faire des dettes. Séduit par l'éloquence et les promesses de Schlestadt, Quille s'était départi un peu de sa circonspection. Avait-il fini par croire lui aussi à la « combinaison et s'était-il laissé gagner par l'hallucination collective des rédacteurs ? Etait-ce de l'apitoiement devant leur misère héroïquement supportée? Il avait durant les dernières semaines imprimé le journal sans en exiger le prix d'avance. On restait devoir le montant de plusieurs livraisons au marchand de papier, trois termes au propriétaire des bureaux de rédaction et diverses fournitures: le gaz, le charbon du terrible auvergnat qui avait marqué son poing dans la porte, les meubles saisis avant d'avoir été payés au tapissier. Le journal avait renoncé au bout d'un mois par économie aux communications de l'Ayence Havas. Schlestadt rédigea ensuite les dépêches de Londres, de Berlin ou de Rome. Il démarquait celles des journaux du soir et en fabriquait parfois de toutes pièces suivant ses conjectures et ses futuritions mais on n'en était pas moins débiteur d'un mois d'abonnement envers l'Agence.

Peut-être y avait-il encore d'autres arriérés datant de la longue période qui avait précédé l'apparition du Tirailleur, car l'ensemble de la dette montait à dix-huit mille francs.

Les créanciers s'étant syndiqués poursuivirent le conseil de surveillance dans lequel il y avait des capitalistes comme Peimeynade, Armand Hegenheim et Benoît Mandelbaum. Roger reçut un matin une lettre de Peimeynade, l'invitant à verser une quotepart de cent francs pour foi-mer une provision destinée à l'agréé chargé de la défense du conseil. Il alla rue Saint-Honoré chez le parfumeur pour lui demander des explications. Peimeynade était dans son petit bureau vitré, derrière le magasin, en conférence avec un de ses familiers, commissionnaire en parfumerie. Peimeynade venait d'avoir un mot dont il était content et son interlocuteur en riait avec la complaisance d'un homme qui espère une commande de racines d'iris de Florence.

Arrivez donc, nous sommes en train de faire de l'esprit à la Voltaire cria Peimeynade à Roger quand il le vit apparaîtl'e. Il avait de petits yeux très vifs d'homme du midi avec des cheveux et des moustaches ultra noirs qui luisaient d'un éclat surnaturel et s'assortissaient bizarrement avec sa grosse figure rouge et ridée parsemée de verrues et de pois chiches.


Peimeynade avait l'esprit dispos ce jour-là. Roger dut entendre l'exposé de ses doctrines économiques et sociales. Il parlait avec l'assurance et le contentement de soi d'un millionnaire écouté par de pauvres diables.

Retenez bien ceci, dit il à Roger, vous qui écrivez dans les journaux. Ce qu'il faut en toutes choses, c'est un mot. En politique comme dans l'industrie, il ne s'agit que de trouver le mot. Ainsi moi, ce qui a fait ma fortune, c'est ce nom de u Parfumerie Aubarina ».

D'où vient-il donc ce nom d'Aubarina? demanda Roger pour dire quelque chose.

Aubarina, dit Peimey nade. Eh! bien voilà. J'ai cherché un nom. un nom comme Labrador!

Il croyait que « Labrador était une dénomination de fantaisie qu'on avait composé en assemblant au hasard des syllabes sans autre préoccupation que leur sonorité et leur harmonie. Lorsque le commissionnaire en parfumerie fut parti, Peimeynade aborda la question du Tirailleur.

Eh bien, vous m'apportez cent francs? dit-il à Roger. Et pourquoi cent francs? Le Tirailleur me coûte déjà assez cher.

Oh il n'y a pas d'inquiétude. Ils seront déboutés par le tribunal de commerce. Mais nous n'en avons pas moins à payer un agréé pour nous défendre.

Cent francs dit Roger en riant je ne 1es ai pas. Et si je les avais, j'aurais autre chose à en faire que de donner des provisions à un agréé. Vous savez que je n'ai pas de situation en ce moment.

Tiens! Mais si vous alliez voir mon ami Heuret-Cat, suggéra Peimeynade. IL cherche un jeune homme au courant de la politique. Vous feriez peut-être son affaire. Vous savez qu'il veut se présenter au Sénat, Heuret-Cat.

Peimeynade griffonna un mot de recommandation sur une feuille de papier à en-tête commerciale et Roger, muni de cette introduction, se rendit dans le quartier du Temple, chez M. Heuret-Cat, le grand fabricant de pâtes alimentaires qui écrit sur ses bottes: « Ma devise est comme mon nom « Euréka. ) » Après une assez longue attente dans le bureau des employés qui servait d'antichambre, Roger fut introduit dans le cabinet de M. Heuret-Cat.

Le créateur de la biscotte « Petit-Miel était assis au-dessous d'un grand cadre de bois noir où étaient alignées des médailles


d'or, de ver meil et d'argent obtenues aux expositions par les produits Hetiret-Cat. Les murs étaient ornés de « mentions honorables )) et une lithographie représentait l'usine Heuret-Cat à Berneval (Manche).

M. Heuret-Cat était un homme d'une cinquantaine d'années qui clignottait de l'œil. Il avait un nez posé de travers, de longs favoris pendants, un ventre qu'il contenait au majestueux sous la redingote boutonnée et une bouche humectée quand il parlait de petites bulles de salive.

Vous étiez dans le journalisme? demanda-t-il à Roger. Oui, Monsieur.

Pourquoi n'y êtes-vous pas resté ?

Parce que le journal est tombé.

Vous connaissez la littérature

Un peu, répondit modestement Roger qui ne fut qu'à demi

surpris de la question et de sa forme bizarre. N'était-il pas chez un ami de Peimeynade ?

Savez-vous faire des vers? demanda M. Heuret-Cat. J'en ai fait autrefois, mais j'y ai renoncé.

Roger craignait que ce ne fut une mauvaise note auprès de l'industriel. Du reste, il disait vrai. Il n'avait pas fait de vers depuis sa rhétorique et son dernier sonnet avait été pour une couturière de sa petite ville natale.

Sauriez-vous faire des vers comme ceux-ci ? Tenez, continua M. Heuret-Cat et prenant un journal sur la table, il montra à Roger un quatrain où l'on célébrait la gloire du « PetitMiel ».

Très-facilement, je crois.

Eh bien, voyons, essayez.

M. Heuret-Cat introduisit Roger dans un petit cabinet voisin du sien et le laissa pour aller recevoir des courtiers qui venaient lui offrir des oeufs et de la farine.

Roger un peu humilié de l'épreuve ridicule à laquelle on le soumettait se mit cependant au travail et lorsque M. Heuret-Cat rouvrit la porte, ayant achevé d'expédier son monde, Roger lui présenta les trois quatrains suivants

Des vils contrefacteurs la race sacrilège ose te simuler, ô divin Petit-Miel

mais le consommateur que ta marque protège, exigeant le vrai nom se détourne du fiel.


Friands du Petit-Miel que son bon goût captive, pour braver des fraudeurs l'infàme tentative, employez ce moyen qui jamais ne manqua sur la boite toujours, exigez « Eurêka ». Nectar, céleste manne ou divine ambroisie, cher aux héros d'Odin, enivrant hydromel, ne méritaient pas tant tes chants, ô Poésie que l'excellent, parfait, succulent Petit-Miel.

Les deux premiers quatrains plurent à M. Huret-Cat, mais il trouva le dernier trop « fleuri )). Telle fut son expression.. Ce n'est pas assez clair, assez net, dit-il. Moi, j'aime que ce soit. Vous savez. V'lan V'lan 1. V'lan 1.

Il accompagnait chacun de ses v'lan d'un geste de la main qui coupait l'air.

N'importe, ce n'est pas mal, conclut M. Heuret-Cat mais il reprit son interrogatoire Et la politique ? demanda-t-il. Connaissez-vous la politique ?

Je faisais des articles politiques au Tirailleur.

Vous savez, dit M. HeUl'et-Cat, on me persécute pour que je fasse de la politique. Moi, ça m'embête. parce que j'ai mes aflaires. Ils veulent absolument me porter au Sénat aux prochaines élections. Enfin, je vois bien qu'il faut que je me dévoue. Ils m'ont déjà nommé conseiller général dans la Manche. J'aurai peut-être besoin de quelqu'un pour m'aider un peu. J'ai tant de besogne 1. Et l'économie politique ? Connaissez-vous l'économie politique ?

En deux heures, Roger aurait pu en apprendre ce qu'il en fallait pour les besoins de M. Heuret-Cat. Il eut le tort de répondre négativement.

Ah c'est que voilà! dit M. Heuret-Cat, c'est un économiste qu'il me faut.

Roger fut cependant invité revenir le lendemain. Ses quatrains militèrent en sa faveur dans l'esprit de M. Heuret-Cat. Il promit d'ailleurs de se mettre à l'économie politique. Roger fut installé dans le petit cabinet avec le titre de secrétaire particulier. Il fut chargé des lettres aux électeurs de la Manche, de la lecture et du classement des journaux du département. C'est lui qui envoyait des notes au Réveil Loranchois et il devait accompagner M. Heuret-Cat à Saint-Lô pendant la session du Conseil Général. Ses connaissances littéraires lui valurent aussi d'être préposé à la révision des quatrains que des poètes de bonne


volonté adressaient de tous les coins de la France à M. I-Ieuret-Cat et qu'on faisait insérer dans les journaux.

Une cantate à la gloire du Petit Miel, oeuvre d'un anonyme, fut imprimée après correction de Roger, et M. Heuret-Cat décida de la joindre désormais à toutes les bottes de biscottes. Elle avait quatorze stl'ophes dont voici la première

Chantons le Petit Miel,

il est digne du ciel.

Le jeune enfant l'implore

et la maman l'adore.

C'est un aliment sain

qui plait au goût, calme la faim. Trésor du ménage,

ressource en voyage,

la friandise du dessert

devient une manne au désert.

Roger s'ennuyait chez M. Heuret-Cat et l'œnvre à laquelle il était condamné lui semblait dégradante par sa nullité. Il aurait pu commencer à s'apercevoir qu'il n'est pas facile de faire sa vie conforme à son rêve, mais il était amoureux et tout ce qui n'était pas son amour lui était peu de chose.

Dans les soirées maintenant, Lucîenne Le Nud et Carmen Bouchu étaient négligées. Il ne les faisait danser que par convenance elles sentaient que sa pensée était loin d'elles. Ses yeux partout cherchaient Germaine. Il marchait dans son sillage comme un canot à la traîne. La vision rayonnante et fascinatrice de sa gorge aperçue lui restait dans les yeux. Cette image hantait ses nuits. Il avait encore aux lèvres la saveur de sa peau, il s'enivrait à regarder les palpitations de sa poitrine, il cherchait à en retrouver les contours sous le corsage de bal il suivait le renflement dn cou flexible, continuant par la pensée la ligne des épaules. Des délices parcouraient ses veines quand dans ses bras frémissants, avec une flamme de passion sur le visage, il l'emportait au rythme d'une valse lente. Il sentait la crispation de ses doigts entre les siens, et voyait le frisson de ses paupières sur ses yeux chargés d' extase.

Un soir, il obtint qu'elle lui permit de l'attendre le surlendemain dans la rue. Il remonta avec elle vers les Batignolles par des rues détournées,

Un jour, il l'entraina dans un fiacre, mais elle y fut si effrayée


et si farouche qu'il put à peine lui prendre les mains. Le cocher monta au pas la rue de Rome et les descendit au coin de la rue des Dames et de la rue de Lévis où ils se séparèrent. Cette promenade fut renouvelée. Roger connut la souffrance des étreintes inachevées, et les yeux de la jeune fille se bordaient d'une ombre violette.

Quand elle arrivait en retard au logis, Germaine alléguait un travail supplémentaire pressé qui l'avait retenue. D'autres fois, elle racontait qu'elle avait accompagné Blanche Mannecart jusqu'à sa porte. C'était une amie de son administration dont le nom revenait souvent maintenant dans ses conversations avec sa mère. Il n'était plus question que d'elle. Une petite broche qu'elle eut un jour en imitation de vieil argent lui avait été donnée par Blanche Mannecart. Les bouquets de violettes qui parfumaient son corsage venaient aussi de Blanche Mannecart. Germaine répondait à ces gracieusetés par de petits cadeaux. Madame Vaucel lui ayant demandé un jour ce qu'était devenu son portemine, elle lui raconta qu'elle l'avait donné à Blanche Mannecart.

Tu ne sais pas, dit un soir Germaine à sa mère, Blanche a un oncle très riche qui a une villa à Marly. Elle lui a dit tant de bien de moi qu'il veut absolument me connaitre. Il a demandé à Blanche de venir avec moi passer à Marly, la journée de dimanche prochain.

Oh c'est impossible Tu diras à ton amie que tu ne vas nulle part sans ta mère. Si son oncle veut te connaître, il nous invitera toutes les deux. Il faut lui donner cette petite leçon de convenance.

Mais, maman, tu m'as bien laissée aller. à Nogent avec M. Cavenel et Vincente.

Je connais M. Cavenel tandis que je nc connais pas l'oncle de Blanche Mannecart. Je ne la connais pas elle-même. Je pense que tu ne te serais pas liée avec une jeunc fillc quine serait pas convenable, mais rien ne me répond de sa famille. Mais, maman, l'onde de Blanche est très bien. Il est marié, il a deux filles. C'est une famille chaytiiante, paraît.il. -Il est inutile d'insister, dit Madame Vaucel, je ne te permettrai pas d'y aller seule.

Germaine fit une scène.

Je ne me marierai jamais dans ces conditions, dit-elle, si on refuse les occasions de nous faire des relations. Si tu crois que c'est dans ton cercle que je trouverai un mari


Madame Vaucel, témoin des assiduités de Roger, fut étonnée de cette parole de désespérance.

Il me semble qu'il tic tient qU'il toi d'épouser Roger, dit-elle. Oh Roger! murmura Germaine d'un air de dédain en levant les épaules.

Germaine conduisait maintenant ses aflâires elle-même elle dérobait le jeu sa mère et ne faisait que des réponses évasives aux questions qu'elle lui adressait au sujet de Devillers. Quoi, Roger dit Madame Vaucel. Il me semble qu'il était encore assez empressé auprès de toi avant-hier chez Madame Poulle-Legrand.

Oh 1 oui, Bonnet l'a été aussi, empressé, Rt Garasse. Il ne s'avance pas plus qu'eux lui non plus. Oh il y a longtemps que j'ai renoncé à me marier d'après tes conseils. Joseph le disait l'autre jour Tu devrais écrire une brochure pour faire profiter les familles des leçons de ton expérience « l'Art de coiffer Sainte-Catherinc. dédié aux mères des filles sans dot. » Germaine se coucha sans cmbrasser sa mère le lendemain, elle prit silencieusement sa tasse de café au lait et partit pour son bureau en ne disant au revoir qu'à son père.

Le soir, après lc diner, sa mère l'avertit qu'il était temps de s'habiller pour aller chez Madame Delorme, une amie qui donnait un thé. Germaine déclara qu'elle n'irait pas.

Et pourquoi? demanda Madame Vaucel.

Et pourquoi irais-jc ? riposta Germaine pleine de colère j'en ai assez des courses au mari.

Tout cela, dit Madame Vaucel en se tournant v ers son mari, parce que je ne veux pas qu'elle aille seule dimanche chez l'oncle de Blanche Mannecart.

M. Vaucel avait l'habitude des querelles entre sa femme et sa fille. Il ne jugea pas à propos d'intervenir.

Oui, dit Germaine, on me laisse aller seule à mon administration oit je gag"ne de quoi nourrir la maison mais on s'arrête à des scrupules ridicules quand il s'agit d'une distraction. Ne dirait-on pas vraiment que je n'ai jamais quitté l'aile maternelle. Est-ce que vous croyez qu'on se gêne quand je reviens le soir pour me tenir des propos ?.

Madame Vaucel, hautaine et inflexible avec tout le monde, était faible avec sa fille.

Mais tu as bien le temps d'aller à Marly, dit-elle. Nous ne sommes qu'au mois d'avril. Il va de bien bonne heure à la campagne, l'oncle de ton amie


Oh non. J'ai dit à Blanche que je n'irais pas. Du reste, c'est bien simple, je n'irai plus nulle part. Mon administration, puisqu'il le faut et ce sera tout! C'est bien le moins que je me dispense des corvées puisqu'on m'inter dit une pauvre petite distraction. Tu iras seule chez Madame Delorme, toi, puisque ça t'amuse. Tu n'as pas besoin qu'on t'accompagne, je suppose.

Ne pas aller chez Madame Delorme, c'était pour Madame Vaucel la for mule de l'abdication. Exaspérée, elle voulut imposer sa volonté, obliger d'autorité sa fille à faire sa toilette. Germaine céda et commença à s'habiller, mais quand elle eut passé sa robe, elle s'impatienta contre une agrafe qui n'accrochait pas la bride et déchira son corsage dans un mouvement de colère. n fallut mettre une autre robe.

Madame Vaucel craignit que le méconternent n'enlaidit sa fille pour la soirée. Elle prononça des paroles de conciliation. Je ne comprends pas, dit-elle, comment tu te contraries à ce point. Je ne vis que pour toi. Tu sais pourtant que je n'ai pas d'autre rêve que de te savoir heureuse. Cela te ferait donc bien plaisir d'aller chez l'oncle de ton amie. Tu crois que tu vas y trouver un mari ?. Mais alors pourquoi Blanche ne commence-telle pas par se marier, si elle a de si beaux partis autour d'elle ?. Je crois que tu te fais de grandes illusions, ma pauvre enfant. Je voudrais pouvoir te permettre d'y aller, mais comment faire ? N'est-ce pas même te faire du tort auprès de cette famille que de t'y laisser aller seule ?. Tu n'as pas certes à rougir de ta mère. Tu peux,la montrer.. Enfin Je demanderai à ton père si tu peux y aller sans inconvénient. Comment s'appelle-t-il, l'oncle de ton ami ? Que fait-il ? Quelle est sa position ?

Dupont. C'est M. Dupont, le grand industriel du Nord. Il parait qu'il est très connu. Roger Devillers doit le connaître. Tu pourras lui en parler ce soir. Il est à peu près du même pays.

Et il a des filles ?

Deux. Elles meurent d'envie de me connaitl'e. Blanche leur a dit que j'étais si jolie

Allons, nous verrons, dit Madame Vaucel. Mais comment t'habilleras-tu ?

Madame Vaucel essayait maintenant un mouvement tournant. D'ordinaire, Germaine ne manquait pas de déclarer qu'elle n'avait rien à se mettre, lorsqu'il était question d'aller quelque part; mais, à l'étonnement de sa mère, elle répondit Je mettrai mon costume de velours, il fait encore assez froid pour cela.


Chez Madame Delorme, Madame Vaucel, pour la satisfaction de sa conscience, se livra à un supplément d'informations. Elle questionna Roger

Connaissez-vous dans votre région, dit-elle, un M. Dupont, industriel ?.

Quel Dupont ? demanda Roger. Il y en a beaucoup. Est-ce Dupont-Le febvre? Dupont- VV atteau? Dupont-Mannecart? DupontGosselin ? En province, on joint encore le nom de la femme à celui du mari.

Dupont-Mannecart, interrompit Madame Vaucel. C'est cela évidemment. Dupont-Mannecart.

Dupont-Mannecart, de Béthune. Je le connais beaucoup de réputation. Fabricant de sucre, ancien conseiller général. La femme est bien, parait-il. A quel propos me demandez-vous cela ?.

Madame Vaunel était édifiée. Elle n'avait plus d'objection contre la par tie de campagne de sa fille,

Le dimanche, Germaine et Roger se rencontrèrent comme il était convenu à l'église de la Trinité, prirent une voiture et se firent conduire à la gare de Lyon qu'ils avaient jugée être celle où ils courraient le moins de risques d'être rencontrés. Roger prit des billets pour Melun. Leur voyage fut délicieux. Dans la cohue de la gare, ils eurent des anxiétés enivrantes par une précaution illusoire et dont ils sentaient l'inanité, ils allèrent séparés jusqu'à leur wagon, Germaine suivant Roger à quelques pas de distance. Et quand ils furent dans leur compartiment, quelle terreur de voir entrer une figure connue 1

Deux ou trois personnes montèr ent avec eux. Un officier en bourgeois et une vieille dame avec une petite fille. Germaine songea qu'on les prenait sans doute pour un jeune ménage. Roger éprouvait un plaisir de fatuité à voir l'impression que la beauté de Germaine faisait sur l'officier qui n'en pouvait détacher ses yeux. La vieille dame descendit à Brunoy, et l'officier à Lieusaint.

Alors ils s'enlacèrent et se dirent des mots d'adoration. Germaine tendit ses lèvres ouvertes et les baisers de Roger allaient de la bouche savoureuse à son cou, à sa nuque, à ses joues, aux yeux enivrés qui se fermaient, au velours de sa jaquette qui couvrait sa gorge convoitée.

Le ciel était gris depuis le matin et il pleuvait quand ils arrivèrent à Melun. Il y eut une averse diluvienne juste comme le train s'arr êta. Ils gagnèrent en courant l'omnibus qui faisait le


service de la ville. La pluie battait les vitres de la voiture, pendant que le conducteur, aidé d'un homme du chemin de fer, hissait une lourde malle sur la plate-forme qui sembla pl'ète à s'effondrer. Les chevaux attelés aux fiacres qui stationnaient dans la cour, baissaient la tête tristement. Les toiles cirées des cochers s'étaient changées en torrents, et des filles couraient dans les flaques, le jupon retroussé sur leurs cheveux, poursuivies par les rires de deux mauvais garçons à l'abri sous la marquise.

Pendant que l'omnibus courait sur le pavé de la petite ville, dans le ruissellement de la giboulée, ils goùtèrent les voluptés de la fuite des amants. Il leur revenait des souvenirs de ballades, des histoires de jeunes filles emportées par des cavaliers, au galop de leurs chevaux, sous les rafales du ciel irrité. La pensée de la chambre où ils seraient seuls tout à l'heure, les remplissait d'une angoisse. Ils étaient résolus à ne pas consommer l'irréparable mais ils étaient fascinés par le vertige de la tentation à laquelle ils allaient s'exposer. Ils déjeunèrent dans la salle commune, à une petite table sépar ée. Trois ou quatre pensionnaires se livrèrent à une conversation inepte destinée à faire briller leur esprit devant une jolie femme. La prétention qui perçait dans toutes leurs phrases était de faire croire qu'ils allaient très souvent à Paris: Des voyageurs de commerce en croquant des amandes, discutaient des mérites comparatifs de deux hôtels de Péronne.

Un souvenir baroque se présenta à l'esprit de Germaine « Si Quétaud était ici par hasard, se dit-elle. S'il me, voyait Et cela lui eut paru plutôt amusant.

Elle et Roger touchèrent à peine aux plats qu'on leur présenta, l'estomac barré par leur émoi.

Quand ils sortirent de table, le soleil qu'ils avaient vu briller un instant par les fenêtres de la salle à manger, s'était de nouveau voilé et la pluie recommençait à tomber.

Ils montèrent dans la chambre que Roger avait demandé en arrivant. Un feu brillait clair et gai dans la cheminée. Dès que la porte se fût refermée, debout devant le lit dont les draps s'ouvraient devant eux, ils unirent leurs lèvres et Germaine se laissa aller défaillante dans les bras de Roger. Doucement, il la fit assoir sur un fauteuil et se mit à genoux devant elle.

Ils se tinrent la promesse qu'ils s'étaient faite; mais le soir, dans le train qui les ramenait à Paris, leurs corps étaient frémissants comme les cordes d'une viole d'amour et leurs yeux étaient pleins de visions torturantes.


Mme Vaucel faisait la lecture à son mari quand Germaine rentra. Elle lui demanda lé récit de sa journée.

Eh bien, raconte-moi donc. T'es-tu bien amusée ? Beaucoup.

Une belle installation ?

Très belle.

Des gens aimables ?

Très aimables.

Et les jeunes filles ?

Charmantes, mais pas jolies.

Vous avez-eu un mauvais temps. Vous n'avez pas pu aller au jardin ?

On a fait de la musique.

Germaine n'était pas disposée à causer.

Oh je suis fatiguée, dit-elle, horriblement fatiguée. Elle alluma une bougie et alla s'enfermer dans sa chambrc

VIII

L'accordoir auquel travaillait M. Dorsigny avait enfin atteint

son point de perfection il n'y manquait plus rien. C'était une petite merveille d'ingéniosité avec laquelle le premier venu, sans avoir besoin de savoir autre chose que les sept notes de la gamme, pouvait accorder orgues et pianos aussi compétemment que s'il avait su par cœur le manuel de M. Georgio de Roma. Un lundi, dans un angle du salon de sa femme, M. Dorsigny annonça la bonne nouvelle à ses intimes. M. Pisançon lui serra les mains chaleureusement. Il suivait depuis un an avec un affectueux intérêt les, travaux du vieux musicien et se réjouissait de voir le succès couronner ses longues et patientes recherches. M. Cavenel que l'heureux événement ne laissait pas non plus indifférent blâmait seulement la composition de ce nom barbare de « chromautokymètre que M. Dorsigny voulait donner à l'instrument pour signifier que par son moyen chacun pouvait accorder soi-même et vite.

Cependant la vie pour Oriane et Geneviève continuait toujours semblable, dans la presse des courses et la monotonie des leçons à donner. Elles dépêchaient leur déjeuner composé d'un peu de charcuterie et d'un morceau de fromage de Brie elles sortaient


par le froid du matin, par la boue, par la neige, par le brouillard; elles se hâtaient vers le prochain bureau d'omnibus, allaient du Panthéon à Courcelles et de Vaugirard à la gare Saint-Lazare elles grav issaient des étages, étaient introduites par des domestiques en train d'épousseter dans des salons aux meubles recouverts de housses, faisaient répéter pour la deux centième fois les mêmes morceaux et renouvelaient les mêmes observations que l'avant-veille sans espérer de n'avoir pas à les redire encore le surlendemain. L'odeur de palissandre du piano qu'on ouvrait leur affadissait le coeur. Dans la rue des messieurs adonnés à la chasse des beautés méconnues les suivaient parfois elles pressaient le pas, s'enfonçaient sous une porte cochère, remontaient encore des étages, achetaient chez le boulanger un croissant qu'elles mangeaient en le cachant dans leur manchon, combinaient des jeux savants qui leur permettaient de donner une leçon dans le quartiersans perdre la correspondance. Le conducteur complice les avertissait Aujourd'hui, vous n'avez qu'une heure, dépêchezvous.

Après le diner, elles s'habillaient pour aller dans le monde, mettaient des toilettes admirées en leur première apparition pour leur élégante simplicité mais dont l'exhibition trop fréquente produisait maintenant dans les soirées une impression morne, un peu analogue à celle d'un mot spirituel qu'on entend répéter. Aux soirées du lundi, M. Pisançon faisait toujours chanter son oiseau mécanique et ses yeux noirs pleins de douceur restaient fixés sur Oriane mais ils gardaient le silence sur ses intentions. Etait-ce un excès de timidité ? Son admiration pour la jeune fille lui donnait-elle trop de défiance de lui-même? Dans l'exaltation mystique de son amour, craignait-il de ne pouvoir lui inspirer quelque réciprocité de sentiments ? Oriane lassée d'attendre résolut de tenter une épreuve décisive. On lui offrait une position avantageuse à Limoges leçons en ville et leçons dans des pensionnats. Elle en fit part à M. Pisançon.

Il leva sur elle son beau regard, plein de rêve.

(A suivre).

LEFEBVRE SAINT-OGAN.


W HISTLER A LEGROS

En undocumentreconnu désormais pour un chef d'aeuvre,l'Hommage à Delacroix, au nombre des jeunes réalistes de 1864 groupéssans pose autour du portrait du Maître, auprès de Baudelaire que le poète Théophile Gautiers'étonnait un peu légèrementderencontrerparmiceslibres admirateurs, à côté de Champfleury, de Manet, de Duranty le critique, de Bracquemond, de)'auteur lui-même avec la palette au pouce, le peintre Fantin-Latour avait rapproché les deux artistes dont les noms s'unissent et s'opposent pour composer le titre même de notre étude. Et si nous les rapprochons encore aujourd'hui, quarante ans plus tard, c'est qu'une double occasion permet cette coïncidence qui contient, pour les yeux avertis de l'amoureux d'art, le plus suggestif des contrastes.

Le mercredi 25 novembre igo3, à l'Hôtel Drouot, une petite vente posthume montrait, à la.'place d'honneur, un Nocturne vénitien de feu James Mac-Neill Whistler, entouré d'une quinzaine très espacée de petits croquis, promesses de grandes enchères, dessins délicatement pastellisés, minuscules et fines eaux-fortes, visions néo-grecques ou notes brèves.

A la fin du mois dernier, nous recevions, entre mille, la carte suivatite, invitation peu banale M. ALPHONSE LEGROS vous prie de visiter la collection de ses récentes gravures à l'eau-forte, parmi lesquelles la suite du Triomphe de la ~llort, ainsi qu'une série de dessins et de médailles qu'il expose du 1er au 3o mars 1904 (dimanches et fêtes exceptés), chez M. Charles Hessèle, 13, rue Laffitte. »

Legros, Whistler! Deux originaux qu'unnouvel art d'intimité, librement issu de Courbet, rapprochait d'abord à Paris, en ces lointaines années (car l'intimisme, devancier de l'impressionnisme, n'est pas une invention de nos jeunes), et qu'une brouille retentissante devait diviser à Londres, pour toujours Mais ce n'est pas seulement cette mésintelligence tout intime comme leurs aspirations juvéniles, et dont il n'appartient pas à l'historien de rechercher les motifs, qui nous incline à ce rapprochement de noms entre deux maUres, l'antithèse est profonde et, dépassant leurs personnalités, elle est tellement expressive qu'elle peut servir à caractériser notre évolution dans l'art.

De Whistler à Legros c'est-à-dire, du crépuscule mystérieux qui

DE


nous enveloppe, un singulier acheminement vers un autre frisson nouveau qui n'exclut point, celui-là, l'ombre puissante et le ferme contour Une autre gamme du mystère contemporain qui réhabilitelentement le réalisme et transfigure, avec l'âme interposée de l'artiste, la réalité De Whistler à Legros, même diversité dans l'unité des innovations d'avant-garde qu'entre la musique impressionniste de Claude Debussy et la musique traditionnelle de Vincent d'Indy (le critique musical ne peut-il recourir aux comparaisons qui s'imposent ?) Il est évident que le finale monumental de l'Étranger, dans le furieux ouragan des vagues et des âmes, ne donne pas la même qualité d'espoir dans l'avenir que la conclusion mortuaire de Pelléas, et que la nouvelle et seconde Symphonie en si bémol de l'auteur savant de Fervaal ne procure pas du tout le même genre de noble plaisir que' l'indécis Prélude à l'Après-Midi d'un Faune. Maintenant, vous comprenez toute la distance de Whistler à Legros et les parallèles essors de notre art? Whistler, c'était Debussy; Legros, c'est M. d'Indy. Là, le flou capricieux qui rêve; ici, l'austère architecture et la logique arabesque. Par leur place même dans l'échelle des arts, la peinture ou la gravure, et, d'une façon plus indéterminée, les arts du dessin penchent vers la sculpture ou vers la musique l'estampe on la toile se fait sculpturale avec les dessinateurs, musicale avec les coloristes. La ligne l'emporte, ou l'atmosphère. Ou le rêve très écrit ou simplement la suggestion qui divague.

Depuis Monticelli précurseur, la peinture qui se veut musicale et qui se dit musicienne n'a jamais eu d'initiateur plus raffiné que James Whistler; et l'estampe, que la plus moderne intensité n'empêche pas de rester classique, n'a pas aujourd'hui de représentant plus fort que le peintre-graveur Alphonse Legros. L'un, dilettante, mystificateur et mondain, l'ironie spirituelle et la dent dure, le savoir étrange et la distinction singulière, un peu le Barbey d'Aurevilly de la palette et compatriote d'Edgar Poe, nuancé comme le papillon qui lui servait de monogramme, affectant la simplicité la plus subtile, intitulant musicalement ses toiles harmoni.es, symphonies ou nocturnes, égratignant le cuivre et l'adversaire, bref, nomade, sommaire, dédaigneux, Américain d'origine influencé par le japonisme, disant tout avec rien, sachant exprimer l'âme avec une apparence de paresse, résumant une marine, un paysage, un portrait, dans un « arrangement », dans un accord de tons tel était l'aquafortiste de Paris, de Londres, de Venise, qui savait évoquer la Seine moyen-âgeuse, la Tamise marchande et le canal aristocratique, introduisant dans l'art français, avec la septentrionale fumée du steamer, le frisson de Baltimore, ulttma Thule. L'influence tacite de Whistler sur l'amertume de nos peintres pourrait se traduire symboliquement dans cette intinzité décrite par l'un des plus vibrants de nos romanciers féminins « La glace, ternie par le temps, ne reflétait plus les choses, mais les décomposait. Elle semblait évoquer des fantômes de meubles, parmi lesquels se


mouvaient, peut-être, les ombres dc ceux dont les miniatures étaient rangées des deux côtés de la cheminéc. » (i).

L'autre, Alphonse Legros, Dijonnais venu dès sa quatorzième année dans le Paris violent du Coup d'État, débutait comme peintre au très académique Salon de 185:7, à l'heure même où le graveur américain débarquait dans la capitale à l'effet d'y préparer sa Suite française dédiée à son vieil ami Seymour-Haden.

Li t, dès 1863, alors que la Fille blanche de Whistler étincelait à notre fameux Salon des Refusés, le peintre loyal de l'Ea~-Voto partait pour Londres qu'il n'a plus quitté. Depuis plus de quarante ans, Legros reste fidèle à l'Angleterre, dans un exil studieux, et se consacre au professorat. Son oeuvre gravé, qui s'élevait à 168 numéros en 18/?, à 258: en 1889, à 572 en igoo, dépasse actuellement 600 pièces. C'est un laborieux. Traduite par lui-mème, sa belle tète pensive paraît supporter allègrement ses soixante-sept ans. Sauvage, à l'écart, sombre et sévère comme son œuvre, les Anglais le surnomment Alceste (pour l'amour du parallèle bien conduit, nous n'appellerons pas feu Whistler Philinte ); et ce surnom, suivant un compatriote, provient « de son dédain viril pour tout ce qui est trop facilement agréable ». C'est un silencieux au pays du spleen. Il aime l'ombre et la méditation, comme le philosophe de Rembrandt la noirceur des pierres anglaises a frappé sa vue. Cependant, le professor Legros n'est pas un apôtre du mystère vague sous les brouillards du Nord, il demeure un maître classique. Peintre-graveur, lithographe, aquafortiste, dessinateur, sculpteur, médailleur majestueux comme Pisanello, c'est un revenant de la Renaissance égaré dans un siècle positif, sous un ciel de suie mais son archaïsme, naturel ou prémédité, ne reflète rien des gentillesses italiennes des Préraphaélites d'outre-Manche ni des sensuels baisers du Quattrocento; sa rude rêverie d'artiste ne converse pas, au crépuscule, avec les jeunes filles accoudées au balcon d'or du ciel. La Damotselle Elue ne sera jamais son inspiratrice.

L'oeuvre se dérobe comme l'auteur les amoureux d'art seuls le connaissent ils ont pu l'entrevoir depuis douze ans chez Durand-Ruel, à la vente Champfleury, chez Bing, au Luxembourg en igoo, à la dernière exposition des peintres-lithographes. Ils appréciaient déjà ses paysages et ses portraits, son Cardinal ~lanning et ses Bûcherons, les intérieurs d'église et les saulaies frissonnantes, les Chantres et la Charrue, la tristesse villageoise et la rusticité grandiose. Ils estimaient gravement (comme il convient) cette gravité savante qui trouve son apogée dans le Triomphe de la Mort. La Mort! Telle est la Muse décharnée de ce graveur un peu janséniste et que Port-Royal eût accueilli. Depuis le sobre frontispice à la lourde faulx jusqu'à la dernière des scènes variées qu'ordonne magis-

(1) Renée-Tony d'Ulmés, Sibylle /èmne, roman (Paris, 1904) page 19; TOME XXVII. 18


tralement le squelette inéluctable et traditionnel, c'est l'image ancienne, le simulacre étrange et grimaçant qui hantait le cauchemar des vieux xylographes. La Renaissance allemande, en effet, plane sur les pensées de ce maître français exilé volontairement dans Albion; les vieux livres illustrés ont décidé du sombre plaisir de son coeur mélancolique. Ce qui le console douloureusement, c'est la Melancholia, d'Albert Durer, ou les hallucinations de Hans Holbein. Bâle et Nuremberg décorent ses veilles la Danse macabre tournoie toujours sous son front. EL, par un juste retour, tel graveur allemand, comme le paysagiste Overbeck, qui, dans un coin perdu de la Hesse, a ressuscité tout un Barbizon germanique, s'inspire visiblement de notre Legros. Cet amour de l'Allemagne et de la Mort, n'est-ce pas encore un trait de ressemblance avec notre Vincent d'Indy de la 1%orêt Enchantée, du Chant de la Cloche, ou de VVallertstei.n ? Mais l'accent régional persiste dans le dialogue éternel de la Mort avec le Bùcheron, « tout couvert de ramée )', qui rappelle le vieux parler gaulois de La Fontaine la clarté française illumine le fossé rustique ou moyen-àgeux où le Vagabond s'évanouit pour toujours, où les Guerriers casqués se ruent vers la brèche.. D'accord avec le sujet, la gravure a cette solidité « pénétrantf » où Baudelaire, dès le Salon de 185g, apercevait « un esprit vigoureux)); et cet art un peu triste est de bon conseil. Loin de nous faire consentir au découragement, ce Triomphe de l'immortelle Faucheuse prèche la forme, et l'effort, et le retour au dessin. L'élève de Lecocq de Boisbaudran possède énergiquement la mémoire visuelle et son recueillement n'est pas un pessimisme il apparaît, au contraire, comme un idéal souvenir du grand art ancien qui seul demeure. Mystérieux, mais fort, il prouve, en face du néant, que le ZVhistlérisme et le Pissarrisme ne sont plus nos seuls éducateurs (comme eMt dit Buhot qui l'admirait.). La vie, c'est la mort, diskit la Science et l'Art lui répond la mort, c'est la vie car je suis ce qui ne meurt pas.

Raymond BOUYER.

P.-S. Parmi les multiples expositions de l'hiver parisien, retenons celle de Paul Cirou, qui maniieste, à la Galerie des Collectionneurs, tout son amour pour sa province normande et toute son émotion devant l'Orage au lever du soleil ou, le soir, devant la pluie sur la mer « Le pays, la race, c'est le fonds inépuisable pour un artiste », a dit l'émouvant Gustave Geffroy du Pays d'Ouest.

R. B.


CARNET DE PARIS

Il y a un Japonais qui part en guerre, pas contre la Russie, mais contre Pierre Loti; cet homme jaune, vêtu de noir, et qui nous ressemble comme un frère. avec lequel on aurait des discussions d'intérêt, taxe Loti de partialité et de reportage bref et distrait. Madame Chrysanthème n'est pas une vérité, n'est pas une entité, n'est pas une femme c'est une poupée. Ce n'est pas la Japonaise c'est une sorte d'avant-Japonaise, une personne stylée à attendre les étrangers sur les môles d'arrivée, au fond des rades, au fond aussi des cambuses où se mêlent les vices internationaux. C'est une Japonaise trompe-l'oeil faite pour étrangers on a même pensé peut-être qu'il fallait qu'elle fat ainsi, frivole et désespérante, pour écarter des véritables Japonaises, l'hommage indiscret des blancs, du Français galant ou de pensif Yankee.

Au fond, c'est possible Ce n'est pas l'impératrice du Japon que peuvent rencontrer dans les Yosiwarus et même dans les rues de et promenades de Yokohama, les aspirants et les midrhipnon. L'assertion japonaise n'est amusante que parce que tout ce qui navigue, tout ce qui a abordé au Japon, tout ce qui y a bu, mangé, aimé, sentimentalisé, vous affirment la vérité parfaite de Madame Chrysanthème. Alors quoi! Pas un des séduisants pionniers de notre civilisation n'a pénétré l'âme japonaise Ils ont nos parlements, nos cuirassés, nos casquettes de chefs de gare, nos fusils, nos journaux, et nous ne connaissons pas la madame Bovary Japonaise, ni sa baronne Nucingue, ni sa Madame l\1arouffie, enfin rien que des Jennys qui ont depuis longtemps cessé d'être ouvrières.

Comme tout le monde est d'accord pour certifier l'identité de Madame Chrysanthème et de la Japonaise, ça donne une belle idée de l'intangibilité du Japon, une fois la part faite, au feu, au feu de l'amour A Saint-Louis.

Voici qu'on embarque pour l'exposition de Saint-Louis les plus beaux produits de nos manufactures d'art, et qui on y expédie les plus belles curiosités de France, y compris M. Jean Badin. Puisse-t-il nous y bien représenter et faire figurer parmi les Sèvres et les Gobelins, les


vases et les tapisseries qui vont là-bas représenter l'expansion française. Il devra passer une partie de son temps dans les galeries de peinture, section française et utiliser le meilleur de ses minutes et le plus pur de son éloquence à expliquer que les plus belles oeuvres de la peinture française ne sont pas là, qu'elles ont eu au départ un tout petit empèchement, et qu'on leur a fait manque le train, véhicule indispensable pour le paquebot et le railway.

Le principe qui domine en France pour les envois d'oeuvres d'art à l'étranger semble être très prudent dans sa restrictivité. On envoie surtout ce qui a cessé de nous plaire. C'est au moment précis où les capitalistes commencèrent à perdre sur des Bouguereau amassés sous à sous et à se rattraper sur des Daumiers trouvés dans des coins de boutiques de tableaux et puis, acceptés presque, .quasi pour rien, que les cimaises de nos sections aux expositions internationales se parèrent des Bambinos et des Madones les plus sacrées du Maître du Pont des Arts. Nous expédiâmes les plus souriants Gérômes, et je pense bien que les Jalabert et les Vinchon et les Court dont nous possédons, grâce à des achats nombreux et d'antan, une véritable richesse, ne manquera point à enorgueillirnotre cimaise nationale d'exportation. Aussi, de même que dans des théâtres de drame, dont toute l'opulence résidait dans la gorge de la jeune première, les fètes brillantes étaient remplacées par un récit coloré et la pompe ostentatoire du poulet de carton cédait le pas aux chansoas vibrantes, aux chansons à boire que chantaient, en choquant des pintes vides, les Silènes occasionnels de la troupe, parmi les augustes décombres de la peinture classique, notre ami vantera les gloires de l'impressionnisme, il analysera les FantinLatour laissés à Paris, il affirmera que, tous les ans, une jeunesse laborieuse affirme aux Indépendants des tendances nouvelles, et on le croira, car les Américains, qui achètent beaucoup de peintures, ont mieux, en fait de peinture française, que ce que nous leur envoyons, pour affirmer notre supériorité, telle que nous la garantit l'Institut. Le Phalanstère d'art.

Les Yankecs ne se refusent plus rien; ils ont réalisé le phalanstère d'art. Quatre cents personnes vivent ensemble sur les bans d'une religion esthétiqueRuskin est Dieu et William Morris sonprophète. Ils associent à leur culte Emerson et Thoreau. On ne peut pas dire qu'ils avancent et qu'ils apportent dans leurs admirations ce je ne sais quoi d'imprévu qui fait la grâce des jeunes écoles.

Mais enfin, ce sont de nobles admirations et bien propres à fonder une petite religion peu gènante et très-convenable. Les phalanstériens d'art vivent selon Ruskin et selon Morris, s'ils poussent jusqu'au bout les préceptes de leurs maUres ils ne sont peut-ètre point sans présenter


quelques aspects surannés. L'amour des Anglais. pour le décor du moyen-âge est si excessif que les personnages du roman utopique de William Morris portent avec orgueil le costume florentin de la Renaissance, et que les personnages du Roman du Temps à venir de Wills qui est l'adversaire moderniste et scientifique de Morris légendaire et médiéval, le portent aussi.

Il y a là un accord si parfait qu'il a retentir jusqu'en Amérique et prolonger ses ondes sonores jusqu'à cette communauté des Royorsfters, dont nous parlent les Gazettes et qui réunit ce chiffre bien fantastique de quatre cents amateurs d'art et de littérature. Voilà une belle clairière comme disait Descaves et plus solide que celle qui s'est faite sur les principes socialistes.

C'est une indication. Tout le monde devine ces phalantères d'art personne ne se décide à les créer, mais on en parle. On ne pourrait dire que leurs fondations sont dans l'air, ce qui serait une image peu correcte mais sans doute bientôt, beaucoup de jolis villages et de petites villes aimables deviendront ainsi des refuges d'artistes et de gens de lettres, des exilés loin du fracas des grandes cités, du bruit des affaires, de la course affairée des camions automobiles, du croassement des polémistes et des sonorités de chute d'eau de Krachs. Il y aura une littérature de phalanstères. Elle sera distincte de la littérature de grande ville, elle aura peut-être plus de calme, de sérénité, de bonhomie. Peut-être aussi sera-t-elle un peu dépourvue de fièvre et de grandeur moins crispée, elle sera peut-être moins captivante.

Mais quel joli aspect offriront les éditions des livres conçus dans ces calmes abris, imprimés, illustrés, décorés, reliés dans le phalanstère, fabriqués en famille. Leur aspect simple et débonnaire évoquera la saveur du pot-au-feu parfait, qui parfois rend rêveurs les familiers des fortes épices.

Et quand ces phalanstères seront devenus nombreux et que leur littérature sera devenue abondante, on ira à. la littérature comme on va à la campagne. Les gens des cités prendront leur dimanche pour aller dans les petits phalanstères paisibles, lire, goÙter des conférences, des concerts, en même temps que l'air frais. La beauté de la nature et la grâce des beaux soirs. Ils prendront toutes les semaines, leur journée de littérature, ce qui vaudra p~ut-être mieux que la mode actuelle où ils en prennent bien cinq minutes par mois et, somme toute, le phalanstère d'art aura du bon.

PIP.


De septembre à novembre avaient été effectuées les semailles des blés d'hiver. Vont avoir lieu maintenant les semailles des blés de printemps, dit~ blés de mars.

De la réussite de la culture du blé dépend, répéterons-nous de nouvea~ içi, pour une large part la prospérité de la France. En effet, notre pays est par excellence un pays à blé, puisque la culture de cette céréale occupe chaque année à elle seule environ le, septième du territoire agdcole. On sait que la récolte du blé l'an dernier a atteint en FranGe ï2$,~o5.5i5 hectolitres, dépassant de II .239.425 hectolitres la récolte moyenne des çinq dernières années et de 13174.823 hectolitres celle de 1902.

Balzac éorivait que « le blé donnait de l'esprit ». Dans le même ordre d'idées, Michel Chevalier prétendait, aux applaudissements de ses auditeurs du Collège de France, que « la civilisation parut, un épi à la main..

L'origine de la culture du blé se perd dans la nuit des temps. Suiv4nt la tradition arabe, le blé aurait été apporté par l'Archange Michel et ce blé était alors de la grosseur d'un œuf d'autruche. Mais, les hommes étant devenus impies, le grain fut réduit à la grosseur d'un œuf de poule puis, descendit peu à peu à celle d'un oeuf de pigeon. Au temps de JOl3cph, le blé était de la grosseur d'un pois. L'impiété des hommes augmentant, le grain de blé a encore diminué de volume,

Les plus beaux blés proviennent des climats tempérés, comme celui de l'Europe moyenne et d'une partie de l'Amérique du Nord. Les diverses variétés de blés demandent pour parcourir leur végétation un espace de temps très variable. Sous le climat de Paris, les blés qui restent le plus longtemps en terre sont semés vers le io au 15 septembre et moissonnés à la fin de juillet. Certaines variétés ne réussissent bien que si elles sont semées de bonne heure, de manière à prendre pied dans le sol avant les froids. D'autres s'accommodent parfaitement de semis plus tardifs. Les variétés de printemps exigent seulement une intervalle de soixante-dix à cent vingt jours, selon la latitude, entre la germination etla maturité,

Parmi les blés de printemps, les variétés recommandables le blé,Chiddam; le blé de Bordeaux; le blé de Noé le blé de Saumur


le blé blanc à épi rouge le blé de Saint-Laud le blé Bordier etc. etc. Ou sème le blé, en grande culture, à raide de semoir3 mécaniques en petite et moyenne culture, à la main, à « la volée ». C'est un art que le sentis à la volée et, d'ordinaire le maître lui-même, et, à son défaut, son premier valet, sont seuls investis de l'importante charge de revêtir le tablier de toile destiné aux semailles. Victor Hugo chante le semeur:

Se haute silhouette Doire

Domine les profonds laboure. On sent à quel point il doit croire A la fuite utile des jours.

l! marche dans la plaine immense, Va, vient, lence la graine au loin, Ouvre sa main, et recommence.

Que devient le grain ainsi Jeté? Trouvant dans le sol humidité, air et certaine chaleur, il ne tarde pas à germer l'enveloppe se rompt, une tigelle apparaît etde jeunes racines s'enfoncent. Bientôt le champ sera garni de touffes vertes. La germination du blé demande une température d'au moins 5 degrés au-dessus de zéro, ce pourquoi le blé effectue-t-il si peu de progrès pendant les trois mois d'hiver. Tant que la température ne dépasse pas io degrés, le blé talle et gazonne; mais, quand, au renouveau, le thermomètre s'élève, les pousses de la plante s'épaississent rapidement, les feuilles grandissent, et l'épi, l'espoir du cultivateur, se trouve bientôt formé dans la tige. Les beaux blés atteignent la taille de i m. 5o à i m. 60. On a observé des racines de blé dépassant 6o centimètres de longueur.

Par hectare, on emploie à la volée de 210 à 2S0 litres de semences de.rSo à r60 litres seulement, avec les semoirs mécaniques. Si tu veux bonne moisson, disait Olivier de Serres, en son Thé~tre d'Agriculture et Ménage des champs (r604), fais choix de bonne semence, car de bons épis ne peuvent venir que de bonnes graines. n D'observations nombreuses, on ne doit recourir qu'à des grosses semences. Et, pour obtenir un bon rendement, il convient également d'avoir des semences indemnes de tout germe de « carie n, qui est une des maladies les plus fréquentes du blé. A cet effet, chauler ou vitrioler préalablement les graines à semer. Le chaulage consiste à asperger ou immerger les graines dans un lait de chaux le vitriolage se pratique à l'aide d'un trempage dans une solution d'un à deux pour cent de vitriol bleu (sulfate de cuivre).

L'accroissement du végétal dépend rationnellement de la présence d'éléments nutritifs, azote, acide phosphorique et potasse, en quantité suffisante et sous forme assimilable. Ces principes fertilisants sont fournis aux semailles par le fumier seul ou associé aux engrais chimiques à distribuer, soit en même temps que le fumier, soit dans le cours de la végétation, en couverture. Le parcage des


moutons sur les champs à fumer est aussi un moyen qui réussit pleinement dans les terres légères il est très usité en Beauce.

Parmi les opérations de culture de la vigne, que celle-ci soit faite pour la production des raisins de table ou pour le vin, la taille est sans contredit la plus importante.

La taille est pratiquée, dans le Midi, dès la fin des vendanges. On taille en février, mars et même avril dans le Nord.

De la bonne exécution de la taille dépend grandement la fin finale. de ladite culture, de la vendange.

Suivant un dicton bordelais <c la fortune du maître est dans la serpe de son vigneron. »

Bacchus est représenté avec des cornes et le pied fourchu. Le bouc était sacrifié au dieu du vin d'après la mythologie, la bête cornue avait, en broutant un cep de vigne, indiqué aux humains les bienfaits de la taille.

Ronge, pauvre bouc, le sarment de vigne, dit Ovide dans les Fastes mais, quand viendra le moment de t'immoler sur l'autel, il y aura encore assez de vin, sois-en so.r, pour arroser tes cornes La vigne porte ses fruits sur des rameaux de l'année nés du développement des bourgeons, des yeux de l'année précédente. Livrée à elle-même, sans taille, la vigne devient folle, poussant un grand nombre de longues tiges rameuses et de raisins atrophiés. Chacun connaît les vignes, sortes de lianes qu'on rencontre dans les bois il nous souvient d'avoir trouvé en Algérie, dans les ravins, de ces vignes sauvages, vestiges satis vrais fruits de la domination romaine, et dont le tronc atteignait, en grosseur jusqu'à celle d'un chêne déjà âgé.

({ Tout ce qu'on ôte au bois, on le donne au fruit », écrivait Pline. Avec la taille l'on assure la production, on la régularise, on l'augmente aussi les raisins sont plus gros, de meilleure qualité et plus hâtifs les vignes ont une forme plus régulière la sève étant plus également répartie, l'équilibre est maintenu entre la production des branches et feuilles et celle des fruits.

Suivant la longueur laissée aux sarments, la taille est dite courte ou longue.

Elle est courte, à courson, à côt, lorsque l'on rabat, que l'on coupe à un, deux, trois yeux au plus; elle est longue, dès qu'on laisse subsister un plus grand nombre de bourgeons.

C'est la taille courte qui estla plus généralement usitée; c'est celle des bons crûs, et des bons pays à raisin de bouche.

Toutes les tailles longues, système de Royat, Cazenave, Marcon, de Quarante, et autres ne sont, à proprement parler, que des modifications plus ou moins heureuses de la taille type du Dr Guyot,


qui était elle-même une application des méthodes de tailles longues déjà employées dans l'antiquité, Columelle, livre IV, chapitre XXIV. Les tailles à longs bois poussent à la production mais plus il y a de raisins sur les vignes, moins ily aura de qualités dans le vin. L'excès de vigueur est nuisible à la fructification aussi, qu'on ait recours à la taille courte ou aux tailles longues, est-il préférable, pour l'établissement d'une branche à fruit, de prendre, entre deux sarments également bien placés, dont l'un est vigoureux, l'autre de grosseur moyenne, le dernier parce que celui-ci sera sùrement plus fructifère.

Pour éviter l'allongement excessif des bras, prendre toujours, à chaque taille, le sarment le plus rapproché du vieux bois. La section d'un sarment se fait sur le noeud immédiatement situé au-dessus du dernier bourgeon conservé et perpendiculairement à l'axe du rameau, de façon à ce qu'il y ait une cloison ligneuse formant diaphragme pour empêcher la moelle de sécher. Si la section était pratiquée entre les noeuds, il n'y aurait aucune cloison et à la gelée l'eau intlltrée amènerait aussi l'éclatement du bois.

Dans le cas où il y a lieu de rajeunir une souche, mettre le moins possible de tissu vivant à nu.

Autrefois, l'on se servait partout, pour la taille de la vigne, de serpes à deux tranchants. Mais la serpe exige une habileté qui se perd, hélas comme toutes les bonnes pratiques manuelles et elle est remplacée par le sécateur, instrument avec lequel est moins assurée la netteté de coupe. Lorsque la taille s'opère avec le sécateur, il faut placer le crochet tranchant par dessous, à seule fin que la partie du bois appuyée contre le non coupant et qui est toujours quelque peu écrasée par la pression se trouve enlevée dans la coupe même. Dans les régions où les gelées blanches sont à redouter, les tailles tardives sont exclusivement indiquées car la taille avançant le débourrement, il y a grand danger de gel printanier pour une vigne taillée trop de bonne heure.

On ne doit jamais tailler pendant les grands froids, alors que le bois est cassant et la franche section en est difficile à bien faire. A notre avis, pour le vin, qualité doit passer avant quantité. Ne semble-t-il pas, du reste, que, pour conjurer ces crises, ces méventes, qui se sont déjà présentées et qui sûrement se représenteront; pour assurer, en un mot, des prix rémunérateurs, aux produits de la vigne, il convienne de faire plutôt très bon, ce ne sont plus les vignobles qui manquent, conséquemment, de revenir aux pratiques de nos anciens et surtout de ne pas exagérer l'emploi des tailles à longs bois, en dépit de tant de conseils imprévoyants. Les productions de 200, 250, 300 hectolitres de vin à l'hectare ne nous ont jamais paru désirables


Le mouillage n'est pas plus à recommander dans la vigne que dans le tonneau, reconnaîtra-t-on.

»

A la Société Nationale d'Agriculture de France, M. Dybowski, inspecteur général de l'Agriculture coloniale, directeur du Jardin Colonial, vient de rendre compte des observations faites par lui à son récent voyage dans l'Afrique occidentale. Parmi les cultures nouvelles introduites depuis quelques années et paraissant devoir prendre là-bas une grande extension, le riz, le coton, la banane.

Dans les marais de la Côte occidentale, est maintenant cultivé le riz.

Le coton réussit à merveille au Dahomey, aussi bien que dans la région moyenne du Niger, de Tombouctou, aux Rapides. Quant à la banane, sa production est prodigieuse en Guinée. Les essais qui avaient été entrepris au Jardin d'Essai de Konal:ry ont, parait-il, donné des résultats des plus concluants. Plus l'on se rapproche de l'Equateur, meilleures sont les conditions de culture du bananier, qui demande exposition chaude abritée des vents violents. Jusqu'ici les bananes, qui étaient importées en Europe et dont la consommation de l'Angleterre absorbait plus des quatre cinquièmes, venaient des îles Canaries. Or, cette culture rapporte énormément, il n'est pas douteux qu'elle ne soit très profitable pour nos colonies de la Côte occidentale. On commence à apprécier les bananes à Paris, et l'on en mangera de plus en plus dans l'avenir chez nous.

Georges COUANON.


REVUE DRAMATIQUE

THÉATRE-ANTOINE Oiseaux de passage, pièce en quatre actes, de MM. MAURICE DONNA Y et LUCIEN DESCAVES. Le Vieil Ami, comédie en un acte, de M. MAURICE MAGRE.

Dans un coin de la Suisse, installée chez la logeuse, Madame Dufour, villégiature la famille Lafarge, composée de Charles Lafarge, de sa femme, frappée de cécité, de leur fils Julien, de Guillaume Lafarge, le frère de Charles, avec ses deux filles Georgette et Louise. Un pavillon, isolé au fond d'un jardin, abrite deux mystérieuses pensionnaires dont l'identité est révélée par un entrefilet du Journal de Genève les deux jeunes filles sont des étudiantes russes, nihilistes échappées de leur pays et venues se réfugier là. L'une d'elles, Véra Lewanoff, est l'héroïne d'une histoire extraordinaire fille d'un conseiller d'État, elle s'est fait enlever et s'est mariée au prince Bablowski, nihiliste militant ce n'est point l'Amour qui a poussé Véra à faire ce que, sous nos latitudes, on devrait appeler un « coup de cœur» et qu'on appelle « coup de tête », qualificatiou qui conviendrait parfaitement au « geste de Véra. Ce qui fa attirée, en effet, vers Bablowski, c'est l'auréole de l'apôtre, bientôt changée en celle du maItyre, dont sa tête est ornée. Cette union, d'ailleurs, n'a point été recherchée pour légitimer foeuvre de chair que l'Église veut bien tolérer entre conjoints régulièrement et solennellement unis Véra a voulu seulement conquérir sa liberté pour servir la Cause. Les deux époux ont donc vécu totalement étrangers fun à l'autre jusqu'au jour où Bablowski a été arrêté et où Véra a été obligée de fuir à l'étranger pour n'être pas elle-même emprisonnée elle est venue en Suisse avec une autre jeune fille, Tatiana, d'origine très plébéienne et révolutionnaire farouche. Julien Lafarge, futur docteur en médecine, semble tout désigné pour épouser une de ses cousines, Louise surtout, qui lui témoigne beaucoup d'admiration; mais le jeune bourgeois a'entrevu Véra et il a été frappé par sa grâce étrange et un peu sauvage; une occasion les fait se rencontrer dans le salon de la pension; il en résulte un rapprochement entre les hôtes de Madame Dufour et, bientôt, Véru, devient indispensable à Madame Lafarge à qui, à force de patience, elle apprend à déchiffrer l'écriture des aveugles. L'amour de Julien grandit


de jour en jour, si bien, qu'ayant engagé Véra à venir à Paris, il la décide à s'unir à lui. Le mariage est donc prochain; toutes les difii cuItés sont aplanies la cérémonie sera civile seulement, ce qui est déjà beaucoup, car le père adoptif de Véra, le révolutionnaire Gregorief, trouve bien ridicules toutes ces interventions pour l'union de deux êtres qui s'aiment, et ne suffirait-il point que lui, Gregorief, joignît leurs mains en les proclamant mari et femme au nom de l'Amour? Cependant, la compagne de Véra, Tatiana, ne voit pas sans chagrin Véra abandonner la Cause, aussi cherche-t-elle tous les moyens pour empêcher le mariage il y aurait une chose qui le rendrait impossible ce serait d'avoir la preuve que Bablowski, malgré les affirma.tions de Zakharine (un fairt-frère envoyé par le père de Véra), n'est pas mort; cette preuve,Tatiana se la procure en arrachant àZakharine, après l'avoir préalablement assassiné, des papiers secrets. Triomphante, elle revient auprès de Véra qui, soudain, est reconquise à la Cause malgré Julien, malgré Madame Lafarge, elle quitte Paris pour aller rejoindre Bablowski, forçat en quelque lointaine mine du Caucase.

Ces lignes essayent de présenter très sommairement l'affabulation de cette pièce dont l'intérêt ne réside pas tant dans l'action elle-même que dans les idées très nobles et très humaines dont elle déborde. « Les oiseaux de passage », ce sont ces êtres de révolte, hommes ou femmes, qui, à travers le monde, sans s'arrêter jamais, poursuivent leur idéal, hélas insaisissable, d'amour, de paix et de bonheur. Cœurs admirables d'apôtres, assoiffés dit martyre qui servira à répandre leur foi pour laquelle les crimes les plus horribles, les attentats les plus stupidement cruels doivent être commis sans une faiblesse, sans un remords Le sang est-il donc la rançon nécessaire de tout progrès et l'humanité ne peut-elle avancer qu'en foulant aux pieds des cadavres ?

Le prototype de ces êtres doux et féroces, aussi prêts à pleurer devant la souffrance d'un animal qu'à poser sans un tremblement la bombe qui fera de centaines de créatures humaines une bouillie sanglante, c'est le Grégorief de MM. Donna~' et Descaves. 11 a pris part à des complots il a fait sauter des palais et des trains et il rêve d'une société de bonté et de fraternité « La terre, dit-il, en unissant Julien à Vera, au nom de l'unique loi d'amour, est couverte de blessés; relevez-les et donnez-leur à boire ». Ce qu'il veut obtenir c'est « un peu plus de pitié, car demander un peu plus de pitié, c'est demander un peu plus de justice » Pour lui, il ne souhaite rien si, ainsi que le dit, très spirituellement d'ailleurs, Guillaume Lafarge, il fait souvent « le geste auguste du tapeur c'est pour les autres et non pour lui-même il a voulu devenir un homme vraiment libre et, pour cela, il a renoncé à tout son amitié ne se restreint pas à quelques individus il est le frère de tous les hommes et il ne comprend pas qu'on puisse faire une distinction entre les biens et les richesses qui appartiennent à l'huma-


nité. Ses filles d'élection, Vera et Tatiana, partagent ses idées et protessent ses sentiments; seulement, de la vie passionnelle de Gregoricf, nous ne savons rien, l'amour ne semble pas avoir beaucoup compté dans sa vie dans celle de Vera, il n'a pas non plus tenu beaucoup de place et, quant à Tatiana, ce sujet n'a jamais etlleUl'é son cerveau.

On s'explique fort bien que Julien se sente attiré par cette étrange Véra il l'aime; son coeur et son âme vont à elle, sans restriction, tout entiers; il agit donc en véritable amoureux qui ne cherche qu'à se perdre en l'objet de son amour mais, Vera ? est-ce par charité qu'elle accepte l'amour de Julien ? il n'y a évidemment en elle aucun calcul d'ordre matériel il semble que le « pauvre oiseau de passage va enfin trouver, dans le milieu bourgeois et tendre, le nid tranquille et tiède qui lui fera oublier les voluptés souveraines des dangers; sa psychologie est celle d'un garçon qui, exténué de courir l'aventure, caresse le rêve d'un foyer mais les amis revendiquent leurs droits et rappellent les serments autrefois échangés. Dans la pièce de M.Ni. Donnay et Descaves, les amis, le milieu, c'est Tatiana, l'indomptable et aveugle créature qui poursuit un idéal que l'étroitesse de son intelligence ne lui permet point d'agrandir et de rendre tolérant aux autres. La consigne est de vivre et mourir pour la Cause Tatiana n'admet point que l'amour, l'attirance du bonheur, puissent faire dévier de la route tracée; née pour errer de pays en pays, marquée au front du signe néfaste qui J'a vouée à la souffrance et au sacrifice d'elle-nième; elle se proclame ibre, alors qu'elle est l'esclave rigoureuse d'une sorte de religion de misérable pitié dont les adeptes abdiquent le seul droit véritable et imprescriptible de tout être humain celui de se réaliser avec le plus de perfection possible. lit ce droit ne serait-il pas plutôt un devoir, et croire méritoire le sacritice de soi, n'est-ce point abdiquer devant une volonté extérieure que l'on admet comme supérieure à la sienne propre? Les religions, ont confié aux « dieux ce rôle de bénéficiaires légitimes de toutes les actions humaines; le jour où 1'liomnie, enfin maître de sa destinée, cherchera en lui-mème sa propre fin, n'est-il point encore venu ? Sous ses apparences sentimentales et quelque peu larmoyantes, le vocable d'anarchie décèle encore bien des préceptes tirés de l'antique morale et ce n'est pas la propagande par le fait qui en fera la réalisation définitive de l'humanité. Le bonheur de tous n'est-il point fait dit bonheur de chacun et l'idée du sacrifice nécessaire n'est-elle point proche par.ente de l'idée de rachat, d'expiation, qui est à la base de toute religion ? Cependant, la religion de la pitié, les coeurs qui s'ouvrent à la souffrance d'autrui, méritent le respect et l'admiration. Ce respect et cette admiration, nous les ressentons à l'égard de la pièce de 1%,IM. Donnay et Descaves c'est une œuvre d'émotion et de sincérité qu'il serait blasphématoire de rapetisser aux détails d'une sèche analyse il y a des choses qu'il faut voir avec les yeux du coeur et de l'âme; les oiseaux de passage sont de


celles-là grâce à certains de ses personnages dont la destinée, aurait dit Baudelaire, est « d'être condamnés à espérer toujours » Parmi les interprètes se place tout au premier rang Madame Marthe Mellot qui créa une Tatiana d'une vigueur et d'un relief étonnants sous l'enveloppe rugueuse de la fille du peuple, elle sut faire percer l'âme indomptable de la farouche prosélyte,toute à sa foi, sans une faiblesse, sans une pensée égoïste ni extérieure. Cet effort de Madame Marthe Mellot mérite qu'on si arrête, car c'est un effort artistique de tout premier ordre. Mademoiselle Van Doren, très sombre et très belle, rendit d'une façon très intéressante le personnage de Vera, tandis que Mesdemoiselles Grumbach, Andrée Méry et Denège, tenaient avec leurs habituels talents les rôles de la mère et de ses deux nièces. M. Chelles fit une pittoresque silhouette du philosophe libertaire Gregoriefet s'y tailla un franc succès; MM. Antoine et Matrat, jouèrent Guillaume et Charles Lafarge; M. Grand,~Julien Lafarge, avec justesse et conscience.

Une comédie en un acte de M. Maurice Magre précédait sur l'affiche les Oiseaux de passa~e.

Le Vieil ami est un délicat et très littéraire proverbe qui démontre tre que l'habitude est en quelque sorte une seconde nature. Un garcon et une jeune fille, tous deux ayant dépassé l'âge de Roméo et de Juliette, sont unis par de solides liens d'amitié l'homme en secret aime son amie, mais comme les mois et les années se sont écoulés sans qu'il ait osé déclarer sa flamme et faire l'aveu qu'il a, à tout instant sur les lèvres, il est condamné à demeurer l'ami, fonction qu'il tient avec constance et fidélité. La morale à tirer du Vieil ami, c'est que, quand on aime, il faut s'empresser d'en faire part à l'objet intéressé, conseil facile à suivre en théorie et plein de sagesse si l'on s'en rapporte au Vieil ami que tirent applaudir Mesdames Lion et Gladys-Mahxance en compagnie de M. Vargas.

Henri AUSTRUY.


LES LIVRES

J. DANIELLI Les Figurines de Tanagra et de Myrina (E. Bernard). GRAZIA DELEDDA Elias Portolu (Gelmenc-Lévy). E. DE FFUGHTERSLE13EN Hrggiéne de l'i~me (J. B. Baillière). A. CARNEGlI! La Grande Bretagne, jugée par un Américain. Trad. Albert Savine (Dujarric). GASTON SORTAIS E.ccursions artistiques et littéraires (Lelhielleux). MADAME DE ~1~ERSAC Au gré du sou~te (Messein). Louis CHOLLET Chants de ~éaotte. Poèmes (Messein).-GASTON MAUGRAS: Les Demoiselles de Verriène.y(Plon). MADELEINE DE MEGEN Solitude~fteurie. Poésies (Charles). HENRY BUTEAU La Faute (Plon). DO6TOIEYSKI Journal d'un écrioain. Traduit par J. W. Bienstock et J. A. Nau (Fasquelle). E. GRARDEL La Congréganiste (A. Charles). GABRIEL MARTIN Poésies fantastiques (Lemerre). JULES PERRIN Un petit coin du monde (Fasquelle). ALFRED JOUBERT Peintres et Sculpteurs (Lemerre). PRINCESSE CAROLINE DE SAYN WITTGENSTEIN Nos Egau~ et nos InJérieurs (Ch. Douniol).- MARC SANGNiER: La oie Démocratique (Le Sillon).

MAURICE DUMOULIN Précis d'Hiatoire mititaire (H. Barrère). A une époque nous nous montrons ourieux de connaître les grands faite militaires de la Révolution et de l'Empire, il faut recommander, non seulement la lecture attachante du Précis de M. Dumoulin, mais soùhsiter de le voir entre les mains de tous les hommes qui mettent un certain amour-propre à bien connaître ce qu'on fait les grands généraux issus Clu peuple, conquérants un moment maîtres du monde.

Dès l'introduction de son ouvrage M. Dumoulin s'est révélé comme un écrivain aussi esgace que bien informé, comme un Imagier et un fin lettré. Il n'a rien dit, rien avancé qui ne lût appuyé d'une documentation sûre. Il corrige Mathieu Du mas et Jomin en ramenant les faits Il leur plus simple exactitude.

L'ABROGATION DB LA LOI FALLOUX (Edoullrd Cornély). Depuis plusieurll années, on a beauooupéorU aurla loi Fallouxdont l'abrogation ellt l'ordre du jour de notre vie politique et parlementllirIJ. Aujourd'hui, la ques&lon est pOilée devant lell Chambres 111'00,cllalon du projet de loi Cbaumlé. D'importants débats S6 sont déroulés au Sénat dans les séances du 7 au 22 novembre 1903, Il a semblé utile de présenter au public, réunis dans un même volume, les discours prononcés par les porte-parole. des diflérentB

partie. Afin de laisser aux débats leur physionomie exacte, ce volume contient, d'après le Journal Officiel, non seulement le texte des discours dans l'ordre où ils ontété prononcée, mais encore les répliques des différents orateurs, ainsi que le résultat des principaux scrutins.

JEAN RODES: Adolescents (Société du Mercure de Fi-ance). Les romans sur l'enfant etlaviecollégiennesont nombreux. Tou8 représenlentla même lacune, tailent l'esloentlel d e la orlee adoIssoente l'éveil à la vie aexuelle. Rompent avec les oonventions imposées par l'hypoorisie et la moralecourente, Jean Rodes faitune largepart à cette évolution physiologique. Les héros de son romen sont des élèves de collèges religieux. L'auteur en profittl pour décrire 81'eC une minutie rigoureuse les lunestes effets d'une éducation mystique eur des âmes Iragiles. En réalité, c'est tout notre système aoolaire et le fond même de nos mœura qu'il mat en cause.

L'action se déroule dans le oadre d'une campagne délioieuaement païenne et Tirgilienne. Et 0'e8t d'ailleurs cette anlithéas violente d'un milieu de natureardemment voluptueuse et d'une régie anormale, qui constitue le véritable sujet de ce livre audaeieux. HALPÉRINE-KAMIN8KY France et Russie (Ernell Flammarion). -Notre éminent collaborateur, M. E. Halpérine-Kamineky, qui, à plusieurs repri-

PARUS:


ses, s'était acquitté avec succès des missions littéraires et commerciales dont il avait été chargé en Russie, publie le résaitatde sh récente enquête sur les moyens de développer les relations économiques entre les deux pays. Les faits mis en lumière par l'auteur nous montrent que la France et la Russie, alliées déjà sur le terrain politique, sont susceptibles de conclure une alliance au moins aussi profitable sur le terrain des intérêts économiques. Au moment où l'un négociepartoutle renouvellementdes traités de commerce, quand les projets proteetionnistes de l'Angleterre etle nouveau tarif allemand menacent gravement notre exportation, cette indication est particulièrement précieuse et le volume de M. Halpér:neKaminsky acquiert une importance toute actuelle. Mais, grace à la pl-.ime experte de l'auteur, à la méthode et à la clarté de l'exposition ainsi qu'à l'abondance des renseignements Fran. ce et Russie noua apparaît aussi comme le modèle de cette scrte d'ouvrages qui oIont d'une utilité permanente, accessiblea à tous et qui touohent aux intérêts vitaux de notre pays. Ajoutons que nos leoteurs ont eu, il y a que!que tempe, la primeur d'un chapitre de ce remarquable ouvrage.

CLAIRE VIRENQUE L'Eaclos du Rêoe (Lemerre). Et C'e!st aussi un recueil de vers rythmiques et harmonieux, empreints d'un sentiment très délicat de la nature.

Petites Choses (Stock). Un carnet de notes écrites par un dilettsnte. Très instructif. très persf)nnel surtout.

Ma. DE THÈBES: Almanach de 1904 (Félix Juven). -Je neconnais pas de femme plus intelligente que « la bonne sorcière 1) de l'avenue de Wagram si les oracles de Delphes ou de Dodone l'avaient eu pour prétresse, no~s irions encore!, tous les ans, en pèlerinage à leurs sanctuaires toujours vénérés. Il y a, certainement, tout ce qui se passera en 1904, dans le nouvel almanach de MI de Thèbes si vous ne l'y trouvez pas toujours, allezla voir, en sonpittoresque et accueillant domicile et elle vous expliquera le sens précis de ses péri-

phrases. J'en sais qui ont appris, chez elle, des événements qui les menaçaient; ilane lesontpoint évités, puisque leurdestin s'y opposait;mais ils ont eu, du moins, la coosoltltion de se dire, après je le savais Et c'est bien quelque chose!

GUSTAVE GEFFR01 L'Apprentie (Fasquelle). Un roman de haut style, les tableaux de joie ou de misère des humbles, le douloureux calvaire des tâcberons de l'axistence, tout le drame social du paupél"Ísme. L'œu vre, très sobre, de belle tenue littéraire, impr'essionnera tous ses lecteurs, et ont peut prévoir qu'ils seront nombrbux.

LE THÉATRE (Manzi, Joyant et CI'). Le Dédale tel que le montre la Comédie-Française, Frère Jacques tel qu'il parut au Vaudeville, Paris aux Variétés tel que tout Paris l'lIpplaudit, voici ce que contientle premiernuméro que publie Le Théâtreen Février. On s'émerveillera aux costumes, aux décors, aux jolies femmes, aux gesles surpris et désormais immortels c'est ici l'École de l'Art dramatique. L'ART DU THÉATRE (Ch. Sobmid). Le portrait de Mil. Grirden, l'exquise Reine Fiammettede l'Opéra-Comique, orne 111 eouverture du dernier numéro. Une grande partie de ce numéro est réeervée à l'œuvre nouvelle de M. Xavier Leroux. Puis c'est le Dédale, la nouvelle pièce de M. Paul Hervieu que la Comédie-Française joue avec un gros succès, Plusieurs grandes gravures sont consacrées au nouveau spectacle de l'Opéra composé de l'Etranger action musicale de M.Vincent d'Indy et de la reprise de l'Enléoement au Sérail.

Les leoteurs de l'Art du Théàtre verront avec curiosité la principale scène de Au Perroquet Vert, le drame de M. Schnitzler, joué plusieurs centaines de fois en Autricht et en Allemagne, dont M. Antoine a donné une adaptatiun avec une très pittoresque mise en scene.

Parmi les planches hors texte, citons les btilielti de l'Oncle d'Amérigue, une esquisse de M. Bertin pour le décor du dernier acte de laSorciére et quelques médaillons exécutés par M. Louis-Edouard Fournier pour la Maison de Retraite des Comédiens.

Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus

Aoasaes. IMP. A. L.l.NIER

Le Gérant Pierre LEMONNIER


LETTRES DE LÉON GAMBETT-A`''

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l~onfaucon, 20 janaier 1 ~l }~' r~"5~r.. )¡,¡'¡'

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Chers parents, 'j. ,¡; ~i

Je tarde de vous écrire parce que toujours j'ajournai envoi moi un peu de papier autrement je n'ai besoin de rien de plus. Je te

(r) Les lettres qui suivent ont été prises dans la volumineuse correspondance que le grand patriote échangea avec les siens et plus particulièrement avec son père.

Les deux premières datent de r848 et 1849, alors qu'il était pensionnaire au séminaire de Monfaucon et que parvenait, à cet enfant de io ans, l'écho affaibli de la révolution de 48.

La troisième est de l'époque où, étudiant en droit, il partageait son temps entre les cours des différentes facultés, ne cherchant qu'à s'instruire, de tout et sur tout, meublant sa mémoire prodigieuse, façonnant son admirable intelligence, méritant enfin l'épithète de Jules Favre de « représentant de la Jeunesse française. » La lettre quisuit estde 1863, alors qu'il vient de rentrer chez Crémieux et'qu'il voit s'ouvrir l'avenir devant lui. La cinquième est daté d'Ems, où il se soigne après son opération de l'œil que la maladresse d'un ouvrier avait blessé et que la brutalité d'un jeu d'enfant lui avait fait perdre à Monfaucon. La sixième est écrite après les grands efforts de la défense nationale et laisse percer la douleur du vaincu. Des deux dernières, la première annonce à son père la formation de son ministère; la seconde lui ouvre son cœur que les injures et les calomnies n'ont pas brisé.

Six mois plus tard Gambetta mourait sans avoir vu se lever le « jour de la justice. » Mais la confiance qu'il témoignait en l'histoire était bien placée et la j justice immanente des choses est accomplie; toutefois, on ne montrera jamais assez aux générations nouvelles ce que fut l'homme, apôtre de la liberté, soldat de l'idée, artisan de la république et ce qu'eut de majestueux et de puissant l'âme de celui dont la vie n'eût qu'un but tout pour la patrie, pour la république. Nous avons respecté la forme et l'orthographe de ces lettres, lettres d'enfant qui sont lextuellement copiées.

TOME xxvm.


fais bien des baisers ainsi qu;a Toto le Capitaine (i) je fais bien des coluplime,4ts à la petite Benedetta (~) embr~sse la comme petite maman et Tata (3) que j'embr asse tendrement. Ton dévoué et affectueux fils pour la vie.

Léon GAMBETTA.

Adieu. Vive Cavagnac a bas Bonaparte

II

Monfaucon, 30 décembre 1849.

Chère maman et cher papa,

Je ne me chargerai pas de vous faire un compliment car je sais que vous savez que je vous aime. Pour les étrennes je me contenterai de ce que vous me donner ez et maintenant je n'ai pas besoin 40 Wus ces j!:HJ.jOllX je ne souhaite rien mon cœur est content quand je sais que tous vous vous por tez bien. Je ne vous enyverrai pas de compliment je voulais en faire un mais j'ai dit il vaut miel4iî écrire de moi même autrement ce ne serait pas moi qui aurait fait la lettre. Nous sommes dans ce jour heureux pour l'enfânce et heureux pour tout le monde bien des compliments à Castanié souhaite lui la bonne année de ma part ainsi qu'à Toto le Capitaine dis lui que e lui écrirai etqu'ilparait que Napoléon est nommé quoiqu'il soit bête comme une autruche de sorte que quand il parle français il parle prussien hottentot ou hongrois. Quand il y aurait, un homme à la Chambre qui entendit toutes les langues il serait en peine pour c()~pren<,lre deux mots d'up.e séance de Na~oléon.

Je t'embrasse p4p~,t i4gm. Ili J3enedotta.

Léon GAMBETTA

Vive Cavagnac a bas Napoléon

Ran plan plan Vivent les rouges A bas les blancs.

(t) Le lieutenant d'infanterie Sisco à qui Gambetta dédiera plus tard sa thèse d'avocat en signe d'affectueuse gratitude.

(2) Sa sœur, aujourd'bui Madame Léris-Gambetta.

(3) Sa tante (tata, en patois Cadurden), la demoiselle Eugénie Massabie qui l'accompagna à Paris, décida ainsi le père Gambetta à laisser son fils étudier le droit, alors qu'il ne désirait que le garder près de lui, à Cahors, pour l'initier à son cotnwercç.


L'assentiment d'un père, en général, est la base la plus solide qu'un jeune homme doive exiger pour l'édification de son avenir mais lorsqu'à cet assentiment se joint une qualité plus précieuse encore, le pressentiment de l'avenir, d8veloppé par la tendresse et l'espérance, la valeur en est multipliée d'autant. Aussi je ne pourrais trop dire le contentement de mon coeur, de te voir adhérer à mes étude·s, d'autant plus qu'elles ne sont que le jeu d'un joueur qui ne hasarde que les as. S'il perd la partie, la prévoyance lui a ménagé un abri sûr et heureux. Je suis le joueur et tu es la prévoyance. Aussi n'est-ce qu'une justice stricte, lorsque je puis saisir une occasion singulière de te manifester la mémoire du cœur; je serais heureux aussi d'y assimiler mon cousin Giacomino Galeano, dont j'ai, grâce à toi, l'<ldresse et à qui j'écrirai sous peu. Je te donnerai acte de ma missive et de sa réponse. Ce sera comme une scène de sympathie Je me ferai évidemment écrire en italien, pour lequel j'ai conçu le plus vif amour, depuis que j'ai lu Alfieri, que je l'ai surtout entendu expliqué, loué ou blâmé par un professeur du Collège de France. Ah il t'aurait fait plaisir Tu aurais été aussi heureux à la vue de toute cette jeunesse qui battait des mains et manifestait l'enthousiasme le plus profond et le plus vrai pour l'Italie. J'étais à côté de Montanelli, un ancien dictateUl' de Rome en 1848. Il était cinq heures du soir et le soleil, qui se couchait, pénétrait encore à travers les vitres de l'enceinte où se tenaient debout et assis 4 ou 500 jeunes hommes. Un homme parlait; sa figure méridionale était le type parfait de l'orateur, ses yeux brillants et noirs allaient, au fond de l'âme, chercher l'adhésion de l'auditeur. Sa bouche était entr'ouverte quand elle ne parlait pas, et lorsque la parole en sortait, c'était du feu qui semblait brûler le canal qui l'apportait. Cette tête expressive était couverte de cheveux biens blancs et bien longs, qui roulaient leurs anneaux luisants aux derniers rayons du pâle couchant. La scène était digne du pinceau de Raphaël. On expliquait une tragédie d'Alfieri Brutus assassinant César, « una tr agedia di Liberta o comme l'appelait Alfieri, qui fut le premier écrivain politique de son pays qu'il appelait aux armes et à l'unité la nation ne l'écouta pas. Elle resta ce qu'elle était, ce qu'elle est encore aujourd'hui,

III

~'aris, le 25 mars 1857

Mon très cher père,


une belle femme aux mains de tyrans barbares et féroces. Le cours allait finir quand le professeur s'écria « Messieurs. malgré que ce que je vais vous dire ne soit pas du domaine de la littérature, je ne puis cependant résister à un cri du cœur qui m'ordonne de l'annoncer tout haut. Les oeuvres d'Alfieri furent impuissantes à ramener la liberté et l'union sur la terre italienne. Le soleil de Rome et de Naples continua à n'éclairer que des esclaves. Aujourd'hui, la tyrannie a augmenté. Alfieri a bien fait de mourir. Ah 1 messieurs, écriez-vous avec moi ù Italie, à toi nos regrets, nos sympathies et nos espérances 1 n

Tout l'auditoire se leva et il se fit un silence d'une minute; on était attendri et fortement ému. Le silence était de l'admiration. Alors Montanelli s'écria « Questa voce notita sia, e d'un gran cuore Rappelés à nous-mêmes, tout le monde applaudit et le professeur sortit au milieu des acclamations de toute cette jeunesse. Je jugeai que l'Italie et la France étaient deux sœurs qu'un maitre féroce avait brutalement séparées et désunies. Ce maUre, c'était l'ambition et le despotisme fait homme, on sait avec qui.

Je me propose d'écrire cela à Galleano, je suis sî~r que cela lui fera plaisir. Je serais content si j'ai levé quelques unes de ses haines contre la France

Je te prierai de faire apprendre par cœur à ma sœur, chaque matin, jamais le soir, une page de vers ou de prose, qu'elle te récitera. Il y a à cet exercice une foule d'avantages. D'abord cela développera étonnament sa mémoire, qui est le plus précieux instrument de l'humanité.

Cela ornera son esprit, qui est très propre à cette culture, car je le crois très gracieux. Enfin cela lui formera le style et l'orthographe et en même temps lui permettra de se redire de temps en' temps sur les bords de l'eau ou sur le haut des montagnes, les vers de quelques poètes. Je t'en prie au nom de mon amitié et toi au nom de toi-même qui m'as mis le premier dans le cœur l'amour de l'histoire des vers, de l'étude, en un mot. J'ai clairement souvenance que quand j'étais encore enfant, c'était toi qui répondais à mes demandes, me conseillais d'apprendre les faits historiques ou les morceaux des écrivains, parce que tu te faisais un plaisir de me les faire redire, en promenant. C'est un délicieux souvenir que j'aime à déguster comme le gourmet aime à savourer un vin riche, enseveli au fond d'une bouteille sableuse. Ton fils chéri, Léon GAMBETTA


IV

Ma chère maman,

ler Janvier 1863.

Quepuis-jete dire à toi, madouce mère, pourrendre ce quej'aiau fond de l'âme ? Quelle langue peut traduire et ma reconnaissance et mon amour ? N'es-tu pas la plus courageuse des mères et la plus dévouée des femmes ? Ne dois-je pas être le plus aimant, le plus respectueux et le plus fier des fils d'avoir une telle mère ? Vrai, je ne puis rien trouver qui te puisse redire et exprimer ce que je ressens; c'est mon âme, c'est mon coeur qu'il faudrait plier dans cette lettre pour tel'envoyer:seulsilspourraientsecomprendre et s'expliquer avec toi.

Quant à des vœux, des souhaits, des aspirations, pouvons-nous en faire fun pour l'autre que nous n'ayons sentis à l'avance dans chacun de nous ? Puis-je te désirer quelque bonheur qui ne soit le mien propre ? Hélas non, tout est commun entre nous, ou pour mieux dire tout est un. Nous sommes la même personne vue sous deux points de vue différents. Toi m'ayant fait, moi devant te prolonger ta vie à force de caresses, de dévouement et de satisfaction. Le repos que tu as tant mérité, je te le ferai un jour glorieux, joyeux, complet.

Nous ne pouvons nous crier tous deux que ce seul mot Courage Le but est voisin, attends encore quelquepeu, ma douce, ma chère maman le sort, nous finirons par l'atteindre et alors je pourrai tout mettre à tes pieds en te disant avec les larmes de la joie et de l'orgueil « Mère, voici ton œuvre. ) »

Tu le vois, tous mes voeux sont les tiens le fils se perd dans la mère et n'a qu'un regret, mais bien poignant, bien triste, celui de ne pouvoir l'embrasser sur les deux joues à mille reprises. Oh! les distances, c'est affreux

Léon GAMBETTA.

v

Ems, le 25 Juillet 1869.

Mon cher Père,

Je suis aujourd'hui dans une véritable journée de santé et j'en profite pour te mander quelques nouvelles. Je n'ai pas eu en effet une belle suite dans ma cure, tantôt bien, tantôt médiocrement,


quelquefois plus mal très variable, voilà le mot de cette situation.

Toutefois, j'ai très bon espoir, ce qui est une amélioration sur mes dernières dispositions. Il y a encore quelques jours j'étais assez maussade et sans confiance dans l'avenir. Les soins du médecin, les assurances de Fieuzal, la douceur du climat et aussi l'influence des bains m'ont calmé. J'ai moins d'humeursnoires; je finis par m'acéoutumer à mon exil de la politique et je me soigne avec un scrupule exemplaire d'omettre quelques minutieuses prescriptions du docteur. Je ne suis pas sans quelque orgueil de ma nouvelle conduite car il m'est si difficile habituellement de me soigner avec de l'esprit de suite, que le seul moyen d'y persévérer, c'est d'en être fier. Je suis d'ailleurs très dorloté dans ce pays-ci tout le monde me comble d'attention et de prévenances. J'en suis vraiment confus j'ai peine à supporter tout cet empressement, car je redoute toujours de passer pour un vaniteux. Je me dérobe le plus que je peux; mais je ne suis pas toujours heureux dans mes combinaisons de retraite. Tout ceci a un beau côté, c'est de me rendre le séjour tout à fait agréable et plaisant je ne m'ennuie plus et je prends au sérieux mon métier de malade intéressant. Il n'y a pas jusqù'an roi de Prusse (i), actuellement à Ems, qui ne s'informe de ma santé, et cependant il n'ignore point la haine que j'ai vouée aux vainqueurs de Sadoma. Il ne l'ignore pas ? Je n'en sais trop rien, et je crois bien que je viens d'avoir un véritable accès d'orgueil dans tous les cas, si je guéris bientôt, et qu'il me soit donné de parler politique étrangère à notre tribune, je ferai de mon mieux pour qu'il l'apprenne d'une façon durable. Mais quittons ces sujets interdits par la faculté et parlons affaires. Je trouve que tu tardes bien à quitter Cahors. Où en esttu de tes règlements de compte ? Espères-tu en avoir bientôt fini et pouvoir enfin goûter au bord de ta vieille nourrice, la mer, le repos à ta vie de travail? Tu ne me dis rien de tes projets et de tes dispositions.

Réponds-moi et fixe moi à cet égard; je ne peux te charger spécialement de mes amitiés pour personne, mais je sais bien que tu sais choisir et que tu donneras de mes nouvelles à ceux qui m'aiment.

Une exception toutefois pour mon cher Edouard (2), qui devrait (1) Guillaume qui sera plus tard sacré empereur d'Allemagne à Versailles. (2) E. Reilhé, ancien maire de Cahors, conseiller général.


bien m'écrire sans trop y regarder avec moi. Embrasse maman et reçois mes baisers.

Tout à toi,

Léon GAMBETTA.

13.-S. Si tu savais l'allemand, je t'enverritfs Un bbn jÓúttial de Coblentz dans lequel on a découvert que, par mon arrière grand'mère, j'étais le plus proche parent de Napoléon III c'est sans

doute

le motif pour lequel je suis le prerliier des irt'éconciliables

VI

Man cher père,

Bordeaux, te 1.9 féarier 187i.

J'ai reçu ta bonne et ferme lettre, et comme toujours j'ai retrouvé la justesse de tes vues. Tu as fort bien jugé notre situation politique et la mienne propre. Pour le moment je n'ai qu'une préoccupation chercher, après nos efl'ol'ts impuissants pour chasser l'étranger, à sauver du moins les institutions républicaines. Mais la Prance est bien bas, les esprits sont bientroublés, bien obscurcis. Paris lui-même semble avoir perdu sa faculté initiatrice, et il faudra encore bien des épreuves avant de retrouver le calmeetla liberté. N'importe, j'irai, comme par le passé, droitmon chemin, serviteur convaincu de l'idée de Justice qui est le fond de léi Ilévolutioii FrançlÜse, et malgré le jugement des hommes je ferai ce que me dicte ma conscience.

Ma santé a été un peu ébranlée partoutes ces comiliotions; mais c'est ma santé morale, encore plus que mes forces physiques, qui a été éprouvée. Quelques précautions me remettront sur pied. Mais quand pourrai-je venir vous voir quelques jours ? je l'ignore et ne pétatleviner, car moins que jamais je m'appartiens. Je me dois à tous mes amis politiques, qui plus que ja.lt1àis me demandent de rester en coîntnunica.tion constante avec eux. Mais aussitôt que je verrai Une lueur, je viendrai vous embrasser.

J'ai vu Marc Dufraisne qui m'a porté de bonnes nouvelles de Vous tous. Côntinuez à vous soigner, sans trop vous inquiéter de moi et croyez-moi toujours votre dévoué fils.

Léon GAMBETTA.

41. Cours du XXX Juillet à Bordeaux


VII

PRÉSIDENCE DU CONSEIL

Paris, le 17 novembre 1881.

Mon cher père,

Enfin, après bien des peines et des déboires, je trouve une minute pour t'embrasser et te demander de vos nouvelles à tous.

J'ai été forcé, le mot n'est pas trop fort, de mettre ce terrible fardeau sur les épaules (i). Je ferai mon devoir, tout mon devoir jusqu'au bout, et, pourvu que la santé me reste, je compte bien, à force de travail, ne pas rester au dessous de la tâche. Je n'énumère ni les difficultés, ni les périls, ils sont innombrables; je me fie à la destinée et à ma passion du bien public, le reste à la garde des Dieux, s'il y en a.

Je vous embrasse tous.

Ton fils,

Léon GAMBETTA.

VIII

La République Française

53, Chaussée danlin Paris, le 6 juillet 1882. CABINET

DU DIRECTEUR POLITIQUE

Mon cher père,

J'ai reçu tes bonnes lettres, je t'en remercie, et si je ne t'écris pas plus souvent, c'est le temps qui me manque je n'ai jamais, même au pouvoir, été plus accablé de besognes de toute espèce. J'espère d'ici quelques semaines pouvoir te faire passer une petite somme; je travaille dans ce but; mais les temps sont devenus très durs pour moi. Quand maman sera ici, je tâcherai de lui mettre aussi quelque chose dans l'escarcelle la bonne volonté ne

(1) La présidence du Conseil.


m'a jamais manqué, mais je n'ai jamais su compter et j'ai beaucoup sacrifié aux exigences, aux mille contributions de ma vie publique; j'en ai toujours été récompensé par l'ingratitude ou la trahison. N'importe, je ne regrette rien, n'ayant jamais agi que dans l'intérêt supérieur de mon parti le jour de la justice viendra tôt ou tard s'il ne selève qu'après ma mort, je n'en aurai nulle rancune, nul dépit. J'ai confiance dans l'histoire et quand c'est d'elle seule qu'on attend le jugement suprême, les diffamations, les calomnies passent sans vous effleurer; et puis, il y a pour la conscience d'un honnête homme un si haut plaisir dans le mépris des hommes, que cela suffit pour tout supporter sans faiblir, pourvu que le but soit atteint.

Je t'embrasse en fils dévoué,

Léon GAMBETTA.


QUESTION CHINOISE

Les graves événements qui se sont passés etl Chitle dàÍ1s cas dernières années et ceux qui s'y passent encore la guerre gvéc le Japon; l'action de la Russie en Mandchourie; le développement de l'influencé française dans la région Indo-Chinoise la révolte desBoxeurs; la lutte eugagéeentre l'empire du Soleil Levant et le gouvernement du tsar fixent d'une manière plus particulière l'attention de l'Europe sur le pays des Célestes. La politique mondiale se trouve ainsi plus spécialement intéressée aux manifestations de l'Empire du Milieu et il peut être utile, dans ces conditions, d'en exposer la situation présente.

Il y a quelque temps déjà que des symptômes d'un mécontentement profond se sont produits chez les Célestes et que les esprits claivoyants ont perçu dans l'opinion chinoise des mouvements d'hostilité violente contre l'iüflüéiiëë étrangère. On a vu par les derniers incidents qu'il est inutile de rappeler, car tout le monde les a certainement présents à l'esprit, combien est vivace la haine du Chinois pour l' « Étranger », malgré une habile et persévérante dissimulation. La situation ne s'est améliorée qu'en apparence. Au fond les sentiments de la race jaune n'ont pas changé contre les « diables d'Occident )). Comment remédier à cette grave difficulté ?

Pour déterminer les moyens d'action, il faut d'abord établir quelles ont été les causes du dernier soulèvement. Pour imprévu qu'il nous apparaisse, il est cependant déterminé par des événements certains et qu'on pouvait prévoir. Il n'est pas douteux, en effet, que l'Extrème-Orient est depuis quelque temps travaillé par des forces diverses et que, dans ces dernières années, dans la forme apparente de la guerre sino-japonaise, ou dans un nombre considérable d'interventions diplomatiques dissimulées, on se dispute sur tous les terrains et de toutes les façons la prise de possession de l'Empire du Milieu.

Toutes les grandes puissances ont compris qu'il y avait là un

LA


merveflleux champ d'exploitation pouvaient s'èxercer les activités économiques et que cet immense territoire, peuplé de plus de 400 millions d'habitants constituait une ré!etve admirable de consommation et de production qu'il fallait en consé~ quence, dans les cir~onstances difliciles que fait au travail des peuples d'Occident la concurrence scientifique du monde civilisé, se ménager ce précieux débouché. De là, une série d'efforts particuliers dirigés dans le sens d'une conquête effective. Ces manifestations différentes, que nous n'avons connues qu'en partie, dont nous n'avons pas pu mesurer exactement l'intensité ont eu en Chine un effet cr ensemble dont les Célestes ont, eux, mesuré exactement la puissance et la valeur. Aussi, estimant que cette lutte d'influence engagée pour la domination de leur pays Consw tituait un péril grave, ils se sont mis en état de résistance. Voilà sous quelle forme se présente actuellement le problème chinois,

Il faut reconnaitre que la méthode d'intervention en ExtrêmeOrient qui- a été appliquée jusqu'ici est bien de nature à provo~voquer chez les Célestes un mouvement de révolte contre les étrangers. C'est folie, en effet, que de vouloir entreprendre la conquête de la Chine et réaliser, aujourd'hui son partage pour une prise de possession par les puissances d'Occident. La population chinoise est trop homogène, trop attachée à ses antiques traditions, trop exclusiviste pour qu'on puisse, étant donné, d'autre part, sa masse colossale et ses facultés de résistance à toute' pénétration, songer à la plier par une conquête et une occupation. Or, après les entreprises étrangères notamment celles des Allemands dans le nord et sur les confins du Pé-Tchili, dont la répercussion devait être si vive ~t Pékin, il était évident du'une réaction était à redouter. La Cour impériale, en effet, a dû craindre que les concessions faites à l'esprit de progrès en excitant les convoitises économiques des occidentaux n'éveillassent le goût de la conquête réelle et, utilisant les sentiments profonds et permanents de fanatisme barbare qui demeurait au fond de l'ànie chinoise, elle a déchainé la révolution. On sait comment celle"ci a été étouffée par l'accord des puissances civilfgéed. Mais cette entente pour une répression indispensable est-elle' définitive et sincère ?

En fait, les puissances unies pour intervenir militairement et mettre fin à l'anarchie qui, un moment, régn~ en Chine, se sont mises d'accord pour déclarer que leur aCtÍoJ1 étl\it désintéressée et que leur but étaitl'ordre et le maintien de l'intégrité tei·rit~oriale


du Céleste-Empire. Cette attitude seule était possible, car il faut maintenant renoncer à toute politique ayant pour objet une occupation territoriale avec, comme but, un démembrement à plus ou moins longue échéance de l'empire chinois.

Cette théorie, préconisée par ceux qui connaissent le mieux le pays des Célestes, est celle que les Anglais ont adoptée dans ces derniers temps et dont lord Beresford s'est fait l'apôtre. C'est la politique de la « porte ou~~erte. » On met ainsi une barrière à l'extension c( des zones d'influence comme on en met une à celle des « hinterlands. »

Il est à peine besoin de faire remarquer que les Anglais, qui ont l'air de se faire les promoteurs d'une politique franchement libérale à tendances généreuses, s'attachent tout simplement à servir leurs propres intérêt: Le commerce anglais s'accommoderait mal, on le comprend, de toute mesure qui restreindrait sur un point donné du territoire chinois la liberté d'accès des marchandises sous n'importe qucl. pavillon. C'est ce qui se produirait si au principe de « la porte ouverte » se substituait celui des « zones d'influence » ou des protectorats territoriaux Les Français et les Russes et vraisemblablement les Allemands aussi ne manqueraient pas, dans ce dernier système. de protéger l'extension de leur commerce aux dépens de celui de la Grande-Bretagne. Il est donc aisé d'apercevoir que c'est à leurs pratiques habituelles de défense énergique de leurs intérêts qu'obéissent les Anglais lorsqu'ils proclament « la Chine à tous, que l'on ouvre largement les portes. » C'est l'application de la politique de non-intervention à l'usage du commerce anglais après ou concurremment, l'application de la politique d'active intervention au profit du même commerce.

On vient de voir d'ailleurs l'effet de cette politique nouvelle dans un incident du conflit Russo-Japonais produit à l'occasion de la question Coréenne c'est la décision prise par le gouvernement de Saint Pétersbourg, en ce qui concerne le régime économique de plusieurs ports de la Mandchourie à qui doivent être appliqué le système de la « porte ouverte. »

Dans ces conditions, on s'explique l'action de la Grande-Bretagne sur le groupement des puissances d'Occident et du Japon. La politique nouvelle que les événements de la Chine et les orientations des chancelleries ont déterminé, en sauvegardant pour un temps, tout au moins, l'intégrité du Céleste-Empire, ont eu pour conséquence un classement des forces civilisées qui se caractérise par l'alliance de l'Angleterre et du Japon et l'entente du Royaume-


Uni avec l'Amérique. Pour dissimuler leur jeu, les Anglais sont restés dans la coulisse et l'action a été engagée par les États-Unis. Fréquemment encore, ce sont eux qui mènent les opérations de compte à demi avec nos voisins d'Outre-Manche. Cette combinaison très adroite a beaucoup aidé et aide beaucoup au succès des négociations. Il est évident qu'on ne peut gqère incriminer les intentions des États-Unis, car, à l'heure actuelle, ils n'ont pas un intérêt certain à diminuer l'étendue ou la valeur du marché chinois. Ils sont donc en excellente posture pour jouer ce rôle en apparence désintéressé, mais qui justement sert le mieux leurs intérêts.

L'un des motifs, en effet, qui contribue certainement le plus à fixer leurs résolutions, c'est la crainte d'une coalition européenne France, Russie, Allemagne, ayant pour objet un protectorat effectif de l'empire chinois. Pour sauvegarder l'avenir et laisser aux États-Unis d'Amérique la possibilité de résister dès maintenant à une action première d'une forme imparfaite encore, mais cependant redoutable déjà des « États-Unis dans l'Europe » en attendant les « États-Unis d'Europe » pour prévenir cette première menace d'ull danger qui pourra être un jour redoutable, les Américains ont obéi à un mouvement naturel qui les a jetés dans le plateau de la balance qui tendait à remonter pour rétablir l'équilibre. C'est ce souci de l'équivalence des forces en Extrême-Orient, pour ajourner, à une époque oii. ils seront plus en état de l'aborder, l'examen du problème chinois, qui a décidé, beaucoup plus qu'une sympathie réelle ou une communauté d'intérêt, les Américains à accentuer leur rapprochement avec l'Angleterre et à se solidariser avec elle.

Toutes ces raisons, et à une puissance bien supérieure, sont celles qui, d'autre part, ont déterminé l'attitude du Japon. La ligne de conduite suivie par trois des grandes puissances intéressées en Chine Grande-Bretagne, États-Unis et Japon est donc parfaitement justifiée et tracée rigoureusement suivant les nécessités de l'heure. On ne trouve pas chez les trois autres une conception aussi simple, une méthode d'action aussi claire. Pour les Allemands, dont le commerce va se développant si rapidement dans ces mers, on peut supposer qu'ils ont pensé qu'après tout ils ne pouvaient bénéficier d'une situation qui leur permettra de concurrencer le commerce britannique et qu'en somme leur main-mise sur la province de Chantong leur donne satisfaction pour ce qui est de leurs ambitions territoirales. Quant aux Russes, ils concentrent tous leurs efforts sur l'œuvre gigan-


tesque qu'ils ont entreprise dans le nord et qui les rendra, un de ces jours, arbitres souverains des destinées de la Chine, si elle réussit. Mais déjà l'action anglo-américano-japonaise oppose sa résistance. J'ai signalé la concession faite en Mandchourie au point de vue économique et le conflit russo-japqnais n'a pas apporté ses consé,quences définitives au sujet de la Corée; les États-Unis ont remporté tout récemment un succès diplomatique d'une importance considérable avec leur traité de commerce avec la Chine. La bataille est engagée et nous y voyons l'attitude des grandes puissances avec leur direction et leur objectif. Mais à nous quel est notre rôle ? Entraîné dans l'orbite de notre alliée; en coquetterie, sur ce point, il faut le reconnaître, avec nos voisins de l'Est, nous n'avons pris en Chine qu'un rôle secondaire. Il ne semble pas que nous ayons eu la vision d'une partie personnelle à jouer, et il apparaît qu'au lieu de régler notre action sur nos vrais intérêts, nous nous sommes abandonnés au courant, attentifs seulement à ne pas aller heurter quelque écueil et ne visant qu'à raccrocher de temps à autre quelque épave. Quelle a été notre part dans l'attribution des centres d'influences ? Kouang-Tchéou-wan. La position est discutable. Haïnan, à l'extrémité de la péninsule de Fou-Tchéou, a une importance beaucoup plus grande pour le développement de notre suprématie en Indo-Chine. Qu'attendons-nous pour affirmer nos droits et commencer à les faire valoir ? N'est-il pas utile, tout en adhérant au principe d'une Chine indépendante, toutes les nations commerceront sur le même pied, de faire reconnaître qu'en plus de Kouang-Tchéou-wan, nous entendons prendre en mains les clefs du golfe du Tonkin en nous assurant le moyen d'ouvrir et de fermer à notre gré le détroit d'Haïnan ? Est-il tolérable, d'un autre côté qu'on nous écarte complètement du nord de la Chine ? Et c'est cependant ce que nous semblons accepter puisque nous n'avons pas pris place sur un point de la côte auprès des Anglais, des Allemands et des Russes. Il faut que nous précisions notre attitude.

Nos intérêts, qui sont considérables en Extrême- Orient, nous commandent de donner à notre action une forme précise et nette et à suivre de très près les événements pour en tirer des bénéfices plus directs et plus immédiats.

Mais quelle forme doit avoir notre intervention? J'ai exposé comment, d'après les événements dont la Chine est le théàtre, étant donné la valeur du pays, les moeurs de ses habitants et les nécessités historiques, aussi bien que d'après le groupement poli-


tique des puissances, il y avait concordance dans les faits et les r ésolutions pour écarter toute politique de conquête territoriale. Quelle doit donc être la forme de notre action ? Puisque, ainsi que je fai dit, l'expansion étrangère, quelle que soit sa force, se briserait contre l'opposition irréductiblemeut fataliste des Célest~s, il faut s'eflorcer de la diriger, pour réaliser la pénétration nécessaire, suivant les lignes de moindre résistance. Mais quelles sont ces directiQns et par quels moyens peut-on les snivre ?

Lq méthode qu'il faut appliquer aujourd'hui pour désarmer toutes les vioLences et préparer les solutions de l'aveflir c'est l'infiltration de l'élément blanc dans l'administration chinoise et la m~se en valeur économique du pays..on peut citer comme le prototype de ce « système spécial de protectorat le service des douanes impériales. L'exemple de ce qui a été fait en Egypte, au cours de ces dernières années, et aussi en Tunisie, nous offre égale01ent d'excellents modèles du processus qu'il faut s'attendre à voir se dérouler dans le Céleste-Empire. Déjà la douane maritime tend à englober le contrôle des taxes des barrières intérieures. De lit ulle réorganisation générale des Finances passant entre les mains des européens leur livrerait l'administration civile. Puis la direction de L'armée et de la marine, qu'il est nécessaire comme le prouve les derniers événements de soumettre à un contrôle rigoureux des puissances européennes. Les chemins de fer- construits par les étrangers avec les produits des emprunts étrangers, dontils sont le gage, seront forcérnent administrés par des étrangers. La poste et le télégraphe, la voirie et les communications, tous les services publics en un mot, se reformeront ou se créeront avec l'aide et sous la surveillance de l'élément européen. Enfin, il y a toutes les entreprises, au premier rang desquèlles il faut placer fexploitation des mines, qui solliciteront aussi le concours de la science et de l'autorité des étrangers.

On voit dans ce système de conquête économique quel champ d'activité s'ouvre à nos énergies, à cet excédent considérable de forces civilisatrices dont notre Occident est le foyer. Et je rappelle pour mémoire les besoins déjà indiqués que créera le développement industriel et commercial de cette immense contrée et de ses 400 millions d'habitants.

On ne doit pas être surpris que les Anglais, avec leur sens des réalités, commencent à tourner leurs r egards vers cette « conquête pacifique)), cette « invasion sans violence ». Nous devons faire comme eux. Nous avons d'ailleurs, en ce moment même, amorcé cette politique par l'œuvre du chemin de fer de l'Indo-Chine au


Yunnan. C'est une entreprise pleine d'avenir.. Elle nous assure, dans les meilleures conditions, une voie de pénétration pacifique vers les régions les plus riches et les plus denses du centre de la Chine réservoir immense d'hommes et d'illtérèts, avec lequel il est essentiel que nous prenions contact. Cette oeuvre se poursuit maintenant dans de bonnes conditions. Il suffira pour qu'elle réussisse que l'administration française, consciente de nos intérêts en Extrême-Orient, ayant la vue claire de la politique que nous devons y suivre, seconde avec énergie les efforts de nos nationaux. Nous avons confiance que le Ministre des Affaires Etrangères saura soutenir de son autorité bienveillante l'action qui va être engagée, en pays Chinois, au profit de la puissance~ française. Mais il faut aussi que cette action pour être durable et fécollde soit dans le sens des intérêts généraux du CélesteEmpire et placée très nettement sur le terrain des réformes économiques. IL ne doit pas y avoir d'opposition essentielle entre nos intérêts et les intérêts Chinois. Nous devons être des collaborateurs qui participons seulement à l'accroissement de leur bienêtre et de leur richesse. Pour cela, nous devons diriger notre effort selon les lignes de moindre résistance. c'est-à-dire celles du plus grand profit, sans violence et sans dépossession.

Telle est l'œuvre que nous devons, à mon avis, accomplir en Chine. Elle est vitale pour notre avenir en cette partie du monde. A l'écart de toute ambition suspecte, nous assurerons ainsi la grandeur de notre établissement en Indo-Chine et le développement de notre influence séculaire en Extrême-Orient.

A. GERVAIS.


Soroé rouvrit les yeux. La reine avait achevé d'écarter la draperie, la laissait retomber derrière elle. Elle parlait sans hâte, d'une voix très-douce, au timbre grave, et si délicatementnuancée qu'on sentait dans ces simples mots, mêlée à la vivacité du reproche, une promesse de pardon pour le trop zélé serviteur, de protection pour sa victime, d'indulgence pour tous quelque chose comme la miséricorde hautaine d'une divinité troublée dans son repos et retenant le geste qui lancerait la foudre. Elle paraissait avoir un peu plus de vingt ans. Sa beauté, du moins, arrivait à cette perfection qu'une femme n'atteint guère plus tôt. Pourtant, la limpidité du regard, la transparence du teint, la grâce souple des attitudes, la fraîcheur du sourire étaient presque d'une enfant. Ses prunelles changeantes, d'un azur d'autant plus sombre que son humeur se montrait plus douce, r eflétaient en ce moment le bleu profond des flots paisibles. Irritées, elles devenaient d'un gris d'acier, et l'on disait alors tout bas que la royale prêtresse des dieux terribles portait jusque dans ses yeux ~t dans sa chevelure les couleurs de l'or et du fer. D'ailleurs, rien en elle ne rappelait le type atlante. Sa taille superbe atteignait presque la stature virile. Son front poli, large et bas, couronné de tresses vermeilles, son nez droit aux ailes frémissantes, ses bras ronds, nus jusqu'aux épaules, le haut de sa gorge dont la courbe voluptueuse ne se dérobait qu'à demi sous la tunique aux plis flottants, tout ce qu'on voyait de son corps semblait taillé dans l'ivoire vierge. Une splendeur

« Ortiz brutal maladroit 1. Es-tu fou?. N'as-tu pas honte d'effrayer ainsi cette enfant? »

TOME xxvn

(3)

III

YERRA


émanait de sa chair, ardente et liliale, l'enveloppait de lumière vivante.

Pas un bijou ne brillait sur son vêtement, à son col ou dans ses cheveux, simplement relevés en une torsade d'or fauve dénoués, ils devaient ruisseler en ondes soyeuses plus bas due ses genoux. Ses joues, ses paupières, ses ongles légèrement rosés paraissaient ignorer les fards et les poudres en honneur dans tous les gynécées de l' Atlantide et ce dédain de toute parure ajoutait à sa beauté quelque chose de souverain et d'absolu qui la faisait presque terrible.

Elle s'approcha de Soroé, lui caressa les cheveux du bout des doigts, comme elle eùt lissé les plumes d'une colombe familière.

« Glin-vé, Mva-rei, je vous la confie. Montrez-lui le palais, les jardins. Tàchez de lui faire oublier les manières d'Ortiz, ou je chercherai d'autres musiciennes. et un autre écuyer. Tu entends, Ortiz ? Tu as quelque influence sur Glin-vé, je crois, ou sur Tanaa. je ne sais plus laquelle. A moins qu'elles ne soient amoureuses de toi toutes les deux leur sottise en est bien capable. Enfin, tâche de t'arranger avec elles. Suis-les de loin, à portée d'accourir si l'on avait besoin de toi. Souvienstoi que cette enfant est chez moi, que tu me réponds d'elle et que je ne veux pas qu'elle ait une minute d'ennui sous mon toit. Tu comprends, n'est-ce pas? Tu ne seras pas stupide deux fois de suite? »

Elle laissait tomber les mots pêle-mêle, d'un air de nonchalance, de gronderie enjouée, dans une moue qui retroussait ses lèvres de pourpre, découvrait la nacre pure de ses dents. Et il était impossible de ne pas songer qu'un mot de cette bouche pouvait faire surgir le bourreau. Cela était exquis et formidable.

Glin-vé la chanteuse, Mva-rei et les autres musicicnnes écoutaient, accroupies sur leurs talons, le cou tendu, attentives comme à des ordres tombés du ciel. Ortiz, écroulé aux premières syllabes, n'essayait même pas de répondre. IL rampa, furtif et suppliant, la reine eutpitié de lui, dégagea des plis traînants de sa robe le bout de son pied librement cambré dans une étroite sandale d'écorce battue dont l'attache de soie séparait le pouce. Une lueur de joie passa sur le visage de l'écuyer pendant que son souffle, plutôtque ses lèvres, effleurait dévotement l'ongle rose. Le groupe des jeunes filles, lestement relevées, entouraSoroé, l'enveloppa comme un flot caressant. Un instant, de l'autre-côté


du seuil, on entendit leur rire léger, leur caquetage d'oiseaux. Ortiz s'était glissé à leur suite. La reine se tourna vers Ruslem, lui montra du geste un siège bas et profond, pendant qu'elle même s'allongeait à demi sur le lit de repos. Il n'y avait pas à se méprendre à ces signes de la bienveillance royale, ou plutôt de la plus haute faveur.

« Excuse mes serviteurs, mon père ils ne savent pas 1 Ortiz est cependant de bonne race, et celles que j'ai données pour compagnes à ta fille sont nobles entre toutes les vierges de l'Atlantide. GLin-vé est une Pa-Héra Mva-rei descend des Ramsas, et ainsi des autres. En vérité, ton enfant ffit-elLe l'héritière directe du sang d'ArgalL, je ne saurais mieux l'entourer. Tu n'es pas inquiet d'elle, je pense ?'

Quelle inquiétude pourrais-je concevoir? N'est-elle pas sous ta protection? Ne sommes-nous pas tes hôtes?

Oui, mon père. Et de mon hospitalité, s'il plait aux dieux, tu garderas bon souvenir. Tu souris 1 Tu te dis que le trésor royal est bien pauvre à côté des souterrains du vieux temple. Que veux-tu ? Les mines s'épuisent. Les orfèvres ne travaillent plus comme autrefois. Enfin J'en ferai choisir deux ou trois pour le prochain sacrifice. Cela donnera à réfléchir aux autres; et peut-ëtre, ainsi encouragés, me cisèleront-ils quelque bijou digne d'être offert à ta fille.

Accorde-lui plutôt la grâce du premier de ces malheureux que menacera ta colère. Ne t'irrite pas contre nous, ô Y erra mais une seule goutte de sang épargnée sur nos prières sera plus précieuse à nos yeux que tous les rubis de l'Atlantide. » Le regard de la reine se fixa. L'azur de ses prunelles pâlit, s'irradia d'ime lueur presque insoutenable. Le ferme vieillard ne baissa pas les paupières mais il lui sembla que ce regard terrible entrait en lui, figeait son sang, vidait ses moëlles, le laissait au bout d'une minute épuisé comme un moribond et plus faible qu'un enfant.

« Je suis en ton pouvoir, ô Yerra, » balbutia-t-il d'une voix rauque « si c'est ma vie qu'il te faut, je ne te la disputerai pas mais quand tu m'auras tué par ta magie, et ce lie sera pas long, car je sens déjà le froid de la mort, souviens-toi que ma fille et moi fumes tes hôtes. Épargne la pour que les dieux, à ma prière, détournent de toi le chàtiment qu'ils redouteraient eux-mêmes, à violer l'hospitalité. 1)

Une brève rougeur, un battement rapide de ses longs cils, un air adorable de confusion et de regret servirent de réponse


à la jeune femme. Debout en un instant, elle-même prit sur une table d'onyx un flacon d'or ventru, enfoncé à demi dans un bloc de neige, emplit de liqueur ver meille un gobelet de cristal, le présenta aux lèvres de Ruslem

« Aux dieux ne plaise, mon père, que mon influence te soit si funeste Ma faute n'en est pas moins grave d'avoir oublié la route que tu viens de faire, et quelle fatigue tu en as dû éprouver, avec la poussière et la chaleur. Telle est, n'en doute pas, la seule cause de ton malaise. Non, reste assis Il me plaît de te servir moi-même. On m'accorde, tu le sais, quelque connaissance des breuvages salutaires. Celui-ci te remettra, j'en suis sûre, pourvu que tu le boives lentement, car le froid t'en pourrait surprendre. Ne parle pas Je te défends de me remercier. Laisse agir le vin, la fraîcheur et le repos. Obéis à ton médecin, si tu ne veux pas te soumettre à ta reine. »

La haine la plus farouche n'aurait pas résisté à ces soins attentifs, à cette grâce souveraine. Déjà Ruslem se sentait revivre. A l'angoisse impuissante du mourant succédait en lui l'allégresse d'une vigueur nouvelle et d'un délicieux apaisement. Une impulsion dont il ne fut pas le maître lui fit saisir la main de la reine et la porter à ses lèvres.

(( Bon fit-eUe en souriant et sans la retirer, « cela va déjà mieux; mais que dirait Nohor s'il nous découvrait ainsi, lui qui déjà m'accuse d'indulgenceenvers les ennemis de l'Or et du Fer ) n Nohor était le pontife suprême du culte sanglant, l'instigateur inassouvi des massacres. Ruslem, à ce nom abhorré, se redressa, essaya de secouer le charme

« J'ai connu Nohor avant que ta faveur eût fait de lui le plus redouté des bourreaux de l'Atlantide, prononça-t-il avec une hardiesse tranquille que la reine, en secret, ne put se défendre d'admirer. « Jamais serpent venimeux ne rampa plus bas que ce cuistre rongé d'ambition, incapable même de subir avec succès les premières épreuves du noviciat, et qui n'a dû qu'à l'intrigue son admission aux grades supérieurs, en attendant que ton regard le distinguât, pour des raisons connues de toi seule, N'essaye donc pas de te justifier devant toi-même en rejetant sur lui les crimes qu'il t'engage à commettre. Tu sais trop bien qu'un mot de toi le rejetterait à jamais dans la fange, et ses idoles dans le néant.

Prends garde! La reine peut se montrer clémente à qui foutrage la prêtresse de l'Or et du Fer ne doit pas laisser blasphémer ses dieux.


Sombres dieux, qui se vantent eux-mêmes, par la bouche de leurs interprètes, d'être insatiables de victimes et d'ignorer la pitié

Ils sont les Puissances terribles. Malheur à qui l'oublie Argall en avait fait ses esclaves 1

Argall était armé contre eux. Les fléaux reculaient devant son glaive. Ah ce glaive merveilleux, divin, forgé pour le héros par la céleste Protectrice, trempé par elle au flot sacré dont nul mortel n'approcha ses lèvres, qu'il soit retrouvé, qu'il brille dans ma main, oui, cette main de femme. ce n'est pas le bras qui importe, tu le sais bien, Ruslem, c'est le coeur, et l'Atlantide, je te le jure, reverra les jours d'Argall »

La stupéfaction, pour quelques secondes, réduisit le vieillard au silence.

« Voilà donc pourquoi elle m'a fait venir )) songea-toi!. «Mais comment a-t-elle pu deviner ?. » car, par une coïncidence étrange, il se croyait en ce moment même sur le point de retrouver l'arme merveilleuse, perdue depuis des siècles, quoique l'existence lui en eût été solennellement affil'mée, à son lit de mort, par son aïeul, prêtre comme lui de l'ancien culte. Peut-être, après tout, ne savaitelle rien de précis, interrogeait-elle au hasard. Et le vieil homme serra davantage ses lèvres fines, résolu à défendre au prix de sa vie ce secret d'où dépendait l'avenir de son pays, de sa caste et de ses dieux.

« Tu te tais, » reprit l'enchanteresse, répondant à sa pensée muette comme si elle en eût deviné chaque syllabe. « Tu te demandes jusqu'à quel point je suis instruite, et parquelle réserve prudente, quelles paroles évasives tu pourras éloigner l'heure des suprêmes révélations. Qui te dit, pourtant, qu'elle n'est pas venue, telle que l'ont fixée ces oracles mêmes dont tu ne mets pas en doute l'origine? Pourquoi la découverte du Glaive,-n'essaye pas de mentir, je lis dans tes yeux n'annoncerait-elle pas l'ère promise, le sauveur annoncé, le nouvel Argall ? Que sais-tu de lui pour distinguer son être de mon être et sa destinée de la mienne ? »

Elle s'arrèta une seconde, s'accouda, la tempe dans sa main, et, le sourcil légèrement froncé, d'une voix plus basse et comme lointaine

« Que sais-tu de moi?

De toi, rien, ô Yerra mais de celui qui doit venir il est écrit Son cœur ignorera la crainte.

N'est-ce que cela? » fit la jeune femme avec dédain.


« .Et sa bouche, le mensonge » acheva froidement l'aïeul de Soroé. « Toi seule, ô reine, peux savoir si tu remplis ces deux conditions mais rien ne nous garantit qu'il n'y en ait pas d'autres.

Nous verrons

La tentative serait sacrilège ne compte pas sur moi pour te la permettre.

Qu'ai-je besoin de ta permission! Le Glaive existe. Tu l'as vu 1

Pour la première fois, » dit Ruslem avec un mince sourire, « la pénétration de la reine est en défaut.

Ne triomphe pas trop vite. Le Glaive existe tu sais où il est caché.

Je n'ai que des indices ils ont pu m'induire en erreur. Lesquels? Parle et ne cherche pas à m'en imposer Ce serait inutile je ne l'ignore pas. Mais que prouve une inscription découverte par hasard, déchiffrée à peine, mal interprétée, peut-être ?.

Nous l'étudierons ensemble. »

Un nouveau sourire, légèrement railleur, entr'ouvrit les lèvres de Ruslem

« Ta science est profonde, ô Yerra 1 Sans doute, la vieille langue sacrée n'a point de mystère pour toi ?

Ce serait beaucoup prétendre, car ceux-là même qui la parlèrent à l'origine n'ont pas toujours bien connu leur propre pensée. Pourrais-tu me dire, par exemple, le sens exact de ce passage ? »

De sa voix limpide, sans une hésitation, elle récita une dizaine de vers du plus ancien des livres liturgiques, les commenta, en fit ressortir l'ambiguité, pendant que Ruslem, immobile d'étonnement, pouvait à peine suivre et reconnaître au passage les rudes flexions du dialecte antique, moins familières à ses oreilles qu'à ses yeux.

({ Du moins, » conclut-elle en reprenant le langage ordinaire et sans lui laisser le temps de manifester sa surprise, « j'espère pouvoir, en bonne écolière, participer à tes savantes recherches, et profiter de tes leçons. »

Le prêtre des anciens dieux se leva, fléchit le genou, saluant selon la formule rituelle non la "reine, mais l'initiée plus avancée que lui-même dans la voie sublime et mystérieuse. « Ne m'accable pas,ô Yerra Je croyais avoir appris quelque chose en soixante~années d'études et de recueillement;mais je ne


suis pas digne d'être ton disciple. En vérité, je me demande si ta science est d'une mortelle et où tu aurais trouvé le temps de l'acquérir, quand tes cheveux, au lieu d'appeler le voile des fiancées, seraient aussi blancs que la neige du Bôl-Gho » Un rire léger, mélodieux comme une résonllance de cristal, s'égrena des lèvres de la jeune femme

« Ignores-tu donc ce qu'apprennent les petits enfants à l'école ? Faut-il te rappeler comment Yerra la Blonde, il y a trente âges d'hommes, succéda sur le trône au dernier descendant d'Argall ? »

C'était la croyance, entretenue dans le peuple, d'une reine immortellement jeune, gouvernant du fond de son palais, entrevue à peine, aux grands jours, sous un dais de pourpre entouré d'un triple rang de prêtres, parmi l'éblouissement des gemmes' le frisson balancé des palmes, la vapeur des parfums. Des vieillards juraient la reconnaître, inchangée, d'une génération à l'autre et le miracle perpétué de sa beauté sans âge n'apportait pas un élément inutile au triomphe de l'Or et du Fer.

Depuis quelques saisons seulement elle multipliait ses apparitions, se laissait voir à visage découvert, approcher même, en des audiences familières, par les principaux chefs de la caste guerrière, et parfois jusque par les derniers du peuple, à l'indignation secrète des prêtres ils lui reprochaient aussi d'avoir quitté l'ancien palais, voisin de leur collège et que la masse du temple couvrait, le soir, de son ombre. Mais leur influence sans cesse accrue, les sacrifices sans nombre les désarmaient. D'ailleurs, les plus hautes dignités ne les mettaient pas à l'abri d'un jugement secret, d'une exécution silencieuse. Dans la formidable oppression dont ils écrasaient l'Atlantide, ils trouvaient leur part de terreur.

Ce qu'on se gardait de dire, et les vieillards s'en souvenaient seuls, c'est que les derniers descendants d'Argall avaient lutté longtemps, réfugiés dans les lIes de l'ouest, contre l'usurpation de la caste sacerdotale, ralliée au nouveau culte. Le père de Ruslem les avait servies, lui-même peut-être en sa première jeunesse. Un demi-siècle s'était écoulé l'agonie d'une race auguste semblait une page de légende, qui déjà tombait à l'oubli.

Sur ce fond nuageux de grandeurs abolies la splendeur de Yerra se détachait, réalité vivante. Souveraine, prètresse, magicienne, immortelle ou non, elle régnait; et le vieil homme, iné-


branlable dans sa foi, sentait vaciller son courage et le doute obscurcir sa raison devant la merveille de sa science et le miracle de sa beauté.

Certes, il n'ignorait pas l'artifice des prêtres, achetant, élevant dans un impénétrable mystère de jeunes esclaves d'une race presque inconnue, perdue aux mers fabuleuses d'Orient. On les payait cher, à peine sorties de leurs langes, pourvu qu'elles promissent d'être parfaitement belles et de ce type étrange dont la reine offrait le modèle accompli. Tous les dix ans peut-être, le pontife suprême en choisissait une. Sans transition elle passait de l'ombre du gynécée à féblouissement du trône. Nul de ses serviteurs ne semblait s'apercevoir de son avènement. Pour tous, de cette minute, elle était Y erra l'Immortelle. De celle qui, la veille, régnait à sa place il ne demeurait pas même un souvenir.

C'était l'explication confiée aux initiés, sous le sceau d'inviolables serments. Ruslem la tenait de son père. Mais comment rendre compte du prodigieux savoir de cette esclave de vingt ans, sévèrement gardée depuis son enfance, et qui, tout au plus, aurait dû se montrer instruite des arts futiles de son sexe, aiguillons du plaisir, parure de la volupté?

« Pardonne, ô Yerra, » soupira-t il avec une humilité sincère. « Toi-même me l'as fait avouer tout à l'heure et je ne peux que le répéter Je ne sais rien de toi l

Je suis la reine cela devrait te suffil'e, il me semble I Je n'ai jamais méconnu ton pouvoir.

"Je dois le croire, puisque tu vis. Cependant, si je n'avais deviné ta découverte, tu me l'aurais soign~usement cachée 1 C'est le secret de mes dieux, qui ne sont pas les tiens. En quoi ma découverte, même réelle, pouvait-elle t'intéresser ?

Le glaive d'Argall ne doit-il pas m'appartenir comme son trône ?

Encore une fois, qu'en ferais-tu? Sûrement, ô Yerra, tu ne te flattes pas d'être le héros promis ?

La flatterie n'est pas non plus dans ta bouche.

Le voudrais-tu? Faut-il mentir pour te plaire? En vérité, s'il en est ainsi, malgré ta science et ton pouvoir, je penserai que tu n'es qu'une femme.

En vérité ? » fit la reine en riant. « A ce compte, mon père, il ne manque pas de femmes qui portent des habits d'hommes » C'était une tradition, entre hauts initiés, d'interrompre parfois


d'une plaisanterie les discussions les plus graves. Ruslem, de bonne grâce, partagea l'hilarité royale.

La souple créature s'accouda plus mollement, les jambes fléchies, les pieds ramenés sous la robe. Tout son être exprima la faiblesse lasse, l'adorable humilité qui dompte la force et l'orgueil mâles, jette les victorieux à genoux

« Peut-être as-tu raison, mon père je ne suis qu'une femme. Ma main se lasserait vite à soulever l'arme merveilleuse sans doute te la rendrais-je, mon caprice satisfait, pour la garder en attendant le héros promis. Eh bien, quel mal y a-t-il à cela ? Sa vertu n'en sera pas diminuée, je pense ? D'autres l'ont touchée, depuis Argall.

Il y a bien longtemps, ô Yerra; et leur sort ne devrait pas t'encourager. Sûrement, tu sais quelle fut leur fin Oh 1 tu crois à ces vieilles histoires? La grotte magique La source qui donne l'immortalité!

L'immortalité ou la mort. Ces histoires font partie de nos livres sacrés. Nos pères y ont cru. Nous pouvons aussi bien douter des prodiges du Glaive et des origines de notre Atlantide. Ah tu m'en diras tant Est-il vrai que trois descendants d'Argall aient péri en cherchant la source merveilleuse ? Nos annales l'affirmellt.

Et les traditions de ta famille. car, déjà, n'est-ce pas ? tes ancêtres exerçaient les plus hautes fonctions du sacerdoce, conseillaient les rois.

Qui ne les écoutaient pas, ô Yerra, pour leur malheur et le malheur de l'Atlantide.

L'avertissement est clair. Mais je ne demande qu'à suivre tes conseils, mon père! Seulement, comment m'arrangerai-je avec Nohor? Je ne vois qu'un moyen: c'est de posséder en effet le Glaive. Je serais vraiment reine, alors et que pourrais-je te refuser après un tel service? Ne secoue pas la tête tu es trop sage pour prétendre lutter contre un caprice de femme. Et puis, voilà des heures que nous discutons. Assez de politique pour aujourd'hui A peine aurai-je le temps, avant la nuit, de te montrer mes nouv eaux parterres. »

Elle se leva, s'étira d'un geste félin, étouffa un imperceptible bâillement. Son visage adorablement puéril exprima la joie d'un écolier à la fin d'une leçon fastidieuse.

Ruslem, debout, parla lui aussi du jour avancé et de la longueur de la route.

« Mais, tu n'y songes pas, mon père 1 Crois-tu que je te laisse


partir ainsi? Tu souperas avec moi et, demain, à la fraîcheur de l'aube, je te reconduirai moi-même à l'ancien temple. Tu me montreras l'inscription et nous commencerons nos recherches. Oui, oui. je sais tes objections Mais la nuit aussi est bonne conseillère. Tu seras moins sévère demain, j'en suis sûre Pourquoi me contrarier d'ici.là ? Le soir approche le gros de la chaleur est tombé. Viens voir mes fleurs »

Elle l'entraina, une main sur son épaule, si légère qu'il la sentait à peine. Son haleine, ses cheveux fl'ôlèrent sa joue. Une odeur subtile émanait de sa chair comme d'une fleur vivante. Le vieillard se surprit à se demander si la magicienne saurait, voudrait lui rendre sa jeunesse; et à cette pensée qu'il n'était pas maUre d'écarter, comprenant quel charme était sur lui, il trembla.


IV

LE GARDIEN DU SEUIL

Le jour déclinait lentement dans une heure environ, le soleil descendrait sur la mer et les ténèbres de la nuit envelopperaient l'Atlantide. Déjà l'ombre géante du Bôl-('7ho s'allongeait, projetant sur la royale demeure une délicieuse fralcheur.

Les nouveaux parterres s'étcndaient entre le palais et le bord de la falaise des conduites souterraines y distribuaient l'eau des sources supérieures. Des jets rapides et amincis fusaient, rayonnaient et s'éparpillaient en fines rosées sous la main des esclaves jardiniers, retombaient sur les feuilles avec un bruit doux. De pénétrants aromes se dégageaient des corolles ranimées. Des oiseaux étincelants traversaient les gerbes pluvieuses, buvant au vol, sous la frissonnante averse aux scintillements de pierreries.

A l'entrée du sentier de la plage, Ortiz se dressa, l'oreille tendue. Des notes rieuses montaient jusqu'à lui, mêlées à la retombée rythmiquc des flots. Les jeunes filles, descendues, se baignaient, à l'abri de toute indiscrétion et de tout péril. La reine fit signe à Ruslem de la suivre en silence et, passant devant l'écuyer immobile, s'engagea dans les lacets du chemin. L'espace découvert, au pied de la falaise, se révéla plus large qu'on ne l'aurait cru du sommet. Quelques arbres y poussaient parmi les rocliers; la mer n'y jetait au rivage que des vagues apaisées, faible écho de ses tumultes. Un entassement de blocs, formant une sorte de caverne envahie à moitié par le flot, ménageait à la pudeur des baigneuses un refuge commode et sûr. Quelques pas plus haut, à l'angle de deux lacets, une plateforme en saillie permettait d'embrasser l'ensemble. Un instant, la


reine et Ruslem s'arrêtèrent. Les rires sonnèrent plus proches la main étendue de la jeune femme désigna sur l'eau les têtes fines, les brunes chevelures, les épaules dorées des nageuses, dont les formes pures transparaissaient à peine sous les vaguelettes. « Viens, mon père, » dit la reine, « et ne crains pas de les gêller elles sortiront de l'eau à l'abri de la grotte, où elles vont retrouver leurs vêtements. »

Les derniers tournants, creusés dans la roche, ne laissaient apercevoir que le ciel. Un moment régna le silence. Les parois du couloir dégageaient une pesante chaleur dans l'air immobile. Brusquement.. le passage s'élargit. Le granit du sol fit place au sable fin. La brise marine frappa les promeneurs au visage. Au même instant, des cris aigus, une clameur de panique, la rumeur haletante d'une course affolée les surprirent. Bondissantes, échevelées, nues ou voilées à peine du premier vêtement ramassé au hasard, les baigneuses fuyaient, passaient sans même les voir, s'engouffraient pêle mêle dans l'étroit défilé où déjà saignaient leurs pieds délicats. La main de Yerra, avancée à leur rencontre, n'avait saisi que le flottement d'une écharpe, arrachée d'une secousse dans un hurlement de terreur. Le corridor rocheux les reçut, étoufl'a leurs voix, leur galop éperdu de troupeau fou d'épouvante.

Ruslem eut une exclamation d'angoisse

« Soroé

Elle n'était pas là, » dit la reine, dont l'accent ne trahit aucune émotion « le danger, s'il existe, est devant nous. Viens »

Ils pressèrent leur marche. La grotte, largement ouverte sur la mer, n'offrait du rivage qu'une entrée resserrée, masquée par des éboulements entre lesquels serpentait le sentier. Là, encore, la vue était bornée, le silence profond.

Ruslem, frémissant d'inquiétude, appela la jeune fille de toutes ses forces.

« Elle a répondu )) dit la reine.

Les échos de la falaise n'avaient pas achevé de se renvoyer les syllabes sonores qu'un rauquement formidable s'éleva, suivi d'un bruit de cailloux remués, d'une sorte de frôlement énorme contre les roches. L'une d'elles, que dix hommes n'auraient pas ébranlée, oscilla soudain, chancelant sur sa base, s'abattit en soulevant un nuage de poussière. Une forme monstrueuse apparut, cherchant un passage entre les blocs dont les intervalles étroits retardaient sa marche. Un frisson courut dans les veines


du prêtre. Yerra, cette fois, pâlit, tandis qu'un même mot leur venait aux lèvres

( Le Gardien du Seuil »

Mais déjà la reine s'était ressaisie

« Silence )) murmura-t-elle, dans un souffle, à l'oreille de Ruslem, « il ne nous a pas vus. Ce n'est pas nous qu'il cherche. Il va, peut-être, s'éloigner. »

L'haleine bruyante de l'animal flairant le sol, ses allées et venues sur le chemin suivi naguère par les baigneuses, semblèrent un instant confirmer cet espoir.

Il s'était, sans doute, échappé des souterrains du temple où les prêtres, de coutume immémoriale, nourrissaient un ou deux couples de son espèce presque éteinte. Argall, aux temps héroïques, avait exterminé la race par toute l'Atlantide, à l'exception de quelques gorges inaccessibles du Bôl-Gho. Deux des plus forts, capturés vivants, le carcan au cou et retenus par des chalnes de bronze, avaient longtemps remplacé les dogues de veille à la porte de son palais, «. gardiens du seuil » symboles des fléaux vaincus, domptés par la vertu du Glaive et le nom en était resté.

Maintenant, c'était en l'honneur des dieux cruels qu'on entretenait ces colosses stupides, à la fourrure grisâtre, au mufle hideux, qui, d'un coup de patte, jetaient bas, les reins brisés, le taureau le plus robuste. Volontiers satisfaits de fruits et de racines, on les rendait féroces par le jeûne, la captivité et les coups, pour ne les montrer au peuple que furieux, aiguisant leurs gl'itfes tranchantes, faisant claquer leurs formidables crocs dans l'attente d'horribles festins. S'il s'en échappait un, par hasard, c'était une calamité publique; car leur qualité d'animaux sacrés ne souffrait pas que personne, sous peine de la vie, employàt contre eux la lance ou le glaive. Il fallait attendre que la faim, quelque appât choisi, les ramenât d'eux-mêmes ou pet-mit, à la rigueur, de les prendre en des filets tressés de cordes que leur rage, à peine maîtrisée, avait rompus plus d'une fois, semant l'épouvante et la mort.

Celui-ci devait avoir brisé sa chaîne depuis quelques heures au plus, car l'alarme n'avait pas été donnée, les bestiaires, en pareil cas, n'étant jamais pressés de dénoncer, eux-mêmes, leur négligence. Quelques anneaux de métal lui pendaient encore au cou, sonnaient, de temps en temps, contre les pierres. Son corps, allongé et bas sur jambes, égalait deux fois la grosseur d'un buffle. Malgré sa lourdeur apparente, il ne fallait pas espérer le


distancer à la course en terrain libre les baigneuses n'auraient certainement pas évité son atteinte, s'il avait su se dégager plus tôt du dédale des éboulis. Ruslem et la reine ne pouvaicnt revenir sur leurs pas sans se mettre à portée de ses griffes mais déjà son odorat, mieux exercé que sa vue, lui révélait la proximité d'une proie ou d'un ennemi. Levant la tête, il aspira l'air longuement, eut un grognement rude, essaya d'une poussée la résistance d'une des masses de granit, et, la trouvant illébranlable, se mit en devoir de la contourner.

c5 Vois-tu. un moyen de lui échapper?» demanda la reine à à Ruslem, sans un frémissement, mais avec la conscience d'un péril mortel, pre~que inévitable.

La grotte ?

Il nous y suivr a.

La mer ?

Il nage mieux que nous. »

Le prêtre eut un geste de résignation peut-être son enfant éviterait-elle la poursuite du monstre, satisfait d'une double proie. Peut-être le mystère des destinées lui réservait-il un avenir inattendu après la disparition de Yerra l'Immortelle.

Un faible cri, la pression d'un corps frémissant contre le sien, l'étreinte de deux mains se nouant, tremblantes, à son épaule le rendirent à la réalité. Le Gardien du Seuil arrêté à vingt pas, barrant le sentier de sa masse, dardait sur eux la lueur enflammée de ses petits yeux, enfouis à moitié sous la toison rude, et la merveilleuse créature, cédant à l'épouvante, laissait voir enfin qu'elle n'était qu'une femme.

Le vieillard désarmé, repoussant derrière lui sa compagne, chercha du regard quelque silex aigu qui lui permit de tenter au moins un semblant de résistance',

« Fuis » dit Ruslem sans se retourner. « Je le retiendrai toujours un moment. Hàte-toi

Par ici 1) fit une voix qui n'était pas celle de la reine. Le prêtre laissa tomber le caillou tranchant qu'il venait de choisir, et le nom'de son enfant lui monta aux lèvres comme une imprécation désespérée

« Malheureuse pourquoi?. »

Mais la jeune fille ne lui donna pas le temps d'achever « ~Vite )) reprit-elle, toute haletante de sacourse car, égarée par l'écho, elle ¡;'était trompée de direction, les avait cherchés d'abord le long de la falaise.

Elle l'entraînait; il résista, obstiné dans sa volontéde sacrifice,


songeant à l'avance qu'elle gagnerait pendant que le Gardien du Seuil en finirait avec lui, s'acharnerait sans doute sur son cadavre. Enfin Soroé trouva les mots nécessaires, dit le refuge voisin, une caverne en miniature à côté de la grande, et d'elltrée si étroite que le monstre n'y pénètrerait jamais.

Yerra, calmée, réfléchissait:

« C'est vrai, ». dit-elle, « je me souviens A peine pourrons-nous y pénétrer nous-mêmes.

Hàtez-vous donc » dit Ruslem. « Je vous suis. » Le Gardien du Seuil, un moment arrèté par l'immobilité de ses adversaires, se décidait enfin, avec une lenteur prudente, à marcher sur eux. Le sentier, heureusement, devenait sinueux. Ruslem, ayant laissé prendre une certaine avance aux deux femmes, recula de quelques pas pour échapper à son tour aux regards de l'ennemi. Ce n'était qu'un instant de trève, car l'animal, flairant leur trace, devait infailliblement la suivre jusqu'au bout mais ce court répit allait leur permettre d'atteindre le refuge et d'y rester jusqu'à l'arrivée d'un secours.

Le labyrinthe, élargi devant l'entrée de la grotte principale, aboutibsait à une espèce de cirque sablonneux, bordé de granit. D'énormes quartiers, détachés de la falaise, projetaient leur chaos jusque dans la mer, laissaient entre eux des vides de différentes grandeurs, les uns à l'air libre, d'autres couverts d'immenses dalles. Le plus grand formait la retraite ordinaire des baigneuses. L'un des plus petits, à peine accessible par des fentes étroites, offrait aux fugitifs leur unique refuge.

Ruslem, guidé par la voix de Soroé, franchit la faille de salut au moment où le Gardien du Seuil, le suivant de près, se décidait à forcer son allure. Le lourd colosse vit sa proie disparaitre encore et s'arrêta désappointé mais bientôt, avec un grondement fur ieux, appliquant son mufle aux interstices, il constata la présence des êtres odieux qu'il venait de traquer jusque là. Sans doute il se rendit compte de leur impuissance à le fuir davantage et de la sienne à les forcer dans leur asile, car, s'éloignant un peu sans perdre de vue l'ouverture, il s'étendit sur le sol, le museau allongé sur ses pattes, dans une attitude d'attente, presque de réfléxion. « Il était temps dit la reine, avec un rire léger, en secouant à petits coups le sable de ses sandales. « Heureusement qu'Ortiz nous a vus descendre. Pourvu qu'il n'ait pas l'idée de nous rejoindre seul »

La voix de l'écuyer, s'élevant à quelque distance, vint presque aussitôtjustifier cette crainte. Yerra lui cria de s'en retourner au


plus vite et de ramener assez de monde pour assurer la capture de la bête et la délivrance des prisonniers. Le jeune homme, après quelques objections, obéit à l'ordre impérieux de sa souveraine. Déjà, le Gardien du Seuil relevait la tête et humait l'air du côté de ce nouvel ennemi.

« Le Gardien n'en ferait qu'une bouchée, » dit la reine, « et nous aurions à attendre, peut-ètre toute la nuit, que les autres, au palais, aient compris la situation et décidé les mesures nécessaires. Jamais ces folles, qui ne m'ont même pas reconnue tout à l'heure, n'auraient la pensée de nous envoyer du secours 1

Pardonne-leur » dit Soroé. « Leur terreur a été grande. Si grande, qu'elles t'ont lâchement abandonnée, toi que j'avais confiée à leurs soins

C'est ma faute Je ne me suis pas vêtue assez vite. Tu veux dire que la peur ne t'a pas fait perdre, à leur exemple, toute honte et toute pudeur 1 Tu es une noble fille, Soroé, et mon père Ruslem peut être fier de toi. Quant à ces sottes, sois tranquille le fouet, le travail des champs pendant quelques mois leur rappelleront la décence et corrigeront la délicatesse de leurs nerfs »

La jeune fille, sans juger irl'éprochable la conduite de ses compagnes. se voyait à regret la cause innocente de leur disgràce elle s'apprètait à prendre plus chaleureusement leur défense quand une exclamation alarmée de Rusteiii, un mouvement de Yerra ramenèrent son attention sur le monstre qui les assiégeait. Soit que les appels d'Ortiz eussent réveillé sa colère ou qu'il commençàt à avoir faim, le Gardien du Seuil manifestait soudain les intentions les plus féroces. Dressé sur ses pattes énormes, le cou tendu, les lèvres retroussées sur deux effroyables rangées de crocs jaunâtres, il grognait et reniflait tour. à tour avec le bruit d'un soufflet de forge la stupidité farouche de ses petits yeux s'éclairait d'une lueur de méchanceté.

La~caverne recevait le jour par une vingtaine de fissures dont la plupart se rétrécissaient vers le haut, laissant dans l'ombre la partie supérieure, la vaste dalle servant deplafond. Deux ou trois seulement étaient, à la rigueur, praticables pour une créature humaine. La bête grondante les essaya toutes, de la griffe et du groin, aspirant l'air, grattant la pierre dont elle détachait de larges éclats. Mais la masse défiait ses efforts. Elle parutle cornprendre et, revenant à la fente par elle avait vu disparaître sa proie, se mit à fouiller le sable qui volait sous ses ongles comme sous les pioches d'une demi-douzaine d'ouvriers. La couche, heureusement,


en était mince; et bientôt apparut le granit compacte, capable d'émousser le pic acéré du mineur.

« Loués soient les dieux )) respira Ruslem. « J'ai cru qu'il allait se creuser un chemin jusqu'à nous.

Mes architectes seraient de pauvres gens, s'ils avaient fondé ma nouvelle demeure sur un sol si facile à entamer, dit la reine d'un ton de moquerie légère dont le sens profond n'échappa pas à l'aïeul de SC'roé. « Tout le plateau n'est qu'un bloc de pierre dure; les flots en rongent la base mais il durera autant que r Atlantide. Et ton immortalité recueillera les fruits de ta prévoyance 1 » riposta Ruslem de l'air le plus respectueusement admiratif. Si quelque ironie se cachait sous sa louange, il ne s'attendaitpas à la voir commentée si vite par la brutalité des faits extérieurs. Un bruit strident, le crissement aigu du silex broyé, le déplacement sensible d'une des parois de l'ouverture trahirent soudain l'équilibre rompu, la ruine imminente de l'édifice. La roche, déchaussée par les griffes du fauve, avait glissé sous son effort, élargissant à peine l'entrée mais, si peu qu'elle eût bougé, son instinct lui révéla l'importance de ce premier succès et la manière d'en tirer parti.

« Le mouvement s'est arrêté » remarqua Ruslem après un silence de stupeur.

Un cri d'effroi de Soroé, une grêle de débris tombant de la voûte vinrent donner à son optimisme un trop évident démenti. Au même instant le Gardien, revenant à la charge, attaquait d'une poussée furieuse le pilier naturel, privé maintenant de ses contreforts. Une minute le bloc résista, s'immobilisa sous l'étreinte du monstre. On entendit l'énorme poitrine haleter, d'un râle de lutteur géant. La masse vivante l'emporta. L'aiguille rocheuse se reprit à glisser sur sa base, lentement d'abord, puis plus vite, et tout à coup, fendant l'air avec Ull siffiement de fronde, s'abattit de toute sa hauteur, secouant le sol d'un tel .ébranlement que la caverne entière parut s'ablmer; la voûte s'affaissa de plusieurs coudées au milieu d'une pluie de sable mêlée d'éclats aigus et de gerbes d'étincelles. Le fauve, surpris de son oeuvre, bondit en arrière sa retraite sauva pour un instant Soroé qui, effieurée par l'arète de granit, l'évita de si peu qu'un pli flottant de sa tunique demeura engagé sous le bloc. Retenue dans son élan, éperdue d'horreur, la jeune fille se sentit tomber, sans résistance possible, dans la direction même de l'ennemi dont rien ne la séparait plus. Etendue sur le sable, étourdie du choc, elle ferma les yeux, espérant perdre connaissance. Mais, incapable de bouger, jamais elle ne TOIIB xx~u. 21


s'était, au contraire, trouvée plus consciente, plus lucide et pleine de vie qu'en cette minute d'épouvante, devant la souffrance et la mort.

Ruslem et Yerra avaient fui d'abord en sens inverse quelques pas à peine les avaient ramenés au fond de la grotte où la jeune femme s'adossa, dédaigneuse ou résignée, sans un mot de plainte, tandis que le vieillard, entrainé une seconde par l'instinct physique de la conservation, revenait en hâte au seuil bouleversé de leur refuge. Là seulement il vit le péril de la jeune fille le senti- ment de son impuissance l'écrasa

« L'Atlantide est condamnée 1 )) gémit-il en couvrant son visage de ses mains. « Nous n'avons plus qu'à mourir )). Ses bras r etombèrent. L'hor r eur le fascinait. Malgré lui, son son regard se fixa, rencontra celui de l'enfant couchée sur le sable. Elle venait de rouvrir les yeux. Elle lui sourit. La griffe du Gardien touchait sa poitrine. Les quatre ongles, pareils à des poignards recourbés, tendaient entre eux le tissuléger de la tunique, dessinaient la forme pure du sein. Sans se presser, sûr de sa proie, l'énorme animal tourna la tête vers Ruslem.

Brusquement, les prunelles dilatées de la victime s'irradièrent d'une lueur de prodige. Ni la souffrance ni la résignation.n'auraient pu leur donner cette expression sublime, mêlée de surprise, d'admiration et d'espoir, Un instant, l'aïeul éperdu s'imagina qu'une divinité compatissante lui laissait apercevoir les immensités splendides de l'Au-delà mais, sur ce front, où pas une pensée ne lui échappait, ce n'était pas l'exaltation mystique du martyre, le renoncement suprême du consentement à la mort c'était l'ardeur et la volonté de vivre, l'élan passionné de confiance et de gratitude à la rencontre d'un sauveur.

« Un dieu, » songea Ruslem presque à voix haute, « un dieu seul pour r ait la sauver »

Un son musical et grave, pareil à la plus basse note des harpes, un sifflement léger comme d'un oiseau troublé dans son sommeil, un trait mince et rapide passant comme un éclair noir devant ses yeux,- les trois impressions simultanées se confondirent pour le vieillard avec le rugissement du Gardien dressé sur trois pattes et secouant furieusement la quatrième au-dessus de son enfant délivrée. D'un bond de jeune homme, il fut auprès d'elle, la souleva dans ses bras redevenus robustes, déchira le pan d'étoffe qui retenait ses pieds. L'animal, cependant, ayant broyé comme un fétu le bois de la flèche, essayait, avec ses crocs, d'en arracher le fer profondément enfoncé au pli monstrueux de sa griffe droite.


Ruslem eut ainsi le temps d'asseoir Soroé sur le quartier de roché mais la force lui manqua pour le franchir avec elle, et déjà le Gardien revenait sureux, grinçant des dents, leur souillant au visage la chaleur infecte de son haleine. Deux fois encore l'arc invisible jeta sa note grave et deux flèches nouvelles vinrent s'enfoncer dans la fourrure grise, au défaut de l'épaule, où la bête rugissante les brisa comme la première, gardant les pointes au profond de sa chair, mais sans que sa vitalité en parut atteinte. En ce moment, ou trois pas à peine le séparaient de ses victimes, quelques syllabes d'une langue inconn~ue résonnèrentau-dessus de leurs têtes une ombre claire glissa devant leurs yeux, le bruit d'une chute molle s'amortit sur le sable, et un homme se trouva debout, les couvrant de son corps, face à la brute qui, grondante et furieuse, s'arrêta pourtant, ramassée sur eUe-même, hésitante devantcet ennemi qui ne la fuyait pas.

Ce ne fut qu'un instant. Le Gardien du Seuil se rua, les crocs découverts. L'homme en sautant du haut des rochers avait fléchi les jarrets, saisi à deux mains un éclat de granit et, se redressant d'une seule détente de ses reins nerveux, raidissant ses bras dont on voyait jouer les muscles sous la peau blanche, à toute volée envoya la masse dans la gueule béante, jusqu'au fond de la gorge, où elle sembla disparaître. L'animal, à moitié étouffé, réussit pourtant à la vomir dans un mélange de sang, de bave et de dents brisées, avec des contorsions dont l'agresseur parut se divertir, car on l'entendit rire à demi-voix, en se frottant les paumes pour en détacher quelques grains de sable.

Le combat, d'ailleurs, ne faisait que commencer. L'homme avait au flanc gauche un glaive tout uni, tel qu'en portaient les guerriers atlantes du rang le plas commun, mais large et solide. Il le tira du fourreau, zébra d'un revers le mufle du monstre, évita d'un saut de côté le coup de mâchoire qui l'eût coupé en deux, redoubla de la pointe et l'enfonça vers l'épaule, jusqu'à la garde. Le jet de sang faillit l'aveugler. Pour retirer sa lame il dut s'appuyer du genou au corps même de l'adversaire, faillit être fauché d'un coup de griffe, puis aplati contre un quartier de roche, car l'espace lui manquait. Cela le rendit prudent. Il lui parut malaisé d'atteindre quelque organe vital à travers l'épaisseur effrayante des chairs à chaque tentative il risquait de se trouver désarmé. Cependant, deux fois encore il frappa, retira d'un effort le glaive ruisselant, esquiva l'écrasante riposte. Les rugissements du colosse, renvoyés par les échos de la falaise, se confondaient en un tonnerre continu ses ongles se noyaient dans une boue ver-


meille; mais la douleur et la colère le rendaient agile rien n'indiquait l'épuisement prochain de sa prodigieuse vigueur. Au contraire, comme certain de triompher à la longue, de temps en temps il détoul'l1ait son regard vers ce qui restait de la caverne, semblait recompter ses victimes et se réjouir de leur impuissance à lui échapper car rien, ni feinte ni atteinte directe, ne réussissait à l'écarter de l'arène étroite où les débris amoncelés, les flaques rouges et glissantes se multipliaient sous les pieds de son adversaire en autant de pièges mortels.

Brusquement, tout sembla fini l'homme glissa, disparut sous le ventre du monstre. La nuit venait, comme elle vient sous le ciel d'Atlantis, sans crépuscule. Déjà brillaient quelques étoiles. Le Gardien, dressé sur ses pattes, salua l'ombre d'un rugissement plus aigu, se tut, se coucha ou plutôt s'écroula, comme se serait abattu un pan de falaise. On entendit encore son souffle hoquetant, le claquement de ses mâchoires ouvertes et refermées, on ne savait sur quoi. On eût dit une proie qu'il dévorait. Vers le sentier, de bruyants appels éclatèrent.

Du secours arrivait enfin, Ortiz en tête, avec toute la garnison du palais, plus de trois cents guerriers, un millier de serviteurs, portant des fanaux, des brandons enflammés, les belluaires accourus du temple avec des perches à nœuds coulants, des filets de cordes tressées, toutes sortes d'engins, jusqu'à des pelles, des pioches et des leviers pour creuser, au besoin, des fossés et construire des barricades, des prêtres pour apaiser les dieux, légitimer les inévitables violences. Le front du cortège atteignait la plage que ses derniers rangs s'attardaient encore sur la hauteur, chantant des hymnes propitiatoires, agitant les flambeaux et discutant les procédés de capture. Mais, excepté Ortiz et quelques autres, personne ne se souciait du premier contact, et ce sentiment général, joint à l'étroitesse du chemin et à la nécessité d'arriver en masse, rendait assez lente la marche de tous. Cependant Ortiz et. les plus braves, ayant saisi des torches, se jetaient en avant, appelant la reine à grands cris. La lumière se fit à l'entrée de la caverne. Le Gardien du Seuil ne bougeait pas. Les guerriers l'entourèrent à distance respectueuse. Alors, dans le demi-cercle éclairé, l'homme reparut, un genou à terre, essuyant tranquillement son glaive à la fourrure de l'animal mort. Il le remit soigneusement au fourreau, et, se redressant d'un geste souple, éleva en l'air la griffe monstrueuse qu'il venait de trancher à l'articulation et tenait pendante par ses longs poils.


Un murmure courut dans la foule, suivi d'un silence de stupeur.

C'était un tout jeune homme, presque un éphèbe, de superbe taille et merveilleusement découplé. A l'exception d'un pagne autour des reins, d'une ceinture et de fortes sandales, il était nu, et malgré les morsures du hâle, sa large poitrine et ses flancs étroits montraient une peau plus fine et plus blanche que celle des filles même d'Atlantis. Ses cheveux dorés flottaient librement sur ses épaules. Sa barbe naissante et sa moustache soyeuse arrivaient à peine, avec leur teinte de blé mûr, à donner au bas de son visage un aspect plus viril. Mais le nez droit, le front massif, les prunelles d'acier bleuâtre sous l'arête robuste des sourcils démentait assez la candeur ingénue de son sourire, comme la sveltesse arrondie de ses membres aux proportions parfaites n'empêchaient pas un regard exercé d'en deviner l'athlétique vigueur. Quelques taches de sang aussi accentuaient le côté belliqueux de son apparence; ses sandales, jusqu'à la cheville, en étaient littéralement trempées.

Sans hâte ni trouble il examinait son trophée, les quatre ongles pareils à des poignards recourbés luisant sous le reflet des torches. Puis il chercha des yeux sur le sol, ramassa et remit sur ses épaules une peau de lion dont il s'était débarrassé en sautant du haut des rochers. Il reprit en même temps son arc, long de cinq coudées et dont le bois, en son milieu, mesurait trois doigts d'épaisseur En ce moment, et comme il se rapprochait d'elle, Soroé qui, pendant le combat, n'avait ni fait un mouvement, ni poussé un cri, et dont le cœur semblait avoir cessé de battre, sentit sa gorge se serrer, ses yeux se gonfler de larmes. Une impulsion irrésistible la redressa, la jeta au-devant de cet inconnu qui venait de l'arracher à la mort. Sans réfléchir, elle s'inclina comme en présence des dieux, un genou à terre, les mains étendues à la rencontre de la sienne, et, l'ayant saisie, la haussa pieusement jusqu'à ses lèvres

« Mon sauveur 1 »

Mais cette main que, dans le trouble de sa pensée, elle s'attendait à trouver inerte et froide comme celle des statues, cette main, répondant à son étreinte sous la ferveur de son baiser, la fit se renverser en arrière avec un soupir de saisissement, presque d'épouvante.

Une ardente rougeur couvrit ses joues ses yeux se fermèrent sa taille frèle se brisa comme un roseau sous le coup de fronde d'un enfant. L'étranger, la voyant fléchir, fenveloppa


d'un geste de pr otection et, la relevant doucement, la soutint de son bras replié, la tête appuyée contre sa poitrine

« Rassure-toi, vierge fleurie Je fai vue plus courageuse quand la griffe du fauve pesait sur ton sein. Permets-moi de te l'offrir maintenant. Elle ne menacera plus personne. »

Le jeune guerrier parlait ainsi d'une voix harmonieuse, dans le plus pur dialecte atlante, toutefois avec un accent singulier, qui durcissait un peu les consonnes. Il souriait, découvrant ses dents très blanches. La simplicité de son attitude, au sortir d'un exploit presque fabuleux, provoqua dans la foule un nouveau murmure d'étonnement.

Ortiz, cependant, avait rejoint la reine mais elle lui avait imposé silence d'un signe, et demeurait dans l'ombre, immobile, sans perdre un geste de l'inconnu.

Soroé rouvrit les yeux, s'écarta, confuse, balbutiant des paroles de gratitude, répétées, cette fois, par Ruslem. L'étranger s'inclina, d'un air de courtoisie grave

« Je suis trop payé, eussé-je vraiment couru quelque péril à te défendre. Une victoire de chasseur n'est pas pour enorgueillir un guerrier. Mais toi, si j'ai trouvé grâce à tes yeux, daigne m'instruire. Quel est ce rivage où les vents m'ontlpoussé ? Ce peuple qui nous entoure, sans doute en es-tu la reine ?. Ou bien dois-je saluer comme son chef ce vieillard vénérable et doux? Tu parles la langue des Atlantes peut-être pourras-tu, ô vierge plutôt semblable aux immortelles, mesurer pour moi la distance et m'enseigner le chemin d'Atlantis ? »

La voix d'Ortiz s'éleva, brusque et indigllée

« Sache, étranger, qu'il n'est ici d'autre reine et d'autre chef que Yerra l'Immortelle, souveraine absolue de l'Atlantide Et souviens-toi, si tu tiens à vivre, que ta destinée, comme les nôtres, tient dans le creux de sa main. Souviens-toi. ))

Il allait en dire davantage mais la reine, lui touchant le bras, de nouveau lui imposa silence

« Paix, Or tiz »

A son accent, toutefois, il comprit n'avoir pas déplu. Le nouveau venu, cependant, s'apprêtait à relever l'insolence de l'écuyer sa main cherchait déjà la poignée du glaive. La voix de lajeune femme le surprit. Il tourna les yeux de son côté, la vit venir, sortant de l'ombre. Elle souriait. Toute sa colère tomba l'homme, pour lui, n'exista plus.

« Ne t'irrite pas contre mon serviteur, étranger et, quoiqu'il ait dit vrai, ne t'illquiète pas de ses paroles. Tu m'apprendras, si


tu veux, ton nom et celui de ton pays mais, qui que tu sois, ton courage m'a charmée. Sois le bienvenu chez la reine des Atlantes »

Le jeune guerrier s'inclina

« Je te salue, ô reine, et te remercie. Quand le maUre de la demeure accueille le voyageur, peu importe à celui-ci que les chiens grognent à son approche. »

Cette sentence, énoncée du ton le plus gracieux, ne fut pas du goût d'Ortiz mais Yerra le regarda d'une certaine manière, et il se tut, rongeant son frein. Ceux de ses camarades qui ne l'aimaient pas trouvèrent ingénieux le proverbe barbare et se promirent de lui faire un sort.

« De mon pays, » reprit l'étranger, « je t'apprendrai le nom, si tu le désires. Je doute qu'il ait jamais frappé tes oreilles; car depuis onze lunes, mes compagnons et moi, nous voguons sur la mer immense, à la recherche d'Atlantis. »

Un nouveau murmure d'étonllement s'éleva. Ce prodigieux voyage confondait l'imagination. En même temps, l'hommage rendu à leur pays flattait l'orgueil des Atlantes.

« Mon nom à moi, plus sûrement encore, est pour vous celui d'un inconnu. Mes compagnons m'appellent Dhu Hern. Sache pourtant que mon pèr e, mon aïeul et les aïeux de nos aïeux furent toujours les premiers aux combats et respectés à l'égard des Immortels sur les deux rives du Fleuve Large, d'où je me suis embarqué, il y a onze lunes, avec trente-et-un compagnons, dont neuf sont morts. »

Il s'arrêta, pensif, au souvenir de ce qu'il avait vu déjà, de ce que les siens avaient souffert.

Tout cela était la vérité on se souvient que, depuis le départ d'Erm-Gilt.Herm, Argall avait, en effet, renoncé à son nom, d'après un usage ancien et sur le conseil du prudent Maghée, jusqu'au jour où il lui conviendrait de le reprendre, un soir de bataille capable de l'illustrer à jamais.

« Tu seras donc mon hôte, » dit Yerra.

Mais, derrière eux, des exclamations, des lamentations s'élevaient. Les prêtres arrivaient devant la caverne, oit gisait le Gardien du Seuil. A la vue de sa dépouille mutilée, leur rage et leur douleur s'exhalèrent.

« Sacrilége » liurlaient-ils, en faisant mine de s'arracher les cheveux et de se déchirer la poitrine.

Toutefois, ils avaient eu soin de tremper leurs mains dans le sang déjà versé, ce qui les dispensait de faire couler le leur.


« Qu'y a-t-il? » demanda Argall.

« Rien 1 dit Yerra, à l'indignation des victimaires, car le sacrilège était patent et déjà le coupable aurait être lié, remis entre leurs mains, sauf à différer son supplice pour lui donner plus de solennité.

Mais elle leur ordonna sèchement de se taire, de veiller à ce que l'animal sacré reçut les honneurs funèbres et de s'en rapporter pour le reste à leurs supérieurs

« Je m'en entendrai avec Nohor »

A ce nom redouté, ils se turent, en effet, ou du moins baissèrent la voix, jusqu'à ce que la'reine fût partie, emmenant Argall, Ortiz et ses gardes. Des litières avaient été amenées, où prirent place aussi Soroé et Ruslem, pendant qu'une barque à huit rameurs, se détachant du rivage, allait porter à Maghée et à ses compagnons l'invitation de la souveraine des Atlantes. Argall les avait laissés à l'ancre dans une anse déserte, à l'embouchure du petit fleuve, pendant que lui-même marchait en éclaireur; car ils ignoraient encore dans quelle direction se trouvait Atlantis, et quel accueil les y attendait. Il recommanda au messager de s'avancer à découvert et d'appeler Maghée à voix haute car celui-ci devait faire bonne garde, et les flèches, une fois lancées, ne distinguent pas les amis des ennemis. Cependant, devant l'entrée de la grotte, les serviteurs, sous la direction des prêtres, élevaient selon les rites un bûcher gigantesque. Cinquante des plus robustes, unissant leurs efforts" hissaient au sommet le monstrueux cadavre. Toute la nuit, la flamme grondante l'enveloppa de ses volutes, nourrie d'essences précieuses et de bois odoriférants. Et les sacrificateurs, avec des lamentations farouches, imploraient les dieux maitres des fléaux, les suppliant d'épargner l'Atlantide, de réserver leur colère pour les impies, rebelles à leur culte. Ils leur promettaient des tl'ésors sans nombre, des vierges choisies et du sang à flots.

(A suivre).

Ch. LOMON et P.-B. GHEUSI.


A

LA FRANCE

L'EXPOSITION

DE SAINT-LOUIS

L'emplacement obtenu par le gouvernement français pour la construction de son Palaisnational couvre une superficie de plus de 30.000 m. q. ilse trouveàl'une des extrémitésde l'avenue principale de l'Exposition, l'autre de ces extrémités étant occupée par le Palais du Gouvernement fédéral des États-Unis. On peut dire, sans la moindre vanité, que la France, parmi les grandes nations exposantes, a été une des plus favorisées dans la répartition des emplacements ainsi, l'Allemagne, qui a fait de véritables et très louables efforts pour donner à son Exposition un caractère grandiose, n'y a réussi qu'à moitié, car son Palais National, déjà un peu triste d'impression, se voit écrasé par le voisinage presque immédiat du grand chàteau d'eau de l'Exposition.

Les architectes français, MM. Gustave Umbdenstock et Roger Bouvard, ont fait du Palais National de la France une reconstitution fidèle du grand Trianon de Versailles. Trois corps de bàtiments rectangulaires, ornés de pilastres en marbre blanc et rose qui encadrent des baies vitrées du Plus bel effet décoratif, bordent une sorte de grande cour d'honneur. Ces constructions, rehaussées de porphyrolites de couleurs variées, qui imitent parfaitement les marbres, ont un aspect imposant et luxueux. Des lanternes de style, à l'entrée principale, sont soutenues par deux grandes consoles en fer forgé et tous les ornements des fellêtres à balcons et des portes réservées aux entrées ont été conçus avec un rare bonheur et forment un ensemble harmonieux et élégant. Sur le motif central, un grand cartouche aux armes de la République, et surmonté du bonnet phrygien, a été disposé. IL est accompagné de chaque côté par deux figures allégoriques représentant la Paix armée protégeant de son glaive nos armes et une femme personnifiant notre commerce. Ce cartouche est l' œuvre d'un artiste de talent M. Ségoflin, qui, on s'en souvient, est rentré de


de la Villa Médicis, il y a trois ans, avec cette oeuvre admirable, L'homme et la rrzisère, l'une des pages du maître de la statuaire contemporaine.

La concession française occupe une largeur d'environ i5o mètres et une profondeur de 250 une grande grille monumentale de style Louis XIV occupe toute la façade du terrain cette grille comprend trois portes monumentales supportées par quatregrands pylones métalliques.

Un grand jardin à la française borde l'allée centrale qui mène jusqu'au Palais, que le public, gràce à unetrès habile disposition, pourra visiter d'une façon complète sans avoir à passer deux fois dans la même salle.

En somme, l'œuvre de M. Umbdenstocket de ses collaborateurs est mieux qu'une œuvre de tout premier ordre c'est une œuvre de grand style, une œuvre où éclate en pleine lumière, l'esprit même de l'inspiration française, et on ne peut que l'en féliciter. On sait que la construction de ce palais a été faite grâce à deux subventions de i5o.ooo francs chacune, accordées par le Ministère du Commerce et le Ministère de l'Instruction publique sur les crédits mis à leur disposition par les Chambres pour l'Exposition de Saint-Louis. D'autre part, la Ville de Paris a voté pour la construction de ce Palais une subvention de 50.000 francs. Enfin, la Chambre de Commerce de Paris a également accordé une subvention de 25.000 francs.

Dans une étude aussi restreinte que celle-ci, nous Ile pouvons pas examiner en détail l'aménagement intérieur du Palais National nous en ferons l'objet d'un article ultérieur. Disons seulement que le bàtiment du fond de la cour d'honneur est occupé parla grande salle d'honneur dont la décoration a été fournie en grande partie par le Garde-Meuble national. Cette salle a une dimension de 38 mètres de longueur sur 9 mètres de largeur elle est éclairée par 7 grandes fenêtres et a une hauteur de mètres. Le perron d'entrée et le vestibule ont un sol fait en imitation de marbre rose et blanc. Le plafond en sculpture sert d'encadrement à trois grands panneaux décoratifs, de M. Geo Roussel. On conllaît les belles peintures militaires de Geo Roussel on le connaissait moins comme décorateur il se révéle, dans ses trois plafonds comme un maître à l'envergure large, d'une technique siire et d'une noble inspiration.

L'aile droite du palais est occupée tout d'abord par la manufacture nationale de Sèvres, qui dispose d'une salle de 12 mètr es sur 8 mètres,jprécédée d'un vestibule de 8 mètr es sur 3 m. 50.


La décoration sobre de ces pièces a été conçue pour mettre en valeur les vases et biscuits qui y sont exposés. Les murs sont tendus, jusqu'à la hauteur de 4 m. 50, d'une étoffe de soie moirée, d'un ton bleu rompu, favorable à la blancheur de la porcelaine. Au dessus de cette tenture règne une frise peinte, décorée d'un feuillage gris et bleu, rehaussé de médaillons en grès rose cristallisé. Cette application de produits céramiques à la décoration se retrouve dans les passementeries des portières, sous forme de pendentifs.

D'un autre côté, les objets exposés dans ces salles n'ont pas été choisis au hasard dans les magasins de réserve de la manufacture, mais fabriqués spécialement en vue des places qu'ils occupent et dans le but de foi-mer un ensemble décoratif complet. Parmi les grandes oeuvres exposées, citons le buste de Lafar~ette de Houdon, le buste duPrésidentLoubet dePuech puis le Chanteurflorentin et le St-Jean, de P. Dubois; Galathée de Marqueste; La Jeunesse de Cal'lès et toute une série d'œuvres des maîtres de la Sculpture françiÜse, Saint-Marceaux, Roussel, Rivière, Escoula, Gardet, Dalou, etc., etc.

La Ville de Paris se devait de figurer abondamment dans ce tableau mondial de la civilisationaudébut du xxe siècle: elle occupe trois salons dans l'aile droite du Palais national. L'administration municipale, tout en cherchant à rendre plus attrayante son exposition, a su en conserver tout l'intérêt technique.

On trouvera réunis des statues, des tableaux, des médailles du conseil municipal de Paris et du conseil général de la Seine, les insignes du conseiller, les gravures des principales oeuvres décorant l'hôtel de ville de Paris, des travaux exécutés par les élèves des écoles professionnelles et d'arts industriels telles que Germain Pilon, Bernard Palissy, Dorian, Diderot, Estienne, Boulle, etc., et comprenant des céramiques, des modelages, des reliures, des meubles, ses ciselures, des poteries.

Le service d'architecture est représenté par des plans et des dessins reproduisant des types de beaux édifices Sorbonne, Palais des Beaux-Arts de la ville de Paris, Ecoles professionnelle et primaires, mairies, etc.

Les services de la voie publique, de l'éclairage, des eaux et de l'assainissement exposent des renseignements graphiques et statistiques concernant leur fonctionnement.

Le chemin de fer métropolitain envoie un ensemble très complet, et tout d'actualité de ses travaux les plus intéressants. L'assistance publique expose des aquarelles qui présentent sous


une forme nouvelle et à la portée de tous d'utiles renseignements sur ses diverses branches et ses moyens d'action.

Enfin les travaux historiques et la commission du vieux Paris montreront la collection de leurs publications sur l'histoire de la cité et ses différentes transformations.

La décoration génél'ale comporte des vues de promenades de Paris et notamment deux grands panneaux de Grinberg NotreDame et le Pavillon de~ Flore. Au milieu de cet ensemble, des groupes de plantes vertes et de fleurs agrémentent l'intérieur des salons de la ville de Paris, dans le Palais National.

Dans l'aile gauche et à la suite de la grande galerie d'honneur se trouvent les salons de l'Union centrale des Arts décoratifs, installés et organisés sous la direction de M. Georges Berger, membre de l'Institut, ancien commissaire général de l'Exposition de 1889. La décoration intérieure de ce salon a été confiée à M. Georges Hoentscliel.

La simplicité, qui a été la règle suivie dans l'aménagement de ces salons, a pr oduit d'excellents résultats et c'est un vrai l'égal pour l'œil que les panneaux d'étoffe exécutés spécialement d'après les cartons de Karbowski. C'est là qu'on pourra admirer les expositions de Falize, Dampt, Lachenal, Lalique et autres artistes français.

A côté de l'Exposition de « l'Union centrale des Arts décoratifs se trouve l'Exposition des « Artistes décorateurs aménagée et installée par les soins de M. Dubufe. M. Dubufe y a exécuté lui-même de grands tt'avaux décoratifs on pourra y admirer aussi un plafondde Mlle Abbémaetdes peintures deMM. MoreauNél'et, Brémond et Guillaumeron.

Voilà la partie en quelque sorte officielle de la France à l'Exposition de Saint-Louis mais à côté de cette participation assurément glorieuse, il y a la participation due à l'initiative privée. Revenons de quelques mois en arrière et rappelons le texte de la loi qui a été le point initial de cette manifestation dont l'intérêt patriotique n'échappera à personne

L,OI relative à la participation de la France à l'Exposition internationale de Saint-Louis (États-Unis d'Amérique).

Le fiénat et la Chambre des députés ont adopté.

Le Président de la République promulgue la loi dont la teneur suit

Article unique. -Le ministre du commerce, de l'industrie, des postes et des télégraphes est autorisé à engager, pour la participation de la


France à l'exposition internationale de Saint-Louis, des dépenses qui ne pourront excéder la somme de six cent mille francs (600.000 francs) et qui seront imputables, tant sur les crédits ouverts par la présente loi sur l'exercice 1902 que sur les crédits à ouvrir par les lois de finances postérieures.

ART. 2. Il est ouvert au ministère du commerce, de findustrie, des postes et des télégraphes, sur l'exercice 19°1, en addition aux crédits provisoires accordés par les lois des 26 décembre igoi et 25 février 1902, un crédit de deux cent cinquante mille francs (~50.000 francs). Ce crédit sera inscrit à un chapitre spécial 32 bis sous le libellé « Participation de la France à l'exposition de SaintLouis ».

La présente loi, délibérée et adoptée par le Sénat et par la Chambre des députés sera exécutée comme loi de l'État.

Fait à Paris, le m avril 1902.

Par le président de la Rep°bli~ue: ÉMILE LOUBLT. Le miaislre du commerce, de !'industrie,

Ge minisfrc des affaires étPangéres, des postes et télégraphes, DELCASSÉ. A. MILLERAND.

Le ntittistre des finances,

J. CAILLAUX.

Cette loi était suivie des décrets suivants.

Le Président de la République française,

Sur la proposition du ministre du commerce, de l'industrie, des postes et des télégraphes,

Vu la loi du II avril igo2 relative à la participation de la France à l'exposition internationale de Saint-Louis (États-Unis) Décrète

Art. ier. L'organisation de la participation française à l'exposition internationale de Saint-Louis aux États-Unis est placée sous l'autorité du ministre du commerce, de l'industrie,. des postes et des télégraphes, et dirigée par un commissaire général.

Art. 2. Le commissaire général est nommé par un décret rendu sur la proposition du ministre du commerce, de l'industrie, des postes et des télégraphes. Le service du commissariat général est compatible avec les fonctions publiques.

Le commissaire général est chargé, en ce qui concerne l'exposition de Saint-Louis, des rapports entre le gouvernement français et le gouvernement des États-Unis.

Art. 3. Le Comité français des expositions à l'étranger est chargé de recruter, d'admettre et d'installer les exposants sous le contrôle du commissaire général.


Il construira un pavillon national, assurera la décoration générale de la section française et supportera les frais de gardiennage. Il recevra une subvention du Gouvernement pour l'aider à cet effet, et sera autorisé à solliciter le concours des municipalités, des chambres de commerce et des associations.

Art. 4. Les comités d'admission et d'installation, créés conformément à la classification américaine, seront composés de membres choisis par le Comité français des expositions à l'étranger. Toutefois la nomination des membres des bureaux de ces comités sera soumise à l'agrément du commissaire général.

Les membres du jury seront nommés par le Commissaire général, sur une liste établie par le Conzité français des expositions à l'étranger et comprenant un nombre de présentations double des jurés à nommer.

Les membres des comités d'admission et d'installation et du jury ne pourront être choisis que parmi les exposants.

Art. 5. La correspondance relative au service de l'exposition de Saint-Louis bénéficiera des dispositions des décrets des 24 octobre 1893 et 20 avril 18911, concernant la circulation en franchise de la correspondance de l'exposition internationale de 1900.

Art. 6. Le ministre du commèrce, de l'industrie, des postes et des télégraphes, est chargé de l'exécution du présent décret.

Fait à Paris, le 15 avril 1902.

Par le Président de la République ÉNIILE LOUBET.

Le ministre du comYnerce, de l'indttslrie,

des posles et té(éyraplies,

A. MILLERAND.

En vertu de cette loi et des décrets consécutifs, c'était donc au

Comité français des Expositions à l'Etranger que revenait la tâche de recruter, d'admettre et d'installer les exposants sous le contrôle du commissaire-général.

Qu'on nous permette de dire ici quelques mots sur le Comité français des Expositions à l'Etranger; le fondateur de ce comité qui remonte à une quinzaine d'années est M. Gustave Sandoz ce Comité, aujourd'hui reconnu d'utilité publique, n'avait au début aucune attache officielle. Le but de ses membres était de développer les initiatives individuelles et de pousser les industriels et les commerçants à prendre part aux expositions organisées à l'étranger. Naturellement, le Comité des Expositions à l'étranger mettait tous ses eflorts à faciliter la tâche des exposants. Les résultats ne se firent pas attendre ils furent glorieux, et ce syndicat, de débuts modestes, ne tarda pas à prendre un énorme développement.


Aujourd'hui, il comprend plus de dix huit cents membres présidés par M. Ancelot, membre de la Chambre de Commerce de Paris. A l'occasion de chaque exposition nouvelle, le conseil de direction constitue une sorte de bureau central qu'il investit du mandat de représenter le comité tout entier.

C'est ainsi que le Conseil de direction nomma, le 7 juillet 1902, (c'est à cette date que le gouvernement français accepta depren dre part à l'Exposition de Saint-Louis et que M. Michel Lagrave fut nommé Commissaire Général), comme président de la Section française, M. Emile Dupont, manufacturier, conseiller général de l'Oise, qui venait de conduire, avec le succès que l'on connaît, l'organisation de la Section française à l'Exposition de Glascow. Le bureau fut complété comme il suit vice-présidents MM. Bellan, Héllon, Jeanteaud, Kester, Charles Legrand, Magnin, MascUl'aud, Pinard; secrétaire général, M. Paul Bourgeois; rapporteur général, M. Layus trésorier, M. Estieu, secrétaire MM. Amson, Debain, Ganne, Harant, Hollande, Lamaille, Manaut, Parison, Régnault, Georges Schowb.

Dès lors, toute l'organisation de l'Exposition de Saint-Louis, était entre les mains de MM. Michel Lagrave et Emile Dupont. Au mois d'octobre dernier, tous les membres du comité français des Expositions à l'étranger, reçurent une lettre signée par MM. Ancelot et Émile Dupont, qui les invitait à s'inscrire sur la liste des exposants.

Dès le mois de janvier igo3, beaucoup d'adhésions étaient parvenues au bureau central de la Section française de l'Exposition de Saint-Louis. Les comités départementaux furent constitués par M. Michel Lagrave, commissaire général les comités d'admission furent nommés et ainsi s'ouvrit une ère de fructueuse activité. Pour faire face aux recettes, M. Émile Dupont prit l'initiative de la souscription d'un capital de garantie par les membres des comités d'admission.

C'est une somme d'environ huit cent mille francs qui est à la disposition du bureau central qui fera l'appel des fonds si un besoin, d'ailleurs très improbable, venait à se faire sentir.

Les groupes industriels de la Section française comprennent environ quatre mille noms et l'on peut, d'ores et déjà, dire que la part prise à l'Exposition de Saint-Louis par l'industrie et commerce privés sera aussi importante que La part officielle. Divers palais contiendront en effet tout ce qu'il peut y avoir d'intéressant dans la production nationale.

Le palais des Arts Libéraux abritera les instruments de préci-


sion, la médecine et la chirurgie, la typographie, les livres, les cartes, la photographie, les arts chimiques, le papier; en tout, une liste de quatre cent quarante deux industriels qui ont accepté d'exposer dans cette section. Le palais des Manufactures comprend la coutellerie, l'orfèvrerie, la joaillerie, l'horlogerie, la quincaillerie, la brosserie, les appareils de chauffage et d'éclairage, l'ameublement, les tapis, les papiers peints, les vitraux, la céramique, les verres et cristaux, les cuirs, les peaux, les tissus et en général tout ce qui concerne l'industrie du vêtement. Le palais des Machines contiendra tout ce que l'industrie française a produit dans les diverses branches de la construction mécanique.

On pourra notamment admirer les expositions des établissements Delaunay-Belleville et Niclausse signalons que l'administration américaine a bien voulu demander à ces diverses maisons de fournir les machines nécessaires à la force motrice employée par l'exposition. Viennent ensuite les palais de l'Électricité, de l'Agriculture, dans lequel M. le Ministre des Colonies a très heureusement pris finitiative de faire réunir un certain nombre de produits agricoles coloniaux. Le palais des Mines et de la Métallurgie et celui des Transports fermeront le cycle de cette manifestation de notre commerce et de notre industrie, et l'on peut espérer que les résultats récomp!3nserollt ces efforts généreux. Notons que l'installation des sections industrielles et commerciales a été confiée à M. de MontarnaL qui exécuta d'importants travaux à l'Exposition universelle de igoo.

C'est donc tout en premier lieu qu'il faut adresser des félicitations et des remerciements au bureau du Comité français des Expositi.ons à l'étranger.

C'est en effet la première fois que le Gouvernement s'est entièrement reposé sur le zèle de l'initiative privée pour mener à bien une oeuvre qui intéresse la France toute entière. Constatons que MM. Millerand et Trouillot ne pouvaient mieux placer leur confiance et- -que M. Michel Lagrave, le distingué commissaire général, ne pouvait trouver de concours plus dévoués que ceux que lui apportent sans compter, pour la réussite. de cette œuvre nationale et patriotique, MM. Ancelot, Emile Dupont et les autres membres du bureau central de l'exposition de Saint-Louis.

Alfred MONPROFIT.


LES FAISEUSES D'EMPIRES

Il. Marie Walewska

Dix-huit cents ans plus tard, une autre femme allait, sinon s'exposer aux mêmes reproches, du moins provoquer les mêmes indulgences. Elle s'appelait la comtesse Walewska son séducteur avait nom Bonaparte.

Pour bien comprendre le drame qui se passa alors, il fautavoir vécu avec les Polonais, s'être imprégné de leur rêve, de leur crédulité, de leur àme à la fois réaliste et mystique. Les Polonais sont des Slaves, des orientaux par conséquent, c'est-à-dire des impressionnistes ennemis des contours nets et précis. Il faut aussi et surtout avoir présent à l'esprit le gémissement d'un peuple de quinze millions d'hommes, privés tout à coup de patrie et réduits à l'état d'ilotes.

Nous sommes en 1807, aulendemain decettegigantesque frottée infligée par Napoléon à la Prusse, qui a nom Iéna, et à la veille de cette paix non moins gigantesque qui va se signer à Tilsitt. La Prusse est battue, la Russie est battue, tout le monde est battu; l'Europe est en miettes. Il n'y a plus pour elle qu'un Empereur, et cet empereur, c'est Bonaparte 1. On comprend l'enthousiasme de ces Polonais qui voient détruits sous leurs yeux ceux qui, treize ans auparavant, les ont eux-mêmes découpésen morceaux! Treize ans Il n'y a que treize ans de cela Toute la génération actuelle a assisté à son écrasement. Et elle n'élèverait pas la voix Et une immense prière en faveur des survivants ne monterait pas de TOME XXVll. z2

(2)


toutes les poitrines vers le châtieur de tant d'infamies Et tous les moyens ne seraient pas légitimes, toutes les faiblesses ne deviendraient pas des actes de vertu quand il s'agirait de gagner les sympathies du grand maitl'e des destructions et des reconstructions d'empires en Europe Napoléon a jeté les yeux sur Marie Laczinska, femme d'Anastase vValewski. Marie Laczinska, femme d'Anastase Walewski est perdue. Quoi qu'elle fasse, quelles que soient ses résistances, ses révoltes, ses dégoûts, il faudra qu'elle tombe Tous ces Polonais qui ont souffert, qui ont versé leur sang, qui ont perdu leurs biens la porteront de force, s'il le faut, sur la couche du vainqueur. Unanimement, ils sont d'avis que la reconstruction d'une patrie vaut bien dix minutes d'immoralité

Ecoutez le récit de cette chute elle vous apparaîtra dominée par quelque chose de fatal Si l'on pouvait sans impiété prétendre que la Providence se mêle des polissonneries humaines, il faudrait croire qu'elle l'avait decrétée Madame Walewska a été placée par le sort, à' heure 'fixe, sur le chemin du maitre de l'Europe, telle une fleur dont le parfum ralentit un instant la marche du voyageur.

C'est le 1er janvier, à l'aurore d'une année nouvelle, l'Empereur est aux portes de Varsovie. Il relaye à Bronie. Une foule énorme s'est portée au devant de lui. Seigneurs, serfs, grands et petits se confondent, se serrent, se bousculent. Ils veulent voir le libérateur, hurler leur enthousiasme.

« Ah monsieur, tirez nous d'ici, s'écrie tout à coup une voix fraîche et vibrante, et faites que je puisse l'entrevoir un seul instant ». Cette voix est celle de Marie Walewska, qui, toute jeune, toute blonde (elle semble un enfant nous dit M. Masson), toute naïve et toute pure, s'est échappée de Varsovie en tapinois, seule avec une de ses amies, pour être une des premières à acclamer le restaurateur de la Pologne. Celui auquel elle s'adresse, c'est Duroc, l'ami de l'Empereur, son confident, son caniche, son dévoué jusqu'à la bassesse. Duroc regarde, s'arrête, admire, dégage les deux femmes, et, les attirant par la main, les cOllduit à la portière de l'Empereur.

« Sire, lui dit-il, voyez celles qui ont bravé tous les dangers de la foule pour vous Il.

Surpris, interloqué, frappé de cette foudre dont Lacordaire a dit que l'amour était fait, Napoléon balbutie quelques paroles, tandis que Marie Walewska, inspirée, éperdue, affolée par les sentiments qui l'agitent, ~'écr~e « Soyez le bienvenu, mille fois le


bien-venu sur notre terre Rien de ce que nous ferons ne rendra d'une façon assez énergique les sentiments que nous portons à votre personne, ni le plaisir que nOllS éprouvons à vous voir fouler le sol de cette patrie qui vous attend pour se relever ». L'Empereur prend un des bouquets qui ont été lancés dans son carrosse, et le lui offrant « Gardez-le, dit-il, comme garant de mes bonnes intentions »

Et fouette postillon pour Varsovie. Rien de plus, rien de moins. Durant quelques secondes, l'on vit le mouchoir de l'Empereur qui s'agitait à la portière.

Oui ou non, y a-t-il dans cette aventure quelque chose de prémédité ? Nul n'en a tissé la trame. Elle est née toute seule comme nait l'inévitable. Donc, déjà elle apparait comme l'expression spontanée d'un patriotisme exaspéré et d'une belle âme dé jeune femme.

Mais la Pologne veille. Les moindres gestes du libérateur lui sont- sacrés. Et voici que Duroc a déclaré au personnage le plus populaire de Varsovie, à celui qui a le droit de parler au nom de la nation, car il en est l'idole, à Joseph Poniatowski, que son maUre se souvient de la délicieuse inconnue aperçue par lui à la poste de Bronie. Le compagnon et le lieutenant de Kosciusko, celui qui, depuis quinze ans, excite, entra3ue, soulève les Polonais contre l'Étranger, se renseigne, enquête et finalement la découvre. Il n'hésite pas. La comtesse Walewska sera la Cléopâtre de ce nouvel Antoine, dût-elle en verser des larmes de sang Le salut de la patrie avant tout Donc il appelle les principaux seigneurs, ses collègues en conspiration, les Dembowski, les Breza, les Alexandre Potocki, les Zubienski, les Gutakowski, les Malakowski, les Bielinski, etc. A l'unanimité, ils décident que leur compatriote doit sacrifier la foi conjugale au triomphe de l'idée.

Que dut être ce consp-i! de guerriers, transformés tout à coup de démanteleurs de forteresses en démanteleurs de vertu 1 Le drame antique n'offre pas d'intrigue d'un cynisme plus poignant

Poniatowski se présente chez la future sacrifiée. Le lendemain, il offre un bal à Napoléon, il faut qu'elle y assiste Pourquoi ? Il ne le dit pas, mais elle, devine le motif elle rougit, elle refuse. Poniatowski insiste « Qui sait ? Peut-être le ciel se servira-t-il de vous pour rétablir la patrie » Elle refuse encore. Poniatowski se retire mais à peine est-il sorti qu'elle voit entrer successivement les principaux représentants de la Pologne;


tous, ils savent ce dont il s'agit ils s'empressent aux mêmes compliments, aux mêmes insinuations. C'est un siège savant avec parallèles et contrescarpes. Et pour comble, voici le gardien-chef de la forteresse, le mari, qui, hypnotisé par le reflet de gloire qu'un peu de l'amitié du grand homme posera sur son nom, arrive à la rescousse, la traite de petite pensionnaire, décide, ordonne. Il veut qu'elle cède elle cédera, elle ira au bal «. Quel fut le rôle du comte Walewski, en cette occurence ? Un rôle d'idiot. (Certains hommes ont ces rôles-là dans le sang). Mais n'allez pas croire que ce fut un rôle de complaisant. Ce vieillard de soixante-dix ans (il avait juste 5o ans de plus que sa femme), ne vit rien, ne comprit rien à l'intrigue qui s'ourdissait sous ses y eux. Il livra son bien inconsciemment, par vanité, se disant que sa jeune épouse tiendrait le conquérant sous son charme, qu'elle en serait l'ensorceleuse, sans jamais consentir à faire un affront quelconque à un aussi grand seigneur que lui

Donc le bal aÎieu. Marie vValewska parait: (l On vous a attendue avec impatience, lui murmure Poniatowski, et l'on m'a donné l'ordre de vous engager à la danse ».

« Je ne danse pas, répond-elle sèchement ». Il insiste « c'est un ordre ». Elle tient bon. L'Empereur parcourt les salons, adressant une phrase banale à chacune de celles devant lesquelles il passe. Arrivé en face de l'objet de sa convoitise « Ce n'est pas, lui dit-il, l'accueil auquel j'avais droit de m'attendre. Et il disparaît.

Rentrée chez elle, sa femme de chambre lui remet ce billet qu'un messager mystérieux vient d'apporter en toute hâte « Je n'ai vu que vous, je n'ai admiré que vous, je nedésire que vous Une réponse bien prompte pour calmer l'impatiente ardeur de N. »

P9Ce billet de sous-lieutenant n'était guère fait pour l'attendrir. Elle le froissa entre ses doigts et refusa toute réponse. Le lendemain, au réveil, sa femme de chambre lui en remet un second. C'est le messager de la veille qui fa lui-même apporté, et elle apprend, avec stupeur, que ce messager, c'est Poniatowski! Poniatowski l'entrepreneur du sauvetage de la Pologne Oh 1 cette Pologne bien-aimée Allait-il donc falloir qu'elle lui immolât plus que sa vie, sa pudeur et sa fierté Et voici que son salon se remplit, ainsi que trois jours auparavant, de tous les


chefs du mouvement. « Un tourbillon de patriotes n. Elle refuse de paraltre, prétexte une migraine, se renferme obstinément dans sa chambre. Mais son mari est là il se met en fureur et il introduit de force Poniatowski et ses compagnons. Ceux-ci entourent la jeune femme, la pressent. L'un d'eux, le plus àgé, la regarde fixement et lui dit d'un ton sévère « Tout doit céder, Madame, en vue de circonstances si hautes, si majestueuses pour toute une nation nous espérons que votre mal passera d'ici au dîner projeté, dont vous ne pouvez vous' dispenser, sans paraître mauvaise Polonaise LoO »

Et le mal passa. Le moyen qu'il ne passàt pas, en face de pareilles objurgations

« Tout pour cette cause sacrée » lui répétera le même jour cette jeune femme divorcée, sans fortune, jolie, vive, spirituelle, avec laquelle M. Masson nous fait faire connaissance, qui est dame de compagnie de la maîtresse de Poniatowski et chez qui le comte Walewski a conduit son épouse afin de l'initier aux toilettes des cours et à l'étiquette qu'elle doit observer. Elle sera son mauvais démon C'est elle qui la raisonne, qui la tente. Il semble qu'elle ait pris sa chute à l'entreprise. Quel fut son salaire ? Nous l'ignorons. mais nul doute qu'elle n'en ait eu un.

Cependant, sa victime demeure inébranlable une seule chance de la terrasser lui reste exaspérer son patriotisme. Alors elle sort de son corsage une lettre qu'elle tient en réserve, signée de tous les membres du gouvernement provisoire installé à Varsovie et qui est bien le plus affreux monument d'immoralité et de perfidie que l'histoire nous ait transmis. En voici le texte Madame, les petites causes produisent souvent de grands effets. Les femmes, en tout temps, ont eu une grande influence sur la politique du monde. L'histoire des temps les plus reculés comme celle des temps modernes, certifie cette vérité. Tant que les passions domineront les hommes, vous serez, mesdames, une des puissances les plus redoutables.

Homme, vous eussiez abandonné votre vie à la bonne et juste cause de la patrie; femme, vous ne pouvez la servir à votre corps défendant votre nature s'y oppose mais aussi, en revanche, il y a d'autres sacrifices que vous lui pouvez bien faire et que vous devez vous imposer quand même ils vous seraient pénibles

Croyez-vous qu'Esther se soit donnée à Assuérus par un sentiment d'amour ?. L'effroi qu'il lui inspirait, jusqu'à tomber en défaillance devant son regard, n'était-il pas la preuve que la tendresse n'avait


aucune part à cette union?. Elles'estsacrifiée pour sauver sa nation et elle a eu la gloire de la sauver.

Puissions-nous en dire autant pour votre gloire et notre bonheur N'êtes-vous donc pas fille, mère, soeur, épouse de zélés Polonais qui, tous, forment avec nous le faisceau national dont la force ne peut ajouter (?) que par le nombre et l'union des membres qui la composent. Mais sachez, Madame, ce qu'un homme célèbre, un saint et pieux ecclésiastique, Fénelon, en un mot, a dit « Les hommes, qui ont toute autorité en public, ne peuvent, par leurs délibérations, établir aucun bien effectif, si les femmes ne les aident à les exécuter. » Ecoutez cette voix réunie à la nôtre pour jouir du bonheur de vingt millions d'hoJllmes.

Dieu et ses saints, transformés pour les besoins présumés d'une cause politique en professeurs d'immoralité Jamais hypocrisie ne fut plus sacrilège 1 car loin d'être spontanée, ce qui eût pu être son excuse, elle fut ~alculée, étayée, édifiée dans ses moindres détails, avec un art véritablement satanique. Ceux qui font imaginée ont sali froidement, délibérément, un être chaste qui avait gardé dans son âme des pudeurs de jeune fille et presque une virginité 1 Que leur mémoire, elle aussi, en soit ternie Il n'y a pas de patriotisme qui excuse de pareilles filouteries. Et ils comptaient sur une femme pour amener le conquérant à composition 1. Et ce conquérant s'appelait Napoléon! Pauvres nains

Qu'arriva-t-il? Ce qui devait arriver la gazelle tomba dans la gueule du lion. Je ne raconterai pas les derniers spasmes de cette vertu agonisante. Ce n'est pas l'histoire de la comtesse Walewska que j'écris ici, c'est bien plutôt celle du patriotisme féminin. J'en ai dit assez pour faire comprendre ce qu'il en fallut à cette jeune femme pour triompher d'elle-même, de ses dégoûts, du réalisme de son impérial amant. On l'amena Il sa chute méthodiquement, savamment, mensongèrement, jusqu'à ce qu'elle fût devenue inévitable. Napoléon séducteur est ni plus ni moins ce que sera, un an plus tard, Napoléon détrousseur de rois. Tous les moyens lui sont bons. En 1808, il-appellera sournoisement Ferdinand VII à Bayonne, et il lui volera son trône. En 1807, il promet à Marie Walewska la Pologne reconstituée. et la Pologne attend et attendra toujours une libération dont il ne ,'oulnt ja01ais.


Oh! venez! venez, (lui écrit-il dans un de ces billets enflammés, destinés à préparer sa chute), tous vos désirs seront remplis. Votre patrie me sera plus chère quand vous aurez pitié de mon pauvre cœur.

N.

Ainsi, Napoléon lui-même, instruit sans doute par Duroc, du seul point faible de cette belle résistance, ne rougit pas de la détruire par le mensonge. Il entre dans la conspiration polo. naise pour en tirer profit, quitte à abandonner ensuite les conjurés. Acte abominable, parce qu'il fut déloyal 1 Et Poniatowski et toute la Pologne, qui ne croient pas à cette déloyauté, veillent, surveillent, excitent à la pitié pour son pays cette blonde fille du Nord, cette Gretchen exempte de toute ambition et de toute dépravation, jusqu'à ce qu'elle leur dise enfin « Faites de mpi ce que VOUS voudrez. »

Alors, commence un autre genre de supplice. Mise en présence de Napoléon, dans une chambre mystérieuse du palais, où l'a conduite, à la tombée de la nuit, un messager plus mystérieux encore, elle se trouve en face d'un brutal, mal embouché, qui la traite comme il a l'habitude de traiter toutes les femmes, en fille.

« Ton vieux mari! » C'est le premier mot qui sort de sa bouche. Elle pleure, elle crie, elle gémit. (i Et tu pourrais avoir des remords 1 S'écrie-toi!. « Et ma religion! » riposte-t-elle. Et lui de pousser un long éclat de rire. Pourtallt, cette fois encore, elle échappe au ravisseur. Elle rentre indemne chez elle. Le lendemain, dès l'aube, la fameuse dame de compagnie de la mattresse de Poniatowski est à son chevet, un paquet à la main Marie, l'ouvre. Horreur C'est une parure de diamants! La voilà donc, la dernière humiliation Elle, la patriote, traitée en courti¡;¡me! Elle exhale sa honte en sanglots. Mais le sort en est jeté elle ne peut plus échapper à sa destinée il est trop tard. Elle est allée chez l'Empereur une première fois, elle sait qu'on l'y portera plutôt de force que de ne pas l'y voir aller de bon gré une seconde.

« Vous voilà enfin, » lui clame brutalement Bonaparte. Et, appelant à son aide toutes les exaltations du patriotisme polonais, qu'il sait incrustées dans ses veines, il tire de son gousset sa montre et, la lançant à toute volée contre le mur « Songe, lui dit-il, que, cOQW1j3 cette montre, le nom de la Pologne périra et


toutes tes espérances, si tu me pousses à bout en repoussant mon coeur et en me refusant le tien »

Effarée, désespérée, torturée, Marie crie, supplie, tombe et s'évanouit. Lorsqu'elle sort de sa pamoison, elle est la maîtresse de Bonaparte. Le patriotisme a eu raison d'elle. Elle en est la victime. Telle Judith Et la Bible se contente de raconter l'équipée de la belle Juive sans la juger! Plus audacieux que le livre saint, j'oserai dire que celle de Madame 'Valewska fut mille fois plus exempte d'égoïsme. Son immolation }t son pays fut sans réserve loin d'obéir à son instinct et à l'idée de grandir -son personnage, elle ne consentit à tomber que rougissant de honte et lorsque sa chute eut été ordonnée, décrétée par toute la Pologne aux abois

Et telle est la force de l'idée qui préside à ce sacrifice que, celuici, une fois accompli, loin de s'en glorifier, elle le cache; elle se fait humble, petite, in-existante loin de se hausser, elle se ratatine. Point de cadeaux princier s, point de toilettes éblouissantes, point de diamants, point de faveurs une chose, une seule la préoccupe, l'étreint obtenir le vrai, l'unique prix de sa chute la reconstitution de la Pologne mutilée. Et c'est alors entre cette âme saine, naïve, incapable de duplicité, et ce cerveau d'Empereur, sec, réaliste, mais amoureux de sa chair, une lutte sourde, un véritable jeu de massacre, où le massacreur c'est lui, tandis qu'elle en est la massacrée. « S'est-elle donc laissée prendre pour qu'un gouvernement provisoire soit nommé et que quelques compagnies de chevau-légers polonais soient affectés à la garde de son Empereur ? Voilà ce qu'elle ne cesse de lui répéter le matin, le soir, à toute heure, et la réponse est toujours la même « Je tiendrai ma promesse, c'est entendu, mais plus tard, plus tard » Et la pauvre femme attend, attend encore. « Non, elle n'est pas leurrée. non, il ne se peut pas qu'un si grand homme soit un menteur » Elle ne cesse de prier, de supplier, pas un soutile de volupté, pas une idée de vanité ou d'ambition ne traverse cette odyssée, si bien que, dérouté par cette abnégation si tenace et si peu humaine, César lui décoche ce superbe compliment Ma bonne Marie, tu es digne d'être Spartiate et d'avoir une patrie » « Quitte tes robes sombres », ajoute-t-il. Et elle de lui répliquer « Une Polonaise doit porter le deuil de sa patrie. Quand vous la ressusciterez, je ne quitterai plus le rose. »

Et voici que Napoléon, impuissant à tenir sa parole, lui annonce


qu'il va quitter la Pologne Et son rêve n'est pas réalisé Et son pays n'est pas refait Et les membres épars de cette magnifique nation ne se rejoindront jamais Non, elle ne le suivra pas à Paris Est-ce donc à Napoléon Bonaparte qu'elle s'est donnée ? Non, non, c'est au maître de l'Europe, et le maître de l'Europe n'a rien voulu faire pour ell, Elle se retirera au fond d'une campagne, où elle cachera sa honte, sans entendre à chaque instant les cris de désolation de la Pologne errante Mais l'engrenage dans lequel Poniatowski, Duroc et tous les sbires de cette macabre aventure l'ont enfermée, est tel que la malheureuse Marie ne peut plus échapper à l'emboîtement. Elle s'est donnée pour une cause cette cause certes est compromise mais elle n'est pas tout à fait perdue tant qu'il lui restera un semblant de vitalité, elle en poursuivra désespérément la réalisation. C'est son honneur de femme qui, maintenant, exige qu'elle s'y cramponne. Sa destinée l'entraine malgré elle elle la suit.

Donc, elle va à Paris, elle va à Vienne, elle revient à Paris, en 1808, en 1809, en 1810, en 1812, suivant Le maître du monde, s'attachant à ses pas, surveillant le sort, ne désespérant jamais de le voir devenir son allié pour atteindre le but qu'elle poursuit. Et ce but est si bien son unique préoccupation qu'au lieu d'étaler sa liaison avec son impérial amant, comme tant d'autres femmes n'eussent pas manqué de le faire, elle n'a qu'une préoccupation la dissimuler. Elle rougirait de se montrer parée des libéralités du maitre. Elle n'est pas de la race des Pompadour ou des Montespan. « Personne, dans la société de Paris, nous dit M. Masson, ne soupçollne cette relation)). Elle n'est ni duchesse ni millionnaire elle est Polonaise elle ne veut être que cela En 1812, enfin, le succès semble devoir couronner sa ténacité. L'Empereur part pour la Russie il y porte la guerre. Il va de nouveau traverser la Pologne. Chemin faisant, il la rendra indépendante il ne peut plus en être autrement. L'émancipation est dans sa politique. A Varsovie, c'est du délire. On crie « A Moscou! », comme d'autres, cinquante ans plus tard, crieront « A Berlin )); on tire des feux d'artifice, on chante, on danse, on acclame c'est la délivrance

Napoléon, Empereur, eut-il à ce moment un renouveau de volonté pour tenir les engagements de Napoléon séducteur? On peut le croire on peut en douter. Ce qui me porte personnellement au doute, c'est qu'au cours même de I:es enthousiasmes apparait pour la première fois la trace des faveurs impériales titres,


dotations, majorats, etc., pleuvent sur la famille Walewski à c~ moment précis. Une telle modification dans les relations des deux amants n'indique-t-elle pas un désellchantement et une fin ?. Marie, la chaste Marie ne venait-elle pas de reconnaitre, un peu tard il est vrai, le bernement dont elle avait été la victime ?. et n'avait-elle pas pensé, en mère prévoyante, qu'il était temps de songer aux intérêts du fils qu'elle avait eu de l'Empereur ? Désillusionnée, écœurée, Madame Walewska revient à Paris, pauvre âme en peine, errante, désemparée, qui a manqué sa vie, cherchant toutes les occasions de se rapprocher de l'ex-impératrice Joséphine, une trompée, elle aussi Mais, comme elle est une brave femme et un brave cœur, alors que tous abandonneront Napoléon vaincu, elle accourt, elle veut être de la dernière charrette, à. Fontaincbleau, comme elle a été de la première, à Bronie 1

Désormais, son rôle de faiseuse d'Empire est fini. Cléopâtre, maîtresse et femme d'Antoine, n'a pas pu refaire son Egypte Marie Walewska, maîtresse de Napoléon, n'a pas pu refaire sa Pologne. Mais, tandis que Cléopâtre a soutenu son rôle d'héroïne jusqu'à la mort, Marie n'a pas l'énergie de soutenir le sien jusqu'au bout. L'aigle, une fois enchainé, des hauteurs patriotiques elle se laisse choir dans la vie bourgeoise. N'ayant jamais pratiqué que le sacrifice de soi, elle veut connaitre enfin famou~·. En 181?, elle épouse le comte d'Ornano. Son cœur y gagne quelques heures de bonheur, mais la grandeur du sacrifice qu'elle avait accompli et celle du rôle qu'elle avait tenté de jouer, s'en trouvent singulièrement diminuées aux'yeux de la postérité, comme elles le furent à ceux de ses contemporains.

(A suivre).

Marquis de CASTELLANE.


LE COLLIER DE PERLES

Quelques personnes très cultivées. se trouvant un jour réunies autour d'une table à thé, causaient de la littérature en général et des fictiolls et des contes en particulier. Chacun déplorait la décadence de la. littérature moderne et le manque d'imagination des écrivains de notre temps.

Je rappelai alors l'opillion de Picemsky et ce qu'il avait écrit au sujet de cette décadence dûe, selon lui, à l'apparition des chemins de fer et aux nombreux moyens de communications qui, bien que très favorables au développement de l'industrie, sont des plus nuisibles au progrès de l'art littéraire.

« De nos jours, l'homme voyage beaucoup, facilement et rapidement, a écrit Picemsky; de là son absence d'impressions vives et son impuissance à observer les individus et les faits tout s'eflace dans son esprit, l'empêchant de faire passer dans ses oeuvres la couleur et le mouvement qui en font l'intérêt. Autrefois, c'était tout différent. On allait de Moscou à Kostroma en « tarantasse )) publique (voiture de voyage) ou en « sdatotchnik )1 (sorte de diligence).

En route, vous vous aperceviez que le postillon était un coquin; vos voisins des effrontés; l'aubergiste un fripon, et sa cuisinière des plus répugnante.

Telles étaient les impressions variées que vous pouviez recueillir. Et encore, quelles souffrances morales ne vous fallait-il pas enclurer lorsque, trouvant dans le cc Stahi J) (soupe aux choux) un ver ou une limace, vous commencie~ à injurier la cuisinière, qui ripostait par une pluie d'invectives. Il vous était tout simplement impossible de fuir les impression8, et celles-ci se pressaient aussi compactes en votre cerveau qu'une bouillie de « kascha Il (farine de maïs), ayant mijoté sur le feu pendant vingt-quatre heures, Mais la littérature s'en trouvait beaucoup mieux. ¡Tandis que de nos jours, voici comment on voyage vous descendez du train


pour aller au buffet; dare, dare, vous prenez une assiette sans attendre qu'on vous la donne, vous avalez sans prendre le temps de mâcher ding. ding. c'est fini; il faut de nouveau repartir et la seule impression que vous emportiez, c'est que le garçon ne vous a pas rendu votre compte et que vous n'avez même pas eu le plaisir de pouvoir l'injurier à votre aise. »

Un des convives fit alors observer que Picemsky était plus original que véridique et cita comme exemple l'écrivain Dickens dont certaines œuvres traitaient de pays qu il n'avait parcourus que rapidement, mais où il avait cependant assez vu et observé pour que ses ouvrages ne se ressentissent pas de la maladie gue nous-mêmes avons à déplorer.

« Ses contes seuls font exception ils sont tous beaux assurément mais tous ne sont pas exempts de monotonie toutefois, il ne faut pas en accuse l'auteur, car, pour ce genre de littérature, il se trouve enfermé dans un cercle de règles immuables d'époque et de morale, alliées à un mélange de vivacité et de merveilleux la monotonie est, d'ailleurs, fun des traits caractéristiques de tous les contes de Noël en général; dans les événements de la vie, toutes ces conditions se rencontrent rarement, aussi l'auteur s'efforcet-il de créer des fictions qui se rapprochent de ce programme. ( Je ne suis pas tout à fait de votre avis, reprit un troisième causeur, homme respectable qui avait souvent le mot d'à-propos, et que nous aimions tous à écouter. Je crois, continua-t-il, qu'en ce qui concerne les contes de Noël, on peut en trouver autour de soi la substance, tout en en variant l'aspect et en présentant de curieux incidents reflétant le temps et les moeurs actuels. « Mais comment pourrez-vous donner des preuves à l'appui? Pour nous convaincre, il faudrait nous mettre sous les yeux des faits tirés de la vie contemporaine russe, présentés sous la forme de conte de Noël, c'est-à-dire ayant un caractère légèrement fantastique, moralisateur, et dont la fin prenne une allure vive et gaie.

« Eh comment donc Je puis à l'instant même vous présenter un tel conte, si vous le désirez. »

« Nous vous en prions; mais, seulement, souvenez-vous qu'il doit être tiré d'un fait authentique.

« Oh soyez certains que le fait que je vais vous narrer est des plus véridiques, car il se rapporte à des gens qui me sont très proches et très chers. Cette histoire concerne mon' frère qui, vous le savez, a acquis au service une bonne réputation qu'il mérite à tous égards. »


Tous le confirmèrent, et plusieurs ajoutèrent même que le frère du conte, serait certainement digne de sa réputation. « Oui, répondit-il, c'est en effet l'histoire d'un homme d'élite que je vais vous conter. »

II

Il y a de cela trois ans, mon frère vint de la province où il servait alors passer les fêtes de Noël avec nous.

A peine arrivé, il nous aborda, ma femme et moi, avec ce~ paroles stupéfiantes Il Mariez-moi. »

Nous crûmes tout d'abord à une plaisanterie, mais il répéta avec insistance ( Mariez-moi, rendez-moi ce service, sauvez-moi de l'insupportable rr~orsure de ce ver rongeur, la solitude, de cette vie insipide de célibataire, des cancans assommants, et des rivalités de province Je veux avoir mon chez moi, asseoir une femme chérie à mon foyer, et, chaque soir, pouvoir jouir avec elle du bonheur ineffable de nous trouver tous deux réunis autour de la même table. Mariez-moi u

« Oui, mais halte-là lui répondis-je, marie-toi Dieu te bénisse si bon te semble, mais attends du moins le moment opportun; il faut, avant tout, avoir en vue une bonne jeune fille que tu puisses aimer et à qui tu conviennes. Tout cela demande du temps.

Mais il répondit « Allons donc Le temps ne nous manque pas; pendant les deux semaines de fête, vous pourrez vous occuper de me chercher une femme; puis, le soir de l'Épiphanie, nous nous marions et nous partons.

« Eh dis-je, bien sûr, mon cher ami, l'ennui t'a légèrement égaré l'esprit quant à moi, je n'ai pas le temps de m'amuser, je dois me rendre immédiatement au tribunal pour mes affaires; toi, si le coeur t'en dit, reste avec ma femme, bâtir tes châteaux en Espagne. »

Je croyais que tout ceci était un jeu ou tout au moins un projet sans fondement, mais quelle ne fut pas ma surprise lorsque, rentrant dîner, j'appris que l'affaire était déjà entamée! 1 Ma femme commença

« Maschenka VassiLieva est venue cet après-midi me prier de l'accompagner pour choisir des robes, et tandis que je m'habillai, ils (c'est-à-dire ton frère et cette jeune fille) ont pris le thé ensemble, ensuite ton frère m'a dit Voilà une belle jeune


fille 1 Qu'y a-t-il besoin d'en chercher une autre; taites-la moi épouser »

Je répondis à ma femme « Je vois de plus en plus que mon frère ri pas sa tête à lui.

Voyons, permets, dit ma femme, en quoi est-ce donc si insensé? Pourquoi nier à présent ce que tu as toujours admis et respecté ?

Qu'ai-je donc toujours admis?

La sympathie spontanée, l'inclination naturelle du coeur. Allons, matioucl1ka (petite mère) dis-je, ne me mêle pas dans cette afl'aire. Tout est très bien en son temps et à propos, quand cette inclination provient d'un sentiment clairement défini, de la connaissance d'une qualité du cœur ou de l'âme, et cela, comment dÏt'ais-je se l'econnait en uninstant, et c'en est fait pour toute la vie.

Bon, mais que reproches-tu donc à Maschenka ? elle est précisément telle que tu viens de le dire, une jeune fille à l'intelligence éclairée, aux sentiments élevés, au cœur bon et loyal. Ton frère lui a d'ailleurs beaucoup plu.

Comment! m'écriai-je, tu as déjà réussi à obtenir un aveu de sa part

Un aveu, dit-elle, non, pas un aveu, mais n'était-ce pas visible ? L'amour, vois-tu, c'est de notre ressort à nous, femmes Vous êtes toutes d'affreuses faiseuses de mariage, dis-je, il vous faut absolument quelqu'un à marier; et que sortira-t-il de tout cela ? Vous ne vous en préoccupez pas vous devriez redouter les conséquences de votre légèreté.

Je ne redoute rien, dit-elle, parce je les connais tous deux je sais que ton frère est un excellent garçon, Maschenka, une charmante fille, et comme ils se sont juré de se consacrer au bonheur l'un de l'autre, ils tiendront leur promesse. Comment m'écriai-je, ne pouvant en croire mes oreilles, « ils ont déjà échangé des promesses

Non, répondit ma femme, ce n'était que dans le secret de leur cœur; mais on le devinait aisément leur inclination et leurs sentiments sont visibles, et je vais, ce soir même, présenter ton frère, il plaira certainement aux parents, et ensuite. Comment, et ensuite. ?

Ensuite, ils feront comme ils l'elltendront; seulement ne t'en mêle pas.

Bon, dis-je, bon, je suis bien aise de ne pas me mêler d'une pareille sottise.


Ce n'est pas une sottise.

Parfait.

Et tout ira très bien, ils seront heureux.

J'en suis fort aise Seulement, laisse-moi avertir mon frère, et rappelle-toi, toi-même. que le pèl'e de Maschenka est un homme d'une honorabilité douteuse.

Et quand cela serait? Je ne puis malheureuKement pas le contester; mais cela n'empêche en aucune façon Maschenka d'être une excellente fille, dont on peut faire une excellente femme. Tu as bien certainement oublié que nous avons maintes fois remarqué que les héroïnes de Tourguénieff sont toujours de jeunes personnes d'élite ayant des parents fort peu respectables. Là n'est pas la question Maschenlia est en effet charmante sous tous les rapports; mais son père a déjà trompé deux de ses gendres en ne leur donnant pas la dot promise, et il ne donnera rien non plus à Mascha.

On ne peut pas savoir C'est sa fille préférée.

Eh.bien, Matiouschka, n'y compte pas Nous connaissons son faible pour la fille à marier Il trompe tout le monde et il ne peut pas faire autrement, car il ne se maintient que par ce moyen; on dit même qu'il a fait sa fortune en pl'êtant à des taux d'usure. Et c'est dans un individu de ce genre que vous voudriez trouver la tendresse et la générosité Ses deux gendres marchent sur ses traces, et, s'il a réussi à les tromper, eux si retors, à plus forte raison trompera-t-il mon frère qui, depuis l'enfance, s'est toujours laissé guider par la délicatesse la plus scrupuleuse lui aussi se trouvera avant longtemps « gros Jean comme devant 1>. Comment dis-tu? « gros Jean comme devant » ?

Voyons, Matiouschka, à présent c'est toi qui badines. Non, je ne badine pas.

Ne sais-tu pas ce que signifie l'expression « rester gros Jean comme devant» ? Cela veut dire que Maschenka n'aura pa& de dot.

Ah 1 c'est donc ça

Mais certainement.

Certainement, certainement C'est possible, mais je n'aurais jamais pensé que, selon toi, épouser une femme sérieuse quoique sans dot, s'appelait « rester gros Jean comme devant ». Vous connaissez la logique des femmes, et leur douce habitude de toujours lancer une pierre dans votre jardin.

Je ne parle pas du tout pour moi.

Non ?.. et pour qui donc ?


Voyons, tu es étrange, ma chère

Pourquoi donc étrange ?

Etrange, parce que je ne faisais aucune allusion à moimême.

Eh bien, tu l'as pensé alors

Non, je ne rai pas du tout pensé.

Alors, tu te l'es figuré.

Mais non, voyons, que le diable t'emporte 1 je ne me suis rien figuré,

Eh pourquoi donc cries-tu?

Je ne crie pas.

Et du « diable par-ci, et du « diable » par-là Que signifie tout cela ?

C'est que tu me fais perdre patience

Ah, ah voilà et si j'étais riche et t'avais apporté une dot.

-Oh!

Je ne pus me contenir plus longtemps, et, suivant l'expression du poëte Tolstoï « ayant commencé comme un dieu, je finis comme un cochon ». Je pris une mine piquée, me trouvant injustement offensé, et, baissant la tête, je tournai les talons et allai me réfugier dans mon cabinet mais au moment de fermer la porte, je fus pris d'une irrésistible soif de vengeance et je la rouvris en criant « C'est une cochonnerie »

Elle répondit

« Merci, mon cher mari ))

III

« Du diable si je sais d'où vient cette scène et notez bien que c'est après quatre ans d'un bonheur parfait et d'une vie conjugale sans nuages C'est dépitant. humiliant et insupportable pour de pareilles absurdités Et à propos de quoi?. C'est mon frère qui a tout brouillé. Après tout, en quoi cela me touchet-il pour tant m'échauffer et m'agiter? N'est-il pas d'âge à juger lui-même et à savoir qui lui plait et qui il doit épouser Eh Seigneur, on ne peut même plus maintenant en remontrer à son fils, à plus forte raison à son frère.

Qui de nous deux est dans le vrai ? et comment puis-je prévoir infailliblement ce qui sortira de cette union ? Maschenka est effectivement une charmante fille; mais ma femme n'est-elle pas aussi


une charmante femme ? Personne, grâce à Dieu ne m'a jamai s appelé un vaurien, et voilà qu'après quatre années d'un bonheur sans nuage nous nous querellons comme des portefaix, à cause des caprices ridicules d'un autre. )) J'éprouvai soudain d'affreux remords de conscience et me sentis saisi de pitié pour celle dont les paroles blessantes avaient déjà perdu toute leur portée prenant tous les torts pour moi, ce fut dans un état de tristesse et de mécontentement que je m'endormis sur un divan, dans mon cabinet, enveloppé d'une chaude et douillette robe de chambre que ma chère femme m'avait confectionnée de ses propres mains. Quel bien-être me procurait ce vêtement confortable Comme il était moëlleux et doux et savait bien me faire souvenir de ces mains qu'il me pr enait soudain le désir de baiser et desquelles j'aurais voulu obtenir mon pardon.

« Pardonne-moi, mon ange, de m'être laissé emporter par la colère ça ne m'arrivera plus, »

Et il faut croire que l'envie me prit de recevoir ce pardon au plus vite, car je m'éveillai de ce demi-sommeil, et, me levant, sortis de mon cabinet.

Je regardai autour de moi la maison était sombre et silencieuse et m'adressant à la femme de chambre « Où donc est madame ? ))

Madame, me répondit-elle, est allée avec M. votre frère chez le père de Maria Nicolaievna. Je vais tout de suite vous servir le thé. ») « Eh quoi pensai-je, il parait qu'elle tient à son idée, et veut coùteque coûte marier mon frère à Maschenka. Eh bien, qu'ils fassent comme ils l'entendront, et que le père de Maschenka les trompe, comme il a déjà trompé ses deux gendres, et plus encore, car ceux-ci sont des roublards, tandis que mon frère est la loyauté incarnée. Tant mieux qu'il les trompe tous deux, et mon frère et ma femme, et que cette dernière apprenne, à la première tentative, ce qu'il en coûte de faire des mariages. » Je pris une tasse de thé des mains de la femme de chambre, et me mis à lire l'atl'ail'e qui devait être jugée le lendemain et qui ne me donnait pas peu de travail.

Cette occupation m'entraina bien avant dans la nuit. Vers les deux heures, je vis arriver ma femme et mon frère, tous deux de fort joyeuse humeur.

Ma femme me dit

« Veux-tu que je te fasse servir du roatsbeef froid avec un verre d'eau rougie? Nous, nous avons soupé chez les Vassilieff. Non, dis-je, mille remerciments,

To~e XXVII. 23


Nicolas 1 vanovitch a fait des largesses et nous a traités admirablement.

Ah bah 1

Oui, la soirée a été très gaie et nous avons bu du champagne.

Heureux moi-tels dis-je; mais en moi-même, je pensai c'est-à-dire que ce coquin de Nicolas Ivanovitch a tout de suite pénétré mon serin de frère et lui fera payer cher son hospitalité il le flattera tant qu'il fera sa cour et ensuite. le lâchera. Et mes sentiments envers ma femme s'envenimèrent de nouveau; je ne me sentis plus disposé à implorer le pardon d'une faute que je n'avais pas commise. J'étais de plus en plus convaincu que si j'avais eu les moyens et le loisir de pénétrer jusqu'au fond cette amourette tramée par eux, mon sang-froid m'abandonnerait sans aucun doute de nouveau; je leur opposerais une vive résistance et tout se terminerait encore par quelque scène. Mais, par bonheur, je n'en avais pas le temps.

L'affaire judiciaire dont j'ai parlé plus haut m'absorbait alors à un tel point que c'est à peine si je pouvais prendre quelque repos pendant les fêtes je n'apparaissais plus à la maison que pour y manger et y dormir et passais toutes mes journées et une partie de mes nuits dans le temple de Thémis.

Mais ce n'étaient pas les affaires qui m'attendaient lorsque, cette même veille de Noël, je pénétrai sous mon toit, heureux d'être délivré de mes soucis de magistrat; j'y fus reçu par ma femme qui m'invita à venir admirer la riche corbeille que mon frère offrait à Maschenka.

Qu'est-ce donc que cela ?

Ce sont les cadeaux du fiancé à sa fiancée, me répondit-elle

Ah, ah! c'en est donc déjà là. Mes félicitations 1

Vois-tu, ton frère ne voulait pas faire la demande officielle sans t'en avoir reparlé encore une fois; mais il presse son mariage et tu n'en finissais plus avec tes affaires de justice; il nous a été impossible d'attendre plus longtemps et ils se sont fiancés. C'est bien il était tout à fait inutile de m'attendre. Il me semble que tu plaisantes.

Nullement.

Ou alors, c'est de l'ironie.

Ce n'est pas de l'ironie.

Ce serait d'ailleurs en vain; car, malgré tes protestations, ils seront heureux.


Certainement, dis-je, si tu y tiens absolument, ils seront heureux. Un proverbe dit « Qui réfléchit pendant trois jours fera un mauvais choix Ne pas choisir est plus sïu·, Allons donc, répondit ma femme, vous autres hommes, vous vous imaginez que vous choisissez, et, en réalité, fadaises que tout cela

Pourquoi donc des fadaises ? J'espère bien que ce ne sont pas les jeunes filles qui choisissent leurs fiancés, mais les fiancés qui demandent les jeunes filles.

Oui, ils les demandent, c'est possible quant à ce qui concerne un choix circonspect et judicieux, ça n'existe pas ». Je secouai la tête

« Tu devrais réfléchir, dis-je, avant de parler. Ainsi toi, par exemple, je t'ai choisie précisément à cause de tes qualités et de l'estime que j'avais pour toi.

Quelle bêtise 1 tu veux m'en conter.

Comment, je veux t'en conter ?

Oui, car tu ne m'as pas du tout choisie pour mes qualités. Et pourquoi donc alors ?

Parce que je te plaisais.

Comment, tu nies tes qualités ?

En aucune façon j'ai des qualités mais malgré cela, tu ne m'aurais certainement pas épousée si je ne t'avais pas plu ». Je sentis qu'elle 'disait vrai.

Cependant, dis-je, je t'ai attendue une année entière, allant chez toi tous les jours. Pour quelle raison l'ai-je donc fait ? Pour le plaisir de me regarder.

Pas du tout C'était pour étudier ton caractère. Ma femme éclata de rire.

Pourquoi ce rire absurde ?

Nullement absurde. Tu n'as rien étudié, mon ami, et n'aurais rien pu étudier.

Pourquoi donc ?

Faut-il te le dire ?

Je t'en prie, dis-le.

Parce que tu étais amoureux.

Admettons; mais ça ne m'empêchait pas de voir tes qualités morales.

Pardon.

Non, te dis-je.

Si 1 et c'estpourquoi une longue observation est inutile. Vous croyez, vous autres, que lorsque vous êtes amoureux vous pouvez


observer avec discernement, tandis qu'en réalité vous ne voyez qu'à travers votre imagination.

Eh bien, dis-je, c'est, cependant, la pure vérité. Et en moi-même je pensais « Elle a tout de même raison. Ma femme continua

« En voilà assez Quoiqu'il en soit, nous ne nous en sommes pas portés plus mal.

Et maintenant, va t'habiller rapidement pour aller chez Maschenka nous passerons ce jour de Noël chez elle, et il faut que tu félicites les fiancés.

Très bien dis-je. Et nous sortlme¡;.

IV

Les cadeaux étaient exposés chez la fiancée, les amis venaient apporter leurs félicitations, et tous nous Cimes largement honneur à un pétillant et délicieux champagne.

Ce n'était plus le temps de réfléchir, de parler et de discuter il ne nous restait plus qu'à être persuadés du bonheur des fiancés et à boire à leur santé.

La journée et la soirée s'écoulèrent, moitié chez nous, moitié chez les parents de la fiancée.Mais est-il besoin de s'étendre plus longuement sur ces heures de félicité ? Les jours s'enfuirent comme un songe et la veille du jour de l'an arriva. L'impatience allait 'g-randissant le monde entier est impatient dans l'attente du bonheur et nous ne différions pas des autres mortels, Nous passâmes le jou'r de l'an chez les parents de Maschenka, l'esprit mis en gaité par les vins variés qu'on nous servit, ce qui justifia le dicton populaire « la Russie s'égaie en buvant. » Mais une seule ombre ternissait ce tableau enchanteur le père de Maschenka ne faisait aucune allusion à la dot. En revanche, il offrit à sa fille un présent de mauvais augure, que je sus par la suite être tout à fait déplacé..

Après le d1ner, devant tous les invités, il lui attacha au cou un riche collier de perles.

Nous tous, les hommes, en t'ùmes éblouis, et en nous-mêmes nous pensâmes Voilà qui est bien

Oh oh quelle pouvait-être la valeur de ce collier ? Il provenait sans doute; du temps lointain et privilégié où les membr es de l'aristocratie n'envoyaient pas encore leurs valeurs au


Mont-de-piété mais étant dans un pressant besoin d'argent, s'adressaient à des usuriers tels que le père de Maschenka. Le collier, à la monture ancienne, était composé de perles d'un orient incomparable, qui allaient toujours grossissant, jusqu'au milieu où se trouvaient trois énor mes perles noires d'une grosseur et d'un éclat surprenants.

Ce superbe présent éclipsait par sa richesse tous les cadeaux de mon frère.

Le père, en le donnant à sa fille, lui tint ce petit discours (f Tiens, fillette, voici mon cadeau. Ces perles ne changeront jamais et ne te seront pas dérobées; si par hasard elles venaient à l'ètre, le voleur n'aurait pas lieu de s'en réjouir. C'est un objet que tu pourra conserver toute la vie.

Mais les femmes envisagèrent la question à un point de vue tout différent.

Maschenka se mit à pleurer, et ma femme, ne pouvant se contenir, prit à part Nicolas Ivanovitch et lui reprocha d'offrir à sa fille des perles, symbole de larmes.

Celui-ci supporta cette admonestation avec bonhomie, eu égard à la parenté, et s'en tira adroitement par une plaisanterie. « C'est, dit-il, une vaine superstition, et si quelqu'un voulait me faire cadeau des perles que la princesse Ioussoupoff acheta à Gorgoubousse, je les accepterais sans hésitation, Moi aussi, mesdames, j'ai connu dans mon temps toutes ces subtilités et sais ce qu'il faut éviter. Ainsi il ne faut jamais donner de turquoises à une jeune fille, car, d'après les Persans, elles sont formées des os de personnes mortes d'amour et aux femmes mariées, il faut se garder d'offrir des améthystes sur lesquelles sont gravées des flèches d'Amour néanmoins, j'en ai déjà offert à des dames qui les ont acceptées sans scrupule. »

Ma femme sourit et il continua

« J'essaierai de vous en donner. Quant aux perles, il en existe des espè~es très variées; toutes ne symbolisent pas les larmes il y a la perle de Perse, qui vit dans la mer Rouge, et la perle d'eau douce cette dernière ne por te pas malheur. La sentimentale Marie Stuart n'en possédait d'autres elle les faisait pêcher dans les fleuves d'Ecosse cependant, elles ne lui portèrent pas bonheur. Je sais ce qu'il faut offrir; c'est le présent que j'ai fait à toutes mes filles, et qui vous a tant épouvantée c'est pourquoi, je ne vous donnerai pas de flèches d'Amour, mais la calme « pierre de lune. » Toi, ma fille, ne pleure pas et tâche de perdre cette superstition elle est mensongère. Le lendemain


de ton mariage, je te révélerai le secret de ces perles et tu verras qu'il n'y a aucune raison de crainde ces mauvais présages. » Toutes deux se tranquillisèrent.

Mon frère épousa Maschenka après l'Epiplianie et, le jour suivant, ma femme et moi, nousnous rendîmes chez les jeunes époux. v

Ils venaient de se lever et étaient dans une disposition d'esprit particulièrement joyeuse. Mon frère nous ouvrit lui-même la porte de l'appartement qu'il avait pris à l'hôtel pour le jour de son mariage il vint à nous le visage rayonnant, se pâmant de rire. Cela me rappela un vieux roman dans lequel un nouveau marié devenait fou de bonheur j'en fis la remarque à mon frère qui me répondit

« Croirais-tu qu'il vient de m'arriver un incident invraisemblable ? Ma vie conjugale commencée aujourd'hui m'a non seulement apporté tout le bonheur que j'attendais de ma chère femme, mais encore une joie inattendue de la part de mon beau-père. Et que t'est-il donc arrivé ?

Entrez, je vais vous le raconter.

Ma femme me chuchota

« Bien sûr, le vieux filou les a trompés.

Je répondis

« Cela ne me regarde pas. »

Nous entrâmes mon frère nous tendit une carte postale qu'il

avait reçue par le premier courrier et nous lîimes ce qui suit « Le mauvais présage des perles ne peut vous atteindre en rien, car elles sont fausses. »

Ma femme se laissa tomber sur une chaise.

« Oh 1 fit-elle, le vaurien 1

Mais mon frère nous désigna d'un signe de tête la chambre dans laquelle Maschenka était en train de faire sa toilette et dit « Tu te trompes mon beau-père a agi très loyalement j'ai reçu sa lettre, l'ai lue et en ai ri. Quelle impression cela pouvait-il me faire ? Je n'ai ni cherché ni demandé une dot, mais une femme, et par conséquent ne puis m'affliger de ce que les perles d'un collier sont fausses. Que ce collier vaille 300 roubles au lieu de 30.000 m'est tout à fait indifférent pourvu que ma femme soit heureuse. Une seule chose me préoccupait comment le dire à Mascha ? J'agitais la question dans mon espr it, les yeux fixés sur


la fenêtre, sans m'apercevoir que la porte était restée ouverte, et, me retournant après quelques minutes, je vis derrière moi mon beau-père qui tenait à la main une chose enveloppée dans son mouchoir

« Bonjour, mon gendre, dit-il.

Je m'élançai vers lui et l'embrassai en disant

« Voilà qui est gentil Nous nous préparions à aller chez vous, et vous-même c'est contre tous les usages. c'est bon et aimable de votre part

Voyons, dit-il, pas de cérémonies, ne sommes-nous pas en famille? Je reviens de la messe où j'ai prié pour vous et je vous apporte des pains bénits.

Je l'embrassai de nouveau en le serrant dans mes bras. « As-tu reçu ma lettre ? demanda-t-il.

Comment donc ? dis-je, certainement!

Et je me mis à rire.

Pourquoi ris-tu? dit-il.

Et que dois-je faire ? c'est très amusant

Amusant 1

Mais bien sûr.

Veux-tu me donner les perles?

Le collier reposait dans son écrin sur la table je le lui donnai. As-tu une loupe ?

Non.

S'il en est ainsi, j'en porte toujours une sur moi par une vieille habitude donne-toi la peine d'examiner le fermoir. Pourquoi ça ?

N'importe, regarde, tu crois peut-être que je t'ai trompé? `~ Je ne le crois pas.

Eh bien, regarde, regarde

Je pris la loupe et regardai sur le fermoir, à l'endroit le moins visible était gravé en minuscules'lettres françaises Bourguignon.

Es-tu maintenant convaincu que ces perles sont vraiment fausses ? dit-il.

Je le vois.

Et que vas-tu me dire, à présent ?

Je dirai ce que je disais tout-à-l'heure c'est-à-dire que ça ne me touche nullement et je ne vous ferai qu'une seule prière. Parle. parle.

Veuillez ne rien dire de tout ceci à Maschenka. Pourquoi ça ?


Parce que.

Non ? dis-moi quelle est sa pensée. Tu ne veux pas la chagriner ?

Non. C'est une des raisons.

Et encore?

Eh bien 1 il y a que je ne veux pas faire naître dans son coeur un sentiment mauvais contre son père.

Contre son père ?

Oui.

Elle est maintenant détachée de son père, et ce qui la touche de plus près, c'est son mari.

Pas du tout, dis-je, le coeur n'est pas une hôtellerie; chacun y trouve sa place, et l'amour conjugal ne doit pas nuire à l'amour filial. En outre, le mari qui désire être heureux doit avoir le souci de conserver son estiine pour sa femme, et, dans ce but, son intérêt est d'entretenir l'amour et le respect de celle-ci pour ses parents. Quelle logique

Et il resta silencieux, tambourinant avec les doigts sur son tabouret au bout d'un moment, il se leva et dit

J'ai acquis ma position actuelle, mon cher gendre, par des moyens laborieux et divers; ces moyens, à un point de vue élevé, n'étaient peut-être pas très louables, mais il en est ainsi, je ne pouvais m'enr ichir autrement. Je n'ai pas grande confiance en l'humanité l'amour, à mon avis, n'a jamais été qu'une fiction, et je me suis convaincu que, dans la vie ordinaire, tous recherchent l'argent. Je n'en ai pas donné à mes gendres, et ce que j'attendais s'est réalisé ils se sont brouillés avec moi et ont interdit à leurs femmes de me voir. Je ne sais qui, d'eux ou de moi, a le plus noblement agi Moi, je ne leur donne pas d'argent, et eux font le malheur de cœurs bons et sensibles. Mais ils n'auront rien, tandis que je te donnei'ai une dot à toi. « Oui, je t'en donnerai une, à cette heure mème Tiens regarde. Mon frère me montra trois billets de cinquante mille roubles. « Pas possible, dis-je, tout cet argent appartient donc à ta femme ?

Non, répondit mon frère, il donna à Maschenka cinquante mille roubles, et je lui dis

Savez-vous, Nicolas Ivanovitch, que c'est une question très délicaté. Maschenka se fera un scrupule d'accepter une dot que ses soeurs n'ont pas eue. Ça lui attirera infailliblement leur jalousie; non, gardez cet argent et. plus tard, si par bonheur vous vous réconciliez avec vos filles, alors, vous leur


donnerez à toutes trois une part égale, et ainsi tout le monde sera content. Mais il ne faut pas que nous soyons seuls privilégiés

Il se leva de nouveau, se promena de long en large, et allant vers la porte de la chambre à coucher, cria « Maria » Mascha entra en peignoir.

Je te félicite, dit-il.

Elle lui baisa la main.

Ainsi, tu désires être heureuse `?

Certainement je le désire, papa, et. j'espère l'être. Bon. Tu as choisi un bon mari, ma fille.

Je ne l'ai pas choisi, papa Dieu me l'a donné

Bon, bon; Dieu a donné, et moi j'ajouterai je veux t'ajouter du bonheur. Voici trois billets, tous trois égaux un pour toi, et les deux autres pour tes sœurs. Donne-les leur toi-même, en leur disant que tu leur fais ce cadeau.

Papa

Mascha se jeta d'abord à son cou, puis, tout à coup, tomba à terre, et, pleurant de joie, embrassa les genoux de son père, qui pleurait aussi.

Relève-toi, dit-il, tu es maintenant « princesse n, d'après l'expression populaire il ne convient pas que tu te prosternes devant moi.

Mais je suis si heureuse. pour mes sceurs 1

Eh bien, tant mieux moi aussi je suis heureux Tu vois, maintenant, que tu n'avais rien à craindre du collier de perles. Je suis venu te révéler un secret. Les perles que je t'ai données sont fausses il y a longtemps, un ami de coeur s'e est servi pour me tromper, et ce n'était pas un simple mortel, car il descendait en droite ligne des Rurik et des Guédiminovitch, Quant à toi, tu possèdes un mari à fàme simple et vraie. Le tromper sc l'ait un crime. le coeur s'y refuse.

Mon conte est fini, conclut le narrateur, et je crois être dans le vrai en affirmant que malgré son origine et son authenticité, il répond en tous points au programme et à la forme traditionnels des contes de Noël.

Nicolas LIESKOFF.

Traduction d'André NEVIEDOMSKY.


MATIN

L'aube timidement vient annoncer le jour la nuit toujours discrète, aussitôt se retire, et répondant à peine à ce joyeux bonjour, le monde somnolent renait dans un sourire. Confuse, humide encor des ténèbres d'amour, en langoureux frissons la nature s'étire

une exquise douceur se répand à l'entour, elle s'anime et sent qu'un feu nouveau l'attire. La fleur s'entr'ouvre alors pour mieux se dégr iser, la feuille se secoue et, pour se préciser,

chaque beauté s'éclaire à l'aurore vermeille. Une caresse enfin s'étale sans pareille,

car la joie est partout et le matin s'éveille sur cette volupté pour y mettre un baiser.

LE CRÉPUSCULE

Comme un voile léger sur la terre s'épand dans un embrasement le ciel d'or agonise,

sur l'horizon diffus l'ombre vient, estompant la nature alanguie et qu'elle poétise

L'âme des choses, alors, s'éveille et se répand; dou~e comme un parfu'm, elle monte et vous grise dans les derniers rayons, les feuilles, se drapant, semblent vouloir jouer une féerie exquise.

A suivre les sentiers dans les bois assombris, on semble, malgré soi, troublés et comme épris, d'un mystère charmant qu'on ne peut pas comprendre. Les herbes qu'on écrase ont un doux frisselis on sent naitre partout quelque chose de tendre, et l'on se tait alors, afin de mieux s'entendre. Marcel FRAGER.

LE


LES ORIGINES

DE LA RENAISSANCE ITALIENNE

Avant de chercher ce que fut la Renaissance, demandonsnous d'abord ce qu'on entend par ce mot. Oh sans doute, la chose n'est pas aisée. et depuis que M. Courajod, de regrettée mémoire, a étudié les origines de ce mouvement artistique et littéraire, la question est devenue peut-être plus obscure et difficile à résoudre encore. Pourtant, à y regarder de près, il me semble que la Renaissance est un moment spécial, intermédiaire entre le Moyen-Age et l'âge moderne, entre la culture trop rudimentaire et la culture trop poussée des esprits, entre le règne des instincts primitifs et violents et celui des idées épanouies et mûres. A cette époque, l'homme se dépouille de sa grossièreté animale. Il va penser à autre chose qu'à exercer ses membres dans la mêlée ou pour le triomphe de la force brutale. Sans doute, il n'atteint pas encore aux élégances des courtisans de cabinet, ne sachant qu'exercer leur raisonnement et leur langue. Il a en lui deux natures qui le sollicitent et triomphent tour à tour. Tantôt il fait des rêves de barbare, tantôt'il accomplit des recherches et il a des curiosités de civilisé.

Comme le premier, son esprit est pe11plé d'images comme le second, il ordonnance et règle ses pensées. Comme le premier il aime le plaisir sensible comme le second il cherche, au delà de ce plaisir brut, l'oasis entrevue des sentiments délicats et des satisfactions intellectuelles raffinées. Il a des désirs violents, mais il les combats par une sorte d'élégance morale qui tempère leur trivialité. Il s'intéresse à l'extérieur des choses, mais il exige que cet extérieur atteigne à la perfection. Les formes qu'il sait admirer dans les œuvres des grands artistes qui vont naitre ne feront que dégager les conceptions vagues dont sa tête est remplie et contenter, comme on l'a dit avec raison, « les instincts sourds dont son cœUl' est pétri)).

A ees considérations générales, l'on doit ajouter des consi-

1


dérations d'ordre politique. L'Italie est morcelée en un nombre infini de petits États indépendants. Chaque ville est un centre précieux pour l'art. Et il faut citer les paroles judicieuses de Vasari « L'air du pays fait les esprits libres par nature, qui ne peuvent se contenter des ouvrages simplement médiocres et qui ont égard au bon et au beau, plutÔt qu'au nom de l'auteur ». Et encore «( Il faut travailler pour vivre, c'est-à-dire faire incessament œuvre d'invention et de jugement, être avisé et prompt dans ses besognes bref savoir gagner sa vie)). Et enfin « On est aussi, dans la cité, aiguillonné par une certaine avidité de gloire et d'tonneur, que l'air du pays engendre, très grande, dans les hommes de toute profession et qui les révolte contre la pensée d'être les égaux, je ne dis pas les inférieurs, de ceux qu'ils reconnaissent pour maitres, mais du'ils sentent hommes comme eux. » On le voit donc au sortir de l'époque ardente et parfois brutale du Moyen-Age, voici s'épanouir la gerbe des talents avec la conscience que l'individu, artiste, citoyen ou lettré, prend de sa propre dignité. L'homme monte à l'indépendance comme l'oiseau à la lumière. L'excitation mutuelle devient générale autant que forte. La température est excellente pour les arts. L'assemblage des circonstances est exceptionnel. Un peuple, doué du sens rythmique à un étonnant degré, un peuple riche d'imagination créatrice, trouve à lui donner essor en atteignant la culture moderne, sans pour cela abandonner les moeurs féodales. Il unit peu à peu les énergies de l'instinct à la finesse des idées, pense par les formes sensibles, et poussé au summum de son génie par l'élan irrésistible, magnifique et général des petits groupes qui le composent, invente le modèle virtuel, le modèle idéal dont la perfection organique et corporelle peut seule exprimer le noble paganisme qu'il revivifie pour un instant.

De cet ensemble de condition dépend tout art qui représente les lignes du corps. De cet ensemble de conditions dépend le grand art qui est en train de naître. Qu'une seule manque et tout sera remis en question, se décomposera, s'annulera. Il est à remarquer que l'art, et particulièrement la sculpture, n'a fleuri qu'au moment de l'adéquation complète des circonstances aux œuvres à créer. Dès qu'il y eut inadéquation, on vit la sculpture s'altérer après avoir suivi, pas à pas, d'abord la formation, puis le démembrement et enfin la chute des circonstances qui l'avaient aidée à naître.

Elle est restée symbolique et mystique jusqu'à la fin du xme siècle, sous l'empire des idées théologiques et chrétiennes. Elle


s'est intéressée au corps réel et solide dès les premières années du xve siècle, Elle a passé enfin de l'imitation exacte à la géniale et surhumaine invention quand, au temps de Michel-Ange, la culture définitive, élargissant l'esprit et mûrissant les idées, produisit la littératme nationale à côté de la restauration classique, et le paganisme in e~tenso par delà l'hellénisme ébauché. Ensuite, elle s'est refroidie sous les successeurs de Michel-Ange, lorsque les invasions et les misères accumulées eurent émoussé, sinon anéanti, la volonté humaine que la monarchie civile, l'inquisition, la pédanterie des écoles eurent canalisé, et partant amoindri, la sève de l'invention native que les mœUl'S devinrent convenables et les esprits doucereux; que le sculpteur, qui était un artisan naïf, devint un seigneur maniéré que l'atelier et les apprentis cédèrent la place à l'Académie et que le maUre libre et hardi qui prenait sa l'art de tous les jeux et de toutes les fêtes se convertit en courtisan habile, important, sachant l'étiquette, défendant les règles, se faisant le flatteur vaniteux des prélats et des grands.

II

Ces caractères généraux étant posés, voyons ce due l'art était devenu avant la Renaissance. Ce mouvement du Rirzascinxento s'était dessiné depuis longtemps. Un de ses protagonistes fut Giotto. Peintres et sculpteurs gravitent autour de lui, (( sortis de sa discipline, dit fièrement le vieux Landino, comme du cheval de Troie (r). Peu après, les artistes renoncent aux exsangues et maigres figures byzantines. Ghiberti, l'inunootel sculpteur des portes du Baptistère de Florence, loue en lui, avec l'habileté du dessin une rare magnificence de compositiou. Et quand Andrea Pisano se rencontre avec le maître qui travaillait au Dônze et au Cccnipanile de Santa imaria del Fiore, comprenant soudain le renouvellement artistique des procédés de Giotto, il ne craint pas d'exécuter sur les dessins du grand artiste, les sculptures du Campanile et d'autres ouvrages qui devaient orner la façade de la cathédrale en construction (2).

Ce qui reste encore des travaux giottesques nous montre la sculpture italienne prenant peu à peu son essor, s'émancipant de l'art (1) Commento alla Divina Comedia. Proemio.

(2). Les restes mutilés sont au jardin Bo~oli et une statue en marbre sous verre, sur la façade de la ltfisérieorde, façade à Surz Giovavni.


que les disciples maladr oits de Niccolo Pisano et de son fils Giovanni avaient insensiblement ramené à sa grossièreté primitive, et guidée dans ces voies heureuses, où, sans copier comme jadis, le paganisme, elle s'inspire de fart grec modifié par le goût toscan. On y voit déjà la noblesse, l'élégance et le sentiment qui attireront des admirations inconnues sur les œuvres de Donatello, de Michel-Ange et de Raphaël.

A fart de sculpter des figures s'ajoute désormais l'art de les distribuer et de les composer. L'idée principale s'impose dans ses rapports avec les préparations et l'harmonie générale de la composition.

Quelques années encore et le mar bre exprimera sans vulgarité, la grâce, la tendresse, la force, tous les sentiments de l'âme humaine. Andrea Pisano égale presque Ghiber ti quand il façonne en terre glaise les por tes du Baptistère Florentin qui font face au Bigallo et que les Vénitiens coulèrent en bronze, sous la surveillance de Calimala, gardienne de l'oeuvre de San Giovanni,enI33o. Etque dire du fils d'Andrea, ce Nino, qui avait terminé les oeuvres paternelles, notamment à la chapelle Minerbetti, en l'église de Santa Maria Novella et dépassé peut-être fart dont il héritait, par le talent d'assouplir et d'amollir le marbre, de trouver le naturel dans son dessin précis aux contours un peu secs qui font déjà penser aux œu vres d'un Desiderio da Settignano ?

III

On ne dure qu'à la condition de se transformer. Les héritiers de Giotto, si malmenés de temps à autre par M. Courajod. avaient, en suivant sa manière d'encourager l'ar t, assuré des bases solides à leurs oeuvres. C'est pourquoi, ils purent surélever l'édifice sans encourir le reproche d'infidélité. Tout l'honnem' de cette révolution prudente revient à Florence. L'art florentin a ce grand, cet immense mérite d'être lui-même, sans pourtant rester le même en architecture, en peinture tout comme en sculpture. Santa Maria del Fiore, son admirable companile, les fresques de Santa Maria Novella et de Santa Croce, le David du Pollajuolo, le tombeau de l'évêque Salutati par Mino da Fiesole ne sont ni l'antique, ni le gothique. Et c'est ici le cas de redire la phrase de Cennino Cennini « Giotto avait ramené l'art du grec au latin, du latin au moderne», C'est par lui que Florence est et reste la grande initiatrice, puisque l'école romaine qui est l'honneur du


XVIe siècle fut formée par des Florentins ou par des voisins de Florence formés eux-mêmes à Florence j'ai nommé Michel-Ange et Raphaël.

J'aujoute qu'au xme siècle les lettres, en possession d'une langue que Dante put perfectionner, consacrer, mais qu'il ne fonda point, prirent tout leur essor. Seulement, on ne put suivre les traces du Titan poète qu'en se partageant son lourd héritage. Dans les Arts néanmoins, la langue n'existait pas. Giotto la créa. Après lui il fallut apprendre à parler. Comment, dès lors, séparer la "peinture, la sculpture, l'architecture ? Comment, aussi, n'adopter qu'une partie des doctrines de ce maitre sans retomber, pour celles qu'on néglige, à la sombre, lourde et mal gracieuse manière byzantine? Se figure-t-on, unis dans une même oeuvre, le dessin de Giotto et la manière byzantine, le coloris lumineux et clair et les sombres couleurs, moins transparentes qu'opaques, des temps où la peinture était la simple servante de l'architecture et n'était employée qu'à une ornementation grossière ? Mais au xve siècle, tout va se modifier. Les Beaux-Arts, connaissant à fond leur langue, s'en aideront pour réaliser les plus nobles conceptions. Seulement, chose étrange, pendant que les Lettres qui s'étüient écartées de l'antiquité s'y remettront avec ardeur, l'art, qui en a déjà depuis longtemps adopté les idées, ne s'en inspirera qu'à peine. L'antiquité, il importe de le dire, dans le domaine artistique, n'est qu'un point de départ. Le véritable progrès est ensuite dans la méthode proclamée et pratiquée, par Giotto d'abord, par ceux qui le suivent ensuite, c'est-à-dire dans l'observation de la nature, guide indispensable de l'inspiration personnelle et que rien ne saurait remplacer.

IV

L'observation de la nature tel est bien en effet la caractél'istique de la Renaissance italienne et ce par quoi elle se distingue du mouvement qui l'a précédée. Il s'agira moins maintenant de recherche de la beauté idéale que de celle de la vérité jusqu'au point de produire l'illusion. Désormais, le détail sera poussé de manière à donner à l'expression de l'Pnsemhle un étonnant fini. Et le sculpteur va imposer à ses compositions une intensité de vie d'autant plus grande qu'elle ne s'appuiera pas sur la convention, sur l'à peu près, mais bien sur l'exigence du sujet sinon sur la grâce et la beauté.


C'est précisément ce mouvement intellectuel et artistique remplaçant, par des idées et des formes nouvelles, les idées et les formes du Moyen-Age, mouvement que nous avons vu s'élaborer insensiblement sous l'influence et presque à l'insu de Giotto, c'est ce mouvement qu'on appelle Renaissance. La cause en était tout entière à l'influence des chefs d'œuvre et de fart antique, à peu près oubliés pendant le Moyen-Age. Une .fois dégagés des formes scolastiques et hiératiques qui figeaient la pensée et l'inspiration, les artistes retournèrent à la nature et à l'observation exacte. La méthode scientifique était découverte, la philosophie platonicienne en honneur. La prospérité matérielle grandissante, la civilisation plus raffinée, des moeurs élégantes et polies favorisèrent aussi ce mouvement.

La Renaissance artistique fut donc en Italie, comme dans les autres pays européens, la conséquence d'un mouvement réaliste et des progrès de la technique. A quel moment fixer le point de départ de ce mouvement naturaliste? Un coup d'œil en arrière nous aidera à répondre à la question. Revenons en effet à l'art roman si abstrait, si éloigné de la nature. Rappelez-vous les figures informes et disproportionnées étalées sur les portes de bronze de la cathédrale de Pise, ou ornant la Porta Romana de Milan. Le goût de la précision se manifesta chez les sculpteurs pisans quand ils revinrent aux types de l'antiquité romaine. Ils y trouvèrent des modèles serrant de près la réalité et se mirent, eux aussi, à copier les êtres vivants. Si Jean de Pise est résolument gothique et s'inspire de la France septentrionale ou de l'Allemagnè, il n'en est pas moins, tout comme Giotto, conduit par le gothique à la nature'. Cependant la représentation de la figure humaine, l'étude du corps humain sont encore bien insuffisantes. Les artistes siennois anonymes qui sculptent la façade du dôme d'Orvieto font un pas de plus. La création, le Jugement dernier présentent des parties de 1J.us parfaitement étudiés. Mais le naturalisme ne s'affirme alors que par la laideur on aime à représenter les infirmités et les plaies, et, comme jadis les ea:-aotos suspendus à l'autel du temple d'Esculape dans l'Insula Tiberina, les sculpteurs prodiguent à plaisir les vérités répugnantes de la nature humaine plaies, déformations physiques, tares de mendiants et d'estropiés. Néanmoins, si l'on en excepte le cheval qu'on ne dessine jamais bien, les animaux sont assez exactement reproduits. Malheureuse. ment, en peinture, les disciples de Giotto se détournent de la nature, si bien que leurs fresques sont parfois aussi peu vivantes que la peinture byzantine elle-même.


Dès les premières années du xve siècle s'accuse à Florence la tendance réaliste qui va transformer les arts. Je nomme Florence parce que l'histoire de la Renaissance est, surtout jusqu'à la fin de ce siècle, l'histoire de cette ville qui avait dù, on l'a vu plus haut, sa supériorité au génie particulier de la race dont le dialecte est devenu la langue littéraire de l'Italie. Les moyens d'expression sont très perfectionnés. L'anatomie artistique s'aide de vrais travaux scientifiques. Verrochio, Pollajuolo sont les premiers artistes qui aient disséqué dans la seconde moitié du xve siècle. Tous les maitres pratiquent d'ailleurs l'étude du modèle vivant. Cependant, d'une façon générale, les artistes du xve siècle, les Quatrocentistes, s'attaquent rarement au nu. Ce sont moins les scrupules religieux, si violemment défendus par Savonarole, destructeur implacable des (( académies », qui les arrêtent sur cette voie, que leur propre inexpérience. Malgré les règles qui leur avaient été tracées par Donatello et Ghiberti, les successeurs de ces deux maUres hésitent encore dans l'application de leurs préceptes. L'art dont ils sont les servants n'a, du reste, rien de commun avec l'art antique. Ils se dégagent entièrement des traditions de l'antiquité, et à force de recherches, d'études sur nature, ils parviennent à une originalité complète de style.

D'ailleurs, à côté de la préoccupation naturaliste, tous ou presque tous doivent tenir compte de l'élément religieux. La tradition chrétienne occupe toujours une place importante. L'art religieux, par sesleoiiiniandes, est le principal. En outre, les. artistes ont, en général, conservé la foi. Aussi presque tous les sujets traités sontils des sujets pieux. Les emprunts à l'art antique sont rares c'est à peine si nous en remarquerons une dizaine chez les disciples de Donatello. C'est que la nouvelle école ne comprend pàs grand chose encore aux offres que lui fait l'antiquité. Elle semble, en outre, deviner que cet art se prêterait mal à l'expression des idées chrétiennes et de la civilisation llorentine. Et c'est pourquoi elle revient à la nature, à cette nature que les successeurs de Giotto avaient eu le tort de dédaigner. Et c'est pourquoi aussi, dans la première moitié du xve siècle, Ghiberti et Donatello, résolument réalistes, préparent la l'évolution artistique connue sous le nom de première Renaissance, avant même que l'art antique se mette enfin de la partie et se voie compris de point en point. Ces deux maUres Ghiber ti et Donatello crurent avoir trouvé dans la réalité un monde de motifs et d'inspirations inédits jusdu'alors. Désormais, l'art n'a plus qu'une préoccupation: exprimer le caractère et le moment dans la forme, les gestes, la

TOME :¡:XVII,


dl'aperie. La sculpture, dans les groupes et les reliefs, se préoccupe de rendre, avec toutes les différences, le contraste des caractères et des formes, ce que Burclchardt appelle « la représentation en perspective du milieu ». On comprend sans peine, dès lors, que grâce à l'individualisme des artistes, et eu égard à la liberté complète qui leur était laissée, puisqu'il' n'y avait encore ni enseignement de l'État, ni école officielle, la tendance pittoresque des oeuvres devait aboutir à une diversité infinie de styles dans le haut comme dans le bas-relief.

V

Résumons donc brièvement tout ce que je viens d'exposer ici. Après l'initiative de Giovanni Pisano en matière sculpturale, et les expressions à la fois grossières et brutales des disciples de l'école pisane qui ne connut, ni spontanément ni parl'étude, le beau style gothique du xme siècle, lequel eut en Italie quelques heureuses adaptations: le style italien du xme siècle, hésite entre la copie intelligente de l'antique, un idéalisme quelquefois agréable et un réalisme sans conviction et sans agrément. A part les oeuvres d'Andréa Pisano, génie épuré, génie noblement châtié, et celles de Nino qui occupent la première place, je ne vois guère de chefsd'œuvre' irrécusables, j'entends par là de travaux absolument dignes de l'admiration des connaisseurs. Peu de sculpteurs d'un talent met et nov ateur se présentent en effet à nous. Mais dès que commence le siècle suivant, tout change pour ainsi dire à vue. L'Italie, jusqu'alors coupable d'indifférence pour la nature, apprend à la voir, à la comprendre, et cela parce qu'elle se met à la regarder. Elle s'est résolument décidée entre la copie byzantine de l'art du passé et la compréhension, je pourrais dire la scholie de l'art antique illuminé par le réalisme. Et ce naturalisme plein de raffinement, de délicatesse et d'élégance avec un Ghiberti, fougueux parfois et comme enfiévré de passion avec un Donatello, ce naturalisme va l'amener aux plus hauts sommets de la gloire esthétique et la conduire à la suprématie des arts entre toutes les nations de l'Europe.

Il est certain, d'ailleurs, et il serait inj uste de le méconnaitre, que dans les transformations indiquées ici, les Italiens ont été précédés par les artistes de la France et des Pays-Bas dont ils furent les élèves. Il n'est guère possible de contester que le réalisme italien procède du réalisme flamand. Son développement


provierit en ligne directe de l'influence que lui fit subir l'art septentrional. N'oublions pas que Ghiberti a débuté par le style gothique et s'est inspiré (et qui nous dit que Donatello ne l'a pas fait de son côté?) des sculpteurs de l'école de Bourgogne les Beauneveu, les Drouet, les Dammartin, les Jean de Marville, les Claux Sutler, les Jacques Morel qui peuplèrent de chefs-d'oeuvre l'antique cité dijonnaise et ses environs. VT. Courajod a eu raison de sou~enir cette thèse, que, du reste, les Italiens de la Renaissance eux-mêmes ne contestaient nullement. En voici une preuve irrécusable Quand Roger van der Weyden vint les visiter en i45o, ils l'accueillirent avec un enthousiasme magnifique. Il faut donc le répéter la Péninsule et particulièrement Florence où, de par les circonstances et le moment, s'était confiné le mouvement artistique de la Première Renaissance c'est-à-àire du xve siècle le nom de Haute Renaissance étant communément réservé aux artistes du siècle suivant, aux Cinquecentistes, la Péninsule, dis-je, n'est parvenue à bien comprendre les beautés de l'antique qu'après s'être débarrassée de ce qu'on a justement appelé les entraves de l'iconographie chrétienne et être revenue au naturalisme. L'architecture est proprement italienne mais la sculpture florentine, inséparable de l'orfèvrerie, dut beaucoup aux Bourguignons et aux Flamands. Et il en est de même de la peinture. Seulement, une fois entrée dans le courant d'idées que la Flandre et la France avaient fait naître, l'Italie ne s'arrêtera plus sur le chemin où elle s'est engagée et laissera bientôt fort en arrière des rivaux qui ne parviendront point à la dépasser.

VI

Nous arrivons ainsi au milieu du xve siècle.

Depuis un demi-siècle déjà, abandon a été fait des principes qui avaient obstrué, par le raisonnement idéaliste et la dialectique à outrance, l'étude précise et vraie de la nature, l'examen sincère de la réalité. On s'est débarrassé des préjugés à courte vue et des méthodes restrictives de l'école gothique. L'artiste est libre d'exécuter son œuvre à sa guise. Nulle pression n'est exercée sur son esprit. Son individualisme ne subit aucune atteinte, n'est gêné d'aucune contrainte, ce qui, par parenthèse, n'aura plus lieu au xvie siècle où l'art va commencer à devenir quelque peu officiel, à donner un enseignement, à créer des écoles. Au xve siècle il n'en va pas ainsi. Il n'y a ni traditions d'école, ni théories dogmatiques:


Le sculpteur, placé en face de la seule nature, peut l'interpréter comme il l'entend, à condition toutefois et le goÙt toscan le seconde à cet égard de ne pas sacrifier la beauté à l'expression. Si Donatello a parfois l'ail' de ne pas se tenir à cette règle, au fond il y demeure fidèle quand même. Sa Magdeleine repentie et vieille resplendit, sous ses haillons sordides et ses traits repoussants, d'ascétisme, de détachement mystique, de beauté morale, ce qui est la beauté de l'âme, mais encore la beauté. L'esthétique des maUres du xve siècle, des Quattrocentistes, s'appuie en partie sur le modèle antique dont la beauté a fini par se révéler à des esprits longtemps fermés, à des intelligences qu'un enseignement, entaché d'un excès de dogmatisme et de scolastique, avait obstinément aveuglées. Le Moyen-Age, sauf Nicolo Pisano, ne compr it rien à l'antique. Cela est facile à saisir quand on songe qu'à partir de Giovanni Pisano et après Giotto.. l'Italie, tout en empruntant, de temps à autre, aux grandes lignes des compositions antiques, s'enfonce de plus en plus dans le style gothique qui va s'aiguisant, s'amenuisant et comme s'apointant toujours.

Au xve siècle, et à plus forte raison en i45o, les lois de" l'art sont retrouvées on les proclame. Tout s'anime et se précise dans les règles de l'éducation esthétique. Les inspirations d'un naturalisme judicieusement contenu dans les limites du goût par une discipline naturelle et le sens de l'harmonie générale du Beau universellement reconnu et consacré, permettent au dernier né de la Renaissance, c'est-à-dire à l'Italie, de distancer ses prédécesseurs, les autres pays d'Europe et de les réduire ào l'obéissance. Ajoutons à ces causes d'émancipation et de renouvellement de fart la protection qu'accorde à ses représentants les Podestats qui, dans chaque cité italienne, ençourageant le plus qu'ils le peuvent les artistes et leurs efforts.

A Milan, les Visconti et les Sforza; à Venise, les Doges de la Seigneurie à Mantoue, les Gonzagues à Urbin, les Montefeltro; les Este, à Ferrare à Naples, Alphonse le Magnanime et ses successeurs se distinguent par l'appui qu'ils donnent à l'art. Mais plus que tous les autres, les Médicis, à la tête du gouvernement florentin, contribuèrent à encourager ce mouvement et à accentuer cette magnifique floraison de talents et de génies, Le fondateur de la dynastie, Cosme (1389-1464), entre en scène aumoment oii éclate le Rinascimento. Il fit bâtir de magnifiques villas et de beaux palais, l'église Saint-Laurent, le couvent de Saint-Marc. Il vivait dans sa villa de Careggi, entouré d'artistes et d'humanistes au renom célèbre, comme Marsile Ficin, Léonardo Br uno, Le Pogge.


Quand Gémisthe Pléthon vient à Florence pour enseigner le dogme platonicien, le duc figure parmi ses auditeurs. Dans sa maison de la Badia de Fiesole il réunit une bibliothèque immense et y entretient constamment des copistes capables de lui transcrire tous les ouvrages de l'antiquité.

Le fils de Cosme, Pierre (1416-1469), eut les mêmes goûts que son père. Il fonda dans ses jardins de Careggi une des premières académies,

Mais le véritable successeur de Cosme fut Laurent le Magnifique (1469-1492), fils de Pierre et de Lucrezia Tornabuoni. Sa mère possédait une vaste érudition. Quoique pieuse, elle s'intéressait fort à la philosophie platonicienne, se mit à la tête du mouvement intellectuel de Florence et orienta son fils vers les belles-lettres. Laurent, parvenu au pouvoir à l'âge de vingt ans, fut un des plus grands hommes de la Renaissance. Ce n'était plus un amateur comme son grand-père, mais un véritable homme de métier dans toute la force du terme- Excellent poète, il fut de ceux qui rénovèrent la langue italienne et la débarrassèrent des scories qui l'entachaient encore. Ses sonnets à la belle Lucrezia Donati, qui lui méritèrent le prix du tournoi poétique de 1467, ne sont pas inférieurs à ceux de Pétrarque. Esprit clair et subtil, plein de brillant et d'amabilité, fort courtois auprès des dames, disert spirituel, homme d'action quand il le fallait, Laurent le Magnifique fut un des personnages les plus accomplis de cette heureuse époque par l'harmonieux développement de ses facultés, la largeur de ses idées, l'indépendance de son esprit. Sa cour est ornée des représentants de toutes les branches du savoir humain mathématiciens, géographes, philosophes, érudits, historiens, littérateurs, architectes, peintres, sculpteurs. S'il aime la peinture et favorise Ghirlandajo, il favorise plus encore la sculpture, ne cesse de protéger son favori Pollajuolo gravant pour lui des médailles, rassemble une collection d'antiquités unique et, comme jadis son père Pierre, établit dans les jardins du palais des Médicis une école où Michel-Ange apprendra les premiers préceptes de son art.

Les autres familles de Florence, alliées ou ennemies des Médicis, les imitent dans la protection des lettres et des arts. C'est à qui des Strozzi, des Rucellai, des Tornabuoni, des Martelli, des Pitti adressera des commandes aux architectes, aux sculpteurs et aux peintres. Le gouvernement de la Seigneurie agit de même en faisant reconstruire Santa Maria del Fiore, élever le Campanile sur les plans de Giotto, édifier le Baptistère et en commandant


les statues d'Or San Michele, dans l'exécution desquelles Donatello, Verrochio et d'autres artistes rivalisent à qui mieux mieux. Il n'est pas jusqu'à la décoration du Palais-Vieux qui n'atteste le désir du pouvoir officiel de prendre sa part dans ce tournoi de commande. Les corporations des fabricants de lainages et de soieries font achever, de leur côté, les portes du Baptistère où Ghiberti donne libre cours à ses dons magnifiques. Les couvents eux" mêmes s'embellissent de tableaux et de fresques, et les commandes exécutées dans l'immortelle cité, sur l'ordre des bourgeois florentins, témoignent de la sûreté de leur goût. Nous ne touchons, d'ailleurs, pas encore aux années où la violente réaction religieuse, dirigée par Savonarole contre les idées nouvelles, va mettre en péril un instant, à la fin du xve sièole la haute sculpture florentine.

VII

Si maintenant nous tournons nos regards vers Rome, nous y voyons une papauté à l'affût de tous les talents et désireuse d'appeler à elle les artistes de renom. C'est Martin V (1417-1431), dont l'élection mit fin au grand schisme d'Occident, et qui avant de réintégrer Rome, abandonnée pour Avignon depuis près d'un siècle par le souverain Pontificat, s'arrête une année à Florence, comble de faveurs et d'éloges Ghiberti, travaille à la restauration de la ville éternelle si éprouvée au xve siècle et appelle auprès de lui Masaccio et Gentile da Fabriano.

C'est Eugène IV (1431-1447) qui, ayant vécu longtemps à Florence, en apprécie les lettrés et les artistes, continue à Gentile da Fabriano la protection que lui avait témoignée Martin V, commande à Filarète les portes de bronze de Saint-Pierre, à Fra Angelico les fresques de la chapelle du Saint-Sacrement. Et cela, malgré les troubles avec lesquels ce pape se trouva sans cesse aux prises à Rome de par les factions qui divisaient alors la ville. C'est Nioolas V (1447 1455), l'un des hommes les plus remarquables ne son siècle, Nicolas V, né en 1398 à Pise, du nom de Thomas Parentucelli. Rio raconte qu'on l'appelait dans sa jeunesse le pauvre étudiant de Sarzane. Fils d'un chirurgien, il fut tour à tour maître d'école, secr étaire, bibliothécaire, savant labo. rieux et besogneux, Entré dans les ordres, il suivit à Florence le cardinal Albergati, son protecteur, pénétra dans le cercle des Médicis et y fut apprécié pour sa l'are culture d'esprit. Nommé al'chevêque de Bologne en 1444, il fut revêtu de la pOill'pre oardi-


nalice. Chargé par le Sacré Collège de prononcer l'éloge funèbre d'Eugène IV, il recueillit, peu après, les sufl'l'ages de ses collègues. Un semblable choix était un magnïfique hommage à l'humanisme puisqu'il tombait sur homme ayant voué toute sa vie à l'étude. Nicolas V voulut restaurer complètement Rome. Il faut lire dans la vie de l'architecte Bernardo Rossellino par Vasari les projets véritablement surprenants de ce pontife. Il avait attaché à sa personne ce Rossellino dont je viens de parler, et s'il eùt vécu, le vatican aurait été, sans nul doute, réédifié sur des plans tellement grandioses que ce palais, s'exclame naïvement l'auteur des Vite, fût devenu la plus superbe chose qui eût jamais été vue depuis le jour de la création du monde jusqu'à aujourd'hui. Questo (non so palazzo, castello o città debo nonimarloj sarebbe statu la piu sicperba cosa che mai fusse stata fatta dalla creazione del naacndo insino a oc~~i.

Nicolas V ne put réaliser qu'une partie de son vaste programme. Il restaura Saint-Jean-de-Latran, Sainte-Marie. Majeure, Saint-Etienne sur le Coelius, les Saints-Apôtres, Saint-Paul, Saint-Laurent-hors-les-murs, ouvrit les rues du Borgo vecchio et du Bot-go nuovo, commença la nouvelle église Saint-Pierre, fit de Rome le centre du mouvement esthétique et intellectuel. Reprenant la tradition des papes d'Avignon, il déploya un luxe magnifique, commanda des ornements précieux, appela pour décorer le Vatican des artistes comme Fra Angelico, Gozzoli et ce Piero della Fl'ancesca dont Raphaël ne craignit pas de détruire plus tard les chefs-d'oeuvre quand il peignit les Stanze. Il eut sans cesse recours aux conseils de L.-B. Alberti, architecte et célèbre écrivain d'art, et réunit g.ooo manuscrits dont il forma la Bibliothèque Vaticane.

Calixte III, son successeur (r455-y58), un Espagnol, le premier des Borgia, interrompt la tradition des papes humanistes. Mais Pie II (1458-1464), Sylvius Aeneas Piccolomini, natif des environs de Sienne, la reprend, Cependant, si ce pape est lettré et poète agréable, il ne se préoccupe qu'à peine du mouvement artistique. Il ne protège pas, ainsi que Nicolas V, les écrivains et l~s artistes. Ecrivain lui-même, tour à tour géographe, antiquaire passionné et même romancier comme dans le récit intitulé Euryale et Lucrè.ce, désireux d'instruire et d'intél'essel' les autres, il témoigne peu de sollicitude à ses confrères et à ses émules, Il ne s'intéresse nullement aux œUV1'CS de peinture, et quant à la sculpture, il n'en use guère que pour décorer sa ville de Pienza et son palais de famille à Sienne,


Paul II, Barbo (Il¡64-I47I), était Vénitien. Peu versé dans la langue latine, il ne parlait que l'italien. Il continua foeuvre de ses illustres prédécesseurs, mais il protégea surtout, parmi les artistes-, les corporations d'orfèvres et de bijoutiers. Il fut célèbre par sa collection de gemmes, de bronzes et de pierres gravées antiques. Restaurateur des arcs de Titus et de Septime Sévère, constructeur du palais de Venise, il témoigna beaucoup d'hostilité aux humanistes, champions des idées nouvelles. Il ne réorganisa l'Université romaine qu'au profit des études théologiques. Il persécuta les Platoniciens. Au carnaval de 1468, il en fit arrêter une vingtaine dans une Académie présidée par Pomponio Leto et copiée sur l'organisation du clergé chrétien. Un des membres de cette académie, Platina, se vengea en flétrissant ce Pontife du terme de barbare dans ses Vite dei Ponte~ci. Paul II montra quelque intérêt à l'architecture. La cour du pape Damase, au Vatican, avec ses trois étages si simplement décorés, fut son ouvrage. Vasari prétend que Sixte IX, Riario (r4y-i484), successeur de Paul II, avait la passion des oeuvres d'art sans en avoir le goût. Il est possible. Et pourtant, on ne peut oublier les restaurations des ponts, des aqueducs et même du grand égout du roi Tarquin qu'il entreprit et conduisit avec un plein succès. Il remit en lumière la statue équestre de Marc-Aurèle qu'on admire aujourd'hui sur la place du Capitole. Il appela de Florence et de Pél'ouse des peintres éminents, comme Pérugin, Pinturicchio, Botticelli, Cosimo Rosselli, Ghirlandajo, et l'exquis maUre florentin Mino da Fiesole, pour décorer les parois de la chapelle Sixtine, construite en 1473 par Giovanni dei Dolci. Il fit édifier aussi à ses frais l'hôpital du Saint-Esprit et exécuter les travaux de décoration intérieure de l'église des Saints-Apôtres, par le pinceau de Melozzo da Forli auquel il commanda la décoration de la bibliothèque du Vatican qu'il avait accrue d'un grand nombre de manuscrits et dont il avait régularisé le service de façon à en rendre l'usage plus facile aux nationaux et aux étrangers. En même temps, il préposait à la direction de la Vaticane Palatina, Bartolommeo Sacchi, lequel en classa les archives. On dut aussi à ce Pontife la création de la Fontaine de Trevi, dont les eaux égayent la place tranquille où elles coulent depuis 400 ans.

Enfin, le dernier des pontifes du xve siècle, le Gênois Cibo, fut créé pape sous le nom d'Innocent VIII. Ce pontife, impliqué dans les démêlés sanglants entre les Colonna et les Orsini, engagé ensuite dans une lutte dispendieuse contre le roi de Naples, obligé de payer des subsides aux étrangers pour faire la guerre


aux Florentins, eut un règne politique fort troublé. Pourtant il ne négligea pas les diverses branches de fart. Par son amour pour la RPnaissance païenne et l'antiquité, Innocent VIII fait déjà présager Léon X, Sans doute, il est moins enthousiaste que l'illustre Médicis, mais néanmoins il s'intéresse aux travaux ayant pour but de remettre en honneur les monuments enfouis du génie grec ou romain. Et par ce côté il continue bien la tradition des papcs humanistes affiliés de cœur sinon d'esprit au Rinc~scirnento. Non content de garder auprèa de lui Pinturicchio qui exécute, sur son ordre, un tableau malheureusement disparu, il ne craint pas d'appeler Mantegna pour orner une chapelle qui fut détruité, sous Pie VI, quand on agrandit le Musée du Vatican. Il eut pour sculpteur favori cet Antonio Pollajuolo qui, avec le monument funéraire de Sixte IV dans la chapelle du Saint-Sacrement et celui d'Innocent VIII qu'on admire à Saint-Pierre, a laissé des œuvres d'un haut intérêt-devant lesquelles touristes et voyageurs passent souvent sans s'arrêter faute d'avertissement ou d'études préalables, et sans se douter, au milieu des productions de toutes sortes qui distraient leur attention, qu'ils négligent celles-là mêmes qui méritent l'examen le plus attentif, la compréhension la plus exacte, l'information la plus précise des circonstances du moment oit elles furent créées, en un mot la connaissance la plus complète de la vie des maîtres qui lui donnèrent l'essor.

Les papes que nous venons de passer en revue ont exercé une influence considérable sur la Renaissance. Qu'on le veuille ou non, leur protection a maintenu jusqu'alors aux arts un caractère religieux. Ils ont, par leur rôle de Mécènes, donné l'exemple au haut clergé de l'Europe entière. Et ce n'est pas sans raison qu'on les considère comme les fauteurs de l'époque dont nous venons d'étudier les origines et l'essor triomphal. Nicolas V, qui inaugura cette tradition, a fait autant pour la Renaissance que les Médicis. A ces titres, il était bon d'examiner brièvement les règnes de pontifes, qui, pour obvier au défaut. d'art romain et d'école romaine proprement dits, attirèrent dans la ville éternelle des lettrés de tous pays, des peintres Florentins, Ombriens ou Lombards et firent venir de Toscane maints sculpteurs remarquables autant qu'illustres.

Pierre de BOUCHAUD.


LE BIBELOT

La veille de Noël de l'an de grâce 1783, on soupait chez la marquise de La Roche-Ferté des mets exquis dans une atmosphère de volupté, une rosée de parfums. La conversation, excitée par le fumet des vieux « Bourgogne et par le pétillement du « Champagne, » effleurait, légère et ailée, les sujets les plus divers. De temps à autre, des allusions risquées, des mots à double entente, faisaient naitre des chuchotements discrets et perfides, avec de petites mOUes délicieuses sur les minois rosés des dames. C'étaient alors de fous rires, des baisers cueillis à la dérobée et des étreintes furtives sous la table, à l'ombre propice des longues nappes damassées.

Le chevalier de Parny lutinait dans un coin Anne de Surcourt qui, bien que légitime épouse de Lebrun-Pindare, était. au dire des méchantes langues, du dernier bien avec le prince de Conti. Tout près d'eux, Bertin, de sa voix chaude et gazouillante de créole, murmurait des impromptus très décolletés à l'oreille de la comtesse de Toulouse. Au centre Condorcet pérorait sur l'encyclopédisme et il glanait des approbations en critiquant les lenteurs de Sa Majesté Royale à autoriser le « ~llaria~e de Figaro ». La Harpe renchérissait sur lui et les migrionnes têtes frisées, poudrées à frimas, s'inclinaient en signe d'adhésion, devant son insistance. Plus haut., Alfieri contemplait amoureusement Madame d'Albany,'etAndré de Chénier, placé aux côtés d'une jeune dame, introduite par Madame de La Tournelle. au sortir de l'Opéra, une de Coigny, s'il faut en croire la chronique de l'époque, lui faisait admirer les adorables peintures de Watteau et de Boucher, qui tressaient autour de la salle une amoureuse guirlande d'anges aux bras potelés et de nymphes au sein d'albâtre, Sur un sujet fort à la mode bibelots et statuettes de Greuze, gravures de Corot les conversations particulières cessèrent et la discussion devint générale. C'est alors que -la toute menue vicomtesse de Rohan réclama puur elle seule, d'un geste exquisement autoritaire, l'attention de tous. « Je gagerais bien, dit-elle de sa voix cristalline, que pas un de vous n'a eu le flair de découvrir un


hochet semblable au très amusant et très original bibelot que je possède, pas même vous, M. de Caylus, qui avez l'air là-bas de sourire quelque peu à mes paroles. Et pourbien vous prouver que je suis sùre de mon fait, je vous tiens, monsieur le grand collectionneur, un gravé pari je gage la délicieuse figurine en marbre 'de Paros qui trône sur le guéridon de votre boudoir mauve vous voyez que je suis bien renseignée mais je le dis bien haut, non pas pour y avoir été contre un long baiser à déposer sur mon bras, avec faculté de relever un brin les malines qui le couvrent. Les enjeux sont-ils égaux ? »

L'assemblée, très amusée, approuva et le comte de Caylus déclara galamment qu'il donnerait toutes ses richesses artistiques pour un simple sourire de celle pour qui paraissaient écrits les vers du poète

Sous votre aimable tête un cou blanc, délicat,

se plie, et de la neige effacerait l'éclat.

Un laquais, dûment stylé, alla chercher le précieux objet et le rapporta, enfoui dans un sachet de soic rose. Bertin interrompit un compliment qu'il avait entamé en l'honneur de la belle causeuse, pour tromper l'impatience générale Alors, au milieu d'un silence attentif, les doigts fuselés de la vicomtesse exhibèrent un objet étrange entre deux montants en bois d'ébène, creusés chacun d'une rainure, un couperet d'argent était suspendu au milieu, une plaquettc d'ivoire très mince était trouée en demi-lune et, en bas, un léger plancher mobile- était occupé, à l'arrière, par un petit bonhomme articulé, vêtu, de dentelle. Le tout était d'un travail très fin et très artistique. On en convenait à la ronde mais personne ne parvenait à s'expliquer la bizarrerie de construction du bibelot. M. de Caylus rappelait ses plus doctes souvenirs archéologiques, sans aboutir à classer la figurine et il se déclarait déjà débouté, lorsque, tout à coup, la gentille vicomtesse partit d'un rire perlé. Ce fut comme une fusée qui monte, monte, en pétillant, puis retombe en pluie bruissante. M. de Caylus en demeura abasourdi et les paroles qu'il entendit ensuite ne furent point non plus pour le réconforter.

« Vraiment, disait l'espiègle vicomtesse, vraiment, mon cher comte, c'est à mourir de rire Vous vous mettez la cervelle à la torture, vous citez des noms barbares en « us » et en « os », lorsqu'il est si facile de déclarer que mon bibelot n'a pas plus de deux mois de date. C'est le frère d'une de mes soubrettes, un


ébéniste de grand talent, qui, après l'avoir monté en bois ordinaire sur les plans d'un certain docteur Guillotin, s'est amllsé à l'exécuter en bois précieux et à m'en offrir la primeur. Aussi bien le mérite du bibelot n'est-il pas dans son antiquité, mais dans la combinaison de son mécanisme car mon jouet est mécanique)). Toutes les têtes se levèrent et tous les yeux se fixèrent curieusement sur celle qui parlait. Sùre alors de son effet, elle appuya sur un ressort minuscule déguisé dans l'ébène du plancher. Le petit être en biscuit et dentelle s'avança automatiquement, le corps penché en avant, d'une pièce et, brusquement, il s'arrêta, la tête introduite dans la demi-lune. Madame de Rohan pressa un autre bouton et le couperet s'abattit avec un bruit sourd, tranchant la tête désarticulée du bonhomme. Un filet de pourpre gicla, donnant l'illusion d'un jet de sang. Les hommes étaient pâles de saisissement et les femmes poussaient de petits cris étouflés. Cependant, la vicomtesse avait pris une figure attendrie. D'une voix mélodramatique, elle invita les dames, ses voisines, à tremper leurs mouchoirs dans le sang de la victime. Seule, madame de Toulouse osa, et ce fut alors un rire général qui soulagea toutes les poitrines le sang ri était autre chose que de l'essence de rose parfumée d'ambre.

Le calme revenu, ce fut une avalanche de questions à madame de Rohan: tout le monde voulait des renseignements spéciaux sur son hochet si original la vicomtesse se dégagea en chantonnant, à plusieurs reprises, le nom et l'adresse de son ébéniste puis, elle réclama, pour sa peine, après que monsieur de Caylus lui eut baisé la main, comme un vaincu dont la défaite vaut une victoire, l'improvisation d'un menuet.

André de Chénier sourit sans comprendre lorsque Condorcet, ce trouble-fête, l'ayant pris à l'écart, lui dit d'un ton prophétique qu'il prenait quelquefois, brutal et gl'Ognon: « Cette perruche de Rohan vient de nous montrer un bibelot avec lequel nous ne ferons tous ici que trop ample connaissance »

J. RIBET.


LES COMÉDIENNES D'ANTAN

Mademoiselle Duclos, Charlotte Desmares, les sœurs Quinault

Belle Duclos,

Vous charmez toute la nature

Belle Duclos

Vous avez les dieux pour rivaux,

Belle Duclos

C'est ainsi que Voltaire chanta celle dont il a été dit que « jamais comédienne n'eut plus d'entrailles. »)

Mademoiselle Duclos était-elle aussi jolie que l'auteur de la Henriade le laisse entendre dans c'e galant couplet?. Les chroniques du temps sont moins éloquentes « C'est, disent-elles, une femme aux for mes opulentes, aux traits masculins, à la physionomie énergique. » Et ailleurs « elle n'est ni belle ni sy rnpathique. »

Fille et petite-fille d'acteurs, Marie-Anne Duclos naquit en 1670, Si son père, Châteauneuf, ne fut qu'un médiocre comédien de province,'par contre, son grand'père Duclos se distingua dans la troupe du Marais à laquelle il appartint, et c'est à cause de la faveur et du cr édit qui s'attachaient à son nom que Marie Châteauneuf prit au théâtre le nom de son aïeul.

Elle débuta d'abord à l'Opéra ne réussissant ni assez bien ni assez vite à son gré, elle abandonna le chant pour la déclamation; elle eut un ordre de début pour la Comédie-Française le 27 octobre 1693; elle parut dans le rôle de Justine de Geta, la tragédie de Péchaiitué ces débuts ayant été très satisfaisants, elle fut reçue à[l'essai le mois suivant; trois ans plus tard, en 1696, on lui fit doubler Mademoiselle de Champmeslé dans les premiers rôles tragiques en 1700, elle obtenait part entière.

Dès lors, et pendant trente-sept ans, elle triompha dans les piè-


ces où s'était illustrée sa devancière Mademoiselle de Champmeslé elle reprit tousles rôles que la grande actrice avait créés, rôles qu'elle partageaavec Mademoiselle Desmares, et voici pourquoi Mademoiselle de Champmeslé étant morte en 1698 pendant qu'on jouait l'Oreste et Pylade de Lagrange-Chancel, ce fut sa mère, Charlotte Desmares, qui reprit le rôle d'Iphigénie. Elle s'en acquitta si bien après Mademoiselle de Champmeslé, la tâche était pourtant difficile que, la même année, elle était officiellement désignée pour tenir l'emploi, et que, dès 1700, le duc de la Trémoïlle lui attribuait tous les rôles de la Duclos « lorsque la dite demoiselle ne pourrait jouer pour absence. »

Longtemps une étroite amitié unit Marie-Anne Duclos et Charlotte Desmares l'antipathie que l'une et l'autre avaient pour Mademoiselle Lecouvreur, antipathie suscitée par le talent de celle-ci, ne contribüa pas peu à faire grandir et durer cette amitié, jusqu'au jour où ces deux artistes se disputèrent le rôle d'Athalie, de l'Athalie de Racine que la Comédie-Française représentait pour la première fois. La rivalité fit deux ennemies de celles qui, jusque-là, avaient été inséparables. Ce fut Mademoiselle Desmares qui triompha. A Mademoiselle Duclos échut le rôle de Josabeth. Le ressentiment les fit se surpasser l'une et l'autre, et jamais rôles ne furent joués avec plus de sincérité et de conviction que ceux d'Athalie et de Josabeth. C'est qu'il est aisé d'exprimer sur la scène ce que, le rideau baissé, on ressent si bien Le lendemain, le Mercure Galant écrivait « C'est au motif de la haine que le public a la principale obligation du succès de cette tragédie, dont, en ell'et, les deux premières actrices sont, dans tout le cours de la pièce, deux ennemies irréconciliables. »

Mais revenons à Mademoiselle Duclos. Cette artiste occupa à la Comédie-Française et parmi les tragédiennes de son temps, une place considérable. Sans doute, elle apportait dans sa façon de réciter les vers ces intonations trop chantantes qu'on avait déjà reprochées à la Champmeslé, et qui, chez Mademoiselle Duclos, paraissaient d'autant plus exagérées qu'on admirait maintenant le jeu simple et naturel d'Adrienne Lecouvreur peut-être aussi l'artiste manquait-elle de charme et de séduètion, ce qui faisait dire « Qu'elle roulait des yeux d'une manière outrée, et que sa voix,


naturellement douce devenait, à la scène, fort désagréable. » Mais on a les qualités de ses défauts, et jamais tragédienne n'apporta plus de feu, plus de chaleur, plus de tempérament dans son jeu. Elle avait cette puissance qui fait les grandes tragédiennes, et déployait une telle énergie dans ses rôles, qu'elle « terrifiait ou exaltait l'auditoire » selon les sentiments qu'elle expI'imait plus que personne elle posséda l'art de toucher le public, et selon Lekain, un « Mon père » « Mon amant dit par elle, faisait fondre en larmes tous les spectateurs.

On raconte qu'un jour, elle joua Camille avec tant de conviction que, dans sa violence, elle s'accrocha le pied et tomba. L'incident n'eut du reste aucune suite fàcheuse. Beaubourg, qui jouait Horace, eut assez de présence d'esprit pour sauver la situation il ôta civilement son chapeau, aida Mademoiselle Duclos à se relever, puis, redevenant Horace, il poignarda Camille. Une telle exubérance chez Mademoiselle Duclos ne se manifestait seulement pas dans ses rôles; c'est ainsi qu'à la prcmière représentation d'Inès, le public, mis en belle humeur par l'apparition des enfants, ayant rit aux éclats, la comédienne s'avança sur le devant de la scène, et s'écria menaçante « Ris donc, sot de parterre, à l'endroit le plus beau de la pièce » Ce beau mouvement de colère pouvait coûter cher à l'artiste; son talent la sauva, et au lieu des siffiets qu'on craignait, il n'y eut que des applaudissements.

D'ailleurs, c'était incontestable le nom de Marie Duclos faisait recette. Dans .Ylithrid~rte, son succès était tel que le public réclamait constamment cette tragédie; or, un jour la Comédie-Française osa la représenter sans sa principale interprète. Fureur du public qui demande à s'en aller et veut son argent une fois encore, le sang-froid d'un des actetii-s, Legrand, sauve le situation « Messieurs, dit-il, en s'adressant au public, et avec un profond soupir, Mademoiselle Duclos et M. Baron ont été appelés à Versailles par les devoirs de leur charge. Ils jouent à la cour. Nous sommes désolés de n'avoir point leur talent et de ne pouvoir les remplacer. Nous n'avons pu, pour ne pas fermer notre théâtre aujourd'hui, vous donner Mitlaridate. Nous vous avouons qu'il est et sera joué par les plus mauvais acteurs; vous ne les avez pas encore tous vus, car je ne vous cacherai pas que c'est moi qui joue Mithridate. »

Ce discours, si spirituellement improvisé, dérida le public la représentation put avoir lieu et ni les bravos ni les applaudissements ne furent épargnés aux acteurs.


Continuellement sur la brèche, Mademoiselle Duclos se faisait applaudir autant dans les tragédies déjà jouées que dans les rôles qu'elle établit elle-même. Elle créa tour à tour H~perr~anestre, de Riupél'ous où elle ne parut que deux ou trois fois, étant tombée malade, et qu'on reprit avec elle vingt-deux ans plus tard; Zénobie dans la tragédie de Rhadamiste et Zénobie, de Crébillon; Thal'ès dans Absalon; Arisbe dans Marius Josabeth dans Athalie. Electre dans Electre c'est dans cette tragédie que Mademoiselle Duclos a fait dire généralement qu'aucune comédienne n'avait jamais été plus loin qu'elle ni joué avec autant de force et de grâce » elle créa aussi Esther·, de Racine Salomé de la Marian,ne, de Voltaire; et encore presque toutes les pièces de la Motte Lès Macchabées (rôle de Salomé) Romulus (Hersilie), ~dipe (Jocaste), et Inès oit elle triompha dans le rôle pathétique d'Inès. C'est à elle également que l'abbé Brueys confia le rôle de Séréna dans Gabinie. Cette tragédie, portée et lue par son auteur à la Comédie-Française, fut reçue avec éloge. Ayant à choisir les acteurs, l'abbé Brueys pensa tout de suite à Mademoiselle Beauval comme principale interprète celle -ci refusa sous prétexte que l'abbé Brueys avait autrefois offensé un de ses camarades, Beaubourg, en ne lui donnant pas un rôle; l'abbé Brueys pria, supplia. Mademoiselle Beauval, despote et volontaire comme on la connait, ne céda point. En désespoir de cause, le malheureux auteur se tourna vers Mademoiselle Duclos, la conjurant d'accepter de jouer dans sa pièce, quoiqu'il ne vint le lui demander qu'en second lieu l'artiste y consentit, « et, disent les anecdotes dramatiques, elle joua Séréna avec les talents et la noblesse qui ont toujours accompagné les grâces de sa personne. » Marie-Anne Duclos vieillissait et son talent bien davantage c'est qu'elle avait à lutter contre une rivale sérieuse Adrienne Lecouvreur, qui, d'année en année, accaparait tout le succès, et dont Mademoiselle Duclos fut toujours jalouse; elle ne craignait pas du reste de manifester ouvertement cette jalousie. C'est ainsi que La Motte, ayant voulu donner à Mademoiselle Lecouvreur le rôle de Sabine dans Romulus à côté de celui d'Hersilie que Mademoiselle Duclos créait elle-même, celle-ci s'y opposa; l'auteur qui, avant tout, tenait à sa principale interprète céda. et puis ne devait-


il pas quelque reconnaissance à l'artiste qui avait créé presque toutes ses pièces et toujours avec tant de succès 1. Mademoiselle Duclos, assista au talent naissant, puis sans cesse grandissant de son ennemie, et on peut dire que toute sa vie fut obsédée par le succès de sa rivale. Quand elle s'aperçut que décidément la lutte avec celle-ci devenait impossible, pourquoi ne quitta-t-elle pas la scène?.. elle serait partie en pleine gloire, laissant le souvenir d'une des plus belles carrières dramatiques de l'époque. la comédienne ne put se décider à renoncer au théâtre et continua à jouer il est évident que son talent devenait sans aucun éclat auprès de celui de Mademoiselle Lecouvreur, et que ses soixante dix ans sonnaient mal à côté de la beauté et de la jeunesse de Mademoiselle De Seine. Les critiques ne l'épargnèrent pas. Voici comment s'exprime à son sujet Mas. d'Aiguberre en 1730: Mademoiselle Duclos, disent nos anciens, fut dans son temps une actrice parfaite. Je le veux croire, mais on me permettra d'en juger au goût du nôtre, et d'examiner, non pas ce qu'elle a été dans sa jeunesse, mais ce qu'elle est aujourd'hui. J'avoue qu'elle porte encore beaucoup de grâce et d'action sur le théâtre elle s'élève, s'arrête, s'enflamme, se plaint et géiixit fort à propos. Mais elle pèche dans ce qu'il y a de principal; elle ne produit point les mêmes effets dans les cœurs de ceux qui sont présents. C'est que son feu n'a point de vraisemblance, elle ne paraît plus sentir, mais réciter avec emphase et avec les démonstrations nécessaires. En un mot c'est l'art, la méthode et l'habitude, et non pas la nature qu'on voit agir en elle. Voilà, du moins, comme je la trouve dans les premiers actes, où elle est, pour ainsi dire, encore resserrée par le froid de la vieillesse. »

Malgré ces critiques, Mademoiselle Duclos resta au théâtre jusqu'en 1733, c'est-à..dire jusqu'à l'àge de soixante-trois ans Elle mourut en 1748.

Il nous reste à dire quelques mots sur la vie privée de l'artiste cette vie ne fut pas heureuse plus à cause de son métier qu'à cause de sa beauté et de sa grâce, Marie Duclos eut pas mal d'intrigues amoureuses mais son tempérament fougueux et violent la prédisposait à beaucoup aimer, et par cela même a beaucoup souffrir. A cinquante-cinq ans, elle eut la folie de s'amouracher d'un petit acteur, Duchemin, à peine âgé de dix-sept ans, qu'elle épousa. Ce mariage fut pour la comédienne la source de bien des ennuis et de bien des chagrins. Duchemin était joueur, dépen-

TOMB XXVII.


seur, brutal, Mademoiselle Duclos, qui l'avait épousé pauvre, espérait que la reconnaissance assagirait quelque peu les goûts libertins de son jeune époux il n'en fut rien et quand Duchemin eut presque totalement ruiné sa femme, il la battit, la laissant à demi-morte de coups et de frayeur comme en témoigne le document conservé aux archives nationales et où il est dit que Le dit Duchemin n'a que du mépris pour elle, la maltraitant journellement, et entre autres, lundi dernier, fa excédée de coups de pied et de poing tant sur le corps que sur le visage, desquels coups elle nous a fait apparoir sur ses deux bras plusieurs noirceurs, meurtrissures el excoriations de sang, qui y sont en plusieurs endroits, et dont elle ressent de vives douleurs, la menaçant tous les jours de pareilles choses. en lui disant qu'il est le maître de faire tout ce qu'il voudra. Enfin, apr ès bien des querelles et bien des scandales, les deux époux se séparèrent à l'amiable. Duchemin, chassé de la Comédie Française pour inconduite, partit avec une troupe de province, revint ensuite à Paris où il traina la misère et la faim, et mourut fou.

Avant d'arriver à la si intéressante Mademoiselle Lecouvreur, disons quelques mots sur les artistes femmes (comédiennes et tragédiennes) qui, à la même époque que Mademoiselle Duclos, se partageaient les faveurs du public il y eut la toute gracieuse Charlotte Desmares, les sœUl'S Quinault, toutes les trois si jolies, et Mademoiselle De Seine.

Mademoiselle Desmares est la fille de ce Nicolas Desmares, frère de Mademoiselle de Champmeslé, qui faisait partie, avec sa temme Anne d'Ennebaut, d'une troupe de comédiens français entretenus par le roi de Danemarck.

Le roi et la reine tenaient Nicolas Desmares en si grande estime qu'ils allèrent jusqu'à consentir à servir de parrain et de marraine à la fille que le comédien eut en i6t3a cette enfant reçut les prénoms de Christine-Antoinette-Charlotte.

Cependant, à Paris, Mademoiselle de Champmeslé s'illustrait à la Comédie-Française, son succès était tel, qu'elle n'eut qu'à manifester son désir d'avoir son frère auprès d'elle pour qu'aussitôt le roi le reçut, « sans début, dans la troupe dont elle faisait


l'ornement » (28 mars 1685). Charlotte Desinares avait donc trois ans quand elle arriva à Paris elle était trop bien entourée pour ne pas entrer au théâtre le plus tôt possible, si bien qu'à huit ans elle débutait à côté de sa tante, dont elle reçut les premières leçons, dans les Cadets de Gascogne,

A l'âge de quinze ans elle joua les rôles de soubrettes, qu'elle interpréta délicieusement. Charlotte Desmal'es était gracieuse, avenante, enjouée; son rire était le plus joli du monde, et elle avait, en scène, une gaité naturelle si exquise que d'avance elle lui assurait le succès. Charlotte Desl1Iares plut tout de suite au public elle ne tarda pas à être fort appréciée et fort aimée. Elle avait dix-sept ans lorsque Mademoiselle de Champmeslé mourut. Nous l'avons déjà dit.. ce fut elle qui reprit alors le rôle d'Iphigine, laissé par sa tante, et qui fut officiellement désignée pour tenir l'emploi. Dès lors, abandonnant un moment les Norine, les Lisette, les Colette, elle parut dans les grands rôles dramatiques, jouant Artémise dans « Amasis » Athalie, Electre, Enxilie, dans « Cornélie Vestale », Inès, la tragédie de la Grange Chancel Sémiramis, Jocaste, dans « l'Œdipe)) de Voltaire, et Antigone, dans les (( Machabées ».

La petite soubrette vive et accorte avait su vite posé là son tablier, pour endosser des habits de princesse, montrant autant de noblesse et de grand air sous ces longs manteaux, qu'elle avait montré de jeunesse et d'entrain en jupes courtes et en bonnet blanc et Mademoiselle Desmares eut vraiment ce mérite peu banal d'avoir excellé autant dans la tragédie que dans la comédie,

Ce qui décida complètement de son succès, ce fut la reprise de Psyché où elle joua Psyché, Le Dauphin assistait à la représentation, il fut si charmé du jeu de la comédienne qu'il lui ordonna de doubler Mlle Beauval (yo3) et comme elle fut également très goûtée dans « Thérèse)) du Double jTeuaac~e, on la jugea capable de remplacer la même artiste dans le tragique comme dans le comique.

Mademoiselle Beauval ne put supporter cette humiliation elle se retira du théâtre dès lors « Nérine du Curieux impertinent, « Yvette )) de l'École des amants, « Nérine) de la RéconciLiatio>É Normande, « Colette ») des Trois Cousines, devinrent la propriété de Mlle Desmares.

Elle apportait tant de nouveauté et de verve dans ces rôles, tant de volubilité dans son langage qu'on a été même jusqu'à la critiquer à ce sujet mais jamais critique ne ressembla plus à un


éloge « On pour rait lui reprocher, y est-il dit, qu'elle se livre quelquefois un peu trop à son feu, mais il ne faut pas être si sévère. Je voudrais seulement qu'elle se corrigeât d'une mauvaise habitude souvent au milieu d'une scène elle interrompt tout à coup l'action pour céder à une folle envie de rire qui lui prend. Vous me direz que le public l'applaudit dans ces moments mêmes. Cela est heureux ».

Pourquoi, en plein tr iomphe, l'artiste quitte-t-elle le théâtre, à peine âgée de trente-huit ans. Etait-ce coquetterie chez elle, et craignait-elle trop ce que Mlle Duclos n'avait pas assez redouté ? Toujours est-il que malgré tout ce qu'on fit pour la décider à rester, fut inutile elle sa retira en I?2I. Elle avait obtenu la pension entière de i.ooo livres qu'elle conserva jusqu'à sa mort. Elle s'éteignit à Saint-Germain-en-Laye.

M. Quinault ne fut qu'un médiocre acteur, du moins eut-il le mérite de doter la Comédie-Française de cinq comédiens ses cinq enfants six même, si ou compte sa belle-fille, Mlle de Seine, ses deux fils Jean-Baptiste et Abraham-Alexis Quinault, ses trois filles Françoise, Marie-Anne et Jeanne Quinault, brillèrent tous au théâtre soit par leur talent soit par leur beauté. Détail amusant dans le Faucon, petite comédie qu'on représenta en 1:;719, la pièce fut entièrement joué-, par des Quinault Marie, Anne, Mlle de Seine qui avait épousé Abraham-Alexis Quinault l'ainé et Jeanne Quinault.

Françoise Quinault, l'aînée des trois soeurs, se fit appeler au théâtre Quinault de Nesle à cause de son mari Hugues de Nesle avec lequel, elle ne fut pas très heureuse. Cett ecomédienne était fort jolie et avait pour le théâtre de véritables qualités naturelles il est probable qu'on fondait les plus heureuses espérances sur sa carrière artistique, puisque, par ordre du Dauphin, elle fut reçue à la Comédie-Française avant mëme ses débuts. La mort ne permit pas de savoir si on avait bien ou 'mal auguré de son talent. car la jeune artiste mourut à peine âgée de vingt-cinq ans.

Françoise Quinault étant morte, on s"habitua à ne désigner sa sœur Marie-Anne que sous le nom de Mlle Quinault rainée, pour


mieux la distinguer de la cadette, Jeanne Quinault. Marie-Anne était très jolie, ce fut tout son talent et toute sa gloire et la seule cause de son succès on dit qu'elle épousa secrètement le comte de Nevers.

C'est doublement qu'il faut parler de Jeanne Quinault et comme artiste et comme femme d'esprit si elle joue la comédie avec talent elle tient aussi un des salons les plus littéraires du xvme siècle.

Elle naquit à Strasbourg en 1699 et débuta à la Comedie-Française à ig ans dans Phèdre. Malgré ses débuts dans un rôle tragique, dès qu'elle fut reçue, elle reprit les soubrettes et excella dans le haut comique. Ce qui charmait en elle c'était « cette volubilité de langage, cet air opiniâtre lorsqu'il faut contredire, quelque chose de mutin dans sa voix et ses gestes, enfin cette grande vivacité qui soutient et anime tout ce qu'elle fait et tout ce qu'elle dit. ))

Les dons naturels que Mlle Quinault avait reçus ne l'empêchèrent pas de travailler énormément elle fut toujours une artiste très consciencieuse aussi tous ces rôles furent pour elle de véritables succès elle joua les soubrettes du Jaloux Désabusé, de Campestron de la Surprise de l'amour, de Marivaux des Fils ingrats, de Piron du Babillard, du Talisman, du Glorieux, du Proczcreur arbitre, du Consentement forcé elle fit « Céliante » dans le Philosophe marié la « Comtesse dans le Somnambule et dans les Dehors trompeurs le rôle de « Julia dans la Femme juge et partie lui valut ce madrigal

Que d'esprit et que d'éloquence, Quinault tu mets dans ton jeu Et qu'au brillant d'un si beau feu, Tu vas joindre de bienséance Par toi l'auteur peu chatié

Retrouve de la modestie,

Et la Femmejuge et partie

En est plus belle de moitié.

En 1736, elle joua l'Enfant prodigue dont elle avait donné ellemême le sujet à Voltaire, comme elle donna d'ailleurs à M. de la Chausse le sujet de sa comédie le Préjugé à la mode et plus tard ayant décidé l'abbé de Voisenon à écrire pour le théâtre, c'est encore elle qui conçut le plan de la Coyuette ~r~ée, pièce qu'ils éta-


blirent ensemble et qui eut beaucoup de succès à la Comédie-Italienne où elle fut jouée.

Dans .l'Enfanf Prodigace, Mlle Quinault interprétait le rôle de Mille Croupillac; elle s'y montra si bonne comédienne que le roi qui assistait à la représentation lui alloua, dès le lendemain, une pension de 1.000 livres lorsque l'artiste se retira en 1?41, cette pension, jointe à sa retraite réglementaire, porta son revenu à la somme de 2.000 livres.

A propos de cette pension extraordinaire accordée par le roi, il existe aux archives nationales la pièce amusante que nous reproduisons ici à titré de curiosité, et qui est tout entière écrite par Mle Quinault elle-même

Je m'appelle Quinault je suis de la provaince d'Alsace je suis née à Strasbourg le 13 octobre 1699.

Jay été baptisée à la paroisse de Saint-Pierre-le-Jeune à Strasbourg; voilà mon baptistère bien lêgalisée.

Jay servie vint-un ans dans la troupe des comédiens du roy. Jay obtenue une pension du roy de milles livres en 1736. Il m'en est due quatre années au mois de novembre prochain. Voilà le breuvets qui masure cette pension.

En foy de quoy je signe JR,,ANNE QUINAULT.

JEANNE QUINAULT.

On ne peut pas être plus brouillé avec l'orthographe que ne l'était Mlle Quinault 1 Ça ne l'empêcha pourtant, comme nous le disions plus haut, de tenir un des salons littéraires les plus en' vogue de l'époque, car aux dons de l'intelli~ence, l'aimable artiste joignait infiniment de grâce et d'esprit.

Ce fut elle qui fonda la Société du Bout du banc qui, au moins une fois par semaine, réunissait l'élite de la société parisienne. Le plus souvent, un souper l'assemblait les convives autour d'une table, et dans ces festins, (( le plat du milieu était un écritoire dont les convives se servaient tour à tour avec autant d'entrain que d'à propos. » Des épigrammes sans aigreur, écrit Favart, des contes saillants, des couplets plaisants, et différentes pièces de prose ou de vers d'un ton original étaient le tribut que chaque auteur payait à cette société littéraire oit présidait toujours la gaieté. ))

De Caylus, Duclos, Collé, Crébillon fils, Voltaire, ~iron, de Veyle, Marivaux, d'Alembert, d'Argenson, étaient les hôtes assidus de Mademoiselle Quinault et tous la tenaient en grande estime et en grande amitié on raconte que lorsque M. d'Argenson fut nommé ministre, Mademoiselle Quinault alla le féliciter


il la reçut fort aimablement et finit par l'embrasser devant tout le monde ce que voyant, et croyant sans doute que l'artiste était désormais toute puissante, un chevalier de Saint-Louis vint la prier de le protéger et de parler de lui au ministre « Monsieur, répondit alors Mademoiselle Quinault, je ne puis mieux faire pour vous que de vous rendre ce que le ministre m'a donné. J) Et elle l'embrassa,

Madame Geoffrin et Mademoiselle de Lespinasse fréquentèrent aussi les réunions du Bout dit banc et devinrent l'une et l'autre les meilhmres amies de la maîtl'esse de maison. Madame Geoffrin, veuve d'un riche négociant, dépensa des sommes folles pour soutenir l'Encyclopédie; Mademoiselle de Lespinasse vivait avec d'Alembert; l'esprit et la célébrité du grand philosophe ne contribuèrent pas peu à attirer chez elle les savants français et étrangers qui si longtemps fréquentèrent son salon. pourtant, infidéle à d'Alembert, Mademoiselle de Lespinasse écrivit à Gibert Gibert qu'elle adora jusqu'à en mourir ces lettres restées célèbres, ces lettres pleines de passion, et toutes empreintes de tendresse débordante et de mélancolie résignée.

Jeanne Quinault eut une vieillesse aussi belle et aussi heureuse que l'avait été sa vie; elle conserva toujours cette coquetterie qui, jusqu'au dernier jour, la fit se parer et s'atiffer, soucieuse

encore d'être agréable et plaisante. Elle mourut en 1783, âgée quatre-vingt-quatre ans.

Pour conclure la liste des Quinault, il nous reste à parler

Mademoiselle Dufresne, « cette artiste pleine de dispositions heureuses, qui, avec plus de santé et d'organe dans la voix aurait pu avoir une carrière peut-être aussi brillante que celle de Mademoiselle Clairon )),

Mademoiselle Dufresne commenca à jouer souslenom de Mademoiselle de Seine; puis ayant épousé le second fils de Quinault, Abraham Alexis qui, au théâtre se faisait appeler Quinault-Dufresne, elle prit le nom de son mari. Elle débuta le 7 novembre 1724 à Fontainebleau devant Louis XV qui la reçut le 14 du même mois et lui fit présent d'un habit à la romaine estimé 8.000 livres.

Mademoiselle Dufresne était jolie, bien faite et avait du talent: le public l'accueillit avec enthousiasme et l'applaudit chaleureusement dans Ernilie de « Cinna », Léodice de « Nicomède )), Justine


de Geta, Electre, et aussi dans Salomé de ( la Marianne de Voltaire. Dans. Tullie, de Brutus et dans Didon elle remporta de véritables triomphes.

Malheureusement l'artiste, délicate et maladive, ne put rester au théâtre que douze années; elle se retira en 1736; ce manque de force et de santé, le peu d'étendue de sa voix, sa taille relativement petite faisaient dire qu'elle n'était pas taillée pour jouer les grands rôles tragiques Mas. d'Aigueberre, un peu trop sévèrement peut-être, juge ainsi la comédienne dans la lettre du souifleur

« Cette actrice a peu de défauts et beaucoup de dispositions. Sa déclamation n'est point forcée elle joue avec goût, mais avec moins de sentiment que de réflexion. La majesté d'une première princesse, la violence des grandes passions semblent disproportionnée à sa taille, à l'étendue de sa voix, à son tempérament. Elle ne manque point de feu, mais ses forces ne répondent pas à sa vivacité, Il lui faut de la tendresse, des soupirs, une passion douce et moins emportée >>. Par contre voici un madrigal plus louangeux ce madrigal ce trouve au bas de la gravure du portrait de Mademoille Quinault que le peintre Aved peignit et qui représente l'artiste dans son costume de Didon.

L'art ne vous prête point sa frivole imposture.

Dufresne vos attraits, vos talents enchanteurs

n'ont jamais dû qu'à la nature

le don de plaire aux yeux et d'attendrir les coeurs.

Marie LAPARCERIE.


LES DÉSARMÉS

Comment vous partiriez, madcmoiselle ? dit-il, vous pourriez nous quitter.

La voix de M. Pisançon tremblait un peu. Oriane reprit Je crois qu'on sera vite consolé de mon départ.

Vous jugez mal vos amis, dit M. Pisançon.

Il prononça ce mot si simple avec l'expression profonde d'une passion contenue.

Oh mes amis! dit Oriane avec un dédain misanthropique. J'en sais au moins un qui ne vous oubliera pas, Mademoiselle.

Était-ce le commencement d'un aveu ? N'était-ce qu'un adieu résigné ? Oriane attendait que M. Pisançon complétât sa pensée, mais il n'ajouta rien, retombé dans sa mélancolie taciturne. Jusqu'à la fin de la soirée, Oriane espéra qu'il allait revenir près d'elle et reprendre l'entretien oii il en était resté. Pendant les jours qui suivirent, elle pensait en remontant l'escalier « Peutêtre qu'il est venu Peut-être que maman va me crier du fond de l'appartement Devine de qui j'ai reçu la visite ?.. » Mais non. Sa mère était très calme, occupée à reviser son livre de dépenses ou à épousseter une étagère à laquelle la bonne n'avait pas le droit de toucher. Elle se dit alors « Lundi il parlera 1. » Mais le lundi, M. Pisançon ne parut pas. Oriane, l'âme pleine de dépit, partit pour Limoges.

Roger était maintenant un fidèle des mercredis de madame Vaucel. La beauté de Germaine illuminait pour lui l'humble salon, orné de ces trois oit quatre sièges en tapisserie qu'épargne la pitié des huissiers et qui subsistent seuls d'un ameublement comme le pantalon noir demeure le dernier témoin d'une garderobe. Le groupe d'amis réuni autour de M. Vaucel lui semblait aussi un vestige d'une époque disparue. Une observation de

(5)


Nietzsche lui revenait en mémoire, quand il se retrouvait dans ce petit cercle, en sortant de chez M. Heuret-Cat. Il se disait que sous la France du premier plan abêtie et grossière, l'ingénieuse et délicate France d'autrefois existe encore, mais ignorée, cachée en des Batignolles, comme on dit qu'il y a des tribus de Goths et de Sarrasins aux replis des Pyrénées, refoulée par le bourgeois démocratique et oppresseur, loin des avenues où la foule acclame la niaiserie victorieuse et l'efl'ronterie souveraine.

M *7\,Visse-Huart vint un soir rue Biot, amené par M. Cavenel. Il était de loisir. Le Divan japonais venait de faire faillite. « Aoh Schocking » une revue sur laquelle la direction comptait pour rétablit' ses atfaires, n'avait eu du'un succès d'estime. Les ressources déjà restreintes de la caisse, n'avaient pas permis de la monter avec la magnificence du'elle eut comportée. La commère était obèse. Les autres jambes étaient cagneuses et les épaules décharnées. Le public s'était détaché de cette exhibition d'amigeantes nudités, et le pauvre M. 'VVisse-Huart était encore une fois sans emploi.

M. Vaucel se sentit tout de suite du goût pour la distinction un peu gauche de M. Wisse-Huart, pour son regard méditatif, pour son gr and front penché, alourdi par les bosses de la causalité, un grand front dépilé par l'obsession des hautes pensées, voûté et ogival comme une église.

Par contre, le quasi-pyrrhonisme de celui-ci n'agréa pas à l'ancien magistrat. Esprit croyant et cœur religieux, il eut quelque peine à se défendre d'un sentiment de malaise à l'exposé des doctr ines qui ne laissaient plus aucun sens à la vie et suivant l'expression de Hello la rendaient « ridicule ». M. Wisse-Huart, qui n'admettait même pas le Doute provisoire des Cartésiens, ne pouvait que détester une philosophie, qui installait à titre définitif le scepticisme dans le jugement des choses humaines.

Pendant que son mari disputait doctement, Madame Vaucel, au fond du salon, racontait une histoire qui faisait pousser des exclamations,

Quoi donc? Qu'y a-t-il ? lui demanda M. Cavenel qui avait entendu prononcer le nom de son ami Dorsigny.

Jeracontais, dit Madame Vaucel, que M. Dorsigny a été hier porter le modèle de son instrument -l accorder les pianos au bureau ,où on prend les brevets. Et là, savez-vous ce qu'on lui a dit?. Qu'un brevet avait été pris la semaine dernière pour une invention tout à tait semblable ou qui du moins ne différait de la sienne que par un détail insignifiant.


Mon pauvre Dorsigny Quelle malchance 1.

M. Vaucel et M. Wisse-Huart avaient interrompu leurconversation pour écouter le récit de Madame Vaucel.

Quand j'étais consul au Texas, dit M. Vaucel, j'ai connu un '\1ici! Indien comanche qui répondait au nom bizarl'e de TischcoKah-Da, ce qui veut dire « Celui qui est toujours assis à la mauvaise place ». Je trouve que c'est un nom qui conviendrait assez bien à Dorsigny.

C'était un désarmé, votre comanche, remarqua M. de Palos. Il y en il donc aussi sur les bords du Rio Grande ?

Et devinez, continua madame Vaucel, au nom de brevet a été pris?.

qui le

Comment voulez-vous que je devine?

Quelqu'un que vous connaissez.

Je n'y suis pas.

M. Pisançon 1

-Voilà, je vous l'avoue, un homme abominable

s'écria

M. Cavenel, dont les sentiments vifs avaient besoin d'une expression classique.

Quand chacun se fut livré pendant quelques instants à des interjections indIgnées, on se demanda quel avait été le mobile de M. Pisançon en dérobant l'invention de M. Dorsigny. Il est riche, dit madame Vaucel. Ce n'est pas pour ce du'elle peut lui rapporter.

La dépravation cérébrale, suggéra M. de Palos. On ne compte pas assez avec ce facteur. Nous avons gardé l'habitude de chercher à qui le crime profite. C'est un point de vue trop optimiste.

La logique et la raison sont appelées à dispal'altre de plus en plus des actions humaines, prononça M. Vaucel. Le temps aphroche où l'homme aura tout à craindre de l'homme, sans savoir ni pourquoi, ni comment. Mes loisirs me permettent la lecture quotidienne des faits-divers. J'aperçois l'aurore d'un jour où la confusion des intelligences, plus funeste que celle des langues, rendra la vie sociale impossible à notre espèce. Le crime n'a plus besoin de cause déterminante extérieure. L'homicide est pareil à un fusil détraqué, dont la gachette s'abat sans qu'on ait pressé la détente. Les beaux fils des faubourgs conviennent entre eux de tuer le premier passant qu'ils rencontreront et ils se tiennent parole. Cela, dit M. Wisse-Huart, c'est du byronisme. Ces meurtres par bravade qui ont un nom en argot appartiennent à l'histoira littérait'e. Le Romantisme vient seulement de pénétrer dans les


classes pauvres. Rappelez vous qu'un des héros de Stendhal était avec Napoléon, Lauzun et Bassompierre, un certain Lafargue qui avait commis je ne sais quel meurtre.

-Vous avez raison, répondit M. de Palos. Nous avons maintenant à la Villette et à Montmartre des dilettantes à la façon de ce Thomas Griffith Wainewright à qui l'on reprochait le meurtre d'Hélène Abercrombie il haussa les épaules et dit Oui, c'est là une action terrible; mais elle avait de très grosses chevilles. Oscar Wilde a écrit de lui « il cherchait l'expression de son être par la plume et le poison. » Ainsi font nos bandits de seize ans par le couteau et le révolver.

On était bien loin du pauvre petit larcin de M. Pisançon; mais dans le salon de M. Vaucel, tous les sujets de conversation aboutissaient à des considérations générales.

-Savez-vous l'explication que donne M. Dorsigny?interrompit madame Vaucel. Il prétend que M. Pisançon s'est emparé de son invention pour avoir un titre de plus à être nommé officier d'académie.

Madame, dit M. Wisse-Huard, je propose de ne pas chercher davantage. Cette explication me satisfait pleinement. M. Vaucel tomba d'accord que la passion de la rosette violette pouvait être un motif suffisant et l'on se mit à disserter sur la fascination exercée sur les modernes par le ruban gouvernemental.

Je l'explique, dit M. de Palos, par une déviation d'un besoin de couleur et d'ornementation que laissent inassouvi l'habit noir et la grise monotonie de nos existences. Nos ardeurs pour les palmes et le Mérite agricole procèdent du même sentiment que le goùt des cabarets moyen-âge, Ils dénoncent le regret des pourpoints et des crevés comme les brasseries à vitraux révèlent la nostalgie du pittoresque dans nos rues tirées au cordeau. Voyez combien notre triste civilisation a étriqué nos instincts les plus primordiaux 1. Les sauvages ont toute la surface de leur corps pour se tatouer tandis que nous n'avons que notre boutonnière pour y mettre un peu de rouge, de vert ou de violet. Encore faut-il essuyer les railleries de Vaucel.

= Je ne raille pas, dit M. Vaucel. J'admire les officiers d'académie, j'ai de l'estime pour les gens qui ont les palmés. Madame Vaucel fit en vain des.signes à son mari pour lui rappeler que M. Cavenel était officier d'académie, mais M. Vaucel n.e voyait rien.

Le parti républicain, continua-t-il, avait dans son programme


de jadis la suppression des décorations. Je ne le blâme pas d'y avoir renoncé. Les palmes et le mérite agricole n'ont peut-être pas contribué à former les âmes citoyennes qu'on nous avait promises; mais ils ont fait faire une constatation rassurante. Ils nous ont prouvé qu'en ce pays livré aux compétitions de l'ambition et aux rivalités des partis, il y avait toujours d'excellentes gens encore remplis du bon esprit dlautrefois, contents de peu, d'humeur calme et de sang frais, tel qu'on nous peint les anciens habitants du Marais ou les « bourgeois fort dociles qui offraient de la bière au Juif-El'rant lors de son dernier passage à Bruxelles

Comment cela ? demanda un peu naïvement M. Cavenel. Madame Vaucel chercha de nouveau inutilement à rencontrer le regard de son mari; il poursuivit

Une preuve de notre anarchie morale, c'est que si l'on accepte encore les soumissions professionnelles, on en rejette ce que dans la théorie militaire, on appelle les « marques extérieures. » La symbolique des métiers disparaît et les physionomies corporatives cherchent ~-t s'effacer. Les garçons de café ont revendiqué le droit de porter la moustache. Les hommes d'aflaires ont délaissé la cravate blanche. Les petites ouvrières vont tête nuc par les rucs plutôt que de porter des coiffures qui les classeraient, ct les maitl'esses de maison ont "renoncé à obtenir que les bonnes mettent des bonnets. De même, on évite les désignations d'état ou d'emploi qui ont un sens trop précis. La personnatité ne consent plus à s'enfermer dans le cadre étroit d'une condition. On m'a cité ce mot d'un valet de culture « Je ne demande pas mieux que de m'occuper des boeufs, mais je ne veux pas être bouvier )). L'euphémisme de la vanité, la préciosité de l'amour-propre ont substitué des synonymes ou des périphrases aux anciennes façons de parler. On a rejeté les vieilles désignations qui rappelaient l'assujettissement à la tâche subalterne et l'humilité d'un petit commerce. Le mot « commis » qui était d'un usage courant dans l'administration Ü'ançaise est remplacé par celui d' « attaché» jadis réservé à la diplomatie. Il n'y a plus d'épiceries, il y a des appl'ovisionnemcnts généraux. Un maîtrc-maçon est devenu un entrepreneur de maçonncrie.

Madame Vaucel se rassurait, voyant son mari bien loin de son point de départ mais il y revint.

Au milieu de ces vanités rebelles au joug d'une existence médiocre, continua M. Vaucel, le moraliste peut trouver quel-


que consolation au spectacle des hommes de coeur simple qui portent les palmes d'argent. C'est comme les gens qui vont aux courses avec un billet de seconde classe à' leur chapeau. Je les aime pour la modicité de leurs prétentions. Les femmes n'ont pas de diamants aux oreilles parce que leur dot et les appointements de leur mari ne leur permettraient pas de les avoir assez gros. Voilà l'orgueil mais il en est qui ont des boucles menues comme des têtes d'épingle ce qui autorise à conjecturer qu'elles ont eu dix mille francs en mariage et que leur mari en gagne deux mille quatre cents. Voilà la modestie. Ainsi ceux qui parent leur poitrine du ruban violet montreut tout de suite quelle dot de talent ils ont reçue du ciel et à quel prix la République évalue leurs services.

IX

Germaine continuait à se dérober à toutes les tentatives de sa mère pour ramener sur le chapitre de Roger. Madame Vaucel doutait qu'elle fut sincère quand elle prétendait ne pas attacher plus d'importance à ses assiduités qu'aux galanteries de Bonnet et de Garasse. Elle avait trouvé cette explication à l'indifférence affeotée par sa fille. Germaine qu'elle savait ambitieuse et qu'elle croyait très froide par une erreur commune à beaucoup de mères voulait se réserver quelque temps encore l'occasion d'un mariage plus brillant. Il était visible que le jeune homme était éperdument amoureux. On ne courait aucun risque de le lasser en le faisant attendre.

Madame Vaucel souffrait du manque de confiance de sa fille envers elle mais ne la désapprouvait pas dans les sentiments qu'elle lui attribuait. L'orgueil a de ces' rebondissements dès que nous luit l'apparence d'un retour de fortune. Après la prostration des attentes découragées, elle se reprenait aux anciens rêves, Puisqu'il était venu enfin cet épouseur qu'elle n'espérait plus, pourquoi ne viendrait-il pas aussi ce fiancé dont elle se traçait autrefois le portrait idéal, riche et noble, digne de la beauté de Germaine? Roger, sans fortune et sans position, était un de ces prétendants de seconde ligne comme en ont les jeunes filles américaines, qui patientent, et toujours plus épris et toujours plus fidèles, pendant qu'elles cherchent un mari mieux à Icur convenance.

Ainsi raisonnait, pleine de confiance madame Vaucel,


lorsqu'un soir sa fille rentra la figure bouleversée et les yeux rougis de pleurs.

Roger était revenu ce jour-là d'un voyage dans le Pas-deCalais. Il avait été à la rencontre de Germaine à la sortie des bureaux et l'avait fait monter en voiture. Alors il l'avait serrée dans ses bras et s'était mis à sangloter.

Germaine, ma pauv re Germaine, disait-il en paroles entrecoupées, ma mère refuse. Ma mèrene veut pas que je t'épouse. Et pourquoi demanda Germaine consternée.

Roger ne répondait pas.

Pourquoi? Pourquoi ? répéta Germaine.

Parce qu'elle voudrait pour moi, je ne sais quel mariage Elle ne veut pas que je me marie tout dé suite. Elle dit qu'il faut que j'attende de m'être fait une position. Mais sois tranquille. Je t'aime, ma Germaine Tu seras ma-femme. Rien ne me séparera de toi.

C'était la première fois que Roger avouait à Germaine les objections de sa mère à leur mariag'e; mais il les connaissait depuis longtemps déjà. Pendant un précédent voyage à Cambrune, il avait fait part à madame Devillers de ses projets et celle-ci lui avait répondu par un refus très net. Il venait de tenter une nouvelle épreuve sans meilleur résultat. Sa mère, irritée de son insistance, avait fini par lui dire Fais comme tu voudras, mais choisis entre elle et moi. Si tu l'épouses, je ne te reverrai de nia vie.

Il y avait une autre raison que le manque de fortune de Germaine à l'opposition de madame Devillers. Lorsque Roger lui avait exprimé son désir d'épouser Germaine, elle l'avait interrogé sur la position de la jeune fille, et il avait eu l'imprudence, en voulant vanter le dévouement filial de Germaine et ses qualités solides, de dire qu'elle fais~it vivre sa famille par son travail. C'était méconnaître les préjugés de l'orgueil provincial. Madame Devillers eût passé à la rigueur sur l'absence de dot, mais une fille qui travaille, une employée qui trotte seule dans Paris, comme les lingères et les couturières, aucune puissance humaine ne la lui ferait admettre

Roger ne pouvait donner ces détails à Germaine. Ce qu'elle comprit seulement au récit qu'il lui fit de sa conversation avec sa mère, c'est qu'un obstacle auquel elle n'avait pas songé venait de se dresser entre elle et lui, c'est que Roger était resté soumis à l'autorité maternelle comme un enfant; c'est qu'elle n'avait plus d'autre recours que de iéchir madame Devillers.


Cette fois, Germaine fit des confidences à sa mère. Elle se jeta dans ses bras et pendant quelques instants, suffoquée par les larmes, elle ne pouvait que mur murer maman Maman Quoi donc ? parle. tu m'effraies, répétait Madame Vaucel. La mère de Roger refuse son consentement. Elle ne veut pas, elle ne veut pas! Et lui, je le sais. Il ne se mariera jamais sans la permission de sa mère. Ah je suis malheureuse, malheureuse Je voudrais mourir 1.

Comment ? Qui t'a dit cela? Tu as donc vu Roger ? Tu l'aimes donc ?

Oui, je l'aime 1. Je l'aime. Je ne serai jamais qu'à lui. Tu m'entends. Je l'aime

Tu ne me l'avais pas dit?. Pourquoi ne me l'avais-tu pas dit ? Tu me le cachais

Ah qu'est-ce que cela fait ? Ne me demande rien. Je l'aime Je l'aime.

Calme-toi, calme-toi, mon enfant, disait madame Vaucel, et, du haut de son estrade, témoin de cette scène douloureuse, M. Vaucel tendait vers sa fille ses mains tremblantes en répétant Germaine, Germaine, mon enfant, je t'en prie, du courage. Pressée de questions par madame Vaucel, Germaine n'avoua pas ses rendez-vous dans la rue et encore moins ses promenades à la campagne elle se borna à raconter que Roger lui avait déclaré son amour et qu'il n'avait différé sa demande officielle que parce qu'il avait tenu à aller d'abord faire connaitre ses projets à sa mère. Il était revenu aujourd'hui de Cambrune où il s'était trouvé en présence d'une résistance imprévue, et dans son état d'agitation qui rendait excusable son oubli des convenances, il était allé se poster sur son chemin l'avait abordée au passage pour lui annoncer la mauvaise nouvelle et lui jurer en mëme temps que rien ne lui ferait renoncer à son amour.

Le lendemain qui était un dimanche, M. Vaucel fit porter une lettre chez Roger pour le prier de venir le voir dans l'après-midi. Germaine y glissa un billet, ainsi conçu qui en était le commentaire « Venez. C'est pour parler de notre mariage. On sait que nous nous aimons. J'ai dit que vous m'aviez attendu hier, mais que c'était la première fois. Viens, je t'aime ». Roger arriva un peu troublé. La femme de ménage l'introduisit dans le salon auprès de M. et de Madame Vaucel. Germaine ne parut pas, mais sans doute elle écoutait derrière la porte. Monsieur, commença solennellement M. Vaucel, ma fille nous a dit. Mais il se laissa prendre la parole par sa femme. Sa


voix si despotique dans les discussions sur les matières spéculatives, manquait d'autorité et son verbe de précision quand il s'agissait des choses de son intérieur.

Monsieur, dit madame Vaucel, ma fille nous a exposé vos intentions. Mon mari et moi n'avons pas d'opposition à leur faire. Je crois que de son côté, ma fille les agrée. J'ai pensé, monsieur, nous avons pensé qu'il y avait lieu de causer avec vous d'un projet dont nous eussions préféré être informés avant notrefille. Madame, répondit Roger, j'aime depuis longtemps mademoiselle Germaine et je n'ai pas de plus cher désir que de l'avoir pour femme. Si j'ai tardé à le déclarer, c'est que j'ai attendu d'avoir une position si modeste qu'elle fùt.

Roger s'étonnait à part lui de la pompe avec laquelle les paroles se présentaient sur ses lèvres. Il gardait involontairement le ton que M. et Madame Vaucel av aient donné à l'entretien. J'ai dû d'abord en parler à ma mère, reprit-il après une petite pause. C'était le but du voyageque je viens de faire. Mademoiselle Germaine vous a dit peut-être que ma mère n'est pas favorable à l'idée que je me marie actuellement.

Et pourquoi, monsieur ? demanda sévèrement madame Vaucel.

Ma mère ne veut pas que je me marie encore, elle nie trouve trop jeune.

Comme il vous plaira, monsieur.

Mais j'aime mademoiselle Germaine. Je veux l'épouser, Je suis prêt à tout tenter pour décider ma mère. Rien ne me découragera.

Voyons, fit madame Vaucel en adoucissant un peu la majesté de son visage, il faut tout nous dire. Parlez franchement. Ce n'est pas seulement parce que vous avez vingt-cinq ans. Quel âge avez-vous ?

Vingt-six ans.

Ce n'est pas parce que vous avez vingt-six ans que votre mère ne veut pas vous laisser marier. N'est-ce pas plutôt parce que ma fille ii pas de dot ?.

Je l'avoue.

Mais vous-même, monsieur, n'avez pas de fortune. Non, madame et c'est précisément pour cela que ma mère veut que j'attende de m'être fait une situation.

Enfin, monsieur, si vous aimez ma fille. Il me semble que le bonheur d'un fils est une considération qui doit l'emporter sur des préoccupations accessoires. Moi aussi, j'aurais préféré pour

TOME XXVll.


Germaine un mari riche mais si vous lui plaisez, je ne peux pourtant pas m'opposer à ce qu'elle vous épouse. Roger restait silencieux.

Pensez-vous qu'il sera possible de vaincre la résistance de madame votre mère ? reprit madame Vaucel. Vous connaissez son caractère. Il faut répondre nettement à cette question. Moi, je ne peux pas comprendre qu'on s'oppose au mariage de deux jeunes gens qui s'aiment. Je trouve quepour une mère, c'est prendre une responsabilité trop grande. Madame votre mère peut penser autrement; mais il ne me paraît pas possible qu'elles'obstine dans son refus, devant vos instances, devant votre volonté bien arrêtée. Ah si vous aimiez une jeune fille indigne Je vous, je l'admettrais mais Germaine 1. Je voudrais que votre mère pût la voir. Pourquoi ne la lui feriez-vous pas connaître ? Ce serait très-facile. Madame votre mère pourrait venir chez une de nos amies, chez madame Leflamangel par exemple Ma mère ne vient jamais à Paris, madame elle ne quitte guère Cambrune.

Il y avait tant d'incertitude et d'abattement dans l'expression de la physionomie de Roger, que madame Vaucel subitement redevenue olympienne s'écria

Alors quelles sont vos intentions, monsieur, si vous ne croyez pas que madame votre mère finira par consentir ?. Je ne dis pas cela, madame. J'espère, je suis sûr que ma mère se laissera toucher. Si elle voyait mademoiselle Germaine, elle comprendrait combien je l'aime. Elle se rendrait compte que la vie sans elle est impossible pour moi

Enfin, lui avez-vous dit qui nous sommes ?. Nous avons eu de grands revers, c'est vrai nous n'avons rien à donner à Germaine. Mais mon mari a eu la carrière la plus honorable. Sa famille, la mienne sont l'honneur même. Son père était maire de Chartres, le mien était président de cour à une époque où la magistrature était encore quelque chose. Le grand-père de mon mari était secrétaire général de la marine à Naples sous le roi Murat. Mon oncle Pintereau est dans tous les dictionnaires historiques. Vous connaissez certainement son nom. Il y eu aussi un Pintereau, général de division et Mgr de Chiverny, évêque de Noyon, était cousin-germain de ma mère. J'ose dire, monsieur, que notre alliance n'a rien dont madame votre mère ait à rougir. Vous n'avez pas pu donner ces détails. Vous ne les connaissiez pas. Mais si quelqu'un allait renseigner à notre sujet madame votre mère; si un de nos amis, un homme considérable, le comte de


Palos, par exemple, allait la voir pour lui dire qui nous sommes. Je suis convaincue pour ma part que cette démarche la persuaderait.

Moi aussi, madame, je suis persuadé du succès, dit Roger à qui l'idée rendait confiance.

Bon, cela Excellent! disait M. Vaucel en s'agitant dans son fauteuil. Très-bien 1 Palos. Undiplomate! C'est l'homme désigné. Le comte de Palos accepta la mission d'aller fléchir la mère de Roger. Il partit pour Cambrune avec une photographie de Germaine 'non point une de celles où elle était décolletée et en robe de bal, ce qui eût scandalisé madame Devillers, mais une qui fut choisie, bien que déjà un peu ancienne, pour la modestie de la mise et la douceur de l'expression.

Au moment où le négociateur prenait congé, après avoir reçu ses dernières instructions, Madame Vaucel décrocha la miniature du général Pintereau.

Tenez, emportez cela aussi, dit-elle.

Le malheur avait voulu que Germaine et Roger eussent des mères de même caractère. Madame Devillers avait souffert aussi de la perte d'une situation autrefois brillante. Dernier rejeton d'une vieille souche de magistrature, Roger lui apparaissait comme l'espoir du relèvement. Il était pour elle ce que Germaine était pour madame Vaucel une dernière partie à jouer et la revanche encore possible de son orgueil.

Le nom de Devillers était resté entouré d'un grand prestige dans toute la région. Que dirait-on si l'on apprenait que Roger épousait une fille qui n'avait rien, « une ouvrière }) Car c'est le mot dont la ferait qualifier son emploi dans une administration. On s'étonne à l'étranger que notre société française puisse se maintenir avec son Code civil et sa morale. C'est qu'on n'y connaît pas notre province et nos campagnes. On ignore quels utiles et bienfaisants préjugés demeurentdans nos chefs-lieux d'arrondissement et de canton. On ne sait pas que la surveillance du voisinage y est aussi vigilante et aussi sévère que dans les petites villes norvégiennes du théâtre d'Ibsen. j'ai vu une population tout entière insurgée contre une femme qui s'était remariée après avoir divorcé les époux mis au banc de l'opinion personne ne l'épandant à leur salut dans la rue; la maison en interdit avec des épisodes qui rappellent l'excommunication du roi Robert et de la reine Berthe. Dans nos villages, il y a encore des classes séparées par d'infranchissables barrières. L'opinion ne vous abstrait pas de votre milieu d'origine. On est avant tout le fils


d'un tel on vaut par les siens plus.que par soi-même. Un homme issu d'une famille pauvre revient après trente ans et fortune faite. Il reste de la caste inférieure et les salles à manger des grandes fermes héréditaires ne le recevront pas aux diners d'ouverture. Il y a des races frappées d'une réprobation mystérieuse. Un étranger qui vient passer quelques jours dans une bourgade, estime qu'il y aurait convenance de position entre mademoiselle X. et M. Z. Il dit Pourquoi mademoiselle X. n'épouserait-elle pas M. Z. ? » On lui répond d'un air scandalisé qui lui fait regretter cette parole imprudente Les Z. ne sont pas considérés. » S'il s'informe de ce qu'ont fait les Z., on n'allègue rien d'autre contre' eux. On se borne à répéter « les Z. ne sont pas considérés ». Pourquoi ? Le motif en est oublié. Il y a cent ans qu'il en est ainsi. Des générations de Z. se sont succédé qui ne se sont distingués par aucune particularité, si ce n'est peut-êtl'C par leur goût pour la pêche ou la chasse au marais, se transmettant cette déconsidération qui date de plus loin que les huit dixièmes des noblesses françaises actuell~s.

Une femme mariée à la ville à cinquante lieues du bourg où elle était née s'opposait au mariage de sa fille avec un jeune homme du même pays devenu ingénieur et riche qui n'avait que le tort d'être sorti, non pas pourtant d'une de ces tribus maudites, mais simplement de petits cultivateurs qui n'appartenaient pas au patriciat agricole de l'endroit.

Que penserait-on à O., disait-elle, si on apprenait que ina fille a épousé le fils A. On ne put triompher de cette objection contre laquelle la jeune personne elle-même n'essaya pas de lutter. Elle av ait assez de sang paysan pour en comprendre toute la portée, et plutôt que de se mésallier, elle coiffa Sainte-Catherine. Madame Vaucel connaissait bien la province. Elle avait deviné sans qu'on le lui dit quelle était la principale prévention de la mère de Roger contre Germaine, et elle s'était attachée à la détruire en montrant que les Vaucel appartenaient à la même catégorie sociale que les Devillers. Si la famille Vaucel avait été de Cambrune ou des environs, madame Devillers et ses concitoyens eussent pu trouver qu'il y avait conformité de situation entre Germaine et Roger mais à distance la gloire des Pintereau et des Chiverny était tristement diminuée par ce fait que Germaine était employée dans une administration. La ville n'en voudrait pas savoir davantage à son jugement unanime, Roger aurait aussi bien fait d'épouser telle petite couturière de la rue du Clapenbas, qu'il avait jadis courtisée pendant ses vacances.


Madame Devillers habitait une grande maison héréditaire dans le quartier aristocratique de Cambrune.

Une servante, la figure enveloppée d'une mentonnière et qui avait l'expression d'avoir avalé une gorgée de verjus, une de ces cr éatur es malsaines qu'on élève dans les hospices et sur lesquelles les regards n'osent pas se fixer, vint ouvrir à M. de Palos, le laissa quelques instants dans un corridor humide et sombre pour aller avertir sa maitresse puis l'introduisit dans un salon dont elle repoussa les persiennes closes.

Madame va venir, articula-t-elle avec difficulté d'une voix de gorge qui se perdait dans la cavité d'une voûte palatine perforée. Le salon ne voyait sans doute la lumière du jour qu'en desoccasions solennelles. Il y régnait une odeur de renfermé mêlée à celles des poires et des pommes rangées en quelque fruitier voisin. Les meubles habitués à l'obscurité avaient de petits craquements et des grains de poussière dansaient dans un rayon de soleil. Le parquet en point de Hongrie, bien ciré, était jonché de petites nattes rondes de paille tressée. Sur la cheminée entre d'antiques lampes à huile, une pendule de style empire était surmontée d'un amour adolescent en bronze doré dont la nudité se voilait d'une faveur rose nouée à la ceinture. Carrés et compacts, de lourds fauteuils d'acajou recouverts de velours vert et alignés contre la muraille révélaient la rigidité de caractère et la sévère discipline de la maîtresse du logis. Des portraits de famille étaient accrochés aux panneaux des magistrats vêtus de rouge et d'hermine, un officier supérieur en pantalon blanc, qui, d'une main tenait une lettre, probablement un ordre qu'il venait de recevoir.

Ils ont aussi leur général Pintereau, se dit M. de Palos. Une femme sèche, vêtue de deuil, entra. Elle avait des cheveux noirs en bandeaux, un nez mince et pointu, des yeux durement scrutateurs, une bouche impérieuse. M. de Palos comprit tout de suite qu'il n'obtiendrait rien.

Madame Devillers eut un amer renfrognement quand elle connut l'objet du message. Elle laissa parler M. de Palos, sans l'interrompre puis, quand il se tut, ayant énuméré toutes les illustrations de la famille Vaucel, elle dit

Je suis une recluse. Mon étonnement est excusable. Je trouve que le monde est bien changé depuis que je l'ai quitté. De mon temps, c'étaient les mères des jeunes filles qu'on allait solliciter.

Madame, fit observer M. de Palos, je ne viens pas seulement


au nom de M. et de madame Vaucel. Monsieur votre fils m'a prié, lui aussi, de venir témoigner auprès de vous de la haute honorabilité de la famille Vaucel et de la considération dont elle est digne.

Je vous remercie, monsieur, de prendre en main les intérêts de cœur de mon fils, mais Roger n'avait pas besoin d'intermédiaire auprès de moi. IL a, du reste, plaidé sa cause lui-même aussi chaudement que peut le faire un jeune homme qui s'est monté la tête; mais il doit savoir que je reviens rarement sur une décision. Je ne puis que vous répéter, monsieur, ce que je lui ai répondu, en vous priant de le redire à la famille Vaucel pour laquelle j'ai, d'ailleurs, toute l'estime qu'elle mérite je ne donnerai pas mon consentement à ce mariage. J'ajoute encore pour la famille Vaucel, que je connais assez mon fils pour croire qu'il ne se mariera pas contre ma volonté.

Mais enfin, madame, pourquoi ? Les jeunes gens s'aiment, et je vous le répète, Germaine Vaucel est digne de toutes les alliances. Elle n'a pas de dot, il est vrai, mais M. Vaucel a conservé des relations qui peuvent être utiles à M. Roger et lui ouvrir une carrière.

Non, monsieur. Il vaut mieux ne pas insister. Roger est jeune il a le temps d'attendre. Vous me dites qu'il aime cette jeune fille! Il me l'a dit aussi. Mais il a déjà aimé plusieurs fois et cela me rassure. Il aimera encore.

M. de Palos se leva.

Je vous en prie, ajouta madame Devillers. Répétez bien à la famille Vaucel tout ce que je vous ai dit. C'est le meilleur service que vous puissiez rendre à vos amis. Ce que vous m'avez appris de M. et de Madame Vaucel ne peut que me donner beaucoup d'estime pour eux. Ils n'ont qu'une chose à faire c'est de faire comprendre à leur fille, comme je tâcherai de lefaire comprendre à Roger, que ce mariage ne convient ni à l'un ni à l'autre. Mon fils n'est pas du tout le mari qu'il faudrait à mademoiselle Vaucel. Elle peut en trouver un avec de la fortune, avec une position ou, du moins, avec des qualités de sérieux et de travail que mon fils n'a pas.

Le comte de Palos n'avait plus qu'à se retirer. Il s'inclina et sortit, reconduit jusqu'à la grand'porte par la servante, dont les humeurs froides débordaient la mentonnière. Le soir, à dix heures, il était à Paris. chez les Vaucel et leur rendait compte de sa mission.

C'était un vieux diplomate et un vieux courtisan. Comme


diplomate, il avait' son amour-propre, et, dans le récit de son entrevue, il atténua son échec comme il l'aurait fait avec son ministre. Il ne donna pas son impression tout entière. Comme courtisan, il n'aimait pas à dire les vérités désagréables. Il ne se décidait à les faire entendre qu'à l'aide de phr ases détournées et de circonlocutions adoucissantes.

Eh bien 1 monsieur l'ambassadeur, avez-vous réussi dans votre négociation ? lui demanda M. Vaucel.

Pas complètement, mon cher ami, répondit M. de Palos. M. et madame Vaucel ne tinrent pas compte de son équation personnelle, comme on dit en astronomie. Eux-mêmes n'avaient jamais su regarder en face une situation et la juger froidement, sans parti pris ni passion. Ce manque d'objectivité n'était pas incompatible avec la philosophie de M. Vaucel. Nietzsche se vantait d'être le plus subjectif, le plus ipsissime des hommes. L'impression qui se dégagea pour les parents de Germaine de ce que leur raconta M. de Palos fut qu'il suffirait d'un peu de persévérance pour triompher de la résistance de Madame Devillers.

x

Le comte de Petetin, sénateur de la Manche, était depuis longtemps malade. Il mourut. C'était sa succession que M. HeuretCat attendait. Il se présenta au siège devenu vacant et fut élu.

Dévoué à la démocratie et au progrès, M. Heuret-Cat prit la parole en plusieurs occasions pour la défense des doctrines qui lui étaient chères. Dans une discussion relative aux droits d'entrée sur les blés, il s'écria « Je dis qu'une assemblée républicaine n'a pas plus le droit de taxer le pain qui est l'élément sacré du peuple qu'elle n'a le droit de toucher au suffrage universel ou à la République. Justement ému de la prolongation du conflit turco-grec et songeant non sans inquiétude à « tout ce qui pourr ait sortir d'un seul coup de canon tiré en Orient )), il interpella le gouvernement à ce sujet. Combattant une mesure qu'il estimait restrictive de nos libertés, il dit que « l'on ne devait pas laisser suspendue sur la tête du suffrage universel cette épée de Damoclès. »

M. Heuret-Cat avait appris rapidement à parler la langue de nos hommes politiques. Il disait qu'il s'était « préoccupé)) d'une


chose pour dire qu'il y avait pensé il faisait de « pléiade» le synonyme de multitude et d' « impétrant» celui de solliciteur; il « .observait son contradicteur, commençait un rapport en disant que la commission avait « compendieusement examiné l'aflaire », croyant exprimer qu'elle l'avait étudiée longuement et en détail. Il s'écriait ( Aujourd'hui, de quoi s'agit-il, quelle phase nouvelle a revêtue la question » Et comme à l'occasion, il ne s'interdisait pas la réminiscence littéraire, M. Heuret. Cat conseillait à ses adversaires « d'imiter de Conrad le silence prudent. »

Roger avait bien essayé de contester la légitimité de certaines de ces expressions mais M. Heuret-Cat lui avait répondu

Vous avez vos phrases. J'ai les miennes. Il faut me laisser mes phrases.

M. Heuret-Cat était l'auteur d'une proposition de loi pour la propagation et l'encouragement de la pratique de la crémation. On lisait dans l'exposé des motifs « Le feu, ce principe sacré des temps primitifs, la divinité la plus raisonnable des âges où la raison n'était pas, ce feu, sans lequel rien ne végète, ni ne vit, personne peut-il contester qu'il nous offre à la fois ici le symbole idéal et la réalisation matérielle de la simplicité, de la rapidité, de la pureté, de l'innocuité? »

M. Heuret-Cat en fut si fier qu'il ne se contenta pas de la publicité du Journal Officiel et de.la « distribution ».

Il fit imprimer le rapport augmenté de notes, d'un appendice, d'extraits de journaux et de lettres approbatives, en une élégante petite plaquette avec fleurons et culs-de-lampe, dont un certain nombre d'exemplaires numérotés sur papier de Chine et papier Whatmann.

Pendant plusieurs jours, M. Heuret-Cat ne fut occupé que de signer des dédicaces. Tous les familiers de ses bureaux furent invités à lui fournir des noms. Les représentants de la Biscotte Euréka dans les départements ajoutaient. un post-scriptum à leurs lettres d'affaires pour signaler des habitants notables de leur région à qui l'envoi de la brochure ferait plaisir. Des courtiers en anis, en citrons et en fleurs d'oranger faisaient leur cour en indiquant des personnages considérables de leur connaissaJ;lce qui seraient charmés de recevoir le rapport. On disait « le rapport )) par excellence.

bien, qu'est-ce que vous dites de ça ? demandait avec une bonhomie affectée M. Heuret-Cat à un farinier en tapant sur


une pile de brochures placées sur son bureau. Ça vous épate, ça? Hein, ça vous épate?

Ce farinier était un homme docte et beau diseur. Il se recueillit un instant puis avec une expression grave et pénétrée parla ainsi Je dis que ce sera comme pour la Phèdre de Racine à laquelle on préférait celle de Pradon.

M. Heuret-Cat ahuri regarda le farinier Le compliment n'avait pas porté.

Mieux inspirée fut la baronne de Brandt qui faisait de la publicité pour la Biscotte Euréka dans les journaux de modes. Eh bien, que dit-on du rapport? lui demanda M. HeuretCat.

Oh! c'est le bruit du jour, répondit-elle, on ne parle que de ça.

C'est ainsi que les progrès de la démocratie ont mis les courtisans et les flatteurs à la portée du commerce et de l'industrie.

Du reste, M. Heuret-Cat savait garder quelques dehors de modestie. Un matin, il en vint on ne sait à quel propos à parler de Jésus-Christ: Il était intelligent, dit-il; et montrant un paquet de ses rapports S'il était encore là nous n'aurions pas besoin de nous donner tant de mal

M. Heuret-Cat avait pris goût à la publicité. Il fit paraitre d'autres brochures, envoya des lettres aux journaux pour exposer ses idées économiques et sociales.

Le fabricant de pàtes alimentaires fut bientôt le capitaliste le plus en vue de Paris. Il était devenu comme une sorte de grand pontife du progrès, l'annonciateur d'un évangile humanitaire et scientifique dont il résumait la doctrine dans ces trois mots qu'il eÙt voulu faire graver au fronton des édifices Travail, BienÈtre, Crémation.

Des hommes politiques besogneux, des journalistes mal en affaires venaient demander des services à M. Heuret-Cat. Pour les dérober à la promiscuité du bureau des employés, on les faisait entrer dans le cabinet de Roger. Ils attendaient avec la mine anxieuse de gens qui méditent un emprunt. Quelques-uns faisaient part à Roger de leurs embarras, et lui attribuant un crédit qu'il n'avait pas, se recommandaient à ses bons offices mais tous entraient la tête haute et l'air dégagé dans le cabinet de M. Heuret-Cat.

Roger les entendait, avant que lu porte se fut refermée, qui saluaient d'un cordial et familier Bonjour, Heuret-Cat.


Les gens à projets pullulaient. Madame de Mondejar disait « Depuis que Colomb a découvert l'Amérique, on nous en offre une tous les quinze jours. ») On apportait chaque matin un nouveau monde à M. Heuret-Cat. Il y avait des fabricateurs de machines à voler et des constructeurs d'observatoires sousmarins. Tel proposait un filet pour recueillir les paillettes d'or des fleuves aurifères et tel un appareil pour le renflouage des navires échoués. Un autre avait imaginé une composition qui pourrait remplacer l'ivoire pour la fabrication des billes de billard tandis qu'un explorateur demandait un subside pour une expédition au centre de l'Afrique où il se flattait de dénicher le fameux cimetière des éléphants. Un anthropologiste réclamait des fouilles pour retrouver les traces des différents êtres formant la chaîne entre l'homme actuel et l'Anac~ba 'd'Hœckel, tandisqu'un astronome voulait qu'on entrât en communication avec la planète Mars à l'aide de figures géométriques dessinées sur les Alpes.

Pour quinze ou vingt fois millionnaire que fût M. Heuret-Cat, sa fortune n'eût pas suffi à subventionner tant d'entreprises. Quelques-unes seulement avaient part à ses libéralités, celles qui paraissaient plus particulièrement contribuer à l'avancement des sciences et au progrès des lumières mais il avait pour toutes des paroles d'encouragement et de bienveillance. Il était le La Fayette des idées et toutes les inventions avaient droit à son accolade.

Les journaux dont les directeurs faisaient payer leurs billets de fin de mois à la caisse de M. Heuret-Cat le comparaient plutôt à Delessert ce qui lui valait un courrier quotidien de vingt ou trente lettres de pauv res, toutes écrites sur le même papier quadrillé, de la même écriture lourde et obscure. Roger était chargé de les ouvrir. Beaucoup n'étaient pas affranchies. Le nom de M. Heuret-Cat pourtant si connu et qu'on lisait sur tous les murs de France y était estropié. On voyait qu'elles venaient d'un monde souterrain où les bruits de la surface n'arrivaient qu'affaiblis et dénaturés.

Trois ou quatre lettres parfois portaient le timbre d'un seul bureau de poste. Sans doute elles avaient été écrites par des voisins de palier qui s'étaient communiqué les uns aux autres la bonne nouvelle d'un homme riche et charitable qui donnait à tout le monde.

D'autres, d'un style plus soigné et qui gardaient les convenances épistolaires, étaient écrites pardes professionnels, qui venaient


chercher eux-mêmes la réponse. Roger les recevait. Il y avait des poètes, des professeurs, des médecins, des politiciens, des prix de Rome, qui traînaient leurs pieds sans bas dans des souliers à élastiques et des femmes de mine hautaine avec un reste de beauté, dont les toilettes laissaient dans le bureau le relent des vieilles hardes et le faguenas des dessous négligés. Roger offrait quelque menue pièce d'argent en alléguant le nombre des demandes qui ne permettait pas de « faire davantage » et cette excuse était acceptée avec un air de grande dignité.

XI

Depuis la fermeture du Divan Japonais, M. Wisse-Huart n'avait pu retrouver à s'occuper. M. Cavenel le soupçonnait de ne plus se nourrir que de croissants. IL l'i7avitait à dlner aussi souvent qu'il l'osait; mais M. Wisse-Huart faisait des difficultés pour accepter.

On parlait de lui un soir chez M. Vaucel.

Que diable, disait Roger, on est magistrat ou on ne l'est pas. M. Wisse-Huart aurait dû faire ce que le gouvernement lui demandait. Il est puni d'avoir manqué de modernisme dans la conception des devoirs d'un procureur de la République. IL en coûte pour entretenir une conscience, comme disent les Anglais, remarqua M. de Palos.

C'est pour cela, fit observer n1. Cavenel, que dans les tragédies et les épopées, les rois ont seuls le privilège de se mettre en colère et de se disputer. L'antiquité primitive avait compris que les indignations d'homme libre ne convenaient pas aux gens qui n'avaient point de chars, ni une armure assez épaisse. Ceux-là se bornaient à entourer les grands et'pensaient comme eux. On disait ceux qui sont autour d'Agamemnon, ceux qui sont autour d'Achille

Croyez-vous qu'on garde beaucoup plus la possession de sa personnalité dans nos partis politiques actuels ? demanda M. Le Nud, fonctionnaire enragé de réaction, qui, dans le salon de madame Vaucel, donnait cours à ses passions anti-gouvernementales.

La pensée de M. Vaucel restait occupée de M. Wisse-Huart Je trouve, dit-il, que la vieillesse des honnêtes gens est un spectacle démoralisant et qu'on devrait cacher à la jeunesse.


On servit le thé.

Roger, donnez donc l'eau-de-vie, dit madame Vaucel pendant que Germaine passait le sucrier.

Roger alla prendre le carafon sur le meuble Boule, derrière le caladium du Brésil artificiel, et en fit les honneurs à MM. de Palos et Le Nud. Il était à présent chez les Vaucel dans la situation d'un prétendu accepté et déclaré. Pour tout le monde le mariage était décidé en principe. On attendait seulement le règlement de quelques arrangements de famille.

Bien qu'on ne le leur eut pas dit, les amis savaient l'opposition de madame Devillers mais eux, non plus, ne croyaient pas qu'elle fut irréductible. Ils s'attendaient toujours à recevoir de madame Vaucel l'avis que le jour était pris pour l'accomplissement de l'heureux événement.

Dans le coin d'un salon, quelqu'un disait, parfois J'ai rencontré mademoiselle Germaine avec son fiancé, dimanche à SaintCloud. Madame Vaucel était, sans doute, quelque part près de là, je ne l'ai pas vue.

Mais du tout, ils sortent seuls, répondait une vieille demoiselle. Je les ai aperçus, l'autre jour, à la gare de Saint-Mandé. Madame Vaucel n'était certainement pas avec eux. Un mariage qui traîne ainsi c'est toujours mauvais, disait une dame qui ne répugnait pas aux lieux communs. Et pourquoi donc ? En Amérigue, en Angleterre, en Allemagne, une jeune fille attend son fiancé pendant des années. Mais si le mariage manque après cela, la jeune mIe est compromise.

Allons donc Ce sont des préjugés de vieux peuples finis. Mais croyez-vous que madame Vaucel connaisse ces promenades ? reprenait la dame aux lieux communs. Je suis bien loin de penser qu'elles aient rien de répréhensible; mais, enfin, elles pourraient faire du tort à mademoiselle Germaine. Je trouve qu'on devrait avertir madame Vaucel.

Comme vous voudrez. Moi, je ne m'y frotterai pas. D'autant plus que si comme c'est très-probable, madame Vaucel y donne son consentement, elle trouverait très-mauvais qu'on parut les blâmer.

J'estime d'ailleurs parfaitement naturel que mademoiselle Vaucel se promène avec son fiancé. Elle est forcément émancipée par son emploi dans une administration et sa mère ne peut pourtant pas quitter continuellement son mari paralysé Si les jeunes gens avaient quelque chose à cacher, ils ne se montreraient


pas. Il faut nous débarrasser de ces moeurs d'un autre àge que nous avait données l'influence espagnole.

Malgré tout, la dame imbue de préjugés latins, finit par exécuter son idée. Un soir, chez Madame Leflamangel, assise près de Madame Vaucel, elle s'écria en regardant d'un air de ravissement Roger et Germaine qui valsaient ensemble Quel joli ménage ils feront Je les ai rencontrés l'autre jour dans la rue de Moscou. Ils sont si beaux tous les deux 1. Tout le monde les admirait. Madame Vaucel la foudroya du regard

Vous vous êtes trompée, madame, dit-elle, ma fille ne sort pas avec M. Devillers.

La dame n'insista pas, mais la réponse de madame Vaucel à cet avis détourné fut répandue dans le petit monde et y causa quelque étonnement.

(A suivre).

LEFEBVRE SAINT-OGAN.


L'excellent écrivain Edouard Rod repose à nouveau la question de fart social, de fart pour l'art, de l'action soeur du rêve, comme dit Baudelaire, ou antithétique au rêve. Tous les écrivains l'ont agitée avant Rod, tous la reprendront après lui, avec de nouveaux arguments, ou de neuves constatations toujours bien pareilles. Oh majesté des vieux problèmes qui se posent tojours et que personne ne peut résoudre. Th. Gautier écrit son Divan, ses Emaux et Camées au son des chansons révolutionnaires de r8~8 parmi l'accalmie de l'Empire, Flaubert fait revivre les combattants de 1848, et les bourgois, les militants, les exploiteurs, les héroïques, les mous, et c'est aussi de l'art pour farl, et c'est tout de mème une peinture sociale la définition est creuse en général, elle ne définit rien, elle ne marque les limites de rien un Paul-Louis Courier c'est un artiste, c'est un pamphlétaire; il a des écrivains de l'art pour fart les traits principaux, sobriété, concision, production rare Stendhal est-il un écrivain de l'art pour l'art ou un sociologue? les deux. Et ainsi le problème toujoursposé change de face et devient plus inquiétant. On voit bien qu'il y a un problème, mais onne le distingue plus.

Je sens bien qu'il y a encore autre chose de plus récent, de très sérieux. La formule la plus simple de l'angoisse de certains esprits ne serait pas celle-ci l'écrivain peut-il être préfet, député, gouverneur de lointaines colonies et demeurer un écrivain, et souvent pour certains esprits anxieux d'exactitude, le peut-il? se transformer en un, le doit-il? Et voici le point essentiel du changement de problème Vigny s'enferme >e daus sa tour d'ivoire. Hugo n'a point de tour d'ivoire; il clame en pleine agora, il monte à la tribune, il pa~phlétise, il prophétise. Musset s'enfuit loin de la politique, ne laisse pour gage de l'attention qu'il porte aux questions sociales que cette méchante boutade de Dupont et Durand, qui n'est mème peut-ètre qu'une longue épigramme de l'ancien amoureux de George Sand aux socialistes qui entourent après lui Indiana devenue une Muse républicaine. Lamartine, après avoir joué de la harpe dans le plus fluide des dogmes, fait de la politique. Hugo, Vigny, Musset, Lamartine agissent de façon. diverse; ils ont ce droit, se le considèrent; c'est un choix qu'ils exercent. Ils ne songent point qu'ils

LA

TOUR

D'IVOIRE


aient philosophiquement raison les uns contre les autres; les politiciens ne blâment point les isolés. Ceux qui font de la politique ont cette idée qu'ils font deux choses de l'art et de la politique les autres, les isolés, ne font que de l'art. Ainsi juge-t-on la question depuis la Révolution jusque sous le second Empire. Actuellement, la façon de voir n'est plus la même, pourquoi ? parce qu'il est entré dans la question un factum nouveau. Si les écrivains se demandent maintenant, non plus si on peut, mais si on sait faire de l'art social, c'est que la diffusion des théories socialistes a posé le problème de façon à ce que nul écrivain n'en ignore.

L'ancienne Revue libérale laissait au poète, à l'écrivain sa place dans la cité, sans la lui discuter le poète était un ornement, si l'ornement semblait seyant et d'un bel effet, on le jugeait en bonne place et on tâchait de le mettre en meilleure encore, à l' Académie, à la Chambre des pairs, au Sénat; les pouvoirs modernes, habitués à compter avec les valeurs morales et intellectuelles en tant que ces valeurs ne les gênent pas, leurs adressaient des coquetteries et demandaient à l'artiste de ces adhésions, de ces avalisations superficielles telles qu'en réclament les bonnes industries ne toniques. L'ancienne société reconnaît aux gens le droit d'ètre écrivain, bon ou mauvais, à la condition qu'ils paient leurs impôts, et elle les primait quand ils avaient manifesté quelques éclats à titre d'expert.

Le socialisme, le collectivisme surtout a renouvelé la question, le bon Platon reconduisait le poète à la porte de sa république en le couronnant de roses pourpres ainsi encore, les directeurs de théâ.tre éconduisent les jeunes auteurs de légers actes en vers; ainsi les chefs d'administration se défont, avec force sourires, des jeunes gens qui aiment à cadencer les mots entre la copie de deux circulaires. Mais le socialisme n'est pas comme le bon Platon, ce n'est pas un état théorique que choisit ses citoyens, et qui veut mettre le poète à la porte de la république universelle, sans s'occuper le moins du monde de ce que deviendra l'exilé, le socialisme veut que tout le monde vive dans sa forte organisation, vive quoiqu'il fasse, et voicile poète logé; mais que fera-t-il dans l'organisation future de la cité?

C'est ici qu'intervient la théorie de l'art social au premier aspect, elle est salvatrice elle est mieux elle est juste.

Puisque tout le monde a droit à de la beauté dit la langue vulgarisée du socialisme, il faut des ouvriers de beauté les artistes sont là pour ça parmi les artistes, ceux qui s'occupent de beauté plastique orneront les places et les rues, les musiciens écriront la musique des grands drames lyriques que le peuple ira applaudir le soir, les poètes nous feront des poésies que le peuple répétera, et ils donneront aux solennités populaires des hymnes pindariques, des odes en sus, ils écriront le journal de la cité ils travailleront pour les besoins de l'imagination de la cité. Mais en attendant que cette cité soit organisée que la fète du pain pour tous soit quotidienne et universelle, que


l'humanité, affranchie des mêmes tortures et des journalières gehennes, vive d'un travail libéré et d'entente générale, que feront les poètes ? La réponse est simple ils aideront de toute leur force à la préparer. 1: idéal n'est pas sans beauté. Il s'agit de transporter à des idées nouvelles qui ont bien leurs coins arides (car si la question de la socialisation des chemins de fer est actuelle, palpitante, urgente, capitale même, il n'en est pas moins vrai qu'elle ne peut s'énoncer en termes artistes) il s'agit de donner à ces théories purement économiques qui ouvrent un horizon de tranquille bonheur les beautés d'art, de leur passer un manteau de fils d'or, d'indiquer qu'avec la fête sociale il y aura la fête de l'esprit la tâche du poète est de rendre séduisant cet horizon de courbes nues et dépouillées dont nous enlevons le faux luxes, et où nous n'avons pu encore installer les vraies fêtes, les camp s du drap d'or de la cité future, les avenues de joie de Babel enfin construite par des travailleurs de même langue et de même esprit. L'art social a donc un but de prédiction.

En plus, il doit faire constater sentimentalement, faire toucher du doigt par les détails anecdotiques quelle distance nous sépare encore d'une époque heureuse, par le récit vrai des temps où nous vivons à l'évocation du futur, il peut opposer l'évocation du passé. Un roman historique bien conçu peut être un beau monument d'art social au même titre qu'un réaliste ou vériste, ou de constat; ou qu'un roman prophétique ou d'espérance, L'écrivain a le droit aussi de ne se point borner à espérer, à constater, à reconstituer, il peut défendre son opinion, et ainsi à l'ode lyrique, à l'ode dramatique qui annonce les odes futures"aux romans de constat, d'histoire, de prophétie, au théâtre social rendant plus vive, plus agissante une discussion de thèses, il peut joindre encore le pamphlet, le genre destiné à disparaître lorsque tout le monde sera heureux, et tout le monde intelligent. C'est tout un ensemble de genres, c'est toute une littérature qui peut prendre la formule, le titre, l'étiquette d'art social, qui est bien venue, bien fondée et peut donner de belles oeuvres. Est-ce tout l'art social ? Non. Est-ce le meiletir de l'art social? Ce n'est pas sûr.

Notre ami Gustave-Adolphe Hubbard, dans de belles allocutions, pré cisément prononcées à des fêtes ou quelques linéaments de l'alliance future de l'art et du peuple s'indiquaient avec netteté, a quelquefois loué les poètes d'être sortis de leur tour d'ivoire, ou les incitait à en sortir, ou reprochait à ceux qui n'en étaient pas sortis d'y demeurer encore. Il y a bien du juste dans ce qu'il disait et on voit mal en effet, au premier aspect, un homme occupé au moment où il s'agit de partager la propriété et d'en rendre le bienfait universel, occupé uniquement et fasciné par le rôle de la consonne d'appui. Evidemment, devant l'âme universelle, devant la marche de la civilisation, devant la marche du quatrième état, avec ses belles bannières pourpres et


noires, de plus en plus visibles, éclatantes ou urgentes, l'affaire de la consonne d'appui perd de son importance. Elle n'a provoqué l'attention humaine qu'en quelques endroits de Paris et des grandes villes. Au Bal des Arts particulièrement, et sous l'ombreuse pépinière du Luxembourg c'était sous l'Empire on ne pouvait s'occuper de rien que de choses frivoles, de sports, de modes ou de consonnes d'appui; c'est pourquoi, car chaque chose en son temps apporte avec elle son attrait et sa succulence, la consonne d'appui eut du bon; elle réalise un progrès; c'était quasi-intelligent de s'occuper de cette verbalité. Mais depuis, le temps a marché, les bannières se sont rapprochées avec un grand bruit de pas de corps de métiers en marche; c'est sans sans doute pour cela que les poètes symbolistes, tout en rappelant les jolies préoccupations de leurs ainés, ont tout à fait négligé la consonne d'appui et pour eux, Banville avait sa consonne d'appui comme il eut son béret bergamasque de velours noir, son veston rouge, souvenir du gilet rouge du Gautier d'Hernani et la grande lyre dont il parla fréquemment. Mais si les nouveaux poètes n'ont qu'indifférence pour le béret, le veston, la grande lyre et la consonne d'appui de Banville, ils aiment sa joie, son lyrisme et ont retenu sa belle éloquence parfaite (la consonne d'appui n'est pour rien dans cette perfection).

Beaucoup de préoccupations d'antan ont suivi dans l'ombre du passé, dont rien ne revient que pour les érudits, la consonne d'appui, le rondel, la ballade et bien d'autres amusements, d'autres curiosités qu'on pourrait voir aux fenêtres des bons ouvriers logés dans les tours d'ivoires, à côté des pots de belles fleurs et de leurs oiselets captifs. Mais si on a dù abandonner tous ces menus objets, toutes ces petites coquetteries, toutes ces gentilles et inutiles perfections, s'ensuit-il que le travail à l'écart d'un Vigny soit moins utile à l'art social que l'art oratoire et en dehors d'un Hugo; mettons Vigny et Hugo au futur, demandons-nous si les nouveaux poëtes doivent vivre avec. Dans la foule ou à l'écart d'elle, en travaillant pour elle; pour mieux dire, l'oeuvre d'art social, pour être de l'art social, doit justement porter sur un point débattu dans les journaux du matin ou de la veille.

En ce cas M. Brieux serait le parangon, le modèle de l'artiste social. Or, il n'en peut rien être et il est inutile de le prouver, car cela est implicite, non en conversation politique, mais à coups d'incidents dramatiques habilement présentés, ce peut être le summum de l'art social; la grande raison de l'infériorité de cette formule, c'est qu'elle n'est que vulgarisation, qu'elle n'appoi te quedudéjàditet dudéjàsu,ingénieusement apprêté et alors cela devient de la vulgarisation qui peut être intelligente, de l'appropriation habile d'un métier d'art, aux nécessités courantes aux chances existantes de succès. On peut faire des choses séduisantes en obéissant pleinement aux go litS du jour, en subissant une orientation. On ne fait d'art social ou non qu'en créant soi-même une orientation, qu'en posant une direction, en indiquant du TOME XXVII, 27


doigt un point de l'avenir, où les autres ne distinguent @ncord rien ou pas grand'chose.

D'où pourra-t-on ainsi interroger utilement l'ho1'Ízon?

Peut-être de la place publique, si on ne s'y accorde pas trop de loisirs à lire les journaux bien faits et à écouter les orateurs qui parlent avec chaleur, avec raison, avec génie même des affaires courantes plus sftrement de la terrasse des vieilles tours d'ivoire, d'où d'ailleurs on entend suffisamment monter le cri confus de la foule innombrable d'où l'on voit avec une suffisante netteté de vision, les fils de ses direction! pour conclure de ses besoins, de ses aptitudes, de l'ensemble de soh avenir. Et pour bien comprendre la foule et bien la servir, et faire enfin de l'art pour tous, faudra-t-il, mon cher Rod; faire de l'action, être candidat élu du préfet ou quelque chose en ce genre ? Ce ne sera pas nécessaire on pourra l'être,

Il y a de bon poëtes qui sont dans l'action de tous les JOUrs; maili1 ls demeurerons de purs artistes qui ne chercheront qu'à être non tant des miroirs que des inspirateurs de foules.

GUIIU\>è KAHN.


Il est bon pour M. Carolus Duran que depuis longtemps il ait une réputation d'escrimeur habile, et ce n'est pas pour rien, que, durant une longue jeunesse, vêtu de velours; les manchettes toutes vibrantes, disait Degas, d'un pouls vénitien il ait fait de l'escrime dans un atelier tout orné d'ébauches et de sonores guitares. Car cet aspect espagnol autant que condotierre, cette légende d'agilité et de souplesse, le rend moins sujet à faire sourire lorsqu'on vient lui apporter une excellente épée de Tolède, ornée à Paris, pour qu'il la mette à son côté, les jours d'Institut.

Les personnes assez âgées pour avoir vu le respectable M. Vacherot, hoi4nie éminent dans la politique et la philosophie, descendre la rue Gay-Lussac, en bicorne, et le bout du fourreau de l'épée dépassant quelque peu tin palotôt noisette, plus métaphysique que militaire, peuvent seuls se rendre un compte exact du pittorésqüe que peut offrir l'épée de l'Institut, l'arme du reître, transportée dans un monde bourgeois, et agglutinée à un complet à. palmes vertes. Ah nul doute que Carolus Duran ne l'emporte magnifiquement en prestance sur son distingué prédécesseur, dans l'immortelle confrérie, et qu'il en porte à merveille l'épée, la queue de pie èt le bicorne. Mais les règlements de l'Institut lui permettent-ils de faire des armes avec ce glaive d'art? Il ne pourra que le porter, le porter sans le dégaîner jamais, sauf au cas improbable d'une guerre civile d'art, où l'impressionnisme déchaîné sur les personnes de ses nombreux adeptes, viendrait assaillir les locaux de l'Institut Si M. Françoi8 Coppée, retrouvant dans un coin de la bibliothèque la lyre du Ltitrin, pouvait retracer les prouesses de Carolus, ayant au poing l'épée d'art conçue par M. GalJrges Berger et exécutée par les meilleurs artistes, la nouvelle Tizonne deviendrait alors immortelle, et Cluny, plus tard la revendiquerait et lutterait pour l'avoir contre le Musée de l'armée. Haraucourt alignerait ses preuves et sortirait vainqueur du tourhoi, car l'épée l'Institut est au moins médiévale et d'accord avec la mentalité g'éhérale dl1 temps des Valois. Il y aurait pourtant un cas où M. Haraucourt devrait baisser pavillon, renoncer à ses revendications, soit en se frappant le front comme un homme inondé de lumière sur le chemin de Damas (fabri-

CARNET

L'Épée de Carolus.

PARIS

DE


que de sabres), ou bien en s'inclinant comme devant un alné autorise, ce serait au cas où M. le Directeur du Musée de Saint-Germain (antiquités gallo-romaines et même préhistoriques), viendrait, avec un cortège de gardiens, barbus et vêtus à la Cormon, revendiquer ce vestige des âges de fer et des périodes du bronze l'épée académique, l'épée décorative, l'épée préhistorique.

Les vieilles Épigrammss.

Où vont les vieilles épigrammes? Il est à craindre que les meilleures ne soient perdues; les meilleures épigrammes ne s'impriment pas elles ne sont pas en vers ce sont des personnes spirituelles plus que bonnes qui les adressent aux autres persorines, en prose, avec un sourire. Il y a beaucoup de dames qui excellent à ce jeu.Les épigrammes circulent un instant, elles se répètent, elles se fanent, elles meurent; elles sont flétries dès que la personne blessée par la petite flèche s'est éteinte, s'est simplement corrigée d'un travers, on parfois, dès qu'elle a tourné le dos, car l'épigramme n'est amusante qu'en la présence de la victime. Un conférender, néanmoins, réunissait, il y a quelques jours, dans une brève causerie, la fleur imprimée de l'ancienne épigramme. Il s'en trouve de jolies, chez les amateurs.

Un certain Borde dit à une dame

Çà, m'aimez-voua un peu? Voyons où nous en sommes Dit Eraste à Doris. Monsieur, de tous les hommea Vous êtes le dernier que mon cœur choisira.

Parbleu, j'en suis ravi, mon tour arrivera.

Gassendi, qui fut un philosophe aimable, dit

Céphise est brune et Zéphirette est blonde Et toutes deux ressemblent à l'amour. Or, si du ciel, la faveur quelque jour, Vous parinettuit de revenir au monde Et d'être l'un ou l'autre au retour,

Dites, Chloé, q.el choix serait le vôtre ? Chloé reprit d'un air mystérieux

Je choisirais d'être l'une des deux

Mais je dirais beaucoup de mal de l'autre.

Et Gombauld, qui fut bel esprit sous Louis XIII, dit galamment d'une

dame qui ne lui perpétua point ses faveurs

Caliste partit de ces lieux

Et l'absence de ses beaux yeux Avait rendu mon âme triste. o regrets 1 Ó voaux superflus Deux ans après revint Caliste Mais sa beauté ne revient plus.


Esprit d'antan, l'épigramme est morte; on l'a remplacée par le trait, par le mot de la fin, par la petite pointe qui termine le mot du journal. Contre la spécialité.

Il y eu autrefois un homme d'esprit dont le rêve était de fonder une revue, rédigée par des gens qui eussent surtout parlé de ce qu'il ne connaissaient point, ou du moins étaient censés, de par leurs occupations favorites, ignorer. Dans ce projet, élaboré vers 18/8, cet homme, d'esprit original, pensait à confier la critique dramatique à 1\'1. Spuller, la polititique étrangère à M. Dumas fils, à demander à l'archevêque d'Autun son opinion sur les crimes passionnels et à M. Jules Simon une chronique sur les modes. N'est-ce pas ainsi précisément qu'agit un de nos plus sympathiques directeurs de théâtres, qui, lorsqu'il voit venir vers lui, des vaudevilistes d'un succès affirmé, leur crie du plus loin qu'il les peut apercevoir « Une pièce triste, s. v. p., une pièce triste »

La Religion de Paul Bourget.

On ne s'ennuie pas à l'étranger; mais peut-être, à certains points de la Suisse, trouve-t-on le temps un peu long; les personnes qui jouissent là du bénéfice d'une vie tranquille et que ne troublent point les trombes de la grande vie se livrent fréquemment à l'entomologie, à la classitication outrancière, à l'étude des infiniment petits. Un esprit curieux parmi ces démonteurs de petites machines, un coupeur de cheveux en '32 ou 64, n'a trouvé rien de mieux pour se divertir que d'étudier les œuvres de M. Paul Bourget pour y chercher sa religion. La religion de M. Paul Bourget ? où elle va? d'où elle vient? que signifie-t-elle? Voilà un travail qui n'est point de la petite bière et dont, au moins, le caractère d'urgence est nettement déterminé. Nous demandons la publication intégrale de ce document sans pair.


REVUE MUSICALE

La Fille de Roland. Une nouvelle Symphonte de Vincent d'Indy. Ce n'est pas d'aujourd'hui que nous affirmons que la musique fr~pçaise (iJe dé~uagnérise nos lecteurs le savent (i). Et voici deux q--uvres qui fournissent des preuves nouvelles une tragédie lyrique, que symphonie. Le <1ébut théâtral d'un jeune qui promet le poème prchestral d'un maître qui tient.

Pour ses débuts au théâtre, un jeune musicien choisit la Fille de Roland ce choix n'est-il point significatif ? Ne favorise-t-il pas le pressentiment d'une oeuvre sage et pondérée, grandiose sàns vertige et moderne sans outrance, au demeurant très classique, en cela, déjà, toute française ? Et la désignation de tragédie lyrique ne vient pas infirmer ce pressentiment. La vieille France respire toujours dans la nouvelle. On ne supprime pas les aïeux.

La Fille de Roland, la tragédie non lyrique, remonte au mois de février i8~5 on sait par coeur le drame en vers de feu M. Henri de Bornier, tragédie plutôt, délivrée seulement de la triple cuirasse des trois unités, tragédie touchante et bien faite où le devoir l'emporte, comme il convient, sur l'amoUl', d'intention très cornélienne et de réalisation quelque peu bourgeoise. On sait par cœur la Fille de Roland je le suppose, du moins et j'imagine exceptionnelles (puisque la Fille de Roland compose l'une des plus belles matinées classiques du jeudi), les jeunes spectatrices, distraites auditrices, qui se demandent, jusqu'au tomber mélancolique du rideau, si Gérald doit épouser Berthe ou partir. Non, Mesdemoililelles, il n'épouse paii, le fier Gérald, il part et le fils du traHre Ganelon ne peut loyalement s'unir à la fille du preux qu'a livré son père. Car tout est là. Sur ce drame bourgeois, sur cette idylle héroïque et sentimentale qu'aurait approuvée le bon Diderot même en son légendaire manteau de drame romantique, plane la haute et blanche figure d'un vieux roi de chanson degeste Charlemagne, empereur la barbe fleurie.

Mais, ô poètes, nos contemporains, pour faire parler notre vieux Karl le Grand, ne faudrait-il point le génie surhumain d'un Victor

(1) Cf. la Nouvelle Revue des 1" mai et 15 octobre 1900, et du 1" mars 1901


Hugo, d'un Riohard Wagner ? « Il!! étaient les géante, lions sommes les fourmis ». Mais qu'y faire, en toute raison' Donc, M. de ]Jomier mit en vers la Fille de Roland et, vlngt-neut ans plus tard, un compoIdteur français la met en musique. Toutes choses différentes d'ailleurs, la Fille de Roland nous inspire (j'abord, les mêmes réflexions que la Reine Fiammette pourquoi ces livrets oalqués sur up ouvrage poétique qui, déjà, vivait par lui-même ? Pourquoi ce double vêtement imposé dès lors à l'idée, la rime et la note ? La belle musique et le beau vers ne JIisquent.ils point de faire double emploi, de se paralyser, à tour de rôle, au lieu de iI'lmtr'aider? Mettre en musique le conte ou 16 drame en vers, c'est surcharger la parure et dédoubler la forme. Un exemple aussitôt que Charlemagne a reconnu dans le comte Amaury le traUJle Ganelon, le vieil empereur s'indigne et s'étonne, et s'écrie: Comaient un tel père a-t-il pu produire un tel fils Et le repentir, tout bas, répond simplement: « Vous oubliez sa mère 1) Cette réplique heureuse, qui mouille les mouchoirs de toutes les matinées passées, présentes et futures, ne gagne rien au secours de l'art mUilioal o'est à peine même ai je l'entends, si la pensée s'impose parmi les timbres. Faut-il donc, avec tristesse, en conclure que l'art musicaldessert l'idée qu'il croyait servir et l'accu¡¡er de félonie ? Nullement, dès que le poème est fait pour la musique et que leur légitime union se consomme harnioaieuse, selon los vœux d'un po~te-musicten mais, encore une 1'oill, le beau vers n'a que faire de la plus belle des musiques, et la cornélienne réplique s'éteint sous la note.

Ceci n'est point pour diminuer le mérite ou le talent du compositeuro. Aujourd'hui comme hier, ces réflexions précèdent toujours l'audition du nouvel ouvrage elles sont purement théoriques.

Aujourd'hui, le compositeur est Henri Rabaud. Son nom seul réveille les sympathies mélomanes les fidèles de nos concerts domlnioaux ont applaudi maintes fois ce prix de Roirie de 1894, élève de Massenet, tout oomme Debussy mais là i'arrètent promptement les ressemblances. Ils connaissent ses envois de Rome ion Divertissement sur des chansons ru8sea; rapsodie vivante, et son Job, Ull petit oratorio savant, charmant et puissant, plein de musique et de poésie (ce qui fait deux), et dont Alfred Bruneau disait avec une intuition confraternelle, d'autant plus édifiante qu'elle devient plus rare « A chaque page, un artiste véritable se révèle, épris de simplicité, de noblesse et de grandeiiii, Avec quelle joie je le constate 1 La saine joie d'Alfred Bruneau, critique-musicien, doit persévérer, car le témoignage loyal, qu'il rendait à Job, convient on ne peut mieux à la Fille de Roland. Et l'auteur continue d'apparaUre, après cette première épreuve aux feux de la rampe, l'un de nos meilleurs musiciens, « l'un des maîtres de demain ». M. de Bornier dirait même, à bon droit, d'après COl'neille, que la valeur, musicale aussi, n'attend pas le nombre des années et que nos jeunes, pour leur coup d'essai, veulent des coups de maUre. Cette tragédie lyrique, en quatre actes, representée pour la premiène fois, sur la scène


de l'Opéra-Comique, le mercredi soir 16 mars 1904, est l'une des plus remarquables partitions du siècle nouveau dans sa liberté d'allure et son coloris moderne, oeuvre traditionnelle résolùment L'auteur de la Procession nocturne, déjà célèbre, et de deux Symphonies applaudies est un symphoniste et ce néo-symphoniste est un néo-classique. Sa tragédie, comme ses symphonies, semble écrite « de main d'ouvrier ». Son écriture, personne n'élèvera la voix, comme le Saxon damné de la pièce, afin d'en contester la vertu sévère et sa très lég'itime union solennelle avec le drame grave on sent à chaque page, et dès les premières mesures fuguées du premier acte, que le prix de Rome de 1894 adore Haendel et Bach, sans négliger notre Rameau néophyte épris des vieux maUres, disciple imprévu des nobles cantors, ce jeune est une vivante preuve en faveur d'un art classique renaissant il aime le juste et le sobre, et la simplicité, raffinement souverain. Sans doute, il n'ignore pas le géant de Bayreuth il sait parfaitement, au contraire, que tous ceux qui rêvent du drame musical ou de la tragédie lyrique, sont, par définition, wagnériens, de même que les wagnériens sont gluclzistes mais ni Gluclc ni Wagner n'ont inventé la loyauté de l'expression dramatique on la retrouve avant eux chez Rameau, chez Traetta, chez Monteverde, dont l'Orfeo, remonté par la Schola, vient d'être une révélation. Donc 1~I. Rabaud ne renie pas \Vagner (et même un r3·thme loheng~rinien souligne l'héroïque départ de Gérald sous le salut étincelant des épées, alors que Charlemagne proclame « Il est plus grand que nous » Mais M. Rabaud ne se veut ni Wagnérien, ni Debussyste il fuit également l'exaltation passionnelle ou le murmure enchanté par-delà N'%Iagner et Meyerbeer, inégalement décoratifs, il sent que la France musicale d'aujourd'hui n'a plus d'autre espoir que d'écouter les maUres d'autrefois.

Alors comment se fait-il que sa partition, musicalement si généreuse, ne nous apporte pas, esthétiquement, c'est-à-dire, ici, dramatiquement, une délectation sans mélange ?

L'auteur est un symphoniste et sa distinction devient parfois monotonie son essor trahit l'effort son élévation parait plutôt lumière que chaleur. Il est aux antipodes de Xavier Leroux il n'est pas complètement encore homme de théâtre, Le symphoniste a beau multiplier le .fugato le plus serré, la polyphonie la plus ingénieuse, les marches harmoniques ou guerrières les plus hautaines, tbus les trésors de la basse continue et du contre-point, et les dessins obstinés, et les pédales menaçantes, et les plus savantes activités du quatuor, l'abus même de ce style fugué prête à son drame un faux air d'oratorio théâtral en dépit des plus rares éclats des trompettes chevaleresques, un aspect de grisaille. assoupit l'intérêt. Ces scolastiques dessins accompagnent les scènes les plus tendres ou les plus farouches ils se mèlent à l'harmonie plaintive, aux cors vengeurs. L'orchestre de M. Rabaud chante avec le-drame et les voix, il suit de très près l'action connue, il s'enfle,


au premier acte, avec les cris du remords il s'élève, au second, avec les primitivef, solennités de l'alliance qui maudit Ganelon sous ses propres yeux il accompagne fièrement Gérald, au'troisième, à la victoire de Durandal reconquise par Joyeuse il se lamente, au quatrième, avec l'angoisse du père et l'infortune des enfants: mais cet orchestre actif sous le drame est moins un miroir palpitant qu'une symphonie sereine. M. Rabaud reste symphoniste.

Et puis, son éclectisme est froideur il aime à bon droit la déclamation mélodique et la mélodie vocale, il ne repousse pas dédaigneusement le cantabile, alors même que Ganelon se souvient de « l'affreux pèlerinage et du « vallon maudit » mais ses ensembles vocaux, très admissibles en principe, ne sont pas assez caractéristiques pour se faire absoudre, ils font trop souvent songer à quelque retour offensif de l'opéra, sans avoir l'excuse inspirée ni le souffle webérien du Roi d'Ys. Vous m'objecterez que Lohengrin n'est qu'un opéra mais Lohengrin, le 28 août 1850, à Weimar, était une évolution. Son noble « vieux jeu » préparait l'avenir et devançait les temps. Cinquante ans après lui, nos musiciens et ros peintres ont trop d'inclination pour la bibliothèque ou pour le musée las de violence ou de plein-air, ils se cloîtrent. Et c'est ainsi que le symphoniste arrive à prévaloir sur le dramaturge.

Après tant d'impressionnisme, il serait fâcheux que le renouveau classique en vînt à se paralyser par trop de souvenirs et que ce printemps désiré ne fût qu'un nouvel automne.

Enfin, ce vestige ou ce regain d'opéra jure un peu trop avec les curiosités archaïques du jeune savant, qui donne au chant guerrier de Gérald l'un des tons du plain-chant et qui, parmi les notes argentines des cloches, prète au choeur d'action de grâces célébrant sa victoire la diaphonie moyen-âgeuse, échafaudage rugueux de quartes et de quintes. Cette rauque diaphonie existait-elle déjà, dans ce sombre palais roman d'Aix-la-Chapelle?(i) Mais si le compositeur de la Fille de Roland, par un scrupule exagéré de couleur locale, voulait s'en tenir à la musique du temps de Charlemagne, il réduirait fort et sa palette et son savoir; il se priverait volontairement de ces ensembles compliqués et vibrants qu'il parait chérir, de, ces belles répliques des choeurs animés qui, plus d'une fois, interviennent dans son action comme un personnage aux cent voix. Trouverait-il mème, au fond de ces âges reculés, la couleur sombre avec laquelle il les évoque et qui compose la plus originale partie de son œuvre?

Les deux derniers actes autour du trône respecté, les plus vivants, donc les meilleurs, sont traversés de cet étrange clair-obscur musical de bas.empire qui collabore sourdement avec le profond décor de Jusseaume et la saisissante mise en scène de 1-I. Carré pour ressuciter dans l'âme assombrie tout un passé; monacale atmosphère de basili(1) Ce~systéme barbare ne s'est imposé qu'au siècle snivant.


que et de vitrail, pleurent le regret, le remords, l'amour, où la victoire même se fait liturgique et le triomphe discret. Et, patriote ou justicier, Charlemagne a'de nobles accents. Singulière musique de l'an 1904, dont l'extrême science rejoint la rudesse des vieux âges L'interprétation concourt à l'évocation les deux vieillards sont superbes. Le comte Amaury (jadis Ganelon), c'est Dufranne, un artiste qui sait transfigurer son rôle et le faire passer au premier plan. Grâce à lui, Ganelon devient sympathique et son auguste remords ajoute à la majesté du rôle et dudralue une passion qui leur manquait. Charlemagne, c'est Vieuille, aussi majestueux que sous les traits chenus du vieil Arkel courbé sur le bras fluet de Mélisande. Et ce n'est point d'abord la musique qui semble autoriser le rapprochement Rabaud et Debussy ne sont pas du tout rrzp-y~en-kgeztx de la même façon A l'ombre de ces barbes grise ou neigeuse, un sourire triste émane du jeune couple amoureux (Léon Beyle et Mme Carré). MM. Sizes, AlLavd, Huberdeau, Viguié, Mlle Dumesnil et Mm. Muratore, pages gracieux, rivalisent avec les chœurs, avec l'orchestre de Messager, pour ne point trahir le plus musical de nos théâtres et la musique d'un musicien. En si bémol, comme la tragédie lyrique, une nouvelle Symphonie de l'auteur de fEtranger, dédiée à Camille Chevillard et superbement jouée les 28 février et 6 mars au Nouveau-Théâtre, arrive à temps pour confirmer notre affranchissoment. Le philosophe Nietzsche, qui souhai-. tait la fin du wagnérisme, applaudirait. Devant les dix pièces qui composent la suite récente du Triomphe de la Asort, le nom d'Alphonse Legros nous suggérait spontanément le nom de Vincent d'Indy même religion pour l'Allemagne austère et pour les nobles pensers. Mais, chez le musicien comme chez le peintre-graveur, l'accent régional a persisté toujours la science d'outre-Rhin n'a jamais étouffé le souvenir de l'Ardèche; un parfum cévenol s'exhalait de bonne heure de Saugefleurie. L'auteurdelaSymphonie sur ztrz thème montagnard français n'ajamais cessé de méridionaliser la musique », entremêlant la couleur descriptive et. pittoresque à la musique pure, avec une sorte d'humour grave et bien personnel tel son maître César Franck, le romantique poète du Chassectr maudit, et qui, pourtant, nous a rendu le goût de la musique absolue

lit c'est encore, c'est plus que jamais de la musique pure, mais diaprée de tous les ors de la palette moderne et du ciel natal, que cette seconde et très brillante Symphonie en quatre parties à la fois indépendantes et traditionnelles, où les thèmes générateurs, toujours sévères, se mêlent, rèveusement ou joyeusement, aux épisodes les plus chatoyants ou les plus grandioses. Après Saint-Saëns et César Franclc, le maître de fFtrangen très français ajoute à l'évolution de la symphonie comme à l'histoire de notre art un chapitre à. retenir.

Raymond BOUYER.


REVUE DRAMATIQUE

THÉATRE NA,T10NA(, DU L'ODÉON, I,rx Dette, pièce en cinq acte¡;¡ et un prolog\le de MM. PAUL GAYAULT et GEO.RGES )3EI\R,

L'agréahle et sen,timentale ~lladame Flirt, qui occupa. si longtemps la ~l1ène de l'Athénée, avait pour père MM. Gavault et Georges Berr. Désipeux d'augmenter leur famille, ces auteurs, dont l'un, M. Georges lierr, fit, entre temps, jouer l'Irrésolu à la Comédie-Française, se remirent au travail et La Dette vit le jour. Le théâtre national de l'O<éoQ l'adopta auasitôt pour la présenter au public avec cette sobre élégance de déeorg~ et de mise en scène qui distingue notre second théât1'6 français. D~tte est-elle un drame, une co`nédie ? 7 il serait ditrieile d'en donner une exacte et précise définition; un personnage, M. Nantouillet, est un !videp.t personnage de COmédie, pour !HI pas dire de Vaudeville, mais l'action est dramatique ou tout au moins tend à l'être; alors ssxait-ce un luélodrame selon l'ancienne et bonne formule dont ceux que nous considérons déjà comme de lointainii <ti'eux uvai~ut le secret? ~ap~ >~e~ ~rzrg'raves, le vieux comte Job dit à. Otbert.

Je suis bâtard d'un e,)mte et légitime fils

de meq exploitm.

La Dette, dont la filiation n'est pas facile à établir non plus, serat'eUe aussi, la légitime fille de ses exploits ? « Nous en doutons, mais notre devoir est de l'espérer» comme s'exclame l'archidiacre d'Axël. Un prologue pose l'action deux commerçants, Villetanelle et Bonnières sont associés et exploitent ensemble une usine. Bannières étant marié, Villetanelle ne l'étant pas et les choses se passant à la campagne où le commerce d'amour est difficile, il parait logique que Madame Bonnières adoucisse la solitude de Villetanelle. Ceci n'a d'ailleurs aucun inconvénient, puisque, selon la formule, Bonnières ne s'aperçoit de rien mais Villetanelle ne peut borner là ses exploits il a pris à son ami une partie de sa femme, il est naturel que son « appétit vienne en mangeant et il ne tarde pas à faire un superbe coup double il dépouille d'abord son assocIé du plus clair de sa fortune ici, il faut signaler le danger qu'il peut y avoir à signer des papiers sans savoir


exactement à quoi l'on s'engage et subsidiairement, comme on dit au Palais, il persuade à Madame Bonnières d'abandonner le toit conjugal et de fuir avec lui, loin, très loin, en Amérique.

Voilà donc la pièce qui commence avec deux éléments, plus le temps qui a « abattu une vingtaine d'années dans l'intervalle; une partie des personnages Bonnières, son fils Paul, maintenant un grand jeune homme, la fidèle bonne Pélagie et l'ami de la famille, la mouche du coche, Nantouillet; l'autre partie Villetanelle, une fille qu'il a eue on ne sait trop comment et madame Bonnières, en Amérique. Comme tous ces gens voyagent et que tous chemins mènent à Paris,on finirapar se rencontrer grâce à Nantouillet dont le zèle un peu comique déchaîne ce qu'il peut y avoir de tragique dans la pièce.

Très imprudemment, Villetanelle, avec sa fille Hélène et madame Bonnières, a quitté l'Amérique pour rentrer à Paris une indiscrétion de Nantouillet, qui navigue entre le père Bonnières et Villetanelle, apprend le « fait nouveau au vieil abandonné qui, depuis vingt ans, ne vit que pour sa vengeance. Malheureusement, ses forces le trahissent et il meurt avant d'avoir fait expier son crime à son ancien ami Villetanelle c'est donc à son fils que cette tâche incombera, c'est lui qui châtiera le larron d'honneur.

L'objet volé, en l'espèce madame Bonnières, semble avoir oublié le passé elle se fait appeler madame Villetanelle et elle cherche un mari pour Hélène, la fille de son amant. Il est évident que les évènements vont mettre en présence Paul et Hélène, que le coup de foudre va les frapper l'un et l'autre et aussitôt s'interposeront les infranchissables barrières.

De noir vêtu, son bras de justicier prêt à manier l'épée, Paul Bonnières se présente chez Villetanelle, lequel, obéissant à des considérations d'ordre commel'cial et poussé par Nantouillet, est parti faire un voyage en Allemagne. Paul, pour ne pas perdre son temps, flirte avec Hélène, à qui il a soin de se présenter comme un certain Duval, et il n'a pas non plus la curiosité de savoir qui elle est. L'amour a de ces discrétions.

Mais Madame Bonnières entre en scène et se trouve en présence de son fils ils ne se reconnaissent pas et la v oix du sang ? Serait-elle comprise dans le bilan déposé par la Science C'était simple et peut-être vrai MM. Gavault etGeo~ges Berr avaient le droit de ne pas la faire parler, d'autant qu'ils entrent dans des explications qui aboutissent exactement au même résultat. Que va faire Paul ? le voilà très cruellement pris, à l'instar de ce brave Rodrigue, entre son amour et son devoir..Les paris sont ouverts qu'est-ce qui l'emportera? Paul est un bon fUs ce sera donc le devoir, \lU grand dam apparent de son amour; à la fin, un a compromis vient donner une, quasi-satisfaction à tout le monde.

Armé de sa vengeance et de sa carte de visite, Paul, qui se fait toujours appeler Duval, finit par rencontrer Villetanelle retour


d'Allemagne scène de violence entre les deux hommes, le premier voulantse battre en duel avec le second pour laver dans le sang, l'injure autrefois faite à son père. Villetanelle sent qu'il a une « dette » à payer et que le jour de l'échéance est arrivé. Il ne peut pas se battre en duel avec le fils de l'homme qu'il a dépouillé et trompé, mais il peut très bien se faire assassiner par lui l'expiation sera plus complète et sa vie éternelle en profitera. Il tire donc un révolver de sa poche et le tend à Paul en le priant de bien vouloir en faire usage. Le procédé ne parait pas très correct à Paul qui repose le révolver sur la table quand intervient la vieille Pélagie venue pour réchaull'er le zèle du fils de son vieux maître. Puisque les hommes n'ont plus de cœur, c'est elle, faible femme,' qui punira le traUre et voleur Villetanelle, et Paul a toute les peines du monde à lui arracher des mains l'arme à feu qui ne doit être qu'un épouvantail puisque la fin de la pièce approche et que MM. Gavault et George Berr n'ont pas voulu faire un drame. Une explication générale a lieu. Paul et Hélène proclament leur amour et c'est la consécration de cet amour qui servira de baisser de rideau. Les deux jeunes gens « uniront leur destinée ». Mais comme Villetanelle est toujours débiteur vis,à-vis de la famille Bonnières, il s'acquittera en disparaissant pour toujours, ce qui n'est pas, il faut en convenir, une punition bien terrible.

NI. Henry Burguet s'efforça de son mieux de rendre dramatique le rôle flottant de Paul le vengeur; mais où il n'y a rien, le diable perd ses droits.

M. Kemm réalisa un Villetanelle suffisauunment ténébreux pour inspirer de l'amour à Madame Bonnières. Très habilement, M. Janvier, composa un Bonnières totalement dénué de sens commercial et conjugal. M. Albert Lambert père créa un Nantouillet très vaudevillesque, mais on ne saurait que l'en louer s'il a rendu la vision des auteurs.

Mademoiselle Thomsen adultérise avec une grâce un peu triste et très touchante; Madame Tessandier est une redoutable Euménide et Mademoiselle Sylvie s'éprend très gentiment de Paul Bonnières.

Henri AUSTRUY.


LES LIVRES

MAURICE Scawoi3 Avant la Bataille (Flammarion). JEAN DORNIS Le Tlxédtre Italien contemporain (Calmann-Lévy).- EMILE GUILLAUMIN La Vte d'un Sinxple (Stock). G. FAUCONNEAU DU tFRrsi4o Printemps d'EaBtl (Vahler). VICTORIEN SARDOU La Sot-cidre (Galmann-Lêvy), FIyRNAND LAFARGUB ¡ Les Danglemar (Flammarion). EMILE POUVILLON: Jep(Faaquelle). OCTAVE MIi\BËAU FarCes et Moi'alités (~aeqitelle). ERi4Fsr ZYROMSKI L'brgcieid Hutnain (Armand Colin). ALgiN SABATIER Au Paya de la Mer (Vanî6e)~ HENRI LANCIAL L'Abbaye de Soulac (Vanier). P. ET V. MAHGUEP1TTE La Commune (Plon-Nourrit). ALBERT SOREL G'Europe et la Révolution frahpaise (7me partie) (Pion-Nourrit). MARCEL HOURDAIS: 500 Froeédés l~lo= dernes (Climille Lobbe. Lille). GASTON LEROUX La Double Vie de Théophraste Longuet (Flammarion). LÉON ROCHES: Dix ans à travers l'Isla»i (Perrin), GILBERT STENGER L~t Société.

J. M. GRos. -te lNoucement lifté~aire sbcialinfE depuis t830. w (Paris, Albin Michel), Quelle influence les théories socialistes ont-elles exercée de 1830 nbé joûirs sur Iii littététutfie, et, réoiptoquèlfilm', dans quelle mesure les œuvres littérsires ont-elles contribué à la diffusion des idées I\Óclall8tes ? Telle e8t 1'¡Hude que vient de faire M. J. M. Gros dans son dernier ouvrage le mouoement littéraire socialiste depuis 1830. L'auteur a mie à 80n livre cetté épigraphe a Je ne propose rien, je ne suppose rien j'expose n.

Ce qu'il nous montre est, en effet, le tableau de ce que fut, pendant trois quarts de siècle, la littérature socialiste. Epoque par époque, M. Gros nous fait suivre, à travers le roman, le théâtre, la poésie, la chanson, les étapes de la pensée moderne, de SaintSimon à Ibaen, de Cabet Il Bakounine. En concentrant un pareil exposé dans un volume de trois cents pages, en sachant être complet sans cesser un seul instant d'étre clair, en nous donnant, en quelques lignes, sur chacun des écrivains cités, une note juste et toujours hlmreusement exprimée, en restent fidèle à son programme d'impartialité sans réserves excessives ni feinte indifférence, l'auteur du Mouoe-

ment littéraire socialiste Il fait une œl1\fl'e utile, attachante et d'un téel intérêt..

Le volume de M. Gros a en outre, un mérite qui n'est pas négligeable, oelui de ienif à soli heuté.

GABRIEL FAURE: La route de oodupté (FaSquelle). Moins tragiques qùl! les amours de Tristan apparaissent les amours du héros du livre de M. Gabriel Faure. Maurice de Richaud, allègrement, voyage sur a 19 tôùte de volupté il Y fait des hallea exquises et il a bien raison puisque l'Amour; par la bouche de délicieuses et successives compagnes, le comble de sourirea. Il écoute le chant de plusieurs lyres et l'on prend un plaisir véritable à voir qu'ici-bas il y à au moins de la joie, si Je bonheur est un sommet plus difficilement accessible. Un seul reproche à faire /1 ce livre dont la lecture est attrayante pourquoi le héros, Maurice de Richaud invoque-t-il, de temps à autre Tristan et Yseult ? Ceux-ci sont les amants qui meurent de leur amour, car en lui ils ont trouvé leur réalisation Maurice de Richaud n'imite-t-il pas Tristan trop imparfaitement pour en parler comme d'un frère ainé. 11 est vrai qu'il le fait éloquemment.

PARUS:


PAUL MwTHt$g LB Résultat d'un Huia-Cloa, roman (Albin Miohel).Le héros de ce livre, M. J. L. Beaujard, est juré. Une session à laquelle il condamna, pouroutrage aux bonnes mœur! l'horloger Galzandot, fut la cause de toutes ses Infortunss. Pour vérifier, après le prononcé du jugement, si la peine infligée à l'aocUié Galzandot était exceasive, Beaujard se livre à de semblables débordements. A la fin du roman, il est oondamné 'par le même président à duquel il l'assit naguère comme juré. Si ce juré pOllvait encore jurer quelque chose, il jurerait qu'on ne l'y reprendrait plus.

Evidamment le Résultat d'un HuisClos n'est pas un livre spécialement écrit pour 11515 jeanes filles. Mais M. Paul Mathiex a un esprit et une délicatesse rares, et il'a IIU traiter de délicieuse manière ee sujet follement amusant. Il y a des pages fort savoureules sur Chaumont, ville célèbre parses coutelleries; il y a des cruquis d'audience très réussis, une psyoholo.gie toujours très fine, une verve intarissable.

FERNAND LAFAROUE: Les Danglemar (Ernest Flammarion). Fernand Lafargue a transporté dans le pays girondin « d'Entre-deux-Mers »), aux terres plantureuses, le millionnaire Danglemar et l'ambitieuse Elisabeth. Une curieuse étude d'inconsciente passion iénile oomplète le David violent et voluptueux de « Bethsabée ». Les deux fils, Rombald et Frédério, dédoublent la peraonnallté morale de leur père, développent, l'un jusqu'au crimelegerme du ffial, l'autre jusqu'à l'amour le plus idyllique le germe du bien. Et ce livre, écrit dans une langue souple et claire, rempli de dialogues narveux, se caractérise par une note intense de vie r4llel1e.

H.-G. WELLS: Anticipations, ou de l'ireftuence du progrès mécan,fqüe et scieatg/ique sur la oie et la pensée humaines, traduit par Henry D. Davray et B. Kozakiewicz, (Société du Mercure de F'rance). H.-G. Wells, dont l'imagination prestigieuse a déjà otéé la Machine à explorer le temps, la Guerre des Mondts, les premiers hommes dans la lune, l'lle du do~teur Moreau, et tant d'autres romans fantastiques, prédit cette iois, dans Anticipations, l'avenir immédis' des lIoeiétllla humaines. le8

prochainel étapes de l'é"olütioh 110oiale. En savant et en philosophe. il Indique les développements des moyens de trllnsport et de communica-- tion; il décrit la famille et la demeuré de l'avenir j annonce l'éparpillement dea aggloméra lions 'actuelles les mo- difloationt que subiront toua les cottl~ meroes, les industries, les fliétiers l'importance de plus en plu Il prépondérante des prolessions d'ingénie.r, de mécanioien, d'architecte, de médeoin les transtormations politiques, militaires, financières, artistiques dei na tiona et de races. Anticipations Il prodalt dans les pays de langue englaise une sensation telle qu'un iIIus. tre critique anglais propolll d'usu. rer à bon auteur un revenu annuel à condition qu'il continuât à cc prophétiler 1). Depuis trois ans, car le volu- me parut en 1901, certaines de ces étonnantes prévisions se sont déjà réalliées, de mème que la découverte du radium réalise le terrible (( rayon ardent" de la Guerre desMondescon· .;ue par Wella depuis six anb. et Ces Anticipations, oomme l'a dit uh au" tre oritique, sont une lampe qui éclaire la marche du XX' siècle. C'est un livre que doivent lirent tous ceux qui veulent « connaUre l'avenir L'ART DU THBATRE (Ch. Schmid). Le numéro d'Avril contient une étude de M. Robert d'Humières surla seconde Madame Tanqueray, la piècsde M. W. Pinero que M. d'Humièree adapte pour le théâtre de l'Odéon. M. André Cbarlot écrit sur Les drcigéee d'Hercule, la pièce de M. Paul Bilhaud h' Hennequin; de nombreux documents sur la citoyenne Cotillon, Falsta~; la Montansieroomplètentoe numéro tout aussi luxueux que les autres et qui est en outre augmenté d'un oopieux supplément. C'est plus qu'II n'en faut pour maintenir l'art du Théàtra Il la hauteur de lia réputation.

HENRI MONOD: La santé publique (Haobette). La prophydacaie légale. La prophylaxie, eette partie de la mé. declne qui prévoit et mieux encore qui prévient la maladie est assurément une SCienCe caractéristique de la haute olvilisaflonet sut'tout quand elle affeote le caractère d'hygiène MI. lective. Il faut beaucoup de méditetions pour concevoir l'entité nationale comme un individu et l'entourer des soins qui déler.,dront contre let douleur et la mort.


Il y a toujours eu des insUtu tions charitables et la sensibilité humaine a toujours vibré, chrétienne ou paienne, un face des calamités mais une législation sanitaire basée sur l'expérience et distincte des coutumes et des croyancea, voilà un fait exclusivement moderne et exclusivement occidental. Sous tant de rapports, nous soutenons mal la comparaissn aveo le passé qu'il convient d'avouer nos mérites et de reconnaitre mème dans des formes nouvelles les sentiments que nous admirons rétrospectivement.

Ces réflexions sont inspirées d'un livre magistral qui est Il la fois recommandé aux uns et décommandé aux autres parson caiactère offieiel. M. Henri Monod a consacré sa vie à organiser cette grande adminiatration qui s'appelle l'Assistance publique et qu'on pourrait appeler le Ministère de la Charité. Danscet effort, il a prodigué de rares talents d'adminiatrateur et un zèle de vrai philantrope. On lui doit la formation du comité consultatif d'hygiène publique et tout récemment la création de la conférence sanitaire in ternationale qui a été littéralement une victoire diplomatique sur les prétentions allemandes qui avaient trouvé, hélas des ooncurrences françaises. Cet ouvrage se compose de deux parties, l'une statistique etpratiquecomprend les rapports, circulaires et réglements rédigés ou préparés par M. Henri Mo.nodqui permettent de suivre les réglementations sucoessives de l'hygiène, cela forme le vade-me--um des fonctionnaires d'administration sanitaire. L'autre, et qui gagnerait à être isolée, présente un véritable intérêt de lecture. « En 1884 nous dit M. Henri Monod, j'étais préfet du Calvados, fort ignorant, comme les préfetsl'¡\taient alors desquestions d'hygiène publique. La première exposition internationale d'hygiène venait de a'ouvrir Il Londres. Un de mes plus chers amis, le docteur Gibert du H.1vre, me prie d'aller avec lui visiter cette exposition. Le maire du Havre qui est un disoiple à cet égard de Gibert, avait créé dans cette ville un bureau d'hygiène. M. Jules Siegfried, joignit ses instanoes il celles de mon ami. Je fis le voyage avec eux. Ce voyage, Les manuscrits non ins~

mes converaationa avec ces deux hommes généreux, m'ont engagé sur la route que, depuis lors, j'ai suivie. Si j'ai au cœur la passion de l'hygiène publique, si j'ai pu contribuer en quelque mesure à doter mon pays d'une législation sanitai.re, si Je vote de la loi du 15 février 1902 a été unè des joies de ma vie. c'est à eux que je le dois ».

En commençant, le grand bygiéniste explique que la vertu de Montesquieu correspond /1 l'esprit public et il différencie l'intérêt communal du régional et du national. Il cite Domat, Turgot, Stuart Mill, Disraêli, et M. Léon Bourgeois expose la législatlon sanitaire avant 1902 et démontre la légitimité de l'intervention protectrice de lE'tat pour tous les cas de con laglon.

Il faut admirer cette œuvre vraiment chrétienne qui protège la vie du pauvre contre les conditions de sa misère et en s'occupant de la santé generale se trouve surtout défendre les déshérités. On éprouve une émotion à suivre ce mouvement de charlté qui, pour ne pas porter l'épithète chrétienne, ti'en est pas moins une réalisation magnifique du Ver.be divin.

Ce livre un peu spécial mérite l'attention de tous les hommes d'Etat et de tous les chrétiens c'est l'éloquent procès-verbal d'une bonne action. MIGUEL ZA~IAcols Bolzémos (Fasquelle). L'étincelante comédie en vers, créée par Mm. Sarah Bernhardt, donne envie de voir le spectacle, et le spectac:e de lire la brochure. Rare, très rare réciprocité,touteàl'honneur et Il la gloire de Miguel Zamacols HENRY BATAILLE Ge beau ooyage. Poésies (FasquelJe). Un des plus personnale recueils de poèmes modernes, avec d'extraordinaires visions, des berceusesjoliescomme des rondes enfantines, des mélanoolies à la fois très corn pliquées et très douces. sani! vaines théâtralités. Des notations puériles aussi, très vivaces, trèsjustes surtout. Un livre de chevet.

CONITE F. G. DE MA1GRET Sur la route ardente (Lemerre). Des vers attristés, philosophiques, corrects. ~rés ne sont pas rendus

AUXERRE. IMP. A. L.6.NIER,

Le Gérant Pierre LEMONNIER


LA QUESTION DE PANAMA ('t,¡;

LA QUESTION DE PANAI~A ;Ps~

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Il est intéressant de voir, à leurs plans successifs, la série d'efforts qui ont fait émerger l'œuvre engloutie de Panama de cet abîme où elle semblait à jamais enfoncée, et la font resplendir aujourd'hui, comme un soleil levant, pour qu'elle apparaisse plus tard et reste à travers les siècles comme l'une des plus belles créations du génie français.

C'est en 1889, après que l'œuvre était achevée, après que toutes les difficultés, sans exception, étaient vaincues, après que le triomphe sur la nature, dans des conditions de lutte terrible, avait été acquis sur tous les points, alors que, matérieU~ment, 5; millions de mètres cubes avaient été extraits des flancs de cet isthme rebelle, alors qu'il ne restait plus que 3o millions de mètres cubes à extraire, dans des conditions usuelles, faciles, sans qu'il restât aucun problème à résoudre, avec les mêmes ouvriers, avec les mêmes machines, avec les mêmes ingénieurs, alors qu'il n'y avait plus qu'à parcourir, pendant trois ans tout au plus, un chemin calme et uni, c'est à ce moment-là que s'est produite cette panique terrible et stupide qui a fait tourner le dos à l'œuvre et à ses immenses résultats c'est à ce moment là, quand le travail héroïque accompli par la France, au milieu des dangers de la fièvre jaune, était moralement terminé, alors que tous les obstacles de la nature avaient été attaqués de front et surmontés, à l'heure où l'on pouvait dire pour la première fois

(1) Nous sommes heureux de pouvoir offrir à nos lecteurs le texte complet et définitif dn remarqnable exposé de la question de Panama que M. Philippe Bunan=Varilla fit au Palace-Hôtel, le 2i Mars dernier, devant un auditoire composé de personnalités éminentes telles qne MM. Poirrier, Vice-Président du Sénat, Coustans, Jean Dupuy, de Lanessan, Siegfried, anciens ministres; le Sénateur Pauliat Astier, Cruppi, Deloncle, Dubief, A. Gervais, Buati, etc., députés les professeurs Poirier et d'Arsonval MAL Binger, Fernand Faure, Colonel Renard, Premier Président Pain, Mascurand, Sarraut, de Jouvenel, Comte de Camondo, Bénard, Ferdinand Meyer, etc., etc. Cette étude constitue un document de la plus haute importance; nous lui avons conservé la forme de la conférence sous laquelle elle fut présentée par l'éminent ingénieur.

N. D. L. D.

TOME XXVII. 28


que l'œuvre de Panama mér itait un crédit absolu, car tous les grands problèmes dont elle était hérissée à ses débuts avaient complètement dispar u, c'est à ce moment là que, par une panique monstrueuse, la France s'est dégoûtée, s'est arrêtée. Le navire avait échoué.

On pouvait croire que le patriotisme de tous allait aider au renflouage hélas, il n'en a rien été. Des hommes, pour qui le mot de Patrie n'est qu'un prétexte pour satisfaire leurs passions ou servir leurs intérêts, ont cherché, non pas à secourir le navire en péril, mais à le couler à fond. On a fait une oeuvre de sauvages, on fa sabordé de toutes parts afin de chercher dans ses flancs quelque chose dont on pût se faire une ar me politique contre la République.

Cette œuvre scélérate a été accomplie avec une persistance et une méthode qui seraient merveilleuses si elles n'étaient pas criminelles. On a recherché les fautes de quelques-uns, non dans le sentiment noble de faire justice et de châtier ou des traîtres ou des voleurs on a cherché les fautes individuelles pour planter un symbole d'infamie et pour écarter à jamais, grâce à lui, tous ceux qui pouvaient collaborer sincèrement au sauvetage du navire. L'entl'eprise aadmirablement réussi; avec la nervosité de notre caractère national, on a pu transformer le nom glorieux de Panama en un stigmate de honte et de mépris qui devait arrêter, qui devait glacer, qui devait paralyser tous les courages, si jamais il devait y en avoir qui pussent s'associer pour sauver l'œuvre. Le mensonge et la calomnie ont monté la garde autour de l'entreprise assassinée pour que sa mort définitive écartat le soupçon de ses véritables meurtriers et leur permit de s'ériger en juges hypocrites du gouvernement républicain et de lui imputer à crime l'œuvre de Panama.

Voici quelques incidents de la lutte qui m'à permis de déjouer cet odieux complot.

En 1891, je passais à New-York et j'échangeais quelques idées à propos de Panama avec un de mes meilleurs amis, M. John Bigelow, ancien ministre des Etats-Unis en France, consultant sa généreuse amitié, sa longue expérience, et je lui demandais ce que, d'après lui, il y avait à faire. Il me dit mon cher ami, écrivez un livre, créez un document. Mais, lui dis-je, un livre, qui le lira? Ne le faites pas pour aujourd'hui" faites le pour dans dix ans.

Je publiai ce livre le 20 mars 1892 le Sénat américain a voté le Canal de Panama le 18 juin 1902. La prédiction de mon ami,


M. Bigelow, s'était rigoureusement accomplie, et ce livre, q~i donnait un exposé fidèle, sincère, méthodique des énormes résultats acquis à Panama, ainsi que la méthode nécessaire pour achever simplement, facilement, l'œuvre en quelques années, ce livre a été incontestablement la base puissante, le levier à l'aide duquel j'ai pu soulever, retourner cette lourde masse de l'opinion publique américaine adverse.

En 1894, j'eus une idée qui peut paraître bien singulière, mais qui fut sur le point de réussir. Je voyais la Russie commencer la constr uction du Transsibérien, et j'eus la notion que le canal de Panama n'était après tout que le complément du Transsibérien, comme le canal de Suez est le complément des transcontinentaux nord-américains. Le Canal de Panama forme le dernier élément de la route circamteri-estre passant par les Océans Atlantique et Pacifique et par le lien de fer qui les unit à travers le continent de l'Europasie, de même que le Canal de Suez forme le dernier élément du périple terrestre qui passe par les océans et les transcontinentaux américains.

Cette conception géographique m'amena à prendre un billet pour la Russie, à partir pour Saint-Pétersbourg et à aller demander à M. de Witte si, en présence de la situation créée en France, il n'y avait pas une occasion pour l'Empire Russe de manifester, sous une forme précise et tangible, son affection pour la France en l'aidant à dégager le bàtiment en péril, en l'aidant à renflouer l'oeuvre de Panama.

M. de Witte me dit « Quelle est l'opinion du Gouvernement Français ? » Et il me disait cela dans des conditions qui me permettaient de croire que ce n'était pas seulement ses idées propres qu'il émettait mais aussi celles de l'empereur Alexandre. « Quelle est l'opinion du Gouvernement français ? Si elle est conforme à la vôtre, sans engager la parole de l'Empereur, je puis vous dire que toute solution qui serait de nature à aider les intérêts français dans cette question sera accueillie de la façon la plus favorable par le Gouvernement de Sa Majesté. ) » Je revins en France, j'allai voir D2. Casimir-Périer, qui était à ce moment Président du Conseil et Ministre des Affaires Etrangères, puis M. Burdeau, qui était à Arcachon en train de préparer son budget en cherchant à lutter contre la terrible maladie qui devait l'emporte quelques mois après. M. Burdeau revint à Paris, me fit appeler un soir au Ministère des Finances et me dit « J'ai étudié la question avec M. Casimir-Périer, il vous appellera d'ici à quelques jours pour vous dire que le


Gouvernement français est favorable à une action commune avec la Russie, et que, par conséquent, il y a là une base de reconstitution de l'œuvre de Panama. Aujourd'hui, c'est l'ami qui vous parle dans quelques jours vous saurez cela officiellement. »

La fatale politique faisait tomber le Ministère avant que M. Casimir-Périer m'ait fait appeler pour me rendre réponse et, par un singulier redoublement de fatalité, au bout d'un an environ, tous les hommes qui, à des degrés divers, avaient été en contact ou associés avec cette idée, avaient disparu de la scène du monde. L'Empereur Alexandre était mort, M. Carnot était mort, M. Burdeau était mort, M. Casimir-Périer avait abandonné la politique après s'être démis des fonctions de Président de la République, dans des conditions qui ne lui permettaient plus d'exercer d'action, et il semblait que tous ceux qui avaient été disposés à prêter un concours à Panama eussent été paralysés pour l'éternité.

La Compagnie nouvelle de Panama, fondée en 1894, au lieu de constater très rapidement, très brièvement la situation, au lieu de l'exposer au public, au lieu de montrer les grands résultats acquis, commença par se pénétrer de cette notion qu'il n'y avait rien de fait dans l'isthme et qu'il fallait découvrir l'isthme depuis A jusqu'à Z elle chercha les ingénieurs ayant eu le moins de contact possible avec l'isthme, étant le plus ignorants des choses et des faits, et il fallut quatre ans pour qu'elle ar rivât, elle et ses ingénieurs, par un processus lent à dessein, à avoir enfin la notion de tout ce qui était écrit dans les documents de l'ancienne Compagnie, de'tout ce que j'avais publié en 1892, dans mon livre. Et pendant ce temps s'était affirmée, s'était enfoncée dans l'opinion publique cette idée que si on ne faisait rien pour Panama, que si on n'osait même pas en parler, c'est que décidément Panama était impossible et que rien ne pouvait le sauver

En 1898, après la guerre de Cuba, lorsque les Américains virent qu'il fallait à peu près trois mois pour mener un navire de SanFrancisco jusqu'à l'ile de Cuba, la nécessité du Canal interocéanique devint Flagrante, s'imposa comme un besoin violent. La Compagnie fit de~ ouvertures à fAmérique pour la vente de ses propriétés mais à la façon dont elle avait défendu la cause de Panama en France, on pouvait concevoir les doutes les plus graves sur le résultat de ce qu'elle cherchait à obtenir de l' Amér ique.

Une commission extraparlementaire fut nommée à Washington


en i8gg pour faire une dernière étude sur les différentes solutions que l'on proposait pourréunirles Océans, et cela à un moment ail, en Amérique, toutle monde, toute la presse, tous les hommes politiques, tous les ingénieurs, tous les hommes de science croyaient que le Nicaragua était l'unique solution, à un moment où une loi, choisissant Nicaragua et déjà votée par le Sénat, allait être votée par la Chambre des Représentants.

Voici comment cette Commission fut nommée.

Au moment où sous la pression de l'opinion publique unanime, le Canal de Nicaragua allait être adopté par la Chambre comme il l'était par le Sénat, je pus faire intervenir des hommes très influents à Washington, faire représenter en particulier à celui qui détient les cordons de la bourse de l'Union américaine, combien il était fou de voter les yeux fermés le Nicaragua avant de faire une suprême étude, avant de voir si cette dernière solution était, comme le pensait l'opinion tout entière, une solution idéale et parfaite, avant de savoir combien elle coûter ait, combien coûteraient les autres projets.

C'est dans ces conditions que naquit la Commission technique de i8qq; et, au moment où la Chambre des représentants allait voter la loi de Nicaragua, une somme de cinq millions fut, 'par suite de l'influence que j'avais fait agir, donnée au Président pour faire faire des études très larges et très complètes sur les différents tracés qu'on pouvait proposer entre les Océans, et en particulier sur les passages de Nicaragua et de Panama. La Commission vint à Paris plusieurs de ses membres avaient des recommandations pour moi; je leur communiquai le livre que j'avais écrit et qui devint la base de leurs études; ils puisèrent dans les documents de la Compagnie, dans les courses, dans les vérifications qu'ils firent dans l'Isthme, la conviction que ce que j'avais écrit sept ans avant, représentait d'une façon méthodique et rigoureuse la vérité, à la fois pour ce qui avait été fait, et pour ce qu'il restait à faire, et, à partir de ce moment, je jouis auprès d'eux d'un crédit technique des plus larges.

A la fin de igoo, la Commission déposa un rapport préliminaire et, contrairement à mon attente, ce rapport concluait à l'exécution du Canal par la voie de Nicaragua. Il y avait bien, dans ce rapport, certaines phrases qui reconnaissaient la valeur de Panama, mais l'attitude indécise de la Compagnie, d'une part, le sentiment public unanime, de l'autre, le sentiment de toute la presse, la conviction, sans une seule exception, du peuple tout entier, avaient déterminé, dans une certaine mesure, la Commis-


sion technique à laisser pencher la balance du côté de Nicaragua. Lorsque je vis cela, je pensai qu'il était nécessaire d'aller dans les régions politiques américaines porter la parole et qu'il fallait faire toucher la vérité, non seulementaux ingénieurs, mais encore aux gens qui sont, après tout, plus qu'eux et au-dessus d'eux, responsables des destinées de la nation. Je profitai de l'invitation que m'envoyèrent par câble des amis de Cincinnati pour partir, au commencement de 1901, et pour aller faire une série de conférences dans les grandes villes de l'Union. Elles me permettaient t1e parler à un public choisi, à des hommes éminents, à des hommes supérieurs dans les affaires, dans la science, dans l'aristocratie intellectuelle et sociale, et de répandre cette notion que l'Amérique était à la veille de commettre la plus grande erreur qu'un peuple pût jamais commettre, en choisissant le chemin de Nicaragua. Je disais tout haut qu'en suivant cette r oute décev'ante, elle allait à la rencontre d'un véritable désastre national.

Les Américains sont les gens les plus hospitaliers du monde, ils vous reçoivent à ,cœur ouvert; ils aiment ces fêtes cordiales où un étranger, compétent dans certaines questions, vient les leur exposer et je n'ai pas besoin de dire que j'ai été, comme beaucoup de nos compatriotes, l'objet des plus aimables attentions. Mais, quand je commençais à leur parler de Panama, je voyais, sous la bienveillance et la cor dialité générales, un doute, un doute rieur dans tous les yeux; on se disait; voilà un homme qui vient de bien loin pour nous raconter de bien grandes bourdes est-il possible, est-il imaginable qu'on puisse tenter de démontrer que Panama vaut quelque chose et que Nicaragua ne vaut rien? Voyons, c'est invraisemblable! Autant nous démontrer que le Sud a engagé avec le Nord une guerre de Sécession victorieuse Soutenir Panama, c'est nier l'évidence Voilà quelles étaient les dispositions dans lesquelles se trouvaient tous les gens, sans exception, que je rencontrais, et quand je dis sans exception, je le dis au pied de la lettl'e je n'ai pas rencontré un seul homme, je n'ai pas rencontré dans ces conférences, un seul Américain qui ne crût pas, comme une vérité établie et établie par l'autorité de la science et par les confirmations les plus éclatantes, que Panama était une impossibilité reconnue, et qu'au contraire Nicaragua était la solution idéale en même temps que la solution nationale. Je dois ajouter qu'au point de vue historique, cela était parfaitement exact et que toutes les commissions scientifiques a.méricaines avaient depuis un demi-siècle recommandé Nicaragua et


exclu Panama, notamment en 18:;6 après la grande enquête faite depuis 1869 dans tous les passages de l'Isthme américain; Tehuantepec, Nicaragua, Panama, Darien, Atrato, pendant sept années consécutives par les commissions scientifiques officielles envoyées sur l'ordre du Congrès à la recommandation du Président Grant en 1869.

A la fin de ma conférence, que je faisais avec un tableau noir à côté de moi comme pour une démonstration algébrique, les idées avaient changé. Ces conférences laissaient une impression forte, elles étaient faites en un anglais détestable, mais en un anglais qui avaitsimplement la prétention d'exprimer des faits et d'être le véhicule, véhicule boiteux, véhicule inférieur, véhicule détestable si l'on veut, mais d'être le véhicule de la puissante v érité. Ces conférences, suivant les conditions dans lesquelles elles avaient lieu, variaient de longueur elles avaient au moins -une heure un quart. Il est arrivé même que mes auditeurs trouvant de l'intérêt à m'écouter, la discussion dura pendant quatre heures, notamment à Cleveland, une ville où ma conférence eut les résultats les plus considérables. C'était la patrie du sénateur Hanna. Nous nous sommes mis à table à une heure de l'aprèsmidi, et, à cinq heures, je n'avais pas achevé ma démonstration. Le cercle était choisi, mais restreint, c'était un samedi, les affaires ne pressaient pas, chacun me posait une question, ce dont j'étais enchanté, car cela me permettait d'appuyer sur une partie nouvelle de la vaste théorie et d'enfoncer encore un peu plus profondément la vérité que je m'étais donné mission de faire pénétrer dans les cerveaux.

Lorsque le sénateur Hanna vint, quelque temps après, il trouva, dans ce milieu qui lui était familier, une opinion complètement changée, et il dit à mon amphitryon, le colonel Herrick, qui est maintenant gouverneur de l'Ohio, et qui sera probablement, d'ici peu d'années, un des personnages les plus saillants de la vie politique américaine, Président de la République, peut-être, il dit « Mais, que s'est-il donc passé ici ? Cleveland est une ville, panamiste ». Le colonel Herrick raconta au sénateur Hanna dans quelles conditions cette transformation d'idées et de sentiment s'était faite, quel en était l'auteur. Cela fut le début des relations très cordiales que j'eus avec le sénateur Hanna, président du Comité républicain, véritable chef du parti républicain en Amérique, autorité politique supérieure à certains égards au Président lui-même, car c'est lui qui faisait les Présidents.

Je recommençai pour lui, pour lui seul, ~ma conférence et,


grâce à cette conférence, il fut pénétré de cette conviction que le fait de suivre la voie de Nicaragua était pour les États-Unis un danger comme il n'en avait jamais envisagé de plus graves il fut persuadé désormais que si on ne rectifiait pas la direction il pourrait en résulter une véritable catastrophe nationale, un péril contre lequel s'useraient les doigts, les nerfs, le cerveau et le trésor de l'Amérique, il demeura convaincu de ce que j'avais toujours dit et écrit qu'il était impossible d'avoir à Nicaragua cette voie constamment ouverte, à profond tirant d'eau, qu'il est nécessaire d'obtenir pour répondre aux desiderata de la grande navigation entre le Pacifique et l'Atlantique.

Quand j'eus atteint ce résultat, au commencement d'avril, après avoir consacré à cette œuvre les premiers mois de 1901, je revins en France. J'avais fait tout ce qu'il était possible dans cet espace de temps pour intéresser la tête du parti dirigeant, du parti républicain en Amérique et j'étais sûr qu'il s'était créé là une zone d'influence qui ne pouvait qu'encour ager la Commission à accomplir son œuvre et à suivre, ce qui était déjà incontestablement dans son esprit, cette idée que la voie de Panama devait être la voie recommandée, et non pas celle du Nicaragua. Je revins donc en France à ce moment. Je me dis qu'avoir fait tout mon devoir en Amérique pour por ter à la solution rivale les coups les plus cruels, n'était pas avoir fait mon devoir encore tout entier, qu'il me restait à faire en France un dernier travail.

Je me dis que je devais faire un dernier et suprême effort pour Panama, que je devais faire pour mon compte ce que la Compagnie de Panama aurait faire depuis 1894 et ce qu'elle n'a jamais fait, à savoir montrer au public, dans des conditions de clarté aussi larges que possible, quelle était la vérité, afin de voir s'il existait encore un peu de ce feu encore vivant qui pût rallumer le foyer des sentiments et qui put de nouveau déterminer un effort collectif et triomphal. C'est à ce moment que j'ai publié à la quatrième page de tous les journaux de France deux appels, sans demander à un ami l'hospitalité de son journal, sans même la demander à mon frère, car j'ai payé la maison Lagrange et Cerf pour le Matin, comme j'ai payé pour le Petit Parisien, comme j'ai payé pour les deux cents et quelques journaux où s'imprima mon appel.

J'adressai cet appel (( à toa~s ceux qui, confiants dans la fécondité du ~énie français, ne voulaient pas lui laisser ravir le fruit de tant d'efforts et de tant de sacrifices ))


Je mis, dans ces deux publications qui ont été faites le 25 avril et le io mai IgOI, sous une forme condensée, tous les arguments scientifiques qui démontraient que l'oeuvre de Panama était pratiquement terminée, qu'il n'y avait plus qu'une quantité de travail définie, limitée, sans aléa, dont l'appréciation était extrêmement facile à faire je démontrais que la solution de Nicaragua avait des tares que le génie le plus inventif et le trésor le plus riche ne suffiraient pas à guérir et que, par conséquent, si on voulait regarder la question en face, il fallait terminer Panama, tout en ayant la notion qu'on pourrait peut-être se trouver un jour en face d'une rivalité, de la concurrence de Nicaragua, mais que cette concurrence ne serait pas efficace et qu'une Société pouvait hardiment défier le trésor de la nation la plus riche du monde et faire tranquillement son oeuvre, sans s'inquiéter des tarifs qui seraient établis sur la voie rivale, car cette voie serait d'une infériorité telle qu'elle ne constituerait jamais à aucun point de vue, une concurrence, même si le passage devait y être gratuit.

Voilà ce que j'ai cherché à dire, et ce que j'ai exprimé, je crois, d'une façon aussi claire que possible. J'ai reçu de nombreuses lettres, quatre ou cinq cents, exprimant les sentiments les plus chauds mais malheureusement la flamme était morte aucun résultat pratique ne se manifesta.

Je terminais mon premier appel en offrant, dans la souscription aux 500 millions qui étaient nécessaires pour terminer le canal, de souscrire personnellement pour 2 millions je commençais l'autre en disant ce n'est pas une oeuvre de génél'Osité que je fais en souscrivant deux millions, je ne porte pas ces deux millions sur l'autel de la Patrie, il ne s'agit pas d'une souscription comme celle qu'on a ouv erte après la guerre de 1870; non ce que je fais en souscrivant deux millions, c'est l'acte le plus intelligent qui se puisse accomplir et comme capitaliste et comme père de famille. Jamais on ne placera de l'argent d'une façon plus intelligente qu'en achevant cette œuvre, qui peut se terminer avec 500 millions et qui, trente ans après son ouverture, vaudra, je m'en porte garant, deux fois l'indemnité de guerre que nous avons payée en 1870.

Combien de souscriptions sont venues, je ne l'ai jamais su de façon précise. Ont-elles atteint la somme que j'ai dû dépenser pour ces publications, je le crois à peine

A la fin de [901, je repartis pour l'Amérique, parce que je venais d'apprendre que la situation, qui s'était singulièrement améliorée après mon passage, avait brusquement changé dans


le mauvais sens je partis donc, mais quand j'arrivai en Amérique, la décision était prise, le rapport était déposé et la conclusion, une seconde fois, était pour Nicaragua. Quelle en était la raison ? `?

La raison en était celle-ci malgré les bonnes dispositions qui s'étaient graduellement accrues au sein de la Commission technique, cette Commission s'était constamment heurtée à un refus de 1 a Compagnie de Panama de dire si elle voulait vendre et à quel pr ix. Cette Compagnie avait fait, chose singulière, la première démarche en 1898, mais quand la Commission avait été formée pour décider de la solution à adopter entre les différentes voies et qu'elle avait dit à la Compagnie Combien voulez-vous vendre ? la Compagnie avait répondu à côté, d'une façon ambiguë, imprécise. En un mot, elle avait poursuivi vis-à-vis de la Commission une politique de marchand de bazar or iental, auquel on demande son prix et qui ne veut pas le dire. C'était au milieu des Américains la plus détestable des politiques. A la fin, la Commission dut repousser le canal de Panama, tout en indiquant les raisons pour lesquelles cette solution eut été désirable, parce qu'elle ne pouvait pas, après deux ans de réponses ambiguës, recommander une solution incompatible avec la dignité d'une gr ande nation, une solution qui forçait une grande nation à se plier sous les lois d'une Compagnie étrangère, incapable de terminer elle-même son œuvre et arrivée aux dernières limites de la stabilité financière, sans avoir fait aucun effort individuel pour préserver par l'action et l'énergie sa propre existence.

Quand je vis cela, je revins à Paris immédiatement, j'allai trouver le nouveau Président de la Compagnie de Panama, car l'ancien Président, à la suite du rapport fait en faveur de Nicaragua, avait dû donner sa démission, et je lui dis IL faut agir avant le janvier prochain (nous étions au 23 décembre igoi) le rapport définitif sur la question du Canal a été déposé et rendu public depuis le 4 décembre le projet par le Nicaragua est aujourd'hui couvert par les recommandations de la Commission technique il correspond à l'unanimité du sentiment national; la seule chose qui avait arrêté jusqu'à présent l'éclosion définitive du Nicaragua sont les soupçons qui résultaient de mes conférences, ce sentiment qu'il y avait peut-être certaines tares inguérissables; aujourd'hui la recommandation formelle dont il est l'objet détruit la crainte de ces tares. La proposition de la Commission, qui a été constittiée avec les hommes les plus considérables des Etats-Unis au point de vue technique, pour dire qu'elle est la meilleure des voies,


enlève la seule objection contre Nicaragua et maintenant, sous la pression des intérêts qui sont autour de cette question, intérêts politiques, intérêts financiers, intérêts de vanité nationale, intérêts de tous ordres, le Canal du Nicaragua va être voté, en moins de temps qu'il ne faut pour en parler, dès due le Congrès va être réuni, c'est-à-dire dès le janvier de l'année prochaine. Il n'y a donc plus que quatorze jours il faut prendre une décision immédiate.

J'ajoutai il y a deux mois, il était facile d'obtenir 300, voire même 35o millions, en faisant une offre ferme et précise; la Commission aurait certainement accepté ce chifl're comme satisfaisant et aurait recommandé la solution de Panama aujourd'hui, il est trop tard, la situation est renversée Panama est condamné, et on ne peut plus se rattacher qu'à un des chiffres qui se trouvent au cours du rapport de la Commission, qui parle de deux cents millions pour l'évaluation de certains travaux. Il n'y a que cela à faire et si l'on n'écrit pas immédiatement, on peut considérer que le Canal de PanaQIa est définitivement condamné et que nous courons à un désastre complet.

Le Président de la Compagnie me répondit que cette idée était certainement dictée par le bon sens mais j'eus la notion que des oppositions se préparaient au sein du Conseil, qu'on allait de nouveau envoyer un négociateur, lequel allait se heurter à la même et inébranlable attitude de la Commission. Nous ne voulons pas négocier, nous n'avons aucun pouvoir pour cela, nous vous avons demandé un prix, vous n'avez pas répondu. Le 31 décembre, voyant que la moitié du temps [précieux s'était écoulé sans résultat,je résolus de recourir une dernière fois à la grande publicité et je vous demande la permission de vous lire quelques-unes des idées que j'ài exprimées à ce moment Je ne m'adresse plus comme je l'ai fait le 20 mars 1892 et les 25 avril et io mai 19°1, à tous ceux qui, confiants dans la fécondité du génie français, ne veulent pas lui laisser ravir le fruit précieux de tant d'efforts et de tant de sacrifzces.

A mes appels suprêmes ces derniers n'ont pas répondu en masse suffisante pour livrer la dernière bataille et sauver, grâce à un généreux et collectif effort, ce qu'avaient empoisonné la calomnie et l'injure, mais j'adresse une salutation émue au petit nombre de ceux qui se sont groupés une dernière fois autour de la grande pensée agonisante mais vivante encore.

Dans mon dernier appel, je disais en terminant « J'ai achevé d'ac« complir mon devoir tout entier, que chacun le fasse à son tour en


« exprimant librement, complètement, sa préférence par l'une des « deux voies que j'ai indiquées. »

(C'était la continuation par nous, le percement, l'exécution du canal, ou la vente à l'Amérique.)

« Que le conseil du Lion ou le conseil du Lièvre soit entendu et « qu'une solution en jaillisse. Celle contre laquelle je suis, celle que « souffle le Lièvre, je la préfère encore infiniment à la léthargie au « bout de laquelle il y a la mort celle des deux mères qui, au tribunal « de Salomon, préférait abandonner son e~zfant à des mains étrangères, « plutôt que de le voir périr, était la véritable mère! »

Bientôt après mon dernier appel il devint évident que le ralliement ne se faisait pas autour de la solution courageuse et noble 'et qu'il ne fallait plus envisager que la solution inférieure à moins de préférer la mort.

Cette solution inférieure la vente à la nation amie, à l'Amérique est en soi, malgré tout, tellement supérieure à la dissolution totale, à la ruine morne et sans appel, à la seconde et définitive faillite, qu'aucun être, doué du plus grossier bon sens, ne peut nier que tous les efforts ne doivent tendre à l'obtenir, plutôt que de laisser monter à l'horizon le spectre de la déchéance détinitive et de la honte infinie. Sans doute, l'hypocrisie peut, là comme ailleurs, trouver un terrain d'action. Il y aura des tartufes de patriotisme qui n'ont ni fait un effort ni réalisé un acte pour faire sauver l'œuvre de Panama par la France et pour la France et qui viendront faire obstacle, au nom de l'honneur national, à une transaction qui est aujourd'hui le seul moyen de sauvegarder ce qui peut être encore préservé de ce même honneur national sainement compris.

Ils viendront aussi témoigner de leur douleur pour les petits intérêts engagés auxquels la vente ne donnera qu'une faible compensation aux sacrifices d'antan, mais ces petits intérêts répondront que, si faible qu'elle soit, cette compensation vaut mieux que rien et que l'on comprend trop le vrai caractère d'une soi-disant sollicitude pour des gens aux trois quarts ruinés quand cette sollicitude a pour effet de leur enlever le peu qui leur reste.

Le pompier qui abandonne à l'incendie le dernier quart du bâtiment quand il peut encore sauver cette fraction de l'édifice trahit son devoir.

Tous les sophismes et toutes les hypocrisies ne changeront pas ce qu'indique la simple et puissante évidence.

Mais cependant ces sophismes s'accordent si bien avec la lâcheté civique, ils ont. évidemment déjà fait un mal si profond et ils tendent à faire encore un mal si grand en paralysant l'action de ceux dont le devoir essentiel est d'agir et d'agir immédiatement, que je n'hésite pas à revenir une troisième fois devant le public pour crier de toutes mes forces la vérité et les solutions décisives qu'elle exige.


Voilà en quels termes j'exprimais, d'une façon précise et forte, que cette solution était la seule vers laquelle ont pût se diriger et qu'il fallait faire tous ses efforts pour y atteindre. Je disais qu'il fallait faire cela immédiatement, qu'il fallait offrir à l'Amérique foeuvre de Panama, soit en acceptant le chiffre de deux cents millions, soit en lui laissant le soin de fixer le chiffre elle-même, en partant de ce principe que, quand on ne peut pas refuser, on ne peut pas non plus discuter.

Le 4 janvier, trois jours après, la Compagnie se résolut à envoy er son offre.

Je partis pour l'Amérique. La situation était extrêmement dangereuse et, en effet, le 7 janvier, le Congrès se réunit et, malgré cette offre, la Chambre des représentants, le 9 janvier vota l'adoption du Canal de Nicaragua à l'unanimité moins deux voix, malgré l'offre de cession pour 200 millions, qui venait d'être transmise par télégramme.

Mais, il restait le Sénat. La première conséquence de l'offre de la Compagnie fut de faire demander par le président de la République à la Commission technique, en présence de l'offre définitive qui venait d'être faite, s'il n'y avait pas lieu de revenir sur les conclusions de son rapport. Et, en effet, le 18 janvier, la Commission rM'ol'ma sa recommandation antérieure et proposa à l'unanimité la solution par Panama.

Mais, cette recommandation apparut comme étant due au prix très modeste de folfre faite par la Compagnie de Panama, et elle sembla, dans l'esprit public, être le résultat d'une recherche d'économie on disait que Nicaragua valait peut-être un peu plus cher que' Panama, mais que, somme boute, les conditions essentielles qui avaient fait de Nicaragua la solution ardemment désirée depuis un demi-siècle par le peuple américain valait bien quelques millions de dollars supplémentaires.

On insistait sur la plus grande proximité de la côte est à la côte ouest des Etats-Unis vià Nicaragua que vià Panama. Il y a plus de 500 milles de raccourci de New-Orléans à San-Francisco en allant par Nicaragua.

On insistait sur la meilleure situation de Nicaragua pour la navigation à voile, sur la supériorité indiscutable de son état sanitaire sur celui de Panama, et ces arguments étaient vrais, frappants et populaires.

C'est dans ces conditions extrêmement défavorables que la lutte s'engagea devant le Sénat. Pendant près de cinq mois, je restai à Washington, attendant la discussion et cherchant à faire


pénétrer le plus possible la vérité dans l'esprit de ceux qui avaient à apprécier l'offre. Le premier iuin, la discussion s'engagea et le r8 Panama triompha. La victoire de Panama devant le Sénat, fut due aux admirables discours du sénateur Hanna, et aussi à l'explosion volcanique qui eut lieu à la Martinique, le io mai précédent, explosion qui eut les conséquences que vous savez, qui fit disparaître Saint-Pierre, et qui matérialisa d'une façon émotionnante le danger que j'avais signalé avec insistance dans mes conférences et qui résultait du volcanisme de l'isthme du Nicaragua. On objecta que l'isthme de Panama avait aussi des tremblements de terre, ce qui était vrai, et que les volcans de Nicaragua étaient morts et éteints depuis longtemps, ce qui était faux. Pour l'établir, je fis distribuer au Sénat un document officiel qui démontra que les volcans de Nicaragua n'étaient pas trépassés, comme on le prétendait, n'étaient pas éteints depuis longtemps, c'étaient des timbres-poste de la République de Nicaragua, où l'on avait pris comme emblème un volcan fumant sur les bords du lac, avec une voie ferrée longeant le lac. Par un hasard très singulier, deux mois auparavant, le même chemin de fer représenté sur ce timbre avait été jeté dans le lac par une commotion résultant d'une explosion du volcan que l'on voyait fumer dans l'arrière plan. Cette circonstance et cette preuve eurent, on le comprend, une très grande influence pour détacher un grand nombre de partisans du Nicaragua.

Je pus aussi produire une impression décisive sur la valeur relative des canaux à l'aide d'une série de tableaux graphiques sur lesquels tous les avantages relatifs des deux canaux, sauf deux, étaient exprÍlpés sans qu'il fut nécessaire de lire plus de trois lignes.

Ces différents arguments, ces » différents outils me servirent heureusement et, le 18 juin, le vote fut émis et le Panama gagnait, sur go sénateurs, par 8 voix de majorité. Par conséquent, si les efforts considérables qui avaient été faits par le sénateur Hanna, si l'explosion terrible du mont Pelé, si l'exposition limpide de mes graphiques avaient détaché du groupe favorable au Nicaragua quatre voix de moins, le Nicaragua était définitivement voté et, par conséquent, Panama était perdu pour toujours. Voilà quelles ont été les diverses phases de la bataille technique et politique. Le vote en faveur de Panama se manifesta par un amendement à la loi qui avait été votée déjà à la Chambre des Représentants la loi amendée devint le Spooner-act. En vertu du Spooner-act, le Président était autorisé à pré-


férer la voie de Panama à celle de Nicaragua au cas où il pourrait faire un traité satisfaisant avec la Colombie et en même temps, obtenir un titre solide de la Compagnie de Panama pour la vente de ses propriétés. Faute de pouvoir remplir cette double condition, le Président recevait l'instruction de faire le Canal par la voie de Nicaragua. C'était donc une simple alternative soumise à deux conditions suspensives.

La question du titre ne soulevait pas de difficulté, elle avait été imaginée pour les besoins de la discussion par les adversaires de Panama. Quant à la discussion du traité, elle était infiniment plus délicate.

Dès le début, la Colombie montra les dispositions les moins favorables. Un ministre très intelligent et à l'esprit ouvert, M. Martinez Silva, avait été envoyé à Washington il fut trouvé trop libéral et il fut rappelé et remplacé, dès le commencement de igo2, par un homme extrêmemcnt difficile qui voulait, en définitive, faire échouer tous les accords, c'était M. Concha. Je retournai, dans L'automne de rgo2, en Amérique, pour examine cette situation qui paraissait de plus en plus dangereuse. Le 23 novembre 1902, la situation devint tellement tendue que les négociations furent sur le point d'être rompues. J'envoyai alors au Président de la République à Bogota, à M. Marroquin, la dépêche suivante

dlarroquin, Président République Bogota,

Situation éminemment dangereuse m'amène à vous soùmeUre les considérations suivantes le refus de signer le traité du Canal de Panama à la veille de la réunion du Congrès (4 décembre) crée une situation qui a seulement trois sorties également préjudiciables aux intérêts vitaux de la] Colombie soit le choix définitif de Nicaragua, comme l'ordonne la loi Spooner, en cas d'impossibilité de faire un traité avec la Colombie, soit la perte de tout chemin conquis et la prorogation indéfinie si, à la fin de février prochain, tout n'est pas voté et réglé lorsque le Congrès actuel sera dissous; soit la création d'événements internationaux de la ~nature la plus grave, desquels pourrait résulter que le canal soit fait à Panama contre la Colombie, au lieu de se faire avec elle amicalement.

L'unique espérance est dans la décision énergique, radicale de votre Gouvernement.

Voilà le télégramme que j'envoyais au Président Marroquin, le 23 novembre 1902 et où, en termes courtois mais suffisamment explicites, j'indiquais la menace d'une sécession de Panama.


Mes conseils furent entendus huit jours après, M. Concha était rappelé et remplacé par M. Herran les négociations reprirent un cours favorable. Mais, à la fin de décembre, de nouveau, la situation s'embrouilla sur une question d'argent la République de Nicaragua avait offert de se contenter de millions de dollars les Etats-Unis, après mille tiraillements, avaient consenti à payer un peu plus à la Colombie, ils étaient successivement arrivés à io millions de dollars puis à une rente annuelle de ioo mille dollars, mais il était déclaré que c'était la limite extrême. La Colombie refusait, voulait une somme considérable, à à 800.000 dollars comme rente annuelle.

J'envoie alors au Président de la République de Colombie, M. Marroquin, le ig décembre igog, cette nouvelle dépêche ltTarroquin, Président République Bogota,

La situation améliorée par le changement du représentant de la Colombie court de nouveau de très graves périls à propos de la question de la rente annuelle.

Bien que le Gouvernement, ici, pense être arrivé au maximum possible avec io millions de dollars comptant et une rente annuelle de ioo.ooo dollars, je crois qu'une décision ferme, définitive du gouvernement Colombien d'accepter io millions plus 250.000 dollars de rente annuelle aurait beaucoup de chance de sauver la situation, si l'offre de signer immédiatement le traité de Panama accompagnait l'offre susdite.

Ce conseil ne fut pas suivi comme le précédent au bout de huit jours, mais il fut suivi au bout de quatre semaines et, le 20 janvier, le délégué du gouvernement Colombien vint proposer au Département d'Etat, à 'Vashington, d'accepter ces conditions, que naturellement le Département d'Etat ne connaissait pas, car je les avais formulées so~s rua seule autorité, sans prendre d'autre conseil que celui de mon jugement elles convinrent au Gouvernement Américain, comme je l'avais pensé, et le traité fut signé sur ces bases deux jours après: c'était le traité Hay-Herran. A partir de ce moment, il semblait que tout fùt terminé. Le Gouvernement de Colombie à un Gouvernement dictatorial quand il craint de l'opposition, il a recours à un procédé qui ne s'est pas encore introduit dans les moeurs européennes et qu'il est assez intéressant de relater au point de vue de l'histoire des Gouvernements parlementaires chaque fois qu'il y a une diilicuité électorale, on remplace simplement les électeurs par des soldats, et jamais on n'a de surprise quant au résultat du vote.


Dans ce pays, c'est le contraire de ce qui arrive chez nous où l'armée ne vote pas en Colombie, il arrive que les électeurs ne votent pas et que les militaires votent à leur place c'est l'inverse.

C'est une manière comme une autre de respecter la forme d'un gouvernement démocratique tout en ayant le fait du plus absolu despotisme.

On pouvait donc supposer que le traité étant accepté par le Président de la République, il serait également accepté par le Congrès, qui n'est jamais en définitive que l'image de la volonté du pouvoir exécutif; mais, comme vous le savez, à mon grand étonnement, à l'étonnement de tous ceux qui connaissent la que5tion, ce fut juste l'inverse qui se produisit le traité Hay-Herran ne fut pas ratifié à Bogota. Pourquoi? Mon Dieu pour une raison bien simple il y eut à ce moment une tentation trop forte pour la camarilla de Bogota la concession de la Compagnie de Panama expirait, d'après le contrat, en novembre igo4, si le canal n'était pas ouvert à la navigation à cette date précise. La Compagnie avait en 1900, pendant la longue insurrection qui désola la Colombie, obtenu une prorogation de six ans moyennant le paiement d'une somme de 5 millions, la Compagnie s'était contentée pour cela d'un décret du pouvoir exécutif.

Dans une certaine mesure, la constitution Colombienne permet de substituer, en cas de guerre ou de révolution, un décret à une loi, mais aux dires de certains légistes, la prorogation d'une concession ne rentrerait nullement dans _l'hypothèse prévue par la Constitution. D'autres légistes soutenaient le contraire, c'était un cas douteux. La tentation était trop forte pour le Gouvernement Colombien et il se dit du moment qu'il y a des gens qui peuvent démontrer que la prorogation est irrégulière, nous allons évidemment nous ranger à leur avis; au ier novembre 1904, la concession expire et le lendemain, 2 novembre, nous sommes les propriétaires des 4o millions de dollars que veut payer l'Amérique et nous toucherons cette somme au lieu et place des propriétaires.

C'était un calcul monstrueux et c'était un calcul absurde, car en faisant cela, non seulement on détroussait la Compagnie française de ce qui pouvait lui rester, non seulement on lui volait d'une façon indigne, par un abus de l'interprétation du contrat, ce qui pouvait légitimement lui revenir, mais encore on forçait paUl ainsi dire le Gouvernement américain, entre le rejet dutraité HayHerl'au et l'expiration de la concession, entre le 23 septembre igo3 TOME XXVII. 2S


et le iernovembre igo4, à faire le Canal de Nicaragua, en vertu des obligations découlant pour lui de la loi Spooner et par conséquent cette mesure spoliait à la fois les Français et détruisait complètement toute espérance pour la Colombie de voir finir le Canal de Panama et de s'approprier les 200 millions de francs. C'était donc une canaillerie, mais une canaillerie qui devait se retourner contre ses auteurs.

Les résultats des éleotions de Colombie éveillèrent mes doutes et je !>9upçonuai, ~vant l'ouverture du Congrès, qu'une politique de trahison se préparait. Pour avertirle Président Marroquin encore une fois, du danger terrible qui se préparait pour son pays, je lui envoyai le I3 juin 1903, sept jours avant l'ouverture du Congrès, la dépêche suivante

Marroquin, Précident République Bogota,

Ne permets de voqs soumettre respectueusement ce qui suit i- On doit admettre comme principe fondamental que les Etats-Unis sont l'unique pereonnalité qui puisse construire maintenant le Canal de Panama et que ni les gouvernements Européens, ni le8 financiers privés n'oser~ie!1t lutter soit contre la doctrine de MOUl,'oe, soit contre le trésor américain, pour construire le Canal de Panama, dans le cas où les Américains reviendraient à Nicaragua, si le Congrès ne ratifie pas le traité Hay-Herran

11 résulté de ce principe évident que l'échec de la ratification n'ouvre que deux chemins

Soit la construction du Canal de Nicaragua et la perte absolue pour la Colombie des avantages incalculables résultant de la construction sur son territoire de la grande artère du commerce universel Soit la construction du Canal de Panama après la sécession et la déclaration de l'indépendance de l'Isthme de Panama sous la protection des Etats-Unis, comme cela a eu lieu à Cuba

3o J'espère que votre politique élevée, patriotique, sauvera la patrie >e des deux précipices où périrait soit la prospérité, soit l'intégrité de la Colombie et où conduiraient les conseils des aveiag~les ou des malfaiteurs qui désirent rejeter le traité ou, ce qui reviendrait au même, le modifier.

Comme vous le savez, le Sénat colombien rejeta le traité en juillet et au commencement de septembre, je voulus envoyer un suprême avertissement à la Colombie.

C'est alors que je publiai dans le Matin un article, que je me permets de citer ici textuellement, car cet article a eu sur


les destinées ultérieures de la question, une influence tout à fait saillante. Voici ce que le rédacteur, qui tirait de moi ces renseignements, avait écrit, le 2 septembre igo3

Ladate du 23 septembre igo3 sera une date historique dans cette question de Panama, qui en compte déjà plusieurs. Ce jour-là dans trois semaines jour pour jour le délai expire où le traité HayHerran, conclu entre la Colombie et les Etats-Unis, doit être ratifié. Si la Colombie, n'envisageant que son intérêt, qui se trouve être celui de la civilisation, revient sur sa décision et ratifie le traité, alors le canal péut être considéré définitivement comme fait. Mais si la Colombie, s'obstinant dans de louches atermoiements et une obstruction incompréhensible, rejette délinitivement le traité ou y introduit des amendements qui en bouleversent toute l'économie, alors c'est l'inconnu, c'est la voie ouverte à toutes les combinaisons.

Il nous a paru intéressant de rechercher quelles pourraient être ces combinaisons et de lever le voile qui recouvre cet inconnu. Il nous a surtout paru intéressant de préciser quelle serait la situation, le 23 septembre prochain, en cas de rejet détlnitif par la Colombie, du traité du canal de Panama.

Cette situation est limpide, et le devoir du président Roosevelt lui est tracé par un texte de loi « Spooner-act J) de juin 1902. « Si, dit ce texte, le président est incapable d'obtenir un titre satisfaisant pour la propriété de la nouvelle Compagnie de Panama et le contrôle du territoire nécessaire de la République Colombienne, il est autorisé à ouvrir le canal du Nicaragua après avoir obtenu par traité du Nicaragua et du Costa-Rica, le contrôle perpétuel du territoire nécessaire. J)

Donc, « si le contrôle du territoire nécessaire de la République de Colombie ne pouvait pas être obtenu, le président Roosevelt pourrait entamer des négociations avec le Nicaragua, pour obtenir de lui par traité ce que la Colombie lui refuse.

Mais il ne doit entamer ces négociations que lorsque tout aura été tenté pour obtenir le « contrôle du territoire nécessaire de la République de Colombie ».

Or, tout n'est pas encore tenté.

Le président Roosevelt, comme c'était son devoir, n'a essayé d'abord que d'une seule méthode la plus usuelle en pareil cas celle de tâcher de s'entendre à l'amiable avec la République de Colombie. Il lui en reste au moins deux à tenter.

Il peut, en second lieu, attendre que la révolution qui comme on le verra plus loin par nos dépèches couve dans l'État de Panama, éclate; que cet Etat se déclare indépendant, comme il l'a fait deux fois le siècle dernier en 1840 et en 1856 et il n'a alors qu'à traiter avec le nouvel État de Panama.


Mais il peut surtout, en troisième lieu, exiger de la République de Colombie elle-même, en vertu d'engagements formels, ce qu'elle se refuse à. consentir de bonne grâce.

Il existe, en effet, un traité passé en 1846 entre la République de Noûvelle-Grenade (ancienne dénomination de la République de Colombie) et le gouvernementdes Etats-Unis. Et l'article 35 de ce traité dit ceci « Le gouvernement de la Nouvelle-Grenade garantit au gouvernement des États-Unis que le droit de chemin (right of way) ou de transit à travers l'isthme de Panama, sur n'importe quels modes de communication existants ou à exister, sera toujours ouvert et libre aza goavernem.eni et aux citoyens des États-Unis pour le transport de n'importe quel article de prcduction, de manufacture ou de marchandise de commerce légal appartenant aux citoyens des ÉtatsUnis. »

Le right of cvay est, dans la langue légale de l'Union américaine, le droit de passage dans son sens le plus élevé, c'est-à-dire non seulement le droit de cheminer matériellement, mais le droit d'ell'ectuer tous les travaux d'art nécessaires au cheminement sous une forme quelconque. Le right of cvay est en réalité le droit d'établir les ouvrages nécessaires au passage des trains s'il s'agit d'un chemin de fer, au passage d'un bateau s'il s'agit d'un canal.

Si nos renseignements son exacts, ce serait à cette troisième méthode à cette coercition légale, exercée en vertu d'un traité que le président Roosevelt serait décidé à s'arrêter pour obtenir de la République de Colombie le contrôle qui lui est indispensable sur le territoire nécessaire à l'exploitation du canal.

Et personne ne saurait blâmer le président Roosevelt d'avoir même recours à la force pour obtenir ce que lui assure le droit et ce que la bonne grâce ne suffit pas à faire donner.

Le gouvernement des Etats-Unis a assumé une des plus belles tâches qui soient au monde et une de celles dont un pays a, plus que d'aucune autre, le droit d'être fier il veut offrir au monde, dans des conditions d'égalité rigoureuse entre les nations, la grande voie maritime qu'on a justement qualifiée « l'espoir des siècles et le vcecz des peuples », cette voie aux deux tiers déjà réalisée par la France, et que la France, par suite d'une faute impardonnable, n'a pas voulu terminer elle-même. En opposant une obstruction aussi inconsidérée à la réalisation du plus grand des progrès que l'homme puisse réaliser dans l'aménagement de la planète, la Colombie outrepasse ses droits de propriété. En se mettant en travers du progrès, elle agit comme le propriétaire qui, au nom de ses droits. prétendrait empêcher à un chemin de fer ou à une route de traverser son domaine. Les droits de propriété des personnes, comme ceux des nations, ont pour limite le droit supérieur des nécessités de circulation de la collectivité humaine. Et c'est ce droit supérieur que le président Roosevelt est décidé à appliquer qu'il appliquera demain.


Au moment où cet article était publié, le Président de la République des États-Unis était à Oyster Bay et préparait son Message, qui devait paraitre deux mois après, en décembre, dans lequel il formulait la théorie qui setrouvait publiéedans leMatin, au point de vue des droits découlant du traité de 1846. J'ai eu, ,depuis, l'expression personnelle de son profond étonnement, quand il vit que cette théorie, qu'il avait préparée avec le professeur Basset Moore, avait été publiée dans un journal de Paris.

Après la révolution de Panama, en novembre igo3, il autorisa à rendre publique cette partie de son Message en préparation et les idées qu'il y exprime sont de tous points semblables à celles qui simultanément s'exprimaient à Paris.

Quand je retournai à New-York, à la fin de septembre, je conclus au bout de tçès peu de temps que les gens de Panama, malgré les dispositions qu'ils avaient montrées pour la révolte, étaient à peu près décidés à prendre leur sort en patience, parce qu'ils avaient espéré follement, ridiculement, un appui des États-Unis sous forme de subsides, sous forme de troupes, sous forme de promesses et qu'ils avaient reconnu que cet appui même moral était impossible à obtenir. Quand je vis cela, je cherchai à me rendre compte de la façon dont l'opinion publique jugerait la théorie de la construction du canal sans traité spécial, en vertu des stipulations du traité de 1846. Je fus absolument effrayé, au bout de très peu de temps, de voir que personne ne manifestait la moindre sympathie pour une pareille for mule les amis les mieux placés pour connaître la future opinion publique, les plus disposés à encourager mes espérances, ne me cachèrent pas que même si le Président Roosevelt recommandait cette théorie dans son Message, cela resterait lettre morte, que rien n'en résulterait, que cela passerait parmi les nombreuses recommandations qu'émettent les Présidents de la République dans leurs Messages et qui restent bien souvent de simples vceux.

Tout le monde me dit sans traité avec la Colombie, la loi Spooner sera appliquée et Nicaragua choisi définitivement; on ne peut remettre la question à plus tard le pays demande depuis cinquante ans le Nicaragua, une loi précise force le Président à entreprendre le canal sur cette voie s'il ne peut faire un traité avec la Colombie. Ce n'est pas à la veille des élections présidentielles que le parti républicain va violer la loi et laisser établir ce qu'on dit déjà, que la solution de Panama a été inventée par les trusts des chemins de fer pour faire échec à la solution nationale de Nicaragua et frustrer le peuple de ses espérances.


Je vis alors que nous étions arrivés aux dernières limites, que la Colombie allait tuer définitivement le canal et que le Président Roosevelt, en supposant même qu'il fût très partisan de Panama, ainsi que son cabinet, ainsi qu'un groupe éclairé du parti républicain, ne pourrait empêcher l'application de la loi Spooner, qui lui prescrivait d'une façon formelle de faire Nicaragua dans le cas où il ne pourrait arriver à l'adhésion de la Colombie.

Je vis donc à bref délai l'écroulement complet définitif, absolu de toutes mes espérances et je songeai qu'il n'y avait plus en réalité qu'un moyen de sauver la création du génie français de la destruction finale, qu'il n'y avait en réalité d'ouvert que le premier des deux chemins que j'avais indiqués dans le Matin du 2 septembre la sécession de Panama.

Comme je l'ai dit, les gens de Panama voulaient des subsides, avaient cru que le Gouvernement allait entrer dans un complot avec les délégués de l'Isthme, allait leur donner des millions, allait leur envoyer des troupes, toutes choses qui sont très bien dans les romans. qui peuvent avoir existé dans les Républiques du moyen-âge ou dans leurs sœurs pninées, les républiques hispano-américaines, mais qui ne sont pas de mise avec une grande démocratie comme l'Amérique, où les gouvernements n'ont pas de fonds secrets et où l'àpre lutte des partis contrôle et scrute même les intentions du pouvoir.

Il n'était pas nécessaire d'avoir une promesse du Gouvernement américain, si l'on pouvait à son insu déterminer par avance et par un calcul précis quelle devait être nécessairement son action en face d'un fait déterminé.

Une étude tr ès complète, très profonde, permettait de faire un calcul d'ordre politique qui avait le caractère et la précision d'un calcul trigonométrique. Il n'y a pas besoin d'étendre une corde le long de l'obélisque pour connaître sa hauteur. On pi:mt la calculer à distance, sans le toucher. Eh bien, c'est ce procédé trigonométrique, si je puis m'exprimer ainsi, qui permettait de déterminer quelle serait l'action du Gouvernement améi-Ïeain dans le cas où une révolution éclaterait, en se basant sur les lois qui dictaient son action traditionnelle et qui s'imposaient on peut dire indépendamment des idées personnelles des détenteurs du pouvoir. Le docteur Amador quitta Nevr-Yol'k le 20 octobre igo3, arriva dans l'Isthme le 2']. Il partait avec la résolution de frapper le coup libérateur de sa patrie avant le 4 novembre. La révolution fut faite le 3.

Le lendemain de ce coup de force, la souveraineté du Gouver-


ne ment de Colombie était passée au Gouvertiement de Panama et cela réalisait les ardentes aspirations pour ainsi dire demi-séculaires de la population de Panama, qui avait été constamment opprimée, constamment torturée par un véritable despotisme militaire, constamment spoliée par le Gouvernement de Bogota. Pour donner une idée de la façon dont la suzeraineté de Bogota était comprise, je fournirai cet unique exemple la seule grande œuvre d'utilité publique qui ait été entreprise dans l'Isthme, c'est le Panama-Railroad, qui rejoint les Océans. Il payait au Gouvernement de Colombie un droit de 250.000 dollars annuellement, ~I.250.000 francs).

L'existence de ce chemin de fer imposait évidemment à Panama un certain nombre de dépenses, il eut été légitime que la plus grande partie de cette somme restât à Panllma; eh bien, pas du tout. Des 1.250.000 fl'anos, 1.125.000 prenaient le chemin de la Colombie et allaient se loger à 2.60o mètres au-dessus du niveau de la nier, dans le Gouvernement de Dogota et 125.000 restaient à Panama. Panama était en réalité une véritable colonie exploitée avec le despotisme le plus cruel et avec le mandue le plus absolu d'égards pour la dignité et la liber du peuple local. On peut dire que cette révolution était absolument légitime, elle a été préparée par une longue série d'outrageants abus et elle a été déterminée en fin de compte par une explosion violente de l'esprit publie en face de l'acte tyrannique qui empêchait l'oeuvre merveilleuse du Canal de s'exécuter sur le t~rritoire de Panama.

S'il y a une justification aux révolutions, si on peut considérer que l'acte de force qui rétablit le droit naturel mis en péril par le despotisme et par l'oppression, est une chose légitime, on peut dire qu'il n'y eut jamais de révolution plus légitime que le fut celle qui s'accomplit le 3 novembre igo3 dans l'Isthme de Panama. Aussi reçut-elle l'approbation universelle.

Ses conséquences en fupent très rapides le 6 novembre, j'étais nommé ministre plénipotentiaire à Washington le 'J novembre, le Gouvernement de Washington reconnaissait la République de facto, c'est-à-dire autorisait les consuls américains à entrer en relations avec les autol'ités locales le vendredi 13 novembre. je ne suis pas superstitieux. j'éttlis reçu en audience solennelle par le Président des Etats-Unis, et la République dé Panama entrait de ce fait dans la famille des nations. Le 16 novembre, le Gouvernement de la République Française autorisait l'ambassadeur de France à Washington à entrer en relations diplomatiques avec moi.


Enfin, le 18 novembre, je signais avec M. Hay, secrétaire d'Etat, le traité dit Hay-Bunau-Varilla, assurant la protection de 1~ République de Panama, l'achèvement du Canal de Panama et le respect des droits des citoyens français qui, sans la révolution de Panama, eussent été foulés aux pieds par la Colombie. Ensuite, se succèdent rapidement les reconnaissances de la Chine, de l'Allemagne, de l'Autriche, de la Russie enfin, moins d'un mois et demi après la révolution de Panama, nous étions reconnus par 750 millions d'hommes sur les 1.200 millions qui sont représentés diplomatiquement à Washington.

Je n'ai pas besoin de vous dire que mon premier soin fut de proroger, au nom de la République, jusqu'en igio touslescontrats qui avait été mis en échec par les politiciens de Bogota, et qu'ainsi le premier acte de la République de Panama fut d'interpréter de la façon la plus large les droits qu'avaient acquis les Français dans l'Isthme et principalement les droits relatifs au Canal. Dès le traité fait, je l'envoyai immédiatement à Panama pour qu'il fût ratifié. il fut même ratifié avant d'arriver j'envoyai un télégramme de goo mots en donnant tous les éléments principaux et demandant instamment au Gouvernement de s'engager à ratifier le traité avant même qu'il n'en eut le contexte précis, en me basant d'ailleurs sur ce que les Délégués du Gouvernement à Washington, qui étaient arrivés après la signature du traité, en avaient approuvé tous les éléments. Le Gouvernement de Panama trouva cela un peu rapide, mais il finit par céder devant ma vive insistance et le 26 me télégraphiait que le traité était d'ores et déjà accepté. Le 2 décembre, le traité était ratifié définitivement dans l'Isthme, il ne restait plus, dès lor s, qu'à obtenir la ratification du Sénat américain. Cela fut la chose la plus difficile. Là, se rencontrait l'exaspération portée à son paroxysme de tous les intérêts opposés à Panama. Le parti démocratique désirait faire un grief au Président de la République d'avoir fomenté une révolution contre une nation amie c'était une accusation absolument fausse et injuste il n'y avait pas plus participé que M. le Président Loubet: M. Roosevelt a ignoré le projet de constitution de la République jusqu'au moment où le reste du monde a connu son éclosion.

Mais enfin, le parti démocratique avait conçu l'espoir de saisir quelques traces de cette machination imaginaire, qui eût été justement critiquable et violemment critiquée si elle eut existé, mais qui n'existant pas, ne pouvait être établie. Pendant deux mois, du 17 décembre au 23 février, le traité fut attaqué de la façon la


plus violente dans le Sénat américain. Mais, chosé curieuse, il était si solidement fait que pas un de ses articles ne put être l'objet de critiques. Ce furent seulement les conditions dans lesquelles la passion politique, aveugle et perfide, imaginait qu'il avait été fait, qui demeur èrent l'objet des dénonciations les plus violentes et les plus outrageantes de la part de eertains membres du Sénat, pour tous ceux qui y avaient pris part. Je ne fus pas épargné, croyez-le bien. J'appris sur moi-mème les choses les plus nouvelles et les plus extraordinaires.

Je fus sur le point de croire qu'il doit y avoir quelque chose de vrai dans la double vie, car j'entendais souvent la tribune du Sénat décrire un bien méprisable personnage dont je n'avais pas jusqu'alors soupçonné l'existence en moi.

Mais finalement, je vis que mon grand crime était d'avoir assassiné l'erreur et poignardé le mensonge et je pris alors un vif plaisir à écouter les accusations furibondes de mes victimes. Mais le peuple, le régulateur des politiciens, intervint; les électeurs de la Louisiane, du Mississipi et des différents autres États du Sud, voyant que les intérêts d'une méprisable coterie politique allaient de nouveau mettre en échec l'oeuvre du canal et allaient faire tomber le traité, le peuple réagit et demanda aux Chambres des États respectifs d'ordonner à leurs Sénateurs, même aux Sénateurs les plus violemment opposés au traité, de voter pour lui. Nous eûmes ce spectacle extraordinaire, mais bien intéressant, d'hommes qui avaient jeté feu et flamme sur le traité Hay-Bunau-Varilla venir dire « Nous voterons pour ce traité, « bien que nous considérions qu'il ait été engendré dans des con« ditions véritablement outrageantes pour la dignité du peuple « américain, mais nous le voterons parce que les Législatures « nous ordonnent de voter pour lui et puis aussi parce que c'est « le meilleur traité qui nous ait jamais été soumis. » Cet acte de contrition était généralement suivi d'une dernière explosion soit contre le Président de la République, soit contre son éminent secrétaire d'État, M. Hay, soit enfin contre nia modeste personne.

Sous cette action, le bloc de l'opposition démocratique, le bloc de 33 voix qui, s'il était resté complet, eùt suffi pour rejeter le traité, car il fallait une majorité des deux tiers sur go sénateurs pour obtenir la ratificatiow, s'effrita gràee à l'intervention du peuple qui a jeté dans la balance son bon sens et sa bonne foi. L'oeuvre de calomnie, de violences et de passion fut rompue, et, le 23 février dernier, la moitié du parti démocratique votait pour


ce traité qu'il déclarait abominable dans son origine et excellent dans ses conséquences.

Voilà quelle a été la suite des longues luttes que j'ai été obligé de soutenir pour sauver, pour renflouer ce navire échoué de Panama. Je me vante, au cours de cette oeuvre si longue, de n'avoir travaillé que comme un ingénieur: j'ai attaqué chacun des obstacles l'un après l'autre ils étaient d'ordre divers, ils se dressaient sur le terrain politique, sur le terrain diplomatique, comme s'ils s'étaient dressés sur le terrain technique, mais, que les obstacles proviennent de la malignité de la nature ou de la malignité humaine, ils sont toujours de la même famille, et c'est toujours par la logique et par la raison que l'on trouve les moyens de les vaincre.

Il y a beaucoup de gens qui se demandent Mais pour quelle raison a-t il fait tout cela ? Eh bien les gens qui se demandent cela sont des gens qui ne conçoivent pas la grandeur de l'œuvre de Panama, qui n'y voient qu'une entreprise vulgaire ils ne voient pas que cette œuvre est une œuvre colossale, la plus grande oeuvre qu'on puisse accomplir à notre époque sur cette terre, une oeuvre qui aura sur les destinées de la collectivité humaine une influence sans égale; c'est une oeuvre qui vaut bien qu'on se consacre à elle, comme on se consacre à sa Patrie, surtout quand.de sa vie ou de sa mort dépend, à travers les âges, soit la victoire soit la défaite, soit la gloire, soit la honte du génie français.

Quel est celui d'entre nous qui ne donnerait pas demain sa vie pour la Patrie ? J'ai employé la mienne pour le Canal de Panama et en résolvant ses problèmes techniques, politiques et diplomatiques je n'ai fait que servir la Patrie et je ne l'ai fait que pour servir la Patrie.'

Philxppe BUNAU-VARILLA.


SOUVENIRS

GÉNÉRAL CHAMPIONNET `_'

1792-1800

L'histoire a, parfois, sous l'influence d'une documentation insuffisante ou erronée, de singulières injustices, et l'imagination populaire, qui en est comme le vague reflet, n'accorde souvent la consécration de la renommée qu'à quelques rares héros de prédilection dont elle embellit les traits de tout le prestige de la légende.

Comme l'écrit Sainte-Beuve, à propos de la Révolution, « il y a des moments et des heures plus favorisés, le rayon de la gloire tombe où il lui plaît il éclaire en plein et dore de tout son éclat certains noms immortels et à jamais resplendissants. Le reste rentre dans l'ombre. »

Certes, Championnet, dont nous publions les Souaenirs, n'est pas de ceux dont la figure n'apparaît que dans une sorte de demijour. Elle n'a cessé de s'imposer à l'attention des historiens comme l'une des plus nobles et des plus attachantes que l'épopée révolutionnaire ait mises en lumière et dans le pays natal du vaillant général républicain, en Dauphiné comme dans toute la vallée du Rhône, dont il incarna mieux que tout autre l'ardent patriotisme, il n'est pas de nom plus aimé, plus admiré, plus populaire que le sien.

Mais on ne saurait malheureusement nier que, dans le grand publie, aux yeux des foules et même dans maints ouvrages relatifs à la Révolution, Championnet n'occupe pas, en pleine clarté, la place éminente à laquelle lui donnent des droits incontestables son génie militaire, ses vertus civiques, les incomparables services qu'il a rendas à la patrie républicaine.

(1) Ces pages sont empruntées au volume Les Souvenirs du général Chanapionnet qui doit paraitre chez l'éditeur Ernest Flammarion.

DU


Quand il s'agit des armées de la Convention, particulièrement dans l'enseignement de nos écoles, trois noms symbolisent et semblent condenser en eux toute l'àme héroïque des soldats de l'an II. Ce sont ceux de Hoche, de Marceau et de Kléber. Il n'en est pas assurément de plus glorieux, de plus dignes d'être honorés, et leur destinée tragique les a gravés profondément dans le eœur du peuple. Mais, à côté d'eux, il en est d'autres, moins éclatants, qui méritent, eux aussi, au même titre, sinon au même degré, l'admiration reconnaissante de la postérité. Le nom de Championnet est certainement de ceux-là.

Le théàtre et le roman n'ont guère popularisé en lui que le conquérant légendaire du royaume de Naples, mais l'histoire impartiale, quand on l'étudie à la lumière des documents et des faits, révèle en Championnet des qualités de premier ordre qui doivent, en toute justice, le classer parmi les meilleurs généraux de la Révolution.

C'est pour faire pénétrer cette conviction dans les esprits que nous avons à cœur d'apporter notre contribution à la vérité historique en empruntant aux Mémoires inédits de Championnet, dont nos études dauphinoises nous apprirent, il y a quelques années, l'existence, des passages particulièrement intéressants et earactéristiques. Complétant et corroborant les appréciations de Marbot, de Thiébault, de Darras, elles donnent le saisissant relief qui lui convient à la pure physionomie du génér al valentinois en faisant mieux eonnaître, par le récit de ses impressions personnelles, sa vie sans tache consacrée toute entière au service de la patrie et au culte des principes de la Déclaration des Droits de l'homme.

Championnet eut le rare mérite, comme en témoignent ses Mémoires> de ne rien devoir qu'à lui-même et de ne jamais recourir à l'intrigue. Il fut, dans toute l'acception du mot, le fils de ses œuvres. Enfant naturel, ayant à vaincre les préjugés traditionnels attachés à l'illégimité de sa naissance, obligé de se former lui-même entre une mère illettrée et un père qui n'osait tout d'abord prendre publiquement en main la direction de son éducation, il sut, par la seule force de la valeur personnelle et de la dignité morale, animé d'une foi inaltérable dans la Révolution et dans sa mission libératrice, atteindre les plus hautes situations de l'armée, et après avoir combattu sans trêve pendant huit années pour la France républicaine et pour la liberté des peuples,


insensible aux calomnies et aux injusti~es> luttant jusqu'au bout, il mourut, en accomplissant son devoir, simplement, stoïquement, comme un héros antique.

Jean-Étienne, dit Championnet, naquit le 14 avril 176.2, comme le constate son acte de baptême, enregistré en ces termes à la par oisse Saint-Jean de Valence

« L'an 1762 et le i4e d'avril, a été baptisé un garçon, né le même jour, à qui on a donné le nom de Jean-Etienne, fils naturel non légitime de Madeleine Vachier (1), fille à Pierre, travailleur de terre, habitant dans la communauté de Charpey, laqlJ.elle a déclaré à M,'e Jean-François Bernan, juge roïal de Romans, le 20 du mois de janvier 1762, ne vouloir notumer le père. Le parrain a été Jean Faure et la marraine Marie-Anile Chaumat. » La mère de celui qui devait illustrer le surnom de Championnet était, comme l'indique cet acte, la fille d'un pauvre paysan d'Alixan, née dans cette commune le 15 septembre 1740. Entrée au ser vice de la famille Grand en 1756, elle fut bientôt la servantemaitl'esse. Le fils de la maison conçut pour elle une passion très vive. C'était Etienne Grand, né à Valence, le 2 janvier 1739. Après avoir étudié le droit à l'Université de cette ville, il avait obtenu dès i 56o la survivance du privilège primitivement accordé à son père, mort en 1742, Claude Grand, « hoste (hôtelier) au logis du Louvre, et maitre de la poste. Les doeuments du temps lui donnent les titres « d'avocat au Parlement, conseiller du Roy, lieutenant au bureau de l'Election de Valence, maïtre de la poste aux chevaux à Valence en Dauphiné. »

Etienne Grand avait une a1Iection si profonde pour sa « gouvernante », comme il l'appelle qu'il s'unit à elle in extrenzis par les liens du mariage.

Bien qu'il n'eùt pas légitimé le. fils de Madeleine Collion, Etienne Grandl'avait, dès sa naissance, considéré comme son enfant et traité comme tel. C'est lui qui l'avait surnommé Championnet, de Championnet, nom de l'une de ses terres, située au quartier dit le Championnet, sur l'emplacement actuel du nouveau eollège de Valence. Il l'avait fait élever, de i765à à 1770, par un cultivateur de l'Al'dèche, Pierre Brian, àSoyons en 177 1, il l'avait mis en pen(1) En réalité, son véritable nom est Madeleine; Collion Vachier est le nom de sa mere.


sion chez Savary, précepteur et greffier de la police royale et ducale de Chabeuil (Drôme), dont il reçut les leçons jusqu'au ier octobre 1')')'). Il n'en avait guère profité s'il faut décidément admettre comme absolument authentique une lettre qu'il aurait écrite, en un style pitoyable, le 2o avril 1')80, de Barcelone, où l'avait entraîné le goût juvénile des aventures (1).

Il est hors de doute qu'après cette équipée de jeunesse, Championnet assagi, se livra sérieusement à l'étude, améliora son instruction et acquit peu à peu la valeur intellectuelle qu'attestent non seulement les témoignages qu'il en donna dans la Drôme même, mais encore et surtout ses proclamations, ses discours, ses mémoires, où s'allie à la correction d'une forme irréprochable l'élévatÍon des pensées et la noblesse des conceptions. Son prétendu engagement dans les gardes vallonnes sous le nom de guerre de Belle-Rose, lors de son séjour en Espagne, et sa présence au siège de Gibraltar ne sont qu'une invention romanesque, prise invariablement au sérieux par tous les historiens de Championnet, mais qui ne saurait résister à la critique, comme l'ont pépemptoirement démontré dans leur savante étude, par un simple rapprochement de dates, MM. Marius Villard et Jules Tavenas (2).

Rentré à Valence en mai i7Si, il est nommé le 10 octobre 1782, par fadjudicataire général des fermes unies de France, receveur, pour la perception des droits, au bureau de la Roche-de-Glun, grâce à la protection d'Etienne Grand, qui montre, dès lors, une grande sollicitude pour son fils et se préoccupe de perfectionner son éducation.

« Ma chère femme, écrit-il le 3o janvier 1786, d'Aix-en-Provence, où l'avait appelé un procès de famille, il me sera bien doux, si par tes leçons et ta douceur, tu maintiens ton fils Cham(t) Son père lui délivra peu de tem^s après, ce curieux certificat:

« Nous, Etienne Grand, conseiller du Roi, lieutenant civil et criminel au bureau de t'Election de Valence en Dauphiné, soussigné, certifions et attestons à tons qu'il appar. tiendra, que le nomme Elienne Championaet, fils d'antre Etienlle, natif de cette ville, âgé de 19 ans, taille 5 pieds 5 pouces, blondin, le nés un peu gros et grand, est de bonne vie et mœurs, professant la religion catholique, apostolique et romaine, étant parti, depuis 15 mois pour Barcelonne en Catalogne, d'oit il se propose de revenir. En foy de quoy. j'ai fait et délivré le présent, pour lui servir et valoir ce que de raison. A Valenre en Dauphiné, dans notre hôtel, le 5 may 1781. Grand. u

(2) Voir Nouvelle étude critique sur Ghampioanet, par Nlarius Villard et Jules Tavenas (Valence, imprimerie Céas, 1904), pages 57 à 63.


pionnet, qui est aussi le mien, dans le sentier de la vertu, je l'invite à beaucoup lire pour achever de se former. Il en sait peut. être plus que je n'en connaissais à son âge, mais je sens qu'il est fort éloigné de ce que je désire qu'il appl'enne. J'en suis' on ne peut plus content. Néanmoins je l'invite à l'étude. ». Etienne Grand mourut à Valence, le 14 juin 1788, ayant épousé, deux jours avant, en justes noces, Madeleine Collion, Il avait institué comme légataire universel Jean-André Colombier, procureur au siège présidial. avec mission expresse d'attribue sa fortune, évaluée à une centaine de mille fraucs, tant à sa veuve qu'à son fils non légitimé, les lois du temps ne lui ayant pas permis de disposer directement de ses biens en leur faveur (i). Grâce aux ressources de sa mère et aux sommes qui lui sont remises par Colombier, Championnet reprend, à partir de ce moment, son indépendance il passe plusieurs mois à Lyon, où il peut, mieux qu'à Valence, développer ses remarquables aptitudes et revient I:1U pays natal, à la veille des grands événements politiques, qui devaient porter si haut sa renommée.

Le ,.voilà devenu « bourgeois » cbmme le qualifient les actes judiciaires de l'époque. Il n'est plus désormais le bàtard désavoué d'autrefois. Tout Valence le regarde et l'honore comme le fils reconnu d'Étienne Grand. D'ailleurs, l'écolier de Chabeuil, qui a suivi les bons conseils de son père, est devenu un homme instruit dont la parole loyale et franche exerce un véritable ascendant sur ses concitoyens.

Pénétré des principes la philosophie du XVIIIe siècle, le coeur tout enflammé des passions rénovatrices qui agitaient alors toutes les âmes généreuses, il salua avec enthousiasme la résistance du Parlement de Grenoble à l'arbitraire royal, la réunion de Vizille et l'assemblée des États à Romans où les voix éloquentes de Mounier et de Barnave, réclamant la convocation (t) Les lois déclaraient incapables de toute succession les enfants nés 1r de femmes que les pères ont entretenues et qu'ils épousent, lorsqu'ils sont à l'extrémité de,la vie. Il en résulta de regrettables Ltémèlés judiciaires qui prouvent que Colombier ne remplit pas avec une fidélité bien scmpuleuse les intentions d'Etienne Grand. Pour éviter le scandale de nouveaux débats publics, Championnet, au cours d'un congé, alors qu'il est général de division à l'armée de Mayence, consentit à une transaction signée à Valence, le :I¿ janvier 1798.


des États généraux, au nom de la souveraineté de la nation, formulaient déju le programme de la future Constituante. Tous les Valentinois, Championnet en tête, étaient de coeur, comme tous les citoyens libéraux de la Drôme, avec les coura~eux promoteurs de cette Révolution dauphinoise qui préparait, un an avant les événements décisifs de Paris et de Versailles, l'ébranlement et la chute de l'ancien régime.

Championnet, d'après tous les témoignages contemporains, fut l'un des plus convaincus, des plus ai-dents, des plus résolus parmi les défenseurs des idées nouvelles et les ennemis de l'absolutisme royal.

Dès le y juillet 1:789, comme l'indiquent ses états de services (i), il figurait comme grenadier dans la garde nationale de Valence, oit il était promu sergent le IeT décembre 1:789, au lendemain même de la mémorable fédération d'Étoile (28 novembre) ("1) Voici ces états de services, d'aprés les archives du ministére de la Guerre « Grenadier dans la garde nationale de Valence le 14 juillet \789; sergent le 1" décembre 178:1; lieutenant le l mars 1790; premier adjudant-général de la Légion du district de Valence le 14 juillet 1790; élu lieutenant-colonel commandant du 6' bataillon des volontaires nationaux de la Drôme le 1" septembre t ï92

Nommé provisoirement par les représentants du peuple délégué dans les départements de la Cote-d'Or, du Jura. du Mont-Terrible et de l'Ain, chef de brigade pour commander le 6' bataillon de la Orome, le 2' bataillon de nonvelle levée dLl district de Besançon et le bataillon de nouvelle levée du district d'Ornans le 1" de septembre 1793 commanda"t un corps détaché à l'armée de la Moselle le 23 décenthre f î93 nommé provisoirement général de brigade par les représentants du peuple près les armées du Rhin et de la Moselle. et employé à l'armée de la Moselle au déblocus de Landau, le 6 février 17~14; nommé provisoirement général de division par les représentants du peuple près les armées du Nord. de la Moselle et des Ardennes réunies sur la Sambre et employé à l'armée de la. Moselle le 10 juin 1794; employé à l'arméc de Sambre-et~Ieuse le 29 juin 1794 contirmé dans le grade de général de division le 2 décembre 1794

« Comniatidatit la division de droite de l'armée d'Angleterre le 12 janvier 179X; commandant la division d'avant-garde de l'armée de Maveikee le 29 ,jnilletl798; général en chef de l'armée française stationnée dans la République batave le ?li septembre 1798 général en chef de l'armée de Home, subordonnément au général CIl' chet de l'armée d'Italie le 18 octobre 1798 général en chef de l'armée dG Naples le 24 janvier 1799 (\ Décrété d'arrestation pour être traduit devant un conseil de guerre, comme prévenu d'avoir citipèché l'action des pouvoirs ,lu commissaire civil près de son armée, le 25 février 1799 remis en activité le :!3 juin 179H; employé .1 l'arméc d'Italie le 3 juillet 1799; général en chef de l'armée échelonnée sur la frontière des Alpes, subordoIlnément an général en chef de l'armée d'1lalie et des Alpes, le 5 juillet tÎ9(1; géuéral en chef de l'armée d'Italie (armées des Alpes et l'Italie réunies), le 29 aoùt 1799 remplacé dans ce commandement, sur sa demande, le ~?3 novembre 1799. »


qui donna si opportunément à toute la' France le signal de l'organisation armée du peuple. Le 15 mars I?9°, il était nommé lieutenant. Trois mois après, il avait donné tant de preuves de civisme et inspiré une telle confiance à ses concitoyens, qu'il était jugé digne du grand honneur d'ê,tre délégué pour représenter Valence à la fédération nationale du 14 juillet J?9°, où il prêta devant l'autel de la patrie, avec tous ses compatriotes de la Drome, le serment « Vivre libre ou mourir » Ce ne fut pas là de sa part, comme pour tant d'autres, un simple geste théâtral et une pure manifestation verbale. Championnet tint parole et, après avoir lutté pour la liberté, il mourut pour elle.

nous a paru qu'il n'était pas sans intérêt pour l'histoire, qui de plus en plus remonte aux sources et tient compte des moindres éléments d'appréciation pour bien juger les événements et les hommes, de résumer avec précision tous les détails propres à faire connaître les origines de Championnet et les conditions de sa formation intellectuelle.

Les Mémoires qu'il écrivit ou dicta, soit pendant ses rares instants de repos (1), entre deux alertes, aux heures d'armistice, soit au lendemain de sa disgl'àce, au cours de sa captivité, datent en grande partie, d'une époque assez éloignée des fait!> auxquels ils se rapportent, si l'on en juge par l'inexactitude de diverses indications qui ne peut être attribuée qu'à l'imprécision de certains souvenirs.

L'auteur, sauf en ce qui concerne sa défense indignée contre les accusations du commissaire civil Faypoult, semble n'avoir eu

(t) Ainsi, il est certain que Championnet n'aurait pas eu le temps matériel nécessaire pour dessiner, en y ajoutant des légendes l'ouvrage illustré que M. Marcellin Pellet lui a attribué par erreur et a publié sous ce titre Le Livre du Soldai ~ra~eçais. Nous avons ieuilleté l'onginal, qlli est la propriété de la Bibliothéque de la Chambre des Députés, et nous avons constaté t. que la signature n'était pas celle de Championnet, dont l'anteur ne s'est pas même donné la peine d'imiter l'écriture que le caractère apocryphe de t' œnvre était irréfutablement démontré par cette constatation que, parmi les dossiers signés Championnet, il en est se rapportant à des événements postérieurs à la mort du général, notamment celui relatif à la bataille de Trafalgar.

TOME XXVII. 30


d'autre intention que de se faire à lui-même une sorte de mémento de ses campagnes et rien ne paraît plus loin de sa pensée que l'ambition de léguer à la postérité sa propre apologie. Ce sont, tout au plus, de simples notes tracées à la hâte au milieu des camps pour être laissées à sa mère, qui les a conservées pieusement jusqu'à sa mort, ou même pour être confiées à des amis des temps héroïques à ceux qui l'avaient défendu contre la calomnie, à ses frères d'armes qui voudraient plus tard faire revivre les grands jours de l'armée de Sambre-et-Meuse ou de la conquête napolitaine. Tel, parmi ces derniers, le secrétaire général du ministre de la Guerre Bernadotte, Alexandre Rousselin de Saint-Albin, qui a retracé la carrière militaire de Championnet, en ayant certainement sous les yeux un partie des Mémoires qu'il cite quelquefois et paraphrase presque toujours (i). Notre reproduction des Souvenirs de Championnet est rigoureusement littérale. Nous avons poussé jusqu'aux extrêmes limites la préoccupation de la stricte exactitude, respectant l'orthographe défectueuse de certains noms propres ou de rares indications géographiques, sacrifiantau soucide la fidélité absolue des textes la correction de plusieurs phrases dont le style, quoique toujours facile et clair, décèle, par des négligences, des r épétitions ou des omissions, la rapidité d'une rédaction improvisée.

Désireux de faire œuvre de vulgarisation populaire et non d'érudition technique, nous avons laissé systématiquement de côté les longs et arides développements relatifs aux plans de bataille et à la stratégie pure, retenant surtout le récit des faits de guerre, les anecdotes, les considérations historiques. Des notes explicatives les éclairent ou les complètent.

La dimension du présent ouvrage ne nous eût pas permis, d'ailleurs, d'y comprendre tous les mémoires, dont la publication intégrale formerait la matière de plusieurs volumes (i). Nous :1) Le livre dont il s'agit, publié avec une préface par son fils M. Hortensius de SaintAlbiu, porte le titre suivant Championnel, général des armées de la République française, par A.-R. C. de Saint-Albin, ancien secrét>iire géuéral du ministére de la Guerre, sous le général Bernadntte. (Paris, Poulet-Malassis et de Broise, 1861).

(t) Nous devons aux labdrieuses recherches de M. Marius Villard les indications ciaprès qui sont, pour ainsi dire, la genèse des Bfémoires auxquels sont empruntés les Souvenirs du général Championnel.

Les Dlémoires proprement dits de Championnet comprennent, dans les collections de AL Villard, qui en a relevé des copies, trois volumes


analysons toutefois au cours des chapitres, très brièvement, les fragments qui ont dû être éliminés, de manière à permettre aux lecteurs d'apprécier l'ensemble de l'œuvre.

Ce serait une inutile et ennuyeuse répétition que de rappeler, dans cette préface toutes les actions guerrières de Championnet. On en trouvera plus loin la vivante narration, mais de même que nous avons suivi pas à pas l'illustre enfant de Valence, dès son entrée dans la vie jusqu'au moment où commencent les Souvenirs, de même, pour combler certaines lacunes ou rectifier quelques assertions inexactes, nous croyons devoir très rapidement parcourir, en les brûlant en maints endroits, les étapes de sa glorieuse carrière,

La première partie des Souvenirs de Championnet est consaerée au rôle du 6e bataillon des volontaires de la Drôme, qui fut rassemblé en septembre 1792, sous son haut commandement à Crest, vieille et pittor esque cité, dont la tour crénelée du douzième siècle, évocatrice d'un long passé de luttes guerrières, était le digne.point Le premier volume est le journal des affaires qu'il a eues et dont il rend compte, de 1792 à 1797

Le deuxième volume a le même caractère et concerne des opérations militaires accomplies de 1794 à 1796;

Le troisième volume est tout entier consacré à la défense présentée par Championnet de sa conduite pendant les événements de Naples.

Madame veuve Grand en devint dépositaire à la mort du général. Remariée en IS0t à Simond Laforest, d'Hostun, moins âgé qu'elle de trente ans, elle les avait transportés à Marches (Drôme), oit résidait ce dernier qui mourut ell 1811. Le notaire Savoye de Romans qui s'était occupé des affaires de ce dernier, en profita pour se faire donner divers documents, notamment ceux visés dans les trois volumes précités, par la mère de Championnet, qui, retirée ensuite à Alixan y décéda en t~23.

M. Savoye. après en avoir tiré en ¡'H une Nolice hislorique sur Chnmpionuet, aujourd'hui en dépôt à la hibliothéque de Grenoble, remit ces volumes à son gendre NI. Faure de Grignan. Celui-ci les céda à son beau -frère, M Payan-Uumoulin qui les vendit, un à un, à des intervalles de temps assez éloignés- Sur les indications de 5f. Villard, M. Chapen les acquit l'an après il acheta le troisième en 1866. 1 Les mémoires, dont l'authenticité ne saurait être mise en doute, sont partie autographes, partie écrits par une main 'lui n'est pas celle de Championnet qui en dictait sans doute des passages, au jour le jour, à des secrétaires.

Il existe, grâce à un don de M. Coston, aux archives (le la Drome, le cahier manuscrit des actes du Conseil de guerre de la division Championnet à l'armée de la Moselle, et le registre de la correspondance stcrète du général à l'armée d'Italie. Elle est autographe du 2 septembre au 25 novembre 1799.


de départ d'une carrière militaire aussi brillante que tourmentée. Ce bataillon, qui se couvrit de gloire aux armées du Rhin, avait élu, comme lieutenant. colonel, Championnet, déjà nommé adjudant-génél'al des gardes nationales du district de Valence, le 6 mai 1792, et non en mars 1792, comme le portent les ll~lénaoires. Parmi ses principaux lieutenants, étaient deux braves citoyens du Diois, Jean-François-Claude Livache, dit du Vallon, de La MotteChalancon, et Paul Deneysol, de Saillans, frère du vaillant capitaine qui devait honorer ce nom par sa mort héroïque à l'armée des Pyrénées-Orientales (1).

Toute la Drôme patriote, profondément dévouée à la cause de la Révolution, fit, d'ailleurs, admirablement son devoir contre l'Europe et la réaction coalisées pour détruire les conquêtes de la Révolution, et le décret par lequel la Convention déclara qu'elle avait bien mérité de la patrie n'est qu'un juste homm~ge accordé aux services qu'elle rendit alors à la France républicaine. Dès le lendemain du jour où le sol national fut envahi, elle répondit avec enthousiasme à l'appel de la patrie en danger. Valence fut le centre rayonnant de L'agitation patriotique et révo.1utionnaire douze bataillons de volontaires s'y formèrent et coururent à l'ennemi sur tous les points où le pays était menacé par la coalition, de nouvelles fédérations s'y assemblèrent pour soutenir la Convention. Ville de tradition militaire et civile, le chef-lieu du département de la Drôme se distingua tout particulièrement en ces conjonctures, grâce aux citoyens d'élite que le hasard des circonstances y avait réunis.

Presque en même temps que Championnet s'enrolèrtmt dans les armées de la Révolution deux hommes auxquels était réservé l'honneur de contribuer, avec Bonaparte, à délivrer Toulon. C'était Victor, le futur duc de Bellune, qui, après avoir appartenu pendant quelque temps au régiment d'artillerie de Valence, était rentré dans la vie civile à l'expiration de son engagement (1er mars 1791) et avait épousé une -Valentinoise, Mlle Muguet, fille du greffier du tribunal criminel (16 mai 1791), puis avait accepté, pour gagner sa vie, les modestes fonctions d'expéditionnaire dans les bureaux de la municipalité. C'était en outre François Argod, fils d'un tailleur valentinois, qui avait été, comme Victor, maréchal des logis au Royal-Champagne à Hesdin, où ils furent

(II Voir Saillans pe~adant la Révolulioa. (rançnise, par ~r. Maurice Faure. (Valence, imprimeri~ Granger et Legrand, 1895).


mêlés avec Davoust et Point, à une révolte contre le corps d'officiers, qui fit grand br uit à la Constituante. Il avait été l'envoyé, par mesure disciplinaire, dans ses foyers, mais DuboisCrancé et Robespierre l'avaient hautemeut loué en pleine assemblée nationale. Les deux amis s'étaient retrouvés à Valence, et s'étaient engagés dans le même bataillon. Ils servirent l'un et l'autre dans l'armée républicaine, que la fidélité de la Drôme à la Convention permit à Carteaux de concentl'cr à Valence, entre Lyon révolté et le Midi aux mains de la réaction royaliste cachée sous le masque du fédéralisme (1/. Le premier devait devenir due de Bellune, ministre de la Guerre et mourir comblé d'honneurs par la Restauration. Le second, après avoir conquis à la pointe de son épée, à Toulon même, le grade de général de brigade, fut tué par un boulet le 28 avril 1?99, à l'ar mée d'Italie, pendant la bataille de Cassano.

C'est dans ce milieu de soldats éprouvés et de bons citoyens, les frères Payan exerçaient de hautes fonctions dans le département ct entretenaient l'ardeur révolutionnaire, que Championnet, camarade sans nul doute. d'Argod et de Victor, avec lesquels il fréquentait la société populair e, se prépara fiévreusement au métier des armes, enflammé, comme eux, du désir de vaincre les ennemis de la France et de la Révolution.

Il fut. d'abord, mis à l'épreuve dans les départements de l'&t, où, après, la mort de Louis XVI et surtout à la suite des événements dit 31 mai, une violente opposition s'était manifestée contre l'autorité de la Convention nationale.

Championnet donne sur les incidents auxquels il prit part, à cette occasion, les détails les plus circonstanciés, montrant une égale répulsion pour le fanatisme antirévolutionnaire, et pour les violences inutiles à l'égard de Français égarés. Il voudrait être, comme Hoche le fut plus tard pour la Vendée, un pacificateur, et proclame son horreur de la guerre civile.

Ces sentiments le rendirent sans doute suspect à quelques exaltés qui en méconnaissaient la clairvoyante générosité. Ceux-ci (1) Dans cette armée, où les contingents drômois (drômains. comme on disait alors) tenaient une large place, figuraient, A cdté de Bonaparte, l'ancien habitué de leur librairie de la Dluisoa des 7ïles, les deux Marc Aurel, qualifiés du titre d'imprimeurs de l'armée de terre et de mer.


le dénoncèrent au Comité de Salut public, à raison de sa conduite dans le Jura et de prétendues relations avec les émigrés, accusation odieuse et absurde quand on connait le dévouement profond de Championnet à la Révolution, sa haine pour la royauté et l'émigration qu'il tlétl'Ît plus loin dans ses mémoires avec des accents indignés. Il n'eut pas grand'peine à se justifier de reproches aussi dénués de fondement et reçut les fdicitations de Danton lui-même devant lequel il avait été mandé.

Championnet commet, à n'en pas douter, une erreur de dates en ce qui concerne sa compal'ution" devant le Comité de Salut public. Il l'indiquc comme ayant eu lieu le 29 juillet 1793.

Or, à cette époque, Danton et Lacroix, auxquels il aurait rendu compte de sa conduite, avaient cessé de faire partie depuis une vingtaine de jours de ce Comité qui avait été renouvelé le io du même mois. Le 29 juillet, d'ailleurs, Danton présidait la Convention nationale. Il est très probable que cette entrevue est antérieure à cette date et doit être reportée il la période comprise entre le 6 avril et le 10 juillet. Ce qui tbrtifie cette présomption, c'est le choix, dont nous nous sommes étonnés, fait par Championnet de François Marbos, son compatriote, député protestataire contre le 31 mai, comme garant politique auprès des membrss du Comité de Salut public. Ce conventionnel, évêque constitutionnel de la Dr ôme, n'a été, il est vrai, mis en accusation que le 15 octobre suivant, mais sa recommandation auprès du Comité de Salut public, loin de servir Championnet, lui aurait été plutôt nuisible, si elle s'était produite après les protestations des 6 et ig juin en faveur des Girondins.

(A suivre)

Maurice FAURE.


CURIEUX ASSASSINAT

PROFESSEUR GUSMAÜ ER

(Culpabilité d'un animal antédiluvien)

Jamais je n'aurais osé prendre sur moi de raconter l'extraordinaire aventure dont je fus témoin, si le docteur Pozzen ne m'avait écrit cette lettre

Cher ami,

Pourquoi, vous, qui faites du journalisme, ne livrez-vous pas à la publicité un rapport exact sur ce qui s'est passé à Berlin ? Vous devez le,faire. Songez à notre ami, au grand savant qui gémit et qui souffre dans un cabanon de l'asile des fous. Ne craignez pas nuire à l'avancement du juge Krauss. C'est un niais prétentieux. Les belles raisons qu'il nous a données n'étaient que des prétextes. La vérité est qu'il a eu peur de se compromettre.

Vous pourrez publier ces lignes, car j'entends garder toute la responsabilité de ce que j'ai écrit.

Amitiés. Docteur Pozzen. J'obéirai.

Mais, il est nécessaire que j'apprenne aux ignorants de la science psychique qui est le docteur Pozzen.

Pozzen est Polonais d'origine. Vers l'époque de la fin deses études médicales, il se passionna pour les sciences extra-naturelles, et, principalement, pour la science psychique. Il écrivit beaucoup sur ce sujet ses oeuvres les plus célèbres sont

« Les lois psychiques (Hambourg 1895). « La science de l'audelà, » (Anvers 1900) et surtout cet admirable; « Post-vitalité )) où il prouve que l'inexistence appelée « mort n'est qu'une dispersion momentanée des cellules vitales.

DU


Donc, le 12 janvier dernier, vers les 9 heures du matin, on sonnait chez moi. C'était mon vieil ami Pozzen.

Faites votre valise, me dit-il en entrant dans ma chambre, envoyez chercher une voiture, nous prenons le train pour Berlin. Je lui demandai, bien entendu, quelques explications, mais il ne voulut point m'en donner et me dit seulement Il s'agit de sauver un homme que nous aimons et admirons tous deux Frantz Muller m'écriai-je. Lui-même, répondit Pozzen. Deux heures après, nous prenions place dans le rapide de Berlin, et nous nous trouvâmes, heureusement, seuls dans notre compartiment. Pozzen voulut bien, alors, me donner les explications que je réclamais. Il m'apprit ceci

Frantz Muller, le savant naturaliste de l'académie de Berlin sectionpaléontologique-était accusé, et même convaincu, del'assassinat d'un autre ostéologue renommé, le professeur Gusmaüer, Les deux savants avaient été chargés de la rédaction d'un rapport, rédaction qu'il devaient faire en commun, sur le Mégatherium Cuvieri. Pour avoir plus aisément sous la main les documents dont ils pouvaient avoir besoin, ils s'étaient installés tous deux au Museum, dans la salle des Grands Vertébrés. Gusmaüer et Muller y travaillaient déjà depuis quelque temps, lorsqu'un soir, un gardien pénétrant dans la salle avait découvert le corps de Gusmaüer, le crâne fracassé, les cheveux arrachés, tandis que Muller, armé d'une barre de fer, frappait à coups redoublés le gigantesque squelette du Mégatherium Cuvieri, tout en poussant des cris inarticulés. Tout à coup il laissa tomber sa barre de fer et roula évanoui aux pieds du gardien épouvanté, qui s'enfuit àtoutes jambes et courut prévenir la police. On arrêta Muller et le juge Krauss fut chargé d'instruire l'affaire. Je suis arrivé de ce matin de Berlin, termina Pozzen une heure avantd'être chez vous, à Paris. Il faut sauver Muller 1 Pour tous, notre ami est l'assassin. Il a commis cemeurtre dans un accès de folie. Il est du reste interné avec la camisole de force. Malgré tous mes efforts, je n'ai pu le voir, mais j'aipu « tirer les vers du nez au juge Krauss, un vieil imbécile abruti par la légalité et le désir de l'avancement. Je connais les réponses de Muller, elles peuvent paraUre incohér entes a des esprits vulgaires. Je les trouve fort rationnelles et je suis sûr de son innocence. Quelles sont ces réponses ? demandai-je à Pozzen. -Mullerprétend que Gusmaüer, qui s'occupait beaucoup, enplus


de la paléontologie, des sciences psychiques, était arrivé à rendre la vie, pour quelques instants, au Mégatherium Cuvieri, et que, cet animal, en même temps que sa re-oie éphémère, avait repris tous ses instincts féroces et assommé Gusmaüer d'un coup de sa patte formidable.

Malgré la gravité de la situation je nepus m'empêcher de rire. Vous riez s'écria Pozzen. Croyez-vous donc vous aussi à l'impossible? Il se tut quelques instants. puis reprit; je suis harassé de fatigue, laissez-moi reposer, je vous en prie.

Il s'étendit sur la banquette et s'endormit. Pendant de longues lieures, je r egardai par la vitre filer les champs, les bois, les villages puis, fatigué moi aussi, par les trépidations du rapide, je m'étendis, et m'endormis à mon tour.

Nous arrivâmes à Berlin,

Le concierge de l'hôtel du Cygne où nous déposa notre

voiture et où Pozzen était déjà descendu à son précédent voyage tendit une lettre à mon ami qui la décacheta fiévreusement la parcourut d'un trait, puis la froissa violemment en s'écriant L'imbécile

Nous allâmes faire un bout de toilette et, une heure après notre e arrivée, nous entrions au museum de Berlin.

Le docteur Pozzen, qui parle l'allemand comme le français, eut vite fait de se renseigner et nous nous trouvâmes bientôt dans la salle des Grands Vertébrés en face du Mégatherium Cuvieri. Je suivais Pozzen sansmotdire. Le gardien semblait le connaitre, car il lui adressa un aimable salut et s'empressa de lui apporter un escabeau qu'il lui avait demandé. `

Pozzen plaça cet escabeau de telle sorte qu'en montant trois ou quatre marches son visage se trouvait à la hauteur de la patte droite supérieure du squelette, il se pencha et me fit signe de monter à côté de lui. J'obéis, me penchai à mon tour et je vis. à une jointure d'os que n~e désignait Pozzen. une large tache de sang coagulé et des cheveux 1

Le cœur me battait à tout rompre, je regardai mon ami, mais il me fit signe de me taire en me désignant de fceil le gardien. Avez-vous encore envie de rire ? me demanda le docteur, lorsque nous fûmes à nouveau dans la rue.

Anéanti par la « brutalité de cette preuve, je ne répondis rien. Et que pouvais-je répondre ?


Le soir, après le repas, nous nous enfermâmes dans la chambre de Pozzen pour discuter notre plan de campagne.

Ne croyez pas, me dit le docteur, que ce soit parce que je connais les forces psychiques et ai su découvrir quelques-unes des lois élémentait'es de la science de l'au-delà, que j'ai cru de suite à l'innocence de Muller. Ce n'est,point une raison parceque l'hypnotisme, le psychisme et les sciences nouvelles existent pour tout y rapporter. Muller avait pu, parfaitement, dans un accès de folie passagère assommer Gusmaüer d'un coup de barre de fer. Ce qui, tout d'abord, a fait naître des doutes dans mon esprit, c'est l'improbabilité, dans la bouche de Muller, de la justification trouvée. Suivez-moi bien: Muller est un vieux savant, réfractaire aux idées nouvelles. Pour lui, l'hypnotisme, le psychisme et toutes les sciences qui s'y rattachent ne sont que des plaisanteries dont il n'y a pas même à discuter l'existence. Alors, pourquoi aurait-il été chercher pour se disculper de l'accusation qui pèse sur lui, justement la seule justification à laquelle lui même, n'eùt pas cru ? Il aurait inventé plutôt la chute d'un objet ou cherché toute autre décharge plausible.

Reste donc cette hypothèse une discussion entre Gusmaüer et Muller, justement sur les forces psychiques. Son crime commis, dans le trouble du premier moment, le thème de la conversation revenant à l'esprit de Muller et lui fournissant une excuse. Cette supposition est encore inadmissible. Muller avait eu le temps de se ressaisir, et lorsque le gardien est rentré dans la salle, le crime ne venait pas d'être commis, évidemment. Muller en frappant de toutes ses forces sur le squelette du Mégatherium n'aurait voulu toujours d'après cette hypothèse-que donner le change en feignant d'avoir essayé de défendre Gusmaüer. Il aurait donc eu déjà son plan de défense préparé Ce n'est guère admissible, puisque, comme je vous l'ai déjà prouvé, Muller ayant son sangfroid, n.'aurait point pris ce moyen de défense.

Il y avait encore ceci l'assassin (gardons-lui ce nom jusqu'à nouvel ordre) a cru voir réellement ce qu'il a dit, et a frappé luimême Gusmaüer dans une hallucination.

Nulle réfutation raisonnée n'était possible pour cette dernière supposition. Aussi ai-je tâché de découvrir, au museum même, une réfutation réelle. Vous avez vu que je l'ai trouvée.

Muller n'a pas eu d'accès de folie et a vu ce qu'il a dit voir. Le Mégatherium Cuvieri, seul, a tué le professeur Gusmaüer


car la réincarnation d'un animal mort, même depuis des milliers d'anllées, est chose possible, et, je dirai même fortaisée à expliquer. Si le juge I(rauss n'est pas un esprit mesquin je le convaincrai. J'avoue, dis-je à Pozzen, que je ne serais pas taché de savoir comment vous vous y prendrez.

En lui prouvant que rien n'est moins surnaturel que les forces psychiques.

Je serais heureux si vous vouliez me le prouver à moi-même d'abord, car j'avoue.

Très volontiers. Les sciences nouvelles se divisent en deux branches l'hypnotisme et le psychisme. L'hypnotisme est connu, classé, on s'en sert même en médecine, c'est une science reconnue, et toute idée de surnaturel en a été écartée.

Du psychisme, on ne sait encore rien, ce qui explique que ses phénomènes sont considérés comme diableries, sorcelleries, ete" à moins, ce qui est le cas le plus fréquent, que l'on n'en nie absolument l'existence.

Pourtant l'hypnotisme, chaque jour, nous fait assister à des phénomènes tout aussi surnaturels que ceux, non encore expliqués, du psychisme..

Qui n'a pas entendu parler de cette expédence qui consiste à faire percevoir à une personne en sommeil hypnotique des faits, des idées, des sons que nul organe naturel ne peut transmettre. Or, par quel phénomène, le sujet endormi peut-il, par exemple, lire la pensée des personnes se trouvant à des milliers de lieues? Par la séparation de son corps inorganique et de son corps organique, séparation obtenue par la volonté de celui qui l'a endormi.

Donc, tout être v ivant, et l'hypnotisme en est la preuve, est composé de deux êtres l'un « organique et l'autre « inorganique ». Pour que cette séparation se produise sous le phénomène de l'hypnose, il faut que le sujet soit en sommeil cataleptique. Or, ce sommeil cataleptique n'est autre qu'une mort limitée, et l'on peut donc dire que la mort est l'état complet de l'hypnotisme, puisqu'elle n'est qu'une rupture totale d'équilibre entre les cellules qui composent l'étre organique, Cettre rupture n'influe en pien sur les atomes propres de l'être inorganique. Donc l'étre inorganique survit à l'ètre organique.

Mes expériences personnelles m'ont prouvé que ce corps, appelé souvent « corps astral)), ne se désagrégeait que quatre mois environ après la disparition vitale du corps organique qui lui est associé par la vie.


Pourquoi quatre mois? demandai-je à Pozzen..

Vous le savez, me répondit-il, dans la nature, rien ne se crée et rien ne se perd, les cellules matérielles qui forment le corps vivant, proviennent d'autres corps disparus. Il eu est de même pour les cellules du corps astral.

Expliquez-vous.

L'enfant vient au monde avec son organisme complet, il ne fait que croître et ne change pas. Son être inorganique au contraire, (intelligence, compréhension, etc.), ne se forme que peu à peu, pour se trouver en complet épanouissement entre la vingtième et la trentième année.

Veuillez me permettre de vous faire remarquer que vous semblez vous contredire. Vous me dites quatre mois et vous me parlez de vingt ou trente ans.

J'ai dit quatre mois, parce qu'au bout de ce laps de temps, les molécules désagrégées par la mort de l'être dont elles formaient le corps inorganique, sont attirées vers un autre corps. Les cellules commencent à habiter le corps de l'enfant quatre mois après sa naissance, à peu près à l'époque des premiers bégaiements. J'admets votre théorie. Alors, en r aison de cette théorie même, comment Gusmaüer a-t-il pu faire se réincarner le Mégatherium Cuvieri mort depuis des »zilliers d'années e

Ce que je vous ai dit au sujet de la réincarnation ne peut s'appliquer qu'aux êtres humains ou aux races animales encore existantes et, par conséquent, se reproduisant. Les animaux préhistoriques, dont est le Mégatherium, ont complètement disparu de la surface de la terr e, et leurs corps inorganiques, qui ne disparaissent jamais, restent en suspension dans l'éther sans désagrégation, puisque cette désagrégation n'est sollicitée par aucune vitalité nouvelle.

D'après vous, alors, chaque race animale a son corps astral propre et qui ne se fond point avec le corps astral d'une autre race ?

Incontestablement. Comprenez-vous, à présent, ce que je veux faire pour prouver au juge Krauss la véracité de Muller. Je crois le comprendre. Mais s'il refuse?

Il ne refusera pas. L'hypnotisme a toute force sur un esprit moyen, a

Où viendra-t-il?

Au museum.

Mais, le gardien. ?

Le gardien restera chez lui ce soir là.


Grâce à l'hypnotisme ?

Non, grâce à mille marlis. Mais voici qu'il se fait tard. J'aurai besoin demain de toutes mes forces allons nous reposer. Je dois vous dire, cher ami, que j'ai donné des ordres pour que l'on ne me réveillât pas avant quatre heure de l'après-midi. Vous m'excuserez de vous laisser toute la journée seul. Encore une recommandation demain, ne me parlez pas. Je ne dois être distrait par rien du but auquel je vise.

Nous nous séparâmes là-dessus.

Je ne pus fermer l'œil. Non que je tusse troublé par ce que nous allions faire j'avoue que j'étais persuadé de l'absolue nonréussite du projet de Pozzen mais, je ne pouvais chasser de mon esprit l'image de ce pauvre Muller se débattant en désespéré dans son cabanon.

Un instant, avant de deviner ce projet insensé, j'avais pu espérer que Pozzen trouverait le moyen de délivrer le pauvre savant, hélas, je n'avais plus aucun espoir. Nous allions à une non réussite absolue et même ridicule. Enfin, comme on dit, « le vin était tiré, il fallait bien le boire 1), et je ne pouvais plus reculer.

Jusqu'à quatre heures de l'après-midi, je restai, moi aussi, dans ma chambre, puis j'allai frapper à la porte de Pozzen, qui vint m'ouvrir lui-même. Il étaitpâle, mais calme; ses yeux rencontrèrent les miens et je fus frappé de leur changement. Son regard, habituellement doux et un peu voilé, était dur et semblait ne pas voir Sans échanger une par ole selon sa r ecommandation nous sOl'times et, une heure après, nous étions à nouveau au museum dans la salle des Grands Vertébrés. Le musée fermant ses portes à cinq heures, nous nous trouvions seuls.

Je congédiai le gardien qui sortit sans faire d'objection. Pozzen se plaça près de la fenêtre, les yeux dirigés vers la demeure du juge Krauss, demeure que l'on' apereevait de l'autre côté de la place Grossenwass. Son regard devint absolument fixe, son corps était d'une immobilité de statue. De temps en temps, une anhélation sourde s'échappait de sa poitrine, semblable à celle que pousse un ouvrier qui soulève un objet très lourd. La nuit était tombée, le silence était absolu.

J'ignore combien d'heures nous restâmes ainsi. Tout à coup, j'entendis des pas dans l'escalier. Un homme, les yeux grands ouverts, apparut dans l'encadrement de la porte et se dirigea vers nous, c'était le ju~e Krauss!!


Les regards de Pozzen reprirent alors leur expression naturelle. L'hypnotiseur passa deux ou trois fois sa main devant le visage du juge pour le réveiller, can il dorjnait. Les premiers mots de Krauss furent « que diable suis-je venu faire ici? Vous êtes venu pour voir la vérité, répondit Pozzen. Le docteur Pozzeti, je suppose ? reprit Krauss d'un air hautain, j'ai déjà répondu à votre lettre, monsieur, cela aurait dû vous suffire. Je n'ai besoin de l'aide de personne pour découvrir la vérité. Je vous salue.

Vous ne devez point sortir d'ici, s'écria Pozzen, votre devoir vous l'interdit.

Krauss, pour toute réponse, haussa les épaules et se dirigea vers la porte mais il sembla se raviser au fait, dit-il, puisque je suis ici, voyons cette preuve.

Vous allez la voir, je ne vous demande que de garder le silence. Krauss, était visiblement intrigué, il s'inclina en signe d'assentiment.

Maintenant encore, l'ênervement, et, pourquoi ne pas l'avouer, la peur tombée, j'ai de la peine à me persuader que je n'ai pas rêvé, que j'ai bien vu ce que je vais dire.

Pozzen, cette fois, s'était étendu à terre ses yeux avaient repris leur fixité tout son corps avait une raideur cataleptique. A bout de quelques instants, je distinguai, à n'en pouvoir douter, une sorte de petit nuage brun clair qui flottait dans l'atmosphère de la sallé. Je regardais très attentivement et j'ai des yeux excellents je vis que cette nébuleuse était formée de milliards de tout petits points microscopiques. Cette nébuleuse avait à peu près l'étendue d'un mouchoir de poche, mais elle grandit à vue d'œil. Sans cesse, d'autres petites nébuleuses venaient se joindre à elle. Bientôt elle tint, à peu près, un tiers de tout l'espace de la salle (nous nous étions réfugiés dans un coin Krauss et moi). La ~ébuléuse vint flotter au dessus du corps de Pozzen. Elle semblait hésiter, vouloir s'éloigner, mais sans cesse, comme attirée par une force, elle revenait planer sur Pozzen. Peu à peu elle se modela et nous eûmes devant les yeux, semblable aux baudruches gonflées dont s'amusent les enfants, une forme gigantesque et monstrueuse d'un animal extraordinaire. Cette forme, toujours avec hésitation, s'avança peu à peu vers le squelette du Mégatherium Cuvieri et, enfin, s'y adapta. Malheureusement, le grand savant qui avait reconstitué le squelette de cet animal, s'était trompé sur beaucoup de points. Les jambes postérieures, notamment, étaient trop courtes et


n'appartenaient pas, la chose était visible, à l'animal auquel il les avait attribué. Il en était de même des quinze côtes destinées à former le thorax et dont sept au moins étaient absolument inutiles. Je me souviens aussi que l'appendice. caudal, attribué au Mégatherium n'était point recouvert de nébuleuse, ce qui indiquait une provenance étrangère. En outre, et sans nul doute possible, sa màdlOire inférieure ne lui appartenait pas, à moins que ce fût la supérieure, ou bien encore, ni l'une ni l'autre. Je ne parlerai point des autres erreurs, dont je ne me souviens que confusément, car, à ce moment, mes dents claquaient. La nébuleuse avait une peine infinie à s'ajuster au squelette reconstitué. Enfin elle y parvint, s'allongeant ici et se raccourcissant plus bas. Les os finirent par être recouverts. L'animal était devant nos yeux, mais il ne vivait point encore. Pozzen se leva ses yeux se fixèrent sur la masse nébuleuse. Alors il s'y produisit un bruissement comparable à un bourdonnement d'abeilles, Les cellules vitales entraient en vibration, et la vie se manifesta

La première partie vivante furent les yeux. Oh ces yeux, glauques, énormes avec un regard inconnu, semblable, un peu, aux yeux de la pieuvre La tête entière devint vivante, puis, d'un seul coup, tout le reste du corps s'anima.

L'animal effroyable, écumait de fureur, et je compris la cause de cette colère. En vivant à nouveau, le Mégatherium avait repris les sensations et par conséquent il percevait la douleur, et la pauvre bête souffrait horriblement tous ces os, rassemblés avec génie (?) mais inexactitude, lui entraient dans les chairs, lui tordaient les muscles, en un mot lui causaient une souffrance intolérable. Ses pattes surtout semblaient l'exaspérer. Il les secouait en tout sens en tâchant d'arracher les ressorts d'acier qui les retenaient au socle. Je fus persuadé alors que c'était faussement que Muller avait accusé le Mégatherium de méchanceté. La formidable patte du monstre n'avait heurté Gusmaüer que par hasard, pendant qu'il se débattait.

Le Mégatherium Cuvieriétait couvert de poils trèsrudes, courts, et d'une couleur étrange bleu ardoise. Ses pattes, presque des mains, étaient armées de griffes énormes, avec lesquelles il tâchait d'arracher du sol le tronçon d'arbre sur lequel le naturaliste l'avait établi et posé, Malheureusement, les os du squelette étaient un peu mangés aux vers, aussi les griffes se rompirent-elles. Le Mégatherium poussait des barrissements épouvantables. Au même moment, Pozzen tomba évanoui sur le plancher. Ins-


tantanément, tout disparut. Je me précipitai vers mon ami et parvins à le ranimer. Il reprit ses sens il n'avait pu résister à l'énorme force de volonté qu'il avait été forcé de déployer pour redonner la vie organique à l'animal antédiluvien.

Pozzen remis, vint au juge Krauss. Ètes-vous persuadé à présent, lui demanda-t-il ?

-J'ai été en proie àune hallucination, voilà tout, répondit le juge. Pozzen ramassa les ongles du Mégatherium, brisés et tombés à terre et les lui montra.

Messieurs, reprit Krauss, ce que vous appelez une preuve n'en est point une, pour un juge au criminel.

Nous ne pûmes retenir un cri d'indignation.

Le juge, reprit Krauss, doit pouvoir dire en pleine audience, pour quelles raisons il condamne ou acquitte. Pourrais-je donner au tribunal la raison qui me ferait acquitter Muller? On m'internerait comme fou, immédiatement.

Vous ne pouvez pourtant, s'écria Pozzen, laisser ce malheureux dans un cabanon

Je ne puis que l'y laisser mourir 1

Nous bàissàmes la tête, vaincus, désespérés.

Pour vous.messieurs, termina le juge Krauss, laissez-moi vous donner un bon conseil. Quittez Berlin, l'air de cette ville estmauvais pour votre santé. Et il sortit là-dessus.

Il n'y avait plus rien à faire. Nous rentr âmes tristement à l'hôtel, et, le surlendemain nous étions de retour à Paris.

Quinze jours plus tard, nous apprenions la mort de Muller.

Théophile BERGERAT.


LES

FAISEUSES

D'EMPIRES

(3)

111. Marguerite Rouzet

Pour qui remonte l'histoire du monde, les femmes ayant basé sur l'amour la réédifieation des Empires ont toujours été des vaincues. L'amour n'est pas de force à se mesurer avec la cupidité 1. En revanche, on peut en citer au moins une qui, ayant eu en mains la possibilité de faire de son amant un empereur, a travaillé inconsciemment à lui barrer le chemin du pouvoir c'est la maitresse du général Boulanger, c'est Marguerite Rouzet (i). Boulanger, empereur 1

Bien des gens souriront en voyant accouplés ces deux mots. Ils auront tort. Quiconque a vécu en France ces trois années de folie, d'emballade, d'hystérie que furent 1887, 1888 et 1889, sait qu'il fut un moment où tout un grand peuple en délire a été prêt à s'esclavage entre les mains de celui qu'il désignait du nom de « premier venu ». C'était à la République que les Boulangistes en voulaient. La République avait cessé de plaire si elle avait été renversée alor s, une invincible logique eût mis le sceptre entre les mains de l'auteur du renversement.

28 juin 1887 1 C'est la date où la popularité du héros fait explosion. Depuis dix-sept ans, la France, la belle France guerrière, la France de la Convention, la France de Bonaparte, la France de Gambetta, ronge son frein: battue vingt mois auparavant à Langson, insultée récemment par un commissaire de police aux gages de l'Allemagne, par Sehnoebelé (21 avril), sa fierté se réveille, un frisson ancestral court dans ses veines. Du premier citoyen qui lui donnera l'impression d'en être imprégné, elle fera son chef. Et le premier, c'est Boulanger, « le beau Boulanger », disent les femmes, « le brave Boulanger », disent les hommes car il a de magnifiques états de service ce général (1) Plus connue sous le nom de vicomtesse de Bonnemain qu'en sa qualité de femme divorcée, elle n'avait plus le droit de porter.

TOME XXVII.


blessé à Turbigo en 1859 blessé en Cochinchine en 1862 blessé à Champigny en 1870 cité à l'ordre du jour pour l'enlèvement des barricades de Bourg-la-Reine en 1871 blessé d'un coup de feu dans Paris révolté cité dans le rapport du maréchal MacMahon pour sa conduite brillante. Sa peau est littéralement trouée. Les Français le savent et l'en glorifient. Et voici que des Ministres, qui ont, il faut en convenir, quelque sens eommun et quelque pr évoyance, ont le toupet de se dresser entre lui et la France 1 La France, habituée depuis cent ans à être obéie, se dresse à son tour entre eux et lui. Le combat sera acharné. Qui l'emportera ?. Je n'hésite pas à répondre lui, s'il l'eût voulu. Et, s'il ne le voulut pas, c'est que celle à laquelle il avait donné son eœur, le voulut encore moins. Marguerite Rouzet est une tendre. Quand et comment s'est-elle donnée ? Peu importe. Au moment précis où elle va confisquer à son seul pr ofit la popularité de son amant, elle a trente-deux ans, lui en a cinquante. Lui, est beau, mais il a passé l'âge des bonnes fortunes. Elle, manque de beauté vraie, mais elle a celle du diable, plus dangereuse et plus prenante. Et leurs deux vies se sont foulues dans une même chair, fusion d'autant plus violente qu'elle est le résultat de deux foyers plus disparates. Donc, le 28 juin, une décision du Conseil des ministres, homologuée par le président Grévy, a définitivement disgracié Boulanger. Il est envoyé en exil, à cent lieues de Paris, à Clermont, au fond de l'Auvergne où il est placé à la tête du i[3e corps d'armée, comme un sirnple divisionnaire. C'est alors que sa popularité prend corps. Jusque-là, il n'a été que le général au beau cheval noir, célébré dans les music-halls par les chansonniers, le fondateur du cercle militaire, l'introducteur dans l'armée d'une discipline plus paternelle, l'ennemi du rasoir et l'ami du pioupiou. De ce jour, il devient un drapeau, le drapeau de tous les révoltés, de tous les chauvins, de tous les pêcheurs en eau trouble.

La manifestation de la gare de Lyon, le soir de son départ, où plus de trente mille Parisiens se couchèrent sur les rails, immobilisant trois heures durant la locomotive qui devait l'emporter sans que troupe ou police parvinssent à la dégager, le sacra définitivement démolisseur et insurgé. Pénétrons alors dans sa vie intime, guidés par Marie Quinton, celle que l'on appelle « la belle meunière », qui, durant toute l'année suivante, en fut le témoin enthousiaste. Nous constaterons que tout y est, non pas co nspiration, non pas intrigue, non pas démolition, mais


amour, mais parfum, mais griserie du coeur et des sens. Il se peut, il est même certain que l'on conspire autour de lui et à l'abri de son nom, mais lui ne conspire pas. Il n'entretient sa popularité révolutionnaire que pour se rchausser aux yeux de sa jeune et charmeuse maitresse. Elle le captive, elle l'absorbe. Tout le Boulangisme pour lui c'est elle et pour elle c'est lui. Lé lundi 24 octobre 1887, moins de quatre mois après l'immense acclamation dont il a été l'objet à Paris, il pénètre masqué, à neuf heures du soir, dans une auberge de la banlieue de Clermont, où l'a précédé Marguerite Rouzet « Deux cris inoubliables se croisent, nous dit la belle meunière. Il s'est jeté dans ses bras, il la serre à la broyer, il la couvre de baisers avec une impétuosité sans nom. Elle veut parler, il lui ferme la bouche de ses lèvres, et il l'embrasse avec furie, sur les cheveux, le front, les yeux, le cou, les épaules, les bras, les mains, partout où sa bouche rencontre la chair de sa bien-aimée. C'est une scène indescriptible de félicité, de délire, de bonheur surhumain ». Cela dura six jours eonsécutifs,sixjours d'enivi-emeiit, d'abrutissement, et pas une fois celle qui les sert, qui, à travers les cloisons, perçoit leurs soupirs et leurs moindres paroles, ne saisit un mot, une allusion à sa cause, qui est à cette heure la préoceupation unique de la moitié au moins du peuple français.

Un mois après, le iel' décembre, la présidence de M. Grévy s'effondre dans la boue gàehée par son gendre aux entours mêmes du palais présidentiel. La France est sans chef. Le congrès va se réunir.

« Ferry, président de la République s'écrie Boulanger, ce ne serait plus les chassepots, ce serait mes chers petits Lebel qui partiraient tout seuls Pendant qu'il profère ces menaces, où estil encore ? Dans la même auberge, à Royat, dans les bras de la même femme. Point d'initiative, point d'angoisse au lieu de se préoccuper de la chose publique, au lieu de s'apprêter à y prendre position, il se terre. Voyons, Marguerite, s'écrie-t-il, riez un peu ». Et comme Marguerite ne se décide pas assez vite, il se met à la chatouiller » (sic).

« Ferry n'est pas élu, leur crie la meunière, à travers la porte le Congr ès a nommé Sadi-Carnot » Alors ils se jettent dan~s les bras l'un de l'autre et ils s'embrassent. « Oh mon ami, ajoute Marguerite, comme je serai malheureuse le jour où vous serez le maître de la France )) Puis ils se remettent à rire, ne songeant plus qu'à leur I)onlieur. C'est ainsi qu'à une des heures les plus critiques de la tragédie jouée par les partis, une femme


verse goutte à goutte dans l'âme de ce conspirateur, si mal armé pour la conspiration, le parfum délétère d'une égoïste volupté. Cependant, la France, pour laquelle Boulanger semble si peu prêt à marcher, s'est décidée à marcher seule et pour lui. Le dimanche 26 février 1888, le suffrage universel fait explosion. Dans sept départements, sur deux cent cinquante mille suffrages exprimés, spontanément, sans qu'aucune propagande ait été faite, le nom de Boulanger en réunit cinquante mille. C'est une indication. Les meneurs de branle-bas national n'eurent garde de la négliger Désormais, ils vont frapper à la tête. Qu'il le veuille ou non, Boulanger sera leur mannequin. Pied à pied, ils vont le disputer à cette pauvre enamourée qui se moque de la gloire, qui ne sait pas ce que c'est et qui veut garder son amant pour elle seule.

Alors les coups succèdent aux coups. Aujourd'hui, c'est laRépublique qui frappe demain, c'est le suffrage populaire qui riposte. Le 16 mars, Boulanger est relevé de son commandement, le 25, Boulanger est élu député dans l'Aisne par quarante-cinq mille voix Le 28, il est mis à la retraite d'office pour faute grave contre la discipline. Le 8 du mois suivant, la Dordogne le fait de nouveau député par cinquante-neuf mille sufli·ages! Le 15, enfin, le Nord le sacre grand électeur par cent soixante douze mille voix 1 La mêlée est générale. D'un bout de la France à l'autre bout, ce ne sont que cris, qu'insultes, qu'acclamations. Il semble que l'on aille en venir aux mains et pourtant Boulanger parle à peine et il agit encore moins il se montre aux foules, cela suflit. Tandis que ses partisans affolés réclament un programme, exigent une direction, hypnotisé par les caresses d'une maîtresse adorée, lui ne songe qu'à s'enfermer avec elle pour aspirer la volupté qui se dégage de sa chair de femme.

Au plus fort de la lutte, le 6 mai, il trouve le temps d'écrire à la belle meunière;

« Nous désirons beaucoup revoir notre chère petite chambrette d'autrefois. Pouvez-vous nous la garantir pour quatre ou cinq jours compris entre le 2o et le 3o de ce mois ?. »

Le I3 juin, ils arrivent, se glissant la nuit dans les trains comme font les voleur s, pour cacher quoi ? Leurs exaltations amoureuses. « Si vous saviez la vie que je mène à Paris clame-t-il à la meunière en pénétrant dans son auberge. Et Marguerite intervenant « Georges, je vous défends de vous en souvenir. » Et, par le fait, du 13 au 18 juin, six jours durant, ce ne sont entre ces


deux êtres, qu'enfantillages, que badineries d'amour, voitures aux stores baissés, rêvasseries au clair de lune, petits plats de campagne, peignoirs transparents, « ragoûts aux pommes de terre», etc., le tout finissant par la demande d'un guide Joanne à travers l'Espagne et l'Italie, que leur hôtesse est d'ailleurs impuissante à satisfaire.

« Dès la fin du mois prochain, s'écriaient-ils tout haut, nous visiterons le Maroc, Tunis, Palerme et la Suisse ». Et, à chaque désignation nouvelle d'un pays ou d'une ville, ils se bécottaient comme des tourtereaux de vingt ans touchant spectacle qui arrache à la belle meunière, ce cri « Comme ils s'aiment » Et, pendant qu'il en est ainsi, la France, la pauvre France agonise à cause de lui

Du 30 juin au ~o août, Boulanger joue tant hien que mal son rôle de prétendant. Il se montre à la Bretagne qui l'acclame il somme la Chambre de S'3 dissoudre « Elle est en fragments, lui crie-t-il, en débris, en poussière Loo » Il se fait trouer la peau par le président du Conseil des Ministres dans un duel retentissant, il se fait battre comme député dans l'Ardèche où il a négligé de mettre les pieds, jusqu'à ce qu'enfin une triple élection, le même jour, dans le Nord, dans la Somme, dans la Charente-Inférieure vienne mettre la France à ses pieds.

Ce que dut souffrir durant ces six semaines l'amoureuse Marguerite, nul document ne le dit, mais l'on s'en doute. On lui disputait son amant on le lui arrachait, feuille à feuille ne venait-on pas d'attenter à sa vie ? A Taillebourg, un énergumène avait tiré sur lui cinq coups de révolver. Ah foin de la popularité, foin des honneurs 1 Elle n'entend pas souffrir de cette façon-là plus longtemps. Dès le 21, elle entraîne son idole elle l'arrache à la gloire. Ils partent en cachette et, jusqu'au 8 octobre, ils parcourent l'Europe, appuyés l'un sur l'autre, accusés de mille intrigues, tandis qu'en réalité ils ne travaillent qu'à dépister les innombrables politiciens qui entendent exploiter à leur profit sa popularité. Enfin, voici venir l'élection de Paris, celle qui doit assurer le triomphe définitif de l'homme et de la cause. Nous sommes à la veille du 27 janvier 1889. Les deux armées sont mobilisées, plébiscitaires contre parlementaires. C'est la lutte décisive il y a de la rage dans les coeurs et des coups de fusils dans l'air! A quoi songe Boulanger?. A l'auberge de la belle meunière. Oui, tandis que les soldats fourbissent leurs armes, le chef rêve de la chambrette où Marguerite s'est pâmée dans ses bras il veut absolument aller s'y enfermer de nouveau. Rendons justice à


l'enamourée cette fois, ce fut elle qui résista un instant, au moins, elle eut la notion exacte de ce qu'elle devait à l'homme qu'elle aimait, et, encore qu'elle ait mis dans sa résistance la timidité inhérente à sa nature, elle ne fit pas moins litière de sa tendresse pour laisser libre devant lui la voie qui devait le conduire au pouvoir. Le jeudi 3 janvier, la belle meunière reçoit d'elle une lettre d'où j'extrais ces lignes

« Vous connaissez le maître. Malgré votre lettre,, il veut encore que nous partions samedi soir. Hélas Tout mon cœur le désirerait, mais toute ma raison s'y refuse. Il faut savoir l'aimer pour lui, avant de l'aimer pour moi 1 »

Le lendemain, 4 janvier, seconde lettre

« Dans le cas où il voudrait quand même partir, je vous enverrai une dépêche vous disant

« Effet raté et prenez précaution 1>.

« Si vous recevez cette dépêche, c'est que nous partirions malgré tout demain soir. Quelle imprudence et quelle folie! » Ils ne partirent pas et ce fut à sa maîtresse que Boulanger dut cette fois de ne pas ajouter cette suprême défaillance à toutes celles dont il s'était déjà rendu coupable vis-à-vis de son parti. Mais le coeur des femmes n'a pas été créé en vue de longs conflits entre l'amour et la raison. Quinze jours plus tard, la pauvre Marguerite était retombée dans son rêve. Résignée et passive, elle y attendit la fin de cette journée du 2') janvier qui devait hausser Boulanger au summum de sa puissance et marquer la limite de son effondrement.

Quel fut le rôle joué, ce soir-là, par Marguerite Rouzet? Elle n'en joua aucun, et c'est précisément cela dont on doit se réjouir comme Français et que, pourtant, l'on peut regretter comme psychologue.

Ce fut une extraordinaire journée que celle du 2') janvier 1889. Trois millions de citoyens acclamant un homme, lui apportant sur un plateau les ehaînes destinées à les asservir. Les gens de police, clamant dans la foule i( Qu'il marche, du'il marche doric 1 » les soldats, criant « Vive Boulanger )) la maréchaussée, n'attendant qu'un signe pour porter les émeutiers au palais présidentiel

Durant une heure au moins, il est le maUre de Paris et, par conséquent, de la France il peut en faire ce qu'il veut. Heureusement pour Paris et pour la France, Boulanger n'eut pas l'audace de sa popularité. Il y aurait eu du sang versé, mais, très


certainement, il serait entré ce soir-là à l'Elysée, porté sur les épaules de la Ligue des Patriotes le lendemain, seulement, les trois cent mille électeurs qui l'avaient hissé sur le pavoi auraient vu ce qu'il en coûte de se livrer pieds et poings liés à un aventurier.

Mais le piteux avortement de cette extraordinaire emballade, aussi bien que la faillite de celui qui en fut l'objet, ne justifient pas, j'allais dire n'excusent pas, l'attitude résignée de Marguerite Rouzet, ce soir-là.

« C'est Marguerite qui n'a pas voulu 1 » clamera Boulanger, quatre jours plus tard, à la belle meunière, chez laquelle ils sont venus, une fois encore, cacher leurs amours

« Georges, lui répondra-t-elle, vous me faites mal en disant cela vous savez bien que je ne veux que ce que vous voulez 1 ». Et elle dit vrai. C'est lui qui n'a pas osé vingt fois, depuis, il l'a affirmé; vingt fois, il a dit qu'il avait eu peur du lendemain. Mais elle? Est-ce que son devoir d'amante n'était pas d'être auprès de lui au moment des décisions suprêmes, prête à marcher à ses côtés et à lui faire, au besoin, un rempart de son corps contre les poignards et les balles, au lieu de ne songer, à cette heure solennelle, qu'à orner sa couche de toutes les attirances de la volupté?

« Au lieu de coucher, ce soir-là, à l'Elysée, je suis allé de chez Durand, dira-t-il plus tard, droit chez Marguerite. je vous prie de croire que je n'ai point perdu au change ».

« Mais tout de même, ajoutera-t-il, en s'adressant à la femme aimée, si vous n'aviez pas été là-bas à m'attendre, je me serais peut-être laissé aller à commettre cette folie »

La journée du a7 janvier 1889 marque, sinon la fin de ce que l'on a appelé le Boulangisme, du moins celle de l'aventurier que la France avait été sur le point de se donner pour maître. Il avait laissé passer l'heure du berger; cette heure-là ne revient jamais. Aussi bien n'est-ce pas le lieu de détailler ici sa fin lamentable et le moment est venu de juger celle qui fut sa compagne et son témoin.

Marguerite Rouzet fut une amoureuse adorable et ador ée une de ces femmes comme tous les hommes ont rêvé d'en rencontrer une dans leur existence elle ne fut jamais de taille à devenir l'inspiratrice d'un héros ou même d'un rêveur. Elle n'en avait ni les capacités ni les ambitions. Mais, s'il est vrai qu'elle ait été figée par son amour, il est non moins exact, et il n'est que juste de le proclamer, qu'elle ne se montra personnelle que lorsque


cet amour se trouva en rivalité avec les causes et les gens qui pouvaient lui ravir l'objet aimé. Chaque fois qu'il n'a pas été inquiet, son abnégation a été admirable. Je n'en veux pour preuve que ce récit emprunté au journal de la belle Meunière « Quatorze mois se sont écoulés depuis le grand triomphe du 2') janvier aux acclamations a succédé l'exil. Les deux amants sont installés à Jersey. Lui s'y laisse vivre elle s'y meurt; la phtisie a pris possession de ce corps charmant. Elle a appelé à ses côtés le témoin ordinaire de leurs amours, Marie Quinton « J'étais à peine debout, quand, vers onze heures du matin, Madame Marguerite est entrée chez moi. Elle apparaissait encore plus pâle et défaite, à la clarté du jour, qu'hier soir aux lumières. Elle s'est assise et elle m'a dit

« Je viens de recevoir une lettre que je voudrais vous faire lire avant de la brûler. Seulement il faut que vous me donniez votre parole d'honneur la plus sacrée que vous n'en toucherez jamais un mot au général

« Alors, elle a tiré de son sein une enveloppe qui paraissait contenir plusieurs feuillets. J'en ai tiré une ordonnance du médecin que je lui ai rendue et une longue lettre de la même écriture. « C'était une lettre suppliante où le docteur lui parlait le langage le plus affectueux d'un ami. Il l'adj urait de quitter au plus tôt, non seulement l'hôtel de la Pomme d'Or, mais l'Ile de Jersey, qu'il déclarait meurtrière pour elle. Il indiquait la Sicile ou Naples comme le séjour le plus approprié à la conservation de sa santé. « Il invoquait en terminant un suprême argument « Si elle faisait fi, de ses conseils, si, pour ne pas contrarier le général dans ses projets, elle se sacrifiait à lui, qu'adviendrait-il dans la suite ? Son ami la pleurerait un mois, trois mois, six mois peutêtre, puis aucune douleur n'étant éternelle il se consolerait et la remplacerait. tandis que, si elle entreprenait le nécessaire pour se soigner, elle et lui continueraient à jouir de cet amour qui faisait leur bonheur à tous deux».

« J'avais achevé cette lecture et j'en étais toute émue. Mon regard interrogea Madame Marguerite.

« Vous vous demandez ce que je compte faire, me dit-elle. Eh bien, mon amie, regardez

« Et d'un geste rapide, elle jeta les feuillets dans le feu. « Je voulus les retirer des flammes elle m'en empêcha, en me serrant le bras nerveusement; « Laissez là cette lettre, dit-elle, il faut qu'elle disparaisse. Quitter Jersey maintenant, quelle folie 1. Le général a actuellement mille raisons pour rester à


Jersey et il en a mille autres pour ne pas se fixer en Italie. D'ici, il peut diriger la grande bataille électorale qui va se livrer à Paris à la fin du mois prochain pour les élections municipales. S'éloigner davantage serait une faute grave. on l'accuserait de nouveau d'avoir cédé au caprice d'une femme et l'on m'accuserait, moi. Dieu sait le mal qu'on m'a fait »

« Elle dit ses dernières paroles avec des larmes dans la voix. Un violent accès de toux la secoua. »

Sur ces entrefaites son amant entra.

« Ses yeux clairs, continue la meunière, le fixèrent avec une tendresse particulière que je ne leur avais jamais vue et où il me semblait lire la volupté du sacrifice auquel elle s'était décidée ce matin. Plus d'une fois elle s'est penchée sur ses épaules et elle fa baisé sur les lèvres avec une tendresse éperdue. » En demeurant à Jersey, elle se perdait, mais du moins elle ne le perdait pas. Les âmes vulgaires ont-elles ces abnégations ? Certains coeurs de femmes sont ainsi faits qu'il n'y a de place en eux que pour l'amour. Si, chemin faisant, ils rencontr ent la gloire ou l'ambition, ils sont incapables d'en supporter les brûlures, ils s'eflritent et ils meurent.

A mesure que les événements s'éloignent, la physionomie de ceux qui les ont fait naître se détache en traits plus nets des atmosphères embrumées de la politique. Le général Boulanger nous apparaît comme un pauvre hère traînant après lui une perpétuelle indécision, tandis qu'à ses côtés se dresse une créature d'un indicible charme qui le retient sans s'en douter et presque sans le vouloir auprès d'elle. Faut-il blâmer Marguerite Rouzet d'avoir préféré le rôle d'amour euse à celui de faiseuse d'empire ? C'est aux femmes qu'il appartient de résoudre la question. En matière d'amour, elles sont nos maîtres, et elles ne sont que trop portées à proclamer que nous n'y entendons rien. Mais, quelle que soit leur décision, la postérité dira que si ces deux êtres, attelés fun à l'autre pendant quatre années où la France fut livrée à toutes les factions, ne surent ni la perdre ni la sauver, ils furent fun et l'autre et fun pour l'autre d'incomparables amants Ils sont morts d'amour tous les deux elle, parce qu'elle avait traversé à cause de lui trop de transes et d'émotions lui parce qu'ayant vécu d'elle, il ne put se résigner à vivre sans elle. Dans les domaines de l'amour, à défaut de ceux de la politique, les amoureux de tous les temps et de tous les pays leur réservent une grande somme d'admiration. Dans cent ans d'ici, il y aura encore des fleurs sur leurs tombes. Marquis DE CASTELLANE.


ÉVOLUTION

Aux beaux jours du printemps succèdenl. l'hiver et les fleurs des jardins tomberont en poussière de même, nous verrons tout ce qui nous est cher vieillir, et nos amours' retourner à la terre Cependant, le soleil, dans les cieux entr'ouverts, resplendira toujours comme il faisait naguère, et de nouveaux printemps, dans le même univers, ramèneront l'éclat de leur joie éphémère. Et de l'humus formé des feuillages défunts naîtront des fruits plus beaux et des roses nouvelles, plus fraîches en couleurs, plus riches en parfums. D'autres destins, aussi, naîtront de nos destins suivant du renouveau les lois universelles d'autres foyers naitront de nos foyers éteints

Jacques RÉGNIER.


LES ATLANTES

v

INTRIGUES ATLANTES

Atlantis s'éveilla, fiévreuse et bourdonnante. La mort du Gardien du Seuil, abattu par un ,seul homme, un étranger venu des confins du monde, frappait les Atlantes de stupeur. Le conseil des prêtres se réunit d'urgence. Les plus sages auraient souhaité d'étouffer l'affaire mais c'était chose impossible plus de mille témoins avaient vu le guerrier du nord trancher la griffe du monstre, se relever tout sanglant, brandissant le sacrilège trophée. Et déjà les dieux outragés manifestaient leur colère. On avait senti frémir le sol, aperçu des lueurs rougeâtres à la cime du Bôl-Gho. Un incendie s'était allumé, menaçant tout un quartier de la ville et, parmi les esclaves mêmes du temple, une épidémie qu'on croyait éteinte se réveillait. La nécessité de la mort du coupable ne faisait pas question. On le sacrifierait avec tous les siens, et les dieux s'apaiseraient peut-être. Mais la saison n'était pas propice. De brusques orages,'à cette époque de l'année, risquaient de troubler les cérémonies, apportant de fàclieux augures. Le retard, d'ailleurs, n'offrait pas d'inconvénients. Les prisonniers, remis de leurs fatigues, se présenteraient en meilleur état, supporteraient plus longtemps la torture. Un deuil publie de neuf jours fournirait provisoirement une satisfaction suffisante. Il fut convenu que la délibération, en ce qui concernait le sort des étrangers, resterait secrète, de peur de pousser ces hommes redoutables à quelque résolution désespérée.

Nohor fut chargé de faire connaître à la reine l'avis du conseil, ou plutôt de lui transmettre. ses ordres; car cette assemblée, depuis la chute de l'ancienne dynastie, constituait le véritable pouvoir souverain de l'Atlantide.

(4)


On pouvait se fier au zèle de Nohor. Ses collègues n'avaient fait qu'adopter ses propositions. Ambitieux et cruel, il ne connaissait pas de plus grande joie que de contempler l'agonie des victimes. La reine l'accueillait avec respect, recherchait ses avis, l'assistait de sa personne au cours des cérémonies solennelles. Jamais l'ascendant du pontife suprême ne parut plus complet ou mieux assuré. Lui-même était convaincu de sa toute-puissance, et que la souveraine prêtresse, tôt ou tard, lui accorderait mieux que de publiques faveurs.

Mais le pontife, cette fois, à:-sa grande surprise, trouva la jeune femme rebelle à son influence. Confirmant sans discussion le vote du deuil expiatoire, elle refusa nettementde livrer les étrangers ses hôtes, et moins que tout autre leur chef Dhu Hern, d'ailleurs manifestement protégé des dieux. Etait-il donc admissible qu'il eût, sans leur aide, triomphé, seul, en un tel combat ? Quel Atlante en eût été capable ? F allait-il, par r espect pour une loi surannée, d'origine incertaine, et qu'il avait, lui, le droit d'ignorer, laisser Yerra elle-même exposée aux griffes du monstre, peu soucieux sans doute de son immortalité?

Ces raisons ne manquaient pas de force. Nohor regretta de n'y avoir pas songé au moment du conseil. Ses collègues les auraient sûrement appréciées, présentées par lui, et la sagesse l'en eût honoré à leurs yeux tandis qu'il se voyait en mauvaise posture, soit qu'il reconnût son erreur, soit que la résistance de Yerra le montrât inhabile à la dominer. Cependant, rien ne l'obligeait à insister sur le champ, puisque la résolution prise contre les étrangers, même approuvée par la reine, devait rester quelques jours secrète. Il songea que l'imprévu, le hasard et la versatilité naturelle du caractère féminin lui réservaient des chances nombreuses et, se promettant de revenir à la charge, il se contenta de répéter sa phrase favorite, l'argument irréfutable

« Les dieux veulent du sang 1

Je leur en donnerai, » dit Yerra.

Et l'ayant congédié, elle écrivit à Ruslem, dans la vieille langue

« Illustre maître, ton plus cruel ennemi médite ta ruine. Les évènements font servi. En expiation d'un sacrilège, il réclame l'abolition définitive de ton culte, la remise entre ses mains de vos derniers sanctuaires, la dispersion de leurs fidèles, ou leur mort. La reine hésite à lui obéir mais n'est-elle pas à sa merci ? Seul, peut-être, tu pourrais l'armer contre lui d'un pouvoir irrésistible. Sa protection te serait alors assurée, sa reconnaissance


égale au service rendu. Tu peux en croire ton humble disciple »

La missive sans signature, scellée d'un cachet de fantaisie, fut portée par un esclave, serviteur ignoré des anciens dieux, qui pour leur cause eût donné sa vie. Il n'y avait pas dans toute l'Atlantide vingt adeptes capables de la déchiffrer, et pas un autre que Ruslem n'aurait soupçonné la jeune femme d'en pouvoir comprendre le premier mot. Le vieillard la lut et frémit. « La proposition est claire 1 » songea-t-il en la parcourant de nouveau, de manière à en peser chaque syllabe « malheur à nous si je la refuse Mais qu'arrivera-t-il si je consens? Qu'espère la tentatrice en me demandant l'arme merveilleuse ? S'en servir, elle n'y peut penser Elle sait bien, l'étonnante initiée, la prodigieuse magicienne, quelles conditions doit remplir le héros promis, le sauveur de l'Atlantide, et qu'en ses mains seules le glaive divin peut manifester savertu Jamais la crainte n'aura troublé son cœur 1. et, quoiqu'elle soit courageuse, certes je l'ai tenue tremblante entre mes bras. Jamais le mensonge n'aura souillé sa bouche et Yerra ment comme on respire Avec quel art Je crois, les dieux me pardonnent ce blasphème! qu'elle réussirait à les tromper Qu'espère-t-elle donc ? Elle ne songe pas à renouveler l'entreprise où trois descendants d'Argall, l'un après l'autre, trouvèrent la mort en cherchant l'immortalité. Sans doute, la grotte mystérieuse existe, et la source n'est pas tarie où la déesse trempa le fer sacré. Nos livres, nos traditions les plus certaines l'attestent Mais nul pas humain n'a foulé le seuil éblouissant. Argall lui-même n'a pas tenté l'épreuve. Ses téméraires successeurs ont misérablement péri. Oserait-elle marcher sur leurs traces ? Elle ne serait pas folle à ce point Mais, femme ou démon, elle veut l'arme sainte 1. et ma vie, ni la vie d'un million d'hommes, ne pèsera pas plus dans la balance de son désir qu'un brin de paille aux doigts d'un enfant Qu'adviendra-t-il alors de Soroé ?.. et de l'Atlantide ? Si l'heure était proche, cependant ?.. Ai-je le droit de renoncer à la lutte, de me réfugier dans la paix de la tombe quand peutêtre déjà la terre résonne sous les pas de celui qui doit venir?. Le sauveur promis le nouvel Argall Hier, quand cet étranger s'est dressé devant moi, une pensée a traversé mon esprit, rapide comme l'éclair de son glaive. De lui, aussi, j'ignore tout. Mais jamais coeur plus intrépide n'a soulevé une poitrine humaine. Jamais regard plus sincère. Quelle apparence pourtant 9. N'est-ce pas moi qui deviens fou ? »


Ainsi songeait avec angoisse l'aïeul de Soroé, au reçu de la lettre de la reine. La jeune fille le rejoignit. Le repos avait effacé de son frout la trace des émotions et des fatigues de la veille. Cependant, quelque chose en elle était changé. De subites rougeurs, de brefs mouvements de gaité s'achevant en un sourire de lassitude auraient, en d'autres circonstances, attiré l'attention, provoqué l'inquiétude de Ruslem,

Elle annonçait un nouveau messager, un serviteur d'Illaz, détaché de la suite du chef atlante à la seconde étape de son retour vers le nord. C'était un coureur robuste, à la peau bronzée, au tor se puissant.

« Tu as une lettre » demanda Ruslem en avançant la main. Le coureur secoua la tête

c( Le ma'itre n'a pas écrit. Il avait hâte 1 La mémoire d'Elim est sûre. Les paroles du maître sont pour le prêtre Ruslem. Parle je suis celui que tu cherches.

Je le vois le maUre m'a décrit ta taille et ton visage. J'attends ton message. »

Le coureur baissa la tête ses sourcils se froncèrent légèrement

Il. Voici les paroles du maUre: Illaz a reçu des nouvelles des siens, bûeherons, mineurs et forgerons. Il se rend au milieu d'eux, de peur qu'ils n'agissent d'eux-mêmes et que la hache levée ne retombe au hasard. Si Ruslem fappelle, il viendra et si telle est la volonté des dieux, de grandes choses pourront s'accomplir.

C'est tout?

Non 1 Le chien suit la trace de son maUre entre mille traces, à nos yeux pareilles. Où que soit Illaz,~ Elim ira vers lui, quand Ruslem lui aura dit Va Il ne se reposera pas, n'hésitera pas, ne s'arrêtera pas plus que la flèche entre l'arc et la cible. Je ne puis répondre sur-le-champ j'ai besoin de réfléchir. Elim attendra six jours. »

Ruslem eut un geste de consentement. Le coureur sortit, recommandé aux soins de Tang-Kor. Le prêtre reprit sa promenade lente dans la vaste pièce envahie par l'ombre, où le frôlement de ses sandales éveillait des échos furtifs, un chuchotement d'esprits tenant conseil.

Illaz cette chance restait, en effet Guerrier résolu, politique habile, entouré de vassaux dévoués, il pouvait réussir, mettre Soroé sur le trône, régner avec elle sur l'Atlantide délivrée N'était-ce pas, en somme, l'accomplissement des oracles ?


Mais Illaz réussirait-il ? Les dieux ne réservaient-ils pas cette gloire à leur élu, le héros sans crainte et sans tache? Ne semblaient-ils pas, à cette heure même et par des signes irrécusables, rendre manifeste leur volonté ? L'arme merveilleuse presque retrouvée,- car Ruslem n'avait encore qu'imparfaitement déchiffré l'inscription révélatrice, mais l'authenticité lui en paraissait certaine, Soroé sauvée par miracle. Ce mystérieux étranger dont les premiers mots, comme inspirés du ciel, la saluaient du titre de reine. Quels présages, quels avertissements, quelles preuves de plus fallait-il à la foi chancelante de leur prêtre? Quelle lumière à son aveuglement ?

Serait-ce donc lui, le Libérateur, ce Dhu Hern surgi des flots, de race noble à coup sûr, mais si lointaine et si différente, dont pas un Atlante ne connaissait la patrie, fùt-ce de nom?. Pendant que l'aïeul de Soroé, perdu dans ses méditations, cherchait en vain, au ciel ou sur la terre, le signe, le rayon qui dissiperait ses incertitudes, le jeune chef et ses compagnons, installés au palais, se reposaient de leurs longues fatigues. Ceux-ci, par leur aspect sauvage, leurs ignorances émerveillées, auraient fait rire les derniers serviteurs mais le moindre d'entre eux, Maghée excepté, dépassait de la tête la taille ordinaire des Atlantes, et leurs poings d'athlètes, à défaut de la faveur royale, leur eussent assuré le respect de tous. Leurs gaîtés d'enfants, leur familiarité débonnaire contrastaient agréablement avec cette stature formidable et leurs prodigieuses aventures. Les femmes surtout, d'abord craintives, s'étonnaient bientôt de leur timidité auprès d'elles et se plaisaient à les apprivoiser. Elles y parvenaient sans peine. Maghée, cependant, ne cessait de leur recommander une discipline exacte, difficile à garder dans les délices de cette hospitalité somptueuse, mais qu'ils sentaient nécessaire au milieu de ce peuple inconnu où leurs yeux rencontraient plus d'un regard hostile. En fait, peu de gens autour d'eux doutaient que les prêtres ne réclamassent leur supplice la question agitée était de savoir si Yerra les protégerait jusqu'au bout, ou les abandonnerait à Nohor, dont la visite parut significative. Mais le pontife et la souveraine demeurèrent également impénétrables. Celle-ci, toutefois, reçut gracieusement son hôte, le lendemain du combat, et, s'excusant sur les travaux du gouvernement de la brièveté de l'audience, l'engagea à considérer le palais comme sa propre demeure, pour y user de toutes choses à son gré. Le deuil de neuf jours, obligatoire après la mort de l'animal sacré, t'etar-


derait malheureusement les fêtes préparées en son honneur. Elles n'en seraient que plus brillantes

« Je ne te demande qu'une chose en attendant, Dhu Hern c'est de ne pas franchir l'enceinte de mes jardins. Le meurtre du Gardien du Seuil, quoique en le frappant tu aies montré ta vaillance, nous impose une expiation j'y suis soumise moimême. Tant qu'elle ne sera pas accomplie et acceptée par les dieux, tes pas ne sauraient sans les offenser fouler les parvis de leurs temples, ni les routes qui y conduisent. »

Le guerrier s'inclina courtoisement

« Je suis ton hôte, ô reine 1 Comment ne respecterais-je pas tes dieux et les coutumes de ton peuple? Mais toi-même, = pardonne si ma question est indiscrète comptes-tu passer ici ces neuf jours ?

Assurément 1 Pourquoi ?

Parce qu'alors ce n'est pas une expiation pour moi c'est une faveur que tu m'accordes. 1)

Yerra sourit. Ortiz qui, du fond de la salle, assistait à la réception de l'étranger, se mordit les lèvres, plein de jalousie. Il n'avait pas oublié leur altercation de la veille. L'idée lui était venue aussi que sa souveraine pourrait être tentée de mettre au nombre de ses gardes ces colosses du nord avec leur vaillant capitaine, rivalité dont la perspective, par avance, lui déplaisait fort. Il eût préféré de beaucoup, dût la chose n'aller pas sans diffieultés, se voir préposé à leur arrestation, en vue du prochain sacrifice. Mais un tumulte subit éclata dans la pièce voisine, un bruit de course, de meubles bousculés et des cris aigus aux intonations bizarres.

La porte, ouverte sans précaution, livra passage d'abord à une créature d'apparence humaine, sans que ses formes ni ses tr aits fussent d'un âge précis ou d'uu sexe déterminable. Argall se demanda un instant s'il avait devant lui une très vieille femme ou un tout jeune garçon. Il n'avait jamais vu d'eunuque celui-ci, avec son teint de graisse jaune, ses cheveux frisés, sa démarche oblique et sa voix de petit enfant lui causait une sorte de malaise inexplicable, mêlé de répugnance et d'hilarité. Il était d'ailleurs couvert de soie et d'or, avec un collier de perles, les poignets et les chevilles cerclés d'émeraudes, des bagues précieuses aux doigts. Ces splendeurs ne l'empêchaient pas de pleurer à chaudes larmes, en tenant sa main sur son oreille gonflée, d'où suintaient quelques gouttes de sang. Elles ne l'empêchaient pas surtout de fuir avec une agilité notable, et sans s'inquiéter d'autre chose, un péril


qu'il ne devait pas éviter car, à peine avait-il dépassé le seuil, qu'une masse informe et multicolore, lancée comme un proj ectile de guerre par quelque catapulte, le franchissait beaucoup plus vite encore, décrivant dans l'espace une courbe tendue pour le rejoindre avant de toucher terre.

Il en résulta un choc assez violent pour l'allonger à plat ventre aux pieds mêmes de son auguste maîtresse, tandis (lue la cause de sa chute, arl'êtée maintenant et retombée sur le sol, révélait en se déployant sa véritable nature un second eunuque parfaitement semblable au premier.

Les sourcils de Yerra se rapproehèrent. Ses prunelles pâlirent. Cette prodigieuse violation de l'étiquette, ayant pour témoin l'étranger, justifiait amplement son courroux. Ortiz, déjà, s'était élancé et, saisissant à la fois les deux misérables, les redressait, un de chaque main, pour les rejeter à genoux, comme il convenait, devant la souveraine irritée. Alors seulement, conscients de la royale présence, ils cessèrent leurs cris inarticulés et, pliant l'échine, levant des bras suppliants

« Grâce » clamaient-ils. « Justiee! Ce n'est pas notre faute » » Un troisième personnage s'avança, cause évidente du tumulte. « Fraam! ») fit Argall, surpris. « Que viens-tu faire ici ? » C'était un de ses compagnons, le plus jeune, le plus vaillant peut-être, un colosse adolescent aux joues rondes et lisses, à la lèvre duvetée à peine, dont les vastes yeux clairs semblaient poursuivre à travers la veille quelque songe d'infinie douceur. Ses chansons, son rire sonore avaient été la joie de l'interminable voyage, le réconfort des mauvais jours.

La voix d'Argall l'appelant par son nom l'avait immobilisé en pleine course, car il était entré à toute allure, pensant évidemment traverser une pièce vide. La vue de Yerra acheva de l'intimider. Il baissa la tête, se passa les doigts dans les cheveux et rougit excessivement. Argall reprit, sévère, dans le dialecte de ceux d'Erm-gilt-Herm

« Répondras-tu ?. Tu sais bien que je vous ai défendu de rôder dans cette partie du palais, surtout les uns sans les autres 1 Je le sais, Dliu Her n. Mais je n'ai pas désobéi. Maghée m'a envoyé chercher en voulant le rejoindre, je me suis perdu. J'ai rencontré quelques serviteurs à qui j'ai demandé mon chemin, comme tu me l'as enseigné, en langue atlante ils ne m'ont pas compris, ou j'ai mal interprété leurs indications.

Etait-ce une'raison pour les frapper ?

Non, Dhu Hern mais les choses n'ontpas eu lieu ainsi. Je

TOME XXVII,


me suis égaré de plus en plus, et jene rencontrais personne. Soudain j'ai entendu des cris de femme.

Et tu t'es précipité

Ne t'irrite pas, Dhu Hern Je n'ai pas réfléchi, en effet. J'ai couru, j'ai ouvert des portes; j'ai fini par trouver ces deux magots en train de maltraiter une jeune fille. Ils l'avaient attachée. Elle pleurait. Je ne pouvais pomtant pas les laisser. D'ailleurs, ça a été plus fort que moi.

Tu n'as pas eu honte d'attaquer des esclaves sans défense? Je ne les aurais pas même touchés ils m'inspirent je ne sais quel dégoùt. Mais ils se sont jetés sur moi avec des couteaux. On ne peut pas se laisser manger par la vermine »

Argall ne se défendit pas d'un sourire. Il hésitait, d'ailleurs, à blâmer un acte dont cer taines circonstances lui échappaient. Yerra, interrompant d'un geste les doléances des eunuques, avait écouté, attentive, quoiqu'elle n'en compr it pas les paroles, l'explication des deux Gilt-Hermiens.

« Que dit-il? » demanda-t-elle à Argall, quand elle jugea terminé le récit de Fraam.

« Il a trouvé ces esclaves en train de maltraiter une jeune fille, et ils l'ont attaqué avec des couteaux. »

La jeune femme se tourna vers les eunuqûes

« Comment avez-vous osé menacer l'étranger, mon hôte ? ·> Un duo de pr otestations s'éleva, tellement aigües et confuses qu'il était impossible d'en saisir le sens. Yerra frappa du pied. Les deux magots se turent, pâles de terreur

« Parle, toi et garde-toi de mentir »

L'interpellé toucha la dalle du front, et relevant la tête autant que le lui permettait la longueur de ses bras, tout en restant agenouillé à quatre pattes

« Tu nous as appelés, Padoum et moi; tu nous as dit Prenez Tanaa, Glin-vé, Mva Réi et les trois autres qui se sont baignées hier avec elles. Fouettez-les sévèrement; donnez leur des vêtements de servantes et conduisez-les à l'intendant des' jardins qui les y emploiera jusqu'à nouvel ordre Tels furent tes commandements, ô maîtresse et nous avons commencé à les exécuter. Nous avons attaché Glin-vé par les mains après lui avoir ôté sa tunique. Elle criait avant que les verges l'eussent touchée. L'étranger est venu comme un taureau furieux, et nous nous sommes défendus parce qu'il nous empêchait de t'obéir » »

L'orateur releva les mains et plongea du front, jusqu'à terre.


Son collègue, se souleva à bout de bras, érigea son crâne, clama, d'un timbre de petite flûte

« C'est la vérité, maitresse! C'est la vérité 1 »

Et il retomba dans la même attitude de trépied, les talons, les reins et les doigts seuls tournés vers le ciel. Un frisson de fou rire plissa les lèvres de Fraam mais le sérieux d'Argall lui parut impliquer un reproche à son adresse, et il se contint. D'ailleurs, l'effort d'attention dont il tâchait de saisir au vol les mots atlantes lui donnait un air de gravité, très convenable.

Yerra, de nouveau, se tourna vers ses hôtes

« Tu as entendu ce que disait cet esclave, Dhu Hern ? J'avais en effet commandé qu'on châtiât ces jeunes filles. Elles le méritaient. Pour ce qui s'est passé ensuite, je l'ignore; mais s'ils ont menti d'une syllabe, ce sera leur dernier mensonge. Qu'en penses-tu ? Leur récit concorde avec celui de Fraam.

Bien Mais ils n'en ont pas moins attaqué ton compagnon. Quelle punition réclames-tu pour eux? »

L'idée de son fidèle attaqué par les deux magots n'eut pas l'air d'émouvoir le chef outre mesure

« Fraam est de taille à se défendre, et le combat n'a pas tourné à leur avantage. Mais Fraam s'est mêlé de ce qui ne le regardait point, et contre lui, ô reine, tu serais justement courroucée. » Le Gilt-Hermien n'avait pas cessé d'écouter l'entretien dont il suivait mieux le sens dans les répliques de son chef qu'à travers les explications bredouillées de l'eunuque. Il demanda, tout à fait grave

« Ai-je eu tort, Dhu Hern ?

Tu as eu tort. »

Le jeune guerrier avaitàsa ceinture un de ces poignards courts, forgés par les riverains du Fleuve Large avec le fer tombé du ciel. Il le tira. Ortiz se jeta au-devant de lui. Yerra, d'un signe, retint l'écuyer;

« Laisse donc, Ortiz 1 Ce n'est pas, tu le vois bien, à nous qu'il en a »

En effet, l'adolescent avait approché la pointe aiguë de sa poitrine, et, le regard fixé sur Argall, semblait attendre Que veut-il faire, Dhu Hern ?

Se punir, ô reine, si je maintiens le blâme infligé. Car nous sommes des hommes libres et nul, parmi nous, ne sert par contrainte; cependant, une discipline est nécessaire celui qui commande doit être obéi. Alors, quand il a dit « C'est mal 1 le coupable s'impose lui-même quelque peine,. jusqu'à ce que


le chef trouve l'expiation suffisante. Fraam comprend maintenant l'impQrtance de sa faute et, pour s'en racheter, m'offre de mour ir

Tu crois qu'il se frapperait? »

Le jeune barbare comprit sans doute, car une rougeur brûlante envahit ses joues, et son mouvement fut si rapide qu'Argall eut à peine le temps de le saisir au poignet, d'une telle étreinte qu'on put y voir, quand il les rouvrit, l'empreinte livide de ses cinq doigts. Encore ne pût-il empêcher le fer d'effieurer la blanche poitrine et d'y laisser sa trace, pareille à un fil de rubis. Ortiz et les autres gar des, exer cés dès l'enfance aux jeux du glaive, échangèrent un regard d'admiration.

« Je paierais cette parade vingt têtes de bétail » murmura l'un d'eux, réputé pour son adresse.

y erra,. d'un battement de paupières, l'appela près d'elle « Il t'en eoùtera davantage pour avoir parlé sous les armes mais tu ne le regretteras pas, j'en suis sûre offre à ce jeune guer- rier ton bracelet, et reçois en échange la leçon qu'il vous donne, d'obéissance et de mépris de la mort. »

L'Atlante effleura le sol du genou, se hâta de détacher de son bras le cercle de métal ciselé, enrichi d'émaux et de gemmes étincelantes. Le joyau valait trois fois la somme énoncée, l'usage étant de compter une tête de bétail pour cinq pièces d'or. Fraam, qui avait à peu près compris les paroles de la reine, interrogea son chef du regard.

/( Il faut accepter, dit Argall dans la langue de ceux d'Ermgilt-Herm.

« Je n'ai rien à donner'en échange.

-Nous sommes les hôtes de la reine. Elle saura bien dédommager son serviteur.

J'aimerais mieux une arme.

On ne nous en offre pas. Gardons les nôtres. u

Fraam avait eu la pensée de donner son poignard, dont le manche de bel ivoire marin, et le fer, par son origine céleste, pouvaient intéresser même les possesseurs de tant de mel'veiilles. Les paroles d' Argall lui rappelèrent l'insécurité de leur situation. Déjà, sans doute, on les trouvait trop bien munis de lances et de glaives. Mais l'idée d'un péril prêt à surgir n'était pas pour abattre sa galté, revenue depuis que son chef, en lui retenant le bras, l'avait, d'après leur coutume, relevé du blâme encouru,. Elle redoubla devant les efforts inutiles du garde pour lui ajuster au poignet son bracelet, beaucoup trop étroit. Son accent, lorsque,


pour la première fois, il essaya de prononcer quelques mots atlantes, la rendit communicative

« Veux-tu me permettre d'essayer, mon généreux hôte ? Il est à toi, mon brave camarade 1 »

Sur"cette réponse, appuyée d'une mimique expressive, le jeune barbare se mit en devoir d'étirer le précieux métal, comme s'il se fût agi d'un morceau de cire un peu dure qu'on veut amollir en la pétrissant. Aucune contraction apparente n'accompagnait ce déploiement tranquille d'une prodigieuse vigueur. Les rires, d'abord contenus par politesse devant une tentative estimée absurde et prouvant seulement l'ignorance de l'étranger, cessèrent d'eux-mêmes quand on vit l'or, comme sous d'irrésistibles tenailles, se tordre et s'allonger entre ses doigts de fer.

Son goût naturel, l'adresse acquise à manier le cuivre natif des Rochers Rouges avaient préservé le bijou d'une déformation brutale. On l'eût dit plutôt retouché par quelque artiste habile, pourvu de tous les outils nécessaires. Yerra donna le signal des applaudissements

« Il ne sera pas dit que la reine des Atlantes soit restée ta débitrice. Demande-moi quelque chose, mon vaillant et nous tâcherons que, cette fois, le présent se trouve à ta mesure. » Argall, d'un regard, avertit son compagnon dont les yeux déjà se fixaient amoureusement sur le glaive d'Ortiz, arme magnifique, plus désirable à son gré que toutes les parures des nobles gardes. Fraam devina la pensée de son chef

« Excuse ma témérité, ô reine » dit-il en s'elforçant de retrouver dans sa mémoire tout ce qu'il avait, au cours du voyage, appris de la langue atlante, enseignée par Dahéla à ses deux enfants. « Mes désirs seraient comblés si tu daignais m'accorder la grâce de tes servantes.

Elles pourront te remercier, car nul autre ne l'aurait obtenue mais ma parole est engagée. Tu as entendu, Padoum ? » Ce fut un triomphe; Yerra, visiblement, ne regrettait que pour la forme le pardon arraché à sa bonne foi. Les eunuques, rassurés pour leur propre compte, se relevèrent pleins d'allégresse après une suprême génuflexion. et se hâtèrent de porter aux coupables la bonne nouvelle. Les gardes, certains de l'indulgence royale, se disputèrent les formidables poignées de mains du jeune géant. Ortiz, particulièl'ement intéressé au sort de Glin-vé, peut-être aussi de Tanaa, se crut obligé à des démonstrations amicales d'autant plus vives que leur sincérité demeurait problématique. Les bracelets, les bagues, les riches agrafes se pressèrent aux


doigts, aux poignets et sur la poitrine du bon Fraam. La moindre lame d'acier l'aurait satisfait davantage mais des guer riers de ser vice ne pouvaient se séparer de leurs armes.

Argall n'était pas exclu de ces manifestations d'affectueuse estime une nuance de respect les rendait pour lui moins familières. Tous ces habitués du palais, rompus aux subtilités de l'étiquette, observaient à merveille, mieux que ceux-ci ne la sentaient eux-mêmes, la distance du soldat au chef.

Enfin, la reine ayant levé l'audience sur quelques paroles des plus gracieuses, une escorte empressée de courtisans accompagna les deux Gilt-Hermiens jusqu'à l'aile du château où des appartements leur avaient été réservés. Maghée et les autres les y attendaient autour d'une table somptueusement servie. Un splendide présent d'étoffes rares, de vêtements et de parures sans prix arriva presque en même temps, témoignage nouveau de la faveur royale et lorsque tous furent assis dev ant une profusion de viandes, de poissons, de gibiers, de mets inconnus et de vins pourpres ou dorés dans leurs buires d'argent et de cristal, pendant que des esclaves se hâtaient en silence derrière leurs sièges, découpant, passant les plats, versant à boire sans laisser même deviner sur leurs faces immobiles leur stupéfaction des soifs septentrionales et des prodigieux appétits, l'eunuque Padoum reparut, tout guilleret, sous ses habits de soie et d'or, ses cheveux frisés et son teint de graisse jaune. Après de multiples courbettes, il annonça que les musiciennes grâciées à la demande du seigneur, de l'excellent seigneur Fraam, sollicitaient humblement la permission de mettre à ses pieds leur reconnaissance.

Elles entrèrent, saluèrent, confuses et rougissantes, s'assirent sur des coussins, préludèr ent. De leur terreur de la veille, de leur désespoir du matin, rien ne restait que, dans leurs yeux, un peu de fièvre, et dans la voix de Glin-vé un imperceptible frémissement. Les prunelles des Gilt-Hermiens flambèrent. Une ivresse plus chaude que celle du vin battit à leurs tempes. Mais le chant s'éleva, large et pur, soutenu par'les puissants accords des grandes harpes, un hymne grave, presque religieux et ces. jeunes hommes, à peu près sevrés d'amour depuis onze lunes, oublièrent l'ardeur voilée des regards, la tentation dés lèvres frottées de carmin, les caresses'de la lumière sur le satin des épaules nues. Ils'se revirent au printemps de l'autre année, sous le ciel pâle du nord, par les courtes nuits claires où les torrents grossis de la fonte des neiges mêlaient leur tonnerre aux soupirs de la brise du large sous les sapins moussus d'Erm-gilt-Herm. Ils crurent fouler de


leurs pas silencieux de chasseurs les bruyères fleuries, toutes roses, à la poursuite de quelques formes blanches, belles aussi, celles-là, dans leurs simples parures, et si différentes! Leurs narines aspirèrent l'âcre senteur du varech, le parfum des rameaux vernis de résine, l'odeur familière des foyers. Quelques-uns pleurèrent.

Glin-vé se tut, les paupières mi-closes, serrant à deux mains sa gorge pure où tremblait un fil de perles. Les cordes hautes des harpes, vivement attaquées, éclatèrent en arpèges rapides, accompagnés du ronflement de la mandore, des trilles agiles des flûtes,' d'un cliquetis rythmé de plaques de métal. Un vent de gaUé souffla, séchant les cils, chatouillant les nerfs, épanouissant les visages. Des plaisanteries volèrent, des compliments aux musiciennes, qui les auraient fait rougir davantage, si elles en eussent compris le barbare dialecte. Mais les regards parlaient un malaise les envahissait, les rapprochait les unes des autres, mêlé d'attirance et de peur. Padoum, accroupi dans un angle, surveillant tout, et sans doute ayant ses ordres, avertit d'un signe le chef des sommeliers. Les amphores circulèrent plus vite; les coupes, vides à peine, se trouvèrent remplies et Glin-vé, obéissant aussi au commandement muet de l'eunuque, se redressa, cambra sa taille souple. Une note impérieuse jaillit, se prolongea, mourut au murmure décroissant des cordes effleurées. Et ce fut, dans la haute salle au plafond de cèdre, où les flambeaux, maintenant, s'allumaient, le brusque silence des respirations suspendues, l'oppression voluptueuse, l'attente énervée des soirs d'orage, sous l'haleine moite des vents du sud, qui fait hennir les cavales et bramer les cerfs au fond des bois. La flamme du désir brûla les cerveaux, tarit les gosiers, insurgea les moëlles. Les sensualités, exaspérées devant le petit nombre des musiciennes, mirent des éclairs de haine sous les sourcils brusquement froncés des frères d'armes.

Heureusement des danseuses parurent. Elles étaient seize, formant quatre quadrilles puis d'autres musiciennes à qui les premières c~dèrent d'abord leurs places et leurs instruments, comme pour prendre un peu de repos. Mais, dans le tumulte grandissant, pendant que l'attention se portait toute sur les ballerines, Glin-vé, Mva-Rei et leurs compagnes s'esquivèrent Argall et Maghée s'en aperçurent seuls.

« Celles-ci ne sont pas de la même race, remarqua le second en reposant sa coupe sur la table.

Quoiqu'il en eût usé largement, il n'était pas ivre il connais-


sait les effets du vin et ne dépassait jamais sa mesure. Argall, à son ordinaire, n'avait bu que de l'eau:

« Ce sont des filles du peuple, réservées aux plaisirs des jeunes nobles, » expliqua-t-il avec une moue de dédain. « Cela se voit à la couleur de leur peau, quoiqu'elles soient fardées. Les autres sont de haute caste. Elles ont bien fait de partir.

Tu n'en regrettes pas quelqu\me?

Non. »

Les danseuses cependant s'étaient rangées sur deux lignes. Les musiciennes, habiles, mais avec moins de finesse dans leur jeu, des voix moins pures, et plus de zèle, peut-être, leur avaient donné le signal; les évolutions rapides, les souples déhanchements, les poses volupteuses portaient au délire l'enthousiasme des Gilt-Hermiens. Trois fois les quadrilles se formèrent, se rompirent, s'enchevêtrèrent en figures compliquées. Puis une des jeunes filles se détacha, dansa seule, d'une agilité nerveuse. La taille ployée en arrière, les yeux mi-clos, les mains croisées sous sa nuque, elle feignait l'envahissement langoUl'eux du sommeil, tandis que ses petits pieds lestes, frappant le sol avec un br uit mat de tambourin détendu, suivaient sans effort les rythmes changeants de la musique.

Sans se poser, un bras seulement allongé d'un geste nonchalant de dormeuse qui s'étire, elle cueillit, dans un vase de bronze, une fleur, un calice d'azur où tremblaient trois étamines de pourpre, empennées d'or, comme des flèches dans un carquois. L'une après l'autre elle les arracu, les fit glisser, rieuse, entre ses lèvres, les lança, minuscules javelines, vers d'imaginaires ennemis. Deux retombèrent, perdues, aux pieds des convives. La troisième, adresse ou hasard, vola droit à la poitrine d'Argall, se fixa, de ses fines barbules, dans un pli de sa saie, juste au dessus ducoeur. Le jeune chef sourit. Les Septentrionaux rugirent leur joie. La gracieuse archère, toujours dansant, fit alors le tour de la table, virant sur elle-même avec une vitesse croissante où ses voiles flottants, sa chair d'ambre fauve semblaient se fondre en une transparence de nuée. Arrivée à la place d'honneur, subitement arrêtée, elle fléchit un genou, le buste renversé, la gorge provocante, haussant comme une coupe offerte à la soif de l'hôte le calice d'azur que sa bouche venait d'effleurer. Un parfum puissant s'exhalait de la fleur mourante. Argall la prit, ignorant le sens précis attribué à ce geste par les mœurs atlantes.

Un trépignement d'allégresse des autres danseuses, l'hymne triomphal~attaqué par les musiciennes célèbrèrent la victoire sup-


posée de leur compagne, tandis qu'elle-même, alanguie soudain, se laissait glisser presque sous la table, sur un coussin bas, aux pieds du voyageur.

Deux autres, déjà, s'étaient détachées de leurs quadrilles, bondissaient, tourbillonnantes, aux acclamations des Gilt-Hermiens. Ceux-ci, maintenant comprenant le jeu, se levaient à demi, les bras étendus, les torses élargis en cibles au devant des flèches légères. Fraam fut touché le premier, puis un autre et de nouvelles combattantes continuant l'attaque, la mêlée devint générale. Les musiciennes abandonnèrentleurs instruments, rivalisèrent d'adresse avec les danseuses. Les projectiles eiiibaumés jonchèrent le sol. Enfin, Maghée ayant donné le signal et l'exemple de la retraite, les couples, un à un, disparurent Argall et sa partenaire restèrent seuls. Longtemps ils demeurèrent immobiles, la j eune fille respectant la rêverie de l'étranger il semblait avoir oublié jusqu'à sa présence. Une absorbante pensée rapprochait ses sourcils, fixait dans le vide ses prunelles de clair acier. Un mot, un nom à peine prononcé la trahit sans qu'il y prit garde. L'oreille avide de la ballerine le saisit au vol. Elle frémit de deviner

« Yerra!

La reine songea la pauvre servante d'amour.

Elle savait la menace planant sur les barbares du nord, le couteau des sacrifices aiguisé d'avance. Quel surcroit de péril promettait à leur chef, au meurtrier du Gardien du Seuil, déjà condamné peut-être, la passion éclose dans son cœur au premier sourire de l'Immortelle, l'irréalisable désir ?.

Elle se serra, féline, au flanc du voyageur, osa l'appeler par son nom

« A quoi songes-tu, Dhu Hern?.. Il se fait tard. Ne veux-tu pas te reposer? Ne veux-tu pas?. »

Elle allait dire Ne veux tu pas me permettre de disposer ta couche, et de veiller sur ton sommeil?.. Une pudeur éteignit sa voix, la honte enflamma ses joues, humecta ses cils, la rendit adorable, au point qu'Argall, une seconde, hésita mais d'autres pensées, de nouveau, l'absorbèrent. Dans une large coupe, à sa portée, s'entassaient des bracelets, des anneaux, des boucles, toutes sortes de bijoux envoyés par la reine et dont il n'avait distribué qu'une partie. Il prit, au hasard, une agrafe d'or bruni, incrustée de saphirs et d'opales, une fortune pour la petite danseuse. La joie, un instant, lui coupa la respiration. Puis elle espéra s'être trompée celle qu'il éblouissait d'un tel présent, à coup sûr, ne lui était pas indifférente.


« Pour moi ? Vrai ? Oh que tu es bon Je ne te déplais donc pas? Mais c'est que, grâce à toi, je vais être belle! Oil veux tu que je la mette? Ici? Là? Non, ainsi »

Elle essayait le joyau à son front, sur son épaule, finissait par le fixer à l'échancrure de sa tunique, dans le creux des seins, un peu à gauche.

« Bien, comme cela ? Oui ? Je t'adore »

Elle lui sauta au cou, si légère qu'elle lui pesait à peine, perdue sur la vaste poitrine. Son bonheur d'enfant, sa grâce de jeune animal faillirent fattendrir. Une torpeur l'envahissait. Elle eut la vision de sa victoire et, radieuse, éperdue de reconnaissance et de fierté, se laissa couler à ses genoux, saisit sa main, l'approcha de ses lèvres

« Viens ?. »

Elle s'était réjouie trop tôt. Le joli. geste de soumission amoureuse, entre elle et lui venait de faire surgir une autre image. La veille, déjà, celle qu'il avait sauvée, la vierge atlante au pur visage, l'avait remercié ainsi, agenouillée sur le sable et le baiser de la courtisane, à la même place, son attitude pareille, son appel au plaisir, si timide pourtant, presque chaste, sans qu'il s'en rendit compte, le froissaient maintenant comme une profanation.

Il refusa sa main, sans brusquerie, d'une douceur inexorable, lui caressa les cheveux, cherchant ses mots, car il lui en coûtait de la désoler

« La nuit s'avance, en effet. et je désire être debout de bonne heure. »

Il ne trouvait pas autre chose, d'ailleurs incapable de mensonge. Elle avait déjà compris, sans révolte, la gorge seulement soulevée d'un sanglot. Pourtant, elle essaya d'insister, certaine que ce serait. inutile

« Tu me renvoies ?

Veux-tu d'autres bijoux ? Tiens, choisis »

Ului tendait la coupe, l'eût vidée volontiers dans le pan de sa tunique, pour ne pas voir tomber les deux gouttes tremblantes 'entre ses cils. Mais elle secoua la tête, rentra ses larmes. On lui avait appris, toute petite, à ne pleurer qu'au gré de ses ma3tres les dures leçons, à la longue, avaient porté leur fruit « Merci Tu m'as déjà trop donné. Je ne devrais pas. » Elle fit mine de détacher l'agrafe; mais le courage lui manqua. Elle n'eut plus qu'un reproche, cr aintif, presque à voix basse « Tu ne m'as même pas demandé mon' nom


C'est vrai Eh bien, dis-le moi.

Nizia C'est le nom de cette fleur bleue que tu m'as laissé te donner. Je croyais.

Nizia Je m'en souviendrai.

Bien sûr ? »

Elle sentit l'impatience venir, n'attendit pas la réponse, rassembla son courage pour l'adieu souriant, la sortie en beauté sur un dernier baiser envoyé de loin, avant de disparaître et le bon eunuque Padoum qui, suant de peur, mais dévoré de curiosité, avait suivi, de l'entrebâillement d'une porte, toute la scène, se frotta les paumes, ravi, dans sa certitude instinctive de se voir bien accueilli, le lendemain, au rapport qu'il ferait des façons du barbare et de son étonnante froideur.

Il ne l'entendit pas murmurer, étendu déjà sur sa couche solitaire, trois syllabes dont le sens deviné eût changé en consternation sa joie de serviteur fidèle et d'ambitieux courtisan « Soroé ) o

Les dieux, cléments pour Padoum, sans doute voulaient lui laisser l'espérance. Ils lui devaient ce dédommagement.


VI

LE GLAIVE

Le soir du septième jour depuis l'arrivée des barbares du nord, Elim se présenta devant Ruslem

« J'ai vu de ton seuil le soleil se coucher six fois. Le maUre attend. La nuit sera claire dans une heure. »

Le vieillard aurait voulu retenir le messager. Il était sans nouvelles du palais la reine semblait l'avoir oublié. Ce calme, à coup sûr, précédait l'orage. Cependant son irrésolution restait la même. Dhu Hern! Illaz 1. les deux noms dans sa pensée se heurtaient toujours, sans qu'une lueur jaillit du choc. Le péril, au surplus ne paraissait pas imminent. Ne l'était-il pas davantage quand la flèche du jeune guerrier avait arrêté la griffe du monstre ? On ne pouvait donner ces raisons à Elim, et le coureur n'en voulait entendre aucune. Le maUre avait dit six jours. Le délai expiré, il partirait. Que penserait Illaz ? Que ferait-il ? Quelle réponse lui envoyer, qui ménagerait son orgueil et lui conseillerait la patience

« Au dernier moment, je te confierai ton message:

Dans une heure, au lever de la lune.

Dans une heure, soit ))

Le courrier se retira. La porte, sur un grattement discret, s'entrebâilla, démasquant la mince silhouette de Tang-Kor. Une seconde lettre arrivait du palais, apportée par le même esclave sans livrée, secrètement fidèle aux anciens dieux. Introduit aussitôt, il se jetaauxpieds de Ruslem.

« Qu'as-tu donc ? demanda le prêtre.

Pendant que l'homme reprenait haleine, cherchait ,ses mots, il avait brisé le cachet, parcouru les lignes. Yerra, en langage courant, s'informait gracieusement de lui, de Soroé, annonçait sa


visite pour le surlendemain, dernier jour de sa retraite expiatoire. Elle arriverait sans suite, à la même heure, voulait être reçue sans aucun apparat, comme une pénitente ordinaire. Sans doute, d'ici là, son père Ruslem aurait entièrement déchitf1'é l'inscription dont il lui avait parlé, qu'elle était curieuse de voir. « Je m'y attendais » songea l'aïeul à demi-voix. « Mais toi, » reprit-il, en reportant ses yeux vers le serviteur, « d'où vient ton émotion ?

Seigneur, avant de m'envoyer vers toi, la reine avait donné audience à Nohor. Le hasard m'a permis d'entendre une partie de leur entretien. Nous sommes condamnés, notre culte définitivement proscrit. Nohor réclamait le sacrifice des étrangers. Yerra refuse. Le prêtre a insisté. Les dieux cruels veulent du sang Toujours 1

Oui 1 Et Yerra en a promis. Un grand sacrifice aura lieu. On choisira les victimes parmi ceux de notre foi. Nohor les désignera lui-même.

Tu es sûr ?

Mes oreilles ont entendu Prends garde, il te hait 1 Le fils du nord a tué le Gardien du Seuil tout le parti de l'Or et du Fer crie au sacrilège. Pas un Atlante, à sa place, n'éviterait le couteau du sacrificateur mais la reine veut le sauver à tout prix. Nohor, sentant son avantage, saura la rançonner à nos dépens. Prends garde

Cet intérêt de la reine pour un étranger, tu n'en soupçonnes pas la cause ?

Le barbare est jeune, beau, vaillant. La griffe du monstre était sur la poitrine de ta fille mais Yerra n'était pas loin, et jamais leGardien du Seuil n'abandonne une proie. L'Immortelle a vu la mort de près Puis, ce Dhu Hern dédaigne les autres femmes. Comment ? »

L'esclave raconta l'aventure de la petite danseuse d'après le rapport de l'honnête Padoum personne au château ne doutait que sa folle passion pour la souveraine n'eût seule rendu le fils du nord insensible aux séductions de Nizia.

« Cela doit être, 1) songea l'aïeul de Soroé. Quel autre eût mieux résisté ? Moi-même, n'ai-je pas subi le charme ? Que seracc quand il apprendra qu'elle l'a sauvé à son tour ». Ainsi, le protecteur espéré allait devenir un adversaire de plus, car on ne l'aveuglerait pas à demi. Et si sa royale amante devinait en SOl'oé une rivale possible ?.. Cette pensée glaça le coeur du vieillard et mit fin à son indécision.


Rapidement, il jeta sur un papyrus quelques phrases respectueuses.

Porte ma réponse à la reine, et que les dieux de lumière récompensent ton dévouement 1 Si tu avais quelque nouvel avis à me communiquer, ne crains pas de venir à toute heure. Mon sommeil est léger, et Tang-Kor ne te laissera jamais attendre. » L'esclave se prosterna sous la bénédiction du prêtre, baisa la bordure de sa robe, et serraut la lettre dans sa ceinture, croisa sur le seuil Elim en tenue de voyage, sa javeline à la main. Les premiers rayons de la lune, invisible encore, se reflétaient en une blancheur vague aux crêtes dentelées du Bôl-Gho. Le coureur, le pouce renversé, montra derrière lui cette tache moins sombre dans l'azur profond du ciel.

« C'est bien » dit Ruslem. <t Tu peux partir.

Que dirai-je au maUre?

Un seul mot Viens » »

Le messager baissa la tête, étendit les bras en signe d'obéissance et disparut dans la nuit.

Le lendemain s'écoula sans incident.

Le surlendemain était le dernier des neuf jours de deuil. Le temple de l'Or et du Fer, les innombrables chapelles consacrées à leur culte gardaient leurs portes closes. Nul écho ne filtrait au dehors des cérémonies destinées à détourner la colère des dieux. Le peuple ne parlait qu'à voix basse de ces formidables mystères, dont nul profane n'aurait affronté l'épouvante sans y succomber à l'instant. D'autres causes d'anxiété pesaient. La cime du Bôl-Gho, la nuit, s'éclairait de nouveau d'une lueur rougeâtre. Les sources troublées exhalaient une odeur de soufre. La contagion élargissait son cercle, multipliait ses atteintes. La voie triomphale, du port aux campagnes, s'encombrait de cortèges de deuil. Le disque échancré de la lune brillait haut dans le ciel, argentait au loin les flot calmes, quand une simple litière, balancée aux épaules robustes de quatre muets, s'arrêta devant l'ancien temple. Ortiz, ayant attaché son cheval au dernier arbre du chemin, accourait, offrait in~tilelnent son poing tendu. Déjà lareine était debout, enveloppée d'un manteau sombre dont le capuchon pouvait, en se rabattant, défier toute indiscrétion d'ailleurs, il n'était pas rare que des visiteuses de haute caste vinssent ainsi, même aux heures nocturnes, demander à la sagesse de Ruslem le secours d'un conseil, la solution d'un cas de conscience, la consolation d'un chagrin. L'écuyer, congédié d'un signe, hasarda pourtant quelque remontrance


« Laisse-moi te suivre à portée de la voix. Le prêtre ne s'apercevra seulement pas de ma présence. Peut-être vaudrait-il mieux qu'il te sût accompagnée. »

La jeune femme, d'un geste impatient, montra un sifflet d'or pendu à son cou par un cordon de soie

(1 Va te placer où je t'ai dit, avec les muets; et ne venez qu'à mon appel.

Combien de temps faudra-t-il rester ?

Toute la nuit au besoin et davantage 1

Souviens-toi d'il y a neuf jours Si tu ne m'avais pas renvoyé.

Le Gardien du Seuil n'aurait fait de toi qu'une bouchée, mon pauvre Ortiz. et je regretterais un bon serviteur » L'écuyer s'inclina il ne lui restait qu'à obéir.

Quelques instants suffirent à Yerra pour longer le temple. Au bruit léger de ses pas sur le sable, une forme humaine se détacha du cadre de la porte.

« Qui est là ? » demanda-t-elle en portant la main à son sifflet. Avant que Tang-Kor eût le temps de répondre, la porte s'ouvrit et Ruslem parut, écartant l'esclave d'un signe.

(\ Sois la bienvenue sous mon toit » dit-il en lui faisant traverser le vestibule faiblement éclairé par la lueur transmise d'une pièce voisine.

Là, sous une lampe de bronze, des manuscrits couvraient une table d'ébène. A côté, sur un guéridon, se dressait une collation frugale quelques fruits seulement, mais exquis, cueillis par Soroé dans les vergers du temple, des gâteaux de pur froment, deux ou trois flacons dont la forme antique laissait prévoir le vénérable contenu. Un gobelet de cristal, sur un plateau d'or, semblait une grande fleur transparente, vestige, peut-être unique, d'un art oublié. On l'eÙt dit d'une substance sœur de la lumière, tant le moindre rayon la pénétrait, s'y jouait avec amour. « Excuse la pauvreté de cet accueil 1 Je n'ai pas voulu laisser même mon vieux serviteur deviner qui je recevais.

Tu as suivi mes ordres et je t'en remercie. Mais tu sais pourquoi je viens. Sans doute, tu as complété ta découverte? Ma vue s'affaiblit; mon esprit n'a plus son activité d'autrefois. Je te montrerai cette inscription, ô reine et peut-être ta science raillera-t-elle ma crédulité. Mais ne feras-tu pas l'honneur à ton hôte d'accepter un fruit de son jardin ?

Soit un gâteau, une tranche de pastèque et un doigt de vin, le plus ancien témoin, j'imagine, des révolutions de l'Atlantide.


après moi h> ajouta-t-elle, en tendant la coupe où Ruslem s'empressa de verser quelques gouttes de la précieuse liqueur. « Mais tu me tiendras tête, mon maitre, ou je croirai que tu as voulu m'empoisonner. »

Le vieillard pâlit. Elle éclata de rire

« Ne vois-tu pas que je plaisante Et pour que tu ne doutes pas de ma confiance, tiens »

Elle porta le gobelet à ses lèvres, le reposa vide sur la table. Ruslem, froidement, le remplit de nouveau, y but à son tour « Pardonne-moi d'user de la même coupe, ô reine Le poison aurait pu s'y trouver d'avance. ` Si le proverbe est vrai, tu connais maintenant ma pensée, c'est-à-dire combien je t'estime et t'aime Voyons, es-tu prêt ? Je t'en préviens dusses-tu tomber de sommeil avant la fin de nos recherches, je ne rentre pas au palais sans le Glaive. Puisses-tu dire vrai

Combien de temps juges-tu donc qu'il nous faudra ? L'inscription est à peine distincte. Voilà plus d'un mois que je travaille à la déchiffrer en plein jour.

Nous emporterons des flambeaux. Allons

Emmènerai-je mon serviteur ?

Inutile j'ai les miens nous les appelerons s'il est nécessaire. De la lumière seulement

Nous tr ouverons au temple des torches de cire. C'est juste, et du feu sur l'autel Mais n'y aura-t-il pas profanation ?

Celui qui n'a que des intentions droites peut raviver sans peur la flamme sainte. Elle lui sera clarté, non brûlure. Tu reconnais donc la légitimité de mon désir ?

Quel mal y a-t-il à vouloir déchiffl'el' une inscription ? Les lignes en furent tracées pour être lues. »

Ils avaient gagné le péristyle du temple, et l'ombre projetée de sa masse y_rendait l'obscurité presque complète. Un instant, les mains tâtonnantes, il chercha l'entrée d'une sorte de niche où se trouvaient déposés divers accessoires du culte. Il en tira quelques cierges en partie consuinés; ils avaient servi déjà dans les cérénxonies quotidiennes. Revenant alors à l'itutel liminaire, il rapprocha, du bout d'une baguette de bronze, les braises amorties du foyer sacré, les aviva de son souffle.

« L'inscription est à droite, au fond de la première nef, )) dit-il quand la flamme eut jailli. « La pierre, malheureusement, s'est effritée, et plusieurs caractères sont illisibles. »


Cette première nef, large et profonde, recevait l'air et le jour d'une double rangée d'arcades ouv ertes près de la voûte, invisibles du dehors. Des bas-reliefs couvraient les murs, inspirés de l'histoire d'Argall et de sa divine protectrice. Des inscriptions s'y mêlaient, gravées dans le marbre ou tracées au pinceau, mais celles-ci à peu près effacées. Tout ce décor harmonieux attestait le style incomparable, la sincérité, la maîtrise d'une génération d'artistes depuis longtemps oubliés. Les images des ancêtres et prédécesseurs de Ruslem, debout ou couchées sur leurs tombeaux, formaient comme deux allées latérales. Les plus anciennes rappelaient le merveilleux travail des légendes sculptées, leurs voisines. Les dernières, souvent belles encore, signées de noms actuellement célèbres, n'en trahissaient pas moins une exécution inférieure, la défaillance de l'inspiration. « Regarde la neuvième tombe, à droite, » dit le vieillard en élevant son flambeau vers une haute figure d'albâtre dressée sur un socle de granit. « Sa main droite montre le ciel, c'est à dire ce point de la douelle où se croisent deux nervures elliptiques, comme deux branches jaillies du même tronc. L'espace qu'elles interceptent, au premier coup d'oeil, ne semble porter qu'un semis de fleurs et de feuillages décoratifs. Mais, si tu suis les lignes essentielles de chaque ornement, tu verras se détacher la forme des caractères antiques.

Je vois, » dit la reine. « Allume un autre cierge et si ta dignité n'en doit pas trop souffrir, sers-moi d'écuyer. Bien 1 Merci 1)

En deux bonds souples, effieurant à peine du bout de sa sandale le genou, puis l'épaule de son compagnon, elle se trouvait juchée sur la dalle funéraire, à quatre coudées du sol, plus rapprochée ainsi de la voûte, que son flambeau éclairait mieux. Quand le pontife la vit fouler de ses pieds nerveux la pierre du sépulcre ancestral, il se sentit au coeur moins de colère pour son audace que d'admiration pour la grâce aérienne de sa pose et la ligne onduleuse de son corps. Une fois de plus il songea au terrible pouvoir de l'enchanteresse; et comme elle se taisait, toute à l'inscription mystérieuse, il voulut à tout prix rompre ce silence qui pour lui tournait à la fascination

« Que ne donnerait pas Nohor pour être à ma place, et que n'aurais-je pas donné tout à l'heure pour avoir seulement l'âge de Nohor 1

Ne me rappelle pas l'existence de ce cuistre je le déteste Je te dirai quelque jour de quelle manière il voudrait vous TOMB XXVII. 33


traiter, toi et les tiens Mais comment pourrai-je lui désobéir, si tu ne m'aides pas à retrouver l'arme irrésistible ? Voyons, ne perdons pas notre temps Il me semble que je lis assez bien cette écriture. Elle me paraît moins anciennè que tu ne crois. Les caractères sont de la forme la plus antique, mais le coup de ciseau n'est pas celui des primitifs certains détails trahissent un faire différent, une autre façon de pousser l'outil. De plus, voilà un signe, deux fois répété, qui a été introduit par les scribes d'il y a, au plus, cinq ou six siècles. Tu ne le trouveras jamais dans les ouvrages antérieurs. L'imitation saute aux yeux. » Ruslem resta béant. Toutes ces remarques, exactes, lui avaient échappé, après des semaines d'étude 1

« Pour moi, reprit l'étrange initiée, (( cette inscription ne remonte pas à plus de deux cents ans. Elle a dû être tracée d'après les ordres de ton quadrisaïeul, ou de son successeur, au moment de l'érection de son tombeau, ce qui explique la direction de son geste. La science de son auteur ne peut être mise en doute. Il écrivait correctement la vieille langue mais, comme toi, il ne la pratiquait guère. Je trouve ici une tournure qu'un contemporain de ma jeunesse aurait pu employer sans faute seulement, l'idée ne lui en serait jamais venue. Et je te parle d'il y a un millier d'années. pas davantage

Je ne sais qu'admirer le plus ta beauté marque vingt printemps ta sagesse a l'âge du monde.

Et la flatterie est de toutes les époques. Sachons cependant si nous sommes d'accord sur le sens. Donne-moi ta version, que je la compare avec la mienne. »

Ruslem avait espéré traîner les choses en longueur, peut-être décourager la souveraine. Cette illusion évanouie, il ne lui restait qu'à s'exécuter de bonne grâce.

« Voici ce que j'ai cru lire, ô reine 1 Tu redresseras les erreurs et combleras les lacunes

« A celui dé mes successeurs qui verra se lever l'aube de la délivrance, salut en la Lumière Eternelle 1 Le Libérateur étant venu, conduis-le dans la voie étroite, entre l'eau et le feu, à droite et à gauche, deux fois à droite, à gauche une fois. Sept marches en haut, trois degrés en bas. La porte de bronze. La cinquième assise de granit.

Tu as sauté deux passages.

Illisibles 1

Non Les caractères sonten partie effacés mais il est possible de les rétablir.


Je l'ai tenté vainement.

Tu n'as pas regardé d'assez près. Voici ce que je lis I( Ayant suivi la galerie montante, la clé d'argent ouvrira la porte de bronze. Que ta lampe éclaire jusqu'au fond l'arête supérieure de la cinquième assise de granit »

Elle jeta son flambeaú. Ruslem, machinalement, lui tendit de nouveau l'épaule et le genou. L'haleine embaumée de la jeune femme lui caressa la joue au passage.

« Merci Jamais Ortiz ne m'a mise à terre plus légèrement. Je n'ai pas besoin de te demander ce que tu penses de mon interpré, tation. Tu n'aurais pas cet air consterné, si tu pouvais y relever la moindre faute. Ah 1 ces amours-propres d'érudits! Console-toi je' ne suis ici que ton élève, et j'entends te laisser tout l'honneur de ta découverte.

Elle n'a pas grande valeur il ne s'agit, en somme, que d'un pastiche.

L'auteur ne se serait pas donné tant de peine, uniquement pour mystifier les épigraphistes de l'avenir. Ton ancêtre, pour quelque raison, n'a pu transrnettre directement à son successeur le secret de la cachette du Glaive. Il l'a confié aux pierres mêmes du temple et, sans doute, avait-il pris d'autres précautions, déj ouées par des événements imprévus. Il s'agit donc de suivre la route indiquée.

L'indication n'est pas des plus claires.

Tu plaisantes Tu ne connaîs pas la porte de bronze ? J'en connais une douzaine. et je suis prêt à te les ouvrir. Tu penses gagner du temps tu ne sais pas ce que demain te réser ve.

L'avenir appartient aux dieux

C'est ce que dit Nohor. et ses dieux à lui ontdécidé que l'ancien culte doit disparaître.

Il y a longtemps qu'il vise ce but.

Mais quelques heures lui suffiront pour l'atteindre, le temps de prendre possession de ce temple et d'y sacrifier la première victime, qu'il se charge de désigner.

Demain?.

A midi Les ordres sont donnés.

C'est t'avouer son esclave. te mettre à sa discrétion J'y suis La possession du Glaive pouvait seule iii'aiTt-anchir. Tu me la refuses. Ne t'en prends qu'à toi des conséquences J) Le vieillard cacha son visage dans ses mains. Déjà, par l'envoyé de la reine, il connaissait les exigences de Nohor, son prochain


triomphe mais il pensait avoir quelques jours devant lui, le temps de correspondre avec Illaz. Ce dernier espoir s'évanouissait. La victime désignée, sans doute, serait lui-même. Soit Mais après?. Nbhor se contenterait-il de si peu Quel serait le destin de Soroé? La mort sous le couteau des victimaires ? l'esclavage honteux des servantes de l'Or et du Fer ? b'ailleurs, le sort de l'Atlantide n'en serait pas moins fixé à jamais. Et le Glaive échappât-il par miracle aux recherches de Yerra, nul ne serait là pour le remettre un jour aux mains pures d'un nouvel Argall. Non mieux valait céder 1 Nulle profanation ne ferait perdre à l'arme divine sa vertu mystérieuse. L'indignité de ses possesseurs d'un moment ne retomberait jamais que sur eux, les conduirait infailliblement à leur perte. Le consentement à l'inévitable n'engagerait pas l'avenir.

« Jure-moi que, si je t'aide. à retrouver le Glaive, tu nous épargneras, moi et les miens ? » dit le vieillard avec une décision brusque.

« Tu resteras le chef vénéré d'une religion libre. Je donnerai à ta fille l'époux de ton choix entre les plus nobles guerriers de l'Atlantide. On n'offrira plus aux dieux impitoyables que le sang des criminels.

Tu ferais cela ?

Et davantage Me crois-tu l'âme basse et stupidement cruelle d'un Nohor ?

Aux dieux ne plaise J'ai ton serment dispose de moi. Enfin 1 Tu ne te décides pas sans réfléchir. La cachette n'est pas loin, j'espère

Je ne le pense pas. si nous avons bien compris le texte. Mais un premier obstacle se dresse devant nous le chemin désigné dans l'inscription, du moins, je l'imagine, par ces mots « la voie étroite », est muré depuis un demi-siècle.

Qu'importe, s'il y a,d'autres passages 1

Je n'en connais pas.

Alors, quelle route as-tu suivie ?

Je n'ai pas mis le pied dans ces cryptes depuis la mort de mon père. C'est lui qui, après m'en avoir enseigné les détours, en fit barrer l'entrée nous étions menacés de pillage.

Ces souterrains recèlent d'immenses trésors ?

sont fondées les digues d'Argall. Chaque pierre de leurs assises est plus précieuse que l'or sur elles repose le salut d'Atlantis.

Et, connaissant cette inscr iption, tu n'as pas eu la curiosité ?.


Tu oublies que je ne l'avais pas déchiffrée toute entière. Soit Nous devrons donc percer cette muraille ? Elle n'est pas très épaisse. Le temps nous pressait. Il nous presse bien davantage Heureusement, j'ai prévu le cas. Mes muets ont des pics et des leviers. Quels obstacles encore sont à prévoir ?

Aucun, si l'obscurité, la chaleur des laves et le grondement des vagues ne t'eflraient pas. Nous passons entre l'eau et le feu.

C'est dans le texte 1 Et faudra-t-il forcer la porte de bronze ? Tu m'y fais penser 1. J'ai trouvé dans notre trésor de famille une clé d'argent dont j'ignorais la destination. Je me suis même demandé ce qu'elle y faisait, car sa valeur n'est pas grande.

Va la chercher

Elle est là. »

Le prêtre montra la baie derrière l'autel.

« Et l'entrée des cryptes ?

Egalement

Prépare-toi donc, pendant que j'appelle mes serviteurs. » Le prêtre passa dans la nef réservée. Yerra, revenant au péristyle, approcha le sifflet de ses lèvres. La dernière vibration n'était pas éteinte qu'un groupe d'hommes se détachait de l'ombre d'un massif, traversait à pleine course le parvis aux dalles alternées, d'un luisant de glace sous le clair de lune. En avant bondissait Ortiz. Les muets, selon la forme convenue du signal, portaient chacun sur l'épaule un pic ou un levier, un rouleau de cordes, un paquet de torches, sans compter la hache courte à leur ceinture. La r eine, d'un geste, leur ordonna de la suivre et, franchissant le seuil interdit, trouva Ruslem debout sur la première marche d'un escalier assez large, qu'une dalle, en basculant, venait de démasquer.

Les muets allumèrent chacun une torche. Ruslem donna son cierge à Ortiz, qui prit la tête avec deux d'entre eux. La reine et le vieillard suivirent, les deux autres serviteurs fermant la marche. Les cinq flambeaux éclairaient suffisamment la route, aisée d'ailleurs, car, après avoir descendu une trentaine de degrés en ligne droite, la petite troupe se trouva dans une sorte de galerie régulièrement creusée dans le roc, au sol uni, modérément incliné. Ce couloir sinueux semblait s'enfoncer indéfiniment dans les entrailles de la terre mais à un détour un peu plus accentué Ruslem, brusquement, s'arrêta.


« Ici » dit-il en montrant la paroi de droite dont ~a surface unie et brillante, ne présentait en apparence aucune solution de continuité.

Cependant, aux premiers coups de pic, une couche d'enduit tomba par écailles, découvrant une maçonnerie de larges blocs soigneusement rejointoyés.

« Ta mémoire est bonne i) observa Yerra. « Où conduit ce premier couloir que nous allons quitter `~

Toute la colline est comme une carrière. On en a tiré en partie les matériaux du temple, des digues, d'autres constructions encore. Des puits ont dù être forés uniquement dans un but d'exploration. La fouille est immense. On y pourrait errer, sans plan et sans guide, des jours et des jours. et ne jamais revoir le ciel

Es-tu sùr, toi-même, de ne pas t'y perdre ?

J'en ai suivi, enfant, les principaux détours mais bien des parties m'en restent inconnues. De cette porte de bronze indiquée par l'inscription je ne pourrais pas même garantir l'existence. Nous risquons alors de la chercher longtemps q

Je ne le pense pas. La région à parcourir est limitée et la plus grande partie m'en est familière.

Après cinquante ans?

Jusqu'ici, tu l'as remarqué, la mémoire ne m'a pas fait défaut. »

Les muets, cep~ndant, s'escrimaient du pic contre la muraille. L'acier, à chaque coup, faisait feu sur le granit. Les torches, fichées dans la paroi voisine,-éclairaient leurs torses musclés, ruisselants de sueur dans cette atmosphère moite. Au bout de quelques minutes un joint élargi permit l'emploi des leviers. Une pierre, déchaussée, s'abattit. La besogne devint plus facile. Au cinquième bloc. arraché, la reine jugea l'ouverture suffisante. « Assez comme cela » dit-elle en rassemblant les plis de son manteau. « Tu ne vois pas d'objection à ce que mes gens viennent avec nous ? Ils peuvent nous être encore utiles, ne fût-ce qu'au cas où la clé d'argent ne jouerait pas toute seule, après deux siècles.

Fais ce qui te plaira. Je doute que, revenus au jour, ils aient envie de recommencer le voyage. 1)

La demande et la réponse, échangées dans la vieille langue, étaient restées incompréhensibles pour ceux qu'elles concernaient. Ortiz saisit une torche et se glissa le premier dans la fente, non sans érailler quelque peu les broderies de sa casaque. Deux muets


suivirent. La jeune femme se coula derrière eux, effleurant à peine les rugosités des bords et tendit la main au vieillard « Courage, mon père! Ceci doit te rappeler ta jeunesse. » La galerie reprenait, pareille, d'une pente seulement plus rapide, plus sinueuse aussi. Des embranchements, des bifurcations se présentaient de distance en distance, amenant parfois une courte hésitation de Ruslem. La température variait à chaque instant quoique la flamme des torches, dès qu'on s'arrêtait, montât droite dans l'air absolument calme. C'était tantôt une fratcheur humide de grotte, tantôt l'aridité brûlante d'une forge, imprégnée d'exhalaisons sulfureuses et de métalliques effluves. Un tonnerre sourd et rythmé se fit entendre. On eût dit, sur quelque enclume colossale, le roulement de marteaux géants.

« Les vagues se contenta de dire Ruslem.

Le fracas devint assourdissant. La main, appuyée à la paroi de droite, en percevait nettement la vibration. Ce n'était plus d'ailleurs le roc vif, mais un mur élevé de main d'homme, une superposition de blocs énormes, géométriquement taillés, sertis d'un ciment plus dur que le fer. Malgré son épaisseur, sans doute prodigieuse, on sentait que ce rempart, frémissant du sommet à la base, n'avait pas trop de toute sa résistance, de la parfaite liaison de toutes ses parties, et que la moindre fissure en eÙt décidé la ruine sous la poussée formidable et la ruée furieuse des flots. A gauche, c'était toujours la roche native, d'une teinte générale ocreuse, veinée de brun, de vert et d'autres nuances encore. La surface rugueuse, etfr,'itée, était balafrée de crevasses béantes. Des fentes plus profondes laissaient sourdre des lueurs d'un rouge sombre, d'un bleu livide. Evanouies à l'approche des flambeaux, elles reparaissaient à distance, semblaient un jeu d'êtres fantastiques, fuyant et se poursuivant dans la nuit.

La chaleur était maintenant insupportable. Yerra laissa tomber son manteau, dégrafa le haut de sa tunique, insoucieuse de dévoiler ses épaules, sa poitrine dejeune déesse aspirant l'air avec effort. Les muetséchangeaient des regards de détresse.L'und'eux, trébuchant contre une aspérité du sol, pour se retenir enfonça son poing dans une dépression de la paroi rocheuse, le retira avec un hurlement de douleur. Ortiz haletait.

« Courage dit Ruslem. « Nous aurons moins chaud tout à l'heure. »)

Le chemin tournait. Le bruit des vagues décrut, ne fut plusqu'un grondement éloigtié, bientôt imperceptible. Un murrnure très diffél'Cnt lui succéda la rumeur des eaux courantes, le ruissellement


des sources intarissables, alimentées par les neiges du Bôl-Gho. Un froid mortel tomba de la voûte brusquement abaissée à portée de la main, où des gouttelettes s'irisaient au passage des flambeaux, donnaient en tombant, glacées, sur les corps en sueur, une sensation presque de brûlure. Yerra, frissonnante, reprit son manteau, s'enveloppa avec un petit rire de bien-être.

« Nous devons approcher.. Voici les marches » dit Ruslem, ému des ressouvenirs qui le frappaient au passage.

C'était un escalier taillé dans une veine de basalte. La galerie le coupait en forme de palier, se prolongeait au-delà, aussi loin que perçait la lumière des torches. Une partie, à droite, s'enfonçait vers les profondeurs; l'autre remontait, en tournant, laissant sur la gauche trois passages dont le second s'ouvrait à la hauteur de la septième marche. L'air étaitredevenu immobile et lourd, le silence absolu. L'inquiétude du retour, l'oppression de l'inconnu, à défaut t d'un péril immédiat, plissait le front des muets, courbait leurs dos, brouillait leur teint de cuivre en pâleur grisâtre. L'écuyer, quoiqu'il s'efforçât de faire bonne contenance, ne paraissait pas beaucoup plus rassuré.

« Le second escalier » annonça Ruslem.

(A suivre).

Ch. LOMON et P.-B. GHEUSI.


ITALIENS

SLAVES

Les violences, les brutalités dont les étudiants italiens des provinces irredentes, c'est-à-dire des provinces méridionales de l'Autriche, sont l'objet de la part des étudiants allemands, ont produit un phénomène des plus curieux le rapprochement entre les éléments de deux nationalités qui se détestaient cordialement, tels que les Italiens et les Slaves.

Cette réconciliation inattendue a causé un grand étonnement aussi bien à Vienne qu'à Rome.

Les faits récents d'Inspruck qui provoquèrent une nouvelle agitation irrédentiste dans la péninsule, ont accentué ce rapprochement entre les Italiens et les Slaves, que nous voyons aujourd'hui faire cause commune contre les Allemands. La chose est des plus surprenantes, car Italiens et Slaves se jalousaient, se querellaient et se battaient.

Voici ce qui s'est passé il y a quelques mois dans la capitale du Tyrol où les étudiants allemands firent une chasse des plus sauvages aux italiens.

M. de Gubernatis, l'éminent professeur de sanscrit à l'Université de Rome, avait été invité par les étudiants italiens de Trente à inaugurer l'Université italienne libre d'Inspruck, où il devait faire une conférence sur Pétrarque, mais les allemands s'y oppo. sèrent. Ils se livrèrent à des actes de violences qui eurent un écho douloureux en Italie. Voici en quels termes le professeur M. Gubernatis les raconte

Les récents faits d'Inspruck semblèrent mettre en lutte deux civilisations. La 'civilisation allemande, en tant que vraie civilisation, comme la civilisation latine mérite notre respect. Mais on ne peut entendre par civilisation quelque chose d'abstrait, de borné, de ténébreux.

La civilisation est comme la lumière, elle peut se condenser,mais elle n'a de valeur réelle, qu'autant qu'elle rayonne et c'est surtout dans ce rayonnement qu'elle peut être bienfaisante.

ET


Civilisation veut dire humanité, amour, bonté. L'homme le plus civilisé est celui qui sent brûler dans son cœur le feu sacré de l'humanité. Qui renferme la civilisation dans les limites d'un pays ou d'une race et veut la retenir dans cette enceinte ne sait véritablement pas ce qu'est la civilisation. Les anciens Romains méritèrent véritablement le nom de peuple civilisé et de maîtres de civilisation du temps où le civis romanus ouvrit les portes de la civilisation aux peuples les plus instruits de l'Italie et à mesure que la civilisation romaine était devenue la civilisation italienne, étendant à d'autres peuples le bienfait de ses progrès, il admit dans ses états des peuples étrangers qui voulaient se civiliser.

Ainsi, Orientaux, Africains, Ibères, Gaulois, Bretons et une partie des Germains se civilisèrent sous l'influence de Rome et dans l'espace de quelques siècles, sous l'empire Romain, ils se créérent une civilisation propre. Mais celle-ci ne progressa qu'autant qu'elle avait acquis de Rome la capacité de se multiplier, de se répandre, de se rendre universelle. C'est ainsi que le génie germanique de Luther et de Gœthe, le génie de Kant et de Hegel, le génie de Grimxn et de Bapp, le génie de Huinboldtetde Mommsen purent se communiquer larg~eyent en dehors de la patrie allemande.

Mais tous les teutons ne sont pa~ civilisés. Que quelques-uns de ces barbares qui apprirent à lire des Romains, comme quelques-uns de ces anciens sauvages de la côte septentrionale de l'Afrique, devinrent et restèrent barbares.

Les Tyroliens se montrèrent tels à Inspruck, il n'y a pas longtemps, envers leurs voisins, les Latins. Ces derniers allaient dans la ville principale du Tyrol non dans le but d'instruire et d'éduquer les habitants, mais simplement avec ce droit sacro-saint de converser spirituellement avec leurs fils et frères latins qu'une injuste destinée et tyrannie avaient rejeté dans une terre d'exil en dehors des limites !lat\lreUes de leur patrie,

Rien de plus touchant et de plus légitime qu'une telle cérémonie entièrement civile.

Les barbares d'Inspruck arrêtèrent brutalement de pareilles entrevues. On ferma les portes aux professeurs italiens le premier arrivé, qui disait parler de Petrarca maestro di civiltà, fut maltraité horriblement il fut l'objet de vulgaires injures, de sifflets, de hurlements et même de menace de mort. On fit une chasse sauvage à ces généreux et vaillants jeunes hommes.

Triste épisode dans l'histoire de l'Europe civilisée qui fit un double tort à la justice et à l'humanité, et cet outrage venant de notre allié officiel prit un caractère d'extrême gravité et provoqua dans tout le pays une indignation générale, tant dans les provinces soumises à l'Autriche que chez tous les Italiens qui aiment leur patrie et qui ont conscience de leur dignité. Quand le gouvernement autrichien vit toute l'énormité du fait, il tenta de le travestir. On fit circuler les


propos les plus absurdes, et l'on affirma que le seul but des trente pro. fesseurs des universités italiennes, qui s'étaient engagés à donner des conférences aux étudiants italiens établis à Inspruclc, était de soustraire à la domination de l'Autriche les provinces italiennes irredente. « Le gouvernement Autrichien a tellement peur que ce droit des Italiens irredenti ne reçoive fatalement un jour satisfaction qu'il voit un péril imminent d'invasion dans les faits les plus naturels comme à chaque maniement innocent de notrc langue et de notre esprit. Et la peur, qui fut toujours mauvaise conseillère, la poussa aux mesures les plus étranges et les plus absurdes pour éloigner de nous les Italiens des provinces irredente.

Mais la vérité est qu'à Inspruck les barbares rendirent à notre civilisation le plus grand et le plus noble des hommages, quand ils lui fermèrent le chemin espérant peut-ètre que la lumière de sa nature, mobile et pénétrante, puisse se laisser arrêter par la hauteur des Alpes que Dieu éleva entre nous et la rage allemande, a dit Pétrarque. L'Allemand civilisé est devenu sociable; le barbare tyrolien, par ses récentes promesses, s'est montré inférieur à ses frères, et entrant dans la voie de la civilisation, il a rendu plus évident le droit des Italiens de l'empire Austro-Hongrois de quitter une université barbare pour recevoir l'ins.. truction à Trieste dans une université essentiellement latine, conclut M. de Gubernatis. »

TI est douteux que le gouvernement Autrichien consente à créer une université italienne à Trieste, car la peur de l'irrédentisme est encore très grande à Vienne afin d'empêcher le renouvellement des faits d'Inspruck, le gouvernement Autrichien a décidé de créer une chaire de faculté à Ravereto mais cela n'a contenté ni les Allemands ni les Italiens. Les Allemands prétendent que l'institution d'une université italienne Rovereto compromettra la germanisation du Tyrol méridional, ainsi qu'ils appellent le Trentin.

Les Italiens protestent énergiquement contre la décision du gouvernement de Vienne et persistent à réclamer la création d'une université italienne de Trieste. Une grande agitation règne en ce moment au-delà de l'Isonzo.

Les étudiants italiens ont décidé de boycotter l'université de Rovereto.

L'Iadipendente, organe des Irredentisti, a lancé l'idée de créer une université libre à Trieste pour s'opposer à celle de Rovereto. Il va sans dire que toute la presse italienne soutient les :evendications des étudiants italiens irredenti.

La réconciliation des Italiens, qui ont oublié leurs vieilles rancunes pour se donner le baiser de paix, est un fait de la plus


haute importance. C'est surtout la réconciliation des Croates avec les Italiens qui a causé le plus de surprise.

Tous ceux qui connaissent l'histoire de l'Italie savent combien le soldat croate, qui se livrait à des actes de férocité et de sauvagerie, était détesté, haï dans la péninsule pendant la domination autrichienne.

Le croate dans l'imagination du peuple italien était ce que le uhlan était en France en 1870 c'était l'image du soldat inhumain, cruel c'était l'incarnation vivante de toutes les humiliations que l'Autriche infligeait à l'Italie opprimée. La Triple-Alliance n'a pas effacé les souvenirs douloureux qu'a laissés le soldat croate dans la péninsule, notamment dans la Lombardie et la Toscane.

Il serait assurément injuste de rendre le peuple croate responsable des faits dont les soldats croates de l'Autriche de Metternich se sont rendus coupables en Italie.

La mission de la démocratie est celle de travailler au rapprochement des peuples, en dissipant les préjugés du pays, les haines de race et de religion.

C'est Ricciotti Garibaldi, le fils du héros de l'indépendance italienne, qui a pris la noble initiative de la réconciliation des Italiens avec les Croates et il a pour cela bien mérité de la démocratie.

Voici comment Ricciotti Garibaldi, qui a combattu vaillamment à Dijon sous les ordres de son glorieux père, a été amené à prendre cette généreuse initiative.

J'ai suivi, a-t-il déclaré à un jouraliste italien, avec beaucoup d'attention, les événements qui se sont produits en ces derniers temps dans les provinces italiennes de l'Autriche, dans le Trentin, à Trieste. en Italie et en Dalmatie et je n'ai pas tardé à me convaincre que l'hostilité dont l'élément italien est l'objet provient plutôt du gouvernement de Vienne, désormais impuissant à dominer les conflits des nombreuses nationalités de l'empire, il paralyse par le vertige d'une débâcle prochaine de la campagne provocatrice des pangermanistes et de leurs journaux qui recoivent leur inspiration de Berlin. Cet été, aux eaux de Levico,dans l'Autriche italienne,jeremarquai également comme un fait étrange l'attitude amicale et pleine d'égards qu'avaient envers moi quelques officiers autrichiens.

Informations prises, ces officiers étaient d'origine slave. Tout cela rappela à mon souvenir l'époque hélas lointaine, où l'on discutait à Caprera, et j'ai conservé quelques documents concernant ces discussions, un projet de ligue italo-slave contre les rapaces ambitions des aigles à deux têtes, l'allemande et l'autrichienne.


J'étais encore sous l'impression de ces souvenirs lorsqu'un journal croate de Trieste, le Jadrian (l'Adriatique) m'accusa d'avoir oublié que la tradition garibaldienne m'oblige à aider tous les peuples qui luttent pour reconquérir leur indépendance nationale. Sans hésitation, je répondis par le canal d'un journal italien qu'une entente amicale entre les Italiens et les Slaves contre le péril commun me semblait réalisable. « Or, j'ignorais comme tous mes compatriotes que le Jadrian avait été fondé par M. le docteur Pavicitch et par un groupe de Croates dans le but précisément de soutenir la possibilité de cette entente, dont voici, selon moi, les points essentiels

L'organisation nationale, indépendante des peuples slaves de l'Autriche et de ceux des Balkans on pourrait préparer ainsi une grande fédération; mais le but immédiat serait l'opposition aux tendances pangermanistes qui comptent profiter du démembrement de l'Autriche pour étendre la domination allemande jusqu'à Trieste, si ce n'est jusqu'au Pô.

20 L'engagement de la part de l'Italie de ne réclamer la possession d'aucun territoire non italien au delà de l'Adriatique. L'Italie ne vise qu'à la réincorporation de ses provinces de Trieste, de Trente et de l'Istrie et à la protection des colonies italiennes établies le long des côtes dalmates.

L'entente parfaite et militante sur ce terrain entre l'Italie et les groupes fraternellement unis, des nationalités formées par les Croates, les Slovenes, les Bosniens, les Herzégovins, les Monténégrins, les Serbes,les Bulgares, les Roumains, les Koutze-Valaques, les Albanais et les Grecs.

Les Croates, ajouta Ricciotti Garibaldi, hésitèrent d'abord à accepter ces propositions craignant d'être forcés par l'Autriche à rester hostiles à leurs frères slaves.

Aussi, pour les rappeler au sentiment de la solidarité me fallut-il leur rappeler l'exemple de cet homme du peuple milanais auquel les Autrichiens avant de le fusiller offrirent la vie à condition qu'il dénonçât ses amis. Le brave homme dit simplement aux soldats qui le conduisaient à la mort « Reprenons notre marche ».

J'écrivis en même temps au Jadrian que les Croates doivent conquérir leur indépendance coûte que coüte et qu'ils ne peuvent plus payer de leur sang la gloire militaire des autres, surtout si cette gloire devait être échafaudée sur l'écrasement de leurs frères bulgares et Serbes n.

L'accord italo-croate ou italo-slave, vraiment surprenant, pourrait sans doute avoir d'heureuses conséquences. On dit que Ricciotti Garibaldi, dont le nom est populaire parmi toutes les populations des Balkans et de l'Adriatique, aurait reçu de nombreuses adhésions à son projet relatif à l'union fraternelle entre


Italiens et Slaves. Ricciotti Garibaldi, comme beaucoup d'Italiens, pense que l'empire des Habsbourg doit se transformer dans un empire slavo-magyare s'il ne veut pas périr.

On croit à Rome que cette transformation s'accomplira sans secousse à la mort de l'empereur François-Joseph et que les légitimes aspirations de l'Italie pourront alors être satisfaites. Tous les hommes politiques italiens sontd'avisque le maintien de l'Autriche est nécessaire à l'équilibre de l'Europe mais elle doit, disent-ils, se transformer dans un empire fédéral, où les diverses nationalités pour~·aient vivre dans une parfaite harmonie.

L'élément latin, par ses-qualités d'esprit, par sa vivacité d'imagination, par sa génialité intellectuelle, pourrait sans doute apporter une grande force morale aux diverses nationalités qui composent l'empire Austro-Hongrois.

Le grand patriote hongrois Kossuth, à la veille de Sadowa, alors exilé en Italie, avait proposé au général Lamarmora d'envoyer un corps de volontaires garibaldiens en Dalmatie et en Istrie, marchant sur Trieste. Ce projet, qui avait reçu l'approbation de Garibaldi, fut repoussé par le général Lamarmora, le trouvant trop dangereux et révolutionnaire.

M. de Bismarck, qui eut vent du projet, fit savoir à l'Italie que la Prusse considérait Trieste comme un port appartenant à la confédération germanique; et que, par conséquent, l'Italie trouverait toujours à Trieste les baïonnettes allemandes.

Cela n'a pas empêché l'Italie, par des craintes chimériques, de mendier l'entrée dans l'alliance austro-allemande qui lui a été si fatale.

On attribue à tort ou à raison à l'archiduc héritier d'Autriche l'intention d'orienter vers les slaves et les magyares l'axe de l'empire, le jour où il montera sur le trône' des Habsbourg. Nous verrons alors si les astrologues de la politique auront dit vrai et si les espérances des Italiens se réaliseront. La réconciliation des Croates et des Italiens est sans aucun doute de bon augure. Elle pourrait être le prélude d'un nouvel état de choses dans l'empire des Hasbourg, et même en Europe aujourd'hui divisée en deux camps. L'entente entre les Latins et les Slaves empêchera le triomphe du pangermanisme féodal et conquérant et préparera peut-être la future confédération européenne.

RAQUBNI.


LES

DÉSARMÉS

(6)

XII

Un an avait passé. On était en juillet. Quelques familles avaient gagné de petites plages de Picardie, le Touquet ou le Crotoy. Les Le Nud étaient en Bourgogne où ils avaient une ferme d'ailleurs hypothéquée pour plus que sa valeur. En faisant ses visites d'adieux, Madame Le Nud avait annoncé les fiançailles de Lucienneavec Boinet. Le mariage étaitfixé pour le mois d'Octobre. Madame Leflamangel qui avait acheté récemment une villa à Fontenay-sous-Bois invita ses amis:présents à Paris à y venir pendre la crémaillère. Ils étaient réduits à un très-petit nombre. On s'était donné rendez-vous à la gare de Vincenne~, où l'on s'aborda avec de grandes démonstrations de joie.

Comment allez-vous, chère Madame ? i

Je crois que nous allons avoir encore chaud aujourd'hui. Et comment va M. Vaucel ?

Mais toujours de même. Nous l'avons laissé ahtmé dans la lecture du Livre Bleu que M. de Palos lui a fait envoyer. Cela le passionne Mais j'ai peur qu'il ne se fatigue les yeux, les caractères anglais sont si fins

Il ne s'ennuie jamais ?

Oh jamais.

Mesdames, je crois qui serait temps de gagner notre wagon. Vous ne connaissez pas la propriété de madame Leflamangel q

Non


Ni nous. Il parait que c'est très-joli.

Roger avait dû partir la veille pour Cambrune, appelé par une lettre impérative de sa mère. Madame Poule-Legrand ne trouva pas Germaine en beauté.

Il restait une place dans le compartiment de seconde où l'on s'était installé, quand M. Poule-Legrand vit passer sur le quai Félix Garasse.

Eh Garasse, par ici, lui cria-t-il. Montez donc. Le jeune homme avait une boîte à la main.

Ah 1 c'est bien, lui dit M. Poule-Legrand, vous avez apporté votre appareil.

Oui?; madame Leflamangel me l'a bien recommandé. Mademoiselle, dit Garasse à Vincente quand il se fut assis, mes compliments pour votre brillant succès.

Ah oui, c'est vrai, il faut que nous vous félicitions. Nous avons vu cela dans les journaux.

Oh c'est devenu bien banal.

Vous prendrez de bonnes vacances après cela, madèmoiselle.

Vincente en a besoin, dit M. Cavenel. Elle s'est surmenée. Nous allons aller passer quelques jours chez mon ami M. WisseHuart à Dormelles. La forêt nous fera du bien. Comment M. Wisse-Huart est à Dormelles, maintenant ? s'écria madame Poule-Legrand.

Mais oui. Je ne vous l'ai pas dit ?. Il a été nommé jugé de paix.

Lui 1. Je le croyais si mal avec le gouvernement N'avait-il pas donné sa démission pour des motifs politiques ? Il y a eu réconciliation.

Mais c'est un signe des temps 1. La République se fait bonne chrétienne.

N'allons pas si vite. Il y a eu tout simplement un g..rde des sceaux qui avait des obligations à une vieille marquise. Comment cela ?.

Racontez-nous. C'est une histoire ?.

Oh 1 très courte. Ce pauvre M. Wisse-Huart était dans une situation bien pénible à la suite de la fermeture de l'établissement où il avait un petit emploi. Il s'est alors souvenu d'une cer- taine dame, la marquise de. Le nom me fuit en ce moment. Il avait eu occasion de la rencontrer lorsqu'il était substitut à Chinon et avait même organisé avec elle un concert de charité. 11 alla la voir rue Cassette. Le nom me revient. C'est la. marquise


de Brancursine. Et pourquoi n'essayeriez-vous pas de rentrer dans la magistrature? lui demanda-t-elle. C'est impossible. Qui sait ? Si j'allais voir le garde des sceaux. C'est de lui que ça dépend, n'est-ce pas? Il se trouve que je connais celui que nous avons actuellement. C'est bien Pinuin qu'il s'appelle ? Oui, madame. J'irai le voir et je lui parlerai de votre affaire. Huit jours après, M. Wisse-Huart était nommé juge de paix à Dorntelles.

C'est merveilleux, n'est-ce pas ? dit madame Vaucel qui connaissait l'histoire.

Il y a une clef, reprit M. Cavenel. Le père de M. Pinuin était le valet de ch~mbre du Comte de Tiranges, père de madame de Brancursine. C'est M. de Tiranges qui a fait faire ses études au jeune Pinuin. On le destinait à la prêtrise. Le jeune homme a mal tourné, mais le ministre n'a pu refuser cependant de payer les obligations que le séminariste avait à la famille de Til'anges. Quel gouvernement dit madame Vaucel avec une moue de mépris.

M. Poule-Legl'and était un homme bizarre dont les opinions étaient difficiles à cataloguer Je trouve pour ma part, dit-il, que M. Pinuin en replaçant un magistrat clérical a fait preuve d'un courage et d'une hauteur d'âme qu'on ne rencontrerait pas, je crois, chez beaucoup de descendants de gentilshommes. La raison en est simple d'ailleurs. M. Pinuin n'a derrière lui qu'une génération de domesticité et le fils des gentilshommes aurait peutêtre derrière lui un siècle ou deux de chambellanisme. Cette observation parut de fort mauvais goût et ne fut pas relevée.

Madame Vaucel pour marquer qu'elle cessait de suivre la conversation, adressa la parole à sa fille, assise en face d'elle Tu as mauvaise mine aujourd'hui, Gel'minette ? Tu n'es pas malade ?

Mais non, maman.

Ah c'est que M. Roger n'est pas là, dit madame PouleLegrand.

Ma fille a une excellente santé, reprit madame Vaucel. Elle n'est jamais malade mais quand arrive cette époque de l'année, elle est toujours un peu fatiguée. Elle aurait besoin d'un séjour à la campagne comme Vincente.

Il faudra venir à Dormelles, dit M. Cavenel.

-}Hélas! vous savez bien que c'est impossible. M. Vaucel ne peut pas s'absenter et ma pauvre Germaine est condamnée à ne TOME xxvn. 34


pas quitter Paris. Mon Dieu, il n'y a pas grand ma! Elle n'en aura que plus de plaisir à voyager avec son mari.

Chacun eut envie de demander Sera-ce pour bientôt ? Personne n'osa. Mais la mère de Germaine avait en prononçant ces paroles un air d'assurance triomphante qui semblait une réponse affirmative.

La confiance de madame Vaucel venait d'un entretien qu'elle avait eu la veille avec Roger, au moment de son départ pour Cambrune Je ne sais ce que ma mère veut me dire, lui avait-il déclaré, mais quant à moi, je suis bien résolu à profiter de mon voyage pour prendre une décision.

En débarquant à la gare de Fontenay, les invités de madame Leflamangel trouvèrent Amédée, un jeune collégien, neveu de celle-ci, qui les attendait pour les guider vers la villa. Il y eut des cris d'enthousiasme et des exclamations d'émerveillement quand on pénétra dans le vestibule.

Comme c'est joli Un véritable château. C'est immense Oui, c'est très-gentil, dit madame Leflamangel, en se dérobant aux compliments. Mais je ne vois pas M. Roger, s'écriat-elle.

Non, madame, dit madame Vaucel. Il m'a chargé de l'excuser il était désolé. Une lettre de sa mère l'a appelé à Cambrune. Oh quel dommage Mais si nous avions su cela plus tôt, nous aurions remis notre pendaison de crémaillère à dimanche prochain. Il faudra revenir. Aujourd'hui cela ne comptera pas, n'est-ce pas, ma petite Germaine?

Madame Leflamangel était sincère dans l'expression de ses regrets. Tout le monde s'intéressait au roman de Germaine et de Roger. L'idylle qu'ils promenaient partout était gracieuse à regarder et une réunion où manquait l'un des beaux amoureux perdait son charme.

Eh bien, à quand le mariage'! demanda madame Laflamangel. Je parie que ce voyage à Cambrune y est pour quelque chose.

Peut-être. Peut-être, fit madame Vaucel avec un sourire content.

Vous savez, pas avant le mois d'octobre, dit gentiment madame Laflamangel. Il faut que tout le monde soit là. Nous attendrons. nous attendrons.

Oh! mais, c'est le jardin qui est magnifique, ou plutôt le parc, reprit la maltresse de la maison, car il paraît que les anciens propriétaires appelaient ça le parc. Et nous avons des


serres superbes. C'est ce qui m'a le plus tentée. Il y a même une orangerie. Mais plus d'orangers, par exemple. On les a laissés mourir et ma foi, je ne les regrette pas. De vilains petits arbres rabougris avec un feuillage très bête.

Ne blasphémez pas, madame dit M. Cavenel, défenseur de cet arbuste classique qu'il vénérait à l'égàl de l'olivier, du myrthe et du laurier.

Madame Laflamangel regarda d'un air fin M. Cavenel comme si elle eût été prête à engager une discussion puis paraissant se raviser Allons voir les serres 1 dit-elle.

On admira les orchidées et les pélargoniums, les opuntias dorés et les mamillaires.

Toút à coup, madame Vaucel vit Germaine qui pâlissait. Germaine, qu'est-ce que tu as ? Tu te trouves mal ? `~ La jeune fille s'enfuit hors de la serre, prise de nausée. Sa mère s'élança derrière elle.

C'est l'odeur, dit Germaine. Ce n'est rien. C'est passé. Madame Laflamangel envoya chercher des sels à la maison mais déjà madame Vaucel était rassurée Ce n'est rien, disaitelle l'odeur de la serre lui a fait mal.

Après le déjeuner, M. Poule-Legrand et Garasse allèrent jouer au billard. Ils y convièrent en riant M. Cavenel que se récusa, déclarant ne savoir qu'un jeu les échecs. Encore n'en connaissait-il que la théorie. Il avait voulu l'apprendre en souvenir de Palamède. Les dames firent le tour du jardin, puis s'assirent à l'ombre d'un catalpa qui épanouissait ses grappes blanches lavées de jaune et de pourpre au bord d'un bassin aux rives sinueuses garnies de ciment. Un cygne solitaire y promenait sa mélancolie. Dans l'eau limpide que travcrsait un rayon de soleil, apparaissaient des silhouettes agiles de petits poissons.

Comme c'estjoli répéta madame Vaucel.

Un peu bourgeois, avouons-le, dit madame Leflamangel. Mes prédécesseurs n'avaient pas le goût très épuré, Tenez, ce kiosque, là-bas, est-il assez horrible 1. J'ai fait enlever une boule de cuivre étamé qui déshonorait la pelouse. Ne trouvez-vous pas, monsieur Cavenel, que le mauvais goût est un fait nouveau. L'antiquité ne fa pas connu, n'est-ce pas Ni le moyen àge non plus ?

M. Cavenel allait se livrer à une savante dissertation quand Garasse et M. Poule-Legrand débouchérent d'une allée tournante.


Comment déjà finie, votre partie, leur cria Madame Leflamangel.

Oui, dit M. Poule-Legrand. Félix est vraiment trop fort. Il m'a battu honteusement.

Vous avez votre kodack, Félix. Allez donc le chercher. Vous photographierez ces dames.

Garasse remonta vers la maison et reparut un instant après, rapportant son appareil. On photographia le groupe. Chacun cherchait à se donner une expression vive et naturelle, comme si l'objectif l'eut surpris au milieu d'une conversation animée. Garasse prit deux clichés.

Faites donc mademoiselle Germaine toute seule à présent, dit madame Leflamangel, et setournant vers madame Vaucel, elle ajouta Ce sera sans doute sa dernière photographie de jeune fille.

La pose fut difficile à prendre.

Si Roger demande pourquoi cet air triste et rêveur. insinua malicieusement madame Laflamangel.

Le buste un peu plus en avant, mademoiselle, recommanda Garasse.

Tiens, toi donc droite,Germaine, dit madame Vaucel. Comme tu te tiens mal aujourd'hui

Mais, maman, si je suis faite comme ça

Oh si l'on peut parler ainsi Elle est faite comme une statue, se récr ia madame Vaucel, pendant que Garasse touchait le déclie.

Après Germaine, ce fut le tour de Vincente d'être photographiée puis les plaisirs de l'objectif étant épuisés, Amédée enfonça en terre les arceaux d'un jeu de croquet. On entendait dans une propriété voisine le bruit des palets de fer qui frappaient le crapaud de bronze d'un jeu de tonneau. Des cris d'enfants arrivaient des lointains et la cloche de l'église sonna la sortie des vêpres.

Le soir, en revenant à Paris, madame Vaucel était inquiète. Pendant le diner, Germaine avait encore eu un malaise et avait dû quitter la table un instant.

Décidément, il faudra consulter, dit madame Vaucel à sa fille Tu n'es pas bien depuis quelque temps. Madame Leflarnangel m'a avoué qu'elle te trouvait mauvaise mine. Demain, je ferai venir le docteur Peuvion.


XIII °

Un peu d'anémie, dit le docteur Peuvion, quand madame Vaucel lui eut expliqué les altérations survenues dans la santé de sa fille.

Il tâta le pouls, ausculta, percuta.

L'examen se prolongeait. Germaine pâlissait et rougissait tour tour à tour, troublée par les yeux scrutateurs qui se fixaient sur les siens.

Ce n'est pas grave, Docteur ? demanda madame Vaucel, effrayée d'un changement dans la physionomie du médecin. Ce n'est pas inquiétant.

Le médecin et madame Vaucel échangèrent un regard de mutuelle interrogation.

Mais qu'est-ce que c'est, Docteur? Parlez.

Mon Dieu, madame. J'hésite à me prononcer encore. J'aurais besoin d'attendre pour être certain.

Enfin, qu'est-ce que vous croyez ? Ce ne sont pas les poumons?

Non, madame.

Le cœur, mon Dieu Son grand-père a eu une maladié de cœur.

Aucun organe n'est atteint. Vous pouvez vous tranquilliser sur ce point.

Vous avez des façons de parler si étranges, aujourd'hui. J'avais pensé à des accès de fièvre intermittente.

Le docteur Peuvion fit un signe négatif et tendit la main à Germaine.

Allons, au revoir, mademoiselle, dit-il. Ne vous tourmentez pas. Restez calme.

Il sortit de la chambre, laissant Germaine assise dans un fauteuil. Madame Vaucel le suivit dans la petite salle à manger qu'il fallait traverser pour gagner la porte du palier. Docteur, je vous en prie, parlez. Ne me cachez rien. Vous êtes inquiet. Germaine est bien malade ?

Non, madame.

Alors pourquoi avez-vous cette figure ? Pourquoi ne me dites-vous pas ce que vous croyez ?

Parce qu'il faut beaucoup de circonspection en pareil cas.


En pareil cas Quel est ce langage énigmatique ? Tout à l'heure vous me parliez d'anémie. Ce n'est pas cela? Pas précisément.

Et son mariage, docteur? Son fiancé?..

Le mariage n'est pas contre-indiqué, dit le médecin avec un léger sourire. Adieu, chère madame, excusez-moi auprès de M. Vaucel, si je ne retourné pas lui dire au revoir. J'ai des quantités de malades, aujourd'hui. Il va superbement, M. Vaucel Il a un air de santé admirable. C'est incroyable! Voilà trois ans, n'est-ce pas ? qu'il n'a pas pris l'air. L'air, voyezvous, le grand air Encore un préjugé dont on commence à revenir. Je ne suis pas du tout de l'école des fenêtres ouvertes. Deux ou trois minutes le matin, c'est assez, le temps de faire sortir les miasmes de la nuit. Si vous les laissez plus longtemps ce sont ceux du voisin qui entrent chez v ous. Adieu, madame Ne vous inquiétez pas Je reviendrai la semaine prochaine et recommandez bien le calme à mademoiselle Germaine.

En descendant, le docteur Peuvion croisa dans l'escalier, sur le palier de l'entresol, Roger Devillers qui montait. Bonjour¡ jeune homme, lui dit-il. Eh bien à quand le mariage ? Et brandissant son index levé par un geste de monition, il ajouta tout bas dépêchez-vous, dépêchez-vous 1. Roger changea de couleur.

Vous avez vu Germaine ? demanda-toit

Le docteur fit un signe de tête affirmatif.

Vous savez ?. Vous avez dit? `?

Non, répondit à voix basse, le médecin dont le s9upçon venait de se changer en certitude, je n'ai rien dit. Vous pouvez monter encore. J'avoue que je n'ai pas osé. Ma foi, c'est à vous à expliquer les choses. Je ne me souciais pas d'affronter le premier feu de la colère de madame Vaucel. Seulement vous savez, il faut que pour ma prochaine visite, ce soit dit. Ou bien, tant pis, je casse les vitres. Ah jeunesse jeunesse 1 imprudente jeunesse!

Roger reprit son ascension d'une allure ralentie. Il revenait de Cambrune, porteur d'une mauvaise nouvelle. Sa mère l'avait appelé pour lui parler d'un projet de rencontre avec une jeune fille de Lille qui lui semblait un bon parti. Roger avait décliné l'entrevue et madame Devillers n'avait pas insisté mais quand il avait ensuite voulu parler de Germaine, elle avait accueilli cette tentative encore plus mal que de coutume. Il avait continué cependant. La discussion s'était envenimée. Des paroles dures


avaient été échangées. Madame Devillers avait montré la porte à son fils qui avait repris le train, avançant ainsi son retour de vingt-quatre heures.

Tout le long du voyage, Roger était résolu à passer outre au mécontentement maternel mais déjà fatigué d'avoir roulé dans sa tête les mêmes idées pendant quatre heures, il se sentait moins ferme en arrivant à Paris. Des souvenirs d'enfance lui étaient revenus. Il se rappelait la mort d'une petite sœur. Sa mère l'avait embrassé en pleurant et lui avait dit Mon pauvre enfant, je n'ai plus que toi 1. )) IL avait le coeur déchiré par la pensée du chagrin qu'il lui causait.

Par quelles angoisses Roger et Germaine avaient passé depuis quatre mois Plus d'une fois, serrés dans les bras l'un de l'autre, sur un lit de chambre garnie, ils avaient songé au réchaud de charbon des dénouements de faits-divers. Au sortir des voluptés où ils se plongeaient comme en une morne ivresse, ils rêvaient dans l'hallucination de leurs cerveaux vides qu'ils glissaient doucement de leur langueur à la mort. Les jours s'étaient écoulés cependant et bientôt l'état de Germaine n'allait plus pouvoir se cacher

Sur le paillasson des Vaucel, devant le cordon de sonnette qu'il hésitait à tirer, Roger méditait cette formule de James Mill que le plaisir se paye trop cher dans notre société contemporaine Madame Vaucel poussa un cri joyeux en apercevant Roger Comment, c'était vous qui montiez ?. Germaine, c'est Roger. Germaine accourut de sa chambre.

Pourquoi si tôt ? Nous ne vous attendions que demain, dit madame Vaucel.

Je me suis fàché avec ma mère. Je suis reparti presque en arrivant.

Les deux femmes attendaient pleines d'anxiété la suite des nouvelles de Roger.

Il leur raconta la querelle avec sa mère, plus opposée que jamais à son mariage.

Germaine se laissa tomber en pleurant sur une chaise. -Et vous, monsieur, que comptez-vous faire demanda madame Vaucel. Eh monsieur, il y a les sommations, reprit-elle sans attendre la réponse du jeune homme. Vous comptez, je suppose, en user. Après tout, vous n'êtes plus un enfant qu'on mène en lisière. Je crois que ma fille et moi avons été assez respectueuses de la volonté de votre mère. Voilà quatorze mois que nous attendons patiemment et humblement qu'elle daigne accepter notre


alliance. En voilà assez Ma fille ne sera pas plus longwmps la fable de toutes ses amies. Je souhaite que vous soyez aussi bon mari que vous êtes bon fil=, continua-t-elle en prenant leton de l'ironie. Germaine serait bien heureuse Vous ne vous apercevez donc pas que nous commençons à devenir ridicules, vous et nous ? Madame Vaucel conduisit Roger devant l'estrade de M. Vaucel où elle continua ses objurgations.

Et ma fille est compromise, Monsieur Croyez-vous qu'elle trouverait facilement un autre fiancé après vos assiduités de plus d'une année dans les soirées oit nous avons été. Il n'y a pas à songer un instant à la possibilité que ce mariage ne se fasse pas. Cette malheureuse enfant est malade d'attente. J'ai consulté le docteur Peuvion tout à l'heure. Hier, chez madame Leflamangel où vous auriez bien venir, soit dit entre nous. Votre voyage aurait bien pu se retarder d'un jour. Ah 1 vous êtes un fils soumis et obéissant Qu'est-ce que je disais donc ? Ah oui. Eh bien, hier, chez madame Leflamangel, Germaine a été malade. Elle a été forcée de sortir de table pendant le dîner. Tout le monde a remarqué sa tristesse et sa mauvaise mine.

Madame Vaucel se tourna vers son mari

Mais parlez-donc, vous Dites quelque chose. Il semblerait que les affaires de votre fille ne vous regardent pas. Tenez, vous êtes aussi mou et aussi faible que lui

Puis revenant à Roger Non, monsieur. Cette situation ne peut pas se prolonger. Je veux qu'au bout des délais légaux, vous soyez mariés Il faut qu'en sortant d'ici vous m'entendez ? vous alliez chez un avoué et vous occupiez immédiatement de faire faire des sommations.

Mais je suis tout prêt. J'ir ai. Je parlerai à Duvaux. C'est un de mes amis qui est clerc. Je crois que cela concerne plutôt un notaire.

Eh 1 qu'avons-nous besoin d'amis Encore des retards Le premier avoué venu se charger de cela. Ou bien il nous renseignera.

On entendait dans la cuisine la femme de ménage qui venait d'arriver pour faire son heure.

Madame Vaucel l'appela Madame Sergent, allez donc emprunter le Bottin à la brasserie d'en bas. Vous direz qu'on le rapportera tout de suite.

La femme de ménage remonta un instant après, avec un volume qui sentait la fumée de tabac.

Madame Vaucel parcourut fiévreusement la liste des avoués


Tenez, dit-elle, en voilà un dans le quartier. Allons-y. Je vous accompagne.

Elle mit son chapeau, jeta un manteau sur ses épaules et s'élança dans la rue aux côtés de son futur gendre.

Ce fut elle qui parla à Me Limagne. L'avoué lui apprit que les sommations étaient de la compétence des notaires et conseilla d'en prendre un dans la ville habitée par la mère de Roger, parce que le notaire devait porter en personne les actes respectueux. Il faut écrire, dit madame Vaucel en sortant de l'étude. Il y a des notaires à Cambrune ?.

Quatre.

Choisissez-en un.

Il y a Me Dalmas mais c'est le notaire de la famille Un autre 9

Me Saint-Blin.

Ecrivez à Me Saint-Blin.

Roger remonta chez les Vaucel oit il rédigea une lettre dont il donna ensuite lecture et reçut l'approbation générale. Madame Sergent avait fini son heure et était partie. Madame Vaucel le regretta. Elle l'eut envoyée mettre la lettre à la poste. Une crainte la prenait. C'est que Roger ne lui en substituàt une moins pressante. Elle n'osait cependant pas lui dire de la lui laisser pour qu'elle la fit partir elle-même. Descendre encore une fois avec lui et l'accompagner de nouveau, eût été marquer une défiance blessante. Madame Vaucel s'arrêta à un expédient Vous mettrez votre lettre place Clichy, dit-elle, Germaine vous regardera de la fenêtre du salon. Cela nous portera bonheur. Roger avait déjà une arrière-pensée. Pendant qu'il écrivait à Me Saint-Blin, en termes énergiques, il lui était venu une idée. Il songeait avant d'employer les grands moyens, à faire encore une tentative auprès de sa mère. Il était de ces négociateurs incorrigibles pour qui n'arrive jamais l'heure de combattre.

Pourquoi, se disait-il, tout en feignant de partager les ardeurs belliqueuses de Madame Vaucel, pourquoi ne pas employer auprès de ma mère le suprême argument ? Il n'y a plus qu'à trouver l'ambassadeur à lui envoyer. Eh, mais M. Cavenel n'était-il pas l'homme désigné ? L'ancien chef d'institution était depuis longtemps connu de sa mère et pourrait avoir peut-être quelque influence sur elle. Comment n'avait-il pas déjà pensé à l'employer ? Si M. Cavenel ne réussissait pas, il serait temps de lancer Me SaintBlin. Le risque de perdre trois ou quatre jours serait compensé par la chance de gagner trois mois.


Quand il fut dans la rue, Roger leva la tête vers les fenêtres du quatrième et vit Germaine qui s'était mise à celle du salon. Derrière elle, plus haute que nature, il apercevait la silhouette de M. Vaucel.

Il fit un signe de la main et traversa la place. Arrivé devant la bolte aux lettres, il se retourna vers la rue Biot, ajusta son monocle, distingua la tète blonde de Germaine, leva la lettre en l'air pour la lui montrer, fit le simulacre de jeter quelque chose dans la boite, se retourna encore, montra ses deux mains vides à la jeune fille et les agita par un geste qui voulait dire Le sort en est jeté.

Il avait glissé la lettre dans la poche de son veston. En entrant chez M. Cavenel, Roger heurta du pied contre une malle.

Ali ce sont les préparatifs de départ, lui dit Madame Coutte. Monsieur et Mademoiselle s'en vont demain à la campagne, chez M. Wisse-Huart. Mademoiselle est sortie, mais Monsieur y est. Il donne encore une leçon pour son dernier jour. Madame Coutte fit entrer Roger dans la salle à manger dont elle essuyait les meubles. On entendait la voix de M. Cavenel qui expliquait à son élève que saô est une forme de l'ancien attique chez Thucydide, employée souvent aussi par les poètes tragiques comme un archaïsme qui donnait de la gravité au discours. Et votre fils, Madame Coutte? En êtes-vous toujours contente ? demanda Roger.

Ah 1 il travaille toujours bien, Monsieur. Seulement, voilà Il est un petit peu fier maintenant. Le dimanche, quand nous allons diner aux fortifications, ça l'ennuie Monsieur voudrait manger au restaurant. Nous ne pouvons pourtant pas nous permettre ça, n'est-ce pas, Monsieur ? Alors mon homme n'est pas content. C'est pas agréable non plus. Nous ne sommes que des ouvriers, mais nous sommes honnêtes et bons travailleurs. Coutte, un homme qui ne se dérange jamais, qui' ne boit pas. Quand on s'entend dire « Vous ne savez pas, vous autres. Est-ce que vous savez?. 1) Dame, il a quelquefois des disputes avec le père. On dirait vraiment qu'il rougit de ses père et mère. Je lui dis toujours « Regarde M. Cavenel. Il est encore plus savant que toi pour sûr. Il sait lire dans des livres où que tu ne saurais peQt-être pas lire, toi, eh bien il n'est pas fier. Il me parle poliment. Et vous, Monsieur Devillers, donc, qui écrivez dans le journal

Mais la leçon de M. Cavenel était finie. On l'entendait qui


ouvrait la porte de son cabinet et reconduisait son élève en lui disant Au revoir au revoir Bonnes vacances et au mois d'octobre

Madame Coutte annonça Roger.

Entrez, entrez, mon cher ami, dit M. Cavenel. Je n'espérais pas vous revoir avant mon retour de Dormelles. Vous ne deviez revenir de Cambrune que demain, il me semble. Eh bien, êtesvous le messager d'une bonne nouvelle ? Vous vous êtes diligenté comme le soldat de Marathon.

Roger lui dit à voix basse Envoyez madame Coutte faire une commission. On entend tout ce qui se dit dans votre cabinet. J'ai à vous parler de choses intimes.

Fermé à toute ruse, M. Caveuel chercliait en vain un prétexte pour éloigner madame Coutte.

C'est Roger qui eut l'idée de l'envoyer quérir un petit bleu. Mon bon Monsieur Cavenel, j'attends de vous un grand service, dit Roger quand la femme de ménage fut dans l'escalier. Vous êtes le meilleur et le plus vieux de mes amis. Comme on demandait à Pythagore ce que c'est qu'un ami, il répondit Un autre moi-même.

Eh bien, Monsieur Cavenel, il faut d'abord que vous remettiez votre départ pour Dormelles à après-demain. Demain, c'est à Cambrune qu'il faut que vous alliez. Il n'y a plus que vous.

A Cambrune ? Vous n'avez rien obtenu alors ?

Ma mère refuse toujours.

Et vous voulez que je réussisse, là où vous avez échoué avec votre éloquence de jeune homme amoureux.

Je vais vous donner un argument dont je n'ai pas osé me servir. Voici une lettre pour un notaire de Cambrune par laquelle je le charge de faire des actes respectueux à ma mère. Thalès disait que la chose la plus facile du monde était de donner aux autres un bon conseil. J'avoue que je ne sais que vous dire.

Avant d'envoyer la lettre, je voudrais tenter une dernière démar~;he de conciliation. Et c'est vous seul qui pouvez la faire. Vous aurez peut-être un peu d'influence sur ma mère. Je le voudrais, mon cher ami, je le voudrais, Que n'ai-je pour vous servir toutes les ressources de l'orateur. Mais vous le savez, je vous l'ai raconté. Je m'intimide facilement. On m'a refusé pour le grec à l'agrégation. Je suis sÙr que Madame votre Mère va m'interrompre aux premiers mots de mon exorde


et que je ne pourrai pas retrouver l'ordre de mon discours. Monsieur Cavenel, écoutez-moi ce que j'ai à vous dire est très grave. Mon mariage avec Germainene peutplus être retardé. Il y a urgence Comprenez-vous ?.

Il est certain que voilà un an qu'il en est question et qu'aux yeux du monde.

Vous ne me comprenez pas. Je vous dis que si Germaine n'est pas ma femme, elle n'a plus qu'à s'enfuir de chez ses parents et à aller se noyer. Et nous avons déjà pensé plus d'une fois à mourir ensemble.

Pourquoi donc? Non, vraiment, je ne comprends pas. Eh bien, Monsieur Cavenel, dans cinq mois d'ici, Germaine aura accouché. Vous pourrez l'annoncer à ma mère. M. Cavenel restait atterré. Mademoiselle Germaine Vaucel répéta-t-il, Mademoiselle Germaine Vaucel

Vous comprenez maintenant que le mariage ne peut pas se retarder. Vous avez de quoi plaider avec éloquence, n'est-ce pas?

M. Cavenel ne répondit que par des gémissements. Il se mit à tremblercomme un petit arbre agité par le vent en murmurant Mon pauvre ami Mon pauvre Vaucel Il en mourra Le vieil helléniste ne reprit possession de lui-même qu'en se rappelant une sentence de Protagoras Jeunes gens, dit-il, vous poursuivez le plaisir comme s'il était un bien!

Le lendemain soir, Roger attendait M. Cavenel à la gare du Nord, sur le quai d'arrivée des trains de Lille.

L'excellent homme avait la tête basse.

Eh bien? lui demanda Roger.

Eh bien, il faudra faire des sommations. C'est la hache de Ténès que Madame votre mèr e.

Vous lui avez tout dit?

Je lui ai tout dit. et mieux eut valu ne rien lui raconter. Cela l'a encore animée d'avantage contre votre mariage. Elle a dit que jamais elle ne vous permettrait d'épouser votre maltresse.

Oh! c'est odieux s'écria Roger. Germaine, ma pauvre Germaine Eh bien, puisque c'est ainsi, Monsieur Cavenel, vous allez voir.

Il entraîna le vieillard vers la boîte aux lettres de la gare et y jeta celle pour Me Saint-Blin.

(A suivre). LEFEBVRE SAINT-OGAN.


LE POÈTE ET LE MARBRE

Pour quelques pauvres malices, quelques fléchettes faiblement décochées du café d'en face contre sa belle et solennelle façade, le Sénat parlant par sa questure, refusa au marbre de Paul Verlaine les honneurs du Luxembourg. Voici le conseil municipal de Metz, patrie occasionnelle du poète, apporté là par les hasards de la vie de garnison, qui lui dénie une plaque commémorative. Pourquoi ? Les raisons des Messins ne sont pas les mêmes que celles des sénateurs; elles aboutissent au même résultat. Il y a des raisons, des raisons profondes qui empêchent que le poète obtienne ce marbre ou ce bronze qu'on marchande si peu aux hommes politiques. lesquelles ?

Le monde étant hypocrite aime la conciliation des antinomies. 11 voudrait que Silène suivit le cortège de Bacchus et gambadât avec les Ménades, sans y perdre un brin de son cant, de sa décence, de sa respectabilité. Pourtant il adore être renseigné sur le cortège de Bacchus, et à défaut d'interview de Bacchus, au moins par un reportage de Silène. Paul Verlaine a suivi le beau cortège qui, oublieux des temples, des églises, des casernes, des banques, des docks, de l'Armée du Salut et des Ligues corollaires, s'en va de bois sacrés en bois sacrés, touche aux villes par les faubourgs où les gaîtés des étudiants s'associent à des rires de femmes, et emplit toutes les guinguettes, toutes les tonnelles où le lierre et le chèvrefeuille s'unissent pour jeter des arabesques d'ombre sur le verre de vin doré. Tout de même, malgré que Bacchus ne soit plus traîné par des tigres et que Silène n'ait plus sur le front des couronnes de roses, mais bien un chapeau mou, c'est encore de la fête, de la gaieté, de la tendresse, de la passion grondante et exaspérée et maléfique qui anime les gens du cortège.

Le travail des chimistes a rendu terrible pour eux-mêmes le contenu de leurs coupes. Le temps n'étant plus ce ruissellement de bonheur et de soleil où passaient les dieux et tout ne poussant plus sur la terre pour la joie des rêveurs, les suivants du dieu Bacchus peuvent être des irréguliers, des bohêmes, qui ne sont membres de rien, professeurs de rien, rédacteurs nulle part. S'ils ont du génie, la société en est toute gênée. Elle ne sait pas trop si ces irréguliers lui ont donné une preuve de mépris en refusant ses grades et ses hochets, ou si elle s'est maintenue tidèle à ses devoirs en ne leur otfrant pas grades et hochets, et en ne recevant leur génie qu'à correction la société n'aime pas être gênée. Elle est simpliste, et quand on l'embarrasse en lui posant un


problème complexe, elle se venge. Elle méprise" passe, dédaigne. Paul Verlaine fut le Silène du grand cortège de Bacchus, Il ne pénétra point le drame de l'ivresse de l'amour, de la folie moderne. Il n'est pas la synthèse d'un Edgar Poe, il ne résuma pas comme Baudelaire, il n'analysa pas comme Zola il suivit, il chanta, il fit de la poésie personnelle. Il marcha avec le cortège. s'arrêtant sans cesse pour muser, se fiancer, se marier. Il écrivit entre temps, dans des haltes, en des clairières de soleil, sur des quais, le soir, auprès de la rivière calme, les plus jolis livrets d'amour personnel. Il s'arrêta pour dessiner, pour noter en de légères aquarelles d'autres personnages du cortège qui avaient mis des masques à la \Vatteau.

Il tenta même de faire comme les autres, de lâcher son flutiau pour se mettre au piano conventionnel, et au lieu de louer Rosalinde, de décrire dignement Philippe II et César Borgia. Certaines personnes impossibles et lyriques, lui en tiennent encore bon compte. Mais la nation l'emporta. Silène repartit en dansant avec le cortège il en dit les joies, les gaietés soudaines, les ironies, les petits remords, les douleurs après la nuit passée au poste, les l'éveils d'espérance devant la route de prairie ouverte il vit de larges après-midi de soleil et puis le crépuscule vint, et le soir où la verve tombe, où la fantaisie s'émousse.

Il eut de grands cris de passion,vers le passé et de jolis émois des peurs religieuses, des frissons devant l'inconnu qu'il traduisit à merveille, et puis aux approches de la mort, de la mort lente qui conquiert l'homme peu à peu, touchant d'un doigt froid tous les ressorts les uns après les autres, il écrivit comme en somnolant, ces quelques poèmes qui vexèrent les Sénats et les Conseils municipaux. Il n'aura pas la gloire administrative d'un classique. Il va rejoindre Villon, Watteau, Pierre Dupont, mais il ne sera jamais cité bien loin de Banville et de Baudelaire, car il fut un grand artiste, archaïque d'esprit, novateur dans le style, composite et charmant. Ce n'est pas une unité Verlaine: c'est une série de minutes diverses, exquises, utiles, géniales. Le soufile du monde en passant par lui a murmuré les plus douces chansons. Elles ne lui étaient qu'à demi-personnellc! comme à tous ceux. qui en font comme tout chez tous les artistes, et n'était-il pas aussi bien de se servir comme éléments d'un rayon de soleil ou de rais de lune, que des travaux des érudits et des curiosités bibliographiques ? Il est une victime, si c'est être une victime que de trouver le marbre difficile de la poésie personnelle stricte, vraie, et personnelle. Car les romantiques, qui passent pour avoir créé la poésie personnelle, ne la firent personnelle qu'à demi, avec toilette. Sans doute, ils sont sincères, mais ils dramatiscnt leur personnalité, Quand Vigny, dans ll~loïse, dépeint sa jeune lassitude. il transpose, il met ses mélancolies de capitaine découragé dans la bouche du pasteur du peuple et avec quelle éloquence! Mais quand Hugo fait parler Olympio, ou lui parle, c'est-àdire se parle, la transposition n'est pas moindre. Ulynpio, c'est beau


coup. C'est monter d'un beau gradin vers les temples de la sérénité, que s'appeler soi-même Olympio. Il faut, pour le faire admettre, beaucoup de génie, et le temps qui marche, qui nimbe il faut les oeuvres qui suivent, et avoir eu déjà confiance dans sa propre suite d'œuvres. Lamartine n'est pas non plus le simple Lamartine, mais tout le jeune homme romantique 'e'est pour lui que fut créé Ischia, Sorrente, et tout un décor où vint Corinne, où passa Byron et après eux toutes les grandes mélancolies cosmopolites c'est la route de Missolonghi aussi; tout cela sert la poésie personnelle de Lamartine s'appuie sur ChildeHarold, sur Socrate; quand elle est personnelle, elle ne parle guère que d'un seul sentiment vaste et creux, la lassitude, et alors elle y associe tous les lacs, tous les saules, tous les vallons, tous les soirs, toutes les clochettes lointaines de troupeaux. Ni chez l'un ni chez l'autre des grands romantiques, la poésie personnelle n'est précisément personnelle. Ils ont du vague à fâme, de l'indignation ils font de la critique, du pamphlet, de l'enthousiasme et tout de suite Hugo se niagilitie. Un article hostile fait de lui un Job irrité et imprécateur. Lamartine, plus doux, sorti de sa langueur, prend tout de suite sa grande harpe, et appelle Jehovah. Verlaine, en dehors de quelques poëmes de Sagesse, se raconte lui exactement et ce n'est plus la même chose. Pour avoir une idée exacte de Paul Verlaine, il ne suflit pas de lire, son Choix de Poésies.

Cette publication faite dans un excellent esprit et à son heure, nécessaire, est en train de masquer Verlaine aux générations qui viennent. Elle est faite avec un parti-pris. Elle emprunte ses éléments surtout aux premiers volumes de Verlaine; les Poèmes Saturniens y occupent une place démesurée. Ce volume sent la théorie parnassienne qui revendique Verlaine et très à tort. La séparation qui fut si nette dès Sagesse, dès Romances sans paroles est atténuée. Sans doute, pendant deux ou trois ans, Paul Verlaine songea à faire des vers émus très froidement, et çà passa tout de suite.

Le choix de poésies accentue, très partialement pour le Parnasse, cette période de sa vie.

Il n'était pas encore Verlaine. Au contraire, elle fait bon marché de livrets parus vers la Hn de là vie, publiés en pleine vigueur de talent, en pleine force, où Verlaine écrit vraiment de la poésie personnelle, avec détails, trop de détails peut-être, mais c'est là sa formule déHnitive, et les choix n'y feront rien changer, à moins de moditier allègrement la vérité. Des publications similaires faites à l'étranger n'ont pas partagé cette erreur. Mieux renseignés, tenant plus compte des appréciations de la critique plus récente, on a rendu là le droit « de visu à à tlmozzr, à Bonheur, à tout cequi gêne la conception heureusement simpliste, et parnassiennement excellente d'un Verlaine purement Banvillesque et Bau'ielairICn. On lui restitue sa poésie personnelle. Or, la poésie personnelle gêne la Société. Elle est très gênée devant la franchise. Elle la désire, sans l'autoriser, elle l'aime sans


l'approuver. Elle veut voir à nu l'âme du poète, si l'on peut dire, mais elle lui sait mauvais gré de se dévêtir devant elle. Ou tout au moins, il faut le recul.

Ah si le poète a le soin de trier ses sensations, de ne promener ses visiteurs que dans les allées d'une âme charmante et toute philosophique, rien de mieux. Si le poète vibre pour la patrie, pour l'église et fait de la défense de l'ordre sa chose person, nelle rien de mieux, on lui autorise aussi la description du coin de campagne où il se plait, du coucher de soleil qu'il aime, de la lune vers laquelle il ullule; on lui permet quelques allusions à ses amours et tant mieux si elles sont hypothétiques.

Il est bon qu'il choisisse parmi les charmes de celle qu'il loue, quelques parties nobles les yeux et les cheveux par exemple. On admet qu'il soit légèrement boutique, qu'il dise la joie du bon repas et du verre de vin tout cela peut entrer dans les anthologies. Mais passé cela, la Société se rembrunit, et les poètes même se montrent irrités. Au moins, peut-on, à leur gré, avoir la délicatesse de mettre ces choses là en prose, et il est admis qu'en vers on se mirera dans un miroir grandissant, tandis qu'en prose on sera libre de manier l'anacréontisme et même sous une forme un peu vulgaire, c'est la formule actuellement adoptée.

Or, le bon Verlaine n'était rienmoinsqu'un habile; ses matoiseries, il les oubliait devant son papier. Le moi de sa poésie c'est un moi à cent actes divers, à cent états d'âme divers, tous vrais, sauf quelquesuns un peu factices, où il entre tout de même du vrai moi. De la priapée aux Fiorelli il touche légèrement à une foule de notes diverses et l'ensemble donne un personnage poétique très picaresque, très ondoyant, de faiblesse fanfaronne, d'émotion voulue, cherchée, trouvée, devenue sincère, d'émotion vraie devant ce qui le touche le plus, la femme qu'il comprend peu, qu'il ne voit que par personnalités diverses, .et en lui toujours en lui, en reflet. Sa poésie personnelle est égoïste, elle n'est pas théâtrale. Il tire tout à lui comme Hugo, mais c'est pour arriver à voir tout, tandis que les grands romantiques tirent tout à eux pour s'y mirer.

De là, la nouveauté de Verlaine de là, sa difficulté à avoir toute sa place et son marbre.

Ceux qui se sont créés une idée de lui, d'après le Choix de poésies et la présentation parnassienne, hésitent et se troublent devant l'œuvre complète, et c'est pourtant qu'il faut aller le chercher, oui, c'est là, uniquement là qu'il est. Et, quand on le connaît tout entier et qu'on est dispensateur de bustes ou de statues, on hésite, car on est devant un homme avec ses vertus, son génie, ses défauts et ses vices; et en général on n'accorde la statue qu'à des gens assez dépouillés de particularités pour n'être plus en quelque sorte, que des emblèmes. Ou du moins, il y faut le temps, pour qu'on s'habitue.

Gustave KAHN.


LA GENÈSE D'UN CRIME

Fernande n'avait épousé M. Lambel que pour sa grosse fortune. Enfant, elle avait tellement souffert de la gêne de ses parents, que jeune fille, elle se plut à considérer la richesse comme l'élément essentiel du bonheur. Peu romanesque, elle se hâta d'habiter dans son propre ceeur pour n'y point laisser la place libre. Elle y dirigea ses sentiments en maitresse avisée. Au couvent, d'autres avaient rêvé d'un enlèvement en chaise de poste la nuit dans la solitude de la pensée, le galop des quatre chevaux qui les emportaient, avait retenti sur leur tête; elles avaientpassé à travers des forêts sombres et sous des poussières de soleil. Si elle eût songé davantage, elle eût moins réfléchi. Son imagination ne l'égara qu'à peine de la vie pratique ses galants chevaliers furent plus légers d'éperons et plus lourds d'or.

La fatalité sembla se jouer de sa plus haute ambition, car à peine fut-elle mariée que M. Lambel perdit les trois quarts de sa fortune chez un banquier. Pour tous revenus, il n'avait plus guère que ce qu'il gagnait comme entrepreneur de travaux publics. Elle se vit, dès lors, la dupe de ses plus chers désirs et puisque le destin lui parut hors de la portée de sa colère, elle exerça sa furie sur son mari elle l'accusa de trahison et se posa en victime. Que lui restait-il de ce mariage si avantageux ? Jusque-là, elle n'avait pas pris garde à la vulgarité de M. Lambel, elle l'avait toléré comme l'époux nécessaire qui bénéficie des prérogatives que lui accorde l'usage elle ne s'était pas dérobée à sa fonction mais dès qu'il s'avoua ruiné, il lui apparut laid et stupide, elle le trouva, de plus fort indélicat de profiter à si bon compte de la jeunesse et de la beauté d'une femme. La vie était intolérable et elle songeait sérieusement à s'évader n'importe comment de cet impasse, lorsque M. Lambel, certain soir, fit luire à ses yeux un espoir nouveau. Il venait de s'assurer contre les accidents.

Oui, dit-il, je suis exposé plus que tout autre au danger de mort, lorsque je visite des constructions sur les échafaudages blessé, je toucherais une somme assez rondelette, si je venais à périr, il te serait dû une prime de cinq eent mille francs.

Tome XXVII


Fernande, cette fois, prit gofIt à la conversation, elle s'intéressa aux clauses du traité avec la compagnie d'assurances; elle voulut en connaître tous les détails pour mieux en apprécier les avantages. Elle n'en dormit pal de la nuit. Elle ne bouda plus autant à la fortune qui l'avait trahie, puisqu'elle faisait mine de revenir la première. Elle n'osait trop toutefois en espérer les faveurs soumises à des conditions si peu gaies. Elle envisagea pourtant la possibilité d'être riche. Elle en calcula les chances. Elles n'étaient pas grandes. Lambel était bien portant et beaucoup d'entrepreneurs de travaux publics étaient morts de vieillesse dans leur lit. Cependant, dès ce jour, elle s'intéressa davantage aux occupations de son mari, aux exigences de son métier; elle se faisait raconter tbus les matins, quel genre de constructions il allait inspecter, et lorsqu'elle le savait haut perché sur une poutre, elle était dans la même fièvre, dans la même angoisse dont souffre parfois l'actionnaire à la hausse qui appréhende une mauvaise nouvelle. Tous les soirs en attendant l'heure du retour de son époux elle usait ses nerfs dan!> une agitation fébrile, espérant et craignant à la tois un dénoûment,fatal.

Peu à peu, son anxiété se calma, elle sourit même de s'être alarmée si vite, elle demeura impassible mais elle s'irrita de nouveau contre M. Lambel qui ne se pressait pas de lui laisser gagner sa prime. Il tomba malade une congestion pulmonaire le mit en agonie. Croyant bien qu'il n'en sortirait pas, elle affecta à son chevet un dévollment de tous les instants. Le docteur la félicita de l'efficacité de ses S'Oin! le moribond se relevait de sa prostration, et quand elle s'aperçut qu'il se rétablissait, elle s'accusa de complaisances intempestives.

Elle se promit bien, la fois prochaine, de l'abandonner davan- tage aux mains des médecins. La convalescence l'exaspéra. Il passait la journée entière près d'elle à l'abri de tout danger ses espérances avaient sombré. Il reprenait des forces; ses chan-ces s'anéantissaient. Elle regretta d'avoir eu tant de foi au destin. Que le feu prenne à la maison pensa-t-elle mais le sort ne l'avait jamais favorisée Elle l'exécra. Un proverbe lui revint en mémoire; elle le médita longuement « Aide-toi et le ciel t'aidera ».

Enfin, un matin, le docteur la relança dans une nouvelle série d'espoirs. Il avait ordonné un voyage aux Pyrénées. L'idée la charma. Elle en exigea l'exécution immédiate et les préparatifs ne furent pas longs.

Le trajet en chemin de fer, ne lui donnait-il pas droit déjà à


l'accident honnête? Mais comme elle y était de moitié, elle préféra n'y pas compter; ses chances se devaient multiplier là-bas, surtout en excursion au bord des gouffres où le moindre faux pas a des conséquences tragiques.

Ils partirent donc, et le train traversa la France sans une secousse comme une farandole qui se déroule dans les fleurs. La ville où ils s'installèrent égrenait ses villas le long d'une vallée rett'écie entre deux montagnes d'aspects auvage. A chacun des deux bouts s'ouvrait un horizon différent. D'un côté, le ciel en forme d'éventail semblait se balancer lentement dans l'espace, de l'autre, deux vastes glaciers blancs ¡¡'échelonnaient à distance comme les deux premières marches de l'infini.

Fernande se découvrit une véritable passion pour le cheval et elle exhorta son mari à y monter. Il en fut ravi, car il était bon cavalier, et bien que les bêtes fussent des plus fougueuses, il ne déplaçait jamais son centre de gravité.

Alors, elle en tint pour les excursions à pied. Elle y éprouvait le plaisir d'être plus près des périls qui serpentaient sournoisement dans le vide le long du sentier. Les guides eux-mêmes, làhaut, entre ciel et terre n'étaient guère rassurants Ils gagnaient péniblement leur vie et l'envie pouvait les déchalner comme des brutes affamées sur ceux qui les obligeaient à aller chercher si loin leur morceau de pain.

M. Lambel n'était pas homme à enchalner son esprit à de si tristes réflexions il se contentait de respirer le grand air à pleins poumons et les longues promenades faisaient sourdre en ses membres des énergies nouvelles.

Souvent elle se trouvait seule auprès de lui la montagne entr'ouverte à leurs pieds était avide de pâles humanités; elle eut conquis les cinq cent mille francs de prime après une poussée et un cri perdu. Le précipice était béant au fond elle y voyait luire son idée fixe et elle était obligée de s'éloigner pour ne pas succomber à la tentation. Elle s'effrayait elle-même de se voir si tôt résolue à un acte aussi abominable Mais n'efit-elle pas été fort maladroite en cédant à ce violent désir ? Quelle témérité' 1 mille circonstances d'ailleurs pouvaient conjurer la mort dans une telle chute Il lui répugnait, en outre, d'agir elle-même, jugeant plus criminelle la main qui exécute un meurtre, que la volonté, qui le décrète. Elle eût souhaité pouvoir s'adjoindre un complice, qui, devinant sa pensée, lui obéit aveuglément, et la laissant à l'abri de tout soupçon.

Un soir qu'ils rentraient d'excursion, tandis qu'elle s'attardait


sous le poids de ses idées noires, elle aperçut sur un rocher, au-dessus de sa tête, une sorte de bandit dont la silhouette brune semblait peinte surleciel roux par le pinceau romantique de quelque ténébretix Holbein. Elle frémit. L'homme s'en aperçut et la rassura en s'inclinant respectueusement vers elle. C'était un chasseur d'isards espagnol. Un kilomètre plus loin il la rejoignit sur la route. Il la salua de nouveau. Pour se donner de l'assurance, elle l'inter rogea sur les difficultés de son métier; il se révéla intelligent et audacieux. Elle se montra soucieuse du temps, il la renseigna de son mieux. Ils cheminèrent ensemble. A chaque tournant elle lui demandait le nom du pic qui se dressait à l'horizon. Il se faisait un plaisir de les lui apprendre.

Et celui-ci dans le fond dit-elle, soudain.

C'est l' « Aiguille maudite le plus dangereux des sommets. Il est des touristes qui n'en sont jamais reveuus.

Ah fit-elle songeuse. puis enjouée. Si un mari voulait se débarrasser ee sa femme, ou une femme de. son. mari. Ma foi, elle n'aurait qu'à l'envoyer là-bas avec un billet de mille francs dans la poche les chasseurs ont du flair. Nous plaisantons cruellement, reprit-elle, en hâte. Mon Dieu, Madame, quelquefois les hommes sont si méchants

Il s'enhardit à la regarder, ;il ajouta Dans le cas où vous connaitriez quelqu'une de vos amies qui voudrait se payer la fantaisie d'être veuve, tout à votre service On ne m'écrit pas, un contrebandier n'a pas de domicile, mais je sais me mettre sur le passage des gens qui me sont sympathiques. Encore une fois vous me reverrez, réfléchissez je pourrais peut-être vous être utile. bonsoir

Et il disparut comme par enchantement derrière une roche. Mme Lambel bien que peu impressionnable fut émue d'une rencontre aussi étrange Elle s'imaginait presque, avoir parlé à un de ces personnages de contes fantastiques qui sous l'apparence d'un mortel cachent parfois l'âme du diable. Elle se souvenait avoir lu qu'il rôdait autour des esprits hantés d'idées criminelles, et qu'il surgissait ainsi à l'heure juste pour secouer les volontés indécises et faire choir les hésitations aussi facilement que des teuiUes mortes. La vue de cet houuue l'obsédait. La hardiesse de ses paroles lui raidissait le coeur elle le sentait sous sa poitrine comme s'il se fut acéré il tailladait sa chair à chaque pulsation. Elle eut des cauchemars pendant toute la nuit. Elle s'éveilla de bonne heure, les yeux brûlants de fièvre comme des charbons


ardents. La pensée coupable était en elle, tel un poison lent qui la dévorait; elle se savait la proie contaminée du mal et pour échapper à son contact putride, elle eût commis au grand jour le crime qu'elle préparait depuis si longtemps et avec tant de discrétion il est des voyageurs qui, par crainte du vertige, s'élancent affolés dans l'abîme qu'ils voulaient précisément éviter. Quand elle s'approcha de la fenêtre, elle eut un geste d'effroi. L'espagnol était en bas qui l'attendait il lui plongea son regard dans le fond de la tête pour y saisir sa volonté flottante, il cherchait à l'accrocher, à la mettre à l'ancre. La jeune femme ne recula pas elle lui abandonna sans regret la direction de sa vie mentale, elle en éprouvait un lent soulagement au bout d'un instant, elle eut l'impression qu'il se faisait un grand vide en son être, elle fut allégée de tous ses projets criminels une autorité étrangère s'érigeait en son cerveau et y assumait désormais la responsabilité de la pensée. Elle était fascinée et ses nerfs se détendaient dans un calme bienheureux.

Il l'invita, d'un signe, à descendre. Elle lui obéit. Il marcha, elle le suivit. Et lorsqu'ils furent arrivés dans un endroit discret, il se retourna brusquement vers elle.

Parlons peu et parlons bien, dit-il, j'ai surpris votre conscience je sais qu'il est question de renvoyer à Dieu un mauvais chrétien qui torture en ce bas monde une de ses plus belles créatures. Mon silence est aussi absolu que mon courage, ne craignez rien Je vous ai déjà fait entrevoir combien j'aurais plaisir à vous être agréable Vous connaissez mes prix êtes-vous décidée ? Mais objecta-t-elle quel serait votre plan ? Etes-vous sûr, Il l'interrompit.

Questions oiseuses il n'y a pas de temps à perdre, je me charge de tout. Ayez confiance en moi Quand j'organise une battue, la bête ne m'échappe jamais si vous êtes résolue, imposez l'ascension de l' « aiguille-maudite », pour après-demain. Je vous enverrai les guides requis en pareil cas. N'oubliez pas surtout de glisser un beau billet bleu dans la poche du citoyen, ce sera son passe-port pour l'éternité.

Je ferai pour le mieux se contenta-t-elle de répondre d'une voix faible.

Entendu et bien du bonheur

A peine avait-il prononcé ces mots qu'il s'était éclipsé derrière un taillis.

Elle s'en retourna chez elle pour accomplir le décret de sa volonté comme une sonnambule sans conscience.


Dès qu'elle fut rentrée, elle demanda à son mari s'il ne désirait pas faireencoreune excursion,avantleur départdéfinitifpourParis. Le seul pic que nous n'ayons pas escaladé c'est celui de l' a Aiguille-maudite ». Il est dangereux, ajouta-t-il. Si j'y grimpais, je n'en serais que plus fière

Tu voudrais ?.

Pourquoi pas.

Ma foi, si tu y tiens

Volontiers. d'autant plus que nous ne retournerons peut. être plus aux Pyrénées.

Soit

C'est parfait, conclut-elle en s'éloignant, je vais'dès ce matin me mettre en quête des meilleurs guides du pays.

L'ascension fut décidée pour le surlendemain, Fernande en avait réglé tous les apprêts. Par malheur, au moment de partir, elle se trouva subitement souffrante.

Il renonçait déjà à s'en aller seul, mais elle eut de si bonnes raisons pour l'y engager que rassuré sur la légère indisposition de sa femme, M. Lambel n'hésita plus à profiter d'une journée qui s'annonçait si belle.

Il suivit les deux guides qui'vinrent le chercher.

L'excursion devait durer quarante-cinq heures environ et Fernande savait qu'elles ne seraient pas pour elle de tout repos, cependant elle constata que son pouls assagi ne battait plus qu'à la mesure d'un cœur moins sensible.

Un autre avait bien voulu se charger du pr emier rôle de l'action dramatique, il ne lui restait plus qu'à bien employer ses talents de comédienne.

Elle s'appliqua donc à se composer des attitudes, elle chercha a des phrases, des mots pour savoirlesdire avec des intonations justes, en temps utile. Elle pensait à la robe noire qu'elle porterait en attendant ses toilettes de deuil qu'elle ne commanderait certainement qu'à Paris. Elle était pleine de foi en la parole de l'espagnol; elle ne doutait pas du résultat qu'il lui avait fait espérer, par conséquent, elle s'essayait aux crises de désespoir en prévision de la scène qu'elle aurait à jouer.

Mais du temps qu'elle le considérait déjà comme mort, M. Lambel n'avait jamais été si vivant Il eut le pied leste et l'œil gai et le ciel qui devenait de plus en plus lumineux posait des clartés sur son front.

L'activité de son corps avait éveillé dans sa tête des images paresseuses.


Le silence des grands bois et l'infini de l'espace en l'isolant au milieu d'eux lui avaient donné le privilège de mieux y entendre bruire son cœur; sa personnalité s'extériorisait, il se faisait une âme de toute l'immensité qui l'entourait, il en était l'unique pulsation.

Mais tandis qu'il s'avançait vers les sommets illuminés à la poursuite de sa pensée enfuie, ses guides l'escortaient, taciturnes et consternés de le trouver si ingambe. Il semblait les mener au supplice. Il franchissait, en se jouant, les passages les plus difficiles, et le destin qui lui souriait paraissait vouloir bien indiquer qu'il n'entrait pas dans le complot qui était ourdi contre lui.

Les hommes pourtant avaient compté sur l'intervention du' hasard, et ils lui eussent abandonné volontiers le grand emploi de bourreau au lieu d'être les complices d'un crime, ils seraient ainsi devenus les simples témoins d'une catastrophe, Ils se communiquaient leurs impressions à voix basse. L'un d'eux fit remarquer fort judicieusement qu'un accident pouvait, au contraire, ne pas tourner à leur profit, car s'ils perdaient par exemple le voyageur dans une crevasse, ils seraient frustrés de son portefeuille.

Ils décidèrent donc de changer de tactique et d'amener la proie au point où le chasseur l'attendait. L'exécution, d'ailleurs, ne devait avoir lieu que la nuit, ils avaient donc une journée devant eux, à quoi bon. se préoccuper à l'avance! Ils essayaient aussi d'alléger leurs scrupules. En somme, ils n'étaient que les agents éloignés d'un acte qui se passerait derrière leur dos.

Plus ils réfléchissaient et plus leur conscience planait moins ténébreuse au-dessus d'eux, bientôt elle fut aussi nette, aussi candide que le ciel qui s'était évadé des blancheurs de l'aube. Alors ils se donnèrent même le luxe de s'apitoyer sur la victime qu'ils tenaient en laisse. Ils devinrent complaisants, aimables, attentionnés. Ils montrèrent quelque déférence pour les admirations de ce pauvre touriste, et il se grandit à leurs yeux de la supériorité qu'on se plaît toujours à reconnaUre à quiconque nous quitte pour un lointain voyage, au fait il n'était presque plus avec eux dès l'aurore déjà au sortir de son lit, n'avait-il pas pris l'élan vers l'autre monde ? Ils allaient après lui comme les deux geôliers d'un condamné à mort, prêts à favoriser see moindres caprices. Mais il s'isola tout le temps dans des rêves sublimes. Pour la première fois de Ra vie, il avait Menti du large


dans sa pensée. Il s'attarda à plusieurs reprises à passèr en revue des rangées de pics, qui immobiles et poudrés de blanc aux abords du ciel, paraissaient en avoir revêtu la livrée, et dans l'envolée de son regard, il ne pouvait apercevoir sous ses pas, l'ombre du mal qui avait surgi des entrailles de la montagne, et qui rampait vers lui dans l'excavation des roches brunes. Il fit son dernier repas pendant que le soleil se couchait il le vit disparaître à l'horizon, tandis que la traîne de son manteau de pourpre roulait encore des paillettes d'or. Il eut la vision d'une cérémonie sacrée qu'on célébrait là-bas en son honneur, dans la magnificence d'une pompe royale, et les parfums les plus subtils exhalés par les fleurs des versants et les couleurs les plus diverses saillies des mille rayons en éclats, se fondirent en une seule harmonie qui montait lentement vers l'espace comme l'hommage de la nature à son astre-roi. La terre eût croulé sous lui que M. Lambel ne s'en fut pas inquiété, il se croyait du cortège splendide dont le sillage lumineux luisait encore au crépuscule..

Trois aigles sombres passèrent dans l'air comme les avantcoureurs de la nuit. En effet, elle tombait de partout en lambeaux ils se rajustaient à mesure d'eux-mêmes dans une trame qui se soulevait peu à peu pour aller s'accrocher aux premières étoiles

Les guides ne bougeaient pas ni l'un ni l'autre n'osait donner le signal de ce départ qui était la poussée suprême vers l'abîme qui attendait leur compagnon leurs yeux se fuyaient de peur de se transmettre inconsciemment l'ordre redouté.

C'est alors que sur l'arête des rochers, au-dessus de leur tête, ils aperçurent l'Espagnol un grand manteau flottait autour de lui comme les deux ailes géantes d'un oiseau de proie prêt à fondre dans les ténèbres les aspérités de la crête qu'il suivait lui faisaient dessiner en plus noir sur le ciel morne, la démar che boiteuse et la hideuse silhouette d'un justicier sinistre de l'enfer. Les hommes restaient inertes dans la stup~ur de cette eflroyable vision. M. Lambel se redressa le premier.

Allons, en route, commanda-t-il, il se fait tard et il s'élança légèrement sur le chemin qui conduisait au « pas du diable » les guides, par un habile calcul, évitèrent ce lieu où le crime devait s'accomplir et s'enfuirent à toutes jambes en faisant un long contour.

L'assassin fixa foeil sur sa proie, puis il bondit vers elle de roche en roche et sa course était si rapide qu'il semblait s'être


précipité du haut de la montagne par une impulsion de force surhumaine il s'abattait droit comme un rapace implacable, et l'ombre et le silence n'en étaient que plus profonds 1 Soudain il se rua de tout son corps sur le paisible voyageur ainsi qu'un projectile formidable lancé par-dessus les monts. M. Lambel roula par terre étourdi. L'espagnol ne lui donna pas le temps d'ouvrir les yeux, il lui cava furieusement la tempe avec l'angle d'une pierre qu'il tenait griffée en sa main.

Quand on vint apprendre à Fernande le terrible dénouement qu'elle attendait avec tranquillité, elle ouvrit toutes les fenêtres de l'appartement avec des gestes d'égarée pour donner au public le spectacle de son violent désespoir.

La foule se massait dans la rue et -l'on commentait sourdement l'attitude des guides. On ne s'expliquait pas qu'ils eussent abandonné le touriste. Ils prétendaient que M. Lambel leur avait donné l'ordre de le précéder vers l'hôtellerie où ils devaient coucher, pour y faire préparer de quoi manger.

Des groupes protestaient devant de si mauvaises raisons. Les moins malveillants étaient incrédules. Toute la colonie étrangère paraissait consternée Mais les gens du pays comprirent que si fon suspectait ainsi la bonne foi des montagnards, leur station pyrénéenne serait ruinée. Il plut au maire de l'endroit ainsi qu'au médecin légiste d'accepter les allégations qu'on leur fournit pour si invraisemblables qu'elles leur parurent. On se hâta de conclure à un malencontreux accident la veuve désolée demandait le cadavre à cors et à cris, on le lui abandonna pour qu'elle l'emportât et qu'elle allât l'enfouir très loin dans une terre ignorée.

Toute la contrée devint ainsi la complice muette d'un crime éclos sous le front ingénu d'une femme.

Le mystère qui planait sur cette catastrophe protégeait tant d'intérêt qu'on ne crût pas devoir le soulever. par humanité. Daniel BAQUÉ.


COSTU M E

MODERNE

Tout mouvement intellectuel ou politique, toute innovation faisant phase dans une époque trouve dans la femme une reproduction finement déformée ou exagérée qui imprime à l'époque son caractère, son cachet.

Si, avant le livre, on cherche dans l'architecture, gardienne fidèle de la trace desidées etdes sentiments d'unerace, denos temps, les usages, le ton, la mode révèlent de même l'idéal des générations.

Ces reliefs délicats, tout imprégnés de la femme, nous montrent les sociétés sous un vrai jour et bien des pages d'histoire se comprennent mieux aux enluminures de cette sorte qu'aux textes souvent exagérés ou partiels.

Chaque effort victor:eux de l'homme a inspiré le goût de la femme frappée surtout par le côté.plastique de chaque événement auquel elle veut s'adapter avec harmonie.

Chaque idée nouvelle qui a fait loi a changé bien des choses aux décors d'un sàlon, aux robes, aux coiffures et même parfois aux choses du coeur.

Dès le commencement du siècle, l'enthousiasme de l'idée nouvelle donne la fureur du costume sans précédent. Nulle transition, un changement complet, une création inattendue d'allure, d'habit de coiffure, de geste. On créé une prononciation nouvelle. La canne est appelée « une trouvaille et la cravate « un bouleversement. » Il est de fort bon goût de se donner un air et d'en changer souvent.

Ces « Incroyables » ont cependant pris aux temps passés une chose que les Français se lèguent par tradition l'élégance. Ils ont encore la grâce insolente et révérencieuse de jadis.

Toute révérence est pr écédée d'une pirouette et suivie d'un compliment toujours nouveau. On se cambre, on tend le jarret,

LE


on sautille, on tourne, on finit par s'asseoir à peine ou par se renverser dans un canapé. Le binocle délicieusement impertinent semble aider l'oreille à vérifier la parole. On attend celle qui fera bondir et qu'on discutera avec mille gestes impétueusement gracieux.

Les lieux publics sont très fréquentés. La promenade est un rendez-vous mondain où l'on s'aborde et où l'on se quitte vingt fois dans une heure. On s'aborde sans se connaitl'e; on commente les événements du jour, on critique, on fredonne, on conspire, et c'est, de la tabatière à l'éventail, des propos où l'on risque sa tête. Malgré son action sanglante, la France garde sa gatté. L'Incroyable raille la République, mais s'intéresse au drame républicain. Il y cherche un rôle à sa tournure, touche en minaudant aux situations grandioses et au même lugubre dénouement. La grande c rise ne laisse à la France ni fièvre, ni anxiété, mais un désir ardent de réaliser un rêve.

La divergence des idées se paie de la vie mais qu'importe puisque l'on combat pourun principe, trop heureux si votre mort lui permet de recruter et de s'étendre. Voilà l'àme du petit pantin, (( Incroyable qui, sur nos cheminées, nous envoie son impertinent baiser de sa petite ~ain de biscuit.

Mais la vente des biens nationaux créé bientôt une perturbation dans le goût en déplaçant la fortune et donnant une nouvelle répartition de la propriété.

1 On voit monter des classes inférieures une foule d'enrichis dont l'éducation n'a pu suivre ce niveau de fortune. Le costume de l'Incroyable, l'allure du muscadin qui, chez les élégants, étaient coquettement exagérés, devient grotesque chez eux. Le goût flotte et finit par sombrer dans le ridicule.

Le ton est alors imposé par tel cordonnier devenu fournisseur des armées ou par telle déesse que la fantaisie d'un. directeur ou d'un financier va choisir au Palais-Royal.

L'impudeur remplace l'élégance et ces « Merveilleuses », qui veulent à tout prix séduire, trouvent enfin le meilleur moyen dans la presque nudité.

Sous le costume léger, le diamant brille aux orteils, la robe vaporeuse et transparente s'agrémente du pli corinthien en laissant deviner tout aux esprits les moins ouverts.

Barras célèbre à l'Eglise St-Eustache les fêtes de la jeunesse, de l'Amour conjugal, etc. L'Eglise, ornée comme un bal public, reçoit de longues théories de jeunes Athéniens dont les noms furent consacrés par la folie. Anachàrsis Lambert et Timothée Guéron


se rendaient à ces fêtes uniquement vêtus de l'antique robe « prétexte et la tête couronnée de roses.

La proximité des halles fournit à ces cérémonies un concert de huées qui les rendit célèbres et les fixa dans l'histoire. Du côté féminin l'exagération ne fut pas moindre. Les robes au « demi-terme et les ventres postiches, por tés même par des fillettes, mirent le comble au scandale et ce fut une réaction immédiate.

L'exagération n'épargne personne. Ce besoin de dépasser les bornes qui est la caractéristique de cette époque, tant pour les affaires publiques que pour les affaires privées, se manifeste différemment, mais toujours à l'extrême dans les milieux les plus divers.

Les restes les plus isolés de l'ancien régime, dont l'espoir n'est pas éteint et qui vivent dans un farouche isolement, ont des mœurs tout aussi répugnantes.

C'est)e bal des victimes où tout enfant de guillotiné vient le cou nu et cravaté d'un fil rouge. C'est M. de X. qui porte à ces mêmes bals l'épiderme de son frère comme. gilet et, comme culotte la peau des jambes du bleu qui l'a fusillé. Mais toutes ces horreurs ne pouvaient séduire l'esprit français et servir de tradition à l'élégance.

L'histoire nous montre que chaque fin de révolution a une tendance au ridicule. La plaisanterie outrée s'est toujours mêlée à l'agonie d'un gouvernement transitoire. Jadis Monk déclare au Parlement qu'il faut céder la place à un gouvernement qui ne soit pas « une plaisanterie ». Le Consulat d'après Bonaparte « sauve aussi l'État de la dangereuse plaisanterie ». Nous dirons peu de chose de la période consulaire. Elle n'a été qu'un préambule et a laissé peu de traces dans l'histoire du goût. A ce moment l'esprit est en retrait d'exagération. On revient au décent, aux couleurs foncées et « vertueuses pour employer le mot de Madame de Staël.

On abandonne la poudre à outrance. On supprime les oreilles de chien, on diminue les collets et les revers et, enfin, chose nouvelle, apparaît le pantalon.

D'où sort cette mode ? Les uns voient l'ancienne chausse du mendiant Allemand d'autres, comme Ménage, la font venir origi nairement des Vénitiens. Quelle qu'en soit l'origine, le pantalon s'impose définitivement.

Quelques modes anglaises font aussi une pointe à Paris. Les corsages rapetissés, les robes étriquées et les capotes à menton-


nières viennent s'harmoniser odieusement à la perruque dite « paresseuse)).

Mais le pr intemps suivant voit la déroute complète des perruques et des allures d'outre-Manche.

Avec l'Empire, le goùt prend un caractère plus net. La Cour est surtout luxueuse. L'empereur est généreux avec ses serviteurs, mais très exigeant pour la tenue.

Il reproche durement à telle dame d'honneur son manque d'élégance ou déclare a telle autre que c'est la cinquième fois qu'il lui voit la même robe. Il aime le grand train et l'apparat. Le decorum lui parait toujours insuffisant. Doutant du goî~t des gens dont il s'entoure, il le sauvegarde par l'uniforme et l'étiquette. Le moindre emploi à la Cour a son costume et son rite. Les Cincinnatus de la veille deviennent les sénateurs chamarrés d'or. Il querelle l'Impératrice sur ses dépenses, mais la quel'elle aussi sur sa simplicité. M. de Bourrienne reçoit et paie des notes de douze cent mille francs que Napoléon réduit à six cent mille.

On compte trente-huit chapeaux dans un mois, avec des hérons de dix huit-cents francs et des esprits de mille francs. M. Leroy, couturier de l'Impératrice et de sa suite, n'ose pas présenter ses notes, et M. Poupard, le marchand de panaches, fait une fortune considérable.

A cette époque unique il fallait un décor unique. Le style empire parait, meubles aux formes orgueilleuses rehaussés d'or et de cuivre.

Les bibelots sont peu nombreux, mais choisis, pas d'inutilités ni de mignadises. En revanche, le moindre objet a le cachet « empire », auquel rien ne ressemble.

Ce tourment impérial de cr éer et de niveler se retrouve partout; aucun contact avec ce qui précède. Sur une ruine épurée on croit dresser un édifice éternel.

C'est un renouveau tel que l'an mil. L'un inspira le style gothique, l'autre inspire le style empire, mais l'un a été l'éveil printanier d'un sentiment, l'autre est l'éveil furieux d'une idée de l'un naU un monde; de l'autre nait un parti.

La France qui cherche son unité la trouve sous la main de Bonaparte. Tout se concentre et s'unifie, tout devient « empire et se condense.

Au cris de victoires se forment des lois nouvelles des monuments merveilleux transforment Paris pour la plus grande gloire de l'empereur. Une aristocratie se lève et Lefèvre se considère comme un ancêtre, mot qui résume bien l'esprit du temps.


Une énergie énorme veut créer, dirigé vers un but par une volonté unique si le pouvoir de créer donne vraiment le droit de détruire, nul mieux que Napoléon ne fut iubu de cet axiome à chaque coup de canon s'éveille une idée créatrice. Un lendemain de combat voit un matin d'organisation. Le décret qui annule est aussi le décret qui constitue.

Metternich qui compare Bonaparte à un escamoteur eût dû voir plutôt en lui un transformateur. Sa volonté a fait une Europe nouvelle, une société nouvelle, une race nouvelle

Quand ce grand ouvrier qui savait

Comme on fonde

Eut à coups de cognées à peu près fait le monde

Selon l'usage qu'il rêvait

Mais l'empereur se remarie. Avec la nouvelle impératrice, des goûts étrangers se glissent aux Tuileries. Avec la nouvelle cour, si le ton et les usages sont maintenus par l'étiquette, des nuances nouvelles viennent heurter les anciennes. Le goût, malheureusement, s'affine et devient mièvre. Bientôt la Cour elle-même est modifiée par les mariage¡;. Il y a dès lors moins d'unité, on se lasse des panaches, du cliquant, on en sourit.

Cette perturbation s'étend bientôt aux idées, aux opinions et ira plus loin encore. A chaque retour, l'Empereur trouve Paris différent. L'unité se désagrège dans des proportions énormes. La France s'épuise et se méconnaît. Le malheur, dit Fouché, c'est que le temps marche,

En effet le temps marche et vieillit tout sur son passage ce qui fit l'éclat de la France finit par la lasser.

Des générations viennent, tourmentées par un mal nouveau. Elles ne savent vers quel but diriger leur activité et restent, pleines de courage et de vigueur, inutiles et ternes. Elles sont dans cet état, « où les nerfs éveillés raillent l'esprit qui dort. »

C'est là qu'il faut chercher les premiers germes de l'individualisme qui ronge la société actuelle.

Cette langueur générale se manifeste nécessairement dans le goût. Elle se traduit par une tendance aux couleurs sombres et aux formes disgracieuses.

La femme s'engonce dans les douillettes et les palatines et se reprend d'amour pour les Titus bouclés et les cache-folies. Très peu conservent encore les cheveux courts. Chez les hommes, c'est le chapeau bateau, avec le spencer ou le carrick « couleur crottin ».


Le spencer est l'habit français sans basques; le carrick est une démesurément longue redingote avec une cascade de plusieurs collets. Cette mode devint bientôt et demeura l'apanage des cochers. On porte aussi la cravate à oreilles de lièvre, l'habit sac et la culotte Casimir.

Il faut cependant note du côté féminin, une réaction qui avorte, mais qui n'est pas moins louable. C'est une tentative de r etour au passé. Les robes à la Sévigné, les corsages à la La Vallière furent admirés, mais ne furent pas copiés. Le Sacre de Charles X, en 1825, donne bien une impulsion au goût, mais ne le réveille qu'un instant. C'est, pendant cette cour te période, la culotte courte ou le pantalon collant, fermé au bas des jambes par trois boutons et un ruban. L'épée reparaît ainsi que la poudre, le gilet piqué blanc brodé d'or et le toujours coquet habit à la française. Mais peu à peu la mode redescend de nouveau et ne se se relève qu'en 1830.

Un détail curieux mérite cependant une mention dans ces notes.

Le pantalon féminin, adopté en 1822 par quelques élégantes de la Chaussée d'Antin, se transforma passagèrement en pantalon turc. Ces longs caleçons de mousseline firent fureur plusieurs mois, mais les courtisanes, ayant adopté cette mode, elle fut définitivement discréditée. De nos jours, il en irait autrement.

La révolution d'idées en 1830 eut une influence énorme sur le goï~t. Elle réveille des choses mortes depuis des siècles. Le romantisme et ses évocations ont galvanisé la France. A sa voix une âme s'éveille altérée et frémissante.

Cet appel aux imaginations et aux sensibilités n'a pas laissé la femme indifférente, mais elle fut lente à se donner à ce mouvement. Elle éprouve bien la nostalgie du passé et le désir maladif de revivre ce qui fut loin d'elle. Mais ce n'est chez elle que le retour de vieilles choses avec des noms nouveaux. Les noms se trouvent plus facilement que les choses.

Toutefois, le contre sens du costume féminin de l'époque ferait croire que la femme n'aurait pas suivi dès l'abord l'envolée romantique.

Chez l'homme, au contraire, évolution complète. Il cherche à donner à sa physionomie un caractère mélancolique. Les cheveux en lion et la barbe en badenette, en augmentant la gravité.


La cravate à plusieurs tours donne à la tête une rigidité fière et triste. IL est de fort bon goùt d'ajouter à cette tristesse une pâleur de bon aloi. Les grands cols de velours et quelques gilets rouges sont les seuls ornements du costume. Plus de broderies de couleurs claires.

Mais quelques années plus tard, le goût de la femme se modifie heureusement sous le chapeau plus petit, les bandeaux à la Malibran enjolivent de pâles beautés.

Les mantelets bonne femme et les manches plates remplacent enfin les manches à gigot dont la fureur était telle que l'OpéraComique se crut obligé d'en affubler les écossaises de la Dame blanche.

Puis, le goût Renaissance et Moyen-âge s'aflll'me de plus en plus. Clotilde, Marguerite d'Alençon, Françoise de Foix, etc., prêtent leur nom, qui à une manche, qui à une tournure. Voici reparaître d'antiques chalnes d'or oilla dame du manoir suspendait les clefs de son cellier et de son bahut à linge. Elles parent maintenant la fine ceinture de nos parisiennes et soutiennent une clef de piano ou de pupitre. Voici encore l'ancienne escarcelle et les vieilles dentelles qu'on exhume avec fureur. Chacun veut paraître artiste. On voit des salons anciens à vieux panneaux et à meubles Renaissance, du vieux Sèvres, et, chose difficile à expliquer, des chinoiseries.

Mais bientôt le goût s'altère chez les hommes. Le lion frisé cède à la coupe rase du mal Content, et quelques burnous blancs, risqués à la sortie des Italiens, passent bientôt sur les épaules de nos élégantes qui, pour se mettre au diapason, frisent des cheveux raccourcis et ornent leurs tempes de ridicules anglaises. Bientôt après, les robes s'élargissent démesurément;> quatorze mètres sufllsent à peine à une bourgeoise de qualité qui, pour augmenter l'ampleur du costume, y ajoutera une sous-jupe en crinoline. Le bonnet remplace parfois le chapeau, et le châle recouvre le corsage avec une uniformité qui n'a pas d'exemple dans l'histoire des modes.

Cet ornement eut une telle importance qu'il convient, je crois, de lui consacrer quelques lignes.

Ce fut à la fin du règne de Louis XV que la France put admirer le~premier châle. Il venait des Indes. Chacune de la cour l'admira avec convoitise. Nul ne tenta de l'imiter.

Au retour de l'armée d'Egypte, le châle reparait, vieux et sale, acheté par quelques ofllciers à des marchands nomades. On en commanda l'imitation. Mais les essais de Bellangé et de Dumas-


Descombes ne donnent que de mauvais résultat!i. En z8i2 arrive à Marseille un balle de duvet de cachemire que M. Fortestain fit filer à la main et qui donne en 1813 le premier chàle de cachemire français.

A l'exposition de 1819, on se méprend sur le travail et on ne trouve plus aucune différence entre le travail oriental et celui de nos manufactures.

Mais tout ceci est bien loin de nous et a laissé peu de traces. Avec le second empire la mode entre dans une autre phase Elle a ses splendeurs, mais ce n'est qu'un reflet de la grande époque. L'étiquette et le cérémonial furent empruntés au règne de Napoléon 1er. Il y eut du luxe, mais celuxe futstérile. Iln'engendraaucun mouvement dans le goût. Jamais l'imitation ne put diriger en France l'opinion ou la mode. Pour la seconde fois, le goût français entra en décadence. Le ton nous vint des étrangers. « Le chic )) anglais régna à Paris et ce fut, le frac et le plastron glacé. La toilette féminine eut cependant ses fantaisies. Mais je n'irai pas plus loin dans l'exposé du goût. Nous jugeons mal ce qui nous touche et l'impression qu'on analyse de loin absorbe dès qu'elle devient ambiante.

Or, trop vive est mon admiration pour la présente élégance pour me permettre de réfléchir. La réflexion du reste est une perturbatrice. Pourquoi la mêler au charme ? Laissons-nous séduire et vivons avec les vivants.

Gustave GAILHARD

TOME XXVII.


CARNET

PARIS

On a décoré l'auteur de Quo Vadis. On a bien fait.

L'étonnant était qu'il ne fut pas encore floré de rouge à la boutonnière c'était affaire de chancellerie, de menues difficultés à lever- Voilà donc le châtelain d'Oblogorok en règle avec les honneurs français il a d'ailleurs toujours montré de la sympathie polir les lettres françaises, ce qui est précieux, dans un pays où on les aime et où on les discute toujours et non sans une certaine clairvoyance. Nos symbolistes comptent là-bas plus que des amis, des fidèles.

Récemment un conférencier brillant, illustre même, ¡précédé du fracas de treiite ans de succès, du bruit de cinquante œuvr.çs parmi lesquelles quelques-unes de brillantes, fit le voyage exprès pour lui démontrer que le symbolisme était un phénomène sans valeur. Ils ne vinrent qu'en très petit nombre, et ceux qui vinrent jugèrent que cela. ne valait pas le voyage, au moins le Kraï, journal important de là-bas concluait ainsi un bref compte-rendu. Ce n'est point que Sienkiewicz puisse être compté parmi ces défenseurs du symbolisme français il est de la génération précédente, c'est un idéaliste, sans plus, qui a été quelque peu un réalisle, bien au début de son oeuvre. D'ailleurs, nous n'avons pas l'intention de faire ici un article critique sur Sienkiewicz, mais regardez la différence qu'il y a en pays divers, dans la manière d'honorer les écrivains. Ici, on leur offre un banquet à cent sous par tête ou quinze francs, et la jeune génération comme l'écrivain fêté luimême, se ruinent l'estomac pour une bonne quinzaine, ou bien on les décore et leurs amis leur offre une croix enrichie de brillants qu'ils ne porteront jamais. En Pologne,~ on a offert à Sienkiewicz non pas un banquet ni un écrin d'honneur, mais un domaine grand comme un canton, où il y a des forêts, des chasses, une station thermale, un palais et bien d'autres choses encore. On ne pensa point à en faire tant chez nous, ni pour le pauvre Villon ni même pour Victor Hugo. Les Mémoires de Spencer.

Des fragments des mémoires de Spencer font le tour de la pressé. Ils y excitent une immense indignation. Spencer y traitait sans égard

DE


Carlyle et Ruskin. Le pouvons-nous permettre ? Nous avons, en général, sur ces deux écrivains des indications plutôt sommaires, et pourtant tous les deux jouissent parmi nous d'un gra-,ld crédit, Ruskin surtout. Il était plus à la mode encore, lorsqu'il n'était pas traduit du tout. On le connaissait par la peinture de ses amis peintres, et il n'en est guère de plus charmante. Chez Burne-Jones ou chez Rossetti, on ne peut affirmer que le dessin soit impeccable ou le contour harmonieux, mais il émane de cette peinture un tel charme, une telle saveur d'italianisme corrigé, modifié, transposé dans la brume nordique qu'involontairement devant les tableaux de Rossetti on pense à Shakespeare lisant les contes de Bandillo et en faisant ce mélange de soleil d'or et de soleil pâle qui est le Roméo et Juliette, ou Le Marchand de Venise, à la scène du parc, parc anglais ? parc vénitien? on ne sait pas. Il y passe un rayon de lune et une musique qui est du doux pays, et la beauté du Midi y est augmentée de tout le spleen du Nord qui embellit la patrie chaude du rêve où il voudrait aller calmer ses langueurs.

Ruskin aimait le gothique, Venise, Rossetti il gourmandait Rossetti, le heurtait, le poussait au chef-d'œuvre. Il passait pour un inspirateur. Quand il vit les premiers Whistler, il perdit pied. On n'est pas parfait, on ne comprend pas tout. Il manque à son aenvre de l'imagination. On ne fait pas une œuvre entière avec de la critique. SainteBeuve est un bel esprit de premier ordre, ce ne fut pas un grand artiste. Ruskin est dans ce cas, mais les critiques d'art en feront cas, néanmoins pendant longtemps, surtout quand reviendra à la mode cette peinture préraphaélite, si ingénieuse, si jolie, si charmeresse, si exquise, encore qu'elle ne soit pas tout à fait de la peinture. Léon Valade.

Les personnes qui érigent un buste à Léon Valade sont des personnes d'esprit. Elles remettent en luruière un de ces hommes qui, on ne sait pourquoi, figureront toujours parmi les pcet~ minores de son temps. Et pourquoi L'œuvre assez courte est pleine de pièces charmantes, du plus joli sentiment. Ce l'ont des vers d'amoureux. Valade avait commencé par traduire l'IntermezNo de lieine, en collaboration avec Albert Mérat ce n'était pas si mal, la tâche était dure. Ils s'en sont bien tirés, Après, il donna sa chanson personnelle, tonte;amoureuse sans érotisme, toute sentimentale. Quelques pièces ligurent dans les anthologies elles y demeureront. Si le reste ne surnage pas pour la postérité, ce n'est point que les vers ne soient délicats et charmants c'est parce que Léon Valade ne laisse ni romans, ni drames, ni comédies, ni recueil d'articles rien que des poëmes. Le poète s'éclaire par d'autres oeuvres, le vers par la prose il n'est guère de


poète pur qui décroche l'immortalité vraie. A côté de ses poëmes Valade avait écrit tout de même quelques articles. Il fut l'inventeur (presque) de la Gazette Rimée. Si ce n'est lui, ce fut Glatigny, son frère ainé. En tout cas, il reprit brillamment le genre et lui donna cette forme brève qu'on suit encore. Il avait eu aussi la curiosité de rechercher parmi les parlementaires, parmi les critiques, tous ceux chez qui un poète était mort jeune, tué par le souci des affaires, le désir des portefeuilles ou simplement avait péri de lassitude. Il en trouva une jolie série, et ses contemporains lui furent redevables de voir s'épanouir, sertis en de jolies phrases peu admiratives, les vers inoubliables de M. de Lorgeril, actuellement bien oublié, mais qui fut célèbre autrefois, tant pour l'incorrection de son lyrisme que pour d'extravagantes motions dont il égayait-la Chambre aux temps lointains où M. Thiers gouvernait. C'était un joli esprit, et vraiment un poète mort jeune, car sa tin fut prématurée.

En Arles.

Arles s'est trouvée pour quelques jours dans la joie et dans la fête. Le bon et grand Mistral y présidait une belle fête, et point de ces fêtes maussades où l'on ennuie de discours sur les intérêts locaux des autorités compétentes mais distraites c'était une fête de la jeunesse. Mistral qui combat pour le maintien des costumes nationaux et particulièrement du costume arlésien, a intéressé les jeunes filles à le porter. Il a remis en grande pompe, à toutes celles qui se vouaient à la coiffe et à la chapelle et à tout ce joli et sobre costume qui leur est si bien seyant, il leur a donné un diplôme et un bijou commémoratif de leur décision. Et trois cent cinquante jeunes filles, trois cent cinquante printemps de vie sont venus recevoir de ses mains le diplôme d'Arlésienne pure et le bijou arlésien, conçu et exécuté en Arles par l'artiste arlésien Lélée.

C'est une belle vie que cette vie de poète s'achevant dans les plus jolis soucis pittoresques.

Le poète ne quitte sa maison de Maillanne, dont le jardin s'orne d'admirables figuiers, que pour aller s'occuper de son musée d'Arles et de ses fêtes d'Arles. A son musée, on lui apporte de tout, de tout ce qui peut rappeler la vieille vie provençale, et Mistral prend tout, classe tout, étiquette tout. Il a créé la mode de lui apporter tout ce qui étonne, tout ce qui semble être du pays un peu anciennement, parfois un peu paradoxalement, et il amasse ainsi pour l'avenir de belles richesses. Plus tard, les grands couturiers, leur dessinateurs, les grands ébénistes, les artistes de l'art industriel feront le pélerinage d'Arles, et iront y chercher les éléments de l'éternel recommencement qu'est la mode, et Mistral sera encore là, et verra avec plaisir ces voyages utilitaires qui serviront le renom d'élégance de son pays.


L'heureux poète qui s'est développé sur place, dans un décor admirable, est resté là où il est né, et a vu dans ce large horizon passer les petites Mireilles, et les bénit parmi la fête, au moment où bientôt elles vont être d'âge à choisir leur Vincenet.

Poisons et Sortiléges.

Avez-vous lu Poisons et Sortilèges ? il faut le lire, l'auteur, le Docteur Cabanès, est une de nos personnalités curieuses. Michelet avait dit que l'histoiré est toujours réglée par des mobiles presque futiles, et il appelait l'attention sur l'infiniment petit dans l'ordre des faits, comme la science l'a fait dans l'ordre biologique. Le docteur Cabanès, qui est au courant des deux méthodes, s'en sert à merveille. Il démontre en physiologiste et en chroniqueur (dans le meilleur sens du mot), les poupées solennelles que dressent les Loriquet. Et sous ce nom de Loriquet, nous ne voulons pas seulement entendre les grotesques de l'histoire à thèse, mais en matière d'histoire on devient toujours un peu le Loriquet de quelqu'un. L'homme est si fait pour la science impartiale, que s'il se met à remuer la pensée, il ne tarde pas à s'éprendre des personnages dont t il raconte la vie. Il n'y a que de grands hommes et des scélérats pour la plupart des historiens. Cela prouve leur grandeur d'âme, mais non point la certitude de leur méthode. Il se crée une histoire des amitiés. Il y a des gens de beaucoup de mérite qui se sont mis à fréquenter la grande Catherine ou Henri IV ou Frédégonde et qui finissent par s'éprendre deshéroïnesetpar affectionner les hérosdel'histoire, ils ont de la vie une conception particulière. Ils croient aux héros. Y a-t-il des héros? L'histoire anecdotique n'en montre guère, et sur beaucoup de points, j'aime mieux m'en rapporter à la rocherche méticuleuse d'un Cabanès qu'à la vision pompeuse des grands historiens de l'histoire académique.

PIP.


AGRICOLE

Les journaux ont signalé les ravages accomplis cette année par les rats des champs, en de nombreux départements, Charente et CharenteInférieure, Deux-Sèvres, Vienne, Vendée, Cher, Loiret, Eure-et-Loir, Calvados, Marne, Haute-Marne, Jura, etc.

D'aprés une note fort intéressante communiquée à la Société Nationale d'Agriculture de France par M. Marsais, chef de bureau au Ministère de l'Agriculture, rien qu'en Charente 5~,00o hectares de cultures diverses céréales, fourrages, luzernes, étaient dévastés, cet hiver, soit à l'état de semences, soit au fur et à mesure de la levée des jeunes plantes.

Ce petit rongeur dit campagnol, mulot, est bien connu sa voracité est extrême, il ne se contente pas de consommer sur place des quantités prodigieuses de graines, d'herbes, de végétaux divers, il en entasse plus encore dans son trou pour les mauvais jours. On a calculé qu'un campagnol, un seul campagnol, pouvait absorber 20 grammes de graines par jour, soit ~.30o grammes par an

« Que l'on suppose, dit Brehm, un couple de campagnols vulgaires, produisant en quelques mois douze petits seulement, en moyenne quatre par portée que les six couples que ces petits formeront, en admettant un nombre égal de mâles et de femelles, donnent eux-mêmes trois portées de quatre petits, soit soixante-douze que ceux-ci, s'accouplant à leur tour, aient la même fécondité, ce que les faits viennent confirmer, et l'on comptera pour la troisième génération, avant que l'année soit écoulée, plus de cinq cents individus d'âge, pour la plupart, à se reproduire, et descendant d'un seul couple. » Ainsi s'expliquent ces nombres prodigieux de campagnols qui ont été dénoncés à diverses époques pour disparaître un beau jour après avoir tout anéanti. En certaines régions, les migrations de campagnols sont, pour ainsi dire, périodiques. On cite pour la Vendée, les Deux-Sèvres, les Charentes, précisément, l'année 1801, il Y a un siècle passé, où tout avait été détruit par une invasion de rats. Je me souviens d'avoir relevé personnellement, à l'époque de la précédente invasion de rats en Beauce, en 1888, sur les documents déposés aux archives départementaux, à Chartres, que les terres de Tours et de Janville avaient été portées, lors de la constitution du cadastre, en catégorie relativement inférieure par suite des ravages fréquents des rats.

REVU E


De Mut temps l'on s'est préoccupé de se débarrasser de l'engeance maudite des rats des champs. Au quinzième siècle, l'évêque d'Autun employa l'excommunication. Après, « des gens prétendaient chasser les rats en lançant vers eux un des leurs vivant avec la tête écorché d'autres indiquaient comme suffisant, pour le même effet c'était peut être aussi peu efficace, mais au moins plus humain de prendre un rat et de lui mettre un grelot au col. La lie d'huile, chauffée dans un bassin d'airain, avait la spécialité de faire assembler les rats, de même que la cuisson de deux ou trois de leurs pareils sur un feu de bois de frêne. L'ellébore, mêlée avec de la farine d'orge, réduite en pâte, les faisait crever, aussi bien que la cendre de bois de chêne qui leur donnaitla gale. »De nos jours, on avait recours aux pièges avec pots de terre vernissés placés dans une déray ure, avec trous pratiqués dans le sol on employait les vapeurs de soufre, de sulfure de carbone, les substances phosphorées et arsenicales, ces dernières ont le grave inconvénient d'être des poisons pour l'homme, les animaux, les oiseaux, le gibier, etc., etc.

A la suite d'une expérience récente entreprise dans la Charente par ordre de M. Mougeot, Ministre de l'Agriculture, a été reconnue l'efficacité d'une préparation microbienne exécutée à l'Institut Pasteur. C'est le virus Danysz ce virus est capable de tuer les campagnoles qui l'ingèrent, Avec i litre de virus, l'on désinfecte un hectare. Et, pour aider les cultivateurs dans cette lutte contre les bestioles, vient d'être ouvert, par la loi du 3o mars dernier, un cr édit extraordinaire de 295.000 francs.

Le virus est semé à travers les cultures à expurger dans du pain ou de l'avoine concassée.

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Le virUl!I'Danysz est-il similaire du virus Lœftler -le bacillus typhimurium qui avait eu un plein succès, dès 1892, contre les souris qui détruisaient les récoltes dans la plaine de Larissa, en Thessalie ? Il résulte vraisemblablement, comme son congénère, de cultures de bactéries extraites de rats crevés. Cela importe peu, au reste, pourvu qu'ainsi que l'on nous l'assure, les rats disparaissent.

Cette méthode de destruction des animaux nuisibles par des cultures parasitaires n'est pas nouvelle.

Dans la Nouvelle Revue du 15 décembre i8go, je signalais les travaux de mon ami, M. Krl\8si\¡htshik, de l'Université d'Odessa, qui avait obtenu, en répandant des spores de l'Isarla destructor dans un terrain infecté par le cleonus p~znetiventrls, coléoptère ravageur des betteravomi, des destructions épidémiques bien nettes, au bout de quinze jours, ,do 56 o~o jusqu'à 80 0/0 des insecte:>.


« LIJ'.spore d'un champignon parasite, c'est-à-dire la semence d'un champignon-corpusculesilégerqueleventpeutle soulever et l'emporter comme une poussière à des distances considérables, une telle semence, écrivait M, Krassilshtshik, arrive, entraînée par le vent ou par une autre voie à la surface du corps d'un insecte. En peu de temps, la spore germe et¡ipousse un filament très mince qui perfore la peau de l'animal et atteint l'intérieur de son corps; le filament produit des sortes de bourgeon~ qui se détachent bientôt'des points où ils se sont formés et sont entraînés par la circulation sanguine, qui les emporte dans toutes les parties du corps de l'insecte bientôt, celui-ci périt ». Après la mort de l'insecte, le champignon continue son développement de dedans an dehors du cadavre et l'infection est portée sur de nouveaux individus sains pour les terrasser ensuite.

On a essayé d'utiliser dans les mêmes conditions les effets destructeurs du Botrytis tenella sur'les vers blancs (hannetons). MM. C. Vaney et A. Conte ont fait connaître dernièrement à l'Académie des sciences les résultats satisfaisants qu'ils avaient réalisés contre les larves d'altises en saupoudrant les feuilles de vignes avec des spores du Botrytis bassiaraa, qui cause la maladie de la muscardine chez le ver à soie.

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Parmi les végétaux cultivés, la pomme de terre a la première place elle approvisionne largement nos tables, bonne qu'elle est sous toutes les formes, avec les viandes et poissons ainsi que toutes les sauces elle est utilisée grandement dans l'alimentation du bétail elle produit industriellement de la fécule et de l'alcool. Plus de 50.000 hectares sont consacrés chaque année en France à culture de la pomme de terre pour une production de 13,000.000 de tonnes. L'Allemagne est le pays qui produit le plus de pommes de terre avec 4o millions de tonnes sur une surface de 4.500.000 hectares. La production de la Russie est de 12 millions de tonnes; celle de l'Angleterre, spécialement en l'Irlande, 6 millions celle de la :Belgique, 5 millions.

On dispute âprement à la mémoire de Parmentier l'honneur d'avoir introduit la pomme de terre en Europe s'il semble, à la vérité, établi que la pomme de terre était connue bien avant la fin du XVIIIe siècle en Espagne, en Italie, dans les Pays-Bas, en Lorraine, en Suisse, en Dauphiné, celle-ci n'a été réellement appréciée et ne s'est vraiment répandue qu'après les cultures célèbres organisées par le grand agronome aux Sablons, près de Neuilly.

La pomme de terre sauvage se rencontre au Chili, depuis les bords de la mer où elle avait été ramassée en grande abondance par Darwin, jusqu'à une altitude fort élevée dans les Cordillières. Dès la plus haute antiquité, les Incas cultivaient la pomme de terre et, à leur arrivée au Pérou, en) 1535, les Espagnols ¡trouvèrent des tubercules


de pommes de terre jaunes, rouges, noires, rondes, allongées, grosses, petites, etc.

Le nombre de variétés de pommes de terre est prodigieux il y en a de plus particulièrement potagères, meilleures pour l'alimentation, et d'autres qui sont préférablement aptes à la féculerie et à la distillerie. Variétés les plus recommandables pour la table, la vieille M~rrjolaine, la Saucisse, les Rouges et les Jaunes de Hollande, la Vitelotte, la Quarantaine, etc., etc. Variétés plutôt industrielles et pour le bétail, la Canada, l'Institut de Beauvais, le Magnum Bonum, fEarly, la Chardon, la Rlchter's Imperator, etc., etc.

En ce qui concerne les sols, la pomme de terre n'est pas exigeante elle craint néanmoins les terrains humides et réussit surtout dans les terrains légers, sablonneux. Pour la. semence, ce sont les tubercules entiers, de dimensions moyennes, qui sont les plus avantageux à employer. L'époque la plus favorable pour la plantation s'étend, pour le climat de Paris, d'avril à la mi-mai.

La pomme de terre est une plante dite sarclée ceci indique qu'elle demande de nombreux binages de nettoiement, qui assurent, en plus de la destruction des mauvaises herbes, la fraîcheur du sol. « Un binage, répétait Olivier de Serres, vaut un arrosage. »

Le tubercule de la pomme de terre n'est autre qu'une portion de tige souterraine, qu'une racine renflée. Cette production de tubercules serait, pense-t-on, foeuvre d'un champignon parasite, désigné par les savants sous le nom de fusarium. Sans le tusarium,. sans fun de ces infiniment petits qui ne sont, pardieu, pas tous malfaisants bien loin de là, suivant nous, la pomme de terre n'existerait pas. Comme toute belle et bonne plante, la pomme de terre a ses ennemis, j'allais dire ses envieux. Et parmi ces ennemis, le plus redoutable est ce que les jardiniers nomment ·rulgairement la maladie, caractérisée par taches brunà.tres, passant au noir, qui envahissent tiges et feuilles, les fanent et amènent la mort du végétal. Les tubercules des pommes de terre atteintes s'amollissent, se putréfient, ne se conservent pas. Elle est due, la maladie, au phytophtora ou peronospora infestans, un champignon méchant, celui-là, et très voisin du mildew de la vigne. De même que le mildew, la maladie de la pomme de terre est victo. rieusement combattue à l'aide des fameuses bouillies au sulfate de cuivre, bouillie bordelaise bouillie bourguignonne, ammoniure, verdets, etc. Le traitement est préventif, il doit être renouvelé pendant le cours de la végétation, surtout si l'été est humide, circonstance favorable, on le sait, à l'extension de tous les fléaux du genre.

Georges COUANON.


REVUE DRAMATIQUE

THÉATRE DE LA RENAISSANCE: Le tYlannequin d'Osier, pièce en quatre actes et sept tableaux de M. ANATOLE FRANCE.

M. Anatole France est un des esprits les plus fins et les plus délicats qui soient. Il est, en même temps, un des maîtres du style contemporain il s'est créé une langue simple, claire, et cependant adéquate toujours à ce qu'il veut exprimer idées subtiles, relevées d'une ironie légère qui paraît, au premier abord, le résultat d'une philosophie dans laquelle viennent se ouater les tristesses et les douleurs de ce bas monde.

Mais si l'on pénètre plus avant la pensée de M. Anatole France, on ne tarde pas à découvrir sous l'élégant vernis du scepticisme plus d'amertume que n'en affichent les pessimistes les plus déclarés- M. ~ergeret, un de ses héros, à qui M. Anatole France confia, paraît-il, le soin de le représenter lui-même, semble regarder la vie et l'humanité en spectateur indulgent que le spectacle intéresse sans jamais l'émouvoir bien profondément; mais si l'on lit dans l'âme de M. Bergeret ou si, plus simplement, on s'imagine « la vie intime du personnage dont M. France ne veut nous montrer que l'extérieur, sans donner aucun motif d'ordre psychologique, M. Bergeret nous apparaîtra incompara- blement plus humain que bien des héros de drame et surtout de tragédie. Le Mannequin d'Osier, que monta M. Guitr:r sur son théâtre de la Renaissance, offre un exemple des plus frappants de l'absolu pessiIIli:,UIC de M. France, et cependapt, aucun réquisitoire, aucune plainte contre les choses et les gens; la vie est triste, laide désespérément mais à quoi bon se lamenter? M. Bergeret se contente de constater, et il vit comme tout le monde, doux, poli envers ses semblables, et son indulgence semble être proche parente du mépris.

M. Bergeret est professeur dans une Faculté de lettres de province il s'est marié fort jeune et p'a goûté et ne goûte encore qu'un bonheur conjugal très relatif.

Madame Bergeret, de souche aristocratique, n'éprouve pour son mari ni tendresse, ni estime elle ne lui a jamais pardonné son peu d'élégance native et l'incorrection de sa tenue. M. Bergeret a s'apercevoir, dès le début de son union, de l'impossibilité de tout bonheur et il en a fait son deuil, reportant toute sa tendresse sur ses


travaux d'érudition et sur une de ses filles, Pauline, admiratrice pas. sionnée du labeur paternel, tandis que l'autre, Juliette, n'est éprise que de toilettes et~de visites et préférant aux livres poussiéreux, un flirt suivi avec le-jeune Lacla verie.

L'intérieur des Bergeret va un peu à vau-lau dans le cabinet du « maUre» trône à demeure un de ces mannequins d'osier dont se servent les couturières pour bâtir les robes le reste est à l'avenant le désordre partout, et une'négligence parfaite préside aux opérations culinaires dont le soin est confié à la bonne, Euphémie. Les choses vont tant bien que mal, M. Bergeret se consolant d'une côtelette incomestible par queillue citation grecque ou latine> se rapportant de près ou de loin à la situation chaque fois Madame Bergeret fait une sortie à son mari, rappelant sa famille à elle, si distinguée, où la cuisine était si soignée. Telles sont les premières reprises du duel engagé entre le couple Bergeret M. Bergeret faisant appel à la philosophie stoïcienne pour supporter son infortune lladame Bergeret, « qui croit au rêve, » cherchant par tous les moyens à exaspérer l'homme qu'eile n'aime pas et qui a été « une erreur de jeune fille. »

Le flirt de Juliette et du jeune Laclaverie formera une des phases de cette lutte. M. Bergeretne voulant pas entendre parlerde ce prétendant dont il refuse même de connaître les titres Madame Bergeret prenant le parti de Juliette. De ce.conflit, il résulte une série de scènes violentes entre les époux.

Un événement vient heureusement précipiter les choses qui auraient pu durer lougtemps ainsi M, Bergeret, en traversant son salon, surprend sa femme dans les bras d'un de ses anciens élèves, M. Roux au lieu de s'emporter, de se livrer à quelque violence, comme font la la plupart des hommes en pareille occurrence, M. Bergeret fait comme s'il n'avait rien vu et sort par une autre porte. On peut se demander ici si ce « bon NI. Bergeret » ne veut pas, dans une sorte de raftinement psychologique, laisser les coupables dans l'incertitude de la découverte de leur crime peut-être aussi ne veut-il pas, par « orgueil, » laisser voir la blessure qu'il vient de recevoir. Dans tous les cas, la constatation de son infortune ne lui est pas indifférente, puisque, rentré dans son cabinet de travail, il se précipite sur l'immuable mannequin d'osier, le foule aux pieds, le désarticule et le jette par la fenètre comme il l'aurait fait de l'infidèle épouse s'il s'était laissé aller à sa colère, car, « il est un homme comme un autre, une brute comme un autre. » Après avoir mùrement réfléchi, M. Bergeret, décide « d'ignorer » désormais madame Bergeret; il agit comme si elle n'existait pas, il dirige la maison, s'occupe du ménage et paie les fournisseurs. Cette sorte de « mort civile est pour madame Bergeret le châtiment le plus terrible elle s'emporte, elle s'humilie; elle demande gràce, se traîne aux genoux de son mari, le suppliant de se venger, de la tt·apper, mais de mettre un terme à. cette existence intolérable. M. Bergeret tient sa vengeance et ne veut pas la lâcher; c'est pour toujours qu'il


« ignorera Madame Bergeret qui, très fémininement, finit par s'attribuer le rôle de victime; elle demandera le divorce.

Cependant Pauline et Juliette sont de retour de la campagne où les avait hospitalisées leur tante Zoé la nomination à la Faculté de Paris de M. Bergeret va permettre aux parents de cacher aux enfants leurs dissentiments; mais Madame Bergeret, sans doute pour prouver qu'une mauvaise épouse peut être une excellente mère, ne veut pas que Pauline suive son père à Paris. Le pauvre homme supplie, fait des concessions, promet qu'il se prètera au divorce à la condition qu'il gardera Pauline avec lui; on procède aux adieux, et M. Bergeret s'éloigne avec son Antigone, non sans un gros serrement de cœur, si l'on en juge par la scène muette qui précède immédiatement le baisser de rideau M. Bergeret, debout auprès de sa femme, la contemple avec une sorte de profond attendrissement et il semble bien qu'il ne faudrait pas grand'chose pour qu'il se jette dans ses bras mais ni l'un ni l'autre ne fait le premier pas l'irréparable est consommé, la séparation est définitive M. Bergeret part pour Paris où il continuel'a à se consoler du néant de la vie avec les belles-lettres. M. Lucien Guitry anima M. Bergeret avec une prodigieuse intelligence et il n'était pas facile de faire vivre ce personnage dont les actes et les paroles ne sont que des cadres destinés à être remplis par l'intime pensée M. Guitry les remplit admirablement et on ne peut guère concevoir un M. Bergeret différent de celui-là. Madame Rosa Bruck réalisa une parfaite Madame Bergeret, pendant que Mesdemoiselles Jeanne Heller, Margel, dans les rôles des demoiselles Bergeret; Mesdames Marie Samary et Luce Colas, dans ceux de la tante Zoé et de la servante Euphémie se faisaient applaudir. Les autres rôles d'hommes étaient tenus par M. Boisselot, l'archiviste, M. Arquillière, M. Magnier l'amoureux M. Roux et MM. Noizeux, Nertann et Larmandie, les jeunes disciples de M. Bergeret.

Henri AUSTRUY.


LES

LIVRES

G. RICHARD: Manuel de morale et notions de sociologie (Ch. Delagrave). GEORGES DURUY L'o~=ecier éducateur (Chapelot). JEAN JAURÈS;: Discours parlementaires recueillis et annotés par EDMOND CLARIS (Cor03ly). EUGÈNE DEMOLDER: Le jardincer de la Pompadour (Mercure de France). GABRInL MARTIN Poésies fantastiques (Lemerre). JEAN LOMBARD: Lots Majourès (Ollendorff). BOYER D'AGEN Le Masque de fer (Juven).

PIERRE Forrs L'Heure amoureuse et Funér,aire (Stock). J'ai, pour Pierre Fons, une prédilection et une estime particulières. Il a su, d'abord, réaliser la vie poétiqueque j'avais révée jadis, dans les mémbs cadres que lui il n'aura pas été comme tant de nous, le ({ poète mort jeune que les nécessités de la vie ont tué il a pu bercer et écrire à son aise les songeries de son adolescence et de sa premièr", virilité. J'attribue la délicatesse et la distinction de sa poésie Il son premier maître en littérature, un professeur dont je fus, moi aussi, l'élève, moins digne, puisque j'ai subi.des tâches moins littéraires, -et pour lequel j'ai gardé un souvenir ému et reconnaissant. Je ne saie pas ce qui m'empécherait denommer M. Cazals, professeur au lycée de Toulouse dûssent sa modestie, sa sagesse et sa philosophie en souffrir un peu, il m'est agréable de dire ici la gratitude et l'admiration que je lui garde.

L'Heure Amoureuse;et Funéraire est écrite en vrais vers, des vere martelés, rythmiques et doux, d'un tour classique, aingularisé de modernités sans absurdilés, ce qui est devenu rare. Les porte-lyres de lagénération qui Borit en ce moment donnent si souvent l'exemple dugalimatias sans cadence et de l'incohérence invertébrée que l'on éprouve une joie et un repos très neufs d'en rencontrer un qui ait, à la fois, du bon sens, du cœur et de l'oreille.

Pierre Fona est, parmi ces jeunes, un des plus complets que je sache. Amoureux, un peu désabusé, comme

il sied à sa jenonsee, il saa poétiser la ni aigreur les désenchantee enta de l'heure éteinte.

Même les heures da l'enfa. ce, » nous dit Pouvillon, son préh 'ier, «lieurs et sourires de la vie, prennent, évoquées par lui, une teinte de mélancolie. »

C'est de quoi je supplie Pierre Fons d'ètrefier. Il ne vitupère point MUIlet d'noir été sentimental il s'évertue de l'être avec un plus de distinction et moins de crudité.

Parmil'heure plaintive où mon adolescence rètlétait et la Mort et l'Amour et l'Absence, ce vase s'estrempliquipourmoi fut sibeau; Et, désormais, serrant rn mes bras son mys[tère,

je passerai serein, dans les bruits dela Terre, comme Electre portant le fraternel tombeau. Et je souhaite à bien des poètes les nobles et rythmiques inspirations qui font fourmiller ce délicat recueil de vers comme celui-ci

L'oubli monte à mon front comme un parfum [d'eau pure.

G.

COMTE LÉON TOLBLoI ~uores com. plètes, volumes IX et X. Guerre et Paix (Tomes 111 et 1V) Traduction Bienstock (Stock). C'est en même temps que la suite des aventures des héros du roman le prince André, le comte Bezoukhov, Natacha et Nicolas Rostov, etc., la continuation du récit, grandiose en son ensemble et danlses détails,que Tolstoi consacre aux guerres napoléoniennes. Notamment à propos de l'effroyable bataille de Borodino (ou de la Moskova), l'illustre écrivain accompagne de considérations historiquel la narration

PARUS:


des faits et gestes de tous ses personnages, à commencer par Napoléon, qu'il'évoque, qu'il (1 campe» d'un pin.oeau magistral. Le génie de TolstoI a ceci de particulier, et en même temps de commun avec les plus merveilleux conteurs, que, dans la minutie des descriptions, des entretiens, des mouvements d'âme et de physionomie, il ne perd jamais de vue .l'ensemble, les grande,3 lignes de l'action. De là l'harmonie puissante de son œuvre eolossale. Telles .partiesdaGuerre et Paix sont d'ailleurs regardées, à juste titre, comme des pages marquantes de la littérature moderne.

L'MtT Du TNÉATRE. (Cti. Schmid). Le nouveau numéro de l'Art du Tlaécctre est en partie consacré aux Oiseaum de Passage, l'œuvre de MM. MauriceDonnay et Lucien DeSC8ves, Les scènes priacipales sont reproduites ainsi que les portraits des interprètes..

C'est enalIite un compte rendu illustré de Materni'té, de M. Eugène Brieux; de nombreuses photograpllies de Décadence. Avec les Pantins, M. Bour, le directeur du théâtre Victor-Hugo, Il remporté un succès personnsl très vif, aussi la grande scène de folie qu: termine la pièce est-elle presque oinématographiée. Dans le supplément figure une longue étude sur MI" Bartet et parmi les plancbea hors texte. deux bellux portraits de la grande artiste, l'un d'après un tableau deDagnon-Bouveret et l'autre d'après une photographie du Dédale.

JULES RBNARD: Histocres naturelles (l"IBmmarlon). Toils ceuX qui ont lu « Poil de Carotte » et ils sont nombreux savent déjà quel subtil écrivain, au sens vif et délicat, est Jules Renard ils retrouveront à la lecture dès Histoires Naturelles le même plaisir et le même charme qu'à la lecture dit volume précédent. Cllaque fois que l'on a à parler des Hültoirea Naturelles, ce chef-d'œuvre dont lea pages sont aujourd'hui devenues classiques, on ne peut mieux fllire que de citer l'opinion de Jules Lemaitre: « C'est, écrivait l'éminent académicien dans sa se:naine drllffiatique, une série de portraits de bêtes à l'eau-forte, auprès desquels ceux de Buffon ne sont que lamentables et inexpressives. » En artiste passionnément épris de lion sujet, M. Bonnard

a commenté d'un crayon habile et spirituel ce livre d'un charme tout particulier.

GEORGES RoDENSacx Bruges la Morte (Fiaucinarion). Cette nuuvelle édition, illustrée d'après lesdessine de M. Delavelle, et reproduisant un grand nombre de photographies des sites de Bruges, va obtenir à nouveau le grand succès que eet ouvrage a eu il y a plusieurs années. Il s'agit d'un drame très pathétique, un amour pour une morte, dans le cadre précisément de cette ville de Bruges, si curieuse et trôp peu connue. lGlL]3ERT STt:NGER: La Socaété Fran. çaase pendant le Consulat Aristocrates et Républicains les Emigrés et les Complots, les Hommes du Consulat (Perrin et Ci'). Ce volume est le deuxième de l'histoire de la Société Française pendant le Consulat. M. Gilbert Stenger nous présente l'image d'une fraction de la Société, celle de l'Émigration, bercée d'abord d'illusions et d'espérllnces, puis déçue, triste et.défaillante, après les misères de l'exil. L'auteur aborde ensuite le récit des complots, encouragés par les princes et les royalistes réfugiés à Londres le tableau de l'audacieuse alliance de Georges, de Pichegru et de Moreau pour abattre le pouvoir consulaire enfin l'émou v8nte aventure de l'infortuné duc d'Enghien, fusillé à Vincennes. Tel est la première pertie du volume.

La seconde partie est une étude longuement et finement approfondie, sur les gnands fonctionnaires du Consulat,groupés aut~ur du premierConsul, lui apportant l'appui de leur nom, de leurs talents, de leur énergi. que volonté Cambacérès, Lebrun, Talleyrand, Fouché et d'autres, dont les portraits sont remarquablement tracés puis ceux des opposants du Tribunat, et, au preri-jer rang, Benjamin Constant, et quoique en dehors du Tribunat, celui de Camille Jordan, que l'auteur ne pouvait oublier. JEAN DF, LA JALINE Tourmentes (Lemerre). Vers de jeunesse qui annoncent du style, de l'émotion, peutêtre une carrière d'écrivain.

HENRI DEMESSB Les vicea de M. Benott (Librairie Molière). Une brutale, mais forteétudedelauvehumain, -et un plaidoyer indigné pour la recherche de la paternité.


REVUE FINANCIÈRE

Paris, le 10 avril 1904.

Le cours normal des affaires s'est ralenti depuis les événements d'ExtrêmeOrient. Aujourd'hui, que sont écartées toutes craintes d'un conflit général, le marché ne va pas tarder de reprendre son habituelle animation. Dans le numéro du 15 février, nous annoncions le prochain EMPRUNT DE LA V1LLE DE PARIS. La date de souscription de cet emprunt municipal de 170 millions, pour l'exécution du chemin de fer métropolitain, vient d'être définitivement arrêtée. Elle aura lieu le samedi 16 avril 191J4, de neuf heures du matin à trois heures du soir et close le même jour, à Paris et en province, aux lieux ordinaires de souscription. Cet emprunt est représenté par des obligations de 500 francs l'apportant un intérêt annuel de 12 fr. 50, et amortissables au pair en soixante-quinze ans. Leur prix d'émission a été fixé à 440 francs, sur lesquels les souscripteurs n'auront à verser que 70 francs pour les souscriptions irréductibles et 80 francs en produisant leurs demandes, puis 40 francs à la répartition pour les souscriptions réductibles. Quant t aux sept autres versements, ils sont échelonnés du mois d'octobre 1904 au mois d'octobre 1907.

Au prix auquel elles sont offertes, les nouvelles obligations donnent un intérêt d'environ 3 0/0 sans tenir compte des lots qui leur sont affectés. Ces lots s'élèvent à 700,000 francs par an ils sont répartis en quatre tirages trimestriels et comprennent deux gros lots de 200,000 francs, et deux lots de 100,000 francs. Le premier tirage aura lieu le 25 mai prochain.

Le produit de l'Emprunt auquel il va être procédé est destiné à l'exécution des travaux du chemin de fer Métropolitain de Paris. Son amortissement et ses intdrêts sont assurés par un prélèvement sur les recettes de la Compagnie et, de plus, il se trouve garanti, comme tous les autres emprunts municipaux, par les ressources générales du budget de la Ville.

En raison des facilités accordées pour leur libération, les nouvelles obligations sont mises à la portée de la plus petite épargne. Et cependant la Ville a encore voulu faire plus en décidant la création de cinquièmes d'obligation, que les souscripteurs pourront demander en effectuant leur premier versement, et en décidant aU8si que les souscriptions de 1 à 3 obligations seront irréductibles. En somme, le nouvel Emprunt, avec les nombreux avantages qu'il comporte, sera vivement rocherché par les capitalistes avisés. Les obligations de la Ville de Paris, comme chacun sait, sont des titres de tout premier ordre, et celles que l'on va émettre ont, sur celles des anciennes séries, cet avantage d'être obtenues à meilleur compte.


TABLE

1\I.[.A, T'IER.ES

TOME XXVII. NOUVELLE SÉRIE

Sommaire du 1er Mars 1904

CH. LOMON et P.-B. GHEUSI.. Les Atlantes 3 GABRIEL-LOU1S JARAY. La Politique Franco-Anglaise 35 PÉLADAN. Le Radium et les Miracles. 59 JEAN RENOUARD. Soir d'Automne ;2 JULES GLEIZB La Défense de nos Colonies. ;3 HENRY SPONT A travers le Caucase. 84 LEFEBVRE SAINT-OGAN Les Désarmés (111). 95 GUSTAVE KAHN La Légende et la Réalité. m A. DE POUVOURVILLE Le Traité Franco-Siamois. 115 LOUIS-FRÉDÉRIC SAUVAGE. La Route du Sacre 121 RAYMOND BOUTER. L'Orchestration des Couleurs. 12; Sommaire du 15 Mars 1904

HENRI DE KLEIST. La Cruche Cassée. 145 Adaptation de MM. Johannès

Gravier et H. Vernot.

ALFRED BOUCHINET. Choses Passées. 166 CH. LOMON et P.-B. GHEUS!. Les Atlantes (Il). 169 JULES Bots. Les Professeurs de Volonté. 206 Louis Dop. La Foire de Paris 217 ') MIS DE CASTELLANE. Les Faiseuses d'Empires. Cléopâtre. 229

R. D'ERAN. Les J.amentations de Mandaudari. 241 GUSTAVE KAHN. Le Tombeau d'Henry Becque 243 MAURICE MAGRE. La Poupée 247 LEFEBVRE SAINT-OGAN Les Désarmés (IV). 258 RAYMOND BOUTER. De Whistler à Legros 2y Sommaire du 1er Avril 1904

LÉON GAMBETTA. Lettres de Léon Gambetta. 289 A. GERPAIS. La Question Chinoise. 298 CH. LoasoN et P.-B. GHRUSI. Les Atlantes (III) 305 ALFRED MONTPROFIT LaFranceàl'Expositionde St-Louis 329 MiS DE CASTELLANE. Les Faiseuses d'Empires. Marie "'alewska. 33')

NICOLAS LIESKOFF. Le Collier de Perles 34') Traduction deAndréNeviedomslw.y.

MARCEL FRAGER Le Matin 362 PIERRE DE BOUCHAUD. Les Origines de la Renaissance italienne 353

J. RlBET. Le Bibelot. 3')8 MARIE LAPARCERIE. Les Comédiennes d'Antan. 381 LEFEBVRE SAINT-OGAN Les Désarmés (V). 393 GusTwv>1 KAHN. La Tour d'Ivoire 414 Sommaire du 15 Avril 1904-

PHILIPPE BUNAU- V ARILLA" La Question de Panama. 433 MAURICE FAURE Souvenirs du Général Championnet 459 THÉOPHILE BERGERAT. Curieux assassinat du docteur Gusmaüer 4y

Mis DE CASTELLANE Les Faiseuses d'Empires. Marguerite Rouzet. 481

JACQUES RÉGN1ER. Evolution. 490 CH. LOMON et P.-B. GHEUS! Les Atlantes (IV) 491 RAQUENI Italiens et Slaves. 521 LEFEBVRE SAINT-OGAN. Les Désarmés (Vl). 52; GUSTAVE KAHN Le Poète et le Marbre 541 DANIEL BAQUÉ La Genèse d'un Crime. 545 GUSTAVE GkiLiff.4.RD Le Costume Moderne 554 Les Manuscrits non insérés ne sont pas rendus. Le Géranl: Pierre LEMONNIER

Auxem. ImPrimerie A. LANIER

DES