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Titre : Un village au XIIe siècle et au XIXe : récit comparatif des moeurs du Moyen âge et des moeurs modernes (6e édition) / par Léon Barracand

Auteur : Barracand, Léon (1840-1919). Auteur du texte

Éditeur : Charavay (Paris)

Date d'édition : 1887

Sujet : Moeurs et coutumes -- 12e siècle

Sujet : Moeurs et coutumes -- 19e siècle

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb37265894h

Type : monographie imprimée

Langue : français

Format : 1 vol. (206 p.) : ill. ; 23 cm

Format : Nombre total de vues : 210

Description : Collection : Bibliothèque d'éducation moderne

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k28082g

Source : Bibliothèque nationale de France

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 15/10/2007

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SIXIÈME ÉDITION

UN VILLAGE

AU XH'SIÈCLE ET AU X!X-


DU MÊME AUTEUR

ET A LA MÊME LIBRAIRIE

ROMAN DAUPHINOIS 350 UN VILLAGE AU XII'SIÈCLE ET AU XIX' i 75 LE BONHEUR AU VILLAGE 175 HILAIRE GERVAIS 175 SERVIENNE. 2 50 ASNItiRI:S. IMI'R1MLRI6 LOUIS BOYER LT C~ RUE DU BOIS.


UN

VILLAGE

AU XIIE SIÈCLE ET AU XIXF RÉCIT COMPARATIF

DES MŒURS DU MOYEN AGE

ET DES MŒURS MODERNES

PAR k~

LÉON BARRACAND

S 1 X M E EDITION

PARIS. CHARAVAY FRÈRES ET C", EDITEURS 4, rue de Furstenberg

1887


TOUS DROITS RÉSERVÉS


PREMIÈRE PARTIE

LE VILLAGE AU XH" SIÈCLE

1

BLATIGNY.

« Nulle terre sans seigneur. » En vertu de cet axiome du droit féodal, tout ce qui compose aujourd'hui le territoire de la commune de Blatigny appartenait, à peu de chose près, vers le douzième siècle, aux comtes de ce e nom.

Les seigneurs de Blatigny tenaient ces droits de propriété de leurs ancêtres, qui )ës tenaient de leur épée. Ils descendaient du moins l'assuraient-ils et en donnaient-ils pour preuve leur arbre généalogique, de ces premiers Francs qui envahirent la Gaule, et qui, frères d'armes du roi, après l'avoir aidé à conquérir son royaume, en reçurent quelques portions en fiefs pour récompense de leurs services.

Leurs terres ne relevaient donc que du roi. Chaque fois que, par succession, mariage ou autre cause, elles changeaient de maîtres, les nouveaux possesseurs en devaient l'hommage au roi de France, leur suzerain. Ils étaient tenus en outre de repondre à son appel en cas de


guerre et d'aller se ranger, avec le premier ban de leurs vassaux, sous la bannière fleurdelisée. Mais ce même lien de vasselage qui les obligeait envers le souverain, leur attachait d'autres seigneurs dont les fiefs de moindre importance étaient enclavés dans leurs domaines. Le manoir de la Balme, la maison forte de la Fresnay. quelques autres gentilhommières encore, dont les toits a poivrière pointaient sur l'horizon, se trouvaient dans ce cas, et leurs maîtres reconnaissaient les comtes de Blatigny pour leurs suzerains.

La puissance et les franchises de ceux-ci ne les mettaient pas à l'abri né.omoins de toute querelle et de toute contestation avec leurs voisins. Ils en avaient de continuelles, d'héréditaires avec les barons de Châtillon-sur Vérance, l'immense forêt de Blatigny allant par des délimitations incertaines se joindre aux bois de ces derniers seigneurs. Quant au torrent de la Vérance, qui prend sa source au pied des monts où s'élevait naguère le monastère de Saint-Genix, et qui, après avoir traversé ou contourné un grand nombre de terres seigneuriales, allait se jeter dans la rivière à deux lieues de là, il avait fait couler plus de sang qu'il ne roulait d'eau dans son cours il devait plus tard, en des temps moins barbares, à force de procès, mémoires, dupliques et répliques, actes d'assignation, signincationsd'arrêts et de jugements, épuiser l'encre des procureurs, faire vivre et enrichir plusieurs générations de légistes.

Le château se dressait sur une éminence au centre de la vallée, attirant et inquiétant le regard, écrasant de son ombre les masures au village disséminées à ses



pieds. Elles se pressaient les unes contre les autres, au bas du coteau, adossées au rocher, basses et rampantes, s'éloignant ou se rapprochant du manoir suivant les mouvements du terrain, et semblant, dans la confusion qui les avait jetées là pêle-mêle, partagées entre un double sentiment la crainte du voisinage trop proche du maître et l'espoir de sa protection. Dans quelle posture d'humilité, coiffées de leurs toits de chaume noirci, avec leurs murs de terre battue dépassant le sol de quelques pieds, elles s'aplatissaient devant Ie~géant de pierre! Comme le clocher de la petite église, dont le faîtage à quatre pans surmonté d'un coq se dégageait à peine de leur masse, semblait leur donner lui-même l'exemple de la soumission Avec quel air de défiance et d'effroi l'œil de leur étroite lucarne paraissait sans cesse interroger l'humeur du château

Quant à lui, tranquille et superbe, sûr de lui-même comme un guerrier sous les armes, il se carrait dans sa ceinture de remparts, enracinait au roc les pieds de ses grosses tours, portait avec une coquetterie fière la collerette de ses créneaux, présentait, comme un bouclier impénétrable, son lourd pont-levis hérissé de sa herse, élançait jusqu'au ciel les flèches de ses toitures. Le vieux donjon dominait tout. Nu, roide, carré, tout noir, percé de rares meurtrières, flanqué d'une mince et haute tourelle où tournait un escalier en spirale, surélevé par deux échauguettes s'élargissant à son sommet, il s'allongeait au-dessus des constructions du château, semblable au cou d'un oiseau de proie. 11 planait, dans une attitude de défi, féroce et hautaine, sur toute la vallée, en


fouillant du regard tous les coins, surveillant le hameau, les chaumières éparses çà et là dans la plaine et sur ia lisière du bois, protégeant de loin la Balme, la Fresnay, tous les arrière-nefs qui, sur chaque monticule, audessus du bouquet d'arbres qui les enveloppait, dressaient leurs girouettes et leurs colombiers, se grandissant enfin pour découvrir à l'horizon, au delà des grands espaces marécageux où s'endormaient les eaux paresseuses de la Vérance, au delà des masses verdoyantes de la forêt de Bbtigny, derrière les lointaines collines dont les cimes boisées lui en cachaient la vue, les tours rivales de Châtilion.

II

LES MOISSONS.

Un jour d'été, le soleil d'août dardait ses rayons sur Blatigny. Sa chaleur, tombant de haut, toute droite, faisait pétiller les chaumes des toits, les chauffait à les embraser. II frappait le village d'une lumière crue et aveuglante, et détachait sur le bleu clair du ciel la silhouette énorme du château qui n'en paraissait que plus sombre. Sur les rampes de la colline, dans le chemin encaissé et poudreux qui la coupait de ses lacets, nul être humain n'apparaissait. Seuls, quelques chiens, qu'une réverbération sans cesse plus aiguë chassait des coins où ils s'étaient étendus à l'ombre, traversaient la route, en quête d'un endroit plus favorable à leur sieste. Len arbustes et les buissons qui bordaient les talus, blancs


d'une poussière impalpable, altérés, allanguis, restaient immobiles dans l'air brûlant; pas un souffle de vent n'agitait leurs feuilles. Le château morne et comme inhabité, le village désert, tout semblait frappé de stupeur, écrasé et muet sous l'ardeur de ces effluves caniculaires. Seulement, au milieu de ce grand silence, là-bas, dans les profondeurs de la forêt, sous ses voûtes mystérieuses, on entendait, à intervalles réguliers, le bruit d'une cognée qui battait l'écho.

Mais ce n'était pas au hameau, où quelques recoins lui échappaient encore, que le soleil, a cette heure, triomphait dans toute sa gloire; ni au manoir, où de vastes salles pleines de fraicheur permettaient de se dérober à ses poursuites ni dans la forêt, impénétrable à ses traits ni sur les bords de la Vérance, où les vieux saules penchaient leurs longues branches en pleurs c'était là-bas, dans la plaine découverte, où ne rencontrant nul obstacle, régnant en maître et déployant toute sa force, criblant l'espace de ses jets lumineux, entassant sa chaleur par masses successives qui s'exaspéraient à l'envi, fendillant la terre, cuisant l'herbe, il versait en une seule coulée dévorante toutes les laves de son foyer incandescent. Là, travaillaient les serfs de Blatigny. Ils faisaient les moissons.

Dès l'aurore, ils avaient tous déserté le hameau, hommes, femmes et enfants. Les blés étaient mûrs et ne pouvaient attendre. Quelque brusque orage, d'un moment à l'autre, menaçait de les coucher, d'éparpiller les grains, de détruire complètement cette récolte qui d'ailleurs, les pluies ayant manqué en temps utile, ne


promettait pas d'être très-belle ni très-abondante. Les épis, espacés, rongés par la nielle, au lieu de s'incliner sous leur propre poids, se dressaient sur leur paille courte avec l'orgueilleuse fatuité de têtes vides. Hélas tant de peines et de sueurs pour si peu de profit.

Les hommes, le dos courbé, la faucille en main, coupaient la paille au ras du sol; les femmes suivaient et liaient les gerbes les enfants venaient après, glanant les épis oubliés. Nul n'était inactif. De temps à autre, sur les meules qui s'amoncelaient d'espace en espace, les femmes plaçaient une gerbe en travers. C'était celle réservée pour la dîme, et qui revenait de droit au desservant de Blatigny. Ce desservant, en même temps chapelain du château, touchait une part de toutes les récoltes, une portion de tout le bétail, en outre de ce que les fondations de messe, les baptêmes, mariages et enterrements, et les droits pour la communion, pouvaient lui rapporter.

Sous la chaleur lourde, le travail s'accomplissait en silence, lentement, sans ardeur fiévreuse, mais sans discontinuité ni repos. On n'entendait que le sifflement des faucilles abattant les blés parfois aussi le vagissement d'un nouveau-né couché à l'ombre des meules, qui faisait lever la tête inquiète d'une mère et puis, toujours, au loin, du côté de la forêt, les coups réguliers de la hache fatiguant l'écho. De minute en minute, le soleil surplombant redoublait d'intensité. Et serfs et serves, toujours baissés vers le sol, d'une allure mécanique poursuivaient leur tâche, moissonnaient, liaient et glanaient, tous, maigres et hâves, la peau noire et rugueuse, s'arrêtant à


peine pour essuyer la sueur qui coulait de leur front terreux. Comme ces animaux qui, du sol qu'ils habitent et qu'ils fouissent, gardent sur leur corps la teinte argileuse, ils avaient pris, eux aussi, la couleur de cette glèbe avec laquelle ils vivaient dans une perpétuelle intimité, la retournant, la pétrissant de leurs mains, lui confiant le trésor de leurs semailles, suivant d'un œit anxieux leur lente éclosion, attendant avec impatience l'heure où elle leur rendrait au centuple ce qu'ils lui avaient prêté et où elle les paierait de tant d'efforts. Depuis l'aube, ils étaient là, sous le poids du jour, sans pensée, sans parole, sans révolte, continuant leur dur labeur. Tiens dit l'un d'eux tout à coup sans interrompre le mouvement de ses bras Thibaud se repose, on ne l'entend plus.

Depuis un moment, en effet, la hache se taisait. Son bruit venait rhythmer en quelque sorte leur travail, et, en cessant de l'entendre, ils furent surpris.

III

LA FORET.

La forêt de Blatigny commençait aux premières nuisons du village. Elle s'étendait, à perte de vue, vers le couchant, dans la direction de Châtillon; et, contournant le château au nord, coupée parfois de ravins sablonneux d'où les pluies d'orage emportaient périodiquement toute végétation, reprenant aussitôt après sa marche ascensionnelle vers les coteaux de plus en plus élevés,


elle allait se perdre enfin, après mille chûtes et mille escalades, sur les plateaux inaccessibles des monts SaintGenix. Dans cette vaste étendue boisée, presque toutes les essences forestières étaient représentées, croissant et se multipliant, se mêlant, s'entr'aidant ou s'étouffant dans un inextricable désordre. Pourtant, suivant l'altitude et la nature du sol, chaque espèce avait son domaine où elle prédominait.

Sur la bordure de la forêt, aux lieux où la Vérance, étalant ses eaux basses, s'infiltrait profondément dans les terres, parmi les jets pressés des aunes aux larges feuilles réches, les frênes élégants allongeaient les dentelures régulières de leurs palmes. Les peupliers, isolés ou par groupes, pareils à une armée de géants marchant à la débandade, debout dans leur cotte de mailles verte et balançant au vent leur haut et frissonnant panache, suivaient toutes les sinuosités du cours d'eau, en dessinaient au loin les courbes et les lents retours. Près d'eux, les trembles, au moindre souffle d'air se hérissant de la base au faîte et faisant pâlir leur verdure, montraient l'envers blanchâtre et duveteux de leur feuillage lustré. Puis, s'éloignant des rives, les ormeaux, dans des attitudes pénibles et douloureuses, projetant leurs branches au hasard, les charmes puissants et les érables élancés, commençaient l'assaut des premières pentes. Le bouleau se glissait parmi eux, trahi par la blancheur de son écorce tachée de nodosités noires. Les branchages de tous ces arbres formaient en s'entrecroisant des voûtes ténébreuses que le soleil parvenait à peine à traverser de quelques barres de lumière. Sous leur ombre, des


moissons de fougères enchevêtraient leurs découpures plus loin, un gazon dru tapissait le sol, piqué de violettes, de petites pensées aux teintes pâles, de clochettes bleues et de boutons d'or. La mousse s'incrustait au pied des troncs, envahissait leurs rugosités. Dans ces solitudes ombreuses, les cerfs et les chevreuils erraient et paissaient en liberté, allaient le soir par bande s'abreuver aux bords de la Vérance, puis, au moindre signal d'alarmes, effarés et rapides, s'enfonçaient de nouveau dans leur retraite.

A cette partie de la forêt des régions désolées et presque stériles succédaient. Les premiers monticules de sable apparaissaient. Là, parmi les touffes espacées de houx et de genévriers, les pins, par bouquets détachés et les racines à nu pendaient au flanc des collines, secouant au vent leur forte odeur résineuse. De vastes champs de bruyères et de romarins se déroulaient à l'infini et, sur leur terne uniformité, seuls, quelques buissons de genêts faisaient éclater leurs fleurs jaunes. Plus haut, la forêt reprenait. Les châtaigniers aux troncs énormes, aux branches gigantesques, tendant, parmi les langues dentelées de leurs feuilles, la coque épineuse de leurs fruits, marquaient par enjambées immenses ces nouveaux pas en avant. Puis, venait l'armée innombrable, compacte, serrée et touffue des chênes et des hêtres. Les premiers rochers écorchaient-le sol, montrant leurs dures et vives arrêtes. Là, trônait le roi des forêts, robuste, lent à venir, enlaçant peu à peu le granit de ses racines tenaces, debout sur son fût inébranlable, et portant sur ses branches tordues et ner-


veuses, semblables aux bras d'un athlète où saillent les muscles, la parure légère de ses feuilles aux bords festonnés, que l'hiver jaunit d'une rouille de fer, et que 'été fait reverdir. Ses dépouilles annuelles jonchaient la :erre, y servant de fumure et d'abri aux jeunes pousses qui, quelque siècle plus tard, devaient remplacer l'aïeul et en perpétuer la race. Les chênes s'espaçaient entr'eux, comme jaloux de leurs droits, cherchant à étendre leur ombre, à accaparer le plus d'air et de sol possible. Dans une mêlée plus fraternelle, les hêtres, par bataillons nombreux, les escortaient. Masse obscure, plus humble, vêtus de leur beau feuillage aux nervures sanguinolentes, dont, chaque matin, sur ces hauteurs, le brouillard nocturne retombant en fine rosée faisait la toilette, ils représentaient le gros de l'armée. Ils se détachaient par cantonnements, couraient à l'aventure dans tous les creux des soulèvements calcaires, noircissaient par endroits tout un versant de montagne, la vêtissant de la base au sommet d'un écroulement de feuillage sombre. Ainsi allait la forêt, changeant d'aspect à chaque pas, avec des éclaircies, des clairières, des parties sévères, d'autres riantes et découvertes, où, près des noisetiers sauvages, sous l'ombre grêle des merisiers, les fraises rougissaient au soleil, les framboisiers étalaient leurs fruits de pourpre. A mesure qu'on s'élevait, on entendait de tous côtés sourdre des sources cachées. Par des fissures moussues l'eau suintait goutte à goutte plus loin, elle se détachait par nappes des rochers, tombait en cascades, se perdait et disparaissait sous les arbres et les hautes herbes, se divisait en minces filets qui allaient au


loin grossir le cours de la 'vérance. Enfin, tout à coup, la montagne abrupte se dressait. Des rampes pierreuses aux cailloux tranchants, des sentiers inexplorés tendaient vers son sommet. Là-haut, dans des solitudes immenses, inconnus aux pas des hommes, sous les rafales glaciales du nord, les patriarches de la forêt, les vieux sapins inclinaient tristement vers le sol leurs funèbres rameaux. Nulle fleurette ne se levait à leurs pieds. Ils ne connaissaient que le cri des aigles, les hurlements des loups quand la faim les chassait par bandes et les poussait vers la plaine. Les nuages glissaient sur eux, déchirant leurs voiles à ces milliers d'aiguilles dont ils hérissaient leurs branches, les pénétrant de leur froid vif. Ils rêvaient, l'hiver, ensevelis sous leur fourrure de neige, durant les nuits sans fin où la lune blafarde éclairait la montagne. L'été même ne les réchauffait pas. Ils pressaient leurs colonnes, semblables à des piliers de cathédrale, et gémissaient sans cesse sous le vent avec de longs soupirs d'orgues plaintives, levant leurs branches vers le ciel dans un geste de désolation, désespérés d'être séparés du reste du monde, de vivre inutiles aux autres et à eux-mêmes.

IV

THIBAUD.

Thibaud abattait le bois mort dans la forêt. C'était un des bûcherons chargés par le propriétaire actuel de Blatigny d'approvisionner les bûchers du château.


En ces temps, où le système féodal sévissait dans toute sa rigueur, tout ce qui se rencontrait dans l'étendue de la seigneurie, le hameau, les chaumières, la forêt et le gibier, la Vérance et ses poissons, et la montagne et la plaine, récoltes, bêtes et gens, tout appartenait au comte de Blatigny. Tout ce qu'il dédaignait de prendre était, non en vertu d'un droit, mais par pure gracieuseté du maître, abandonné aux serfs. Ces prérogatives les atteignaient dans leur personne comme dans leurs biens, et nul d'entr'eux ne pouvait se soustraire aux corvées que la fantaisie ou les besoins du châtelain venaient lui imposer taillables en un mot et corvéables à merci. Cependant, les tailles et les corvées, laissées de la sorte à l'arbitraire du seigneur, avaient été réglées pour Blatigny mais, modifiées suivant les nécessités, et plus souvent accrues que diminuées, elles allaient grossissant sans cesse. C'est ainsi que, par une sorte de conscription, une dizaine de serfs, choisis parmi les plus jeunes et les plus vigoureux du village par l'intendant du château, se trouvaient disséminés à cette heure dans la forêt. Ils devaient, outre ce que les cuisines seigneuriales consumaient chaque jour, pourvoir de tout le bois nécessaire pour l'hiver les cheminées monumentales du manoir. Chaque année, les charretées de troncs énormes venaient s'engloutir dans ces âtres toujours flambants, et le travail de ces vingt bras suffisait à peine à la consommation. L'intendant, pour mieux apprécier le zèle de chacun, avait partagé la forêt entre tous les bûcherons, qui opéraient dans un espace déterminé. La région la plus rapprochée du village était échue à Thibaud.


Ce Thibaud était un des nombreux enfants du père Thibaud, dont la chaumière, un peu écartée des autres maisons du village, se voyait à l'endroit où la route commence à monter vers le château. C'était la plus ancienne demeure du hameau elle avait, avec l'agrément des châtelains de Blatigny, appartenu de père en fils aux Thibaud, lesquels avaient fini par peupler presque tout le village de leur descendance il y avait les Thibaud Grandmains, les Thibaud Chapuis, les Boussard, les Leroux, les Millet, les Lhuilier et bien d'autres, tous des Thibaud.

Le bûcheron était un beau gars de vingt ans, un peu maigre, déjà noirci par le soleil, les mains calleuses, la chevelure inculte, mais vaillant à l'ouvrage. Deux yeux noirs, quelques touffes de poils bruns ombrageant ses lèvres et son menton, et prolongeant au bas des tempes le dessin de ses cheveux, formaient tout l'agrément de son visage, avec un air de douceur, d'humilité même, qui contrastait avec son apparence de force herculéenne. Lui aussi, dès l'aube, était parti du village, emportant dans un pot de grès soutenu par un lien d'osier, son repas de la journée. Arrivé dans la forêt, au poste qui lui était assigné, il avait jeté bas sa veste de bure, avait saisi sa cognée, et s'était attaqué à un vieux chêne, dont le dernier orage avait foudroyé la cime et dont les branches aux trois quarts détachées pendaient autour du tronc. A peine vers l'heure de midi, quand le soleil avait atteint le plus haut point de l'horizon, s'était-il interrompu un moment pour son repas, et il s'était remis à la besogne. II savait bien, le brave garçon, que des


salles du château, où le comte en ce moment devait faire sa méridienne, le bruit de sa hache était entendu et permettait de juger de son plus ou moins d'ardeur au travail. Aussi ne chômait-il pas. Avec une obstination têtue, sans se laisser distraire un instant, sans reprendre haleine, il faisait voler sa cognée, frappant l'arbre au ( pied, entaillant la dure écorce, qui s'éparpillait au loin en éclats. Tout à coup, au plus fort de sa tâche, un bêlement plaintif se fit entendre à quelque distance, et Thibaud s'arrêta.

il regarda autour de lui sans rien voir, le fourré épais où il se trouvait lui cachant toute perspective un peu lointaine. 11 crut s'être trompé. Tout le bétail du village, en effet, n'était-il pas en cette saison parqué à plusieurs lieues de là, sur les pentes vertes des monts Saint-Genix? a Les bergers étaient partis dès le mois de mai, avec leurs troupeaux de bœufs, de chèvres et de brebis ils avaient envahi les hauts pâturages, s'étaient installés dans les bergeries d'été, et n'en devaient redescendre qu'en octobre, se contentant d'envoyer toutes les semaines au château le lait, les fromages, ainsi que les moutons qui s'étaient dérochés et qu'on avait dû abattre. Thibaud, ces réflexions faites, soulevait donc sa cognée, persuadé de son erreur, quand le même bêlement tremblant arriva jusqu'à son oreille. Cette fois, il posa sa cognée et se dirigea du côté d'où partait le bruit.

A cinquante pas, il déboucha dans un espace découvert, où croissaient de jeunes plants de châtaigniers. Un mouton était là, broutant gloutonnement les pousses nouvelles. De temps à autre, il s'arrêtait, tournait la tête,


poussait un bêlement de détresse, puis passait à un autre plant qu'il dépouillait hâtivement. Un signe, en forme de C, timbrait en noir la blancheur sale de son lainage. Thibaud ne savait pas lire, ne connaissait pas davantage les lettres de l'alphabet; mais il ne pouvait se tromper à cette marque, que portait tout le bétail de la baronnie de Châtillun. Aussi, n'ignorant pas les dissentiments qui partageaient sans cesse les deux seigneuries rivales, la surprise, pour ne pas dire l'effroi, le tinrent un moment cloué sur place.

Bientôt il courut à l'animal et voulut l'entraîner. Mais il regimbait, décidé, semblait-il, à ne pas s'éloigner, avant d'avoir englouti la plantation tout entière. Alors Thibaud se baissa, lui saisit les pattes et posa la lourde bête sur ses épaules. Et, ainsi chargé, il s'enfonça de nouveau dans la forêt, mais du côté opposé au village. Quelques instants après, il descendait une pente, au bas Je laquelle coule la Vérance. Elle séparait en cet endroit les terres de Blatigny de celles de Châtillon, et s'étendait en marais du côté de ces dernières. Là, de maigres prairies, étouffées par les joncs etparlesroseaux, s'étalaient sur les monticules glaiseux, que bordaient de leurs lances pressées les iris, les glaïeuls, toute une végétation inutile et envahissante. Sur les lents remous du ruisseau flottaient des ilôts d'écume boueuse des moires grisâtres formées des mille détritus qu'il charrie, ondulaient, se plissaient, s'embarrassaient comme de longues toiles d'araignée dans les hautes herbes, au milieu desquelles les nénuphars, plaquant à fleur d'eau leurs larges feuilles, laissaient émerger leurs grands ca-


lices blancs. Des myriades d'insectes, nés de la fermentation putride du marécage, volaient dans l'air, glissaient sur les eaux. La Vérance qui, en amont et en aval, court et bondit capricieusement avec un bruit de folie, s'attardait là silencieusement dans un paysage mélancolique. Le lieu est triste, l'horizon borné, fermé de coteaux nus, les bords presque toujours solitaires.

Cependant, Thibaud aperçut sur la rive opposée un troupeau de moutons, et, à quelques pas, assise sur un tertre de gazon, une quenouille attachée au côté, une jeune fille qui filait du chanvre. 11 essaya d'aller directement à elle, mais, ses pieds s'enlizant dans la vase, il fut forcé de faire un détour. 11 franchit la Vérance un peu plus bas, dans un endroit parsemé de gros cailloux et, sautant de l'un à l'autre, il atteignit le sol ferme. Là, il déposa le mouton à terre, qui, en quatre bonds et tout joyeux, alla rejoindre le troupeau, pendant qu'il marchait lui-même vers la jeune fille.

Petite et mince, elle ne paraissait guère avoir plus de seize ans. Ses cheveux, d'un blond roux, se confondaient presque avec l'étoupe qui, à la hauteur de sa tête, coiffait sa quenouille ils étaient relevés sur son front, noués sur la nuque avec une brindille de roseau, et retombaient de là sur ses épaules. De grosses taches de rousseur, carrées et presque noires, criblaient ses joues, son cou et ses bras. Malgré ces cruels stigmates d'une vie passée à errer en plein air et par tous les temps, la jeunesse et la beauté éclataient sur ses lèvres fraîches, dans l'azur vif et transparent de sesyeux, les deux seuls points que le hâle n'eût pu atteindre. A l'approche de Thibaud, elle avait


relevé la tête, puis l'avait baissée tout aussitôt. Elle s'était prise d'un redoublement d'ardeur et d'attention pour sa tâche; ses petites mains, noires et sèches, se démenaient avec furie dans le chanvre.

Ça! Guillaumette, dit Thibaud, vous voulez donc que nos maîtres soient en guerre, que vous laissezvaguer vos moutons chez nous. Celui-ci, que je vous rapporte, a dévoré toute une plantation de châtaigniers. Si le comte le savait

Il s'arrêta, attendant sans doute une réponse mais Guillaumette se tut.

Eh bien reprit-il, vous ne me remerciez pas? Si dit-elle, tout bas, sans lever la tête, comme effrayée du son de sa voix, et trouvant moyen de rougir sous son masque de taches de rousseur.

Et votre père, comment va-t-il ?

11 va bien.

Je l'irai voir un de ces jours, j'ai à lui parler. Soupçonnez-vous de quoi seulement?

Elle ne répondit rien, mais baissa un peu plus la tête, l'enfouissant dans sa poitrine, se voilant de saquenouille. Thibaud sourit. Allons puisque vous ne voulez rien me dire, je m'en vais. Mais nous nous reverrons bien.. Au revoir, Guillaumette.

Au revoir, Thibaud.

Et le bûcheron s'éloigna, se retournant de temps à autre pour considérer la jeune fille, qui, toujours assise à la même place, la tête penchée, continuait à filer sa quenouille. Le soleil couchant l'enveloppait d'une poussière d'or elle se détachait, avec ses cheveux blonds, avec sa


forme grêle, comme une vision surnaturelle, sur la verdure pâle de la prairie. Le marais scintillait à ses pieds comme un miroir brisé, les lances des glaïeuls se lustraient, toute la flore aquatique s'épanouissait et exhalait ses parfums. Ces lieux, si désolés tout à l'heure, semblaient s'être emplis d'un reflet de joie. Et, après un dernier regard, Thibaud rentra dans la forêt, escorté par le ramagede tous les oiseaux, qui, à la chute du jour, pris d'une inquiétude fiévreuse, s'agitaient à la cime d~s arbres, chantaient, s'égosillaient, sequerellaient, volaient de branche en branche et le poursuivaient de leur vacarme assourdissant.

V

LA TAILLE.

Quelques semaines après, les blés étant battus, les grains vannés et mis en sac, les chariots du manoir commencèrent à circuler dans la seigneurie. Ils allaient par les sentiers raboteux, suivis de l'intendant et de quelques sergents, s'arrêtant devant chaque chaumière, et, le soir, pliant sous leur charge, ils rentraient dans les murs du château.

L'un de ces chariots, presque au terme de sa course, fit halte un soir devantlamaison dupère Thibaud. Lepaysan était devant sa porte, causant avec son fils aîné. Tous deux pâlirent en voyant l'intendant s'avancer vers eux. Eh bien père Thibaud, c'est votre tour. Où sont les sacs ?


Mais je ne dois rien.

Rien ? Montrez-moi donc votre taille.

Le paysan entra dans sa chaumière et en sortit, portant un long morceau de bois marqué d'entailles, qu'il remit à l'intendant. Celui-ci l'ajusta à un autre bois pareil, qu'il choisit parmi ceux qui pendaient à sa ceinture; et aussitôt, il éclata de rire. C'est une plaisanterie Que ne donnez-vous là ?

Mais c'est ma taille, balbutia le paysan.

Dites celle que vous avez fabriquée, mon brave Tenez Suivez-moi bien, voici la bonne. Et son ongle se posait successivement sur les coches de sa propre taille beaucoup moins nombreuses que sur celle de Thibaud. Première taille, quand l'héritier de Blatigny fut fait chevalier celle-là, vous l'avez payée. Deuxième taille, quand iipartitpoursonvoyaged'outre-mer vous n'en avezdonné que le tiers. Troisième taille, pour sa rançon rien. Mais il est mort, dit le paysan, la rançon devint inutile.

Et maintenant, les tailles annuelles, poursuivit l'intendant sans répondre, et tournant le bois de l'autre côté. Une, deux, trois, quatre coches. Or, la taille date de six ans, c'est deux qui manquent vous êtes de deux ans en retard, père Thibaud. Oui, ma foi, deux ans Mais, cette année, la récolte a été bonne. Il faut s'acquitter. Où sont les sacs ?

Je suis bien malheureu: dit le paysan. J'ai beaucoup d'enfants. Voici l'aîné chargé de famille. Et il indiquait quelques marmots qui se roulaient près de là dans le sable. Le bûcheron ne travaille que pour le château


le berger est parti pour la montagne ceux-ci sont trop jeunes pour m'aider. Comment voulez-vous que je fasse pour vivre ?

Sans compter les corvées, continua l'intendant, où vous oubliez de vous rendre. Vous savez cependant que le comte tient à ce que la nouvelle route soit achevée au plus tôt. Ça! vous et l'aîné, tâchez qu'on vous y voie demain. Et maintenant, ajouta-t-il en jetant un regard de côté vers les sergents, oui ou non, pèreThibaud, voulez-vous me livrer les sacs ?

Je fus toujours un fidèle serf de Blatigny, dit le paysan, prenez ce que vous voudrez.

Et il s'écarta de la porte, alla s'asseoir à quelques pas sur un banc, où son fils aîné s'entretenait avec le bûcheron, revenu de la forêt sur ces entrefaites. Pendant ce temps, les hommes du château s'introduisaient dans la chaumière; les sacs en sortaient, un à un, portés sur leurs épaules, s'empilant dans la charrette sur ceux qui s'y trouvaient déjà, débordant sur les roues, surplombant la croupe des chevaux.

Si c'est Dieu possible s'écria la femme de Thibaud, une vieille à cheveux gris qui parut sur le seuil. Charger ainsi une voiture! L'essieu va casser. Ne craignez rien, la mère, dit l'intendant. Elle en a vu bien d'autres Et maintenant, en route La maison était vidée. La lourde charrette s'ébranla, avec un geignement formidable, un grincement prolongé de l'essieu frottant sur les moyeux. Les enfants dansaient autour, chassés par les piques des sergents. Elle allait, canotée, penchant à dro.~e, penchant à gauche, balançant.


malgré les cordes qui les assujettissaient, sa charge effrayante de barils, de sacs de blé, de légumes secs, secouant les couples de volailles pendues par les pieds aux ridelles de la voiture, traçant de profondes ornières, sursautant à chaque caillou. Et le père Thibaud, et la mère Thibaude, l'aîné et sa femme, le bûcheron, tous, graves et silencieux, immobiles sur le seuil de leur chaumière, la regardaient s'éloigner d'un air navré. Tout à coup le bûcheron, se détachant du groupe, rejoignit la charrette et marcha derrière, la suivant. Elle avait commencé à gravir la pente qui monte au château. Tous les vingt pas, aux tournants de la route, elle s'arrêtait. On calait les roues, on laissait souffler les chevaux qui, blancs d'écume, luisants de sueur, chassaient dans un brusque ébrouement les mouches collées sur leur poitrail saignant. A chaque arrêt, l'eau ruisselant de leurs tlancs, la bave tombant par paquets de leur bouche, arrosaient le sable sec. Puis, dans un claquement de fouet et l'effarement de toutes les volailles, les jarrets se tendaient de nouveau, la pointe des sabots mordait le sol, et le chariot en gémissant reprenait sa marche.

Quand la route nouvelle sera terminée, cesera plus commode, dit l'intendant. Et il jeta un coup d'œil de côté. sur une tranchée qui s'ouvrait vers la droite. Elle indiquait le tracé du nouveau chemin qui, par une pente douce, en contournant la colline, devait s'élever insensiblement jusqu'à la porte du manoir.

La voiture atteignit enfin la plate-forme qui s'étendait devant les tours du château. Là, se dressaient les



fourches patibulaires, insigne dictinctif des seigneurs hauts justiciers, dessinant sur le bleu du ciel leur funèbre portique. Au bruit de l'attelage, un homme se pencha en dehors des créneaux puis le son d'une trompe se fit entendre, et, dans un grondement terrible, dévidant leurs chaînes de fer, la herse se leva, le lourd plancher du pont s'abaissa. Par le porche béant, entre les deux grosses tours, la première cour du château apparut. Il y eut de nouveaux claquements de fouet, des piétinements sourds sur le pont, et la charrette, rasant les murs, effleurant la voûte, s'engouffra dans le manoir. Que diable viens-tu faire ici ? s'écria le chef des sergents, s'apercevant que Thibaud les avait suivis. Allons! Psit psit! vite dehors! Et, comme on chasse un chien, l'effrayant de la voix et du geste, il repoussait Thibaud vers l'entrée.

Bah laissez-le, dit l'intendant. Le père Thibaud a donné tout ce qu'il avait, et si celui-ci vient réclamer, c'est peine perdue.

Pendant cette altercation, avec le même bruit de chaînes, le pont-levis se redressait derrière eux, défendant l'accès du château. Et Thibaud, demeuré dans la cour, se dirigeait vers l'habitation particulière du comte. VI

LE PÉAGE.

Debout dans la principale salle du château, les mains croisées derrière lui, les jambes écartées, le corps raide,


la tête droite, le vieux comte de Blatigny écoutait le rapport de son écuyer. Celui-ci, le sire Agénor de la Balme, lui désignait, tout en parlant, deux pauvres hères arrêtés à l'autre bout de la salle, blêmes, l'oeil inquiet, tournant leur bonnet dans la main. Ce devait être deux colporteurs (les seuls marchands à peu près de ce tempslà), à en juger par les balles énormes qu'ils avaient déposées sur une table, et dont les courroies ceignaient encore leurs reins.

Ils suivaient la route de Blatigny. Je leur ai demandé s'ils avaient acquitté les droits de péage. Alors, ils m'ont répondu qu'ils ignoraient qu'ils fussent sur vos terres, que d'ailleurs on leur avait dit que vous étiez un bon seigneur. Je les ai fait saisir par mes hommes et je vous les ai amenés.

Vous avez bien fait. Des voleurs probablement, ou de damnés Juifs s'écria le comte en toisant de loin les deux colporteurs.

Non, Monseigneur, d'honnêtes marchands, de bons chrétiens s'exclamèrent d'une voix les deux pauvres diables.

Allez me chercher le bailli, ainsi que le chapelain. Agénor sortit. Le comte fit quelques pas vers la fenêtre qui dominait au loin la plaine. Son regard triste erra au dehors. Depuis quelques années, depuis la mort de son fils aîné, il avait pris l'habitude de s'arrêter là, debout devant la fenêtre de la haute salle, fouillant l'horizon lointain du regard, comme si, par ces mêmes sentiers où il l'avait vu s'éloigner avec sa nombreuse et brillante cavalcade, il eût toujours espéré voir revenir l'héritier de


son nom. Hélas! ni lui, ni ses deux autres fils, morts à la fleur de l'âge, et dont les corps reposaient sous les dalles de la chapelle, ne devaient jamais lui être rendus. !1 ne lui restait qu'une fille, en qui il avait concentré toute sa tendresse de père. Mais son nom, l'orgueil de sa race, les prouesses et la gloire des aïeux, ce n'était pas elle qui pouvait en perpétuer les traditions et le souvenir; tout devait s'éteindre avec elle Ce sont ces pénibles pensées qui venaient parfois creuser un pli douloureux sur le front du vieux comte de Blatigny.

Le bailli et le chapelain entrèrent. La lecture des papiers des deux colporteurstémoignaquelesmarchandises leur étaient légitimement échues, et l'examen que leur fit subir le chapelain leur fut favorable.

Allons! c'est bien, dit le comte. Et s'adressant au chapelain Dites à Hermengarde de venir. Puis aux colporteurs Vous évitez la prison et la confiscation totale. Mais il faut payer le passage défaites vos ballots.

Quelques instants après, une portière se souleva dans un coin de la salle,et Hermengardede Blatigny,suivie de son jeune page, Théobald de la Fresnay, parut dans l'éblouissement desa beautéseigneuriale. Sa grâce juvénile tempérait la fierté de sa physionomie hautaine, où un nez fort et impérieux tombant sur une bouche dédaigneuse, deux yeux aux regards assurés, habitués à ne rencontrer que des fronts courbés autour d'elle, étaient comme autant d'indices d'une noble race. Deux longues tresses de cheveux noirs qui s'allongeaient jusqu'à ses genoux, faisaient valoir la blancheur de son teint. Parmi les


sombres tentures, sous les voûtes enfumées de la salle aux vieux meubles de chêne, cette fraîcheur et cette délicatesse de carnation ressortaient mieux encore.Elle s'avança lentement, d'un mouvement souple et nonchalant, la tête penchée de côté comme sous le poids de cette rêverie vague et un peu triste qui lui était habituelle, balançant, en marchant, sa taille élégante rui se pliait comme un roseau. Une robe, auxplis droits, dont un cordon négligemment noué à la ceinture soutenait la queue, se moulait sur sa taille. Uneaumônière pendait à son côté. Choisis ce qui te conviendra, lui dit le comte en lui désignant les marchandises éparses sur la table. Les yeux de la jeune fille, en s'y fixant, s'allumèrent soudain. Ses mains, pâles et molles, aux longs doigts de fuseau, se glissèrent parmi les étoffes, les palpant, les froissant, les assemblant et les rejetant tour à tour. Elle fit tout déplier, hési~ longtemps et finit par arrêter son choix sur une pièce brochée d'or et de soies multicolores à grands dessins d'animaux héraldiques, qu'elle remit aux mains du page.

Et vous, mon ère, ne voulez-vous rien ?

Non, dit le comte, je n'ai besoin de rien.

Mais, au même instant, il surprit son écuyer, suivant d'un regard de convoitise les étoffes que les colporteurs s'empressaient de replier; F. vit son bailli qui, sous la lumière crue de la fenêtre, semblait mettre en évidence les rapiéçages de sa souquenille il remarqua lue le page, au lieu d'accompagner Hermengarde déjà disparue derrière laportière, restait deboutauprèsdes marchands. Attendez n'allons pas si vite, dit-il à ceux-ci.


Vous, Agénor, vous méritez bien quelque chose pour votre peine et vous aussi, le bailli. Et puis, un cadeau pour le petit, c'est bien le moins.

Trois pièces, parmi les plus belles, furent encore triées avec soin, séparées de la masse. Après quoi, les colporteurs, refaisant leurs paquets à la hâte, rechargèrent sur leurs épaules les balles allégies, et saluant le comte jusqu'à terre, le remerciant à l'envi, ils s'éloignèrent avec un soupir.

VII

ATTACHÉ A LA GLÈBE.

Thibaud les croisa sur le seuil de la salle.

Que me veux-tu ? lui dit le comte en l'apercevant. Monseigneur, voici Je désire me marier. Bon, cela Et qui épouses-tu?

Guillaumette.

Guillaumette ? Et il sembla chercher dans sa mémoire, parmi ses vassaux, dont tous les noms lui étaient familiers. Je ne connais pas, finit-il par dire. Le bûcheron hésitait. Enfin, avec un effort C'est qu'elle n'est pas de Blatigny.

Et d'où est-elle

De Châtillon.

Il y eut un silence. Thibaud avait baissé la tête, attendant que la foudre éclatât. Mais le vieux comte n'eut pas de colère au contraire, d'une voix calme et douce et souriant presque Écoute-moi bien, mon garçon,


dit-il à Thibaud. Je ne te défends pas d'épouser Guillaumette, puisque Guillaumette te plaît. Mais c'est à la condition qu'elle te suivra sur mes terres et qu'elle sera serve de Blatigny.

Et si le baron refuse, reprit Thibaud encouragé par le ton de bienveillance de son maître, me permettrezvous d'aller m'établir à Châtillon ?

Jamais.

Je me rachèterais, dit Thibaud.

Ah ah l'on a donc de l'argent Et d'où te vientil ? L'on m'a bien dit que tu braconnais dans la forêt, que tu allais vendre du gibier à la ville voisine. Qu'on ne t'y prenne pas! tu ferais connaissance avec les oubliettes de Blatigny. Quant a te laisser établir à Châtillon, jamais et pour n'importe quelle somme je n'y consentirai. Et n'essaie pas de fuir tu es mon serf, tu m'appartiens partout où tu pourrais te réfugier, j'ai droit de te réclamer, de te reprendre. Je te ferais mettre un carcan au cou, enchaîner au pied du donjon. Et maintenant, tu peux t'en aller. Tu m'as compris.

Thibaud, la tête basse, quitta la salle. il longea les corridors sombres dans son trouble il se trompa d'escalier et descendit dans la seconde cour, celle-là même où se dressait le donjon. C'était un second château, plus sombre, mieux fortifié, plus imprenable encore que le premier. Un fossé l'isolait, un pont-levis en fer aboutissait à l'étroite porte. Thibaud savait qu'en ses fondations, taillées dans les profondeurs du roc, se cachaient les prisons du manoir. Il vit, au ras des fossés, les soupiraux qui les aéraient, et, rivés au mur, les anneaux de


fer où l'on attachait les prisonniers, quand, les tirant de leurs puits, on leur permettait de respirer le grand air. De toutes parts s'étendaient les dépendances du château, les écuries, les hangars, les celliers où s'entassaient les provisions au-dessus, de vastes salles inhabitées, capables de loger une garnison entière et plus haut encore, bordé d'un parapet crénelé, que des échauguettes reliaient de distance en distance, le chemin de ronde; enfin, la chapelle, et plus loin, dans une large courbe qui s'arrondissait au dehors, le préau, planté de quelques arbustes, et qu'un perron rattachait à l'habitation du comte.

Un sergent, que Thibaud rencontra, le guida, à travers les passages des deux cours, jusqu'à la poterne dont la porte basse s'ouvrait au pied des remparts. Et, de là, après s'être fait reconnaître par la garde, passant sous les bois de justice pour couper plus court, dégringolant tout droit le coteau sans suivre les zigzags du chemin, dans les premières ombres de la nuit qui s'élevaient du fond de la vallée, il put regagner le village.

VIII

LE REPAS DU SOIR.

Le même soir, la Thibaude ayant décroché la marmite, le vieux Thibaud avait pris place au haut bout de la table, ayant l'aîné de ses fils à sa gauche, la femme de ce dernier à sa droite, et tous les enfants, par rang d'âge,


assis sur deux bancs de chaque côté. Des trous, creusés profondément dans l'épaisse tablette du meuble, servaient d'écuelles à chacun. C'est là que, tour à tour, la Thibaude vida le contenu de la marmite. C'était une soupe de pain noir, assaisonnée d'huile, où nageaient quelques menus légumes. Quand chacun fut servi, les fronts se penchèrent, les cuillers de bois plongèrent dans les creux de la table, et le repas commença, lentement, silencieusement, ainsi que les paysans, harassés de tout un long jour de travail, se repaissent d'ordinaire. O'n entendait un bruit de mastication bestiale, de sourdes déglutitions. La Thibaude, accroupie devant l'âtre, courbée à même la marmite, y puisait le peu qu'elle avait gardé pour sa part. La soupe achevée, quelques oignons qui traînaient sur la table furent partagés, ainsi qu'un dernier quartier de pain qu'on tira de la huche. Puis, une cruche de grés, remplie d'eau, circula de bouche en bouche. Et ce fut tout.

En ce moment, la porte s'ouvrit et le bûcheron parut. Mon Dieu! s'écria la Thibaude, nous t'avons oublié. Il ne reste plus rien.

Je n'ai pas faim, répondit-il. Merci.

Et, passant dans une autre partie de la chaumière, il s'alla jeter dans un coin, sur un tas de feuilles qui lui servait de lit. La nuit était tout à fait venue. Tous bientôt l'imitèrent et le sommeil vint pour quelques heures soulager ces malheureux du caïds de leurs peines et de leurs soucis.


IX

LE LÉPREUX.

Le lendemain, de bonne heure, le bûcheron se mit en marche pour Châtillon. Le soleil, qui se levait avec la hâte et dans toutes les splendeurs d'un matin d'été, dissipait le brouillard qui planait sur la vallée et faisait scintiller dans l'herbe les gouttes de rosée qui peu à peu s'évaporaient. Il y avait de la gaîté et de l'espérance dans l'immense lumière rose qui emplissait tous les points de l'horizon, enveloppant les coteaux d'une teinte douce et harmonieuse qui en fondait les sécheresses crayeuses; se glissant en nappes soyeuses sur le gazon des prairies et sur les guérets, où les marguerites par touffes, les liserons rampants, les coquelicots, les boules cotonneuses des pisse-en-lit, toute la flore champêtre faisait en couleurs vives et fraîches chatoyer son écrin; s'épanchant enfin sur les dômes pressés et moutonnants de la forêt, dont elle détachait à l'infini, jusqu'aux sommets encore voilés de nuages des monts Saint-Genix, les mille nuances de verdure.

Thibaud sentait un étrange bien-être s'insinuer en lui. Le grand air, le soleil, l'éclatante lumière, l'aspect riant du paysage, le mouvement de cette course matinale, tout lui soufflait au cœur la confiance. Il avait mûri tout un plan dans sa tête, et il ne doutait pas de sa réussite. Ayant quitté la route tortueuse et ravinée qui, par le bas de la plaine, mène de Blatigny à Châtillon, il suivait par les coteaux un sentier en raccourci.


Il allait, tout joyeux, marchant allégrement, grisé par l'air, par le jaillissement de pensées heureuses qui bouillonnaient dans son cerveau, quand, tout à coup, au bruit d'une clochette qu'on agitait à quelque cent pas au-dessus de lui, il s'arrêta. Il parut hésiter un moment, s'interroger, tendant l'oreille; puis, s'apercevant que le bruit se rapprochait, il se jeta brusquement en dehors du chemin, escalada un monticule, et là, dominant le sentier, il attendit.

Bientôt, à un détour de la route, un homme parut, vêtu d'une longue robe noire, et dont un capuchon, percé de deux trous à la hauteur des yeux, cachait entièrement la face. II descendait le sentier, tenant un panier d'une main, et agitant sa sonnette de l'autre. C'était un lépreux.

Il était parti, quelques années auparavant, avec l'héritier de Blatigny pour la Terre-Sainte; et, seul des nombreux serviteurs qui accompagnaient le croisé, après avoir enseveli son maître de ses propres mains, il était revenu de cette plage lointaine apporter la triste nouvelle au château. Peu de temps après son retour, l'horrible mal, résultat des longues privations du voyage, peutêtre aussi du défaut d'hygiène et de propreté sous un climat de feu, s'était déclaré, et, suivant l'usage rigoureux de cette époque, il avait dû être exclu de la société des hommes.

Thibaud ne l'avait pas revu depuis le jour où l'on avait procédé à sa séquestration, et tous les détails de la funèbre cérémonie, oubliés depuis longtemps, lui revinrent aussitôt à la mémoire. 11 revit l'église du village tendue


de noir, les cierges allumés, les écussons à tête de mort avec tibias en sautoir posés sur les candélabres. La cloche sonnait, lente et lugubre, comme pour un enterrement. L'office avait commencé on avait chanté le libera et le dies !r~. Puis, le lépreux ayant dépouillé ses anciens habits aussitôt livrés aux flammes, on lui avait fait revêtir son nouveau costume, on lui avait remis la cliquette qu'il devait sans cesse faire retentir en marchant pour avertir les passants de son approche, et on 'avait processionnellement conduitau sommet du coteau, dans la cabane isolée et creusée dans le roc où il devait habiter désormais. Le prêtre, ayant dit le requiem, lui avait jeté une pelletée de terre sur les pieds, et la foule s'était retirée. Chaque jour, depuis ce temps-là, le malheureux allait chercher les provisions qu'on déposaitpour lui dans un endroit écarté, au bas du coteau, et il rega gnait son gîte, secouant toujours sa crécelle, sans parler à personne, sans voir un visage humain.

Quand Thibaud l'eut perdu de vue, à un second détour du chemin, il se sentit soulagé. Mais, en jetant les yeux autour de lui, il lui sembla que la nature, si riante tout à l'heure, avait pris soudain un aspect sévère et attristé. La robe noire du lépreux, entraînant par le sentier, en avait chassé toute la joie elle avait comme intercepté les rayons du soleil, éclipsant de son deuil l'éclat de l'astre qui, derrière les nuages où il s'était retiré, ne faisait plus sentir que sa chaleur lourde et rappelait cet autre soleil d'Asie dont les ardeurs implacables et malsaines irritaient et soulevaient en pustules écailleuses la peau des malheureux atteints de la lèpre.


Thibaud ne redescendit pas dans le sentier, que le passage de l'homme au capuchon avait infecté, et,évitant avec soin son habitation, il gagna d'un autre côté le haut de la colline. Puis, dévalant le versant opposé, il se trouva bientôt à Châtillon, devant la chaumière du père Guillaume.

x

LE DROIT DE FORMARIAGE.

Le père Guillaume était vannier. Assis devant sa porte, il tressait des paniers, des claies pour faire sécher les fromages, de grandes huches et de petites corbeilles en joncs et en osier. L'habileté qu'il apportait dans son art, sans lui valoir aucun pront, puisque tout le bénéfice en revenait en définitive à son seigneur, le faisait néanmoins fort apprécier de ce dernier, qui, entre tous les serfs de Châtillon, l'avait en une estime particulière. En voyant Thibaud s'avancer de son côté, le père Guillaume eut un sourire de contentement et d'orgueil, comme s'il eût deviné ce que lui voulait le jeune homme, et que son amour-propre de père eût été flatté de voir la main de sa fille recherchée par le plus beau gars de Blatigny.

Ainsi donc, dit-il à Thibaud, après un moment d'entretien, et tout en continuant sa besogne de vannier, tu as parlé de ce mariage au comte de Blatigny ? Oui, père Guillaume.

Et le comte y a consenti ?


A la condition que votre fille viendrait habiter Blatigny.

Voire mais,notre baron autorisera-t-il Guillaumette à quitter ses terres ?

C'est ce qu'avec votre permission, je vais aller lui demander.

Voire mais, à supposer qu'il consente, encore faudra-t-il lui racheter ma fille qui est sa serve et qui lui appartient comme moi-même, lui payer les droits de formariage, qui sont gros, comme tu sais.

Nous les lui paierons, père Guillaume.

Et avec quoi, garçon ?

Ici, il interrompit son travail et tourna la tête du côté de Thibaud, le considérant avec curiosité. Celui-ci jeta les yeux autour de lui comme pour s'assurer que personne ne pouvait l'entendre, et baissant la voix, se rapprochant du vannier Là-bas, dit-il, dans la forêt, au pied d'un arbre auquel j'ai fait une marque, nous trouverons, dans un sac de cuir, la somme suffisante. Je crois bien que le vieux comte de Blatigny ne se trompait pas et que le braconnage venait un peu en aide à Thibaud, en dépit des règlements sévères de la seigneurie pour un lièvre ou pour une perdrix, c'était la prison pour un cerf, c'était la mort. Ces nobles bêtes, réservées aux plaisirs du château, ne voulaient être tuées que par des mains seigneuriales. Mais le bûcheron n'avait pas peur et risquait sa vie à ce jeu. Ainsi, les lois injustes et les droits arbitraires provoquent la violence et le dol.

Eh bien dit le père Guillaume, va donc voir le


baron, et ce qu'il décidera sera bien fait. Je sais au surplus qu'il a besoin d'argent, voulant s'équiper grandement avant d'entreprendre, lui aussi, son voyage d'outremer. II en cherche de tous côtés, décidé même à engager ses terres. Va, mon garçon, et bonne chance. Et Thibaud se dirigea vers le manoir de Châtillon.

XI

ROBERT DE CHATILLON.

Mais il n'eut pas la peine de monter jusqu'au château, dont les tourelles s'apercevaient au loin à travers la verdure,s'élevant à pic sur un rocher dont la Vérance baigne le pied. Une vaste salle d'ombrage, bordée de tilleuls centenaires, suivait le cours d'eau et s'étendait en ligne presque droite l'espace d'un millier de pas. Au bout de cette avenue, il aperçut le jeune et bouillant baron, Robert de Châtillon, avec deux de ses valets, lesquels tenaient en main un cheval qu'on était en train de dresser. Après maints soubresauts et maintes ruades de l'animal, le baron Robert était parvenu à se mettre en selle il avait assemblé les rênes, puis, serrant et desserrant les genoux, excitant le cheval de la voix, le caressant de la main tour à tour et le cinglant de coups de houssine, il cherchait à le lancer dans l'avenue. Mais celui-ci tournait en rond, se cabrait et ruait, refusait d'obéir. Enfin, tout à coup, il partit à fond de train. Thibaud qui s'avançait à sa rencontre, n'eut que le temps de se ranger de côté, et, pendant que cheval et cavalier passaient devant


lui avec un bruit de tempête, pour attirer l'attention et la bienveillance du châtelain, il tira son bonnet et s'inclina profondément. A l'extrémité de l'allée, les mêmes difficultés recommencèrent. Cependant le cheval prit de nouveau son élan, et, comme la première fois, Thibaud, à son passage, tira son bonnet et se plia en deux. Mais alors, le cheval effrayé fit un brusque écart, et peu s'en fallut que le cavalier ne fut désarçonné. Avec un jurement effroyable, et grâce à la vigueur de ses jarrets, il put se maintenir en selle; et, maîtrisant la bête, la fustigeant à tour de bras, pour la corriger de sa peur et lui permettre de se rendre compte de ce qui l'avait effrayée, il la fit marcher droit sur Thibaud, poussant sa tête et son poitrail sur le serf.

Triple animal s'écria-t-il en apostrophant ce dernier. Que viens-tu faire là ? veux-tu me faire rompre le cou ?

Monseigneur, je voudrais épouser.

Mais, tout frémissant sous la main qui le domptait, le cheval, couvert d'écume, mâchant son mors et secouant la tête, bousculait Thibaud ses sabots impatients le piétinaient; ses naseaux lui chassaient en plein visage leur souffle embrasé et le forçaient à reculer dans l'avenue.

Quoi? Epouser! Répondras-tu?.. Que veu.tu dire ?

Epouser. Epouser Guillaumette. La fille du père Guillaume.

Et d'où es-tu ? Je ne te connais pas.

De Blatigny.


De Blatigny Et tu as l'audace de venir me demander une serve de Châtillon.

Le baron Robert, piquant le cheval de l'éperon et le faisant se cabrer, faillit écraser Thibaud qui se jeta de côté, évitant par miracle une double ruade qui heureusement se perdit dans le vide.

Je paierai les droits de formariage, j'ai l'argent nécessaire.

Je ne veux ni de toi ni de ton argent. 'Guillaumette est née et mourra ma serve. Va-t'en au diable Oh monseigneur, de grâce.

Et, dans un geste de supplication, Thibaud éleva ses deux mains jointes vers le baron. A ce mouvement, le cheval, épouvanté de nouveau, fit un terrible saut de côté qui coucha presque son cavalier à terre. Robert le releva d'un vigoureux coup de bride; et, le visage enflammé de colère, les yeux chargés d'éclairs Déciment, toute cette engeance de Blatigny a juré ma mort. Attends, maraud, attends un peu

Et pour sûr, cette fois, il avait bien résolu de broyer Thibaud sous les pieds de son cheval qu'il lançait sur lui, en cherchant à atteindre le serf avec sa baguette de houx. Pour échapper à sa rage, le malheureux n'eut plus qu'une ressource ce fut de se jeter dans la Vé.rance, d'où, après avoir pataugé quelque temps, il put gagner l'autre rive. Et là encore, poursuivi par la voix menaçante du baron, croyant toujours sentir sur ses épaules le sifflement de sa houssine, le souffle brûlant de l'animal, il se mit à fuir d'arbre en arbre, jusqu'à ce qu'il eût quitté le territoire de Châtillon.


XII

GERTRUDE.

La nuit était venue,lorsqu'il traversait la forêt pour rejoindre Blatigny. Dans une clairière, il aperçut une vieille femme, courbée vers le sol, qui ramassait des plantes.L'allurefantastiqueque prenaientsesmouvements dans les ténèbres, ses membres décharnés recouverts de haillons, le travail mystérieux auquel elle se livrait, tout semblait fait pour inspirer une terreur superstitieuse. Mais Thibaud qui l'avait souvent rencontrée dans les bois, la connaissait. Il s'approcha d'elle sans crainte. Mère Gertrude, lui dit-il, vous savez bien des choses que nous ignorons et vous pouvez ce que nous ne pouvons pas. C'est le diable, dit-on, qui vous inspire vos sortilèges. Mais n'importe Aussi bien, on vient de m'envoyer au diable. Venez-moi en aide, je vous prie, je suis bien malheureux.

Et qu'as-tu, mon enfant ? dit la vieille se dressant sur ses pieds et montrant aux rayons de la lune, sous le hérissement de ses cheveux gris épars, sa tête effrayante, son visage osseux, ridé et parcheminé, où les yeux semblaient seuls vivants.

Thibaud lui exposa ses chagrins, les conditions que le comte de Blatigny avait mises à son mariage, et la façon dont le baron Robert l'avait reçu.

Oh oh dit-elle en branlant la tête, dès le moment qu'il s'agit du comte ou du baron, le diable ne peut rie


contre le diable, cela dépasse mes moyens. Si tu me parlais de tes parents, du père Guillaume, de sa fille, passe encore. J'ai des formules, des herbes et des breuvages qui pourraient forcer leur volonté. Mais les autres, vois-tu, mon fils? ce sont nos maîtres ils ont tous droits sur nous, et je n'y puis rien. Ainsi, fais-en ton deuil, tu ne te marieras pas.

Thibaud remercia la sorcière. Et, doutant un peu d'un pouvoir dont les charmes surnaturels perdaient toute vertu à l'encontre de la puissance seigneuriale, il rentra, triste et découragé, dans Blatigny, qu'il avait quitté, le matin, si joyeux et si plein d'espérance.

XIII

LA CHASSE AU FAUCON.

Une après-midi, le pont-levis du château de Blatigny s'abaissa, et la cavalcade de chasse, débouchant sur la plate-forme, descendit au galop les rampes de la colline et s'enfonça dans la fo'rêt. Hermengarde et le vieux comte chevauchaient en tête et de front. Le page Théobald et l'écuyer Agénor de la Balme les suivaient, l'un portant sur le poing l'émérillon de la jeune fille, l'autre l'épaule chargée du gerfaut du comte. Puis, parmi les fauconniers à cheval, tenant en main les bâtons où perchaient les oiseaux de proie la tête enchaperonnée, les valets à pied fermaient le cortège, au milieu des aboiements des chiens qui, tirant sur leur laisse et flairant avidement le sol, s'élançaient par bonds en avant.


La cavalcade, après avoir longtemps suivi un ravin sablonneux, s'arrêta dans une vaste clairière. Des coteaux couverts de bruyère s'élevaient d'un côté, la forêt s'étendait de l'autre et, au loin, trahissant sa présence par des touffes de joncs et par une moisson de hautes herbes, la Vérance, dans l'excavation qui se creusait aux pieds de deux collines, laissait traîner une de ces mares dont elle égrène tout son parcours. 11 y eut quelques minutes d'attente. Les chiens avaient pris une autre direction. Séparés en deux bandes, les uns entrant sous bois, les autres contournantles coteaux, ils devaient, des profondeurs de la forêt, ainsi que de la plaine et des bords du torrent, rabattre tout le gibier sur le point où le comte avait fait halte.

Bientôt, leurs aboiements se rapprochèrent. Quelques faisans s'envolèrent de la lisière du bois. Le premier faucon fut lancé. Il partit comme un trait, rasant le sol, puis, s'élevant tout à coup, fondit au milieu de la bande effarée qu'il dispersa, et revint, à l'appel du fauconnier, avec sa proie entre les griffes. Cependant des canards sauvages s'enfuyaient des roseaux du marécage; des vols de cailles, d'alouettes et de perdrix descendaient successivement des coteaux voisins. D'autres faucons furent délivrés. Les uns, décrivant un grand cercle qui allait se rétrécissant, semblaient enlacer leur victime avant de l'atteindre d'autres, s'élevant dans la nue, choisissaient leur proie, puis tombant d'aplomb comme une pierre, s'abattait sur elle, lui plantant leur bec crochu dans la tête, l'étouffant dans leurs serres. Les grands lévriers, accourus de toutes parts, aidaient à la poursuite, happant



le gibier que les valets s'empressaient de disputer à leur voracité. Au milieu de leurs aboiements, du sifflement des fauconniers, excitant ou rappelant les oiseaux de proie, au-dessus des chasseurs galopant dans la clarière, c'était un déluge de plumes multicolores, traversé de larges gouttes de sang comme une pluie d'orage, un massacre d'oiseaux de toute espèce. Au passage d'un vol de ramiers, Hermengarde lâcha son émérillon. Il les eut bientôt rejoints, et, traversant leurs groupes, revenant sans fin sur lui-même, les déchirant à chaque fois du bec et de l'ongle, il n'en laissa pas échapper un seul. Les plumes blanches volaient au vent comme des flocons dans une tourmente de neige.

La chasse durait depuis quelques heures les vols devenaient rares. Le comte avait donné le signal de la retraite, et les faucons sur leur perchoir avaient repris leur chaperon. Mais voici que, s'élevant au-dessus de la mare, les jambes pendantes, le cou replié enarrière, un superbe héron prit son vol. Le gerfaut du comte n'avait eu jusque là aucune part à la chasse; il était resté sur le poing ganté de son maître, comme dédaigneux de tout le gibier qui jonchait le sol et se réservant pour une plus noble lutte.

Le héron, battant l'air de sesailes puissantes, passa audessus des chasseurs,et, prenant la direction des coteaux, monta dans la nue, monta jusqu'à ce qu'il ne fût plus qu'un point dans l'espace. Son apparition avait suspendu les préparatifs de départ. Tous les regards s'étaient tournés vers le comtequi, répondantà l'attente générale, s'empressad'ôterle chaperon du gerfaut. Mais, si prompte


qu'eût été sa décision, le héron, s'élevant toujours, venait de s'enfoncer et de disparaître dans les hauteurs de l'éther.

Debout sur le poignet du comte, penchant de côté et d'autre sa tête inquiète, fouillant de ses yeux noirs et vifs tous les points de l'étendue, le gerfaut hésita un moment puis, soudain, s'élançant fi tire d'aile et diminuant à vue d'oeil, il fendit l'espace en ligne droite. Toute la cavalcade, suivie des fauconniers et des meutes aboyantes, se porta vers les coteaux qu'elle escalada. Le gerfaut volait toujours vers le nord, et, parmi les ravins, les fondrières, traversant les bois, sautant les obstacles, toute la chasse le suivait. 11 disparut aux yeux à son tour, et ce fut un moment d'anxiété. Fauconniers et chasseurs. le page, l'écuyer, les chiens eux-mêmes, toutes les tètes étaient levées, tous les regards sondaient l'immensité déserte et uniformément bleue. Enfin, deux points noirs reparurent, comme deux billes se heurtant dans l'espace, et, de minute en minute, grossirent en s'abaissant. A cent pieds du sol, ce fut un duel acharné. Le gerfaut s'éloignait, prenait du champ, puis, son bec recourbé tout ouvert, ses griffes droites et en arrêt, il s'élançait sur le héron mais, d'un battement d'aile, celui-ci remontait en l'air avec l'élasticité d'une balle frappant le sol, et le gerfaut allait rouler dans le vide, pendant que son adversaire se laissait retomber derrière lui. Alors, le gerfaut s'élevait à son tour, et du sommet de l'azur plongeait perpendiculairement sur le héron qui, dressant en l'air son long bec pointu et l'attendant, le forçait à dévier tout à coup pour ne pas être embroché


par son propre élan. Puis, c'était de grands tournoiements, des enroulements sans fin autour l'un de l'autre, tous deux se guettant et se tâtant, dans une valse furibonde où leur ardeur se centuplait, où leur rage s'exaspérait, et où le gerfaut semblait toujours sur le point d'avoir le dessus, mais où le héron puisait sans cesse de nouvelles forces. Tous suivaient d'en bas les péripéties de la lutte, riant, battant des mains, trépignant d'aise et s'exclamant « Bravo, gerfaut Courage courage » Pourtant, le combat touchait à sa fin. Renversé sur le vent, le cou incliné sur ses ailes ouvertes, ses longues pattes en avant, le héron fatigué attendait le gerfaut qui, deux fois, se précipita sur lui, mais qui, labouré de profondes déchirures, dut lacher prise. Au troisième assaut, leurs serres s'entrelacèrent, et, dans un froissement de plumes, mêlé de cris rauques, devant l'assistance palpitante et retenant son haleine, une lutte corps à corps s'engagea, où les deux champions, roulant dans l'espace, s'abandonnant et se ressaisissant, ramenèrent les chasseurs au bord de la mare. comme si le héron, sentant sa fin, eût voulu mourir parmi les herbes natales, au lieu même d'où il avait pris son essor. Tout à coup, il se détacha du gerfaut, une aile cassée et pendante; et, tandis que ce dernier, fier, joyeux, l'œil allumé, le plumage hérissé et tout souillé de sang, reprenait place sur le poing du comte, le vaincu dans une courbe immense allait tomber comme une masse sur la rive opposée. Les chiens s'élancèrent enaboyant, sautant à l'eau et nageant. Alors, un fauconnier, craignant sans doute qu'à se disputer le glorieux trophée ils ne le missent en pièces,


poussa son cheval après eux et les devança. Mais, au moment d'atteindre le héron, celui-ci se redressa, et, à longues enjambées, s'aidant de son aile valide, il disparut derrière les coteaux, entraînant les lévriers elle fauconnier à sa suite.

C'est grand tort et grande imprudence, dit gravement le comte arrêté avec la chasse au bord de l'étang. Nous ne sommes plus sur les terres de Blatigny. On attendit le retour du fauconnier; mais le temps passait, la nuit s'approchait sans le ramener. Les chiens, sifflés et rappelés à grand bruit, reparurent un à un. Et, lassée d'attendre, la cavalcade de chasse rentra au manoir à la nuit close.

Le lendemain, des bûcherons rapportèrent sur un brancard le corps du fauconnier, que Thibaud, au matin, avait découver, flottant sur la mare.

X!V

REPRÉSAILLES.

A quelques jours de là, le père Guillaume était allé, aux bords de la Vérance, faire sa provision de joncs et d'osiers. L'heure était matinale, les environs déserts. Les oisds dans l'eau, les chausses relevées au-dessus du genou, une serpe à la main, il remontait le courant, coupant ça et là tout ce qu'il rencontrait à sa convenance et lançant les paquets de branches sur la rive où il se proposait de les recueillir un moment après. Il paraissait avoir terminé sa besogne et se disposait à remonter sur


le talus, quand, dans cette minute d'arrêt, en jetant les yeux autour de lui, il aperçut sur l'autre rive un osier dont les rameaux minces et souples se balançaient audessus de l'eau. Il n'avait que trois pas à faire pour franchir la largeur de la Vérance il s'approcha de l'arbuste, prit une brassée de ses longues tiges jaunes, les abattit d'un coup de serpe.

Soudain,d'un bouquetd'arbres joignant la forêt voisine, des cavaliers se détachèrent qui accoururent au galop, et la voix d'Agénor de la Balme éclata comme un tonnerre Saisissez-le! il vient voler le bois de Blatigny! La serpe, les branches d'osier s'échappèrent des mains de Guillaume qui pâlit tout à coup etse mit a trembler de tousses membres, balbutiant des excuses inintelligibles. Cependant, deux des cavaliers, poussant leurs chevaux dans la Vérance, l'avaient déjà saisi au collet, et, le soulevant chacun d'une main, le déposaient sur la rive. On déroula une longue corde dont l'un des bouts servit à lui attacher les poignets. Il se laissait faire comme un enfant, regardant autour de lui d'un air hébété, tout étonné d'être un voleur. Puis, l'un des cavaliers prenant en main l'extrémité de la corde, Agénor, rfeureux et fier de son exploit, marchant en tête, Guillaume, la tête basse, les mains liées derrière le dos, précédant les hommes d'armes de quelques pas, la chevauchée se dirigea vers Blatigny.


XV

LES OUBLIETTES.

Elles étaient situées sous le donjon, nous l'avons dit, et, depuis bien des années, n'avaient pas servi. De mémoire de serf, on ne se souvenait pas dans le hameau que le vieux comte de Blatigny y eût jamais fait enfermer personne. Elles n'en étaient pas moins un objet de terreur vague pour ses vassaux, une menace perpétuelle suspendue sur leur tête et amenant vite à résipiscence les plus récalcitrants.

La superstition villageoise, entretenue peut-être par les châtelains qui ne pouvaient que bénéticier de ces exagérations, s'était donné libre carrière à leur endroit. Au dire des récits, qui, dans les veillées, au coin de l'âtre, se transmettaient et s'amplifiaient de bouche en bouche, elles s'ouvraient sous une dalle, basculant comme une trappe dès qu'on y posait le pied, et s'enfonçaient en forme de puits dans les entrailles du sol à des profondeurs inconnues. Leurs murailles étaient hérissées de crocs et de lames tranchantes où, de chute en chute, se déchirait et se partageait par lambeaux le corps des malheureux qu'on y précipitait.

Mais la réalité était assez terrible, sans que l'imagi nation se chargeât de l'assombrir.

Les sergents de Blatigny, à qui Agénor avait remis Guillaume, lui firent franchir le pont-levis du donjon et l'introduisirent dans une salle où on le délivra de ses


liens. Pendant ce temps, un homme chargé d'un trousseau de clefs s'approchait d'une porte qui s'encadrait dans le mur et que des lames de fer croisées recouvraient. 11 eut quelque difficulté à faire jouer la clef dans la serrure, que la rouille, en mousse rougeâtre, enveloppait. La porte résista longtemps. Enfin, elle tourna sur elle-même avec un grincement de tous se~ gonds, et le demi-jour d'une meurtrière éclaira un escalier suivant les contours du mur et s'enfonçant dans la nuit. Sur un signe des sergents, Guillaume descendit cet escalier, et, au bout de quelques marches, il se trouva dans une salle de plain-pied avec les fossés extérieurs. Le guichetier l'avait suivi; il déposa dans un coin une cruche et un quartier de pain; puis remonta, referma la porte du haut. Et le prisonnier put l'entendre, ainsi que les sergents, quitter la salle supérieure, franchir le pont-levis, s'éloigner du donjon dans la direction du château.

Ses yeux finirent par s'habituer aux ténèbres, que traversait, du côté de l'escalier, le pâle reflet du soupirail, et, en regardant autour de lui, il se vit dans une sorte de cave voûtée, bordée à deux pieds du sol d'une large maçonnerie servant de contrefort aux fondations du donjon. Des débris de douves, s'émiettant sous ses pieds, traînaient çà et là, avec des cercles de futailles brisés, dont quelques-uns, couverts d'une poussière épaisse, se suspendaient au mur, s'enroulant sur un piquet. Des tas de paille, des détritus de toute espèce s'amoncelaient dans les coins; et de lourdes toiles d'araignée, ~res:ces et poudreuses, pendaient en loques de la voûte.


Après une rapide inspection des lieux, Guillaume t<!la s'asseoir sur le bord du mur en revêtement, et, les deux mains entre les genoux, la tête fléchie et le mer~ ton à la poitrine, il s'abîma en de tristes réflexions. Hélas il ne devait pas languir longtemps dans ce séjour.

XVI

HAUT JUSTICIER.

Sur une estrade élevée de quelques marches et surmontée d'un dais timbré aux armes de Blatigny, le vieux comte siégeait dans la grande salle du château. Assis de trois quarts, la main droite appuyée au genou, l'autre crispée sur le bras de son fauteuil qu'elle tourmentait fiévreusement, il promenait ses regards violents et chargés d'éclairs dans la salle, allant des seigneurs rangés en demi-cercle au-dessous de lui et qui composaient sa haute cour de justice, au bailli qui parlait et à Guillaume qui écoutait. Son écuyer, Agénor de la Balme, debout près de lui, tenait par la poignée, la pointe fichée en terre, l'épée à deux mains de son maître. Un peu plus bas, rêveuse et distraite, Hermengarde laissait errer ses regards sur l'horizon qui se déroulait par la fenêtre ouverte; son page était assis près d'elle, sur le dernier degré de l'estrade. Enfin, à l'entrée de la salle, portant brodé sur sa cotte le blason du comte, le héraut d'armes de Blatigny, qui avait convoqué luimême à ce plaid tous les gentilshommes vassaux de !a


seigneurie, après avoir placé chacun d'eux suivant ses droits de préséance, était allé s'adosser à l'un des montants de la porte et veillait de là à ce que tout se passât dans les règles et à ce que nul membre de l'assemblée ne sortît du rang qui lui était assigné.

Le bailli parlait. Dans les affaires de basse et de moyenne justice, il jugeait seul d'ordinaire, tous les pouvoirs du comte lui ayant été délégués à cet effet; mais, dans les causes criminelles, où ce dernier présidait lui-même à la tête de tous ses feudataires, le bailli s'eiTaçait modestement il remplissait alors en quelque sorte le rôle de procureur, chargé d'exposer et de développer le cas en litige. Il parlait donc, debout devant une table, sur le coin de laquelle un greffier prenait des notes, rédigeant sans doute d'avance le jugement. Il citait Cicéron, Démosthène, les Pandectes et Justinien, les Assises de Jérusalem, le Bréviaire d'Alaric, le Code Théodosien, les Grecs et les Romains, le droit coutumier et les règlements de la seigneurie. Une douce somnolence planait sur l'assemblée. Les sires de Raimbert et de Villepont s'étaient endormis. Quant aux autres, les seigneurs de Calpruy, de Maupreux, de Fontrailles, de Bagrassand, etc.. ils bâillaient, se caressaient nerveusement la barbe, s'agitaient dans des mouvements d'impatience et d'ennui. Le discours durait depuis une heure, et l'orateur tenait à faire briller son savoir.

Abrégez, bailli, je vous en prie, abrégez, dit le comte qui bouillait sur son siège.

Le bailli arriva alors au meurtre du fauconnier. Il ra-


conta lachasse, l'heureet le lieu, le gibier tué, tes péripéties diverses, et qu'au moment du départ, un héron avait pris son vol comme quoi il s'était levé sur les terres de Blatigny, avait été poursuivi sur ces dernières, et, blessé mortellement, s'était échoué sur celles de Châtillon qu'alors, usant de son droit, le fauconnier était allé relever la pièce tombée, mais que le héron. Au fait, bailli, arrivez au fait. Ces seigneurs et moi savons tout cela mieux que vous.

Alors il déclara que le baron avait fait lâchement et traîtreusement assassiner le fauconnier pour pousser le comte à bout, par bravade et par défi, et qu'une pareille insulte rejaillissait sur tous les seigneurs dont les fiefs relevaient de Blatigny. A ces mots, les juges ne purent tenir en place ils se dressèrent, les dormeurs se réveillèrent, quelques-un:; tirèrent leur épée. Par la mordieu il nous en rendra raison! Le héraut d'armes, effaré, accourut vers eux. Le comte se leva et calma l'assemblée qui se rassit.

Voyons, bailli, terminez. Quand nous parlerezvous de cet homme ? Et il désignait Guillaume. Mais le bailli tenait à épuiser un sujet avant d'en aborder un autre. 11 revint encore au fauconnier, exaspérant les seigneurs de plus belle, et le comte plus que tous les autres, à leur parler du baron, de ses intentions méprisantes et provoquantes à leur égard, jurant que ce serait une honte de n'en point tirer vengeance tellement que le comte, hors de lui, descendit de son siège. Taisez-vous en voilà assez s'écria-t-il d'un ton urieux. Et toi, approche. dit-il à Guillaume.


Guillaume écoutait depuis une heure, sans entendre prononcer son nom, se demandant ce que ce fauconnier venait faire là. Certes ce n'était pas pour se défendre qu'il prêtait l'oreille il s'en sentait bien incapable. Mais il aurait voulu se rendre compte de sa situation, savoir pourquoi et par quelle fatalité il se trouvait tout à coup devant ce tribunal et il n'y parvenait pas. Il se tenait debout au milieu de la salle, la tête basse, les épaules rentrées, se faisant le plus humble, le plus doux et le plus petit possible, presque honteux du rôle important qu'il jouait, osant à peine lever les yeux sur les seigneurs et ne s'expliquant pas qu'ils eussent bien voulu se déranger pour venir s'occuper de lui. A l'appel du comte, il sembla se réveiller en sursaut, et il s'avança tout bouleversé par son ton de colère.

Es-tu entré, oui ou non, dans mon oseraie?. Réponds.

11 releva la tête, ouvrit de grands yeux,parut chercher et ne rien trouver, comme si la nuit subitement s'était faite dans son cerveau ses lèvres remuèrent sans articuler aucun son, puis, d'un ton bas, presque insaisissable, avec un tremblement dans la mâchoire Oui, murmura-t-il.

Tu as coupé des branches d'osier, n'est-ce pas ? Oui.

Et tu savais que l'oseraie m'appartenait?

Mon Dieu oui.

Ii avoue cela suffit s'écrièrent les seigneurs. Qu'on recueille les voix.

Sur un signe du comte, le bailli s'approcha; mais il


n'eut pas la peine de, faire le tour de l'assemblée, car tous les seigneurs s'étaient levés en désordre et criaient en même temps A mort à mort

Que ne tenons-nous le baron ajouta l'un d'eux, son affaire serait vite faite.

Il aura son tour, dit un autre.

A mort répétèrent-ils tous, dans un tumulte de voix, et tournant le dos à Guillaume qui les regardait crier et s'agiter comme s'il ne se fût pas agi de sa propre condamnation.

Où est )e jugement? dit le comte.

Le greffier lui tendit un parchemin, au bas duquel il venait de laisser couler quelques larmes de cire. Le comte, qui ne savait pas écrire, prit sa grande épée, et, appuyant le pommeau sur le cachet, y laissa l'empreinte de ses armes. Tous les seigneurs, l'un après l'autre, l'imitèrent. Et l'assemblée, énervée d'immobilité, éprouvant le besoin de se donner du mouvement, dans un brouhaha joyeux et avec l'agréable sensation de la délivrance, s'empressa de vider la salle.

Guillaume, demeuré seul avec les sergents, se tourna vers eux, ayant l'air de leur demander Et maintenant, que nous reste-t-il à faire ?

XVII

LES FOURCHES PATIBULAIRES.

Elles se composaient, en vertu des droits que le seigneur de Blatigny tenait de son titre de comte de


six poteaux plantés deux à deux et reliés entr'eux par des barres transversales. Elles s'élevaient à peu de distance de la poterne, par laquelle Guillaume, escorté du chapelain et des sergents, déboucha quelques instants après. Le soleil, qui se couchait, teignait l'horizon d'une couleur de sang, et allongeait démesurément sur la petite place l'ombre des seigneurs qui, du haut des créneaux, étaient venus assister à l'exécution. Parmi ces silhouettes fantastiques, se dessinant en noir sur la poussière blanche, se penchant, se redressant et quelquefois se mêlant, il était facile de reconnaître le vieux comte et sa fille, un peu séparés des autres, puis Agénor, Théobald, les sires de Maupreux, de Calpruy, de Raimbert, tous les gentilshommes enfin qui avaient assisté au jugement. Une vingtaine de serfs de Blatigny, qui se trouvaient de guet ce jour-là au château, formaient une double haie sur la place, etThibaud, parmi eux, debout en tête d'une des lignes, touchait presque un des poteaux du gibet. Guillaume, en passant près de lui et en le reconnaissant, eut un regard de profonde tristesse, et une larme, eût-on dit, roula dans ses yeux. Péut-être se ressouvint-il alors de la jeune fille qu'il laissait là-bas, seule et sans soutien, derrière les coteaux où le soleil s'abaissait. Ses yeux s'y portèrent, puis revinrent vers Thibaud, qui, dans ce seul regard, comprit quel legs sacré et quelles recommandations dernières le père lui faisait. Cependant un des sergents, ayant appliqué une échelle contre la potence, était monté pour fixer une corde dans l'anneau d'une des barres horizontales. A un moment, la corde lui glissa des mains et tomba à terre.


Thibaud, dit-il, passez-moi donc la corde. Thibaud ne bougea pas.

Eh bien! entendez-vous?..

Plus pâle que le condamné, Thibaud se baissa, et, ramassant la corde, la tendit au sergent.

Là, maintenant tirez, que je voie si elle est solide. Et Thibaud tira.

Pendant ce temps, le chapelain prodiguait ses exhortations au patient, qui, les traits contractés, les yeux fixes, secoué de légers frissons, regardait les ombres qui s'agitaient confusément à ses pieds, puis, au loin, au-delà de la forêt et des coteaux, toujours ce même point du paysage qu'éclairait le soleil couchant. Quand tout fut prêt, le sergent redescendit. Il guida Guillaume jusqu'auprès de l'échelle, lui dit de monter. Et Guillaume monta. Mais le premier barreau était assez distant du sol son pied glissa et retomba à terre. Maladroit! dit le sergent. Sensible au reproche, Guillaume, regardant avec soin où il posait les pieds, gravit l'échelle jusqu'à ce que sa tête fût au niveau du nœud coulant. Le sergent l'avait suivi, il lui passa vivement la corde autour du cou. Puis, redescendant aussitôt, d'un mouvement brusque il enleva des deuxmains l'échelle. Le corps du serf, après quelques soubresauts et quelques battements des mains dans le vide, tourna lentement sur lui-même et finit pardemeurer immobile.

Voilà une bonne guerre avec le baron, qui se prépare, dit en souriant Agénor à Hermengarde. Elle regardait rêveusement du côté de Châtillon où le soleil venait dedisparaître, ne prêtant aucune attention à


ce qui se passait autour d'elle. A ces paroles d'Agénor, elle ramena lentement ses regards sur lui.

Vous croyez ? dit-elle. Et ses sourcils se froncèrent légèrement.

Sans doute, reprit ce dernier, qui ne manquait aucune occasion de faire valoir son dévouement auprès de l'héritière de Blatigny. Mais ne craignez rien, nous le mettrons à la raison.

Hermengarde ne répliqua rien et s'éloigna, pensive, du bord des créneaux.

XVIII

LE CARTEL DE GUERRE.

Dès lors, sourdes et inavouées d'abord, bientôt plus violentes et plus apparentes, les hostilités commencèrent entre les deux seigneuries. Pas de jour où, en s'éveillant, les serfs de Blatigny ne pussent constaterquelque ravage commis sur les terres du comte. C'était des champs ensemencés que les pieds des chevaux avaient foulés; des récoltes encore en terre arrachées, dispersées au loin, emportées. Des meules de foin flambaient, la nuit, allumées par des mains invisibles. Un matin, la roue du moulin fut trouvée brisée; des immondices, des corps d'animaux en putréfaction souillaient le lavoir et tous les endroits où la Vérance roulait sur un lit decailloux brillants et où les habitants venaient puiser l'eau indispensable à leurs besoins. Les travaux des champs étaient interrompus les serfs tremblaient, n'osaient s'aventurer


hors du hameau, faisaient de longs détours pour se rendre à la ville voisine, en revenaient par groupes et bien avant le coucher du soleil. En vain, Agénor et les sergents d'armes de Blatigny parcouraient nuit et jour la seigneurie les malfaiteurs étaient insaisissables. Ils semblaient suivre l'écuyer et ses hommes à la piste, prendre un malin plaisir à tout dévaster derrière eux de sorte qu'en revenant sur leurs pas, ceux-ci, étonnés et furieux, apercevaient les dommages tout récents. Alors, altérés de vengeance, exaspérés de colère, à la nuit tombée, ils entraient à leur tour sur les terres de Châtillon, piétinant les champs, arrachant les récoltes, brisant la roue des moulins, infectant les puits, incendiant les meules, rendant injure pour injure, et dégâts pour dégâts. Ainsi, des deux côtés, paisibles et sans colère, n'ayant aucune raison de s'en vouloir, les pauvres serfs pâtissaient de l'animosité de leurs maîtres.

Enfin, un matin, le héraut d'armes de Châtillon, escorté de sergents, parut devant le manoir de Blatigny. L'un des sergents sonna de la trompe et le pont-levis s'abaissa. Admis en présence du comte qu'il trouva entouré de tous les siens, bailli, écuyer, son propre héraut d'armes, Hermengarde, le page et les autres, il déroula un long parchemin et lut à haute voix

« Robert, baron de Châtillon, à toi, Geoffroi, qui te dis comte de Blatigny pour tes faussetés, déloyautés et trahisons, et, entre autres méchefs, pour avoir, contre tout droit et toute justice, saisi un de nos serfs et l'avoir méchamment fait pendre, te faisons savoir que, de ce jour ensuivant, nous nous proposons de te faire et te


ferons tout le mal que nous pourrons, t'avertissant de te garder comme nous nous garderons nous-méme, et espérant qu'avec l'aide de Dieu et de notre épée, et des sires de Néry, de Mareuil, de Gerberoy, d'Hardencourt, de Villetertre, de Fayel, de Craonne, de Meulan, de Pierrepont et de tous les seigneurs dont les fiefs relèvent de notre baronnie, nous t'amènerons à reconnaître que tu as faussement, déioyalement et traîtreusement agi et, pour l'authenticité de la présente déclaration, l'avons scellé de notre scel, cejourd'hui dix-huitième de septembre, en notre châtellenie de Châtillon. »

C'est bien, dit le comte, prenant le parchemin et le froissant dans ses mains. Et il ajouta d'un ton radouci Qu'on fasse restaurer le héraut d'armes et sa suite, et que toute sûreté leur soit donnée pour s'en retourner. Le héraut d'armes de Châtillon s'inclina et quitta la salle. Alors, le comte, désignant une table au bailli Asseyez-vous, bailli, et écrivez

« Geoffroi, comte de Blatigny, à toi, Robert, qui te dis baron de ChâtiMon pour tes faussetés, déloyautés et trahisons, et, entre autres méchefs, pour avoir, contre tout droit et toute justice, saisi un de nos fauconniers et l'avoir méchamment fait assassiner, te faisons savoir qu'acceptant ton cartel de guerre et ayant déjà, en justes représailles, fait pendre un de tes serfs qui volait du bois sur nos terres, nous nous proposons de te faire et te ferons tout le mal que nous pourrons, t'avertissant de te garder comme nous nous garderons nous-même, et espérant qu'avec l'aide de Dieu et de notre épée, et des sires de la Balme, de Maupreux, de Calpruy, de Villepont,


de Bagrassand, de Fontrailles, de Raimbert, et de tous les seigneurs dont les fiefs relèvent de notre comté, nous t'amènerons à confesser que tu as faussement, déloyalement et traîtreusement agi et pour l'authenticité de la présente déclaration, l'avons scellé de notre scel, ceiourd'hui dix-neuvième de septembre, en notre châtellenie de Blatigny. »

Va, dit le comte à son héraut d'armes, en lui remettant le parchemin. A ton retour, tu te présenteras chez tous mes feudataires et les sommeras, en vertu de leur foi jurée et hommage, de se rendre ici demain, avec tous les hommes qu'ils me doivent en temps de guerre. Qu'on me laisse, ajouta-t-il. Vous, Agénor, demeurez. Quand la salle fut vidée Tu vas partir, dit-il à Agénor.

Partir s'écria l'écuyer d'un ton de douloureuse surprise et avec déception. Moi, Monseigneur, qui espérais vous prouver pendant cette guerre.

Tu ne me prouverais rien du tout. T'imagines-tu, vieux et rouillé comme je le suis, que je vais entrer en campagne contre cet endiablé baron, qui prépare son coup de longue main, qui a rassemblé sa bataille, convoqué le ban et l'arrière-ban de ses vassaux, et qui, depuis la mort de mon fils, guette toutes les occasions de me nuire, n'attend qu'un prétexte pour fondre sur moi ? Puis-je laisser ma fille ici, seule, exposée à tous les périls.

Mais, Monseigneur.

Pendant que je battrais les chemins, que le traître nrattirerait au loin ? Non, non, ce n'est pas possible. Je


l'attendrai derrière ces murailles, qui lui résisteront, je l'espère, jusqu'à ce que tu aies pu t'acquitter de ton message.

Un message Et pour qui ?

Voici. Mais surtout de la discrétion, de la prudence et de la célérité 1

Et le comte, se penchant, parla bas à l'oreille d'Agénor de la Balme.

XIX

REFUGE AU CHATEAU.

Le carillon d'alarme tintait sans discontinuer au sommet du donjon de Blatigny. Le pont-levis restait baissé. Les sergents, en cas de surprise, échelonnés de distance en distance sur les rampes de la colline, se tenaient sous les armes, prêts à tout événement. Dans un va-et-vient perpétuel, les serfs, avec une hâte fiévreuse, parcouraient le chemin du château, entassaient devant leur demeure leur mobilier, leurs denrées, leurs instruments de culture,chargeaient les chariots,tiraientaux bras,poussaient aux roues, les vidaient dans la cour du manoir, couraient les remplir de nouveau au village. Les hommes du comte menaient de grands tonneaux au bord de la Vérance, qu'ils revenaient vider dans les citernes. C'était d'immenses charretées de bois montant la colline, des voyages de foin, de paille. De temps à autre, quelque gentilhomme passait, enseigne déployée, suivi de douze ou quinze hommes équipés et la trompe du château saluait son


entrée d'une fanfare guerrière qui se mêlait au tintement lugubre et obstiné du carillon. Les bergers, avertis par les messagers du château, descendaient précipitamment les pentes vertes des montagnes, regagnaient le hameau, excitant leurs chiens, sifflant et chassant devant eux leur troupeau. Les brebis, effarées, bêlant, frétillant de la queue, les béliers, les dominant de leurs hautes cornes et secouant leur sonnette, s'engloutissaient sous le porche ainsi que des vagues sans fin, coulaient dans l'intérieur du manoir leurs flots ruisselaient entre les jambes des grands bœufs qui, tournant la tête, envoyaient un long regard triste et un dernier beuglement d'adieu aux frais pâturages désertés avant la saison. Chacun s'aidait, se multipliait; les enfants, tout joyeux, couraient, ravis du changement, fiers d'être devenus utiles dans ce déménagement général les femmes, pâles, énervées, perdant la tête, avec cette palpitation aiguë et haletante du carillon dans les oreilles, fouillaient tous les recoins de la chaumière. On emportait tout ce qui pouvait s'emporter, les chenets et la plaque du foyer, les planches du lavoir, les troncs creusés pour dériver l'eau, la meule du moulin, les lits, les sièges, le vin caché, les provisions enterrées, tout s'empilait sur les voitures du château. Et, là-haut, les hangars s'emplissaient, les celliers regorgeaient, les planchers pliaient, les caves étaient bondées, les étables débordaient, les écuries s'encombraient un grand nombre de chevaux, attachés à des anneaux, parquaient dans les fossés intérieurs du donjon. Puis, c'était des retardataires accourant, des serfs ayant oublié quelque objet, redescendant au village, pressés par les


sergents; quelque chèvre égarée qui revenait seule. Pendant ce temps, l'ouverture de la poterne était maçonnée; des blocs de pierre, des poutres, des troncs d'arbre s'amoncelaient sur les créneaux pour la défense les fossés étaient nettoyés, élargis, creusés pour augmenter la hauteur des remparts. Enfin, quand le dernier feudataire fut entré avec sa bande, le dernier berger avec son troupeau, le dernier bûcheron avec sa charge de bois, le dernier serf, habitant d'une chaumière lointaine, avec toute sa famille, les femmes, les enfants, les vieillards, que tous eurent trouvé place sous les voûtes, dans les vastes salles du manoir, et que les cours furent pleines, les murs gonflés à éclater, alors les sergents d'armes, demeurés les derniers, se replièrent vers le château, le plancher du pont se releva majestueusement et le carillon cessa.

XX

SIÈGE ET ASSAUTS.

Le baron de Châtillon était venu planter sa bannière devant le château de Blatigny. Elle flottait fièrement au vent, sur un petit monticule, dans la partie de la plateforme opposée aux fourches patibulaires d'où le corps de Guillaume avait été descendu et mis en terre. Sans cesse entourée d'un groupe de sergents, elle semblait, par droit de conquête, avoir déjà pris possession du sol, et ombrageait sous ses plis les pennons des feudataires. Les troupes de ces derniers, les vassaux du baron,


s'étaient dispersés dans le village, chaque bande cantonnée dans une chaumière. C'était mille à douze cents hommes environ assiégeant les cinq ou six cents que renfermait la place forte.

Quelques jours s'écoulèrent en préparatifs d'attaque. On rassemblait des échelles, on abattait du bois pour confectionner des fascines, on construisait des mangonneaux et des tours roulantes. Chaque soir, le baron, laissant le commandement de l'armée de siège au sire de Néry ou de Craonne, entraînait les autres seigneurs au manoir de Châtillon. On passait la nuit à banqueter, à s'exalter dans les fumées du vin et on revenait, le lendemain, voir où en étaient les travaux, gourmandant la lenteur et la paresse des serfs, s'énervant dans l'attente de la bataille.

Enfin, tout étant prêt, l'assaut fut décidé. Ce soir-là, comme à l'ordinaire, le baron et ses feudataires, pour tromper la vigilance des assiégés dont les yeux étaient sans cesse ouverts sur leurs moindres agissements, prirent ostensiblement le chemin de Châtillon. Mais, ayant atteint la forêt, au lieu de continuer leur route, ils poussèrent leurs chevaux sous ses voûtes ténébreuses et attendirent là que la nuit fût tout à fait venue. Alors, ils regagnèrent Blatigny en silence.Le mot d'ordre avait été donné. Chaque homme se trouvait sous les armes, portant qui une échelle, qui un paquet de fascines, d'autres devant rouler les tours jusqu'aux pieds des remparts, tous enfin s'étant partagé les divers services. Au signal du baron, l'armée s'ébranla, et, montant silencieusement les rampes de la colline, enveloppa bien-


tôt le château. H pouvait être minuit. Le ciel était noir, sans lune ni étoiles. Tout semblait endormi au dedans comme au dehors de la place. Soudain, un cri s'éleva sur les remparts, auquel d'autres répondirent de distance en distance, et le carillon d'alarme s'éveillant tout à coup, égrena dans le silence de la nuit ses deux notes plaintives et précipitées. Une rumeur confuse emplit le manoir, puis des clameurs forcenées s'en élancèrent. Au faîte des tours, sur tout le parcours du chemin de ronde, des torches s'allumèrent, sillonnant l'ombre en tout sens, jetant leur lueur sanglante jusqu'au fond des'fossés. Cependant les fascines pleuvaient en avant du pontlevis. Les échelles étaient appliquées aux murs les assaillants montaient, retombaient, la plupart écrasés par les blocs de pierre qu'on commençait à lancer du haut des créneaux. Les mangonneaux jouaient, relançant ces mêmes blocs de pierre sur les remparts. De nouvelles échelles étaient dressées, et quelques-unes, harponnées par les assiégés, disparaissaient dans le château. Si le baron avait espéré s'emparer de la place par surprise, il devint bientôt évident que le coup de main était manqué. Les assiégés bordaient les créneaux, ne laissant entr'eux aucun intervalle vide, renversant, broyant tous ceux qui se hasardaient de trop près, criblant de traits d'arbalète les talus, d'où les assiégeants durent s'éloigner. Alors, tout l'effort de ceux-ci se porta sur deux points d'abord, vers l'entrée du château, où les fascines avaient élevé les fossés à la hauteur de la plate-forme et où l'on poussait une tour couverte, dans le but d'attaquer le pont-levis avec la hache puis, sur un point, où les murs



ayant paru moins épais, les assiégeants, à l'abri d'une construction en bois, voulaient tenter de creuser une mine. Mais, en ce dernier endroit, l'édifice de siège, pour solide qu'il fût, ne résista pas longtemps à la rage des défenseurs qui, précipitant sur son dôme les poutres, les troncs d'arbre, les quartiers de roc, le virent s'affais. ser tout à coup, ensevelissant les mineurs sous ses débris. D'autre part, la tour roulante, après avoir glissé tant bien que mal sur les fascines, qui, pliant sous le poids, l'avaient balancée un moment de côté et d'autre, s'était redressée sous la tension de mille bras tirant aux cordes et roidissant leurs efforts et était allée s'appliquer contre le pont-levis. Toutefois, les dents de la herse la repoussaient du ras du plancher, et, dès les premiers coups de hache qui commencèrent à ébranler les parois de chêne, des flots d'huile bouillante, versés par l'ouverture des mâchicoulis qui surmontaient le porche, inondèrent les bras des travailleurs. Ceux-ci, se tordant dans des hurlements de damnés, glacèrent d'épouvante les assiégeants, pendant que des cris de triomphe et d'al.légresse partaient du haut des remparts. Le baron furieux fit incendier la tour et les fascines, comptant que la flamme atteindrait le pont-levis; mais des torrents d'eau le protégèrent, jusqu'à ce qu'aux trois quarts consumée, lapidée de lourds projectiles, la tour s'abîma enfin au fond des fossés.

,Le soleil se leva, saluant la victoire des défenseurs de Blatigny. Le baron, emportant ses morts et ses blessés, redescendit au village. Mais ce premier échec ne fit que redoubler sa fureur, qu'exaspérer sa soif de vengeance.


Il jura d'avoir le dessus, de prendre et d'abattre ces tours maudites. Les préparatifs d'attaque recommencèrent sur nouveaux frais. Mais maintenant il ne s'éloignait plus du hameau; les festins et les rires avaient cessé. Il couchait à Blatigny, au milieu des siens, ne quittant plus le haubert, ne ruminant durant ses nuits d'insomnie et de fièvre que stratagèmes et ruses de guerre, passant ses journées à rôder autour du château, à en étudier les points faibles; grinçant des dents, tendant des poings menaçants, lançant des regards de colère sur ces remparts, où toute son ardeur juvénile et son courage impétueux venaient se briser en pure perte. Et de toute leur hauteur orgueilleuse, de toute leur lourdeur insultante, les murs semblaient le narguer, rire de son impuissance, se jouer de tous ses efforts. Un jour qu'il était là, planté à quelque distance des fossés, il crut apercevoir, derrière le vitrail d'une étroite fenêtre, un doux visage, pâle et mélancolique, qui le considérait avec attention, et qui, honteux d'être surpris sans doute, s'écarta vivement. Deux ou trois assauts qui suivirent ne furent pas plus heureux que le premier et n'eurent pour résultat que d'apporter le découragement parmi les assaillants. Un matin, après une tentative aussi infructueuse et plus meurtrière encore que les autres, le baron, redescendant la colline, ne put se contenir plus longtemps. Tous ces lâches, s'écria-t-il en jetant des regards furibonds sur sa troupe, ont résolu, je crois, de passer l'hiver ici. Abrités sous ces toits, heureux de ne rien faire, ils ne songent qu'à manger et qu'à dormir. Donc, par l'enfer qu'on rase tout, constructions et plantaticns 1


Quand ils' coucheront sur la dure et qu'ils grelotteront en plein air, ils seront peut-être plus vaillants. Et ce fut fait. Les toits croulèrent, les pans de mur s'abattirent le chaume, les vignes, les arbres à fruit, les haies et les clôtures, tout fut arraché, brisé, livré aux flammes. Tout ce qui croissait autour du château, tout ce qui s'élevait de terre, disparut, s'aplatit au niveau du sol. Les assiégeants, se vengeant du château sur le village, des remparts de pierre sur les murs de terre, renversaient, saccageaient, pulvérisaient tout, dans un délire d'emportement, dans un déchaînement de rage acharnée et de folie furieuse. Ce fut l'affaire de quelques heures. La campagne apparut tout à coup, nue, déserte, noire et pelée, comme si quelque lèpre rongeuse, quelque fléau de Dieu eût passé sur elle. Et les serfs de Blatigny, debout sur les créneaux, témoins de ces dévastations sacrilèges, le cœur serré, les yeux pleins de larmes, cherchaient, sans pouvoir le reconnaître, l'emplacement de leur cabane ils contemplaient l'incendie qui allait, rasant le sol, se perdre à l'horizon en tourbillons de fumée, et, dans toute l'étendue du paysage désolé, n'apercevaient plus, respectée et debout, que la petite église du village, où le chapelain, tous les dimanches, venait jadis leur prêcher la résignation, leur promettre les joies célestes en compensation des misères Pt des déboires de cette vie.


XXI

HERMENGARDE DE BLATIGNY.

Le siège durait depuis un mois, et, bien que vainqueurs jusqu'à ce jour, les assiégés, le menu peuple surtout, n'en souffraient pas moins cruellement. Soit à cause de leur entassement sur un espace relativement restreint, soit par suite des privations qu'ils enduraient (car, en vue du blocus qui pouvait se prolonger, on avait dû rationner la garnison), soit enfin que les veilles et les alarmes perpétuelles au milieu desquelles ils vivaient, eussent ébranlé leur moral et les éprouvassent physiquement, la mortalité s'était mise parmi eux et les décimait. La cour du donjon, changée en cimetière, servait de lieu de sépulture. Là, chaque jour, sous le regard tristement fixe des assiégés qui, la tête découverte, se penchaient aux fenêtres et du haut des remparts, le chapelain venait réciter les dernières prières sur les corps entassés sans bière dans la fosse. Et la tombe ét~it à peine refermée, qu'il fallait en creuser une autre.

Ce deuil et ces funèbres cérémonies n'eussent peutêtre que peu impressionné l'âme stoïque du vieux comte, habitué de longue date à ces conséquences inévitables de la guerre, si, ému en ce moment même de l'état inquiétant de sa fille, il n'avait cru y lire un sinistre présage. Comme une fleur privée d'air et de lumière, Hermengarde dépérissait et s'étiolait de jour en jour. Était-il donc écrit qu'elle aussi, au printemps de son âge, lui


serait ravie comme ses autres enfants ? Une pâleur mortelle s'était répandue sur les joues de la jeune fille; une souffrance inconnue, sourde et sans cause apparente, jetait des teintes mélancoliques, des ombres tristes sur ses grands yeux, allanguissait tous ses mouvements. Rien ne pouvait la distraire, rien ne l'intéressait; les succès même des défenseurs de Blatigny, qui eussent dû l'enthousiasmer, la laissaient indifférente. Elle allait parfois faire quelques pas dans le préau qui joignait sa chambre. C'était en cet endroit, d'ordinaire, chaque groupe de serfs ayant son poste assigné dans le château, que les Thibaud montaient leur garde au bord des remparts. Et le bûcheron, en faction, pouvait la voir se promener la tête basse puis, s'asseyant sur un banc de pierre, à l'ombre d'une charmille, laisser errer ses regards sur les parterres dévastés où les oeillets, les roses et les lis, foulés aux pieds, saignaient sur leurs tiges brisées enfin, se lever tout à coup, s'approcher des créneaux et se pencher au dehors. Mais le comte survenait, reprochait doucement à sa fille son imprudence, qui l'exposait à recevoir en plein visage une pierre d'un mangonneau ou quelque vireton d'arbalète.Et Hermengarde, sans rien répondre, toujours pensive, toujours triste, remontait lentement le perron et disparaissait. Un soir, elle était dans sa chambre. Bien que la saison fût peu avancée, un grand feu pétillait dans l'âtre; mais, la chaleur la suffoquant, on avait dû ouvrir la porte qui donnait dans le préau. Le comte se promenait de long en large. Tout à coup, il s'arrêta, envoya chercher la mère Gertrude. La vieille sorcière parut bientôt, écouta


le comte, puis, faisant écarter tout le monde, alla s'asseoir devant la cheminée, en face de la jeune fille.Eile lui prit les mains, la regarda attentivement, échangea quelques mots à voix basse avec elle, lui désignant la tête, le cœur. Les serfs de garde, mus par un sentiment de pitié attendrie, avaient peu à peu escaladé les marches du perron et se pressaient familièrement à la porte, les regards tendus vers le groupe que formaient Hermengarde et Gertrude

Eh bien! voyons dit le comte, debout au fond de la salle, et commençant à s'impatienter. Connais-tu ce qu'elle a ?

Certainement, répondit Gertrude.

Ah ?. Et pour la guérir, que faut-il faire ? J'aurais besoin d'une poignée de petites fleurs jaunes qui croissent dans la forêt. Leurs touffes fleurissent dans une clairière, à cent pas de la Vérance. Qu'est-ce que ces fleurs ? N'y en a-t-il pas ici, dans le préau ou dans les cours ?

Non, il n'y en a que là-bas, dans la clairière, et moi seule les connais.

C'est bon, dit le comte.

Et il sortit. 11 envoya chercher une poulie en fer, qu'il fit solidement fixer en dehors des créneaux, au dessus des fossés pleins d'ombre. En même temps, on nouait un bâton au bout d'une grosse corde glissée dans la rainure de la poulie. Quand tout fut prêt Viens ici, la vieille, dit le comte. Tu vas t'asseoir sur ce bâton, et l'on te descendra en bas des remparts. Tu iras chercher ces fleurs. La nuit est sombre, nul ne te verra. D'ailleurs, si


tu ne peux être de retour ce soir, on t'attendra la nuit prochaine. Dépêche.

Jamais s'écria Gertrude.

Comment ?

Je n'ai pas envie de me rompre le cou, ou d'être prise par les sergents de Châtillon. Voyager dans l'air, à cent pieds du sol, quand on m'y verra

Eh s'écria le comte furieux, quand tu vas au sabbat, à cheval sur un balai, c'est bien une autre affaire Allons! qu'on la saisisse et qu'on l'attache, ajouta-t-il en se tournant vers les serfs; elle se débrouillera une fois en bas. Les serfs s'approchèrent. Mais la'vieille se mit à jeter des clameurs terribles, échappant à toutes les mains qui cherchaient à l'atteindre, sautant.et bondissant à travers les platebandes, secouant sa crinière et agitant ses longs bras maigres. Elle criait qu'on voulait se débarrasser d'elle, qu'elle aurait mieux fait de se taire et de laisser mourir Hermengarde, jurant d'ailleurs qu'elle se vengerait, et qu'une fois hors du château, tous les gens de Blatigny pouvaient périr avant qu'elle se décidât à remonter. Elle faisait un tel vacarme, poussait de tels hurlements et se démenait si bien,que le comte, craignant qu'elle n'attirât l'attention des assiégeants, ne savait à quoi se résoudre. En ce moment, le bûcheron s'avança vers lui.

J'irai, Monseigneur, si vous voulez, je connais ces fleurs.

Serait-il vrai ? demanda-t-il à Gertrude.

Eh oui. Il m'a rencontrée cent fois, quand j'en ramassais.


Soit donc, dit le comte.

Thibaud s'assit à califourchon sur te bâton, et la corde se déroula dans le vide.

XXII

GUILLAUMETTE.

La nuit se passa sans que Thibaud revînt. Aux premières lueurs grises de l'aube, on remonta la corde, on enleva la poulie. Tout fut remis en place la nuit suivante, et, ce soir-là, on n'attendit pas longtemps. A peine la corde, plongeant dans l'obscurité, avait-elle touché le fond des fossés, que ceux qui la manœuvraient la virent s'agiter violemment. C'était le signal convenu. Ils s'empressèrent de la ramener à eux, non sans constater avec surprise que Thibaud avait bien diminué de poids depuis la nuit dernière. Au niveau des remparts, ils lui tendirent les mains, et ce fut Guillaumette qui sauta à terre.

Conduisez-moi au comte, dit-elle vivement et d'une voix toute émue.

Ils la guidèrent par le perron jusqu'à la chambre d'Hermengarde, où le comte se trouvait en ce moment. Que me veut cette femme ? d'où sort-elle ? s'écria celui-ci en apercevant la jeune fille.

Monseigneur, commença-t-elle rapidement, je suis la fiancée de Thibaud. Hier soir, j'étais à Châtillon, dans la maison d'une parente qui m'a recueillie. Thibaud est entré, tenant un bouquet de fleurs à la main. II nous


a expliqué comment il se trouvait là, ce qu'il venait faire, qu'inquiet de ce que j'étais devenue depuis la mort de mon père, il avait voulu me voir. Malheureusement, il avait dû, pour nous découvrir, frapper à la porte de quelques chaumières de Châtillon. On l'a trahi, on l'a dénoncé, et il était avec nous depuis quelques instants à peine, quand des sergents sont entrés pour l'arrêter. Thibaud prisonnier s'écria le comte avec un mélange de colère et de déception, et de sympathie pour son vassal, pendant que Guillaumette reprenait haleine; et il ajouta presque aussitôt Mais, et les fleurs ? Ils l'ont conduit au baron, poursuivit la jeune fille, tout à son idée. Je les ai suivis, et j'ai su qu'on avait décidé qu'il serait pendu. Pendu, Monseigneur! pendu, cette nuit même Là, tout près, devant le château, à la même potence que Guillaume et pour venger sa mort 1 Ah! Monseigneur! de grâce, sauvez-le. Et elle s'était jetée à ses genoux, pleurant et s'y traînant. Sauvez-le Monseigneur Faites baisser le pont-levis, faites ouvrir la poterne par une sortie brusque, au moment où les hommes du baron s'approcheront du gibet, vous pouvez le sauver. Ne le laissez pas mourir ainsi, lui, si bon, si dévoué ?

Cette femme est folle, dit le comte. Baisser le pontlevis croit-elle que cela se fasse en une minute et sans bruit ? Puis, dans l'état où le siège l'a mis, si le plancher allait se disjoindre, ne plus se relever! Quant à démaçonner la poterne, à ouvrir une brèche aux assaillants. Non, non, la chose n'est pas possible. Vous êtes folle, ma pauvre femme. Ça voyons, et les fleurs?


Les voici, dit Guillaumette se levant et les tirant de sa poche.

Eh donnez donc, s'écria le comte, qui les prit et qui, d'un pas rapide, sortit par une porte communiquant avec les appartements du château.

Guillaumette, pâle, tremblante, hébétée de douleur, le vit s'éloigner, et tourna, quand il eut disparu, ses regards vers Hermengarde, spectatrice impassible de cette scène. Puis, chancelant, elle alla tomber dans un coin de la chambre, se cacha la tête dans ses mains et éclata en sanglots.

Quelques instants après, le comte rentra, un hanap à la main Bois, dit-il à sa fille, cela te sauvera. La jeune fille approcha la coupe de ses lèvres, et, la repoussant aussitôt Plutôt mourir, s'écria-t-elle, que d'avaler cette affreuse drogue. Cette vieille veut m'empoisonner.

Le comte n'insista pas il se remit à arpenter la chambre d'un pas nerveux. Hermengarde retomba dans sa rêverie, et tout rentra dans le silence. Seulement, de temps à autre, un sanglot s'élevait d'un coin de la salle. Guillaumette, secouée de frissons, levait la tête, et, immobile, tendant l'oreille, à mesure que les minutes fuyaient, écoutait si quelque bruit du dehors viendrait lui révéler les sinistres apprêts du supplice puis, n'entendant rien, elle laissait retomber son front en gémissant.

Une heure s'écoula de la sorte, au bout de laquelle les yeux d'Hermengarde, errant au hasard, s'arrêtèrent longuement sur la serve de ChâtiMon mais sa pensée


semblait ailleurs, car nulle trace de compassion pour la douleur de Guillaumette ne se peignait sur sa physioncmie. Puis, tout à coup: Allons! dit-elle. Cela ne peut se passer ainsi. Et s'adressant à son père Quel est le moyen le moins dangereux ouvrir la poterne ou baisser le pont ?

Ce serait certainement d'ouvrir la poterne, mais. E'i bien allons, dit la jeune fille en se levant. Son père voulut la dissuader, lui prouver qu'autant valait livrer la place, capituler tout de suite. Elle n'écouta uen. 11 le faut, répétait-elle, je le veux Et le comte, avec un soupir, dut céder.

Hermengarde et son père quittèrent la salle, suivis de Guillaumette. La nouvelle du malheur du bûcheron s'était déjà répandue dans le château, et son vieux père, l'aîné, le berger, toute la famille des Thibaud était plongée dans la désolation. Ce fut eux que l'on chargea de desceller les pierres qui fermaient la poterne. En silence, avec une hâte sourde, une sombre ardeur, tous s'y employèrent, et le trou béant s'ouvrit enfin à l'air extérieur. Il était temps. A peine, suivis d'une vingtaine de sergents, avaient-ils rampé jusqu'au bord opposé des fossés, qu'ils entrevirent quelques ombres qui montaient du village et s'approchaient des fourches patibulaires. Ils les laissèrent s'avancer. Puis, tout à coup, s'élançant, ils les entourèrent. Ceux qui, près de là, veillaient à la garde de la bannière de Châtillon, accoururent à leur secours, mais furent repoussés. Et les Thibaud, ayant délivré le bûcheron, rentrèrent triomphalement avec les prisonniers qu'ils avaient faits.


On s'occupa aussitôt de reboucher l'entrée de la poterne. Mais le temps pressait, le jour allait se lever l'alarme devait être donnée au camp de l'armée de siège; il ne fallait pas songer à cimenter les pierres. On les replaça telles quelles dans l'ouverture, les superposant, et l'un des fils Thibaud, le Chapuis, les consolida du mieux qu'il put avec de grosses poutres enchevêtrées les unes dans les autres.

XXIII

PRISE DU CHATEAU.

En apprenant ce qui s'était passé et la capture des hommes auxquels il s'en était remis du soin d'exécuter Thibaud, le baron fut pris d'un accès de rage furibonde. Tout le fiel amassé en lui par tant d'échecs successifs, crevant à l'annonce de cette dernière humiliation, se retourna dans son cœur et le noya. 11 sauta à cheval, fit sonner les trompettes et mettre toute l'armée debout; et, s'élançant le premier à l'assaut de la colline, entraîna ses feudataires et ses vassaux derrière lui.

Le jour s'était levé, et la garnison, groupée dans les vides des créneaux, riait, s'abandonnait à l'orgueil de sa victoire, et envoyait ses railleries aux assiégeants. Le baron faisait le tour du château et le foudroyait de ses regards; son cheval se cabrait sous lui, se levant des quatre pieds, comme si son maître eût voulu le lancer d'un seul bond au sommet des remparts. Tout à coup, ses yeux s'arrêtèrent sur la poterne, et, avec un éclair


de joie sauvage, constatèrent le peu de solidité des pierres et la façon hâtive et sommaire dont on avait réparé la brèche ouverte pendant la nuit. Il revint au galop vers les siens, et, se retournant sur l'étalon, tendant vers le château la pointe de son épée Ou j'y perdrai la vie, s'écria-t-il, ou nous l'aurons ce soir Sous le déluge de flèches dont on essaya de les cribler, les assaillants se mirent à creuser une large tranchée aboutissant aux fossés. Puis ils poussèrent jusqu'à la poterne une machine en bois, massive, voûtée, cerclée en fer, qu'ils adaptèrent au ras du mur. Elle s'étendait à trente pas de la place, en forme de galerie cylindrique, dont l'entrée s'ouvrait hors de la portée des traits des assiégés. Ceux-ci recommencèrent à faire pleuvoir sur elle toute la masse de blocs de pierre et de poutres qui leur restait mais, outre que leur provision s'épuisait, les projectiles glissaient sur les parois extérieures de la voûte et l'éraillaient sans l'entamer profondément. Ils s'amoncelèrent bientôt autour d'elle, formant une seconde voûte qui la protégeait; et les créneaux, les pans de mur eussent pu désormais s'écrouler sur elle sans l'endommager. Cependant, dans les profondeurs sourdes de la machine, le bélier, à temps égaux, frappait et ébranlait la muraille. Les assaillants faisaient la chaîne, se passaient de l'un à l'autre et lançaient au loin les pierres de la poterne. Le bélier donnait toujours de la tête, et bientôt ce fut au tour des poutres de voler en éclats. Enfin, un hourra formidable éclata. L'ouverture était faite, le passage déblayé. Le baron, ses feudataires, pressés d'en venir aux mains, poussèrent


devant eux les travailleurs qui, courant dans l'ombre, sentirent tout à coup le sol manquer sous eux et s'abîmèrent dans un précipice que les assiégés avaient ouvert en se retirant. 11 fallut le combler, y jeter tous les débris de la poterne, improviser un pont puis allumer des torches, briser des portes et des barrières. Mais l'élan était donné, farouche, irrésistible la dernière porte sauta de ses gonds, et les assiégeants se trouvèrent dans la cour du château. Une partie de la troupe courut au pont-levis qu'elle abaissa toute l'armée entra et s'élança vers les passages qui reliaient les deux cours. Les assiégés s'y entassaient, s'y barricadaient. Là, sous ces voûtes sombres, sur chaque marche d'escalier défendue pied à pied, parmi les cris, le bruit sourd des haches et des masses d'armes, les hurlements des blessés, il y eut une lutte opiniâtre, un écrasement énorme, des monceaux de morts, des ruisseaux de sang, jusqu'à ce qu'enfin, battant en retraite, abandonnant les passages, traversant rapidement la seconde cour, les assiégés se fussent réfugiés dans le donjon, dont le pont-levis se leva derrière eux.

Pendant ce temps, le baron, maître du château, en fouillait tous les coins. Les salles étaient vides, dégarnies des meubles qu'on avait hâtivement transportés au donjon. Il allait de chambre en chambre, suivi de quelques sergents, lorsqu'en soulevant une dernière portière, il resta immobile de surprise sur le seuil.

Assise dans un grand fauteuil à dossier armorié, l'air calme et rassuré, une jeune fille, belle d'une beauté fière, quoique pâle sous les longues tresses de ses che-


veux noirs, tourna lentement ses regards vers Robert. Un page, accroupi à ses pieds sur un coussin, un chapelain, debout près de la cheminée, son livre d'heures à la main, une femme de basse condition, qui, repliée sur elle-même dans un coin, après avoir jeté sur le baron un regard effaré, se voila vivement la figure, composaient tout son entourage. Le silence et la tranquillité qui régnaient dans cette pièce, contrastaient avec le tumulte extérieur. On eût dit que ce petit monde se trouvait à cent lieues du manoir assiégé, que les fureurs vengeresses qui se déchaînaient au dehors et l'enveloppaient. venaient expirer a ses pieds.

Baron de Châtillon, dit Hermengarde en se levant, pendant qu'un flot de rougeur montait à ses joues, vous êtes chevalier et avez juré d'honorer les dames j'espère que vous vous en souviendrez en cette occasion. Tout bouillant encore des ardeurs de la lutte, Robert, quoique troublé par la dignité confiante autant que par la beauté orgueilleuse de la jeune fille, ne sut pas, par une transformation soudaine de sentiments et d'attitude, tourner son cœur aux protestations galantes qui eussent été de circonstance et gardant son aspect farouche, d'un ton âpre et hautain J'ai juré d'honorer les dames, et je ne l'oublierai pas. Mais voici une serve qui m'appartient. Et il désignait Guillaumette. Je prétends la reprendre et la punir de sa trahison. Holà, dit-il aux siens, qu'on l'enchaîne et qu'on la conduise dans les cachots de Châtillon.

Et, après un dernier regard sur la jeune fille, où se peignait une curiosité vive, excitée par de vagues souve-


nirs, ainsi que la surprise d'un cœur qui s'était cru indomptable, il descendit impétueusement leperron et alla rejoindre ses feudataires.

XXIV

RETRAITE DANS LE DONJON.

Retranché derrière les murailles du donjon, la passerelle de fer relevée, le premier soin du comte avait été de se mettre en quête de sa fille. Il lui avait fait donner avis de s'y réfugier, pendant que le combat durait encore et ne doutait pas qu'elle ne se fût empressée d'obéir. Mais après avoir, sans la rencontrer, parcouru les trois étages de la tour, il avait dû se convaincre qu'elle était restée dans sa chambre et se trouvait en ce moment entre les mains du baron, exposée à tous les outrages des vainqueurs. Il s'abandonna d'abord à sa douleur puis, prenant brusquement son parti, il descendit à l'étage inférieur, où ses feudataires se trouvaient rassemblés. II leur exposa sa résolution de se livrer, lui, la place, toute la garnison, à la merci du baron, à la seule condition que ce dernier lui rendrait sa fille. Les feudataires protestaient, restaient sourds à ses prières, refusaient d'obtempérer à ses ordres, lui barraient le passage, quand, tout à coup, au dessus de leur tête, le carillon se fit entendre.

11 tintait sur un rhythme joyeux, et c'était le signal convenu dans le cas où quelque secours serait aperçu au loin par le veilleur. Tous s'élancèrent vers la plate-forme


du donjon, et là, à travers la fumée qui s'élevait d'une des grosses tours, à laquelle quelque torche oubliée avait communiqué le feu, ils entrevirent à l'horizon, descendant les collines lointaines, une nombreuse chevauchée. A mesure qu'elle approchait, ils distinguèrent mieux les personnes qui la composaient. Un cavalier marchait en avant, portant une couronne de fleurs de lis d'or enroulée autour de son heaume. Agénor de la Balme se tenait à ses côtés. Une escorte brillante les accompagnait. A cette vue, tous, transportés d'allégresse, redescendirent. Le pont-levis du donjon s'abaissa. Le baron et ses feudataires, ayant reconnu, euxaussi, celui qui s'avançait, étaient déjà rangés sur la plate-forme du château, du côté où flottait la bannière de Châtillon. Le comte et sa garnison, sans plus rencontrer de résistance, allèrent prendre place en face d'eux, vers l'endroit où s'élevaient les fourches patibulaires, pendant que quelques serfs se détachaient pour aller arrêter dans la tour les progrès de l'incendie.

Quelques instants après, dans l'espace laissé libre entre les deux troupes, la chevauchée débouchait, le cavalier à la couronne marchant toujours en tête. Haut de taille, puissant de corps, faisant bomber sur sa large poitrine les mailles dorées de son haubert, l'épée à la garde étincelante de pierreries au côté, il releva la visière de son heaume, et, pendant qu'éclataient en même temps les trompettes de Châtillon et de Blatigny, et que les bannières s'abaissaient, le baron et le comt~ s'avançant de chaque côté de son cheval, la tête nue, les mains désarmées, vinrent mettre genou en terre.



Le roi étendit la main, les trompettes se turent, et regardant tour à tour ses deux vassaux agenouillés, d'un ton rude et véhément: Par Saint-Denis! s'écria-t-il, qu'est ceci, Messires ? Je vous trouve en pleine bataille! Vos tours fument à l'horizon, les clameurs de guerre emplissent la plaine, le sang coule ici, et c'est un vendredi, jour de Passion! Est-ce ainsi que vous respectez la trêve de Dieu ?.. Et ce bon peuple, ajouta-t-il en se tournant vers les serfs, donnant habilement à sa voix une intonation compatissante, tous ces braves gens qui ne demandent qu'à cultiver paisiblement la terre, vous les forcez à s'entrégorger! Or ça, suis-je votre suzerain? et ne deviez-vous pas, suivant les nouvelles coutumes, porter votre cause à notre tribunal, avant d'en venir aux mains? 2

Le comte et le baron, comme deux écoliers pris en faute, courbaient la tête et se taisaient, toujours agenouillés sur le sol.

Allons dit le roi se radoucissant, relevez-vous. Vous m'expliquerez toute cette affaire.

Et, jetant les rênes aux mains de son écuyer, il descendit de cheval, et marcha vers le château, suivi du comte et du baron.

XXV

LE DUEL JUDICIAIRE.

De part et d'autre, on déposa les armes. Les gens de Châtillon furent renvoyés dans leurs foyers. Le baron


seul et ses feudataires demeurèrent au château, dont ils occupèrent une partie, en vertu des droits que leur avait donnés la victoire et en sûreté des compensations qu'ils se croyaient dues, jusqu'à ce que le roi eût tranché le différend entre les deux seigneurs. Quant aux serfs de Blatigny, il leur fallut s'employer tout d'abord à réparer les dommages que deux mois de siège, de nombreux assauts et la prise définitive avaient causés dans le manoir. Ils y mirent un tel entrain que ce fut l'aflaire de quelques jours. Puis, on leur permit de relever le village de ses ruines.

Et, tel qu'un peuple de fourmis dont le passage d'une charrue vient de renverser la fourmilière, et qui, noires, empressées, s'agitant en tous sens, s'occupent aussitôt à reconstruire leur demeure, dès lors on eût pu les voir, de l'aube à la nuit, avec une activité fébrile, les femmes, les enfants, tous s'aidant à l'ouvrage, battre la terre, scier le bois, tresser le chaume, courir à la forêt, remonter des bords de la Vérance; si bien qu'une à une les chaumières sortirent du sol, les clôtures furent rétablies, les meubles redescendus du donjon reprirent leur place, et le hameau, entièrement rebâti, oubliant ses récentes alarmes, recommença, une fois de plus, sa vie laborieuse de chaque jour. Avec cette obstination routinière qui, après les grands désastres, quand le découragement semblerait devoir nous saisir, nous rattache cependant à l'existence, nous la fait aimer et centuple en nous l'énergie vitale, chacun des serfs de Blatigny se reprit avec un redoublement d'ardeur à ses travaux habituels. Et Thibaud lui-même, après une nouvelle tentative m-


fructueuse pour intéresser tout le monde à ses desseins matrimoniaux, rebuté par le comte qui avait bien assez d'arranger ses propres affaires, éconduit par Hermengarde que des préoccupations rêveuses dominaient plus que jamais, conspué enfin par le baron qui gardait rancune à sa serve d'avoir éventé ses projets de vengeance et la retenait toujours prisonnière à Châtillon, le bûcheron, dis-je, tâchant d'effacer de son cœur l'image de Guillaumette, retourna tristement à la forêt et se remit à battre les chênes à grands coups de cognée et à faire gémir l'écho.

L'affaire des deux seigneurs fut longuement expliquée à leur suzerain commun. Le bailli intervint, avec l'histoire du gerfaut et du héron. Mais le bailli de Châtillon se chargea de lui répondre. Chacun d'eux tour à tour, et plusieurs jours de suite, commenta, développa, embrouilla si bien le procès, qu'en fin de compte, le roi ne savait plus si c'était le comte qui avait commencé par faire pendre le serf de Châtillon, ou le baron par faire assassiner le fauconnier de Blatigny. Le poing à la tempe, roulant ses yeux de l'un à l'autre bailli, écoutant de toutes ses oreilles, cherchant à s'éclairer en conscienceet n'y parvenant pas, le roi frappait du pied, les veines de son front se gonflaient à éclater, tout son sang généreux bouillait dans cette inaction forcée. Enfin, un jour -Par Saint-Denis s'écria-t-il, s'exclamant en son juron favori, c'est à perdre la tête. Que Dieu prononce moi, je n'y comprends rien. Le duel judiciaire aura lieu. Pour aujourd'hui, allons courre le cerf.

Et, sortant brusquement de la salle, il bondit sur un


des coursiers qui, depuis une heure dans la cour, fouillaient le sol avec impatience, et, s'élançant hors du château, entraîna tous les seigneurs, le baron et le comte, dans les forêts de Blatigny et de Châtillon.

Au retour de la chasse, Hermengarde demanda à parler au roi en particulier. Sire, dit-elle, vous avez décidé que le comte et le baron videraient leur querelle en champ clos. Mais ne pensez-vous pas que les chances soient inégales ? Mon père est très-vieux, et bien que sa cause soit la meilleure.

C'est fort juste, interrompit le roi. Nous autoriserons donc le comte à se battre par procuration. 11 y eut un silence. Hermengarde baissait les yeux, semblait hésiter. Enfin, relevant la tête et se décidant Sire, dit-elle, dès le moment que mon père ne doit plus se battre lui-même, est-il équitable que le baron affronte lui-même les hasards du combat ?

Ah! ah la belle, dit le roi en souriant et en fixant un regard scrutateur sur la jeune fille qui détourna son front rougissant, on s'intéresse donc aussi à la vie du baron de Châtillon P. Quoi qu'il en soit, vous avez raison, et nous lui permettrons de même de se faire représenter.

La lice fut établie devant le château. On éleva une estrade, où le roi, le comte, le baron, Hermengarde et les seigneurs prirent place. Une barrière entourait la plate-forme,autour de laquelle les serfs de Blatigny et de Châtillon, debout et pressés, étaient venus assister aux péripéties de la lutte. Le sire de Néry fut désigné comme tenant du baron. Pour le comte de Blatigny, ce fut


Agénor de la Balme qui, n'ayant pu prendre part au siège et y déployer sa bravoure, réclama l'honneur de se battre pour son maître. Cette faveur lui fut concédée. Au jour marqué, les deux champions revêtus de leurs armes, l'espadon en main, un écu au bras, la masse d'armes et la dague aux côtés, debout aux deux extrémités de l'arène, jurèrent, interpellés tour à tour par le chapelain, qu'ils combattaient pour une juste et bonne querelle, et qu'ils ne portaient, cachés sur eux, ni herbes ni charmes qui pussent influencer le combat. Puis ils s'avancèrent vers l'estrade et saluèrent le roi et Agénor, avant de s'éloigner et de baisser sa visière, jeta un long regard à Hermengarde, cherchant sans doute un encouragement dans les yeux ou dans un sourire de la jeune fille. Mais elle était distraite et regardait ailleurs. Les deux champions revenus à leur place, les hérauts d'armes crièrent « Laissez faire les bons combattants 1 Et le sire de Néry et Agénor de la Balme marchèrent l'un vers l'autre.

Sous les mille regards qui se concentraient sur eux, au milieu des spectateurs silencieux, oppressés, retenant leur souffle, dans un déploiement de toutes leurs forces, avec tout ce que la vigueur, l'audace, la ruse, et l'adresse pouvaient ajouter à leur courage et à leur vanité surexcités, Agénor et Néry s'attaquèrent. De loin d'abord, faisant voler autour d'eux leur grande épée à deux mains, ils froissèrent le fer, frappèrent sur leurs boucliers, avançant et reculant. A un moment, l'espadon échappa des mains de Néry qui s'arma aussitôt de sa hache d'armes ou bientôt vint se briser le glaive d'Agé-


nor. Alors, ils se rapprochèrent, les massues tournoyèrent dans l'air, les coups tombèrent plus sourds, les boucliers volèrent en éclats, les heaumes se bosselèrent des filets de sang ruisselaient des mailles de leur haubert. Mais aucun d'eux ne demandait merci, et le duel forcené continua. Tout à coup, Agénor, lâchant sa masse d'armes, saisit sa dague et sauta à la gorge de Néry. Celui-ci tomba, mais se redressa presque aussitôt, le couteau au poing,sans qu'Agénor eût lâché prise et tous deux, serrés dans les bras l'un de l'autre, s'étreignant à s'étouffer, labourant leurs armures de leur dague, en tâtant les défauts, luttèrent quelque temps puis s'abat" tirent sur le sol, toujours enlacés, tenant toujours la pointe de leurs poignards engagée dans les mailles du haubert, Agénor, à la gorge de Néry, Néry à la hauteur du cœur d'Agénor, et, semblables à deux reptiles au dos écailleux, se tordant et se repliant l'un sur l'autre se débattant dans un flot de poussière, tantôt dessus, tantôt dessous, roulèrent tout autour de la lice en la rougissant de leur sang, jusqu'à ce qu'au pied de l'estrade, se roidissant dans un suprême effort, ramassant tout ce qui, au fond de l'âme, leur restait d'âpre ardeur et de fureur jalouse, reprenant tour à tour l'avantage, s'arc-boutant des pieds et pesant de tout leur poids sur la dague, ils se détachèrent enfin l'un de l'autre et demeu. rèrent immobiles.

On emporta leur corps.Lesdeux champions expirèrent quelques instants après, tous deux à la même minute. Et la question de bon droit resta plus que jamais indécise entre le comte de Blatigny et le baron de Châtillon.


XXV!

CHASSE D'AUTOMNE.

Emporté par son ardeur, le roi s'était séparé de la chasse, et, depuis deux heures, il errait dans les bois sans parvenir à la rejoindre. De temps à autre, des aboiements lointains, mêlés de fanfares étouffées, arrivaient jusqu'à lui. !1 lançait son cheval dans cette direction mais bientôt les mêmes bruits se faisaient entendre d'un autre côté, et il comprenait que, renvoyés par l'écho de colline en colline, ces sons n'étaient faits que. pour le dérouter plus encore. Ils finirent d'ailleurs par cesser complétement. Son cheval, ruisselant de sueur, bavant l'écume, semblait partager l'inquiétude de son maître, se rendre compte qu'ils étaient égarés. Exténué par une course ininterrompue depuis le matin, il ralentissait le pas, soufflait bruyamment, s'ébrouait. Un coup d'éperon le ranimait soudain; mais, après un temps de galop, il s'arrêtait encore comme à bout d'efforts. En vain le roi courait de clairière en clairière, gagnait la cime des coteaux pour tâcher de s'orienter. De leur sommet il n'apercevait autour de lui que de nouveaux monticules, qu'un océan d'arbres fuyant sans fin jusqu'à l'horizon.

Cependant, après maints essais malheureux, ayant fini par reconnaître les monts Saint-Genix dont la silhouette se détachait au loin sur le ciel gris de l'automne, il se crut sauvé. Un ravin s'ouvrait de ce côté. Il y poussa


son cheval qui, dans la prompte décision de son maître, parut puiser quelque assurance et retrouver un reste de vigueur.

Le paysage était triste. Les arbres dépouillés, immobiles, tendant en l'air leurs branches noires, semblaient, dans une longue rêverie muette, regretter les joies de l'été qui s'en était allé emportant avec leur feuillage les gais murmures du vent dans la forêt et les chansons des oiseaux, et songer mélancoliquement aux rigueurs prochaines de l'hiver. Ils se penchaient confusément aux burds du ravin, qui allait se rétrécissant, et qui, bientôt, ne fut plus qu'un étroit sentier de quelques pieds, jonché de la dépouille des arbres, et se prolongeant en ligne presque droite jusqu'à perte de vue. Sûr de tenir la bonne voie, le cavalier n'en continuait pas moins son chemin le plus rapidement qu'il pouvait. Tout à coup, au bout de cette avenue, dans un tourbillonnement de feuilles qui s'agitaient et s'envolaient, il aperçut une masse noire lancée à fond de train, qui accourait de son côté. Il distingua bientôt les terribles défenses de l'animal c'était un sanglier, en effet, énorme, l'oeil sanglant, que la chasse avait débusqué sans doute et poursuivi sans l'atteindre, et qui, aveuglé de fureur, regagnait sa bauge en toute hâte, A sa vue, le cheval s'était effaré. Le roi voulut le maîtriser, le lancer hors du sentier; mais le pauvre animal, épuisé, après un bond de côté ofi ses dernières forces expirèrent, retomba lourdement dans le fossé, couchant son cavalier sous lui et le retenant engagé sous ses flancs haletants.

Pendant ce temps, le sanglier avançait toujours, le


boutoir en arrêt, accourant droit au roi qui avait fait ses adieux à la vie. Le monstre semblait grossir, se transformer, s'exagérer en aspects de plus en plus terrifiants à mesure qu'il approchait. Il ne fut bientôt plus qu'à quelques pas. Mais, voici que soudain, d'un fourré d'arbres voisins, et se penchant sur le talus, un bûcheron se détacha, et levant sa hache, au moment où il passait, la planta de toute sa force dans la hure du solitaire qui, dans un nuage de sang et avec un grognement épouvantable, alla s'abattre auprès du roi.

Thibaud aida le cavalier à se dégager.

Tu es un brave, lui dit ce dernier, une fois sur pied. Veux-tu me suivre? Je te fais comte.

Sire, je vous remercie, dit Thibaud mais j'ai quelque chose qui me tient encore plus au cœur. Et qu'est-ce donc?

11 lui parla de Guillaumette.

Eh bien l'un n'empêche pas l'autre tu peux être comte et l'épouser. D'ailleurs, nous reparlerons de cela. Pour le moment, sommes-nous loin du château de Blatigny ?

Assez loin, Sire.

Charge-toi donc de me reconduire.

Tous deux aidèrent le cheval à se relever. Thibaud le tenant par la bride et le tirant derrière lui, on se mit en marche. Et le roi et le bûcheron, tout en causant, regag-nerent à pied le village.


XXVII

AFFRANCHISSEMENT.

Le lendemain, le roi, assis dans la grande salle du château de Blatigny, s'entretenait avec le comte et le baron, tous deux debout devant lui de chaque côté de son siége.

Avez-vous envoyé chercher cette serve? demandat-il tout à coup au baron.

Sire, elle est là, dans la cour, qui attend avec son fiancé.

Faites-les venir.

Quelques instants après, Thibaud et Guillaumette entraient dans la salle. La jeune fille alla se jeter aux genoux du roi.

Relevez-vous, mon enfant, vous ne me devez rien. Mais remerciez votre seigneur qui, dès ce moment, vous rend votre liberté et vous fait abandon de tous les droits de servage qu'il peut avoir sur vous.

Le baron eut un mouvement de surprise, regardant tour à tour le roi et Guillaumette mais il n'osa pas démentir son suzerain.

Quant à toi, dit le roi, se tournant vers Thibaud, tu connais ma promesse. Et maintenant, mon noble vassal, t'obligeras-tu à me rendre hommage et à me reconnaître pour ton seigneur et maître ?

De grand cœur, Sire, et quand il vous plaira. Ce fut au tour du comte de marquer son étonnement


L~ VILLAGE AU Xtl" SIECLE

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par un haut-le-corps, et de considérer alternativement Thibaud et le roi.

Encore manque-t-il une terre à ton titre, dit le roi, et une femme pour faire souche de noblesse. Dépêche-to' donc de te marier. Je tiens à te faire un présent de noces qui te permette d'acquérir un fief. Je partirai bientôt de céans, je t'avertis.

Et, d'un geste de la main, il congédia Thibaud et Guillaumette. Demeuré seul avec les deux seigneurs, il garda un moment le silence; puis -Il faudra pourtant, avant que je m'en aille, trouver quelque moyen de vous mettre d'accord tous les deux.

Le comte et le baron se lancèrent à distance un regard hautain et se turent. Chacun d'eux était absolument convaincu de son bon droit et n'en voulait rien rabattre. Le roi les observa un moment, puis retomba dans sa rêverie

Or ça s'écria-t-il tout à coup, il me vient une idée. Et s'adressant au vieux comte Si vous accordiez au baron la main de votre fille ? Vos deux maisons se valent, toutes deux très-anciennes, riches et puissantes toutes deux. Les époux sont assortis, ils sont jeunes l'un et l'autre, il est brave, elle est belle. Cela arrangerait tout. Qu'en dites-vous ?

Les deux seigneurs se regardaient de nouveau mais, cette fois, sans colère, semblant aussi frappés l'un que l'autre de la justesse des réflexions du roi. Puis, le baron prenant la parole Sire, nous n'y avions pas encore songé. Mais Votre Majesté a raison, et si le comte veut me faire l'honneur de m'accepter pour gendre.


Tout dépend de l'avis d'Hermangarde, dit ce dernier

Faites-la donc venir, dit !e roi.

La jeune fille entra bientôt, suivie de son père. Quelques mots de celui-ci l'avaient-ils déjà mise au courant des projets du roi ? II est certain, dans tous les cas, qu'elle était émue, un peu tremblante. Elle s'avança, les yeux baissés et la rougeur au front.

Consentiriez-vous à épouser le baron de Chatillon? Sire, je ferai ce que Votre Majesté voudra. Alors, je l'exige, dit le roi en riant. Et il se leva. Par Saint-Denis voilà une affaire heureusement terminée. Allons! qu'on se tende la main.

Et le vieux comte de Biatigny et le baron de Châtillon se jetèrent dans les bras l'un de l'autre.

XXVIII

TEMPS QUI SUIVIRENT.

Quelques années plus tard, le baron de Châtillon, père d'une nombreuse famille, mais lassé d'un repos trop prolongé, sentit se réveiller en lui son humeur batailleuse. Par bonheur pour ses vassaux, ce fut en Orient et contre les infidèles qu'il songea cette fois à lui donner un libre cours. I) partit donc, accompagné de quelques-uns de ses feudataires, de Théobald de la Fresnay, entr'autres, élevé depuis peu au rang d'écuyer. Mais, avantde se mettre en route pour la Terre-Sainte, il avait dû pourvoir aux nécessités coûteuses de ce long


/oyage. Sa guerre particulière avec le seigneur de Blatigny avait lourdement grevé sachevance. 11 est vrai que la vieux comte était mort, et que les deux fiefs de Châtillon et de Blatigny se trouvaient maintenant réunis sur sa tête; mais en dépit des menaces, des oppressions et des extorsions, tout ce que son intendant avait pu rassembler ne représentait qu'une somme assez minime. L'argent avait peur des sergents; il se cachait, rentrait sous terre, disparaissait à tous les yeux, échappait à toutes les recherches. Puis, travaillantpeu ou prou, s'épuisant en efforts ou s'endormant sur l'ouvrage, les serfs s'étant aperçu que le résultat pour eux était le même et que peu de chose, sinon rien, leur revenait en définitive de toutes leurs peines, une invincible paresse s'était emparé du plus grand nombre. Toutes les colères du château n'y faisaient rien ils ne se fatiguaient que le moins possible et à leurs corps défendant. Les champs restaient en friche. La terre ne rendait rien.

Le baron finit par comprendre que, pour surexciter leur industrie et leur activité, il était nécessaire de les ramener par quelque intérêt à cette terre qu'ils délaissaient. 11 se résigna donc à leur en remettre quelques portions à des conditions annuelles de cens et de lods, c'est-à-dire a charge de redevances fixes qui ne pourraient t être augmentées. Ce ne fut, bien évidemment, que les terrains les plus maigres dont il se défit de la sorte, les collines sablonneuses, les bas-fonds marécageux, les parties de la forêt hérissées de rochers, les clairières bossuées de vieux troncs noueux. ~'importe l'argent sortit de terre pour payer la première annuité. Et, pendant que


le baron allait échanger de grands coups d'épée avec le"! Sarrasins, le village, respirant enfin, ne sentant plus peser sur lui le lourd et fantasque despotisme du manoir, se mettait vaillamment à l'ouvrage. Les marais se desséchèrent, les landes furent fertilisées, les bois défrichés et aplanis. Les troupeaux se multiplièrent dans les hauts pâturages des monts Saint-Genix, dont les versants les plus abruptes avaient été cédés en commun à tous les habitants, et où chaque famille, suivant le nombre de ses membres, pouvait mener paître une quantité déterminée de têtes de bétail.

Ainsi, Blatigny commença à vivre de sa vie propre, à se détacher du château, à avoir ses intérêts particuliers, à n'être plus mêlé, confondu, absorbé dans la toute-puissance de son seigneur. Et, bien que chaque droit, laborieusement conquis, durement acheté, vît aussitôt pousser autour de lui toute une végétation touffue d'autres droits réservés au seigneur, néanmoins la taille et la corvée à merci avaient fait leur temps, et, à travers les contestations, les injustes procès et les mauvaises chicanes, les nouveaux maîtres du sol purent défendre leur héritage. Ces premiers pas vers la libération coïncidaient d'ailleurs, dans le hameau de Blatigny, avec le mouvement d'un grand nombre de cités plus importantes qui, à la même époque et dans toute l'étendue du territoire, soit de gré, soit de force, obtenaient de leur seigneur leur charte d'affranchissement. L'élan était donné le progrès était en marche, et, bien que traversé et retardé encore par d'innombrables et cruelles misères, ne devait plus s'arrêter en chemin.


Blatigny, comme bien d'autres villages, ressentit le contre-coup des malheurs et des désastres qui frappèrent la France dans les siècles suivants. Ce fut d'abord la guerre de Cent ans. La famille de Châtillon s'était partagée en deux branches, dontl'amée conservait le domaine patrimonial. Un cadet avait relevé le titre et les armes des comtes de Blatigny. Ce dernier, fait prisonnier à Poitiers, épuisa le village pour sa rançon et ne put revenir assez tôt pour le préserver du pillage des Anglais et de l'incendie. Les vassaux, réfugiés au manoir, durent encore une fois rebâtir leurs chaumières rasées. Puis, deux siècles après, vinrent les guerres de religion. Le hameau se partagea en deux camps, et pendant que les uns entendaient le prône à l'église, les autres allaient chanter des psaumes dans les bois et dans les grottes mystérieuses des monts Saint-Genix. L'église, tour à tour prise, dévastée et restaurée par les deux partis, le château, les rues du village, la forêt et la plaine virent, durant de longues années, se commettre tous les excès que le fanatisme peut engendrer. Le dernier comte de Bhtigny, fervent catholique, périt dans les rangs de la Ligue. Quant au dernier baron de Châtillon, qui était de la religion réformée, échappé tout jeune et par miracle aux massacres de la Saint-Barthélémy, il devait porter plus tard sa tête sur l'échafaud pour avoir enfreint la loi contre les duels. Ses biens furent confisqués et son château démoli par les ordres de Richelieu. Ainsi s'éteignit l'antique et noble race des Châtillon et des Blatigny. A la fin du seizième siècle, les terres seigneuriales de Blatigny furent achetées par le président Bailli, dont la


famille d'origine obscure avait grandi peu à peu dans les honneurs du parlement de la province. Ses descendants quittèrent la robe et firent ériger le comté en marquisat. Heureux encore les habitants de Blatigny, quand leurs nouveaux maîtres s'avisaient de résider dans leurs domaines témoins de leurs souffrances, et, les progrès de l'humanité aidant, il n'était pas rare de les voir diminuer d'eux-mêmes et à l'amiable les charges qui pesaient sur leurs vassaux, se désister généreusement de leurs prétentions les plus onéreuses. Mais cette bonne habitude finit par se perdre. Les marquis de Blatigny s'accoutumèrent l'air de Versailles, s'installèrent définitivement à Paris. Ils ne connaissaient rien du pays dont ils portaient le nom et dont les tenanciers ne les avaient jamais vus. Ils n'avaient de rapport qu'avec leur intendant, homme doux ou intraitable suivant le hasard de son tempérament, qui se chargeait de leur faire passer, chaque année, tout ce que la seigneurie pouvait rendre. Aux charges seigneuriales, d'ailleurs, depuis longtemps étaient venus se joindre les impôts royaux. A mesure qu'elle s'étendait et se concentrait, la royauté faisait payer un peu chèrement à ses sujets la première aide qu'elle leur avait prêtée pour secouer le joug accablant de leurs anciens maîtres. 11 y eut des heures de détente sans doute. Mais, écrasés par le fisc d'un côté, pressurés par l'homme du château de l'autre, Blatigny, et tant d'autres villes et bourgs,malgré leurs droits accrus de siècle ensiécleetbien quetoutesles marques dégradantesde l'ancienne servitude eussent à peu prés disparu, ne se sentaient pas complétement affranchis encore. C'est témé-


rité et folie de faire trop longtemps désirer ce qui est dû de jouer avec le lion, de lui tendre et de retenir sans fin la pâture attendue et promise: si douce et si apprivoisée soit-elle, la bête finit par s'irriter, et, au risque de blesser l'imprudent, par saisir ce qu'on lui refuse. Au coup de tonnerre de 89, pendant que le dernier marquis de Blatigny fuyait à la frontière, qu'il ne devait pas repasser le souft1e d'orage, qui courbait tout en France, balayait son château. Les quelques lambeaux de terre et de forêt dont des nécessités de rang de plus en plus ruineuses ne l'avaient pas obligé de se défaire, furent vendus comme biens nationaux. Et la vieille seigneurie, dans les limites de son ancienne circonscription à peu près conservées, après de longs siècles d'aplatissement, de plus longs siècles d'un lent et insensible redressement, voyait tomber enfin ses dernières entraves et prenait rang parmi les communes de France. De ce jour, de nouvelles destinées commençaient pour elle.

FIN DE

t~ PREMiKRE PART'S


SECONDE PARTIE

LE VILLAGE AU X!X~ SIÈCLE

LA LYRE BLATfGNOISS.

Un dimanche de juin, dans l'après-midi, la Lyre BIatrgnoise donnait une de ses séances musicales en plein air. Le temps était magnifique, et, sous la double rangée de platanes qui ombragent la place, les principaux habitants du village se trouvaient rassemblés.

Le maire, M. Lainé, se promenait dans l'allée centrale, les mains derrière le dos, entre le percepteur et le juge de paix. Le cou à l'aise dans les larges pointes de son col droit, d'où émergeait, en dépit des années, un visage florissant de santé, les mèches courtes et serrées de ses cheveux gris ajoutant encore une certaine douceur à l'expression de bonté et de bienveillance de ses traits, il adressait de temps à autre un salut courtois à l'un de ses administrés qui passait, et souriait d'un air de bonhomie où perçait néanmoins le sentiment qu'avait de son importance le premier magistrat de Bhtigny. Le docteur Vineux, le banquier Boussard, quelques autres person nages influents lui emboîtaient le pas. Sur le sol uni des


trois avenues, balayées la veille avec soin, arrosées le matin même, c'était un va-et-vient continu, un croisement sans fin de redingotes noires, de chapeaux de soie lustrés par un rayon de soleil, circulant à travers un flot gai de toilettes printanières, de capotes de fleurs et d'ombrelles voyantes. A un moment, M. Thibaud de la Hure, le marquis, comme on l'appelait à Blatigny et dans les environs, parut, un parasol de couleur claire à la main, le lorgnon dans l'œil, le front découvert, étalant les boucles désordonnées deses cheveux blancs, et, rasant les murs, d'un pas sautillant, d'une allure discrète, après avoir échangé avec M. Lainé une inclination de tête, à laquelle un grand nombre de coups de chapeaux succédèr&nt dans divers groupes, se dirigea vers le cercle des exécutants.

A chaque reprise de la musique, la foule, un moment disséminée, venait s'agglomérer autour de ces derniers. Tous jeunes gens de Blatigny, la casquette galonnée au front, la giberne luisante à l'épaule, graves, appliqués, ayantconscience de la part de responsabilitéqui pesait sur chacun d'eux, depuis la petite flûte jusqu'à l'énorme contre-basse, et jusqu'au fils de M. Doucet, le juge de paix, un enfant de dix ans qui tenait le triangle, tous, dis-je, debout devant leur pupitre, dans des attitudes diverses nécessitées par le port de l'instrument, les clarinettes toute droites, les pistons légèrement penchés de côté, se pressaient en rond, sous l'œil sévère du chef de musique qui, le signal donné, agitait ses bras et promenait ses regards à la ronde avec de brusques hochements de tête. L'introduction achevée, les solos découpèrent leurs bro-


deries claires sur le fond sombre des accompagnements. Des éclats cuivrés frappaient tout à coup la façade de la mairie, qui les renvoyait à la gendarmerie, d'où ils allaient se perdre dans les salles et dans les cours silencieuses de l'école, désertes ce jour-là. Puis, les sons s'étouffaient, se déroulant en bouffées d'harmonie sous les voûtes des platanes, s'envolant par lambeaux aux extrémités de la place, jusqu'à l'hôtel du Grand-Cerf où quelques voyageurs s'étaient mis aux fenêtres, au café de l'Univers qui lui faisait vis-a-vis et dont le trottoir était envahi par les tables, au balcon de son premier étage où des membres du cercle étaient assis. Soudain, le chant grêle et nasillard du hautbois se détacha de l'ensemble, et, surun rhythme lent, il soupira un ranz-desvaches mélancolique. Les auditeurs, d'un air entendu, battaient la mesure du bout du pied les fleurs des capotes s'agitaient de gauche à droite en cadence. Des tableaux champêtres, des visions alpestres de lacs et de cascades passaient devant les yeux des promeneurs, qui en éprouvaient comme une sensation de fraîcheur délicieuse. Les visages respiraient le contentement, un accord que rien ne troublait, un bonheur lentement savouré. La gaieté de ce beau dimanche se reflétait dans tous les regards, s'épanouissait au fond de tous les cœurs. On se souriait d'un air heureux. Enfin dans un crescendo terrible, sous les coups redoublés de la grosse caisse et dans le heurtement pressé des cymbales, dans l'orage de tous les cuivres donnant à la fois et de toute la force des poumons, le morceau s'acheva. Les applaudissements éclatèrent chacun recommença sa promenade, et


les conversations reprirent où on les avait laissées. Je vous le répète, monsieur Doucet, disait M. Lainé, se tournant vers le juge de paix et appuyant ses paroles d'un mouvement de la main, l'index étendu, où l'on sentait tout le poids de son autorité; je vous répète que la chose est décidée, et, dussent tous les Châtillonnais en mourir de jalousie, jamais on n'en aura vu de pareil dans le département.

Cependant, devant la mairie, dont la façade tournée au nord les protégeait de son ombre, un groupe de dames étaient assises, qui attiraient l'attention générale. Parmi elles, deux jeunes filles se détachaient au premier rang. D'abord, mademoiselle Blanche Lainé, la fille du maire, une blonde de dix-huit ans, aux yeux bleus, aux traits doux et réguliers. Puis Athénaïs Boussard, d'un âge un peu plus difficile à déterminer, etqui, en dépit d'une belle dot, avait déjà manqué plusieurs mariages. Elle était brune, avec un teint échauffé et deux petits yeux noirs perçants, maîtresse d'ailleurs d'un nez assez tourmenté qu'elle croyait caractériser en le qualifiant de nez à la Roxelane. Derrière ces demoiselles, se tenaient mes-dames Boussard, Doucet, Vineux et autres personnes plus mûres, que M. Sulpice Chagrin, le jeune notaire, nouvellement établi à Blatigny, divertissait avec toutes les ressources inépuisables de son esprit. Ce Sulpice était un garçon de vingt-sept ans, aux joues plombées, aux cheveux collés aux tempes, louchant légèrement. Fils d'un huissier du chef-lieu, longtemps premier clerc dans une étude de la ville, il avait, en venant se fixer à Blati.gny, compté sur un riche mariage pour compléter et


mieux asseoir sa position. Les yeux d'Athénaïs s'étaient d'abord tout naturellement arrêtés sur le nouvel arrivant; mais s'étant aperçu qu'elle perdait son temps, et que c'était sur Blanche Lainé que maître Chagrin dressait toutes ses batteries, elle en avait pris son parti, et avec une docilité admirable, une souplesse déja mise à l'épreuve, avait reporté ses vues d'un autre côté.

Renversé sur sa chaise, faisant tourner son chapeau de paille au bout de sa canne, le jeune homme se taisait depuis un moment. Après avoir contemplé, sans que celle-ci y prît garde, les bandeaux blonds de mademoiselle Lainé, ses yeux s'étaient levés vers le ciel où ils semblaient se perdre dans une rêverie souriante puis, ils s'étaient fixés au loin, sur la vieille tour ruinée qui, à l'autre bout du village, à travers les branches des platanes, au sommet du coteau couvert de vignes, dressait ses quatre pans de mur parmi les broussailles; ils avaient suivi quelques instants un train de marchandises, qui passa en sifflant au bas de la colline, brûlant la station de Blatigny, et qui disparut avec son panache de fumée blanche dans la direction de ChâtiIIon enfin, ils étaient redescendus sur la place, et avisant M. Lainé dans le groupe qu'il présidait et qui s'avançait de leur côté Oh oh s'écria-t-il en se penchant vers la jeune fille, votre père, Mademoiselle, vient d'avoir un geste superbe. Je parie qu'il s'agit du concours agricole

Il aura donc lieu, ce fameux concours ? questionna une dame.

Je crois bien Le conseil doit se réunir dans quelques jours pour voter les fonds.


Sulpice se tut. Sa réflexion n'avait amené qu'un léger sourire sur les lèvres de la jeune fille, sans qu'elle daignât tourner la tête.

Ah reprit-il au bout d'un moment, monsieur le marquis en a assez. Il retourne à ses bouquins. C'est un savant que M. Thibaud de la Hure? Un très-grand savant, Madame un savant que l'Allemagne nous envie, à ce que prétend la Revue d'Archéologie du département. Puis, tout à coup, changeant d'idée Ma foi, voici du nouveau

Quoi donc ?

Comment! vous ne voyezpas?.. Là-bas, sur la place, M. Firmin Guillot t.. Il a donc délaissé aujourd'hui ses grands travaux pour honorer Blatigny de sa présence Et de quoi s'occupe-t-il, ce jeune homme? Je ne sais, Madame. De la direction des ballons, je présume.

Cette plaisanterie fut saluée d'un sourire général. Seule, mademoiselle Lainé ne rit pas, et, ouvrant vivement son ombrelle Décidément, dit-elle, cette réverbération esttrès-gênante. Et elle pencha, du côté du bassin dont la vasque s'arrondissait à quelques pas du groupe, l'ombrelle qui renvoya à son front le reflet rose de sa doublure.

Le jeune homme, dont il venait d'être question, avait débouché sur la place par la grande rue de Blatigny, dans l'endroit même où la route départementale, coupant cette place par le milieu, laisse successivement à sa droite l'hôtel du Grand-Cerf et le café de l'Univers. Il fit quelques pas au hasard, tournant la tête de côté et d'autre,



comme en quête de quelqu'un; s'arrêta un instant près de l'orchestre qui jouait une valse; puis poussa jusqu'au groupe où mademoiselle Lainé s'abritait sous son ombrelle, et, dès lors, s'en éloignant et y revenant, suivit toujours dans sa promenade la même direction. Il était de taille moyenne, mis avec une simplicité qui n'excluait pas l'élégance, et laissant percer dans sa tournure, dans sa démarche et dans tous ses mouvements une distinction naturelle qu'on eût pu s'étonner de rencontrer en lui, si l'on n'eût su que, fils de cultivateurs, mais de cultivateurs aisés, il avait reçu une certaine instruction, avait quitté Blatigny et avait séjourné assez longtemps à Paris. Le visage ovale, un peu pâle, encadré de boucles brunes, l'ceil doux et rêveur, il pouvait avoir de vingt-quatre à vingt-cinq ans. Chaque fois qu'il passait près du groupe, Athénaïs, haussant le ton, parlait avec affectation, en souriant et en minaudant. Mais c'était peine perdue: ou la modestie de Firmin se refusait à s'attribuer le mérite de tous ces frais, ou son attention était trop occupée ailleurs, et il s'éloignait de nouveau, sans que rien eût modifié le calme apparent de sa physionomie. Il revint une dernière fois d'un pas de promenade, puis se dirigea plus vivement vers le centre de la place, et, arrivé devant le cercle, s'engagea sous la voûte qui conduisait aux salons du premier étage. Comme en ce moment la réverbération avait cessé, Blanche referma son ombrelle, et le reflet rose disparut de son front.

Mademoiselle, permettez-moi. Et Sulpice, s'empressant de ramasser l'éventail que la jeune fille venait de laisser échapper, le lui tendit galamment.


La seance musicale était terminée. La place se vidait. Messieurs Lainé, Boussard et autres se rapprochèrent. Les femmes s'étaient levées, et l'on marcha de compagnie jusqu'à la grande rue, où le groupe se dispersa. Sulpice, demeuré seul avec M. Lainé et sa fille, accompagna le maire jusqu'à sa demeure. Elle s'élevait devant la gare, à l'autre bout de la place, à quelques pas de la fontaine publique, où trois grands peupliers, datant, dit-on, de l'ère de la liberté, baignaient leurs racines dans l'eau et élançaient en l'air leurs rameaux fraternels. Arrivé au seuil de la maison, le notaire salua et se retira.

II

LE CERCLE DE L'AGRICULTURE.

C'était le lieu où la jeunesse de Blatigny, ainsi qu'un grand nombre d'industriels de l'endroit, se donnaient rendez-vous, le soir, leurs affaires terminées, et où quelques propriétaires notables des environs se réunissaient aussi, le dimanche. Il se composait de deux salles principales.

Dans la première, dont un billard occupait le centre, les membres les plus jeunes se tenaient d'ordinaire. Un casier à marquer les points était fixé au mur, faisant face à un grand cadre, où étaient imprimés sur deux colonnes les règlements de la société. Le premier article, qui in terdisait toute discussion politique, n'était pas très- scrupuleusement observé. Une large porte vitrée s'ouvrait sur un balcon, qui s'arrondissait contre le pan coupé de


l'édifice, et d'où la vue commandait tout le village la mairie au midi, avec la justice de paix et l'école la gare, la maison de M. Lainé, l'étude de maître Chagrin au nord; l'hôtel du Grand-Cerf en face, puis la grande rue, s'enfonçant au levant en une longue ligne droite dans la direction du chef-lieu se continuant en retour à l'ouest, et, après s'être abaissée et avoir effleuré dans un détour les bords de la Vérance, où l'industrie de la tannerie avait établi son siège, allant rejoindre la route de Châtillon enfin, la place elle-même, étalant ses deux façades de constructions, avec la fontaine publique d'un côté, le bassin à jet d'eau de l'autre; et, dans une de ses encognures, sous la voûte qui reliait deux maisons, le passage qui conduisait à la vieille église.

Quant à l'autre pièce, ornée d'une cheminée monumentale et éclairée par une fenêtre unique donnant sur une cour, tranquille et le plus souvent solitaire, elle était réservée à la lecture. Une grande table, recouverte d'un tapis, se dressait au milieu. Les journaux, les revues, quelques publications illustrées, y étaient épars. Et c'est là que nous retrouvons Firmin Guillot, assis, le front dans sa main, et lisant.

11 ne prêtait aucune attention à ce qui se passait dans la salle à côté, où quelques jeunes gens, causant à voix haute, étaient assis autour d'une table empiétant moitié dans la pièce et moitié sur le balcon. Un de ceux qui se trouvaient installés au dehors, avait probablement suivi sur la place le manège de Sulpice Chagrin, n'abandonnant le maire et sa fille qu'aux limites du foyer domestique, et, au moment où le notaire entrait au cercle et


s'approchait du groupe, se penchant vers lui -Eh bien! lui demanda-t-il entre haut et bas et avec un sourire, a quand le mariage?

Avec qui ?

Avec mademoiselle Blanche Lainé.

Maître Chagrin se tut; mais, souriant avec une mine de contentement, il prit place à table et se mêla à la conversation générale qui se poursuivit sur le sujet précédemment entamé.

A la question adressée à Sulpice, Firmin avait dressé la tête. Une vive rougeur envahit ses joues, à laquelle succéda une pâleur subite. En jetant un coup d'oeil dans la salle voisine, il surprit le sourire du notaire. Puis, ses yeux se reportèrent sur la revue qu'il parcourait. Mais il était facile de voir qu'il ne lisait plus ses paupières demeuraient fixes, la prunelle rivée sur la même ligne. Il resta quelques instants ainsi, immobile, très-pâle, son front où perlait la sueur, appuyé dans sa main puis il se leva et sortit.

III

FIRMIN GUILLOT.

Il traversa la place, lançant au loin un triste regard sur la demeuré de M. Lainé, qui, de gaie et pimpante qu'il l'avait entrevue un moment auparavant, lui sembla tout à coup sombre et désolée, et il s'engagea dans la grande rue. Les marchands étaient devant leur porte, les femmes sur le seuil, les enfants jouant sur la chaussée.


Toutes les fermetures, les clavettes engagées dans leurs boulons, cachaient les vitres des étalages. Seule, la boutique du boulanger restait ouverte; ce dernier était assis, sa chaise adossée au mur, et, les manches de chemise retroussées jusqu'à l'épaule, les bras nus repliés l'un sur l'autre, sifflait joyeusement entre ses dents. Firmin passa devant la maison de M. Boussard, reconnaissable à sa fenêtre du rez-de-chaussée, grillée d'énormes barreaux. Les volets intérieurs étaient poussés mais son imagination lui représenta la pièce sombre, avec son lourd coffre-fort dans un coin, les piles d'argent alignées, les rouleaux d'or s'entassant les uns sur les autres les cartons bourrés de papiers timbrés, avec la date des échéances soulignée d'un trait a l'encre rouge. Un pli s'était creusé sur son front, et il ne vit pas, au premier étage, une jalousie qui s'écartait discrètement du mur, une tête qui se penchait au-dessus de lui. Plus loin, dans un cabaret du faubourg, des paysans chantaient, emplissant une salle basse de leur vacarme. La scierie mécanique de M. Chapuis n'envoyait plus aux alentours les plaintes déchirantes de sa roue dentelée elle avait éteint le feu de sa haute cheminée. Les pilons de la papeterie Millet se taisaient de grandes charrettes, les bras en l'air, surchargées de balles de chiffons, étaient rangées dans les cours désertes. L'écluse qui donnait passage à la Vérance dans les sous-sols de l'établissement était baissée, et l'eau filait tout droit entre ses rives endiguées. A cent pas du village, il côtoya la propriété de M. Thibaud de la Hure. Derrière la haute grille, à travers les arbres du parc, sous l'ombrage ma-


jestueux des marronniers deux foiscentenaires,le château faisait briller la blancheur de ses murs et de son double perron garni de fleurs son toit d'ardoise polie reluisait au soleil son parterre gazonné s'étalait sous les fenêtres, avec ses corbeilles de rosiers et de géraniums, éclatant de couleurs vives. Tout respirait, en ce lieu, le calme, l'arrangement soigneux, l'aisance large et l'indépendance de la vie.

Firmin, quittant la route, prit un chemin de traverse, et il eut bientôt atteint son propre domaine. Au centre de quelques hectares de terrain, partie en prairie, partie en terres arables, avec un bouquet de bois sur un des côtés, se dressait la maison paternelle. Humble, noircie par le temps, lézardée par endroits, couverte d'un toit de tuiles grises, elle se composait d'un corps de logis à deux étages, un rez-de-chaussée et un premier; des hangars et des écuries s'élevaient sur les côtés, et un jardin, défendu par un petit mur surmonté d'une clairevoie peinte en vert, aux carrés de légumes bordés de buis, où quelques arbres d'agrément poussaient çà et là, s'étendait devant l'habitation. Firmin poussa la grande porte qui donnait accès dans la cour. La maison était silencieuse. La vieille Mariette était seule demeurée au logis. Baptiste, le domestique employé à l'exploitation, était allé passer la journée dans son hameau de la Fresnay. Il entra dans le salon du rez-de-chaussée qui servait aussi de salle à manger, ouvrit une porte qui donnait dans un ancien fruitier transformé en atelier. La cheminée d'une forge s'évasait dans un coin, les longues pinces enterrées dans les charbons éteints, la chaîne du


soufflet pendant de la voûte. Un établi de menuisier s'allongeait au centre; des tas de copeaux jonchant le sol, des flots de rubans s'amoncelant de tous côtés ensevelissaient les outils, la varlope, les rabots, les gouges, les ciseaux, l'équerre et le sergent. Des pièces de bois, à moitié équarries, traînaient à terre. Mille barres de fer, tordues en coudées bizarres, s'accrochaient au mur. Firmin, arrêté sur le seuil, considéra longtemps ce désordre d'un air soucieux puis refermant la porte, il prit une chaise et vint s'asseoir dans la cour, le dos tourné à la façade de la maison, les regards perdus dans la direction de Blatigny.

Les maisons du village étageaient au loin leurs toits, que dépassait le clocher de l'église, ainsi que la cime des trois peupliers. Une vaste ceinture de prairies verdoyantes, coupées de haies vives, piquées ça et là de maisonnettes et de jardinets, traversées par le long ruban poussiéreux de la route, l'entourait de toutes parts. La vieille tour le dominait, au sein d'un écroulement de pierres. Tronquée par le haut, avec quelques lambeaux de murs pendant encore à ses flancs, elle se profilait sur le ciel, triste et pensive, semblant se remémorer les temps évanouis, demeurée seule debout de tout ce qui rappelait les anciens jours, et condamnée à voir, avec le sentiment amer de la vieillesse chagrine, le village au-dessous d'elle se développer et s'épanouir à la vie nouvelle. Un télégraphe aérien qui fonctionnait jadis à son sommet, l'avait préservée de h ruine complète dépossédée de ce dernier emploi, elle ne servait plus maintenant qu'à nicher dans les fentes de ses murailles


les oiseaux de nuit, qui, au crépuscule, venaient voler en tournoyant au-dessus du village. Vers le nord, au bout de l'horizon, les monts Saint-Genix, semblables à des blocs de lazulite couchés en travers du ciel, découpaient les dentelures de leurs cimes bleuâtres, tandis qu'au midi, sur les coteaux plus proches, au vieux quartier de la maladrerie, le soleil couchant incendiait les vitres du nouvel hospice, les faisant scintiller comme des plaques de cuivre et détachait sur la verdure son enceinte de murs blancs Ses rayons se glissaient en traînées rouges à travers les hauts arceaux de l'aqueduc jeté entre deux collines et allant par les mille brisures de son canal charrier au loin aux plaines altérées le trop-plein des eaux de la Vérance. Peu à peu, les nuages se teignaient à l'occidentd'une pourpre plus foncée; les crêtes azurées se décoloraient, tournaient à l'améthyste la base de la montagne s'assombrissait, les ravins qui sillonnent ses pentes se zébraient de profondes rayures noires les fenêtres de l'hospice, comme une pièce d'artifice touchant à sa fin, éteignaient une à une leur flamboiement; d'immenses gazes grises, au tissu impalpable, descendaient sur le paysage, se multipliaient sur le village et fondaient les arêtes vives des toits et le vieux donjon, envahi par l'ombre montante, seul, recevait encore à son faîte un rayon clair qui se rétrécissait de minute en minute.

Firmin se ressouvint de ses jours d'enfance, quand,au péril de sa vie, il escaladait les cimes branlantes de la tour pour y dénicher les passereaux, et, de ses hauteurs, dominant tout le pays environnant, avec quel sentiment


d'espérance, ses regards orgueilleux, son âme ambitieuse embrassaient alors les perspectives de l'avenir 11 fit un retour sur lui-même, et tout son passé, qui datait d'hier et qui lui parut long d'un siècle, se déroula sous ses yeux. 11 se vit quittant Blatigny pour la ferme-école. Il avait déjà perdu sa mère cette époque. Il se rappela ses premières tristesses loin des siens, son humeur rêveuse le détachant peu à peu des procédés pratiques qu'on lui enseignait; sa passion pour les découvertes et pour les inventions;; ses dégoûts et ses impatiences, ses supplications à son père pour qu'il l'autorisât a entrer à l'école des arts et métiers cette faveur obtenue, sa joie; et ses études brillamment terminées puis, pour se perfectionner encore, quelque temps de séjour libre dans Paris, où tout à coup la nouvelle de la mort de son père était venue le surprendre et le forcer à revenir au village surveiller une exploitation rurale, dans l'état fâcheux où l'avaient réduite les dépenses coûteuses du savoir acquis et la générosité d'un père qui n'avait jamais su rien. lui refuser.

Monsieur est servi, dit la vieille Mariette. Il sortit de sa rêverie par un léger soubresaut, se leva, passa dans la salle à manger, et, sous le plafond bas, s'assit devant la petite table où son couvert était mis. Quelques meubles décoraient la pièce une console de noyer, une commode-bureau, deux ou trois fauteuils garnis de paille luisante. Un grand baromètre doré ornait le mur, et deux photographies dans leur cadre se suspendaient aux pilastres de la cheminée. Sa vieille mère était là, dans ses coiffes de paysanne, souriant dou-


cement. Son père, de l'autre côté, portait l'écharpe d'ad joint. Firmin laissait errer ses regards de l'un à l'autre portrait.

Qu'a donc Monsieur, ce soir ? il ne mange pas, dit la vieille servante, remoortant à la cuisine les plats à peine touchés.

Rien, Mariette, un peu de migraine. Ne vous inquiétez pas.

Et Mariette sortit. Accoudé sur un bras, la serviette roulée sur le genou, les yeux fixes, il contemplait la place vide de l'autre côté de la table, comme s'il eût espéré jadis voir un jour quelqu'un s'y asseoir en face de lui, le distraire et le consoler de son isolement, et que son illusion se fût subitement dissipée. II resta longtemps dans la même attitude, et, par la porte laissée entr'ouverte, l'ombre entrait par degré; les rainettes et les grillons s'éveillaient au loin dans les herbes, la nuit enveloppait progressivement la maison.

IV

JALOUSIES DE CLOCHER.

Vers dix heures du soir, quelques jeunes gens qui étaient allés faire un tour au chef-lieu et qui venaient de descendre du train, firent irruption dans le cercle. Ils apportaient la nouvelle que les habitants de Châtillon, instruits par la rumeur publique de l'intention où étaient les Blatignois d'ouvrir prochainement un concours agricole, avaient résolu de prendre les devants et décidé


qu'un concours semblable aurait lieu chez eux dans le courant de l'été. Leur conseil municipal devait se réunir incessamment, voter les fonds, organiser les fêtes qui contribueraient à l'attrait de cette solennité, tout faire enfin pour tâcher d'éclipssr Blatigny, pour enlever à cette dernière ville le mérite de l'initiative et les bénéfices de l'entreprise.

Ce fut, parmi les membres présents, un mouvement de dépit, des exclamations de colère, des mots vifs dépassant la mesure, et qui soulevaient le rire, après avoir excité la fureur. Les jeunes têtes s'enflammaient et s'exaltaient. Les vieillards, plus calmes, disaient que ce procédé ne les étonnait pas, que ç'avait toujours été ainsi, que cela datait d'époques immémoriales, que Châtillon avait de tout temps été jaloux des succès et de l'influence de Blatigny, et que ce serait plutôt l'absence de toute envie de lj part des Châtillonnais devant tout ce qui pouvait grandir leurs voisins, qui les aurait beaucoup surpris.

Pour comprendre l'animosité qui subsistait entre les deux villes, il faut savoir que dans la nouvelle organisation administrative qui, quelque quatre-vingt-dix ans auparavant, avait étendu ses classements sur la France, bien que toutes deux offrissent à peu près le même chiffre de population, l'une, Blatigny, la plus peuplée peut-être, était devenue un simple chef-lieu de canton, tandis que Châtillon s'élevait au rang de souspréfecture. Leur position topographique, par rapport au chef-lieu du département, l'avait voulu ainsi. En effet, les trois localités s'échelonnaient, de l'est au couchant,



sur une ligne presque droite et à des distances égales, Blatigny à deux lieues du chef-lieu et trop proche dès lors pour former un arrondissement à part, Châtillon à deux lieues aussi de Blatigny et à quatre par conséquent du chef-lieu.

Châtillon était donc fier de sa sous-préfecture, de sa recette particulière, de sa lieutenance de gendarmerie, de son tribunal de première instance, aux chambres les trois quarts de l'année inoccupées, en un mot de tout son petit monde de fonctionnaires tant de l'ordre administratif que de l'ordre judiciaire et financier. Mais Blatigny l'écrasait par l'importance de ses affaires, qui en faisait un rendez-vous, un centre d'échanges commerciaux, connu dans toute la région. Sa situation, au sein d'une vallée fertile, arrosée par un beau canal, peuplée de grosses fermes et de riches agriculteurs, au pied du cirque des monts Saint-Genix dont toutes les routes, reliant les hameaux de la montagne, convergeaient leurs pentes et venaient déboucher de son côté, son chemin de fer à proximité d'une grande ligne, tout contribuait à amener à ses marchés du premier et du troisième lundi de chaque mois une affluence considérable. On nourrissait même l'espoir de rendre ces marchés hebdomadaires, à la suite du haut point de renommée où le déploiement de toutes ses ressources à l'occasion du prochain concours agricole, ne manquerait pas de placer Blatigny. Au surplus, il suffisait d'ouvrir les yeux, de compter les hautes cheminées de ses usines, hérissant les faubourgs, pour faire la différence de son activité industrielle et de la torpeur où végétait le chef-lieu d'arrondissement.


Mais ses établissements avaient beau prospérer et se multiplier, le nombre de sa population ouvrière, sa richesse s'augmenter en proportion, ses foires et ses marchés emplir périodiquement ses auberges de flots d'étrangers, encombrer ses places et ses rues d'immenses troupeaux de bestiaux, de charretées innombrables de produits de toute espèce débordant jusqu'au delà des faubourgs, Châtillon n'en continuait pas moins de traiter Blatigny en petit village, de sourire de ses prétentions à l'égalité, et de saisir toutes les occasions de lui nuire. Ces haines s'assoupissaient, s'oubliaient pour un temps. Les deux cités fraternisaient alors et se faisaient fête. Puis le moindre incident suffisait pour réveiller leur susceptibilité jalouse, pour ranimer toutes les ardeurs de leur vieille rivalité.

Après l'annonce faite aux membres du cercle, le premier moment de stupeur passé, chacun ayant donné un libre cours à ses récriminations, il fut décidé qu'on irait sur le champ prévenir M. Lainé de ce qui arrivait. Malgré l'heure avancée, plusieurs personnes se dirigèrent vers la demeure du maire. Celui-ci, réveillé en sursaut aux coups de marteau redoublés qui heurtaient sa porte, s'empressa de mettre la tête à la fenêtre et put croire que le feu dévorait sa maison, d'autant que le capitaine des pompiers, homme d'énergie et de décision, marchait en avant de la députation. Quelques mots le mirent au courant de l'affaire. H descendit au salon, où il reçut ces Messieurs; et là, après avoir écouté l'avis de chacun, le maire prit une résolution énergique.


v

RÉUNION DU CONSEIL.

Le lendemain, de grand matin, l'autorisation de réunir hors session le conseil municipal de Blatigny, demandée au préfet par dépêche télégraphique, revenait, approuvée, et par la même voie, une heure après. Le secrétaire de la mairie s'empressa de confectionner les lettres de convocation. « Pour affaire pressante était-il écrit au motif de la réunion. Le garde-champêtre prit le paquet et parcourut le village, sonnant aux portes des conseillers, puis alla dans la campagne faire sa distribution aux deux ou trois membres forains.

V,ers deux heures de l'après-midi, les conseillers municipaux, isolés ou par groupe, commencèrent à se diriger vers la mairie. Entrés dans le vestibule du rezde-chaussée, ils laissaient à main droite la salle de la justice de paix, à gauche, un corps de logis abandonné au matériel de la compagnie des pompiers, et montaient le large escalier qui conduit au premier étage. Trois pièces le partagent l'une affectée à l'état civil, aux murs tapissés de registres pour les naissances, mariages et décès, où se tenait le secrétaire de la mairie l'autre, dite salle du conseil, plus spacieuse, ornée d'un buste de la République et de deux grands corps de bibliotitèque, présentait une longue rangée de sièges serrés les uns contre les autres et venant aboutir en demi-cercle,


aux extrémités d'une table. Entre ces deux pièces, une autre, plus petite, était réservée au maire.

C'était dans cette dernière que se trouvait en ce moment M. Lainé, compulsant les précédentes délibérations du conseil, préparant la séance qui allait s'ouvrir. Depuis une dizaine d'années qu'il était maire de Blatigny, le meilleur de son temps se passait entre les quatre murs de ce cabinet, dans le soin et dans le souci des affaires de sa commune, les gérant comme il eût fait de ses propres intérêts, c'est-à-dire avec une application un peu routinière, un mélange de finesse cachée et de rondeur apparente, une sagesse, une prudence et une circonspection qui ne comprenaient la hardiesse que. dans les cas où le profit était absolument assuré. Les seules ressources de son esprit, aidées d'une volonté peu commune, l'avaient élevé au rang qu'il tenait dans Blatigny. Né dans une famille de laboureurs, plus riche d'enfants que de biens, il s'était mis vaillamment à l'ouvrage dès l'âge le plus tendre. Ce n'était cependant pas l'agriculture qui, à elle seule et à proprement parler, l'avait enrichi. Mais, dès qu'il eut ramassé quelque argent, il s'était empressé d'acheter à bas prix les fermes et les terres en mauvais état qui se trouvaient dans le pays, et, après les avoir remises en plein rapport grâce à quelques années de soins et de travaux intelligents, il les revendait à gros bénéfices. Ayant acquis de la sorte une assez belle fortune, il s'était retiré des affaires, et c'est alors que les honneurs l'étaient venus trouver. Il avait gardé dans ses nouvelles fonctions un goût de discussion qui rappelait les longs débats et les marchandages sans


fin de son premier métier, une passion de descendre dans le menu détail des choses, un besoin de se faire rendre compte de tout, qui, bien que sentant son parvenu, n'en étaient pas moins un surcroît de garantie dans le poste de confiance qu'il occupait. D'ailleurs, il connaissait lui-même ses petits défauts et ses légers ridicules, et, quand on l'en faisait apercevoir, était le premier à en sourire.

Au coup de deux heures, il passa dans la chambre du conseil. Tout le monde se leva à son entrée et se rassit sur un signe de lui. 11 alla prendre place dans un des trois fauteuils rangés de l'autre côté de la table. Celui de gauche était déjà occupé par le secrétaire du conseil celui de droite, réservé à l'adjoint, était vide. Il y eut une minute d'attente. Un murmure de conversations à voix basse se poursuivait entre divers groupes de conseillers. M. Lainé étalait quelques papiers sur la table, à portée de sa main. Au-dessus de lui, le front couronné de lourds épis en signe d'abondance et de paix, la lèvre souriante et le menton ferme, comme pour rassurer à la fois et pour laisser deviner sa force, ses regards vagues et sans prunelles perdus dans les rêves lointains et les promesses de l'avenir, le buste officiel planait sur toute l'assistance et détachait la blancheur de son marbre sur le fond sombre des boiseries. Le maire donna un coup de sonnette. La séance est ouverte, dit-il en posant son chapeau à côté de lui. Messieurs, voici une lettre de monsieur Thibaud de la Hure qui s'excuse de ne pouvoir assister à la réunion, une affaire urgente l'appelant aujourd'hui même hors de BIatignv.


Un sourire général de bonne humeur accueillit cette communication, qui revenait invariablement à chaque ouverture du conseil. Le marquis, quoiqu'adjoint de Blatigny, ne se rendait jamais aux séances, se contentant d'approuver, les yeux fermés, tout ce qui s'y décidait.

Messieurs, poursuivit le maire, le temps presse, je serai bref dans l'exposé de l'affaire qui nous réunit. La plupart d'entre vous, d'ailleurs, en ont sans doute déjà deviné l'objet. Il s'agit du concours que nous nous proposions de donner cette année même à Blatigny, le choix de cette ville comme centre régional de la prochaine exposition agricole ayant été fait depuis longtemps, tous ici vous ne l'ignorez pas, par la Société d'agriculture et par les Comices du département. Or, s'il faut en croire certains bruits qui nous sont revenus, une ville voisine. Je ne la nommerai pas! (mouvement dans l'auditoire.) Une localité, qui nous jalouse, serait en train d'intriguer auprès des mêmes comices et société, afin d'être désignée comme lieu de ces assises pacifiques elle aurait dessein d'organiser, elle aussi, un concours dans le but de diminuer l'importance du nôtre, sinon de le tuer complètement. Maintenant, Messieurs, je vous le demande, devons-nous reculer devant les prétentions de notre rivale, ou bien accepterons-nous la lutte ?

La lutte nous acceptons la lutte s'écria toute l'assemblée.

Alors, pour n'être pas distancés, il nous faut, Messieurs, entrer immédiatement dans les détails de l'organisation. Car, s'il nous reste une chance de voir nos ad-


versaires renoncer à une concurrence déloyale, elle se trouve dans une décision prompte, dans des mesures rapides,dans un mouvement instantané des esprits et la coopération énergique de tous les habitants dans les préparatifs de ce concours, enfin dans une telle prévoyance de toutes les nécessités de l'entreprise, que nos rivaux reconnaissent eux-mêmes leur impuissance à nous faire le moindre tort et qu'ils abandonnent la partie. Hâtonsnous donc, je le répète, et tout d'abord, afin de savoir quels sont les fonds dont nous pouvons disposer pour cette affaire, permettez-moi de vous soumettre un état sommaire de la situation financière de la commune. Ici, le maire entra dans une longue nomenclature de chiffres, d'où il résultait que le rendement de l'octroi ayant depuis longtemps dépassé de beaucoup les prévisions annuelles, que le prix des communaux loués en partie à des pâtres étrangers, ainsi que le produit de diverses coupes exécutées dans les forêts communales~ p.'ayant pas encore reçu d'emploi déterminé, Blatigny se trouvait en avance d'une cinquantaine de mille francs, dont vingt mille, à la vérité, dus par M. Chapuis, le propriétaire de la scierie mécanique, n'étaient exigibles que dans un an.

M. Chapuis, membre du conseil, se leva et demanda la parole. Messieurs, dit-il, je renonce au bénéfice du terme. La somme est chez moi, dans ma caisse, toute prête. Je la tiens à la disposition de la commune. Une acclamation générale couvrit ces paroles, et M. Chapuis se rassit.

Je remercie monsieur Chapuis au nom de tous, dit


le maire. Puis, il continua Si nous voulons que notre concours ait tout l'éclat qu'il peut avoir, qu'il soit digne en un mot de Blatigny, ces ressources néanmoins, j'ai regret à le dire, ne seront pas suffisantes pour couvrir tous les frais, pour assurer l'exécution de tous les travaux indispensables, dont j'ai fait moi-même un devis approximatif. Nous allons être obligés, Messieurs, de grever notre budget. Mais, n'importe nous hypothèquerons l'avenir, s'il le faut.

Les conseillers se regardaient ils ne reconnaissaient plus M. Lainé, sa prudence et son économie accoutumées. Mais tous, Blatignois dans l'âme, blessés dans leur vanité blatignoise et désireux de répondre fièrement au défi des Châtillonnais, comprenaient et approuvaient leur maire. Ils auraient encouragé son audace au besoin.

Au surplus, Messieurs, l'argent laissé chez nous par tousies étrangers que nos fêtes attireront (et ici, Messieurs, ajouta le maire en prenant un des papiers étalés sur la table, je dois vous annoncer que messieurs les membres de la Lyre Blatignoise offrent de se joindre à nous pour qu'un concours musical ait lieu en même temps que le concours agricole), le flot énorme de visiteurs, de curieux ou d'intéressés que ce double attrait amènera immanquablement dans nos murs, les nouveaux rapports d'affaires qui s'y établiront à cette occasion, les foires et les marchés dont nous serons désormais obligés d'augmenter le nombre pour répondre au vœu général, toutes ces espérances à peu près certaines compenseront largement, je pense, les sacrifices que nous allons faire.


Mais encore reste-t-il à nous procurer les avances qui nous manquent.

Un des membres proposa d'ouvrir une souscription, où seraient appelés à prendre part tous les principaux habitants de Blatigny et des environs, les hameaux relevant du chef-lieu de canton, ainsi que les gros cultivateurs, propriétaires ou fermiers de la plaine et de la montagne. L'idée parut bonne et fut approuvée., et une commission chargée de recueillir les cotisations et dont messieurs Boussard, Chapuis, Vineux, Millet et autres membres du conseil firent partie, fut immédiatement nommée à cet effet.

Messieurs, dit le banquier Boussard se levant, homme très-sec et très-posé, assez muet d'ordinaire, ne hasardant jamais un centime ni une parole inutile, j'e sais que chez beaucoup de gens l'intérêt particulier passe avant l'intérêt général. Je me fais gloire de n'être pas de ce nombre. J'augure bien de cette souscription publique; il se peut cependant qu'elle ne soit pas couverte. Quoi qu'il en soit, dès qu'il s'agit de l'honneur de la commune que j'habite, je n'hésite pas. J'offre de faire l'avance des fonds, qui me seront remboursés avec le montant des cotisations.

L'enthousiasme ne connut plus de bornes. Les applaudissements éclatèrent. 11 ne restait plus qu'à déterminer l'époque du concours, laquelle fut fixée au premier lundi du mois d'août. La délibération du conseil municipal,sagement motivée, ornée de considérants éloquents, avec les plus beaux fragments du discours du maire, et les deux généreuses propositions de messieurs Chapuis et


Boussard,l'acceptation des offres de la Lyre Blatignoise, la désignation des membres délégués pour la collecte, enfin la série de toutes les diverses classes de produits, d'animaux et de machines agricoles qui pourraient être exposés, la délibération, dis-je, fut rédigée séance tenante et recouverte de la signature de toutes les personnes présentes. Une expédition en fut faite et adressée le soir même à la préfecture, et les conseillers se retirèrent, enchantés de leur besogne, M. Lainé, ravi plus que tous les autres.

Les malheureux ne se doutaient pas que, le même jour et à la même heure, le conseil municipal de Châtillon siégeait aussi et prenait une délibération de tout point semblable à la leur

VI

TOURNÉE CANTONALE.

Ce fut au Cercle de l'agriculture que les listes de souscription commencèrent à se couvrir de signatures. La jeunesse se passionnait le reste se laissait entraîner, suivait le mouvement. Il y eut des poules monstres, au billard, dont tout le produit était réservé aux frais du concours les cagnottes des tables de j eu avaient la même destination. Puis, les listes circulèrent dans le village. De boutique en boutique, et, l'amour-propre aidant, ce fut une émulation de générosité, un steeple-chase de prodigalités insensées. Les cafetiers et les cabaretiers, à qui devait revenir en définitive le principal gain de l'en-


treprise, sûrs de rentrer dans leurs déboursés si le concours tenait tout ce qu'il promettait, se firent remarquer par leur ensemble à répondre magnifiquement à l'appel qu'on leur adressa. On citait des chiffres avec admiration. Celui-ci tant. « II est fou c'est pour se faire remarquer. Eh bien! faites-en donc autant », répondait-on. Le maître d'hôtel du Grand-Cerf s'inscrivit pour une somme très-ronde. Le locataire du café de l'Univers, qui desservait le cercle, doubla le chiffre du Grand-Cerf. Cela devenait de véritables enchères. Enfin, quand le village fut épuisé, les membres de la commission songèrent à leur tournée cantonale.

Ils partirent, un beau matin, entassés dans deux grands breaks qu'avaient fournis et que conduisaient, l'un, M. Chapuis, le marchand de bois, l'autre, le papetier Millet. Quelques jeunes gens s'étaient joints à eux. On devait pousser la promenade jusqu'à Saint-Genix-la-Montaqne, passer par la route des Tunnels, lieu célèbre et bien connu de tous les touristes et excursionnistes des alentours. Ce serait une vraie partie de plaisir. Douze petites communes relevaient du chef-lieu de canton à .quatre par jour, en couchant le premier soir à la Fresnay, le second à Saint-Genix, et en revenant le lendemain à Blatigny, c'était un voyage de trois jours. Et il s'exécuta de point en point, tel qu'il avait été combiné. En sortant du village, ils s'arrêtèrent d'abord chez M. Thibaud de la Hure. Ils laissèrent les voitures sur la route, poussèrent la grille et furent introduits dans le salon. C'était une immense pièce au rez-de-chaussée, au parquet ciré et reluisant comme un miroir, mais d'un


aspect sévère et suranné, avec un grand air cependant, des meubles aux formes majestueuses et incommodes, de date plus ancienne que le château, et des portraits d'un autre siècle. Le marquis ne se fit pas attendre, et, mis au courant de ce qui lui valait l'honneur de cette visite matinale, il s'empressa de saisir une plume sur un guéridon et d'apposer sa signature sur la liste qu'on lui tendait.

Mille remerciements, monsieur le marquis, dit l'un des membres, reprenant le papier, et, tout en s'in clinant avec un sourire, jetant un coup d'œil sur le chiffre inscrit vous allez nous porter bonheur La liste est toute neuve, et vous donnez, je vois, le bon exemple. Je souhaite du fond du cœur un plein succès au concours, dit le marquis, et je regrette, Messieurs, de n'être plus assez jeune pour vous accompagner et pour vous aider. Et, en dépit des protestations pour qu'il n'en fît rien, il tint absolument à reconduire ces Messieurs jusqu'à la grille, avec une politesse exquise, et de nouveaux vœux pour une récolte abondante de souscriptions.

La caravane se remit en marche. Au bout d'une montée, elle aperçut Firmin Guillot, assis à quelque distance de la route, en contemplation devant un champ de blé dont les tiges commençaient à s'élever du sol. La troupe le héla joyeusement

Hé Firmin viens-tu avec nous ? Il y a place pour toi.

Merci. J'ai à travailler, leur cria-t-il.

Et les chevaux reprirent le trot, disparurent au loin,


pendant que Firmin retombait dans ses méditations. Il est bon avec son travail s'écria en riant un des plus jeunes de la bande. Il regarde pousser l'herbe. Il n'a de sa vie, je crois, touché une bêche ni une serpette, et il prétend qu'il travaille! Ah ah!

La plaine s'enfonçait au levant perte de vue, la tour de Blatigny derrière eux diminuait à vue d'oeil. Les deux voitures, dans l'air vif du matin, aux rayons roses de l'aurore, se poursuivaient, couraient sur la belle route, sèche et sonore, bordée de fossés, avec ses blocs kilométriques, ses tas de cailloux cassés s'espaçant de distance en distance, ses poteaux du télégraphe fuyant jusqu'au bout de l'horizon. A droite et à gauche, les prairies se succédaient, les champs de blé encore verts, les trèfles et les luzernes puis, au loin, sur le versant des collines, comme d'immenses tapis déroulés, les carrés de jaune colza alternaient avec la traînée rose des sainfoins. On s'arrêtait de ferme en ferme, on laissait souffler les chevaux. Le paysan, un peu surpris d'abord et interloqué par ]a brusque invasion de tous ces Messieurs de Blatigny qu'il connaissait par leur nom, reprenait vite son aplomb dès qu'il savait ce dont il s'agissait, et il cherchait les clefs de son tiroir.

Non, non, pas deçà Votre nom là, et deux ou trois chiffres à côté, voilà tout. La rentrée des fonds se fera plus tard. Et on lui tendait la feuille de souscriptions. Oh oh deux ou trois chiffres! un seul suffira bien. Non, il en faut deux au moins.

Allons va pour deux. Et le paysan, en manches de chemise, prenant l'encre et la plume sur l'étagère, de


sa bonne grosse écriture que les travaux des champs avaient rendue tremblante, après un coup d'œil sur les souscriptions précédentes, signait à son tour. II y a un prix pour la ferme la mieux cultivée c'est vous qui l'aurez, mon brave.

Bah! le champ le mieux cultivé, c'est celui où l'on met le plus d'argent.

Eh c'est ce qui manque le moins ici! Et chacun de rire bruyamment.

Et que prendront ces Messieurs ?

Rien, absolument rien.

Mais on avait beau refuser, s'excuser, le paysan descendait à la cave, en remontait les bras chargés de vieilles bouteilles poudreuses. « Allons la femme, vite des verres. » Il fallait boire absolument, et du meilleur, trinquer à la réussite du concours.

A la ferme suivante, c'était la même réception, les mêmes plaisanteries renouvelées avec le même succès d'hilarité, les mêmes toasts et les mêmes libations. On déjeuna au hameau de la Balme. La course matinale avait aiguisé l'appétit. Toute la basse-cour de l'hôtel y passa, les poules, les canards, et les pigeons, et les lapins. Et ainsi, durant les trois jours du voyage, sur tout le parcours de la route, ce fut un massacre de quadrupèdes et de volatiles de toute espèce, dont on garde encore mémoire sur le registre des auberges. Le soir, on atteignit la Fresnay.


C'est l'endroit où commence le canal de la Vérance. Plusieurs fois, durant la journée, nos voyageurs en avaient franchi les embranchements sur quelque pont, ou l'avaient laissé au-dessus de leur tête, quand la route, s'abaissant, se coule sous la voûte des aqueducs. La Fresnay touche presque à la montagne. A t'entrée d'un large ravin, un haut barrage a été construit, qui retient les eaux et les élève à plus de cent pieds au-dessus de leur ancien niveau. Elles partent de là, lentes et paisibles, entre les talus rectilignes des tranchées, contournant les coteaux par une pente insensible, déroulant sur leurs flancs leur longue ceinture argentée, et, versant sur leur passage l'abondance et la richesse, se partageant généreusement entre mille canaux plus petits, s'épuisant à la longue dans les méandres sans fin de la plaine, vont se perdre, dix lieues plus loin, en un mince filet qui s'épanche dans la rivière. En amont du barrage, un lac étend ses nappes bleuâtres. Toute l'eau qui n'est pas dérivée, retombant de sa hauteur en cascade soyeuse, se brise avec un fracas perpétuel sur les rochers de l'ancien lit. Les grands arbres de la rive, les vertes collines gazonnées reflètent dans le miroir du lac leurs silhouettes tranquilles; les blancs nuages,qui courent dans le ciel, s'y réfléchissent et semblent glisser au fond de l'abîme et, dans ses profondeurs azurées, au sein du

vu

LA FRESNAY.



limpide élément, vives et sauvages, avec leurs nageoires d'argent et leurs écailles d'or bruni, les truites se jouent silencieusement.

Les plus belles ne sont pas là, dit l'hôtelier qui, quelques instants avant qu'ils se missent à table, avait guidé les voyageurs jusqu'au bord de l'étang. Ah et où donc ?

Là-bas, sur les fourneaux, où elles sont en train de court-bouillonner.

Cette annonce les arracha subitement au spectacle de la belle nature. On se remit à table avec un appétit tout neuf; et, une heure après, la nuit étant venue, dans les grandes chambres de l'auberge transformées en dortoir, messieurs les membres de la commission goûtaient uu repos qu'ils avaient bien mérité.

vni

SAINT-GENIX-LA-MONTAGNE.

On repartit le lendemain à l'aurore. La première halte eut lieu à Saint-Genix-Ie-Vieux. Un hameau a remplacé l'ancien monastère cistercien. Seule, la chapelle du couvent, servant d'église paroissiale, reste encore debout. Autour d'elle, sur les ruines de l'antique édifice, dans les cellules aux trois quarts démolies que quelques fragments de sculpture permettent de reconstituer en esprit, les paysans ont établi leur demeure, installé leurs hangars et leurs bergeries. Un petit vallon, vert et paisible, entoure le hameau, avec des sommets boisés s'éle-


vant de toutes parts à l'horizon. Le silence, la retraite profonde, l'aspect tranquille et reposé du paysage, tout y porte l'âme au recueillement méditatif. La vie devait être douce en ces lieux autrefois; les heures y couler sans secousses et sans regrets.

A partir de là, la route, tendant vers le nord, commence à s'élever en pentes plus raides, contournant les rochers qui hérissent la base des monts Saint-Genix, et, brusquement, après une dernière montée en lacets, elle s'enfonce sous le premier tunnel.

Bien longtemps, durant de longs siècles, les plateaux de la montagne étaient demeurés à peu près inaccessibles. Seuls, quelques bucherons, se cramponnant aux aspérités du roc, rampant sur ses déclivités glissantes, en avaient pu atteindre la cime, et par eux on avait pu savoir quelles prairies immenses aux gazons inviolés en tapissaient les hauteurs, quelles forêts touffues de sapins centenaires se penchaient au dessus de ses vallées. Mais toutes ces richesses végétales naissaient et se desséchaient, s'effondraient et se renouvelaient, inutiles et fermées aux besoins des hommes, défendues par une ceinture de remparts inexpugnables. Toute communication, tout moyen d'exploitation semblait à jamais impossible. C'est alors que l'industrie humaine, s'armant du pic et de la mine, fit sauter les rochers un à un, et, à une hauteur vertigineuse, traça cette nouvelle route qui se suspend en encorbellement au flanc de la gigantesque muraille. Elle va, montant insensiblement, bordé d'un parapet, coupant le versant rapide, surplombée parfois par la montagne, ou s'engageant dans ses entrailles par


des tunnels successifs. Puis, elle s'enfonce dans une large fissure, où deux blocs de rochers géants, séparés par quelque antique tremblement de terre, se dressent encore face à face et comme toujours prêts à se rejoindre. L'eau, ruisselant sur la double paroi, va grossir le torrent qui, au fond de l'abîme, bondit, écume et se déchire aux dures arêtes de son lit.

Les chevaux allaient au pas. Les voyageurs étaient descendus, et, impressionnés par les aspects sauvageset grandioses du paysage, émus par les grondements sourds qui montaient du gouffre et par le spectacle de ce bouleversement chaotique, ils marchaient en silence. Des troupeaux de bœufs, se rendant de la montagne aux marchés de la plaine, les croisaient en chemin. Puis, c'était de grands fardiers aux roues colossales, se suivant à la file, traînant d'énormes troncs d'arbres dont les extrémités rayaient le sol, battaient de gauche et de droite la paroi et le parapet.

Après quatre heures de montée, on déboucha enfin sur un des plateaux, et, bientôt après, Saint-Genix apparut sur un monticule, au centre d'une large vallée. Le nouveau village, régulièrement construit, avec ses maisons en moellons grisâtres tranchant sur la verdure, dressait ses toits aigus, recouverts de plaquettes de bois où la neige glisse en hiver. Les prairies, en émeraude sombre, d'un ton cru et se lustrant par endroit, s'étalaient tout à l'entour, avec d'immenses bergeries disséminées au bord du chemin. Des troupeaux paissaient au loin, dont les tintements de sonnette continus rompaient le silence de la campagne. Enfin, de blancs


sentiers, s'entrecroisant en tout sens et comme découpés dans le gazon, allaient, en s'élevant par de minces courbes, se perdre dans la noire ceinture de sapins qui dentelaient tout l'horizon. La forêt retentissait de coups de cognée. Les vieux géants de la montagne, arrachés à leur éternelle solitude, connaissaient maintenant un autre destin que de vieillir et de mourir sur place ils se mêlaient à la circulation universelle, coopéraient pour leur part à l'oeuvre incessante du progrès.

Cependant l'ascension avaitduré plus longtemps qu'on ne l'avait prévu. La nuit était proche, quand on atteignit Saint-Genix, et deux hameaux, cachés dans les replis de la montagne, restaient encore à visiter ce jourlà. D'un autre côté, M. Chapuis, mettant l'occasion à profit, était parti avec son break pour aller jeter un coup d'œil à l'une de ses coupes. Plusieurs membres de la commission, avec la bonne volonté de remplir consciencieusement leur devoir, ne pouvaient cependant prolonger leur voyage, étaient forcés de rentrer le lendemain même à Blatigny pour leurs affaires. Mais le maire de Saint-Genix, invité à souper, tira tout le monde d'embarras Laissez.moi quelques feuilles de souscription, leur dit-il vous n'avez pas besoin de vous déranger, je me charge de tout.

Ce fut un trait de lumière pour les commissaires, qui, le lendemain, redescendant la montagne par un autre versant, prirent par le plus court, et, après avoireffleuré en passant le territoire de Châtillon, se contentèrent de laisser des listes à remplir entre les mains de chacun des maires des quatre dernières communes. D'ailleurs, le


total de toutes les souscriptions qu'ils avaient déjà recueillies, dépassait du double la somme sur laquelle on avait cru devoir compter. Ils pouvaient donc se rendre témoignage de s'être acquittés de leur tâche à leur honneur. Ils fouettèrent les chevaux qui hâtèrent le pas. Bientôt, au détour des dernières collines, la vieille tour de Blatigny, perdue de vue depuis deux jours, apparut à l'horizon, semblant grandir à chaque tour de roue. Et, vers midi, les deux breaks, lancés au grand trot et rentrant dans les faubourgs par la route de Châtillon, débouchèrent enfin sur la place et s'arrêtèrent devant le café de l'Univers, aux acclamations de tout le cercle accouru au balcon pour saluer le retour de la commission.

IX

BLANCHE LAINÉ.

Quelques semaines s'étaient écoulées, sans que la nouvelle du mariage de Sulpice Chagrin avec mademoiselle Blanche Lainé se confirmât. Chaque soir, régulièrement, Firmin se rendait au cercle. !I écoutait le bruit des conversations, tâchait de faire causer les plus jeunes habitués, celui, entre autres, qui, un certain dimanche, avait interpellé à demi-voix le notaire. Il s'entretenait avec ce dernier, prenant un vif intérêt à sa position, à ses affaires, à l'avenir et à la prospérité de son étude, tournant autour de la question sans oser la poser, et,


de quelque côté qu'il s'adressât, n'obtenait aucun éclaircissement.

Un peu rassuré, après mille hésitations sur ce qu'il devait faire, il prit enfin une décision courageuse. Une après-midi, il partit résolûment de chez lui, se dirigea d'un pied vif vers la demeure de M. Lainé, et, arrivé en face de la porte, s'arrêta, regarda la façade, fit trois pas en avant, quatre en arrière, puis tourna sur lui-même et se mit à se promener de long en large sur la place. Les avenues étaient désertes. A peine quelques rares passants les traversaient, en ayant soin de suivre la ligne des arbres pour échapper au soleil qui dardait en ce moment ses rayons obliques sur les façades exposées au couchant. La maison du maire, qui se présentait de ce côté, avec ses jalousies rabattues à tous les étages, semblait vide et inhabitée. De l'autre côté de la place, où l'ombre commençait à gagner, Firmin apercevait, par une fenêtre entr'ouverte, le clerc de maître Chagrin, la tête penchée sur un pupitre et écrivant. Quant au notaire lui-même, il savait qu'il n'était pas dans son étude il l'avait vu passer sur la route, en voiture de louage, quelques instants auparavant, allant faire au loin quelque testament sans doute. La tente du café de l'Univers se déployait sur letrottoir, n'abritant que des tables et des chaises; les stores du cercle, déroulés jusqu'au bord inférieur des fenêtres, netrahissaientaucune vie intérieure. Et Firmin continuait sa promenade, sans s'inquiéter de la chaleur, sans choisir ses pas, recevant le soleil en plein visage, s'arrêtant parfois, semblant se parler à lui-même, descendant jusqu'au bassin de l'hôtel de ville,


remontant jusqu'aux trois peupliers, et alors obliquant insensiblement vers la droite, comme s'il allait entrer chez M. Lainé, puis, après un nouveau coup d'œil sur la façade de la maison, silencieuse et comme endormie derrière le voile de ses jalousies, redescendant encore l'avenue. « Ce sera pour l'autre fois, » se disait-il. Enfin, après une heure de ces allées et venues, après cent regards à gauche et à droite pour s'assurer qu'il n'était pas épié, cent gestes énergiques du bras pour se roidir dans sa résolution, comme il se trouvait près de la fontaine, à quelques pas du seuil, il se décida, franchit, rapidement et tête baissée, la petite distance qui l'en sépa rait, et leva la main pour saisir le marteau. C'est à peine s'il le toucha la porte s'ouvrit comme d'elle-même, et mademoiselle Blanche apparut dans l'encadrement. Monsieur Lainé ? demanda-t-il, un peu surpris, et avec une intonation tremblante dont l'émotion accentuait encore la gravité.

Mon père est sorti, répondit-elle, il est à la mairie en ce moment. Si vous voulez vous donner la peine d'y aller, vous le trouverez dans son cabinet. Merci, Mademoiselle. Ce n'est pas une affaire administrative. Je le verrai un autre jour.

Mais je puis l'envoyer chercher.

De grâce, ne le dérangez pas. Je reviendrai. Et saluant, il s'éloigna rapidement, tout fier, tout heureux, tout triomphant, se félicitant de sa hardiesse et se disant que pour une fois il en avait assez fait.

Quelques instants après, M. Lainé entrait au salon, où sa fille se trouvait


Monsieur Firmin Guillot est venu pour vous parler, dit-elle.

–Ah?

Et M. Lainé regarda un moment sa fille, semblant l'interroger des yeux avant de la questionner de la voix puis, clignant légèrement du regard, avec un vague sourire sur les lèvres Me parler reprit-il, et tu n'as pas le moindre soupçon.

Ma foi! non. )1 n'a rien dit. Mais il repassera. Alors, c'est bien. Je le verrai.

Et M. Lainé alla ouvrir la croisée qui donnait sur la place. Le soleil avait tourné maintenant les maisons voisines interceptaient ses rayons. En relevant la jalousie, il aperçut une voiture qui s'arrêtait de l'autre côté de la place. Le jeune notaire, de retour de sa course, en descendait. Cette vue lui suggéra sans doute la pensée d'une démarche qu'il mit aussitôt à exécution car il sortit et se dirigea vers l'étude de maître Chagrin.

x

MAITRE SULPICE CHAGRIN.

M. Lainé était bien décidé à n'influencer en rien sa fille pour le choix d'un mari, à lui laisser toute liberté à cet égard seulement, avant de lui parler d'un prétendant, il était bien aise de connaître exactement la situation de fortune de ce dernier.

Le notaire le reçut dans son cabinet, avec beaucoup d'empressement et une ioie visible. La pièce, assez


grande, donnant dans une cour sombre, était tapissée de haut en bas de minutes reliées et rangées sur des rayons, avec le millésime et le nom des divers notaires, prédécesseurs de maître Chagrin, sur le dos de la couverture. Le plus ancien volume, remontant à deux siècles, était relégué sur la dernière planchette et touchait au plafond ies autres suivaient, par ordre de dates, faisant le tour du cabinet, enfermant le notaire et son visiteur dans un multiple enlacement de papiers timbrés, aux pages couvertes d'une écriture fine, couchées les unes sur les autres, et qui, séparées et jointes bout à bout, eussent pu embrasser la circonférence de la commune. Toute la richesse de Blatigny, toute sa fortune territoriale était là, classée, étiquetée, numérotée. Pas d'héritage, pour petit qu'il fût, qui n'y eût son chapitre; pas de domaine qui, acte par acte, n'y racontât son histoire et les phases diverses de sa formation les débuts modestes, le lent accroissement, l'adjonction annuelle de quelques arpents de terre qui l'avaient peu à peu définitivement arrondi puis, le morcellement entre héritiers, le sort de chacun des nouveaux lots, les uns, rongés d'hypothèques, s'émiettant et disparaissant, s'en allant lambeaux par lambeaux grossir les propriétés voisines, les autres, plus favorisés, échus en des mains plus industrieuses, s'augmentant d'année en année, se reconstituant dans leur importance primitive, la doublant ou la décuplant. C'était une étrange bibliothèque, aux livres tour à tour tristes ou' joyeux, dont les feuillets successivement trempés de larmes, illuminés de sourires, pleins d'espérances ou de déceptions, en disaient beaucoup en peu de


mots les donations entre-vifs, les testaments, les constitutions de dot, les actes de société, et les emprunts onéreux, et les ventes d'immeubles par expropriation forcée, les droits acquis sur la Vérance, sur son canal,les achats d'un coin de forêt, là-haut, sur un versant de la montagne, d'un bout de prairie, ici, à deux pas du village. Et le temps avait jauni les feuilles, et les doigts qui les avaient mille et mille fois compulsées y avaient laissé leur trace. Et chaque acte d'acquisition représentait de lapirt del'acquéreur campagnard une telle continuité d'efforts et de volonté, que le ruissellement de ?a sueur semblait avoir teinté le volume, et, qu'en y collant l'oreille, on eût cru entendre encore le bruit de son labeur et ses geignements d'ahans, alors que, de l'aube au soir, avec la vision du lopin de terre convoité dans les yeux, il fatiguait son corps dans la plaine..Ainsi, de siècle en siècle, la propriété s'était modifiée, changeant de mains, allant de l'un à l'autre, se divisant et se subdivisant, appelant chacun à jouir de ses avantages et tous les coeurs de bonne volonté à tenter sa conquête. Et le paysan pouvait être tranquille il pouvait travailler sans crainte, acquérir sans appréhension ses droits étaient là, fixés à jamais, imprescriptibles, bien détaillés, les confins de son champ bien déterminés, avec la mensuration exacte, les bornes précises, et le nom du vendeur, et l'origine des droits de ce dernier, toutes les conditions bien spécifiées, la jouissance immédiate ou non, le paiement comptant ou à terme, la cession de la propriété garantie exempte de troubles et d'éviction. Aussi, dans toute l'étendue de la commune, ne se passait-il pas de jour sans


qu'on entendît, en forme de conclusion et avec un tapement de mains l'une dans l'autre, ces paroles sacramentelles « Dimanche prochain, nous irons trouver le notaire. »

Mon cher monsieur Chagrin, dit le maire, c'est bien vous, n'est-ce pas, qui êtes le notaire de monsieur Firmin Guillot ?

De jaune qu'il était d'ordinmre, maître Chagrin devint vert. En voyant entrer chez lui M. Lainé, il était loin de penser que c'était des affaires de Firmin que ce dernier venait l'entretenir. 11 avait supposé un tout autre motif, l'intéressant plus particulièrement. Or, comme il n'attendait depuis longtemps, pour se déclarer, qu'un mot, qu'un signe d'encouragement de la part de M. Lainé, qu'un indice qui lui prouvât que sa demande ne déplairait pas, il avait bien auguré de cette visite. Cependant, ne voyant pas encore très-clairement le but de la question qui lui était taite, il répondit

Oui, Monsieur.

Et pourriez-vous me dire dans quel état se trouvent les affaires de ce jeune homme ?

A cette seconde question, la vérité tout entière se fit jour dans l'esprit de Sulpice. 11 devina quelles préoccupations amenaient M. Lainé, d'autant que son clerc, témoin de la longue promenade et des bizarres contorsions de Firmin, s'était empressé, à son arrivée, de lui faire part de ses observations. 11 garda un moment le silence. Il y avait lutte en lui entre l'intérêt personnel qui ~ui conseillait de rabaisser un rival, et l'honneur protessionnel qui lui commandait de se


taire ce fut le devoir qui l'emporta Monsieur,ditil, je suis désolé de ne pouvoir vous satisfaire. Notre profession a ses secrets que nous devons garder elle nous impose une règle de discrétion que je ne saurais enfreindre. Je me vois donc, à mon grand regret, dans l'impossibilité de vous donner les renseignements que vous désirez.

M. Lainé ne parut pas surpris. On eût dit qu'il s'attendait à cette réponse. Soit dit-il mais, sans que votre devoir en souffre, il vous est bien permis de m'indiquer où je puis trouver ces renseignements qui m'intéressent, de me dire au moins s'il est quelque moyen de me les procurer ?

Sulpice regarda le plancher, leva les yeux au plafond, sembla combattu encore entre deux sentiments opposés, puis répondit résolûment Monsieur, je l'ignore. N'en parlons plus, dit M. Lainé. Il me reste à m'excuser de mon importunité. Et il se leva. Sulpice l'accompagna jusqu'à la porte de l'étude, et le regarda s'éloigner, le coeur troublé et hésitant, ne sachant que penser, se demandant s'il devait dès ce moment renoncer à ses prétentions, ou si la visite de M. Lainé n'était pas au contraire une invitation indirecte à se presser de se mettre sur les rangs. 11 rentra dans son cabinet, au centre des paperasses représentant la fortune industrielle, la richesse immobilière de presque tout un canton, et, faisant un triste retour sur lui-même, passant en revue sa propre situation financière, il s'assit devant la fenêtre, en face de la petite cour sombre où la nuit commençait à descendre.


XI

EMBARRAS DE M. LE PRÉFET.

En rentrant chez lui, M. Lainé trouva une lettre de la préfecture que le facteur venait d'y déposer. Le préfet l'invitait à se rendre le lendemain auprès de lui pour causer d'une affaire intéressant la commune, et le priait par la même occasion de vouloir bien accepter à déjeuner.

Le lendemain matin, en prenant place dans le compartiment du chemin de fer, il se trouva nez à nez avec le sous-préfet et le maire de Châtillon, tous deux mandés aussi au chef-lieu. I! y eut entre les trois voyayeurs, qui se connaissaient,un échange de politesses un peu froides et cérémonieuses, avec des marques visibles d'attention et de prévenance à l'adresse de M. Lainé de la part du sous-préfet de Châtillon. La conversation roula sur des banalités, se gardant d'effleurer le seul sujet qui faisait en ce moment l'unique entretien des deux villes. Ainsi, chacun se tenant sur la défensive, ils arrivèrent à la préfecture.

Ah! voilà mon maire modèle s'écria 'e préfet, en tendant les deux mains à M. Lainé et en serrant vigoureusement celle que lui présentait ce dernier. On se mit aussitôt à table, le préfet ayant M. Lainé à sa droite, le maire de Châtillon à sa gauche, et le sous-préfet en face de lui. On causa très-cordialement, avec bonne humeur et entrain. < Ce bon, cet excellent


monsieur Lainé Le meilleur maire de mon département » ne cessait de répéter le préfet. Et il le comblait d'égards, lui demandait des nouvelles de sa fille, était aux petits soins pour lui. « Et maintenant vous m'allez dire ce que vous pensez de celui-là. » Et il remplissait son verre, échangeant en même temps un regard malicieux avec le sous-préfet qui souriait dans sa moustache. « Ah si toutes les communes avaient de tels maires, si toutes étaient administrées comme Blatigny, les affaires du pays iraient mieux. » Et M. Lainé se laissait faire, vidait toutes les rasades, avalait tous les compliments, mangeait bien, buvait mieux encore. A la fin, on passa au salon où le café était servi.

Un cigare, mon cher maire, dit le préfet à M. Lainé. Je vais vous le choisir moi-même.

Merci, monsieur le préfet, dit celui-ci avec un geste de refus. Et il ajouta avec un sourire fin Je tiens à le garder.

Le préfet leva la tête, regarda en l'air, sembla chercher. Le déjeuner! lui souffla le sous-préfet à l'oreille. Ah ah ah parfait délicieux s'écria le préfet en riant. Toujours gai, toujours le mot pour rire, ce cher monsieur Lainé Ah! ça, voyons! maintenant causons en amis.

Et, ayant allumé son cigare, il s'assit. Les trois invités en firent autant, le sous-préfet et le maire de Châtillon prenant subitement une mine sérieuse, un air de circonspection que comportait la circonstance. 11 s'agit, poursuivit le préfet, de vous mettre d'accord tous les deux, messieurs les maires de Blatigny et


de Châtillon, à propos de ce concours qui révolutionne tout le département. Entre gens comme vous, se valant et s'estimant mutuellement, l'entente ne sera pas difficile, je le présume. En cas de contestation d'ailleurs, je m'adresserai au plus sage pour obtenir quelques concessions. Et il se tourna vers M. Lainé.

Il expliqua que les deux délibérations de Blatigny et de Châtillon, prises le même jour, lui étaient arrivées à la même heure; qu'il n'avait encore approuvé ni l'une ni l'autre, ne pouvant autoriser une commune au dépens de l'autre, ni permettre que les deux concours, entre villes si rapprochées, eussent lieu à la même époque, ce qui ne se serait jamais vu. En conséquence, il priait le maire de Blatigny de vouloir bien se sacrifier pour cette fois le concours, dans son canton, serait fixé à l'année suivante; il serait donné avec un redoublement d'éclat, avec tout le faste, toute la splendeur, toute la pompe dont une étude approfondie de la matière, des préparatifs concertés, exécutés de longue main, lui permettraient de s'entourer. Le préfet promettait au surplus, pour prix de cette condescendance, d'aller le présider lui-même.

Monsieur le préfet, les choses sont bien avancées les souscriptions.

Elles serviront pour l'année prochaine

Cette résolution ne dépend pas uniquement de moi; mon conseil et mes administrés.

Bon bon donnez-nous seulement votre parole. Nous nous en remettons à vous. Nous connaissons votre influence sur votre conseil, et, quand vous lui aurez


expliqué les avantages qu'il y aurait pour Blatigny à retarder son concours.

Je ne saurais, monsieur le préfet, sans mentir à ma conscience, lui parler d'avantages que je ne saisis pas bien clairement moi-même.

Le préfet, un peu interdit, regarda un moment M. Lainé en silence; puis, s'adressant au maire de Châtillon Ce sera donc vous, monsieur le maire, qui serez le plus raisonnable, et qui consentirez. Mais le maire de Châtilion, dans une attitude de raideur, et avec un ton rogue, répondit qu'il n'en ferait rien qu'il était fort de ses droits, de la décision de la Société d'agriculture qui avait fait choix de la ville qu'il administrait des intentions bien connues de ses concitoyens, depuis longtemps manifestées publiquement, d'ouvrir un concours dans cette dernière localité, intentions dont les habitants de Blatigny s'étaient empressés de vouloir leur ravir la priorité; que la dépêche de M. Lainé, sollicitant, précipitamment et pour le jour même,une réunion de son conseil, était une preuve assez évidente que l'idée d'un concours n'était venue aux Blatignois qu'après coup et lorsqu'ils étaient déjà instruits des projets des Châtillonnais. Et il en appela au témoignage et au souvenir de M. le sous-préfet, qui s'empressa d'intervenir et d'appuyer les paroles du maire. Vous voyez, monsieur Lainé dit le préfet. Monsieur le maire de Châtillon me semble avoir raison. Qu'avez-vous à répondre?

Avec beaucoup de calme et de douceur, et un sourire très-tranquille, M. Lainé repartit qu'il pouvait, et avec


plus de justesse peut-être, se servir pour rétorquer tous les arguments du maire de Châtillon de raisonnements absolument identiques aux siens que, lui aussi, se retranchait derrière les droits de Blatigny que les Co mices du département avaient désigné cette ville pour le prochain concours; que, quant à la question de priorité, il voulait bien s'en rapporter à l'opinion publique qui certainement ne lui donnerait pas tort, et que, quant à l'argument tiré de la dépêche, s'il était vrai, comme il ne faisait pas difficulté de l'avouer franchement, que la nouvelle de ce qui se passait à Châtillon en eût nécessité le brusque envoi, il n'en demeurait pas moins certain et il soutiendrait toujours que les intentions et les projets de Blatigny avaient précédé ceux de Châtillon. Lepréfet était fort perplexe. 11 avait cru avoir plus facilement raison de M. Lainé. Mais il commençait à s'apercevoir qu'il lui avait prodigué en pure perte toutes ses flatteries et toutes ses caresses, et que ses tmesses et ses ruses administratives n'aboutissaient à rien. Il ne savait que décider.A la fin,voyant les deux adversaires inébranlables dans leur résolution, il s'avisa d'un moyen terme ce fut d'obtenir au moins que les deux concours, tout en restant fixés à la même année et au même mois, n'auraient pas lieu le même jour, pour ne pas se nuire l'un à l'autre. Mais, quand il fallut amener l'un des deux maires à céder le pas a l'autre, à choisir une date posTérieure à celle précédemment arrêtée, les mêmes arguments, augmentés de développements interminables, reparurent. La question, au lieu d'avancer, tournait sur elle-même; l'aSairesecompliquaitau lieu de se simplifier.


Le préfet, impatient, s'était levé il allait de l'un à l'autre, les suppliant, .les admonestant tour à tour, les retournant de toutes les manières, le tout très-inutilement. Il arpentait le salon avec agitation, frappait du pied. Puisqu'il en est ainsi, que vous ne pouvez vous entendre, je supprimerai les deux concours, ni l'un ni l'autre n'aura lieu.

Je préfère qu'il en soit ainsi, s'écria le maire de Châtillon.

Nous le regretterons pour Châtillon et peur nous, dit M. Lainé.

La colère commençait à gagner le préfet, et passant à une autre idée Eh bien! non, c'est moi que cela regarde, c'est moi, de ma propre autorité, qui désignerai le lieu du concours. Réfléchissez bien, Messieurs, aux conséquences de votre obstination il serait plus louable et plus digne pour l'un de vous de renoncer immédiatement et de bonne grâce à ce concours, que d'être obligé plus tard de me céder, d'en être réduit à abandonner la partie parce que je l'aurai voulu.

Si mon canton n'est pas choisi, j'aurai l'honneur d'offrir ma démission à monsieur le préfet, dit le maire de Châtillon celle de mon conseil municipal suivra, je n'en doute pas et je crains bien qu'il soit difficile de trouver d'autres administrateurs dans une population injustement lésée dans ses intérêts les plus chers. Que monsieur le préfet, avantdeprendreunedécision, veuille bien peser mes paroles.

Je suis prêt à me soumettre aux ordres de l'autorité, dit M. Lainé, et je ne doute pas que mes admi-


nistrés ne s'y soumettent comme moi, étant tous persuadés, quelle que soit la décision prise, et bien que nous devions en souffrir, que le sentiment de la justice l'aura seul dictée. Que monsieur le préfet prononce, j'attends son jugement. Mais, ajouta-t-il avec une dignité tranquille, céder moi-même et de mon propre mouvement le moindre des droits de Blatigny à monsieur le maire de Châtillon, me départir en sa faveur du moindre de nos avantages, lui sacrifier les intérêts de la ville que j'administre, c'est ce que mes concitoyens ne me pardonneraient pas, c'est ce à quoi je ne consentirai jamais! L'attitude à la fois fière et respectueuse de M. Lainé, son langage, aussi ferme que modéré, contrastaient avec les manières hautaines et le ton cassant du maire de Châtillon. Le préfet en fut impressionné. Il était évident qu'il était disposé de prime abord à favoriser ce dernier, que c'était peut-être une affaire entendue avec le souspréfet mais, à mesure que l'entretien se prolongeait, sa sympathie allait à M. Lainé, et ses préférences en même temps. Dans l'intention de faire triompher Blatigny, il se rejeta donc sur le maire de Châtillon il usa des mêmes moyens pour l'amadouer et lecirconvenir, épuisa avec lui les flatteries, les prières et les promesses mais celui-ci répondit mal à toutes ses avances. Il mit à se défendre tant de brusquerie et d'aigreur, le sous-préfet, désireux de marquer par quelque mémorable événement son passage à Châtillon, aheurté à l'idée d'y présider un concours agricole, prit si maladroitement fait et cause pour le maire de son arrondissement, que tous deux finirent par indisposer le préfet contre eux. A bout de


ressources et d'éloquence, celui-ci s'arrêta à l'idée qu'il avait repoussée d'abord avec le plus de vivacité, celle d'autoriser les deux concours en même temps et pour la même date, c'est-à-dire pour le premier lundi du mois d'août.

Vous êtes deux entêtés, s'écria-t-il, vous allez vous faire tort l'un à l'autre. Mais, tant pis vous l'aurez voulu. Quant à vous, mon excellent maire, dit-il à M. Lainé, bien avant qu'il fût question de cette affaire, vous aviez ma parole que j'irais visiter votre localité. Je la tiendrai à cette occasion, et présiderai votre concours. Et il les congédia.

La promesse de M. le préfet d'aller présider le con.cours de Blatigny était comme un satisfecit délivré à M. Lainé pour la correction de sa tenue et de son langage et pour sa courtoisie. dans cette lutte entre les deux maires. Celui-ci le comprit, sourit et remercia, sans montrer néanmoins trop d'étonnement ni de joie. 11 sortit de la préfecture. L'heure du départ du train était encore éloignée. Il songea à ses propres affaires, et faisant, comme on dit vulgairement, d'une pierre deux coups, il se dirigea vers lebureau des Hypothèques, dont il connaissait particulièrement un des employés. XII

DEMANDE EN MARIAGE.

La conversation durait depuis longtemps entre M. Lainé et Firmin. Les portes du salon étaient hermé-


tiquement fermées; seule, !a fenêtre, donnant sur la place, était restée entr'ouverte, sa jalousie à moitié relevée.

Mais enfin, dit le maire, il faut songer à l'avenir. On ne doit pas s'embarquer en aveugle dans un mariage, sans penser aux difficultés du lendemain. La dot de ma fille subviendra largement sans doute à son entretien et à ses dépenses personnelles mais si la somme était partagée en deux, devait faire face à elle seule aux doubles besoins de la femme et du mari, elle serait tout à fait insuffisante. Ainsi donc, mon cher enfant, en entrant en ménage, dites-moi bien sincèrement et bien précisément ce que vous comptez apporter dans la communauté.

Et M. Lainé, fermant les yeux à demi, avec un petit sourire réprimé, paraissant au surplus parfaitement au courant de la situation de fortune de Firmin, attendait la réponse de ce dernier.

Ce que je compte apporter? dit le jeune homme en regardant autour de lui, comme étonné de cette question à laquelle il ne s'attendait pas. Mais, mon Dieu rien.

Comment rien ?

Ou presque rien.

Cependant, dit M. Lainé, n'en revenant pas de tant de franchise, le domaine que vous a laissé votre père et que vous habitez, les autres terres qu'il possédait dans la commune?.

Tous ces biens, répondit Firmin, sont grevés d'hypothèques, pour une somme dont je ne puis vous


fixer exactement le chiffre, mais qui peut aller de vingt à vingt-cinq mille francs. Mes travaux nécessitent de grandes avances de fonds, et je n'ai pas le temps, pour le moment, de tirer bien au clair ma situation. Mais, ajouta-t-il, Monsieur Boussard, le banquier, et le notaire Chagrin pourraient, l'un et l'autre, vous renseigner parfaitement à ce sujet. Je paie de gros intérêts à l'un, j'ai signé plusieurs contrats de prêts hypothécaires chez l'autre. Ils sont tous deux très au fait de ma position. Ils vous la feront connaître, si vous le voulez. Le maire, pendant qu'il parlait, l'examinait avec un étonnement, presque une inquiétude qui grandissaient de minute en minute. -Vingt-cinq mille francs s'écriat-il en levant les bras au ciel. C'est-à-dire que toutes vos propriétés réprésentant, évaluées en bloc, de soixantedix à quatre-vingt mille francs, si, malheureusement et par suite de poursuites, vous étiez obligé de vous en défaire du jour au lendemain, vous auriez, le tout vendu au tiers de sa valeur ainsi qu'il arrive d'ordinaire, juste de quoi désintéresser vos créanciers?

Ma foi oui, dit tranquillement Firmin, approuvant d'une inclination de tête le raisonnement de M. Lainé. Son calme, son égalité d'âme devant une perspective dont tout autre se serait épouvanté, commençaient à effrayer M. Lainé. La surprise de ce dernier devenait peu à peu de l'effarement. Mais alors, s'écria-t-il, c'estla misère que vous venez me proposer pour ma fille? Je suis jeune, dit Firmin, je travaillerai. Je dois vous avouer d'ailleurs que la fortune n'a jamais été le but direct de mon ambition mais je sais, je suis assuré


qu'en appliquant mon intelligence à de certains travaux où le progrès et le bien-être de l'humanité sont intéressés, elle ne peut manquer, le but atteint, de m'arriver par surcroît, tout naturellement, sans que je fasse rien pour brusquer ses faveurs, et qu'elle me récompensera alors de mes peines. Il faut pour réussir, à la vérité, de la patience, de la volonté, une grande continuité d'efforts mais ce sont des qualités que je crois posséder. Or, poursuivit-il, j'ai plusieurs projets en tête, les uns en voie d'exécution, d'autres.

Quels projets ? demanda M. Lainé.

Firmin entra alors dans les détails, parla longuement et éloquemment. M. Lainé l'écoutait en souriant, avec un mélange d'impatience et de commisération. A la fin, il n'y put tenir

Mais cela n'a pas le sens commun cela ne s'est jamais vu à Blatigny, s'écria-t-il. Ces machines viennent toutes faites de Paris c'est là qu'on les fabrique, qu'on les vend Les prospectus, les journaux d'agriculture en sont pleins. Tiens! veux-tu que je te les montre? ajouta-t-il en faisant un pas vers un guéridon chargé de papiers et de brochures, prenant le pauvre garçon en une telle pitié que le tutoiement lui vint subitement aux lèvres. Veux-tu te convaincre de ta folie ? t'assurer que tu perds ton temps et ton argent ?

Merci, dit Firmin, je connais tout cela.

Ah tu te lances dans ces entreprises, reprit M. Lainé. Tu es bien le digne fils de ton père. Je reconnais bien la sa manie des inventions. Car je l'ai beaucoup connu, ton père. Nous étions du


même âge, nés porte à porte. Il n'était pas deux meilleurs amis que nous. Un coeur excellent, une manière de vous obliger, un empressement à vous rendre service, mais, avec cela, une tête. Tiens! s'il avait voulu m'écouter, s'associer avec moi, comme je le lui proposais. Mais non, il n'aimait pas mes trafics, comme il les appelait il préférait ses expériences, ses essais. Plus il échouait dans ses tentatives, plus il se passionnait. Eh bien! maintenant, conclut M. Lainé d'un air triomphant, tu peux juger, mon garçon, lequel des deux avait raison. Alors, reprit Firmin, après un moment de silence, vous me refusez la main de mademoiselle Blanche Lainé ?

Mais non, mais non, dit le maire. Non, je ne refuse pas. Mais ma fille est encore trop jeune. beaucoup trop jeune. Plus tard. Nousverronsun peu plus tard. Puis, j'avais d'autres projets, d'autres espérances, presqu'un engagement. Que sais-je?. Et Firmin, qui regardait anxieusement M. Lainé, crut voir ses regards glisser obliquement par la fenêtre entr'ouverte, se porter instinctivement de l'autre côté de la place. Mais, enfin, il n'y a encore rien de fait. non, ma foi, rien. Nous en reparlerons dans quelque temps. Allons bonne chance pour tes projets, mon garçon. Travaille bien, ne te décourage pas. Au revoir! au revoir! Et, avec de bonnes paroles, de douces consolations, des gestes caressants de la main sur les épaules, qui le poussaient insensiblement dehors, il le reconduisit jusqu'à la porte. Firmin tourna le coin de la place, remonta tristement la grande rue. Il marchait, la tête basse, et l'agitation


t[ue son passage produisit tout à coup sur mademoiselle Athénaïs, assise devant sa fenêtre, une broderie à la main, fut encore un spectacle perdu pour lui. Il rentra dans son atelier, s'adossa à son établi, les bras croisés, les regards fixes, laissant deux longues larmes couler sur ses joues. Puis, sortant soudain de son immobilité et s'essuyant les yeux, il saisit un outil et se remit bravement à l'ouvrage.

X1H

LA JUSTICE DE PAIX.

Blatigny se réjouissait encore de sa première victoira et faisait sonner haut la préférence dont le préfet l'avait honoré, quand, tout à coup, on apprit que, grâce aux sollicitations du sous-préfet qui avait consenti à s'effacer modestement, le ministre de l'Agriculture et du Commerce avait donné sa parole d'aller présider le concours de Châtillon. Les mines blatignoises s'allongèrent. Mais quelques jours après, ce fut un revirement soudain Blatigny, mettant à contribution l'influence de son député, pouvait compter sur la présence dans ses murs d'un personnage encore plus important et plus considérable que le ministre. !I avait promis, il viendrait et quelques personnes se chuchottaient discrètement son nom à l'oreille, avec de grandes recommandations du secret: Chut n'en disons rien d'avance Mais est-ce bien sûr? Absolument sûr. Et l'on souriait, on se félicitait, on narguait ces pauvres Châtillonnais.


Pendant ce temps, dans le journal du chef-lieu, une polémique s'était engagée entre les deux cités rivales à propos de la fameuse question de priorité. Un monsieur qui ne se faisait pas connaître, mais qui se disait très*bien renseigné, savait, lui, pertinemment et en se chargeant d'en donner des preuves irréfutables, à quelle époque l'idée du concours avait pour la première fois été mise en avant, quelles personnes, dont il citait les noms, en avaient causé devant telles autres, qu'il désignait également, en quel endroit l'entretien avait eu lieu,. et, dans une lettre adressée au journal, il en appelait à la bonne foi de tous ces messieurs. Ce fut la fusée donnant le signal de la bataille. A partir de ce jour, les protestations, les rectifications se croisèrent comme des feux de file. Chaque article en provoquait dix autres en réponse. Le tirage du journal fut centuplé. On ne lisait plus que celui-là; ceux de Paris étaient dédaignés, ils s'entassaient, leurs bandes encore fermées, dans la bibliothèque de la gare, sur les tables du Cercle la politique était oubliée, les questions européennes les plus graves pâlissaient, tout l'intérêt se condensait dans les colonnes de la gazette départementale. On allait Fat.tendre, chaque matin, à l'arrivée du train on l'arrachait des mains du porteur qui ne savait à qui entendre, on se la passait de l'un à l'autre. Et commentaires, cris de fureur, emportements de recommencer; nouveaux articles de pleuvoir au chef-lieu, les uns, signés en toutes lettres du nom de leur auteur, avec un style apprêté, un ton d'audace et de défi, d'autres anonymes, mais qui n'étaient pas les moins intéressants, bourrés de plaisante-


ries locales, de sous-entendus féroces, de personnalités cruelles, où l'on reprenait de vieilles histoires oubliées, des scandales étouffés, le tout à mots couverts, avec des dénominations grotesques pour désigner les personnages, de simples initiales, des X et des astérisques où personne ne pouvait se tromper, enfin de longues tirades entortillées où l'on ne disait pas proprement que les Châtillonnais étaient les plus malhonnêtes gens du monde, mais où on le laissait clairement entendre. Et chacun, ce jour-là, en revenant de la gare, le journal déplié sous les yeux, riait en sourdine ou se tenait les côtes, jusqu'à ce qu'une riposte plus virulente de Châtillon changeât la face du combat. Et ainsi, de jour en jour, avec un redoublement d'ardeur et d'acrimonie de part et d'autre, une augmentation journalière du chiffre du tirage, une satisfaction quotidienne et rayonnante de M. Millet, le papetier, qui se frottait silencieusement les mains. Eh bien lui demandait-on au Cercle, combien de rames expédiées aujourd'hui ? Je ne sais pas mais ça va bien, ça va très-bien, je vous assure. Le Cercle n'était plus tenable. On avait les oreilles battues, la tête fendue d'éternelles conversations sur le concours, on ne faisait que s'y répéter, qu'y rabâcher les mêmes propos ramenant les mêmes contestations. Les causeries les plus étrangères à la préoccupation du moment retombaient par une pente insensible et invariable dans la question qui agitait tous les esprits. J'entre, disait un membre du Cercle en s'arrêtant sur le seuil, mais à la condition qu'on ne parlera pas du concours. A l'amende criait-on. Un tarif avait été établi,


auquel était soumis quiconque ouvrirait la bouche sur ce sujet. Et quelques minutes ne s'étaient pas écoulées, que déjà plusieurs délinquants, celui-là même qui avait réclamé le silence le plus absolu, étaient condamnés à payer la somme.

Au dehors, dans Blatigny même, les têtes se chauffaient et se montaient. Un vent de folie avait passé sur tous les cerveaux et les faisait déraisonner. Il y avait des dissidents, des gens qui étaient pour la justice, de quelque côté qu'elle se trouvât, des partisans de Châ. tillon en un mot. Cela amena même un échange de propos très-désagréables entre quelques dames de la ville, Mesdames Boussard, Vineux et autres, châtillonnaises d'origine, s'étant obstinées à soutenir quand même leur pays. Les discussions, commencées au Cercle, se continuaient au foyer domestique, menaçaient de brouiller les ménages, de semer la zizanie entre les représentantes du beau sexe de Blatigny.

Enfin, l'effervescence se propageant hors du village, s'étendant tout à l'entour en ondulations concentriques, un fait survint, une aventure de tout point regrettable, qui effaça le souvenir de toutes les autres et fixa l'attention générale. Quelques jeunes gens de Blatigny et de Châtillon, s'étant rencontrés dans un café du chef-lieu, une explication s'entama entre eux, qui dégénéra vite en dispute. Peu s'en fallut qu'on en vînt aux coups. Dans tous les cas, les propos échangés dépassèrent, paraît-il, les bornes strictes des convenances, si bien que les Châtillonnais citèrent leurs provocateurs devant le juge de paix de Blatigny pour s'entendre condamner, ensemble


et solidairement, à la somme d'un franc de dommagesintérêts en réparation du grave préjudice à eux causé par injures publiques et verbales. Les mêmes Blatignois répondirent aussitôt par une demande reconventionnelle à l'encontre des mêmes Châtillonnais, soutenant que ces derniers étaient les agresseurs et requérant contre eux une condamnation à la somme totale d'un franc vingtcinq centimes pour les mêmes motifs d'outrage verbal et public, aggravé de diffamation. On y mettait, comme on voit, de l'esprit des deux côtés.

Cette affaire durait depuis un mois. Le juge de paix, sous prétexte de s'éclairer, soulevait enquêtes sur enquêtes, citait chaque fois quelque nouveau témoin à sa barre, allait au devant des moindres incidents de l'instance, et renvoyait de semaine en semaine le prononcé du jugement. Chaque jeudi, jour d'audience, le chemin de fer débarquait les Châtillonnais, qui, en attendant l'ouverture des débats, allaient très-crânement s'installer sur le trottoir du café de l'Univers, bravant ainsi leurs adversaires qui, au moment même, étaient groupés sur le balcon du Cercle. Puis, à l'heure sonnante, tous se dirigeaient vers la salle de la justice de paix, et la foule, accourue de toutes parts, les suivait, venait s'entasser dans le prétoire.

Donc, le jeudi de la semaine qui précéda le concours, M. Doucet, la toque au front, ramenant sur le coude, d'un geste qui lui était habituel, les larges manches de sa robe noire, siégeait comme à son ordinaire. Les causes défilaient; il écoutait patiemment, tâchait de concilier les plaideurs, intervenaitd'un tonaffable, insinuant, avec


une bonté qui transpirait de tous ses traits, de toutes ses paroles, de tous ses gestes, et tranchaità regret. A l'appel de la grande affaire, un sourire mince et fugitif glissa sur ses lèvres, et tout l'auditoire fut attentif.

Racontez-moi ce que vous savez, dit-il au dennsr témoin appelé.

Monsieur le juge, je me trouvais donc avec mon ami François.

Ah votre ami François était présent? interrompit M. Doucet.

Oui, monsieur le juge.

Alors, nous ne pouvons aller plus loin sans entendre ce François. Greffier, veuillez prendre l'adresse de ce témoin que vous citerez pour la prochaine audience. Puis, s'adressant aux parties en présence; Messieurs, les fêtes du concours vont obliger le tribunal à quelques vacations. Nous ajournons donc votreprocès au troisième jeudi qui doit suivre celui-ci. Vous pouvez vous retirer. Greffier, appelez une autre cause.

Et, au milieu des rires étouffés et du mouvement de sortie de tout l'auditoire, M. Doucet et son greffier demeurèrent presque seu~s dans la salle subitement désemplie. Chacun retourna à ses affaires. Et les ChâtiMonnais, après avoir erré quelque temps dans Blatigny, sans être inquiétés en aucune manière, repartirent par le train suivant.


Cependant le grand jour approchait. La fièvre commençait à s'emparer des habitants de Blatigny. Les organisateurs du concours agricole s'agitaient entous sens, dépouillaient la correspondance avec les exposants, recevaient leurs produits, les machines qui devaient concourir, les classaient méthodiquement dans les baraques qui avaient été construites sur un vaste espace libre derrière la mairie. Pendant ce temps, les commissaires délégués pour s'occuper spécialement du concours musical, après avoir reçu les lettres d'adhésion d'une multitude de fanfares et d'orphéons des départements cir convoisins et de tous les points de la France, couraient de leur côté, se multipliaient, prenaient toutes les dispositions pour le logement, la nourriture de chaque société, s'emparaient de toutes les portions d'habitation que les propriétaires voulaient bien leur abandonner, désignaient les divers endroits où chaque section de musiciens se ferait entendre. Ils récapitulaient, avec un légitime orgueil, le nombre de toutes ces sociétés, qui atteignait presque la centaine. C'était moitié plus qu'à Châtillon. Car Châtillon, bien entendu, marchant pas à pas sur les brisées de Blatigny, s'était empressé, lui aussi, de greffer un concours musical sur son concours agricole. Et le flot des souscriptions montait toujours. C'était du délire. Le gouvernement lui-même se mettait de la

XIV

LES APPRÊTS.


partie. Il avait offert une prime d'honneur qui devait être décernée soit au plus beau produit, soit à l'invention la plus exceptionnellement remarquable. Blatigny ne savait plus qu'imaginer pour donner aux sommes dont on disposait un emploi piquantet imprévu qui fit affluer la foule dans ses murs. Le feu d'artifice, commandé à Paris, avait pris des proportions fabuleuses. On songea à une cavalcade qui rappelât quelque entrée de prince, quelque fait historique dont la ville aurait été le théâtre. On alla, pour les renseignements, trouver M. Thibaud de la Hure; mais, malgré tout son savoir et toute sa bonne volonté, le marquis ne put rien fournir de satisfaisant, et l'on y renonça.

Enfin, le dimanche, veille du concours, tous les préparatifs étaient terminés. Les marchands forains, les saltimbanques, les bohémiens, toute la tribu nomade, roulant de foires en marchés, disant la bonne aventure, tenant des jeux de hasard et d'adresse, s'étaient installés sous les platanes de la place et offraient ce jour-là comme un avant-goût de la fête. Une ménagerie obtenait surtout un grand succès et attirait des flots de curieux. La foule circulait, visitait les apprêts, donnait son avis, approuvait ou désapprouvait. Un grand arc de triomphe, tapissé de feuillage, sedressait devant la gare, portant à sonsommet un écusson aux armes de la ville: « une ruche d'or sur champ de sinople. Des guirlandes de buis s'en détachaient,et, susp endues à des mâts pavoisés debanderolles, couraient en berceau des deux côtés de la place, jusqu'à l'estrade qui s'élevait devant la mairie, et où le buste de la République, descendu de la saUe du conseil,


trônait sous un dais de verdure et de fleurs naturelles. De chaque côté du buste, sur un fond de tentures écarlates des panoplies, faites de haches, de bêches, de tridents et de faucilles enrubannées, rayonnaient en forme d'étoiles; des faisceaux d'instruments aratoireshérissaient les angles de l'échafaudage; un tapis en recouvrait les marches et le plancher. Puis, les guirlandes contournant l'hôtel de ville, enlaçaient l'énorme quadrilatère, où les constructions en bois, décorées aussi de branches vertes, de pampres et de drapeaux, renfermaient déjà le plus grand nombre des objets et des animaux appelés à concourir. Les produits du sol, légumes et céréales, s'étalaient sur un des côtés, faisant face aux machines et aux outils d'agriculture, faucheuses, moissonneuses et batteuses, rangés de l'autre. Une exposition d'horticulture, comme un vaste écrin entr'ouvert, aux milles couleurs éclatantes, aux parfums étourdissants, s'épanouissait contre la façade de la mairie qui regardaitlemidi; tandis qu'au loin, tout au bout de l'esplanade, et lui faisant visà-vis, les diverses espèces ovines, bovines, chevalines et porcines, bêlant, beuglant, hennissant et grognant, remplissaient les différentes stalles qui leur étaient réservées suivant leur race ou leur catégorie. Les fleurs, les festons de lierre et de feuillage s'enroulaient aux façades des maisons, encadraient les fenêtres, pendaient des toits, se croisaient à l'infini à travers les rues. Des portiques gazonnées s'arrondissaient devant l'école et la gendarmerie. Le Cercle s'était surpassé son balcon n'était qu'un immense bouquet. Les cafetiers, les cabaretiers avaient fait déborder leurs tables sur les trottoirs


et jusqu'au milieu dela chaussée. Des tentes improvisées, fixées à des piquets,mettaient les consommateurs à l'ombre des fils de fer étaient tendus où se balançaient des lanternes vénitiennes multicolores. Nombre d'habitants avaient, très-imprudemment, disposé tous les lampions quine devaient s'allumer que le lendemain. Et à toutes les fenêtres, sur toute la longueur des deux façades de la place, du haut en bas de chaque édifice, dans toute l'enfilade de la grande rue et dans ses deux tronçons, du faubourg de Châtillon à l'autre faubourg, dans tout le fouillis des rues transversales,aux lucarnes des moindres échoppes, aux balcons des maisons bourgeoises, les drapeaux, les bannières, les banderolles aux trois couleurs flottaient, s'inclinaient en rangs pressés, se poursuivaient dans les détours des ruelles, fuyaient à perte de vue aux extrémités de Blatigny, attirant, égayant à la fois et fatiguant le regard de leur triple nuance tranchée et se répétant sans fin, semblables à une avalanche de bleuets, de lis et de coquelicots qui se serait effondrée tout à coup sur la ville. Les buis, les fleurs exhalaient dans l'air une odeur de fête. La foule grossissait; toutBlatigny était hors de chez lui.

Vers cinq heures,de gros nuages sombres couvrirent le ciel, et, après quelques coups de tonnerre, la pluie commença à tomber, à tomber sans discontinuer. La place, les rues se vidèrent en un instant. Les bâches en toiles goudronnées voilèrent aussitôt comme d'un manteau de deuil les étalages pimpants et papillotants des marchands forains. Les saltimbanques se blottirent en hâte dans leur voiture. Et pendant ce temps, les commissaires du concours


que l'averse bloquait dans le cercle, se regardaient d'un air consterné. C'est en ce moment qu'on leur apporta une dépêche que le maire venait de recevoir. Elle était signée du député de l'arrondissement, et annonçait que le puissant et mystérieux personnage sur lequel on avait compté pour présider le concours, retenu à Paris par d'importantes affaires, ne pourrait absolument pas se rendre à Blatigny, et qu'il priait qu'on voulût bien l'excuser. Ce fut une déception, une lamentation générale. Il est vrai que, quelques instants après, et comme compensation, on apprit que le ministre de l'Agriculture et du Commerce s'était fait pareillement excuser auprès du maire de Châtillon.

Il pleuvait, il pleuvait toujours. Les cafetiers, les hôteliers, debout sur le seuil de leur porte, la serviette sous le bras, la mine allongée et sérieuse, après avoir mis tant bien que mal leurs tables et leurs chaises à l'abri, contemplaient mélancoliquement le ciel qui disparaissait sous les hachures de la pluie. L'eau tombait par masse serrée, clapotait dans les mares qui s'étaient formées sur la place, envahissait le creux des allées, inondait les boutiques, courait en ruisseau le long des trottoirs, roulant dans ses flots bourbeux des débris de fleurs, des brins de feuillage. Le vent, par rafales, fouettait les toiles des saltimbanques, les faisait palpiter, les gonflait à les arracher. Les lions de la ménagerie s'agitaient sourdement dans leur cage, coupant l'air de brusques et formidables rugissements, auxquels succédait le cri de tous les animaux, singes, panthères, hyènes et loups, dans un hourvari déchirant. Les moutons, les boeufs


leur répondaient de loin par des bêlements plaintifs, des beuglements lamentables. Puis, le vent cessait les banderolles détrempées pendaient tristement le long des mâts; les drapeaux des fenêtres collaient leurs plis sur la hampe. Et la pluie continuait à tomber. Elle dura jusqu'à la nuit. A ce moment, il y eut un court répit. La Lyre Blatignoise en profita pour exécuter la retraite aux flambeaux annoncée par le programme. Chaque musicien, un parapluie sous le bras, vint se placer à son rang devant la mairie; et, au signal du chef, le tambour battit, le groupe s'ébranla, puis, un double coup de grosse caisse et de cymbales, et le pas redoublé éclata. Les gamins couraient en avant et sur les côtés, des torches de résine en main, secouant leurs flammes rougeâtres au-dessus des flaques d'eau. La musique, pataugeant à chaque pas, n'en fit pas moins le tour de la ville, envoyant à tous les échos les fières fanfares de ses pistons, égrenant sur tout son chemin le gai ramage des flûtes et des clarinettes, lançant aux vitres des maisons, qui vibraient dans leurs châssis, les sourdes pulsations de la peau d'âne heurtée rudement par le tampon. Au passage des musiciens, toutes les fenêtres s'ouvraient et, comme un arcen-ciel après l'orage, il semblait que ces sons joyeux, en traversant l'air, dissipaient les nuages et la tempête, laissaient traîner derrière eux une vague lueur d'espérance. La mélodie se perdit au loin; les instruments, le bruit de la grosse caisse s'étouffèrent. Les fenêtres se refermèrent une à une. Et Blatigny, après un dernier coup d'oeil au firmament, noir comme l'encre, s'endormit en souhaitant un temps meilleur pour le lendemain.


xv

LE CONCOURS.

Le soleil se leva radieux dans un ciel d'une limpidité transparente. Le vent du nord, durant la nuit, avait emporté les dernières nuées, séché la place et les rues de Blatigny. Les décorations de la fête, la verdure, les fleurs, lavées par l'orage, resplendissaient aux rayons de l'aurore les drapeaux et les banderolles, ranimés par la chaleur, s'abandonnaient au souffle de la brise matinale qui déroulait joyeusement leurs plis

Les étrangers commençaient à affluer. Il en venait de tous les côtés, par le faubourg de Châtillon, par la route du chef-lieu, il en descendait des hauteurs de SaintGenix, par tous les chemins, pied, en carrioles, dans des calèches, entassés dans des tombereaux où l'on avait placé des bancs et des chaises. Les écuries, les remises des auberges s'encombraient déjà; les voitures s'arrêtaient à l'entrée du village, et, dételées, les bras en l'air, les chevaux, attachés aux roues, arrachant du bout des dents la provision de foin qui pendait dans un filet, elles s'alignaient à perte de vue, s'enchevêtraient les unes dans les autres.

Les trains, toutesles demi-heures, vomissaient des flots de voyageurs, et des sociétés chorales, et des fanfares dont on déballait les instruments. Les commissaires, une rosette tricolore à la boutonnière, insigne distinctif de leurs fonctions, se trouvaient à leur poste. Et c'était des cris, des vivats, des reconnaissances d'amis, des embras-


s~des sans fin.Puis, le train reprenait sa marche, portant d'autres voyageurs, d'autres musiques jusqu'à Châtillon. Une de ces dernières, se trompant à l'appel des employés de la gare, se croyant arrivée à destination, débarqua à Blatigny. Le train était parti, quand elle s'aperçut de son erreur. On l'entoura, on la pressa, on lui fit une telle fête, qu'elle finit par se laisser vaincre et par consentir à demeurer. C'était de bonne guerre. Tout à coup, un pas redoublé lointain s'élevait à l'autre bout de la ville c'était l'harmonie de la Fresnay, suivie des orphéons de la Balme et de Saint-Genix-Ie-Vieux, qui faisaient leur entrée triomphale dans Blatigny. Et la foule se portait à leur rencontre. Puis, on courait d'un autre côté, où d'autres musiques se faisaient entendre. Il en débouchait de toutes les rues, marchant au pas, précédées de leur bannière, se renvoyant leurs airs à contre-temps,' les fondant dans une cacophonie majestueuse, toutes venant se grouper sur la place de la gare.

A dix heures, un coup de sifflet solennel annonça l'arrivée du train officiel qui amenait M. le préfet. Le maire se tenait sous l'arc de triomphe, entouré de son conseil municipal, de tous les fonctionnaires et administrateurs de la commune. Les pompiers, les gendarmes en grande tenue, faisaient la haie, gardant le passage Iibr& entre l'arc de triomphe et la gare. Dès que le préfet parut sous le péristyle, M. Lainé fit quelques pas vers lui, lui serra la main et lui souhaita la bienvenue dans un petit discours ému, auquel le préfet répondit par quelques paroles cordiales de remerciements. Puis, le défilé commença. Les pom-


piers ouvraient la marche, leur capitaine radieux, bom. bant l'abdomen, cinglé dans son ceinturon. Le préfet s'avançait ensuite, ayant le maire à sa droite, M. Thi.baud de la Hure à sa gauche, escorté du conseil et des fonctionnaires en habit, marchant en rangs pressés. Comme il jetait un coup d'oeil dans l'enfoncement de l'église C'est du douzième siècle! s'empressa de dire le marquis, en se penchant à son oreille.

Ah? fit le préfet. Puis ses regards se portèrent sur le balcon du café de l'Univers, semblant admirer la profusion de fleurs qui le décoraient.

Le Cercle de l'Agriculture, dit M. Lainé. Arrivé au milieu de la place, le cortège tourna à gauche et prit la grande rue. Les fanfares, les orphéons suivaient, se coulant entre le double flot humain qui battait les murs. Les morceaux alternaient, chaque société jouant à son tour, repartant dès qu'une autre finissait. Les bannières les dominaient, faisant reluire leur écusson, leur devise et leurs franges au soleil, avec un balancement de toutes les médailles conquises dans les précédents concours. La procession était interminable. C'était comme un immense serpent, déroulant ses anneaux, aux écailles noirâtres, brillantes et dorées par endroit, dont la tête avait déjà contourné l'extrémité du faubourg, quand la queue n'avait pas fini de s'engager dans la grande rue. Et des trottoirs, jonchés de curieux, d ;s fenêtres, garnies de têtes, les applaudissements éclataient des acclamations sortaient de toutes les poitrines. Les chapeaux, les mouchoirs s'agitaient l'ivresse et le délire étaient dans l'air. Les fleurs, les bouquets


pleuvaient; les couronnes venaient s enrouler autour des bannières, charger les bras des musiciens.

On côtoya le village au midi, passant le petit pont de la Vérance, laissant à gauche les usines de messieurs Chapuis et Millet; on traversa le quartier des moulins et de la tannerie, et, remontant le faubourg de Châtillon, on déboucha de nouveau sur la place, au son des musiques, jouant sans interruption, au milieu des hourras et de l'enthousiasme grandissant. Puis, on défila sur l'esplanade de l'exposition, on en fit le tour et le cortége, revenant à l'hôtel de ville, y laissa le préfet qui monta dans le cabinet du maire, pendant que les sociétés se dispersaient pour aller concourir.

Le préfet reçut les fonctionnaires qui lui furent présentés par M. Lainé.Ils se tenaient dans la salle des délibérations, appelés tour à tour par le secrétaire de la mairie, avec un grand soin de la part de ce dernier à se conformer scrupuleusement aux règles de la préséance, qui néanmoins ne furent pas observées ce jour-là de façon à ne froisser aucune susceptibilité. Les fonctionnaires entraient, saluaient le premier magistrat du département qui s'informait de leurs besoins, de leurs réclamations, des détails de leur service. Êtes-vous content de vos rentrées? se font elles facilement? demanda-t-il au percepteur.

Le pays est riche, monsieur le préfet, il est surtout laborieux. Je n'ai pas à me plaindre.

Et vous, monsieur le juge de paix, vous donne-t-on beaucoup d'ouvrage ?

Il y a bien quelques têtes un peu chaudes, répondit


M. Doucet en souriant; mais on finit toujours par s'entendre.

Le docteur Vineux, médecin de l'hospice, membre du Conseil d'hygiène, se présenta. Et l'état sanitaire, docteur?

Fort bon, monsieur le préfet, à part. quelques fièvres du côté de Saint-Genix-le-Vieux, que.j'attribue aux marais avoisinants.

II faudra réclamer leur prompt dessèchement au Conseil général, dit le préfet se tournant vers M. Lainé. Le receveurdel'Enregistrement, les administrateurs de l'hospice, le Conseil de la fabrique, le curé de Blatigny, ses vicaires, le directeur de la poste et du télégraphe, les employés des contributions indirectes, le brigadier de gendarmerie, les gardes forestiers, et jusqu'au gardechampêtre, tous défilèrent successivement avec un mot aimable, encourageant ou flatteur de la part du préfet. Puis, il sqrtit, alla visiter l'école, dont il loua la propreté, l'ordre et la bonne tenue, et il annonça qu'à l'occasion du concours et en considération de l'application des élèves dont l'instituteur n'avait qu'à se féliciter, il accordait deux jours de vacances. Les enfants s'élancèrent de leurs bancs et crièrent: Vive monsieur le préfet! Il se dirigea ensuite vers l'hospice, traversa les salles, descendit aux cuisines, goûta le potage qu'il trouva excellent, et se retira en comblant d'éloges le zèle de M. Vineux, le dévouement des infirmi°res. En revenant, il honora de sa présence la papeterie de M. Millet, se fit expliquer un nouveau système d'effilochage des chiffons, installé depuis peu de jours et qui fonctionna devant lui; il vit encore


quelques autres manufactures et établissements particuliers, et s'extasia sur les ressources industrielles de Blatigny; puis revint à l'exposition, parcourant les quatre côtés du quadrilatère, avec les membres du jury chargés de distribuer les primes et les médailles, s'arrêtant devant chaque série d'objets, chaque catégorie d'animaux. Un Monsieur, qui ne faisait pas partie du jury, bien mis, avec une cravate bleu de ciel, marchait derrière eux, examinait tout, prenait des notes. C'était un journaliste, croyait-on. Enfin, vers trois heures, l'infatigable préfet, suivi du maire, des membres du conseil municipal, des femmes de ces Messieurs en grand nombre, du jury du concours, et de la foule escortant tous ses pas, se rendit à la ferme de Firmin Guillot, où l'essai des machines devait avoir lieu.

XVI I

L'ESSAI DES MACHINES.

Firmin, qui avait exposa une moissonneuse-lieuse, avait cédé au jury d'examen toute l'étendue de ses domaines pour l'expérimentation des instruments agricoles. C'était une générosité dont il se serait dispensé, s'il avait préalablement consulté M. Lainé, lequel, durant les différents essais, lui expliquait les pertes qui en devaient résulter: les blés n'étaient pas complétement mûrs; les prairies et les luzernes, forcées d'attendre s'étaient desséchées sur pied par endroit pour toutes ces causes,


sans compter le gaspillage, la récolte serait déplorable. Et il le blâmait de sa prodigalité. Mais Firmin souriait d'un air incrédule.

A l'ombre de deux vieux tilleuls qui étendaient leurs branches à quelque distance de l'habitation, contre la balustrade du jardin où les rosiers grimpants, la clématite et le chèvrefeuille s'enroulaient et laissaient pendre extérieurement leurs brindilles et leurs fleurs, dans un endroit frais et verdoyant, tapissé de gazon, d'où l'on pouvait dominer toute la plaine et suivre de loin les expériences, des sièges avaient été apportés, une grande table dressée, une collation préparée par les soins de Mariette. Toute la ferme d'ailleurs avait fait toilette, subi un nettoyage complet la cour balayée, les charrues, les herses, les débris de toute espèce qui traînaient un peu partout, rangés sous le hangar, les allées du jardin sablées et ratissées, les arbres émondés, les carrés sarclés; tout avait pris un aspect riant, un air d'aisance et de prospérité. Et les étrangers circulaient, entraient et sortaient, allaient se reposer dans le petit salon, se promenaient dans le parterre, sous le berceau de la charmille. Le préfet, le maire, leur entourage, debout à l'ombre, le chapeau à la main, s'épongeant le front, suivaient le va-et-vient des concurrents dans la plaine. Blanche Lainé, mesdames Boussard, Vineux, Millet, étaient assises, leur ombrelle déployée, étalant leurs toilettes claires parmi les groupes d'habits noirs. Athénaïs parlait pour tout le monde admirait tout ce qui l'entourait, la maison, le jardin, les légumes, trouvait tout superbe, s'extasiait, n'en revenait pas. Elle s'était improvisée maîtresse de maison, faisait


les honneurs. <: Monsieur le Préfet daignera bien accepter quelque chose ? »

Quand le plus grand nombre des machines eurent été essayées, avec plus ou moins de succès, avec des chuchottements, des consultations à voix basse entre les membres du jury, les uns approuvant, d'autres faisant leurs réserves, le tour de Firmin arriva. Un champ de blé, d'un hectare d'étendue environ, restait encore intact à quelque distance des spectateurs, les tiges debout, les épis penchés, se dorant au soleil, avec des ondulations lentes de toute la moisson, quand quelque effluve brûlante, glissant à leur surface, allait en rinceaux immenses se perdre à l'autre bout de la plaine. Firmin fit un signe à Baptiste, qui vint atteler les chevaux au timon de la moissonneuse.

La machine flattait les yeux par son élégance, par le fini soigneux, l'éclat reluisant de toutes ses parties. Elle était montée sur quatre roues sur l'axe des deux premières, avec un mouvement de va-et-vient, rasant le sol, glissait la scie qui devait faire office de faux une longue tige à dents de rateau tournait sur les roues de derrière puis, c'était une suite d'engrenages, un assemblage compliqué de ressorts, de cylindres, de chaînes et d'hélices, de pièces en fer forgé d'une délicatesse artistique, de plaques en cuivre .et en acier poli d'un travail exquis, le tout, malgré sa légéreté, donnant l'idée de la force et de la solidité, de la précision mathématique, de l'appropriation ingénieuseau résultat qu'on voulait obtenir. Baptiste, en vêtements de toile, coiffé d'un chapeau de paille, monta sur le siège en forme de coquille, fouetta


les chevaux qui partirent d'un pas allongé, et la machine se mit en mouvement. Les blés tombaient, toutes les tiges couchées symétriquement sur le sol, sans qu'une seule fût oubliée ni brisée; la lieuse les ramassait, les roulait délicatement, sans froisser les épis, sans éparpiller le grain, les entourait d'un bout de ficelle qui se nouait et se coupait machinalemc.tt, et déposait chaque gerbe derrière elle, debout, sans secousse, avec une précaution presque humaine. Baptiste allait et venait, assis tranquillement, les mains pendantes sur les genoux, tenant les rênes, son grand chapeau depaille sur les yeux, tel qu'un bourgeois qui fait sa promenade en voiture. Pendant ce temps, à côté de lui, tous les rouages de la machine se démenaient furieusement, s'évertuaient à qui mieux mieux, coupaient, assemblaient, liaient, abattaient l'ouvrage. Et les gerbes se succédaient, s'alignaient à la file, doublaient, triplaient et centuplaient leurs rangs. Le champ se moissonnait de lui-même, sans efforts, à vue d'oeil, avec une rapidité féerique. Ce fut l'affaire d'un quart d'heure à peine. Le sol, hérissé de tiges de blé tout à l'heure, était complétement rasé toutes les gerbes étaient là, de trois pas en trois pas, debout, à l'abri de l'humidité, la tête au soleil, prêtes à être emportées dans l'aire. Et ce que le travail de dix hommes, se fatiguant de l'aube au soir, ruisselant de sueur, courbant misérablement l'échine, agitant sans repos leur faucille au bout de leurs bras nus, cuits et tannés par le soleil, s'exténuant enfin et se tuant à la peine, ce que, dis-je, leurs efforts combinés n'auraient pu achever en un jour, la moissonneuse Guillot l'accomplissait en quelques minutes.



Les paysans présents étaient émerveillés. Le jury se regardait avec étonnement. Le préfet souriait d'un air approbateur, avec l'attitude d'un homme que rien ne surprend. M. Lainé, bouche béante, restait pétrifié et considérait Firmin qui, heureux, ému, un peu de rougeur aux joues, fixait des yeux l'ombrelle de M"° Blanche. Toute la foule s'agitait dans un mouvement confus d'admiration et de stupéfaction, comme à la vue d'un miracle. Les dames s'exclamaient. Athénaïs battait des mains. L'inconnu bien mis continuait à prendre des notes. D'une voix unanime la prime d'honneur fut attribuée à Firmin Guillot.

Mon garçon, dit M. Lainé, recouvrant enfin la parole et s'approchant de Firmin, tu assisteras ce soir au banquet. Je t'invite.

XVII

DISTRIBUTION DES RÉCOMPENSES.

Les fanfares, les orphéons étaient groupés au pied de l'estrade, sur laquelle siégeait lepréfet, entouré de toutes les personnes qui, à un titre quelconque, avaient figuré dans les diverses phases du concours agricole et musical. La foule, pressant ses mille têtes avpc un murmure grondant et une perpétuelle agitation de mer houleuse, inondait toutel'étendue de la place, suhtMrgeant les trottoirs, les marches lointaines de la gare, débordant dans les rues adjacentes, battant du flux de ses vagues tous les côtés de l'hôtel de ville. Aux fenêtres des maisons, au


balcon du Cercie, sur les toits, aux saillies de tous les édifices, des curieux apparaissaient. Des gamins étaient juchés sur les arbres de lapromenade. L'attente inquiète, l'impatience, surexcitée par la chaleur et par la poussée de plus en plus étouffante des nouveaux arrivants cherchant à se frayer un passage au premier rang, produisaient sur ces flots humains de brusques remous, y soulevaient des clameurs orageuses. Tout à coup, il y eut un mouvement d'attention. Les musiciens avaient approché leurs instruments de leurs lèvres, les orphéonistes se tenaient debout, l'oeil fixé sur leur chef, et, à un signal donné, tous ensemble, instrumentistes et choristes, entonnèrent la Marseillaise. La foule suivit, se renvoya le chant, qui alla, répercuté de bouche en bouche, retentir jusqu'aux extrémités des faubourgs, enveloppant tout le village d'un déchaînement de strophes héroïques, montant vers le ciel comme un seul cri, comme un seul transport d'allégresse. Le couplet des enfants, chanté d'une voix claire par tous les élèves de l'école, ajouta une note attendrie à l'enthousiasme général. Sur l'estrade, tous les regards brillaient, tous les coeurs battaient le marquis lui-même, électrisé, dodelinait la tête en mesure. Et, dans un tonnerre d'applaudissements, l'hymne national s'acheva.

Alors, il se fit un grand silence, M. le préfet se leva et prit la parole.

Messieurs, dit-il, placé par la confiance du Président de la République à la tête de votre beau département, ayant pour mission de protéger également toutes les communes qui le composent, et appelé par mes


fonctions à l'honneur de présider un des deux concours qui, aujourd'hui même et à la même heure, se donnent dans deux cités voisines l'une de l'autre, vous me blâmeriez, j'en suis convaincu, si je trahissais mes devoirs, et si, sous prétexte d'élucider une question de priorité dans l'initiative, j'intervenais dans les contestations qui se sont élevées entre ces deux villes. Mon rôle n'est point de surexciter, mais au contraire d'apaiser les esprits. Je ne prendrai donc parti ni pour les uns ni pour les autres, et, m'imposant le silence sur cette matière, je laisserai à la conscience de chacun le soin de décider de quel côté se trouvait le bon droit.

L'auditoire, par des mouvements de tête nombreux, accompagnés de bravos et de battements de mains, approuva la réserve du haut fonctionnaire.

Cependant, Messieurs, poursuivit le préfet, si de cette rivalité même un enseignement devait surgir, si nous devions, au nom du progrès, nous féliciter de ces luttes au lieu de les regretter, vous me permettriez bien, avec un esprit dépouillé de toute arrière-pensée de partialité, d'effleurer devant vous cette question, pour en dégager en quelques mots toute la moralité qu'elle renferme. La nation, en ce moment, semble tourner tous ses efforts vers les conquêtes de l'industrie; elle place au premier rang de ses préoccupations les intérêts du commerce et de l'agriculture, cherchant àdoubler l'importance de l'un par ses relations et ses échanges avec les peuples étrangers, à augmenter la prospérité de l'autre par des procédés de culture plus intelligents, à les favoriser tous deux par ces belles créations de routes, de canaux et de


chemins de fer. Les bras se portent vers la terre pour arracher de son sein tous les trésors qu'elle recèle, pour la forcer à produire tout ce qu'elle peut et doit nous donner. La bravoure indomptable, l'audace aventureuse que nous déployions autrefois dans les combats, nous les dépensons aujourd'hui dans ces mille tentatives industrielles, nous les réservons pour ces merveilleuses découvertes de la science, qui, elle aussi, vous ne l'ignorez pas, Messieurs, a ses héros bienfaisants et ses glorieux martyrs. Aussi, ne devons-nous pas nous étonner si, sur ces nouveaux champs de bataille, l'ardeur de notre ancien tempérament se trahit encore, si les amours-propres se font jour, si le désir de bien faire suscite des rivalités et des émotions passagères. N'en redoutons pas les conséquences les têtes peuvent s'exalter, les esprits se diviser, les coeurs restent unis et puisqu'il s'agit en définitive de la grandeur de la France, du bonheur de l'humanité, les vaincus, dans cette guerre pacifique, sont les premiers à applaudir au succès des triomphateurs.

Les acclamations éclatèrent encore, et le préfet continua son discours, interrompu de minute en minute par les bravos. Il fit un tableau magique de tous les prodiges qu'avait enfantés l'esprit du siècle, salua le retour de tous les coeurs aux nobles travaux des champs, encouragea les inventions qui suppriment le labeur humain, ce dernier reste d'esclavage auquel nous semblions fatalement assujétis, mais qui, grâce au secours et au perfectionnement croissant des machines, tend chaque jour à disparaître. Il eut des paroles émues et touchantes pour bénir et glorifier ces hommes de génie dont les recherches patientes


et opiniâtres affranchissent l'espèce humaine du joug de ses antiques misères, et il cita, à ce propos, la moissonneuse Guillot, qui venait d'être éprouvée sous ses yeux, et qui, par son mérite et sa perfection sans rivale, avait été jugée digne de la prime d'honneur offerte par le gouvernement. Il prédit le jour où, grâce à ces engins, l'homme n'étant plus courbé sous le travail matériel, chacun pourrait développer toutes ses facultés intellectuelles, donner tout son temps aux délicates jouissances de l'esprit et, associant les arts à cette marche triomphante de l'humanité vers l'émancipation universelle, ce fut une occasion pour lui de parler du concours musical, de féliciter les exécutants, de les remercier du charme et de la poésie dont ils étaient venus entourer cette fête de l'industrie et de l'agriculture. Enfin, revenant à son point de départ, dans une péroraison magnifique, et par un beau mouvement oratoire, qui ne sembla pas préparé

Blatignois, s'écria-t-il, tendant les deux bras devant lui, j'aperçois d'ici les ruines du château-fort qui dominait jadis votre cité. Je ne connais pas l'histoire de votre localité mais, certes je ne crois pas m'aventurer en assurant qu'en ces temps néfastes, lorsque les tours orgueilleuses du manoir étendaient encore leur ombre oppressive sur la vallée qui m'environne, le différend qui partage votre ville et celle de Châtillon ne se fût pas résolu sans violence et sans effusion de sang. Il n'est pas une de ces vieilles pierres sans doute qui n'ait été témoin d'effroyables assauts, qui n'ait vu de sanglants engagements, qui ne puisse raconter quelque épouvantable


histoire des malheurs de cette époque. Grâce à Dieu, les temps sont changés. Les mœurs se sont adoucies les passions, amorties, ont perdu leur brutalité. Le progrès a fait un pas définitif. A la place de ces luttes fratricides, que voyons-nous aujourd'hui ? Les deux villes, au lieu -de .s'armer en guerre, de se heurter l'une contre l'autre, de répandre leur sang dans une mêlée sauvage et furieuse, d'accumuler autour d'elles toutes les ruines et tous les désastres, rivalisent en ce moment à qui fera le meilleur accueil aux étrangers convoqués dans leurs murs pour y contempler tous les produits de la civilisation elles se livrent paisiblement, chacune de leur côté et comme par une entente fraternelle, au légitime sentiment de satisfactionetd'orgueil qu'autorise toute entreprisecouronnéa de succès elles ne songent qu'à se réjouir de leur triomphe réciproque. Aussi, pour conclure, c'est en votre nom que jecrois pouvoir le déclarer,c'est en considérant ces visages souriants, cette foule bienveillante qui m'entoure, c'est en me reportant en esprit à ce qui se passe, à cette heure même, à quelques lieues d'ici, que ces dernières paroles me sont suggérées, oui, je l'affirme au nom de tous, les jalousies mesquines, les haines mauvaises ont fait leur temps elles se sont changées en rivalités magnanimes, en généreuse émulation.

Le préfet se rassit, dans un ouragan d'applaudissements et de cris approbatifs partis de tous les points de la place. Alors, les orphéons, accompagnés de toutes les musiques, entamèrent la cantate spécialement composée pour cette solennité. Puis, le chef du jury se leva, et la proclamation des primes et des médailles commença.


XVIII

LE BANQUET.

Une table d'une centaine de couverts avait été dressée dans le jardin du maire de Blatigny. Elle s'étendait le long de la terrasse qui bordait au nord la propriété de M. Lainé et d'où la vue embrassait, au delà du treillis de la voie ferrée, les versants plantés de vignes et le sommet du coteau surmonté de la vieille tour. C'est sur cette hauteur qu'à la nuit venue, le feu d'artifice devait être tiré.

Pendant que le préfet, les fonctionnaires, tous les principaux habitants du village invités au banquet officiel, se livraient, après une journée si bien remplie, au plaisir de la réfection, le bruit de la fête se continuait au dehors. Les saltimbanques faisaient rage. Les grondements sourds de la foule, semblables à un océan lointain, traversés de clameurs, de cris et d'appels, montaient incessamment, roulaient d'une extrémité du village àl'autre, venaient se briser contre le mur de la terrasse. Sous le voile flottant de poussière d'or qu'embrasait le soleil déclinant à l'horizon, dans la chaleur lourde dont une telle agglomération de personnes semblait encore développer et concentrer l'intensité, sur la place, dans toutes les rues, la multitude bariolée, musiciens, orphéonistes, commissaires à l'habit poudreux, dames des environs en grande toilette, écrasées sous leur cachemire, paysans en manches de chemise, la veste jetée sur l'épaule, campa-


gnardes aux joues allumées et au bonnet enrubanné, toutela foule se pressait, s'agitait, s'insinuait des épaules, glissait et s'enchevêtrait en tout sens, dans un brouhaha formidable, dans un enlacement et dans un grouillement sans fin. Du rez-de-chaussée au dernier étage, l'hôtel du Grand-Cerf, le café de l'Univers, tous les autres établissements avaient été envahis, pris d'assaut. Chaque société fêtait sa victoire, arrosait la médaille qu'elle venait de remporter, ébranlait de ses vivats, de ses chants et de ses trépignements les planchers et les plafonds des salles à manger. Des hourras forcenés s'envolaient par les fenêtres. Le moindre cabaret, perdu à l'extrémité du faubourg, regorgeait de clients. Sous les tentes, en plein air, les tables, assiégées d'étrangers, ne pouvaient suffire. Enfin, jusqu'à cent pas en dehors du village, sur l'herbe, au bord de toutes les routes, sur le caisson des voitures, des serviettes étaient étalées, les vivres amoncelés au milieu, et les voyageurs dînaient, assis en rond. Permettez-moi de vous féliciter de votre éloquent discours, dit M. Thibaud de la Hure, placé à côté du préfet. Vous avez deviné notre histoire locale. Blatigny, autrefois Blatiniacum, eut toujours l'humeur batailleuse, et il est probable que, bien avant le moyen-âge et la construction d'un château-fort, un temple, dédié à Bellone, s'élevait au sommet de la colline que nous apercevons d'ici. Il me semble facile en effet, en dépit de la déformation qu'il a subie en se contractant, de retrouver le nom de la déesse de la guerre dans le radical de ce mot, sur lequel s'est épuisée toute la science des étymologistes. Quoi qu'il en soit, dans un de mes travaux de la Revue


d'Archéologie, je me suis permis de'hasarder cette hypothèse, et beaucoup de mes savants confrères ont bien voulu se ranger à mon avis.

Ainsi, dit le préfet, la fondation de Blatigny remonterait donc à la conquête romaine?

Il n'en faut pas douter, reprit vivement le marquis. A vrai dire, pour ces temps reculés, les documents écrits nous font absolument défaut; mais si monsieur le préfet veut me faire l'honneur de venir visiter le cabinet de curiosités que je possède.

Avec grand plaisir.

Je lui soumettrai quelques fragments d'autels votifs, recueillis ici-même, dans mes terres, en creusant les fondations de la maison que j'habite. Ces mêmes travaux ont mis à découvert un tronçon de voie romaine. De plus, il n'est pas rare que nos paysans trouvent, en fouillant leur enclos, des débris de poterie et des pièces de monnaie datant des premières années de l'empire. J'en ai chez moi des échantillons en grand nombre. Aussi, bien que je n'aie pu encore pousser très-avant mes recherches, je n'hésite pas à placer tout près d'ici, sinon à Blatigny même, la fameuse et introuvable Alésia de Jules César. Enfin, monsieur le préfet, je pourrai vous montrer plusieurs couteaux de silex, d'une authenticité incontestable, découverts tout récemment dans les grottes des monts Saint--Genix, ce qui nous reporte aux époques préhistoriques et peut vous donner la preuve que la situation riante de cette contrée, ses ressources, ses eaux, son climat sain, la fertilité de son sol, y ont fixé de tout temps un groupe plus ou moins nombreux de population.


Monsieur le marquis doit être mieux renseigné que personne à ce sujet, dit M. Lainé intervenant dans la conversation, sa famille appartenant à la plus ancienne noblesse du pays. Tout le monde sait ici qu'un roi de France, se trouvant à la chasse.

Nous voilà loin de l'âge de pierre interrompit le marquis avec le sourire indulgent du savant devant l'anachronisme qui s'étale.

J'ai connu un comte de Blatigny sous-préfet. Seraitil originaire de ce pays ?

J'en doute, monsieur le préfet. Le dernier représentant de cette famille s'est éteint en exil, durant l'émigration. II n'en portait d'ailleurs que le titre et n'avait aucun lien de parenté avec les Blatigny de la première race, dont le blason figure à Versailles dans la salle des croisades; et il ne reste plus, je crois, à cette heure, (le noble marquis s'oubliait modestement) aucun descendant de cette noblesse d'épée, si nombreuse autrefois dans notre région, les Châtillon, les Maupreux, les Fayel auxquels nous tenons par les femmes, les Néry, les Gerberoy, les Bagrassand, les Fontrailles et tant d'autres. Quant au fait auquel M. Lainé a bien voulu faire allusion, concernant l'anoblissement de ma famille, et qui se trouve relaté dans un historien de notre province, écrivant au seizième siècle, je crains bien que ce ne soit qu'une légende. J'ignore à quelle source cet auteur a puisé ses renseignements. Cependant dans les rares archives qui sont encore entre mes mains et qui n'ont pas été dispersées sous la Révolution, j'ai découvert le récit d'une aventure, arrivée, sous Louis le Gros, à l'un


des membres de ma famille, laquelle pourrait bien avoir donné matière.

Le marquis continuaàfournir de détails généalogiques l'oreille de M. le préfet qui, les regards perdus dans le vide, l'écoutait complaisamment. La nuit descendait peu à peu et le vacarme de la fête s'assoupissait. Le repas touchait à sa fin. En ce moment, un domestique vint annoncer à M. Guillot qu'on le demandait et M. Lainé, qui avait fait asseoir Firmin à ses côtés, qui, depuis l'obtention de la prime d'honneur, ne le quittait pas, le couvait du regard, semblait se grandir à son voisinage, M. Lainé suivit le jeune homme au salon.

XIX

LA MAISON LANOIX ET COMPAGNIE.

Le visiteur n'était autre que l'étranger àla cravate bleue. Monsieur, dit-il en s'adressant à Firmin, je suis le représentant de la maison Lanoix et Cie, que vous connaissez peut-être.

Oui, Monsieur.

J'ai télégraphié à Paris, et je viens de recevoir à l'instant la réponse. Ces Messieurs m'autorisent à m'entendre avec vous pour l'exploitation du brevet de la moissonneuse-lieuse qui vient d'être primée. J'ai préparé un traité, qu'il ne reste plus qu'à signer, ajouta-t-il en étalant sur la table une feuille de papier timbré couverte d'une écriture fine. Nous vous offrons deux cent mille francs. J'ai la somme sur moi, que voici. Et il


tira de sa poche deux liasses de billets de banque qu'il déposa sur la table, à côté/lu traité.

Monsieur, dit Firmin, je ne vous cacherai pas que j'ai déjà reçu plusieurs propositions. La vôtre m'agréerait assez seulement je désirerais,outre la somme payée comptant, qu'un droit de dix pour cent sur chaque machine vendue fut stipulé en ma faveur. Ce n'est pas trop demander.

Ce fut la matière d'un long débat, le représentant s'efforçant d'obtenir quelques concessions, Firmin, avec une obstination douce et tranquille, se refusant à rien rabattre de ses prétentions, pendant que M. Lainé qui ne disait rien, mais qui bouillait d'impatience et craignait de voir son protégé laisser échapper une si belle occasion, le foudroyait à la dérobée de clignements d'yeux, accompagnés de mouvements d'épaules expressifs. Firmin triompha. Il n'y eut qu'une clause de quelques lignes à ajouter au traité, qu'il signa. Puis, le représentant, remettant soigneusement le papier dans sa poche, salua d'un air ravi et se retira.

Après son départ, M. Lainé, mal revenu encore de la frayeur que le peu d'empressement de Firmin à accepter des offres aussi belles lui avait causée, regardait ce dernier en silence. Bah s'écria tout à coup le jeune homme, devinant ce qui se passait en lui, ce n'est rien encore vous verrez, l'année prochaine, ma batteuse! Et il s'approcha de la table avec un sourire. Je ne rentre pas encore chezmoi,dit-il en prenant les billets de banque, seriez-vous assez bon pour serrer tout cela dans votre coffre-fort.


Oui, mon gendre s'écria M. Lainé, éclatant enfin. Et il reçut Firmin dans ses bras.

La nuit était tout à fait venue, quand ils retournèrent sur la terrasse.La table avait été enlevée. Des rangs de chaises s'alignaient contre la banquette, où Blanche, Athénaïs,mesdames Boussard,Millet, toutes les personnes en relation avec la famille Lainé, affluant de minute en minute, avaient déjà pris place. La première fusée s'éleva fièrement dans l'air, à l'immense murmure de contentement du public lassé d'attendre. Puis, les pièces s'embrasèrent, les soleils tournoyèrent, jetant des gerbes d'étincelles, éclatant en détonations. Des étoiles resplendissantes se détachaient mollement avec des courbes gracieuses. Les météores filaient d'un seul trait, redescendaientobliquement, puis s'entrouvraient en grappes brillantes, retombaient en traînées de sable d'or, en pluie de saphyrs, d'émeraudes et de grenats. De la flèche du clocher, de longues barres de lumière électrique, inquiètes et vacillantes, venaient frapper le coteau, glissaient circulairement sur les têtes de la foule massée sur ses rampes, faisaient sortir subitement de l'ombre un coin de paysage dont les moindres détails s'accusaient. Les feux de Bengale se succédaient, fondant leurs vapeurs errantes dans un amoncellement de nuées multicolores, chauffant l'horizon des lueurs sanglantes d'un incendie, colorant tous les environs d'un reflet d'apothéose, découvrant, dans la nuit, la silhouette sinistre de la vieille tour qui, spectatrice muette de ces réjouissances, prêtant à la fête le décor fantastique de ses murailles, rougissait tour à tour, se teintait d'un vert livide, passait au jaune


citron, puis blêmissait, avec des ombres de fumée noire rampant en spirales sur sa face, sous l'éclat intense d'un faisceau de fusées jaillissant en bouquet jusqu'aux cieux. Bientôt, de toutes ses fentes, des jets de flamme s'élancèrent une fontaine gigantesque s'arrondit à son sommet, la coiffant d'une aigrette flamboyante, et, s'épanouissant en cascades successives, l'ensevelit sous un déluge de feu et dans la crépitation des pétards, devant le zigzag irritant des serpenteaux, sous les banderilles enflammées qui harcelaient ses flancs de toutes parts, comme un monstre dompté et désarmé, ayant perdu ses griffes et ses dents, et abandonné au caprice d'enfants mutins, le vieux donjon restait impassible, courbait humblement la tête, dévorait son humiliation en silence. La terreur des anciens âges servait maintenant de jouet à la multitude.

XX

CONCLUSION.

Quelques semaines après, Firmin épousait mademoiselle Blanche Lainé. M. Thibaud de la Hure consentit en cette circonstance à remplir ses fonctions d'adjoint et à ceindre l'écharpe municipale. Le discours qu'il adressa aux jeunes époux, riche d'érudition, fut encore remarquable par les beaux sentiménts et les sages conseils qu'il renfermait. Quant à mademoiselle Athénaïs, ayant vu toutes ses espérances trompées de ce côté, elle revint avec un nouvel entrain à ses premières visées, et ce fut



à Me Sulpice Chagrin que finit par échoir sa belle dot~ avec son nez à la Roxelane.

Le village avait repris sa physionomie habituelle. Les guirlandes décrochées, les drapeaux rentrés jusqu'à une prochaine occasion, tous les hôteliers et menus débitants n'avaient plus eu d'autre souci que de compter les bénéfices réalisés et de calculer ce que leur rapporterait le marché hebdomadaire qui venait d'être créé à Blatigny. Dans les salles du Cercle, ressaisies par leur ancien calme somnolent, la politique avait reconquis ses droits on dévorait les journaux de Paris. Quant à la gazette départementale, envahie de nouveau par les annonces judiciaires, elle n'avait plus un seul lecteur. Et, au dehors, l'activité industrielle poursuivait son cours les pilons de la papeterie Millet s'agitaient sourdement; la scierie mécanique de M. Chapuis déchirait l'air de ses plaintes stridentes les roues des moulins broyaient l'écorce au quartier de la tannerie. Enfin, chaque dimanche, la Lyre Blatignoise continuait à charmer ses auditeurs. Tout était rentré dans l'ordre. Il ne restait plus àtrancherque le procès toujours pendant entre les jeunes Blatignois et Châtillonnais. Il est vrai que les motifs qui l'avaient amené n'existant plus, et le concours agricole et musical de Châtillon, sans éclipser celui de Blatigny, ayant été, lui aussi, très-brillant, tout le monde était satisfait les colères étaient tombées, les griefs oubliés.

Le jeudi, jour de la reprise d'audience, le prétoire de la justice de paix vit encore accourir la foule. A l'appel de la cause, un des jeunes gens de Châtillon s'avança à la barre C'est inutile, monsieur le juge de paix,


LE VILLAGE AU XIXe S:ÈCLE.

20.

dit-il l'entente est faite, nous retirons notre plainte. Nous retirons aussi notre demande reconventionnelle, dit un jeune homme de Blatigny.

M. Doucet, avec le sourire d'un homme arrivé à ses fins, partagea également entre les deux parties les dépens du procès; et Blatignois et Châtillonnais, bras dessus bras dessous, sortirent de la salle, au milieu des éclats de rire de la -foule. La réconciliation fut cimentée par un dîner magnifique à l'hôtel du Grand-Cerf; elle fut scellée de nouveau, le soir même, aux lueurs flambantes d'un punch, et par serments solennels accompagnés de rite~ joyeux, dans les salons du Cercle de l'Agriculture. Et Blatigny et Châtillon ont toujours vécu d'accord depuis cette époque.

FIN DE

LA DEUXtEME PARTIR.


I. Blatigny 5 II. Les moissons. 9 III. La forêt. t2 IV. Thibaud. 1,6 V. La taille. 23 VI. Le péage. 28 VII. Attaché àkgtebe. 32 VIII. Lerepas du soir. 34 IX. Le lépreux. 36 X. Le droit de formariage. 3~ XI. Robert de Châtitioa. 41 XII. Gertrude. 44 XIII. La chasse au faucon. 45 XIV. Représailles. 51 1 XV. Lesoubliettes. 53 XVI. Haut justicier. 55 XVII.. Les fourches patibulaires. 59 XVIII. Le cartel de guerre. 62 XIX. Refuge au château. 66 XX. Siège et assauts. 68 XXI. Hermengarde de Blatigny.. 75 XXII. Guillaumette. 79

TABLE

PREMIÈRE PARTIE

LE VILLAGE AU DOUZIÈME SIÈCLE.


TABLE.

20 6

XXIII. Prise du château. 83 XXIV. Retraite dans le donjon. 8y XXV. Le duel judiciaire oo XXVI. Chasse d'automne. 96 XXVII. Affranchissement. 99 XXVIII. Temps qui suivirent io!

SECONDE PARTIE

LE VILLAGE AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE.

I. La Lyre Blatignoise. joy II. Le Cercle de l'Agriculture. ;;c III. FirminGuilIot. Il 7 IV. Jalousies de clocher j~ V. Réunion du conseil. ~g 'VI. Tournée cantonale. m VII. La Fresnay. j~Q VIII. Samt-Genix-la-Montagne. )~ IX. Blanche Laine. 1~.6 X. Maître Sulpice Chagrin. 149 XI. Embarras de M. le Préfet. i;~ XII. Demande en mariage. :6t XIII. La justice de paix. 166 XIV. Les apprêts. 172 XV. Le concours. ty8 XVI. L'essai des machines. 183 XVII. Distribution des récompenses. t88 XVIII. Le banquet. 10~. XIX. La maison Lanoix et Ce. :p8 XX. Conclusion. zot


TABLE DES ILLUSTRATIONS

PREMIÈRE PARTIE

Pages.

Un v!l!ageauxnes!èc!e. y La porte du château. 27 La chasse au faucon. y La défense du château. yt 1 L'entrée duroiauchâteau. 89 DEUXIÈME PARTIE

Le village au xlxe siécIe 113 3 Plan deBtattgny. 125 La Fresnay. 14' La moissonneuse-lieuse. 187 Mariage de Firmin Guillot et de Blanche Lainé. 202

FIN.


ASNJtifRES. IMPRIMERIE LOUIS BOYER ET C' RUE DU BOIS.


BIBLIOTHEQUE D'ÉDUCATION MODERNE LES ETANTS DE LA. RÉPUM.to.uE, Viala, Bara, Sthrau, Mermet, Casabianca, par Étienne Charavay, archiviste paléographe (lecture patriotique). t vol. petit in-t6 de 64 pages illustré cartonné bradel 5o' cent. LES M~RiMs DE LA RÉPUBLIQUE. Le Vengeur, .Combats de la Loire, La Bayonnaise, Trafalgar, par H. Moulin (lecture patriotique et historique). vol. in-t6 de :o5 pages illustré (adopte par le Ministère de l'Instruction publique et par la ville de Paris), broché 80 cent. L'HÉROÏSME ctvtL, 1789-1880, par Étienne Charavay, archiviste paléographe (lecture morale). vol. in-r6 de ~85 pages illustré (adopte par le Ministère de l'Instructionpublique et la ville de Paris), broché. t fr, 2 5 L'HÉROtSME M)HTAtRE,!702-t8i'5, par Ëtienne Charavay, archiviste paléographe (lecture patriotique et historique). t vol. in-t6 de t6o pages illustré (adopté par le Ministère de l'Instr. publique et la ville de Paris), broché. J fr. a5 5 MORCEAUX CHOtSts DE MtRABEAp, avec préface, notice et notes, par E.-D. Milliet (lecture littéraire et patriotique). vol. in-t6 de 208 pages illustré, broché t îr. 5o MORCEAUX CHOISIS DE j.-j. ROUSSEAU, avecpré&ce et notes, par Georges Renard, professeur à l'École Monge. t vol in-t6 de 2~0 pages tUustré r fr. 5o UN v:LLA<:s 'Au xt~stÈCLE ET AU MX*, récit comparatif des moeurs du moyen âge et des mœurs modernes, par Léon Barracand (lecture instructive et récréative), t vol. petit în-8" de zzo pages illustré (adopté par le Ministère de t'tnstruction publique et la ville de Paris), honoré d'une mention à l'Académie française. Broché.tf h ~5 LE BONHEUR AU VILLAGE, par Léon Barracand, t vol. illustré petit in-8<* (lecture morale et récréative) ifr.y5