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Titre : Le Figaro. Supplément littéraire du dimanche

Éditeur : Le Figaro (Paris)

Date d'édition : 1880-08-28

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb343599097

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb343599097/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Description : 28 août 1880

Description : 1880/08/28 (Numéro 35).

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k273902f

Source : Bibliothèque nationale de France, département Droit, économie, politique, JOD-246

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 15/10/2007

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SOMMAIRE DU SUPPLÉMENT UNE MATINÉE chez Baudelaire t ThiQdjffi de, .Grave.

MORT d'Inanition D' Pierre Rey.

LE CHIEN Enragé Louis Dêpret.

'UNE Légende DE l'Autre Monde J.

L'Homme Armed-Afrik.

Histoire d'un ANB ET D'UN MARCHAND DE Paniers G. de Cherville.

SOUVENIR DE VOYAGE Vengeance Conjugale D'un Nègre Edgar La Selve.

Les Dames DE Lamète L. Dubut de Laforest. LE CARNÉT d'un OFFICIER: PAYSAGES en Temps djj Pluie, LA Soirée AU SALON D'HERCULE: Ernest BMaudel.

COURRIER hebdomadaire DE la Banque Parisiennb.

UNE MAXIIVIiE

CHEZ

BAUDELAIRE

Voici l'anniversaire de la mort de Charles Baudelaire; cette date m'a remis en mémoire un drame étrange, dont je fus. témoin, un matin, au temps où le célèbre auteur des Fleurs ffw mal habitait encore Paris.

Ce jour-là, en entrant chez lui, je le trouvai penché sur sa table de travail, sa main droite courant sur le papier avec une activité fébrile; tandis que, de temps en temps, sa main gauche plongeait dans répaisse'fourrure d'un gros chat angora, paresseusement étendu à côté de son maître sur un coussin moelleux.

Au bruit que je fis en m'approchant, le chat releva la tête, exprima sa colère par quelques jurons et tout en agitant la queue comme un serpent décapité, il quitta le cous in et disparut sous un meuble.

J'avoue que je ne cherchai pas. à le retenir, au contraire j'encourageai sa fuite en lui faisant entendre de très près, mais simplement pour l'enrayer, lo sifflement aigu d'une canne flexible que je tenais dans la main en l'agitant dans l'air. Cela suffit, je dois le dire, pour qu'il ne reparût plus.

Vous n'aimez pas Tibère, me dir Baudelaire en me tendantla main mais il ne vous aime pas non plus, ajouta-t-il en souriant.

-J'avoue que je n'aime pas les chats. Mon cher ami, les chats, croyez-le bien, ne sont pas aussi bêtes qu'ils en ont l'air, surtout celui-là. Ce gaillard-là comprend toutes les voluptés, et hier encore il m'a donné le réjouissant spectacle de la cruauté la plus raffinée. Figurez-vous qu'il m'a apporté, ici même, une petite souris, gentille au possible, qu'il avait prise je ne sais où; il l'a lâchée dans mon cabinet, et il a mis deux heures pour la tuer. c'est un délicat! Et vous avez laissé faire ce monstre ?.

Mon cher ami, la cruauté est en réalité la seule chose raisonnable qui rapproche l'homme de l'animal. Et c'est pour cela sans doute que vous avez donné un nom d'homme à votre chat, car vous l'appelez Tibère! C'est plus qu'un nom d'homme, c'est celui d\in empereur. D'ailleurs, Tibère est absolument organisé comme tous les êtres que le destin a faits supérieurs il n'obéit qu'à ses instincts. Quel. quefois il va-peut-être un peu loin, mais cela l'amuse tant.

Et le poëte se prit à rire d'un éclat de cette voix stridente et métallique que se rappellent ses amis.

Nous venions de nous mettre à table pour déjeuner, lorsqu'on lui apporta une lettre de la part d'une personne qui attendait dans la pièce voisine et qui avait témoigné le désir de lui parler.

Il prit la lettre et se mit à la lire. Pendant sa lecture j'examinai mon ami; cette lettre lui faisait éprouver une certaine satisfaction, car son visage prit tout à coup une expression de contentement desp1us intenses. Ses lèvres semblaient s'amincir ets"on oeil vif et mobile 'lançait, d'étranges scintillements. Il donna l'ordre de faire entrer le visiteur. `

A peine le domestique avait-il disparu, que Baudelaire se tourna vers moi et d'un air confidentiel il me dit à voix

basset

Quand l'individu qui va entrer sera là, profitez du temps que je vais mettre à relire cette lettre devant lui, pour l'examiner avec attention. Ce n'est pas un homme ordinaire', ajouta-t-il avec un malicieux sourire; vous allez voir. Au même instant l'étranger parut. C'était un homme de quarante-cinq à cinquante ans au plus, solidement charpenté et paraissant jouir d'une santé robuste.

Sans être distingué, son aspect n'était pas vulgaire et n'eût été l'ossature accusée et saillante de ses mains, on eût pu se figuier avoir devant soi un homme plutôt habitué au travail intellectuel qu'un ouvrier rompu au labeur manuel. La tète était encore très belle. Cependant le visage avait gardé les traces accusées de certaines contractions et semblait tourmenté par les rides profondes qui le sillonnaient.

En outre, ce visage était" couvert par une barbe blanchissante coupée en brosse. Cette barbe avait surtout attiré mon attention. Elle me faisait l'effet d'avoir vieilli avant l'heure, c'est-à-dire qu'elle paraissait avoir été hâtée par le rasoir, comme celle des hommes qui, par goût ou par nécessité professionnelle, sont obligés à renoncer à cet ornement naturel.

En effet, les prêtres, les magistrats, les acteurs sont particulièrement tributaires -•de ce phénomène quelque peu décevant. Quant à la tenue de l'individu, elle iétait des plus simples. Il était vêtu de noir des pieds à la tête, mais très propre et scrupuleusement brossé.

Monsieur est un 'de* mes meilleurs amis, fit Baudelaire cessant la lecture de la lettre en me désignant au visiteur; ;nous pouvons donc parler sans etainte 'devanHui.

L/iaeonmi pour toute réponse s'inclina en signe d'assentiment.

A ce moment Tibère sortit de sa ca-

chette et vint flairer l'étranger; sur un mot de son maître, le chat alla se blottir sous un meuble.

Vous savez ce que contient cette lettre? fit Baudelaire en s'adressant de nouveau au visiteur. M. X. un de mes amis, me prie de m'occuper de vous et de vous trouver un emploi.

Je le savais effectivement, mon. sieur.

M. X. me dit également que dernièrement vous étiez commis aux écritures chez un commerçant de la rue Saint-Denis.

C'est vrai, monsieur.

Et poursuivant cette conversation qui avait pris la tournure d'un interrogatoire, le poëte continua..

-Ehbien! pourquoi avez-vous quitté de commerçant en -question? lui demanda-t-il.

L'étranger eut un mouvement d'hésitation, pendant lequel ses yeux avaient fixé le parquet. Cependant, après un instant de silence, il répondit en faisant un certain effort de volonté

A la suite d'une circonstance.bien malheureuse, répondit-il en poussant un soupir.

Malgré moi, mon regard s'était porté sur cet homme dont les traits exprimaient une grande lutte intérieure. ̃-• Mais encore, insista Baudelaire, faut-il que je sache la cause.

Je vais tout vous dire,monsieur, reprit l'inconnu avec résolution. Il y avait siamois que j'étais employé dans cette maison de commerce, et certes je n'avais jamais donné l'occasion d'aucun reproche, lorsque le chef de la maison apprit. que j'avais été au bagne. Ces dernières paroles furent accentuées d'une manière navrante. Je portai les yeux sur Baudelaire.

Ah vous sortez du bagne dit-il à l'homme sur le même ton qu'il aurait pris pour dire à un ami Ah 1 vous dan- siez hier soir chez la duchesse J'avoue que j'éprouvais une émotion toute, autre que celle que semblait ressentir le traducteur des œuvres d'Edgard Poë.

-Et, depuis que vous êtes sorti de votre place, comment Vivez-vous? Avec les petites économies que j'avais faites. là-bas.

Je crovais qu'il vous était défendu d'accepter de l'argent des visiteurs? J'avoue, monsieur, que pour garder les quelques pièces de monnaie que l'on nous offre, nous devons tromper la vigilance de nos surveillants.

Et comment vous y prenez-vous? 7 demanda curieusement Baudelaire, sans se préoccuper de tout ce que pouvait souffrir cet homme à l'évocation d'aussi terribles souvenirs.

.Nous avons plusieurs moyens, répondit-il un des moins usités cependant, mais celui qui intéresse et qui a'muse particulièrement le visiteur, se pratique à l'aide d'une souris que nous dressons à rapporter les pièces que l'on nous jette à la dérobée. C'est celui dont je rne-servais. Nous gardons constamment ces pauvres petites bêtes sur nous; dans nos vêtements, où elles se blottissent tout un jour sans bouger. Et lorsqu'un étranger laisse-tomber à notre intention une petite pièce de monnaie, la souris, à un simple appel des lèvres, quitte sa retraite, glisse le long du corps, s'échappe par le bas du pantalon, saisit la pièce de monnaie et, reprenant aussitôt le même chemin, vient nous la donner sous le bras.

N'est-ce pas que c'est ingénieux? me dit Baudelaire, qui prenait un grand plaisir à faire causer cet homme., J'aurais bien voulu voir cela ajouta-t-il. '1

C'est bien facile, monsieur. w

Comment! vous avez encore des souris dressées.

Je n'en ai qu'une seule, monsieur, mais elle ne me quitta jamais; et permettez-moi d'ajouter que c'est ma seule amie, le seul être au monde à qui je ne fasse pas horreur. Voulez-vous nous faire assister à l'expérience?

Volontiers, monsieur veuillez, s'il vous plaît, jeter une pièce demonnaie un sou, deux sous, une pièce de cinquante centimes, peu importe.

Je jetai une pièce de dix sous qui roula sur le parquet.

Au même instant l'homme fit entendre un bruit.de lèvres, et aussitôt nous vîmes sous le bras gauche l'étoffe se gonfler légèrement; puis la souris, car c'était elle, descendit rapidement jusqu'au bas du pantalon, et une- seconde après, l'intelligent petit animal était sur le parquet mais à notre grand étônnement, une fois à terre elle ne bougea plus, et lit mine, au contraire, de vouloir regagner sa retraite.

Son maître, en la voyant hésiter, lui ordonna d'avancer par le bruit des lèvres plusieurs fois répété.

La souris obéit et descendit de nouveau.

Mais la pièce de monnaie avait roulé sous un meuble. Au moment où la petite bête allait s'en emparer, nous l'entendîmes pousser un cri plaintif!

C'était Tibère, l'affreux Tibère, qui venait de saisir la souris et qui la retenait prisonnière sous sa large et redoutable griffe, le mufle sensuellement collé contre la tête frémissante de l'amie du forçat.

Celui-ci, à la vue du danger que courait la souris, laissa échapper un cri terrible. Son œil s'était injecté tout à cbup, son émotion et la colère l'emportaient; il était blême et menaçant lorsqu'il se tourna vers Baudelaire, pour lui dire Au nom de Dieu! monsieur, enlevez votre chat ou je le tue!

Je voulus m'approcher pour repousser le chat meurtrier, hélas! il n'était plus temps la souris était morte étranglée d'un coup de dents qu'elle avait reçu à la gorge et dont on voyait les traces. Son pauvre petit corps, chétif et délicat, frémissait dans une dernière convulsion à son cou avait perlé une goutta de sang, rose et brillante, comme up rubis sur un collier de velours gris. £ae était morte. Eh bien! ce dï^ne avait, je vous l'affirme, quelo'/je chose de terriblement émouvait; êt la mort de cet animal in-

Jime, pleuré par un forçat, était un spectacle navrant.

Au même instant, l'homme s'était redressé de toute sa taille et courant sur Baudelaire, l'œil hagard, les poings levés, je crus qu'il allait l'écraser d'un seul coup.

Mais Baudelaire le regarda froidement et lui- dit

Et vous, est-ce aussi pour avoir tué que vous avez été mis au bagne ? Ces quelques mots suffirent pour arrêter la fureur de cet homme. Sans cela, Dieu seul sait' comment il eût vengé la mort de sa souris.

Quelques jours avant son départ pour Bruxelle, je rencontrai Baudelaire c'était la .dernière fois que nous devions s nous voir.

A propos, me dit-il, vous vous souvenez sans doute de la matinée passée avec notre forçat?

-Parfaitement; eh! bien?

Mais vous ne saviez pas que je l'avais fait entrer chez un banquier comme caissier?

Et il se prit à rire avec cette convulsion diabolique qui lui était propre et que j'ai déjà signalée.

Que voulez-vous dire?

Parbleu je veux dire qu'il est arrivé ce que j'avais prévu son patron a levé le pied et lui est devenu un honnête homme c'est absolument logique, ajouta-t-il.

Et il me quitta en riant aux éclats. Théodore de Grave.

MORT D'INANITION N

Le cas du docteur Tanner m'a rappelé l'histoire d'un comptable très intelligent nommé Bernard que j'aj. vu, sous.mes yeux, petit à petit, mourir d'inanition. 11 était à l'hôpital. La première fois que je le vis, 11 y avait environ un mois que le plus illustre, de nos professeurs de clinique avait dit de lui nous avons au- n° 19, un malheureux atteint d'un rétrécissement de l'œsophage, il est condamné à mourir de faim. » Je m'attendais à quelque spectacle navrant, je fus tout surpris de trouver un gai et narquois compère d'environ cinquante ans, content de tout et de lui-même, disposé à affirmer que tout allai-t pour le mieux le meilleur des mondes.

Lorsque je l'abordai, assis dans son lit, il lisait son journal, ses lunettes plantées de travers sur le ne,z, son immense bonnet de coton retroussé sur le front en visière de casqué.

Le visage était maigre mais l'œil vif, pétillant d'intelligence, la bouche souriante, la parole çnjo^ée e cependant son œs'pphage rétreci (je dirai plus loin dans quelles dramatiques circonstances) ne pouvait accepter les plus petites parcelles d'aliment solide. On le soutenait exclusivement avec du vin, du tapioca au bouillon, et encore ces aliments liquides ne pouvaient-ils toujours passer. On avait naturellement essayé des sondes œsophagiennes, mais vainement. Les plus étroites n'avaient .pu franchir le rétrécissement.

Je trouvais pour le moins singulier un tel optimisme dans une telle situation- et je me demandais si ce régime hyperphysique n'était pas pourquelque chose dans cette philosophie lucide etsereine en détâchant cet esprit original des épaisses sensations et des préoccupations égoïstes qu'entraîne tout l'attirail de viandes et d'alcools dont nous, nous bourrons le ventre quotidiennement. J'avais peine à me persuader malgré la parole du maître qu'il fût possible de mourir avec des dispositions pareilles.

̃ **#

Mais la science inexorable ne se laisse pas contredirepar le sentiment. Quinze jours plus tard Bernard m'accueillit encore en souriant, très reconnaissant de l'intérêt que je lui témoignais. Physiquement, il ne paraissait pas sensiblement changé, mais moralement ses dispositions n'étaientplus les mêmes. Le sourire revenait moins souvent, Bernard semblait ennuyé, désœuvré, et je ne tardai pas à voir qu il était démoralisé. « Je ne puis plus prendre de bouillon, à peine puis-je avaler- un peu de vin, nous dit-il.

Est-ce que cela ne passe plus? Cela passerait peut-être, mais je suis dégoûté, écœuré, il me faudrait autre chose. Le chef de service m'avait dit qu'on me donnerait de la viande hachée, mais il paraît qu'on m'a oublié. On m'avait aussi promis de me faire fabriquer une sonde exprés, voilà quinze jours que j'attendscette fameuse sonde. Je vois bien que l'on ne veut plus s'occuper de moi.

Qu'on me fasse ce qu'on voudra, reprit-il, mais qu'on me fasse quelque chose, je me soumettrai à toutes les expériences que l'on tentera sur moi. Je protestai contre ce préjugé des expériences accréditées dans certain public.

Je veux dire, reprit lepauvre diable, qu'on peut essayer de tout dans mon intérêt, je me soumettrai à tout: mais je vois bien que je suis condamné, finit-il en me lançant un dernier sourire narquois.

Cet homme étrange me mettait mal à l'aise.

Pour détourner sa pensée, je l'interrogeai sur les débuts de sa maladie, il réserva certains détails, mais je pus néanmoins saisir le principal pendant la Commune, au moment de l'entrée des troupes à Paris, Bernard habitait Faubourg du Temple dans une région entourée de quatre barricades les projèctils pleuvaient de toutes parts, un obus effondrait une partie de la maison et allumait l'incendie, le feu se déclarait en même temps tout à côté elicy, un distillateur dont les alcools flaïïibaient comme un va-ite punch; Bernard caché dans la cave se hâte de remonter pour sauver quelques objets de valeur rc.tci dans son logement, il monte il ouvre saporte et re-

cule époiivantédevantuneimmense gerbe ,.dft flamme venant lécher ses fenêtres. Il veut rétrograder, lJescalier a pris feu derrière lui, il rentre et tombe sur un fauteuil à demi-mort d'épouvanté.Cependant il entend des cris,- des pas précipités, c'est un voisin qui cherche à sauver sa femme et ses enfants; ils finissent par trouve^ une fenêtre à tabatière, s'enfuient par les toits et Bernard avec eux.

Le voyage aérien ainsi que la descente s'accomplissent au milieu des plus grands dangers, et, une fois dans la rue, Bernardest pris et manque d'être fusillé.. C'est à partir de ces épouvantables émo-'tions qu'il s'aperçoit que les aliments solides ont de la peine à passer.

Son état -ne faisant qu'empirer, malgré les soins du médecin de son quartier, le comptable s'était enfin décide à entrer à l'hôpital.

Huit jours après ma seconde visite, en regardant à travers une porte vitrée du. fond de la salle, j'eus peine à reconnaître Bernard tellement il était changé, j'eus besoin de m'ayancer jusqu'à son lit pour voir que c'était bien lui.

L'inanition le creusait de plus en plus, sa face ressemblait à une pièce de musée d'anatomie, les joues étaient évidées, déprimées, trouées pour ainsi direau-dessous des pommettes saillantes, rougies fîéyreusement par le peu qui lui restait

de sang.

Ses lèvres étaient couvertes de cet eh- ̃ duit noirâtre, de ces f uliginosités qui se voient dans la typhoïde.

« Comment cela va-t-il aujourd'hui, lui demandai-je avec appréhension, car, sa vue'seul me faisait mal.

Cela" va bien, me répondit-il avec son étrange sourire. Celui qu'Ugolin aurait.eu s'il avait souri dans la tour de la faim.

Est-ce que vous prenez quelque chose. Avez-vous ce qu'il vous faut? 1 Oh je ne manque de rien maintenant, fit-il en accentuant son ironie sardonique, et il me montrait sur la tablette de son lit une de ces fioles courtes que l'on donne aux malades auxquels on prescrit un Vin supérieur au vin d'ordinaire. C'est tout?

11 parait que c'est suffisant pour moi.

j– Et lé bouillon

-Il y a trois jours que je n'en prends

plus une goutte. v

Et vous ne prenez pas autre chose ? Non.

Il me regarda, sourit encore du sourire macabre que vous savez, prit un temps, puis ajouta Je me trouve bien comme cela. Le premier jour, c'était un peu dur, j'éprouvais des grignottements dans l'estomac, mais maintenant cela va très bien.

Je ne saurai dire combien j'étais troublé par cette ironie funèbre.

Tandis que je regardais, navré de la cruauté de son infortune, son bras de -squelette sortit de dessous le drap, il me .prit la main et devenant sérieux, endardant sur moi ses yeux scintillants de fièvre, il me dit: Je vais vous confier une chose, ce matin j'avais donné à un infirmier une tablette de chocolat pour qu'il m'en fit une tasse. puis j'ai attendu. j'ai attendu. ma tasse n'arrivaitpas, j'ai demandé plusieurs foisau chef, a la religieuse, aux infirmiers, à tout le monde. on n'avait point vu de chocolat. et puis, si vous saviez. ils ont toutes sortes d'inventions pour me faire des misères. ils ont fait un tapage. un remue ménage. ils ont tiré tous les lits, ouvert toutes les. fenêtres, comme s'il faisait déjà trop chaud, puis ils ont battu le plafond avec des têtes de morts au bout-de longues piques. et tout cela pour me tourmenter.

Son visage était extrêmement sérieux, ses yeux seuls manifestaient de l'égarement. Au dernier degré de l'inanition, sa pauvre tête avait fini par déménager. j'avais pris sa main dans la mienne, son pouls était fébrile, filiforme, c'était l'approche du dénouement.

En ce moment un infirmier traînant le chariot de bois sur lequel sont les marmites et les diflérents vases dans lesquels est le déjeuner des malades, faisait la distribution en passant devant chaque lit. Voulez-vous, dis-je à Bernard, que je vous fasse donner une tasse de bouillon.

Oh non, répondit-il, je suis très bien comme cela.

L'infirmier traînant maussadementson chariot tourna vers Bernard avec un air rogue, son visage rouge et bourgeonné. « Et vous, lui fit-il que voulez-vous. » Je n'ai besoin de rien, répondit le comptable avec son terrible sourire. -Dites-moi donc ce que vous désirez, lui fis-je, quoi que ce soit, je l'obtiendrai pour vous.

Je-n'ai besoin de rien, -persista-t-il. Je fis néanmoins un pas vers l'infirmier.

Oh non, je vous en prie, me dit Bernard en se soulevant brusquement sur son séant, excessivement malheureux de ma démarche.

Est-ce qu'il ne prend rien ? dis-je à cet homme en baissant la voix.

Oh il n'a besoin de rien, fit-il en haussantes épaules.

f- Vous savez, il meurt de faim. Àh. répondit-il en j jetant sur Bernard ùnregàrd âe côté où perça.une lueur d'intérêt.

Puis il reprit en revenant à sa routine tandis qu'avec un cuiller de bois il bâtissait une petite pyramide de pommes de terre dans un plat d'étain Que voulez-vous qu'on y fasse, il rend tout ce qu'on lui donne.

Je m'en allai profondément attristé de, l'impuissance de la science en un cas pareil.

Pauvre malheureux, il avait eu beau en commençant se résigner gaiement, que pouvaient sa philosophie, sa force d'âme, contre les phénomènes physiques de l'in.anition,il allait mourir en divaguant ni plus ni moins que le dernier des aliénés. v

Le lendemain, je. voulus le voir une dernitiro fois5 s'il était possible. 1.

li faisait un temps doux, une de ces

tièdes journées d'hiver qupsemblent devancer les jours de printemps, et d'autant plus agréable qu'on les dérobé à la saison générale; Dans le jardin que je traversais, les plates-bandes et les arbustes laissaient déjà entrevoir des bourgeons violets, des fragment brillants mêlés au sable des allées miroitaient au soleil, et là terre fraîchement remuée était fraîche et humide d'une pluie fécondante.

Je montai le béau péristyle en pierre blanche, je tournai à gauche pour me rendre auprès de Bernard et tout à coup en montant, j'aperçus à ma droite, dans un réduit sombre, un demi-cylindre de six pieds de long recouvert d'une toile cirée à dessein treillagé de blanc sur fond noir, et au-dessous du demi-cylindre faisant couvercle; un brancard de même longueur, en un mot, la sinistre boîte dite bâton de chocolat dans laquelle on descend les cadavres de la salle des malades à la froide salle des morts. Ce brancard me causa un pressentiment, néanmoins j'allai jusqu'au lit de Bernard. Les rideaux étaient fermés j je les écartai, le lit était vide.

On vient de le descendre à la salle des morts, me dit un voisin.

Est ce qu'il' a beaucoup souffert ? Pas trop, il plaisantait sur sa maladie, il disait qu'il mourait d'indigestion. D' Pierre Rey.

LE CHIEN ENRAGÉ

Dans ce temps-là, (je parle du bon temps), je reçus un soir une lettre de mon cher Alfred, qui habitait et habite encorelacampagne huit mois sur douze, a quatre lieues environ de notre commune ville natale. Par cette lettre, .Alfred m'annonçait quelle leTO.dem.ain, "a sept heures précises, l'américaine qu'on venait d'envoyer à la ville sous la conduite du vieux Jean, pour en rapporter des provisions, me prendrait au passage. Ce sera la provision d'affection et de gaieté, ajoutait Alfred qui, bien qu'étant mon intime ami, a toujours témoigné dé la plus flatteuse courtoisie envers moi.

Sept heures, murmurai-je. et l'insensé croit me faire plaisir. Et quand j'arriverai chez lui, vers dix heures, toutmoulu d'une nuit incomplète, et de trois heures de cahot, Monsieur frais et rose sorti du lit, paraîtra sur le perron au bruit des roues, et du plus loin me criera:

Ai'rive donc, traînard! Ce n'est pas permis de faire ainsi attendre les

dames!

Les dames! tout le secret de ma résignation était là.

Elles sont toutes jolies, spirituelles, bonnes et gaies. Ce sont les soeurs d'Alfred, ses cousines (il y en a de vingt branches) et les amies d'icelles. A sept heures moins dix minutes, j'étais tout équipé,. et à sept heures juste, parut Jean, aveoVaméricame.

Nous nous saluâmes cordialement, car nous sommes dès connaissances de vingt ans.

Quand j'étais un petit collégien, c'est Jean'qui venait me chercher à la maison, pour aller dîner chez mon ami Alfred, et-nie ramenait le soir. C'était alors un gaillard déterminé, et -notre cuisinière le regardait d'un bon œil.

C'est toujours un brave homme, mais ses facultés intellectuelles ont outrageusement baissé. Exemple ce matin quand assis auprès do lui, je crois n'avoir plus qu'à me rendre en ligne droite au château de Longpré, mon vieux bêta m'avoue que, si ça ne me fait rien, nous prendrons en passant, chez l'épicier, le confiseur et le marchand d'huîtres, les petites commandes faites la veille. Les paquets ne, sont pas prêts. Il nous faut poser en moyenne vingt minutes devant la porte de ces négociants. La splendeur correcte de mon costume jure trop avec l'heure matinale pour ne pas jeter un peu de ridicule sur cette scène de longanimité. Si cet animal de Jean m'était venu prendre comme il convenait, après avoir opéré le transbordement de ses maudites provisions, j'atteignais les limites réglementaires de mon sommeil. Mais à quoi bon se fâcher? Mieux vaut profiter de la route, laquelle, bien que fort droite et unie et traversant des plaines toujours semblables entre elles, a un charme qui lui est propre, surtout par cette matinée d'octobre, toute émoustillée et réjouie d'une petite brise hivernale du meilleur effet après un été humide et pluvieux. C'est l'heure où l'on voit sortir du naseau des chevaux cette vapeur chaude, qui vous donne de si folles envies de galop jusqu'au bout du monde..

Je ne vous ai pas encore dit (il est toujours bon de retarder le plus possible ces effusions de vanité) qu'Alfred, tout fraternellement lié qu'il s'affiche à un simple conteur, est l'héritier d'une fortune de. les termes de comparaison me font entièrement défaut. Les nababs ne payent plus leur bottier, on saisit les ducs et leurs maîtresses pour quinze cents francs; des agents de change. le meilleur est de n'en rien dire.

Alfred demeure à la campagne, avec tout le reste de sa famille, chez sa grand'mère, dans un vrai château, entouré de bois, de prairies, et sans la moindre apparence d'usine à vapeur dans le voisinage.

Quand je me montrai, à peu près au milieu de la séculaire avenue, tout un monde sur pied semblait guetter mon arrivée. Une dizaine d'hommes en habits de chasseurs, le fusil sur l'épaule, la cigarette aux lèvres. (le sot usage, passe encore pour la pipe! ) accueillirent mon irréprochable toilette par des exclamations que 'oserai qualifier de mauvais goût. Ce ne fut qu'un cri

Hé quoi, poète, cette riche tenue pour aller patauger dans les labourés, la canardière en main

Comment, on chasse! soupirai-je.Parbleu, oui, et vous en êtes! Non, parbleu, je n'en suispas. 'Alfred se jeta à mon cou et me dit

Je t'expliquer tout. mais d'a- r bord as-tu déjeuné ? ?'

La belle question Je sors de mon lit, moi, ou, pour mieux dire, tu es cause que je viens de m'en arracher. Je n'ai pas encore eu la force de manger. J'ai bien offert sur la route un verre de genièvre à Jean. mais je n'en ai point usé, et ma faim nJa d'égale en cet instant que ma soif.

Il n'était pas strictement exact que je fusse ni si affamé ni si altéré, mais un secret pressentiment.

C'est bien, reprit Alfred, d'un ton un peu saccadé, va te restaurer, et puis en chasse!

Mon ami, il n'a jamais été sérieuse- ment question de cela, n'est-ce pas ? Hé bien, il en est très sérieusement question à présent, répondit Alfred sans rire.

Non, je ne chasserai pas. J'ai "vu ` mourir un chien il y a deux mois, et je ne suis pas encore remis de l'impression pénible que m'a causée ce tableau.

Cela tombe mal, répondit Alfred avec une gravité vraiment fort singulière.

Qu'est-ce encore ? 7

Tu le sauras. En attendant, dépêchetoi vertueux Grandisson, d'absorber ton café au lait.

"7 y ̃ -'ii ̃'

Je trouvai, dans la grande salle à manger au plafond cintré, si agréablement décorée de feuillages et d'oiseaux, nombreuse et charmante compagnie fémi- nine. J'allai d'abord salaer les têtes de la famille, puis les jeunes cousines d'Alfred, qui étaient là au grand complet, escortées de plusieurs amies de pension. Parmi ces dernières, attiré par l'éciat d'un beau teint rosé, d'une admirable chevelure blonde et d'un sourire qui me récompensa de tous mes eflorts pour plaire, je distinguai, je reconnus la rayonnante, l'incomparable Marie Willems, qui avait, l'an dernier, remporté un succès d'admiration unanime aux bals du Casino d'Ostende. J'avais eu l'inestimable avantage d'y faire avec elle quelques tours de valse et surtout de- promenade.

Le mot veut être expliqué.

Dans les grandes villes d'eaux belges, au lieu de ramener bêtementsa danseuse sur son banc après la dernière note de l'orchestre, on est autorisé, si elle y consent, à circuler avec elle dans le ou les salons, durant les intervalles des polkas et quadrilles.

Marie Willems avait, toute jeune encore, perdu sa mère, et elle se trouvait à Ostende sous l'œil vigilant du bravo avocat bruxellois de qui elle était issue, et d'une cousine mariée à un vieux magis- trat de Bruges auquel j'avais été recommandé.

Ma bonne étoile voulut que je plusse, bien au-delà de mes minces mérites (cela se dit aussi, n'est-ce pas?) à ces deux sympathiques dragons. La jeune fille n'en demandait pas davantage aussi, tous les soirs de bal, c'était chose réglée, une valse ou un quadrille au choix, et une promenade. Cette idylle éclose sous les becs de gaz, à l'ombre d'un excellent buste de S. M. Léopold I", s'était dénouée fort brusquement un beau matin.

Mlle Willems et sa famille venaient de s'en aller sans me prévenir, moi-même j'avais quitté Ostende le surlendemain sans autres frais de wergiss-mein-nicht. Nous allions nous aimer.

Je regrettai moins cette brutale solution quand je vins à songer que la blanche et rose Marie était décidément trop gentille, trop délicate, trop sensible. qu'ajouterai-je?. trop féminine pour'ûn être aussi impressionnable que moi. et peu à peu il ne m'en coûta plus rien de croire que j'avais entièrement oublié Marie Willems, et qu'elle n'avait pas même eu cette peine à mon endroit.

Alors, pourquoi,-en la retrouvant parmi les cousines d'Alfred, eus-je un frisson de joie? Pourquoi Marie, lisant dans mon cçeur,parut-elle heureuse à ce point t qu'il fut impossible au reste de l'assistance de ne pas en conclure qu'il devait y avoir quelque chose entre nous? P A côte do Marie, il y avait une place libre où j'allai tout naturellement m'asseoir.

Mlle Willems avec une grâce irrésistible (les Bruxelloises d'un certain air ne le cèdent en charme profond ni aux Anglaises, ni aux Parisiennes), ma dit J'ignorais que vous fussiez des amis de cette excellente famille.

Vous ignorez autre chose encore, lui dis-je d'un ton expressif.

Cependant, Alfred, après avoir été rejoindre quelques minutes sa société, revenait vers nous d'un air d'impatience. Je ne me souciai pas de lui donner le spectacle de mon épanouissement. Je vis qu'il était pressé de me parler, et je me levai pour l'aller attendre.

-Auras-tu bientôt fini de déjeuner ?

Cela fut prononcé très bas et très sec.

Pas encore, j'ai grand'faim, lui dis je, toujours conseillé par le secret pressentiment.

Tant pis il nous est impossible de t'attendre davantage.

A merveille!

Nous prenons les devants. Jean est à tes ordres, sur la première marche du perron, avec un tusil chargé.

Ce n'était pas nécessaire. il ma semble que vous êtes déjà assez nombreux, et j'exècre tout plaisir imposé, surtout quand ce plaisir m'ennuie.

Il ri'est pasquestion de plaisir, il faut que tu viennes.

C'est donc une levée en masse ? Tu ne peux manquer de nous ro- trouver dans le bois, en suivant l'allée que tu vois d'ici, à gauche de la pelouse il y a là une espèce de buisson.

Et cette fois, me parlant à l'oreille, Alfred ajouta:

Il ne s'agit pas de lièvres ni de perdreaux, mais d'un chien qui a malencontreusement disparu ce matin du grenier de la ferme, où on le tenait enfermé depuis trois jours qu'il était un peu ma-' lade.

Enragé murmurai-je en devenant

vert.