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Titre : Mercure de France : série moderne / directeur Alfred Vallette

Éditeur : Mercure de France (Paris)

Date d'édition : 1933-08-01

Contributeur : Vallette, Alfred (1858-1935). Directeur de publication

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34427363f

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34427363f/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Format : Nombre total de vues : 201270

Description : 01 août 1933

Description : 1933/08/01 (T245,N843).

Description : Collection numérique : Arts de la marionnette

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k2021656

Source : Bibliothèque nationale de France

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 15/10/2007

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LA POÉSIE LYRIQUE ET RELIGIEUSE

DANS LA RUSSIE MËDIËVALE

1

Au lendemain du triomphe définitif du christianisme en Russie, l'inspiration populaire ressentit une grande répulsion à continuer de s'abreuver à la source devenue impure du paganisme. Cependant, comme le chant restait toujours la seule forme poétique comprise et goûtée par le peuple, des poètes surgirent bien vite, qui surent adapter ces vieilles formes à de nouveaux sujets. Et, de son côté, l'Eglise, qui comprenait fort bien qu'il était impossible, si ce n'est imprudent, de priver le peuple d'une source de jouissances esthétiques, fit de son mieux pour encourager et faciliter la tâche de ceux qui essayaient de reprendre la trame interrompue de la poétique populaire (1). Et c'est ainsi que naquit en Russie la poésie religieuse.

Les premiers et presque les seuls récitants de chants (1) Le même phénomène se produisit du reste dans l'Europe occidentale après que le christianisme y eut pris racine. Là-bas aussi l'Eglise favorisa grandement la poésie qui s'inspirait des thèmes bibliques ou sacrés, et même y prit une part active. Là-bas aussi, au lendemain de l'abolition du paganisme, se trouvèrent des poètes qui surent adapter de nouveaux thèmes à la vieille forme de la chanson populaire. Le premier courant, rappelons-nous, eut pour représentant, au ix' siècle, Otfrid de Wissembourg, poète et théologien alsacien le second fut personnifié à ces débuts par le poète anglo-saxon Caldmon.


religieux furent de tout temps en Russie ces sortes de rhapsodès qu'on nommait là-bas kaliki pérékhojié. Ces kaliki se recrutaient de différentes façons et dans différents milieux. Il y en avait qui étaient des mendiants authentiques, chantant ou récitant pour une miche de pain ou un gîte d'une nuit; il y en avait qui étaient des pèlerins, retour des Lieux Saints, ainsi que nous l'attestent divers écrits du moyen âge, tels que, par exemple, Le Pe~erm~ye en Terre Sainte de l'hygoumène Daniel (xn' siècle); d'autres qui furent jadis des serviteurs des princes ou leurs gens d'armes et à qui ne répugnait pas, le cas échéant, de croiser le fer avec les ennemis du dehors, comme nous le prouve le cas de ce Karp Danilovitch qui combattit avec ses compagnons les Allemands, près de Pskov, au x:v° siècle; enfin, des vieillards infirmes, principalement des aveugles qui vivaient à la charge de quelques monastères ou paroisses généreuses. Il est certain que c'est cette dernière catégorie de rhapsodes qui incita à employer, au cours des âges, à côté du mot kaliki, le mot kaléki, c'est-à-dire « infirmes « estropiés~, pour désigner les chanteurs ambulants de poésies sacrées. Cependant, la forme exacte, c'est-à-dire la forme primitive, est bien kaliki, pluriel de kalika. Elle a un sens plus général, plus approprié, quoique n'étant pas d'origine russe. On appelait caliga les souliers des soldats romains. Plus tard, au moyen âge, ce fut du même mot de ca~as, ca~'ca;, qu'on désignait la chaussure que portaient les pèlerins en Europe occidentale. Il est probable que c'est alors que ce mot fut admis en Russie pour dénommer les pèlerins, les marcheurs infatigables, les gens toujours par monts et par vaux, quoiqu'on puisse admettre aussi qu'il soit venu au « pays de Kiev par le canal de la Grèce, qui le connaissait sous la forme de kaligios.

Ainsi donc, le nom dont furent baptisés en Russie les récitants et les chantres de poésies religieuses était


d'origine étrangère. Mais peut-on dire que la coutume même de les chanter ou de les réciter en déambulant à travers le pays, de ville en ville et d'un monastère à l'autre, était aussi importée de l'étranger? Nous ne le croyons pas, ou tout au moins nous ne croyons pas que le mode d'expression, qui était le mode oral, et la forme dans laquelle cette coutume se cristallisa en Russie, au cours des siècles, fût de provenance étrangère. Il est vrai que le savant philologue russe A. Vesselovskyi a prétendu jadis (2) que cette coutume fut calquée par les premiers kalikis sur celle des pèlerins prédicateurs « bogomiles (3) de la Bulgarie. Mais cette assertion est assez fragile, car elle ne s'appuie que sur quelques poésies russes dans lesquelles on peut distinguer certaines influences des écrits apocryphes de caractère bogomile. Il semble bien que, chronologiquement, les premiers chants sacrés qui furent composés et colportés par les /<-a/t/i:!s remontent tout au début'de l'ère chrétienne en Russie. Daniel le Relégué, auteur du début du xin* siècle, mentionne un certain chant des kalikis dénommé La Lamentation d'Adam. L'archevêque de Novgorod, Basile, qui vécut à la même époque, en cite d'autres, dans ses œuvres. On ne connaît pas les noms des auteurs de ces chants, de même que des « bylines les poésies lyriques russes sont des œuvres anonymes et collectives. Mais il est facile de distinguer quelles furent les sources de leur inspiration. En général, les chants sacrés les plus an(2) A. Vesselovskyi, XahM pereMoji'e. eVéstnik Evropy », avril, 1872. (3) C'est le nom d'une secte d'hérétiques, dont le fondateur, ou tout au moins un des plus actifs et zélés propagateurs, fut un pope bulgare du x' siècle, du nom de Bogomil. La secte subsista en Bulgarie jusqu'à la chute du royaume indépendant bulgare et passa de là en Occident, probablement par l'Intermédiaire de l'Italie méridionate byzantine. En Occident, les <( bogomiles~, fu.ent appelés successivement manichéens, publicains, prisciiiiens, en Italie; cathares (d'où le mot <:ketzer~ qui veut dire hérétique), en Allemagne; albigeois, en France. Cependant, en dépit de sa large diffusion, l'origine bulgare de la secte ne fut point oubliée. C'est pourquoi les théologiens occidentaux l'appelaient bulgarorum haresis, ou encore bulgari, bugri, d'où le mot français bougre.


ciens se rapprochent davantage du texte livresque (Bible, légendes écrites, vie des saints, etc.), dont ils s'étaient inspirés, que ceux qui leur succédaient et qui épousent davantage les formes et le caractère de la chanson populaire. Néanmoins, ils eurent tous une grande influence sur la religiosité et le moral de la masse russe, en développant ses penchants vers le mysticisme et l'ascétisme. L'âge d'or de la poésie religieuse fut le moyen âge. Elle retrouva sa splendeur d'antan à la fin du xvn° siècle, après les réformes ecclésiastiques du patriarche Nikone, mais se cantonna alors presque exclusivement parmi les « vieux croyants », les célèbres raskolnikis qui lui communiquèrent leur âpre et sombre regard sur la vie, leur nostalgie passionnée de l'au-delà et leur mystique d'hommes traqués, vivant toujours sur le qui-vive. La poésie religieuse populaire se maintint encore dans quelques coins perdus de la vaste plaine russe, tout au long du xix° siècle. Cependant, le nombre des œuvres qu'on y chantait ou récitait devenait de plus en plus restreint à mesure que mouraient ceux qui en étaient les dépositaires, c'est-à-dire ces vieillards qui les avaient apprises par cœur de la bouche de leurs pères et grandspères.

Les poésies religieuses populaires furent transcrites et classées, au siècle dernier, par Kiréevskyi, mais surtout par Varentzof et Bezsonof, qui leur consacrèrent deux grands recueils d'une inestimable valeur (4). II

Une des œuvres les plus anciennes et les plus caractéristiques du lyrisme mystique populaire est Le Livre de la Colombe (Goloubinaïa Kniga). C'est une longue poésie cosmogonique qui, semble-t-il, avait primitive(4) Varentzof, S&ornfA rousskikh doukhovnlkh stikhou (Recueil de poésies religieuses russes) Saint-Pétersbourg, 1860. Bezsonof, KaHH péreMoj't< Moscou, 1861-64.


ment pour titre: Gloubinnaïa Kniga, c'est-à-dire < le livre profond « le livre de la sagesse Et ce n'est que par altération du nom primitif qu'il devint par la suite Go/ou~m'ata Kniga.

Selon la légende par laquelle débute Le Lu~e de l.a Colombe, ce livre tomba du ciel dans les environs de Jérusalem, sur une montagne que certaines variantes du poème appellent le mont Thabor, le mont qui avait assisté à la transfiguration du Christ, la montagne < mère de toutes les autres montagnes&, et d'autres variantes la < colline de Sion car <: c'est là, dit le livre, que le Seigneur se montra dans toute Sa gloire

Etant tombé à terre, le livre s'ouvrit sur des prophéties et des énigmes, rédigées sous forme de questionnaire. Ces questions avaient trait aussi bien à toutes les manifestations de la vie de l'homme et des animaux habitant notre planète, qu'aux astres, à la nature en général! et à l'au-delà. Les réponses, parfois aussi embrouillées et fantastiques que les demandes, sont données par le roi David de la Bible qui, « seul, dit Le Livre de la Colombe, connaissait le mot de l'énigme Encore faisait-il ses réponses, non en lisant dans le livre, mais <: par cœur

Rédigées d'après des récits apocryphes, des légendes et des contes populaires, les questions insérées dans Le Livre de la Colombe reçoivent des réponses puisées à la même source. C'est ainsi que les renseignements qu'on y donne sur certains animaux étrangers ou fantastiques étaient extraits de très anciens recueils dénommés Phystc~o~u~s ou Bestiaires. Une autre source à laquelle le document que nous étudions eut recours maintes fois fut incontestablement le recueil des questions apocryphes posées au Christ par l'évangéliste Jean, sur le mont Thabor (5) et aussi, semble-t-il, une très vieille (5) A. Vesselovskyi Rozyskania o6!<M« rousskikh doukhovnikh stfMtOD (Recherches dans le domaine des poésies religieuses russes) « Recueil de l'Académie des Sciences Tome XXVIII, 1881.


légende écrite dénommée Conversations entre trois vieillards (Bp~ccfa ~rtcA'7! suiatitéley), ou encore Z/Entreffpn de Jérusalem.

Au surplus, tout est confusion dans cette œuvre étrange qu'est Le Livre de la Colombe. Les époques, les lieux et les personnages qu'on y rencontre s'entremêlent sans aucun souci de la vérité historique et géographique. C'est ainsi que le grand prince de Kiev, Vladimir, pose des questions auxquelles répond rien de moins que le roi David en personne.

Du reste, voici un échantillon de ces demandes et réponses:

Alors parla le prince Volodimir, Volodimir prince, Volodimirovitch

Oh, toi très sage et très savant,

Savant et sage roi David Eséïévitch,

Daigne, je t'en prie, lire ce livre divin,

Explique-nous, seigneur, les œuvres de Dieu.

Parle-nous de notre existence, de l'existence de notre SainteDe notre existence dans ce libre monde! [Russie, D'où provient-il, notre monde clair et libre?

Et pourquoi chez nous le soleil est rouge ainsi?

Et pourquoi chez nous brille la lune blanche?

Et voici les réponses du roi David:

Le rouge soleil reflète la face de Dieu.

La claire aurore, les habits de Dieu.

La lune brillante, les seins de Dieu.

La nuit profonde, les pensées de Dieu.

Les vents furieux, l'haleine de Dieu.

La pluie pressée, ies larmes de Dieu. (6)

D'une origine aussi lointaine que Le Livre de la Colombe est le poème sur saint Georges (Georgyi Khrabryi), martyr et vainqueur du dragon. Il existe plusieurs variantes de ce poème. Dans l'une, il est dit comment (6) Varentzof, Recueil, p. 12.


saint Georges sauva des griffes du dragon la belle princesse Elisabeth et ce qu'il s'ensuivit; dans une autre, on nous raconte le martyre de saint Georges et aussi comment, venu en Russie, il y implanta le christianisme. C'est dans cette seconde version qu'il faut chercher la raison de la grande popularité dont jouissait de tout temps, dans ce pays, ce prince, martyr au temps de Dioctétien.

Non moins anciennes que les deux œuvres poétiques précédentes sont les poésies consacrées au Jugement dernier, que les Russes appellent le « Jugement terrible » (strachnyi soud); car ils le plaçaient de tous temps dans une lourde atmosphère de crainte, d'angoisse et de remords. Il semble que c'est sous l'impression produite par la lecture de l'Apocalypse que furent composées les sombres strophes du Jugement dernier. Un mysticisme ardent et intense, pareil à celui qu'animent certaines hymnes de l'Eglise russe, tels que, par exemple, le célèbre C/tont des Chérubins (RTter~MMm~-ata), s'y donne libre cours. Et, cependant, le ton dans lequel sont décrits, par exemple, les tourments de l'âme du pécheur voué aux supplices de l'enfer n'a rien de tragique en luimême. Tout le tragique réside dans le fait. Mais voici qu'apparaît sur de sombres nuées la figure guerrière de l'archange Michel, le chef des armées célestes. Il tonne contre les mauvais juges de ce monde; il les somme de s'expliquer devant le Tribunal suprême. Et, néanmoins, si ses paroles sont enflammées, il n'y a aucune grandiloquence, aucune rhétorique dans ce qu'il dit: Ohé! vous autres, esclaves à l'âme pécheresse, qui. fûtes voués à [l'injustice

Vous aviez eu, là-bas, des juges sévères, des juges injustes, Ils jugeaient en dépit des lois et de la justice,

Ils faisaient des choses qu'on ne leur avait pas dit de faire, Ils punissaient ceux qui étaient innocents

Et proclamaient innocents ceux qui avaient fauté.

Ils prenaient de l'or et des présents de ceux qu'ils jugeaient,


Ils se constituaient un riche avoir avec cet or et ces présents. Mais à eux maintenant d'avoir à comparaître

Devant le Christ à sa seconde venue (7).

Les strophes consacrées au Jugement dernier furent très populaires en Russie, des siècles durant. Le peuple russe croyait fermement en la justice céleste, tout en redoutant le jugement de Dieu et, plus encore, le sort des pécheurs non repentis voués à la Géhenne. Cette croyance qu'au jugement dernier Dieu saura le récompenser des injustices et des misères de la vie d'ici-bas incitait le peuple russe à supporter avec patience les pires calamités et les plus noirs malheurs. Aussi, généralement, ne se vengeait-il de ceux qui lui faisaient du mal qu'en imagination, en se les représentant brûlant dans l'enfer ou torturés par les diables. Et c'est pourquoi contemplait-il parfois avec une sorte de joie sadique les tableaux qui, dans les églises, dépeignaient les souffrances atroces des pécheurs tombés au pouvoir de Satan sous leurs traits, il voulait reconnaître tous ceux des agissements de qui il avait à se plaindre. Mais le peuple russe n'est vindicatif que par à-coups. Il se repent bien vite du mal qu'il a fait ou simplement voulu faire dans un moment de déséquilibre moral. Aussi son folklore est loin d'être composé uniquement de chants de haine et de vengeance ou de poésies d'un réalisme grossier. Bien au contraire, un grand courant de commisération, de sociabilité et de chaude sympathie pour les déshérités de cette terre, qu'on retrouve en forte dose dans la poésie religieuse populaire, anime et anoblit l'oeuvre lyrique et épique qu'il sut forger au cours des siècles. Aussi, à côté des sombres strophes du Jugement dernier, a-t-on pu recueillir le morceau poétique intitulé La Lamentation de Joseph (Platch Josifa prékrasnago), inspiré par la Bible, un autre de la même source, L'Histoire de Lazare, et enfin cette pure merveille (7) Varentzof, Recueil, pp. 139-140.


qu'est en son genre L'Ascension, à laquelle il faut ajouter, en toute justice, les strophes consacrées à Alexis, l'homme de Dteu.

L'Ascension (Voznésénié), dont il faut chercher l'inspiration dans la légende apocryphe d'un colloque entre le Christ et Jean l'évangéliste, rappelle, par la manière très libre dont est traité le sujet, certaines fresques naïves des peintres occidentaux du moyen âge. Voici ce morceau en entier:

Quand Notre-Seigneur monta au Ciel, entouré de l'essaim des forces célestes, les pauvres éclopés, les vagabonds sans feu ni lieu et toute la gent des miséreux, les aveugles et les estropiés versèrent des pleurs abondants « Où t'envoles-tu donc comme cela? dirent-ils, tout en larmes au Christ? A qui nous abandonnes-tu? Qui nous donnera, en ton absence, à manger, à boire, qui nous vêtira, nous chaussera et nous préservera de la nuit froide? Mais le Seigneur leur répondit « Ne pleurez pas, pauvres éclopés et vous orphelins sans feu ni lieu! Je vous laisserai une montagne toute en or, une rivière de miel, je vous donnerai des vignobles et des vergers et aussi la manne céleste. Tâchez seulement de bien gérer votre avoir et de le partager équitablement entre vous. Si vous faites tout cela, vous n'aurez ni faim, ni soif, vous serez vêtus et chaussés et la nuit noire ne vous surprendra pas à l'improviste Mais alors, l'apôtre Jean prit la parole et dit « Daigne, oh! Seigneur, écouter ma voix et permets que s'exprime ma pensée. Il ne sied point que tu leur donnes une montagne en or, une rivière de miel, des vignobles et des vergers et la manne céleste. Ces gens-là ne pourront ni garder la montagne, ni la partager équitablement entre eux; ils ne sauront récolter la vigne et se nourrir de la manne céleste. Les princes et les boïars, les marchands et les hommes de loi leur prendront la montagne, la rivière et les vignobles. Ils partageront entre eux la montagne et ne donneront rien aux pauvres. Et alors il y aura beaucoup de pleurs et de grincements de dents, et du sang répandu, et des luttes sans merci. Et les pauvres n'auront rien à manger, n'auront rien à boire,


n'auront rien pour s'abriter contre la nuit noire. Et ils mourront, les pauvres, de froid et de faim, de misère et d'inanition. Mais, ce que tu dois leur donner, Seigneur, c'est Ton Saint Nom. Et alors, Ton Saint Nom de Christ sur les lèvres, ces pauvres s'en iront de par le vaste monde en chantant Ta gloire, et les chrétiens orthodoxes leur donneront à manger et à boire, leur donneront de quoi se vêtir et se chausser et leur procureront le gîte pour la nuit noire!

« Gloire à toi, Jean l'Apôtre! prononça le Seigneur, notre Tsar céleste. Tes paroles sont justes et sensées. Tu as su fort bien plaider la cause des miséreux (8)

Pour bon nombre de kalikis miséreux, Lazare était en quelque sorte un frère. C'était, s'imaginaient-ils, leur prototype. Aussi, s'éprirent-ils bien vite de cette figure douloureuse et en firent-ils le personnage central de maintes poésies lyrico-épiques. La parabole biblique du pauvre Lazare et du riche citadin fut traitée par eux très librement, dans le style et le caractère des « bylines ou chants épiques.

Transposant certains détails du récit primitif, l'enchérissant de traits nouveaux, ils parvinrent à créer une sorte d'hymne à la pauvreté, à l'abnégation et à l'humilité. Du reste, toute l'œuvre poétique des kalikis est d'une sensibilité extrême, mais, en même temps, sonore et fortement colorée. Les caractères y sont traités schématiquement et les détails volontairement omis. Bref, tout est dit en peu de mots, mais ces mots sont choisis parmi ceux qui résonnent le mieux et qui, le mieux, évoquent l'ambiance.

La sympathie que les kalikis ressentaient pour le pauvre Lazare, ils l'éprouvaient aussi pour « Alexis, l'homme de Dieu (A~e~e! Bojiy tchéloviék), ce pauvre volontaire qui, dans sa soif d'indigence et de martyre, quitte la riche demeure paternelle pour aller « on ne sait où Alexis, aux yeux de nos chantres ambulants, était l'être idéal (8) Bèzsonof, KaMM p<'r<!7f7)0.yf<


qu'on ne pouvait qu'imiter tant soit peu, sans jamais t'égaler.

Il n'existe qu'un nombre fort restreint de poésies religieuses à qui l'histoire russe ait fourni les thèmes. Cependant, il en est une, parmi les œuvres poétiques de cette dernière catégorie, qui, par la délicatesse des sentiments exprimés, par la finesse du dessin et son coloris rappelant les enluminures médiévales, est un pur chef-d'œuvre. Nous voulons parler de la poésie intitulée Le Samedi de la Saint-Dimitri (Dmitrièva Soubbota), qui raconte une vision dont fut ébloui le prince de Moscou Dimitryi, vainqueur en 1330 des Mongols dans la plaine de Koulikovo (le champ des bécasses), non loin des sources du Don. Voici cette œuvre poétique:

La veille du, samedi de la Saint-Dimitryi, dans la Sainte Cathédrale de l'Assomption Saint-Cyprien, le métropolite chantait la messe le prince Dimitryi y assistait avec son épouse, la princesse Eudoxie, avec ses princes et ses boïars, avec ses fameux voïévodes.

Tout à coup, le prince Dimitryi cessa de prier; i,t s'appuya contre une colonne; il fut soudain ravi en esprit; ses yeux spirituels s'ouvrirent; il eut une vision étrange.

Ce ne sont plus les cierges qui brûlent devant les icones; ce ne sont plus les chants sacrés qu'il entend; ce qu'il voit, c'est la campagne rase, le champ de bataille de Koulikovc. Ce champ est parsemé de cadavres de Chrétiens et de Tatars; les corps des Chrétiens sont comme une cire fondante, les Tatars sont comme la poix noire. Sur le champ de Koulikovo se promène la Très Sainte Mère de Dieu; derrière elle, les anges du Seigneur et les saints archanges, avec des cierges lumineux; ils chantent les chants sacrés sur ces reliques des guerriers orthodoxes; c'est la Mère de Dieu elle-même qui les encense et, du Ciel, des couronnes descendent sur eux. Et la Mère de Dieu a demandé « Où est le prince Dimitryi? m L'apôtre Pierre lui répond « Le prince Dimitryi est dans la ville de Mosèou, dans la Sainte Cathédrale de l'Assomption; il y entend la messe avec sa princesse Eudoxie, avec ses


princes et ses boïars, avec ses fameux voïévodes~. La Mère de Dieu dit alors < Le prince Dimitryi n'est pas à sa place il doit conduire les chœurs des martyrs; pour la princesse, il y a place dans mon troupeau. :&.

Alors, la vision s'évanouit. Dans l'église brillaient les cierges sur les icones resplendissaient les pierreries. Dimitryi revint à lui, versa des larmes abondantes et parla ainsi « Sachez que l'heure de ma mort est proche; bientôt, je serai couché dans le tombeau et ma princesse prendra le voile. D Et il institua, en mémoire de l'étrange vision, le Samedi de la Saint-Dimitryi (9).

Telle est donc cette poésie religieuse russe, œuvre anonyme et collective de tout un peuple qui fit preuve, des siècles durant, d'une religiosité intense et du plus pur esprit d'humilité, d'abnégation et d'amour pour son prochain. Et il est curieux de se rappeler tout cela au moment où « la sainte 'Russie est devenue presque un mythe. Que reste-t-il aujourd'hui, que restera-t-il demain de tout ce passé que nous venons d'évoquer et de tous les sentiments qui l'avaient animé?

Il est plus que probable que l'Eglise visible en Russie ne se relèvera pas de si tôt des coups qui lui furent portés. Et même on peut se demander si l'institution ecclésiastique et le système historique et théologique dont elle s'étayait survivront à son effondrement. Cependant, il ne s'ensuit point de là que l'Eglise invisible, c'està-dire la foi chrétienne, disparaîtra aussi du cœur des hommes. Les persécutions n'ont jamais pu, à ce que nous sachions, abolir la foi: tout au contraire, elles l'ont toujours fortifiée. C'est comme le sang humain répandu. Un moment vient où des événements surgissent, qui démontrent qu'il a été répandu pour rien. Ce moment-là, c'est l'heure de la vengeance posthume des victimes. Certes, au point de vue particulier, cette vengeance est (9) Bézsonof Kaliki pérékhojié. (Traduction d. 'Alfréd Rambaud.)


faible, mais, au point de vue des idées, elle est toutepuissante, car elle anéantit l'œuvre qui fut érigée au prix de ce sang humain répandu. Il est donc probable que le messianisme religieux des Russes, si désincarné, survivra à toute persécution. Et même il deviendra peutêtre d'autant plus fort, d'autant plus profond qu'il aura de peine à se traduire extérieurement.

NICOLAS BRIAN-CHANINOV.


AUX JARDINS DE CAUX

Alexandra Sergeievna s'avança sur le grand balcon qui prolongeait le luxe de la chambre d'hôtel. Elle appuya ses mains à la balustrade que l'été tiédissait, puis elle rejeta sa tête en arrière dans la pose des jolies femmes qui semblent les cariatides de leur propre vanité. Autour de son front, ses boucles noires frissonnèrent, comme un feuillage encadrant la façade d'une maison, et ses grands yeux verdâtres, fenêtres percées dans la blancheur du visage, contemplèrent le décor. Après-midi qui mûrit au soleil. La lumière poudre de paillettes d'or le paysage. Bleu profond du lac vastement étalé dans un contre-bas lointain, et qui semble moiré de friselis, comme apparaîtrait un immense champ de myosotis contemplé à vol d'avion; bleu ardoisé des rives festonnées à l'emporte-pièce et où Montreux, Clarens et Vevey dessinent les quadrillages brouillés de leurs rues; bleu nattier des montagnes ivres d'altitude; scintillations opalines du casque glacé qui coiffe la Dent du Midi; azur, pantelant de chaleur, du firmament. Brusquement Alexandra cessa de dévisager le décor, l'esprit troublé par les élancements de la nostalgie imprécise qui, depuis son arrivée à Caux, là travaillait sourdement. Elle lâcha la balustrade et, laissant onduler en liberté ses hanches plantureuses, elle se dirigea vers un fauteuil d'osier dans un coin du balcon. Un coude posé sur le bras du fauteuil, la Russe appuya son poing sur ses lèvres qui se gonflaient avec ennui, et, fronçant les sourcils, elle s'occupa à distraire


sa pensée. Une nouvelle portion de décor s'offrait à sa vue. Elle plongea ses regards dans la profondeur du jardin qui étalait ses pelouses sous les pieds d'arbres nourris de sources et de lumière. Sur sa gauche s'étiraient les lignes du Palace, jusqu'à la boursouflure du hall où, à certaines heures, se concentrait tumultueusement l'allégresse de la foule mondaine.

L'après-midi continuait de mûrir. L'or des rayons du soleil couchant brunissait. Son poudroiement de plus en plus cuivré allait bientôt transposer les bleus du paysage en violets instables; plus près, sur les sommets des arbres, il déploierait un nimbe flamboyant. Pendant un moment, le caressant crépuscule d'été alanguit Alexandra. Son buste, gonflé par un de ces fugitifs souvenirs de volupté qui font se cambrer le corps des femmes, se renversa sur le dossier du fauteuil. Elle ferma les yeux. Les images qu'elle venait de récolter dans le monde extérieur remplissaient son esprit. Mais peu à peu elle les vit se mélanger les unes aux autres et se transformer. Les fragments d'architecture, d'arbres, de lac et de montagne qui s'agitaient sous ses paupières closes commencèrent à se combiner selon les indications du mystérieux metteur en scène des rêves. Et sans doute est-ce pareillement ce maitre de la machinerie de notre inconscient qui prononça les paroles que, dans son esprit assoupi, elle entendit tout à coup résonner, subites, impérieuses et nettes comme un solo de trompette Quel décor pour une confession!

Elle rouvrit brusquement les yeux, se redressa, s'accouda dans la pose d'un sphinx, son regard s'immobilisa sous l'afflux des souvenirs, et, les lèvres étirées par un sourire de monstre fabuleux, elle savoura l'évocation des délices dont elle s'était autrefois repue.

Autrefois! Son mari l'avait traitée comme elle le méritait; elle s'était montrée si infâme! Pauvre cher Herrick! Que la céleste éternité lui soit douce!


Alexandra soupire. Son âme lui semble aussi désœuvrée qu'un tribunal sans accusé. Ne connaîtra-t-elle pas, encore une fois, l'exaltation de s'abîmer dans le mal? Ne ressentira-t-elle plus les délicieux lancinements du remords ? N'éprouvera-t-elle plus la jouissance suprême de la confession?

Soudain son regard est attiré par une silhouette masculine qui traverse une allée. Elégamment vêtu, le corps du promeneur développe autour de ses charnières des gestes flegmatiques. Alexandra reconnaît un de ses amis, Anthony Hops, qui sans doute vient d'arriver à Caux. Naguère, à Saint-Pétersbourg, leurs deux familles se fréquentaient. L'hiver dernier, ils se sont retrouvés à Paris, au Ritz. Anthony était à ce moment dans l'aurore de sa passion pour la jolie Jeannine. < Un grand amour, l'amour unique, disait-il, qui dure toute une vie et suffit à la combler. Comme les belles passions sont admirables Elles sont si rares! Elles brillent comme des pierres précieuses dans le terreau des sentiments humains. La silhouette du promeneur disparaît au tournant d'un massif. Quel plaisir ce sera de lui dire bonjour tout à l'heure au restaurant!

Alexandra s'est levée; elle s'accoude au dossier de son fauteuil, dans la pose que prenaient chez le photographe nos grand'mères en crinolines.

Déjà les voiles du soir commencent à empaqueter le paysage. Le soleil achève de glisser derrière l'horizon. Dans sa coupe de montagnes ciselées, le lac s'émeut. Il ondule sous la caresse tiède du crépuscule, et, à l'occident, où son horizon a une ampleur marine, sa chair satinée s'unit au ciel embrasé et se fait de plus en plus tendrement rose.

C'est l'heure où de nouvelles aubes se lèvent, dont les clartés ne descendent plus du firmament, mais montent des villes. Le Palace s'inonde somptueusement de sa propre lumière. Devant la porte affairée de bienvenue, les


a.utos s'arrêtent avec une nonchalance vigoureuse d'animaux de luxe. Dans le ciel s'inscrit un timide croissant, première manifestation de l'ardeur qui éclatera au gontlement passionné de la pleine lune. Alexandra geint, à la fois de désir et d'une sorte d'assouvissement anticipé. Ses yeux verts, que l'affleurement de l'inconscient embrume à la manière slave, s'irisent de lueurs équivoques qui luisent dans l'ombre.

Dans le hall où scintille la lumière brillante des divertissements, la joie des hôtes du Palace semble se bercer à la houle du jazz qui alternativement s'assoupit, puis se ranime en sursauts; entre deux crises de clameurs, aux moments où l'orchestre s'est tu, le plancher déserté multiplie ses reflets, qu'il lance comme des appels vers les jambes des danseurs. L'assemblée mondaine se morcelle en agglomérations. Chaque groupe semble le caprice culinaire d'un cuisinier de contes de fées, qui se serait diverti à composer des mélanges baroques où mijotent les différents fumets des races truffe de l'excentricité anglaise, dont la saveur se cache sous un pelage sans éclat; miel de la réflexion allemande, à l'écoulement lent et compact; eau de la clarté française, mousseuse d'éloquence ail de la vivacité italienne, au parfum agressif; poireau de la complexité slave, dont les follicules s'enroulent indéfiniment. Dans un des groupes, Alexandra accueille, avec l'ironie légère de la coquetterie mondaine, les compliments d'un Italien aux pupilles pailletées d'étincelles. En face d'elle, Anthony prononce quelques syllabes qu'il laisse tomber une à une comme des copeaux, et qu'il offre à une jeune femme française dont les sourires sont aussi artificiels que la pourpre de ses lèvres. Chaque fois que recommence l'incantation de la musique, les couples de danseurs resurgissent, sortes de 34


monstres doubles, hermaphrodites et éphémères. Le sortilège réunit Alexandra Sergeïevna et Anthony Hops. Ils dansent. Sous son regard, Alexandra voit le visage d'Anthony étaler le paysage complexe d'une physionomie humaine. Elle l'examine avec attention. Elle sait déjà que les yeux bleu pâle semblent deux flaques d'une eau un peu trouble où se réfractent des ombres bizarres; mais elle remarque pour la première fois que les minces lèvres du gentleman se relèvent, à l'une de leurs commissures, en un rictus d'infinitésimale cruauté, et cette découverte la trouble obscurément. Ses paupières se ferment dans un geste d'abandon. Obligée de mettre une plus grande application à suivre les mouvements de son cavalier, elle perçoit avec une acuité d'aveugle le contact d'une paume qui s'applique durement à son omoplate. Grandes mains masculines, qui, dans les moments mêmes de leurs plus attentives caresses, semblent parfois rêver à de soudaines brutalités. Alexandra frissonne du crâne au talon. Elle rougit. Elle rouvre les yeux. Puis, avec la vivacité d'une mère qui taloche son enfant, elle réprimande son imagination, l'entraîne hors le fourré grouillant des sensations, et lui enjoint de trouver un autre amusement.

Il y a le jeu de la conversation. Pourquoi Anthony ne parle-t-il pas? Sans doute pense-t-il à Jeannine. L'appât d'une question judicieuse pêchera dans son cœur quelque confidence amicale.

Jeannine est-elle toujours aussi blonde?. Plus blonde que les blés?

Sur le visage anglais, un sourire se propage comme un remous.

Je pense que la comparaison est inexacte pour une part, Alexandra Sergeïevna. Of course, les cheveux de Jeannine sont aussi blonds que des épis mûrs, mais leur énormément grande différence avec les blés, c'est que jamais ils ne seront coupés. Je penserais plutôt qu'ils


sont comme les très longs, très blonds cheveux de Mélisande.

Il développe, avec un attendrissement factice Jeannine ressemble aussi à Mélisande pour une autre chose. Parce qu'elle est pareillement douce. Presque trop douce. C'est un être d'élite. Dear girl! Il n'y a jamais lieu de lui faire aucun reproche.

Puis, avéc un subit enthousiasme

Seulement, il y a le danger du mari.

La musique cesse; ses rythmes, liens fictifs qui s'enroulaient autour des danseurs, se dénouent; chaque couple se casse en deux morceaux qui reviennent s'agglomérer à leurs amis. Mais Alexandra refuse de se séparer d'Anthony au moment où la pêche aux confidences est à peine commencée. Elle l'entraîne à l'écart sur un canapé d'un vert moussu de berge herbeuse. Elle se cale entre deux coussins ronds comme des mottes, et elle lance l'hameçon d'une question

Donc, c'est à cause du mari que vous ne séjournez pas à Evian auprès de Jeannine?

Les iris bleus de l'interlocuteur se tournent vers la pêcheuse de confidences

Exactly

Alexandra relance la ligne

Vous le craignez donc toujours, cet homme? Anthony fronce les sourcils; une vague de mécontentement agite l'eau de son regard.

Personnellement, je ne le crains pas, Alexandra Sergeievna. Mais il y a la femme que j'aime. Pour elle je dois envisager le danger qui est là, à l'affût. C'est sous l'haleine du danger que vit notre amour, qui est magnifié par ce voisinage.

La réserve anglaise réapparaît, mettant le holà au lyrisme. Le gentleman détourne la tête et se tait. Il est donc terrible, ce mari?

Une lueur irradie du visage d'Anthony.


C'est-à-dire que, s'il savait, il deviendrait terrible. Jeannine en est certaine. Jusqu'à présent, elle ne croit pas qu'il ait jamais eu la moindre méfiance. Mais c'est un homme si renfermé! Si un jour il avait des soupçons, il dissimulerait jusqu'à ce qu'il soit sûr. Alexandra, peu à peu, a ralenti, puis arrêté le mouvement de son éventail. Elle le ferme, et c'est avec une attention plus précise qu'elle continue sa pêche. Y a-t-il des chances pour qu'il vienne à Evian, cet homme terrible?

Anthony sent que le contentement qui brillait dans son cœur et rayonnait jusqu'à son visage s'éteint. Mais les règles du jeu vont l'obliger à le remplacer par l'éclairage de fortune d'une satisfaction de bon ton. Il croise ses jambes, glisse les doigts de sa main droite dans la poche du smoking.

Heureusement non. Comme vous savez, il est un grand avocat de Paris. Il est retenu par ses affaires, et il a dit à sa femme qu'il ne pourrait venir la rejoindre. Puis, en même temps que le gentleman sent le contentement incongru de son cœur se rallumer, il s'efforce d'en dissimuler la flamme derrière l'écran d'une désolation anectée

Malheureusement, il peut toujours arriver à l'improviste. Aussi Jeannine a prié que je n'aille jamais à Evian, même pour prendre le thé avec elle au Casino. Elle prétend qu'il suffirait que son mari arrive et soit pris de méfiance en me voyant. A Paris, elle a toujours peur de me rencontrer quand elle sort avec lui. Un véritable tigre!

Alexandra éprouve la joie d'un pêcheur qui ramène à tous coups une prise.

Alors, comment vous retrouvez-vous avec Jeannine ?

L'amoureux pose sur le dossier du canapé une tête aux traits alanguis. Ses regards laissent filtrer entre les pau-


pières rapprochées les lueurs de la passion qui flamboie, bien entretenue, dans son âme, et dont les reflets rougissent son visage.

Nous nous retrouvons dans différents endroits. Demain, ce sera à Thonon.

Alexandra cesse de regarder son interlocuteur. Dans ses yeux fixés devant elle, la brume slave s'épaissit. Etes-vous sûr de tous vos amis, Anthony, et de tous ceux qui connaissent votre amour? Aucun d'eux ne préviendra-t-il le mari?

Le gentleman sursaute et se redresse, le buste raidi de dégoût.

Nonsense! Ce serait une infamie!

Puis il déplie une banale silhouette de mondain et s'incline devant sa partenaire. Le jazz ricane, lançant par poignées ses cris aigus. Alexandra se laisse machinalement entraîner par son cavalier; son esprit reste béant devant la prise que sa dernière question a capturée.

-A-

Pendant une semaine, la lune, se nourrissant en secret de la nacre lumineuse des journées, a grossi à la manière d'une perle; et ce soir son rayonnement, diluant les ténè~ bres, les a transformées en légères écharpes de brume jetées sur les épaules du paysage.

Près l'un des arbres qui bordent la terrasse du Palace, une femme est debout. Elle semble vêtue de pans d'ombre et de coulées d'étoiles, qui lui font une robe de dentelles noir et or; un long collier serpente sur sa poitrine, et ses bras sont aussi lourdement cerclés que ceux d'une esclave ou d'une'reine.

Alexandra Sergeïevna est venue éventer au souffle de la nuit son impatience. Depuis trois jours, elle se sent l'âme embrasée par l'éclat fauve d'une démoniaque attente. Est-ce aujourd'hui qu'aura éclaté l'événement fu-


neste qu'elle a préparé? Les délices du remords ne suffisent pas à l'apaiser. Connaîtra-t-elle bientôt la jouissance suprême de la confession?

Jamais le décor ne fut aussi propice. Il a rehaussé sa beauté de quelques touches de mystère. Le lac, les montagnes et le ciel forment une masse, d'un sombre grisbleu d'ardoise, qui s'étale devant les regards globuleux des candélabres de la terrasse comme un fantastique tableau noir qui s'offrirait au destin pour qu'il y trace de flamboyants arrêts. Mais seuls les astres du firmament, les lumières des villes et les reflets des eaux lacustres y inscrivent leurs immobiles figures de ballet. Les arbres du jardin s'étirent, baignés d'espace, immatériels, dans des attitudes de fantômes.

Soudain, Alexandra voit se détacher une ombre. C'est une silhouette en smoking, noire comme un feu éteint, sauf la blancheur intacte du plastron gardée en réserve pour un prochain embrasement. L'ombre erre d'une manière un peu anxieuse. Alexandra reconnaît Anthony; elle se précipite.

Vous paraissez troublé, cher?.

Le gentleman se retourne avec brusquerie. Il a l'impression que la curiosité d'Alexandra a forcé la porte de son cœur et qu'elle souffle en courant d'air sur ses sentiments.

Il y a de quoi être troublé. Le mari a tout appris, et il est venu.

Alexandra s'appuie contre un arbre. Dans son âme, la fièvre de l'attente est tombée d'un coup. Pendant une seconde, elle éprouve la sensation de défaillance qui accompagne les brusques chutes de température. Mais tout aussitôt une nouvelle fièvre monte en elle; impatience de sentir les délicieux lancinements de ses remords se ranimer au récit de scènes évidemment terribles. Elle pose sa main sur le bras d'Anthony et questionne d'une voix sifflante d'avidire


Qu'est-ce qui s'est passé?

Avec la morne ironie d'un écho, l'interlocuteur répète Ce qui s'est passé?.

Puis, ne se permettant, malgré son trouble, que des gestes sobres, étriqués par l'élagage sévère des nurseries, il commence de raconter

Jeannine et moi, nous avions aujourd'hui rendezvous à Montreux, comme vous le savez. Nous étions dans la confiserie, et nous prenions le thé. Tout à coup, un monsieur est venu se planter devant nous comme l'Ange du Seigneur devant nos premiers parents. Vous avez tout de suite compris que c'était lui? questionne Alexandra, frémissante.

Ainsi, dans le prélude de Pelléas, les visions jettent une interruption apeurée au milieu du récit de l'orchestre. Anthony, bras pendants et corps immobile, répond avec flegme

Not at ail. Je ne payais aucune attention à cet individu. Mais Jeannine est devenue très pâle, et elle a crié < Il a une main dans sa poche Il a un revolver Alexandra ramène avec effroi ses mains sur sa poitrine. Son imagination continue à s'élancer au-devant de scènes évidemment terribles.

Et il a tiré le revolver? C'est affreux!

Anthony lève les sourcils avec dédain.

Jeannine était absolument ridicule de s'affoler ainsi. D'abord, il n'y avait rien d'incorrect à ce qu'elle soit en train de prendre le thé avec moi en public. Et puis, de toutes façons, l'homme n'était pas dangereux; j'ai compris ça tout de suite.

La Russe a conservé la pose. Ses mains sont toujours sur sa poitrine. Mais cette attitude va maintenant lui servir à exprimer un étonnement anxieux.

Vous dites?. Il n'était pas dangereux?. Alors, il n'avait pas de revolver?.

Le gentieman fait entendre un rire sec et amer, qui


semble la condition indispensable au déclenchement de sa réponse

Naturellement qu'il n'en avait pas! Il n'est pas du tout de l'espèce des gens qui se servent du revolver. Le désappointement d'Alexandra alourdit ses bras, qui retombent. D'une voix que la consternation enroue, elle gémit

Alors, il n'était pas un tigre, comme le disait Jeannine ? P

Anthony développe avec rancœur

Ah! non, pas du tout un tigre. Plutôt un de ces sceptiques Français qui pensent « Je m'en fiche! Il regardait sa femme en ayant l'air de moquer sa peur, et je me rappelle qu'il a dit « ~ïerci, ma chère! Votre émotion est un aveu. En vérité, sa voix n'était pas positivement ironique; seulement, il souriait d'une manière que j'ai trouvée offensante, et j'ai senti venir la colère; je me suis levé pour demander des explications; mais le damné homme s'est incliné et il a dit « Je vous en prie, monsieur. &, si courtoisement que je ne pouvais plus me fâcher. Ensuite, il a enlevé son sourire, et il s'est mis à nous raconter des choses sentimentales. De ces choses que l'on appelle touchantes. Il a expliqué qu'il n'avait plus de droits sur sa femme puisqu'elle en aimait un autre, et qu'il ne lui en voulait pas, et qu'il ne désirait que son bonheur. Puis il est parti après avoir annoncé qu'il allait arranger tout de suite le divorce en se donnant les torts. Enfin, il s'est montré tout à fait un homme sans griffes.

Alexandra ressent la déconvenue d'un traître de mélodrame qui amènerait un dénouement heureux. Elle se détourne, tête basse. Le gravier de l'allée grince avec une sérénité ironique. Sur la surface du lac, les reflets de la lune s'étirent comme des sourires narquois. Les deux personnages qui jouent leur scène dans le jardin de Cau& s'&f fêtent auprès d'une fontaine qui


semble avoir été oubliée dans ce coin de terrasse où elle marmotte sa plainte. A quelques pas, le Palace dresse ses tourelles vers les étoiles. En face, le paysage s'irise de plus en plus de coulées opalines.

Alexandra regarde haineusement le beau décor qui l'inspira et qui a l'air de la narguer. Brusquement, elle se tourne, furibonde, vers son compagnon

Et c'est tout! Le mari s'en est allé! Vous l'avez laissé partir! Vous avez été un homme sans griffes, vous aussi, Anthony!

A la fois étonné et offensé, Anthony se rebiffe. Les arêtes de son visage se hérissent.

Que voulez-vous dire, Alexandra Sergeïevna? Un gentleman n'avait aucune raison correcte pour se fâcher. La colère de l'interlocutrice continue de gronder Et quand il a été parti, qu'avez-vous fait?

Mais rien. J'ai ramené Jeannine à Evian, et je l'ai laissée. Nous avions fameusement besoin de réfléchir. Inextinguible, la fureur d'Alexandra lance sa flamme dans une nouvelle direction

Pourquoi aviez-vous besoin de réfléchir? Il ne vous reste plus qu'à épouser Jeannine et à vivre heureux. Anthony cesse de tenir tête aux reproches, et il se détourne vers le problème de son propre cœur qu'encombre une jonchée de débris sentimentaux dont il achève à peine l'évaluation.

Je ne pense pas du tout que je vais épouser Jeannine, murmure-t-il.

Il soupire, s'assied auprès de la fontaine et la regarde couler d'un œil mélancolique. L'eau qui se lamente sur le mode mineur emplit le bassin. Sa surface frissonnante est moirée par les lueurs et les ombres de la nuit, comme une âme par les lumières et les ténèbres de ses désirs.

Anthony médite à mi-voix

C'est comme lorsqu'on attend avec excitation


l'orage, et il n'éclate pas, et les nuages s'éloignent; il n'y a plus aucun danger. Jeannine est maintenant un ciel tout bleu et qui restera toujours bleu. Elle est si douce! Les paroles qu'entend Alexandra agissent sur son esprit à la façon d'un réactif chimique et y provoquent la cristallisation d'une nouvelle idée.

Mais alors, Anthony. il y a tout de même eu quelque chose de terrible. Votre grand amour. il est tué! Le gentleman relève la tête, et il sourit, pour la réconforter, à la confidente qui semble prendre une si grande part à ses ennuis.

Je vais vous dire une chose, dear. Je ne suis plus sûr que c'était tout à fait un grand amour, et je crois que Jeannine a raison. En revenant à Evian, elle pleurait et elle répétait tout le temps « Il n'était pas tellement beau, notre amour! Nous avons trompé un homme si bon! a Elle disait aussi en parlant de son mari <: Pourquoi veut-il me quitter? Alors, elle va probablement retourner avec lui. Et je pense que tout est mieux ainsi. Il reste un moment silencieux, puis reprend, le regard sombre

Il n'y a qu'une chose que j'aimerais savoir pour que l'histoire soit finie.

Il fronce le sourcils.

J'aimerais énormément connaître la répulsive personne qui a prévenu le mari. A elle j'aurais quelque chose à dire.

Alexandra lève brusquement sur le décor un regard étincelant. Ses remords, plusieurs fois éteints puis rallumés, se remettent à flamber. Elle se sent de nouveau enfiévrée de culpabilité. Qu'importe, en effet, que ce soit ou non un grand amour qui ait été tué Qu'importe qu'il n'y ait pas eu de choses terribles Qu'importe que tout soit mieux ainsi, comme le dit Anthony! Elle n'en a pas moins commis une infamie. Et la confession est toujours là, à sa portée! l


Elle prend la pose; ses yeux s'abaissent pour exprimer la honte; ses mains s'étreignent dramatiquement; et elle commence

Je suis la misérable! C'est moi qui ai prévenu le mari.

Une trombe de stupéfaction bouleverse l'esprit du gentleman.

Que dites-vous?. Comment?. C'est vous?. Oui. Je lui ai téléphoné, il y a trois jours. La silhouette en smoking, bondissant vers la silhouette en dentelles noir et or, lui empoigne les deux bras. Vous étiez mon amie. Je vous disais tout. Pourquoi avez-vous fait une pareille chose?

Il la secoue. Elle semble se tasser, accablée, et ses yeux luisent de crainte comme ceux d'un chien qui attend le châtiment.

Parce que je suis la dernière des femmes, une créature abjecte. Je n'ai pas pu résister au mauvais désir. J'ai obéi au démon. J'ai voulu commettre une infamie à cause du beau décor.

Stupéfait, Anthony lâche sa proie.

A cause du beau décor?

Elle continue, du même ton haletant de coupable qui s'accuse

Toujours ç'a été à cause d'un beau décor. La première fois, je ne le savais pas encore. Maintenant je le sais, mais je suis quand même forcée d'obéir. Car je suis lâche, je me complais dans mon vice, je suis une misérable.

La confession s'embourbe dans l'ornière des <; mea culpa Anthony la ramène sur le chemin Quand était-ce la première fois?

C'était avec le pauvre Herrick. Nous venions de nous marier. Nous étions allés aux Baléares. Brusquement, Alexandra sent la troupe chantante des souvenirs envahir son âme. Il faut que leur cortège pré-


cède l'aveu de l'infamie qui, par contraste, apparaîtra d'une laideur plus exacte.

Suivie par Anthony, Alexandra va et vient lentement sur la terrasse et, d'une voix assourdie mais vibrante, elle entreprend de raconter, lançant une à une ses phrases comme si elle parlait du fond du puits de sa mémoire et annonçait au fur et à mesure ses découvertes Nous étions si heureux! L'île sentait bon comme une fleur. Tous les jours le soleil brillait au-dessus d'elle dans un ciel sans nuage. Chaque matin nous descendions au bord de la mer pour nous baigner. L'eau était bleue et transparente d'une façon extraordinaire, avec des taches d'un vert clair.

Elle montre la branche d'un arbre.

Vert comme les feuilles d'un magnolia. Et nous étions si heureux! Comme de tout petits enfants. Herrick disait que dans ce pays~ il ne pouvait pas s'empêcher de rire et de chanter des chansons gaies. Nous remontions à travers la forêt des pins maritimes. Dans les chemins passaient les femmes du pays, qui se tiennent comme des statues à cause des grandes corbeilles qu'elles portent sur leur tête. Lorsque nous étions remontés sur le plateau, nous voyions d'un seul coup d'oeil la moitié de l'île. Autour de nous, les vieilles maisons blanches semblaient si heureuses de se chauffer au soleil! Elles me rappelaient les maisons arabes, et aussi les maisons de mon pays, les aoul du Caucase; nous -en avions loué une à un pêcheur du pays.

Elle s'arrête de marcher et se tait, regardant devant elle d'un air absent. A son côté, Anthony est silencieux comme un ange gardien.

Elle reprend

Et le soir, à la fin de l'après-midi! Tout était bleu, le ciel, la mer, et les montagnes de l'ile; plusieurs bleus qui changeaient tout le temps.

Elle soupire


Le décor était trop beau!

Elle tourne la tête, regarde le hautain Palace, d'une blancheur de marbre sous la lune.

Pas de la même façon qu'ici, explique-t-elle, en prenant une pose de grande dame. A Caux, le luxe est autour de vous comme une musique, et là-bas la petite maison de pêcheur était seulement inconfortable. Mais il y avait le paysage, et il était tellement magnifique! Comme celui d'ici.

Elle se remet à marcher. Le chœur des souvenirs heureux a défilé. Maintenant va s'avancer l'infamie sournoise et menaçante.

Elle reprend

Le décor était trop beau. Et moi j'ai commencé à sentir que j'étais indigne de sa beauté. Je suis devenue tellement malheureuse de mon indignité! J'aurais voulu me purifier. Mais je ne savais pas comment. Un jour, j'ai été me confesser. Seulement, je n'avais pas de gros péchés à avouer. Je ne me suis pas sentie purifiée. Elle baisse le front avec accablement.

C'est alors que mon destin m'a conduite, mon destin de femme misérable. En nous baignant, nous avions fait la connaissance d'un grand seigneur espagnol qui s'était enflammé pour moi. Naturellement Herrick ne s'en apercevait pas. L'Espagnol me faisait la cour terriblement. Mais je me contentais d'en rire. A ce moment je ne pouvais faire attention à personne d'autre qu'à mon mari. Nous nous aimions tant! Nous nous étions mariés par amour.

De nouveau, elle prend la voix du coupable qui gémit son aveu

Eh bien! malgré ça, la chose abjecte est arrivée. Un jour, Herrick était allé seul à Palma. Pendant son absence, j'ai commis le péché d'adultère avec l'Espagnol C'a été comme dans un cauchemar. Et après, c'était encore plus horrible; je me suis sentie tellement


infâme! J'aimais Herrick, et lui aussi m'aimait uniquement. Et l'Espagnol, lui, je ne l'aimais pas; et même. il me dégoûtait. Il était gros et brun; juste le type d'homme qui me déplaît le plus. C'est ce qui rendait la chose si infâme et c'est ce qui m'a donné des remords. Une seconde de silence, puis elle continue

.Tellement de remords qu'un soir j'ai tout avoué à mon mari.

Elle s'arrête de marcher et relève la tête avec une sorte d'enthousiasme.

Il a été magnifique. Il m'a punie comme je le méritais. C'était juste, j'étais tellement infâme! Il m'a battue. Elle baisse de nouveau le front.

Je dois tout vous dire. Il m'a battue. comme les enfants que l'on corrige. Ensuite il m'a pardonné. Et il m'a splendidement aimée.

Elle regarde le ciel.

Cher Herrick! Il comprenait si bien les désirs de mon âme!

Anthony, mâchoires contractées, s'est rapproché. Sa voix, rauque de silence accumulé, fait tressaillir la nuit Indeed! Il appelait ça les désirs de votre âme? Il respire par fortes saccades; des éclairs traversent ses yeux.

Vous êtes. Je ne sais pas ce que vous êtes. Elle le regarde fixement.

Je suis une misérable, Anthony! Châtiez-moi! Il lui prend les bras et les serre brutalement. Je vous promets. Vous serez châtiée. To be sure! Comme vous le désirez.

Puis, avec une ardeur affamée, il organise goulûment leur avenir

.Et nous voyagerons, puisque les beaux décors sont nécessaires. Et vous commettrez vos infamies. Et je vous punirai. Et je pardonnerai. Indeed, vous pouvez compter sur moi, Alexandra Sergeïevna.


La lune, qui descend à reculons vers l'horizon, lorgne les deux silhouettes sombres, et, sur leurs visages que rougit la flamme d'une émotion tumultueuse, elle étend la poudre de sa clarté blafarde.

MARIE DUJARDIN.


TRIPTYQUE DU CHRIST VOILÉ

VOLET GAUCHE

C'est un jardin secret et tranquille, où s'amassent Les iris noirs et les anémones de mer

Que l'on ua recueillir dans l'ombre à marée basse. Aucun vent n'y pénètre du ciel grand ouvert, Les voix mêmes des oiseaux passant se sont tues, Qui volent vite et très haut dans le ciel clair. Ombrée, et /<7!e7ne7)< travaillée, et vêtue

De la caresse amoureuse des hautes-fleurs,

Une femme, de la chair froide des statues.

De ce maître ancien qui fut son c!'se!eHr,

Un étrange joyau révèle le mystère,

Le signe de l'ellipse inscrit dans sa pd!eur.

Rien au delà une Eve au parfum solitaire

Ne prête pas l'oreille aux rumeurs de là-bas,

A part celle, sourde et profonde, de la terre. Ce serait une fleur exquise, si son bras,

Le long d'un corps gonflé de séue végétale

Sur son ventre d'ivoire ne s'abaissait pas;

Si ses deux seins n'étaient striés de veines pâles, S'ils ne se gonflaient pas soudain de volupté, Caressés seulement en rêve par un mâle.

C'est un jardin secret, cerclé d'un mur, hanté Comme un damier, d'oiseaux noirs et blancs qui reposent: On leur a coupé les ailes par cruauté.

Dehors le ciel est tout enluminé de rose,

Sur les collines des nuages clair-semés.

Et « Quête de Joie » est inscrit sur toutes choses: L'archange noir, veillant sur ce jardin fermé.


PANNEAU CENTRAL

Il se dresse très haut dans le ciel terne et vide, Si douloureux dans l'âme et navré dans le corps Qu'on a voilé ses yeux d'une pitié perfide.

a peur; il n'ose pas voir venir la mort,

Une mort gambadante et folle, une Mort-chèvre Tenue en laisse et prête à prendre son essor; Plus bas, si près de Lui qu'ils ont cloué leurs lèvres Sur la plaie d'oit le sang s'échappe doucement, Tous les Quêteurs de Joie, brûlant de quelle fièvre: Ils ont jeté leurs or!~amn!es roug'e et blanc,

Et les calices qu'ils remplacent par leurs bouches, Tellement ils ont peur de perdre un peu de sang. Les enfants. ils ne paraissent pas très farouches: Ils se sont approchés pour reconnaître mieux Ce Christ nu, que des mains de gens z~tconnMS touchent: Ils ont abandonné leurs mères et leurs jeux: Ils ne savent pas bien si leurs cœurs se déchirent: Leurs yeux puérils sont follement curieux:

Ils ont déjà senti qu'Il essaye de sourire

Derrière le voile, pour la dernière fois,

Tant s'approche la Mort dansant comme un Satyre. La Foule. elle est venue à ce jeu de la Croix, Toute de pourpre et d'or comme pour une fête, Et l'entoure de loin attentive e< sans voix;

Aux ailes aue~ues-uns ont relevé la tête,

Crevant le ciel désert des anges envolés

N'importe ou, par terreur de la grande tempête, Sur ce Christ de haute noblesse, aux yeux voilés. VOLET DROIT

Hors de l'ombre, parés des insignes royaux, Projetés brutalement en pleine lumière

Les yeux brûlés du feu minéral des joyaux; Leurs regards fascinants pénètrent loin derrière Le livre que leur tend un enfant donateur,

Marqué d'un ange mort sur la page première; 35


Trois Juges; et choisis parmi les Tentateurs, Les Maires de t'dme, les Pauvres, les Prophètes, Pour présenter mon Livre au Prince des Hauteurs. Le plus sombre des trois vient d'incliner sa tête Vers le plat. d'argent où s'entassent les écus, Le prix du vent, de l'inspiration secrète.

L'autre ~ten< la lampe sourde et le papyrus Encor vierge des mots ou l'an sent sa présence, Celle qu'il devinait, un soir près d'Emmaüs. Le troisième, inaccessible, tient la balance; Il pèse le Démon qui fut cause de tout,

Puisque la mort d'un ange est chose de silence. Son 0! lucide fixe <'en~nn< a genoux:

Où !'as-<u découvert pour ~u'atnst ye le voie? Mais n'tfnpor/c où, mon pauvre Maître, n'importe où. Sur les Hauteurs où passent les oiseaux de proie, Sur les marais ci l'aube au fond d'un cceur désert, Près du Jardin secret de la Quête de Joie. Par la baie ouverte sur un grand ciel d'hiver, On voit les oiseleurs sauvages qui s'apprêtent A tendre leurs filets pour les anges de mer: Dans un hameau, perdu dans l'ombre, noir et fête. PATRICE DE LA TOUR DU PIN.


LA SINCÉRITÉ DE MONTAIGNE

On sait avec quel zèle, durant son voyage en Italie, Montaigne visita les courtisanes, dans les villes où elles étaient célèbres, Venise, Florence, Rome et dans les lieux moindres et plus obscurs, comme aux eaux de La Villa, quel soin il mit à rechercher les « honnestes dames voire les simples contadines qui s'efforçaient de faire oublier l'absence de beautés plus rares et plus recherchées. Malgré des contacts si fréquents et des épreuves si renouvelées, au cours d'un voyage qui ne dura pas moins de dix-sept mois (juin 1580-novembre 1581), .ce Gascon subtil prétend n'avoir sacrifié qu'au souci de l'information ou, si l'on veut, au démon de la curiosité jamais à celui de la paillardise. Ce qui est merveilleux, ce n'est pas qu'il l'ait dit, mais qu'on l'ait cru, et que ses biographes se soient, avec une unanimité touchante, portés garants de sa parfaite chasteté. Tant d'assurance suppose, ou que Montaigne ait eu naturellement une maîtrise de ses sens telle que la continence de Scipion ne serait rien auprès de la sienne, ou que l'âge et la maladie lui aient rendu aisée cette longue série de victoires sur soi-même. Or, ni l'une ni l'autre hypothèse n'est vraie. Les éditeurs successifs du Voyage semblent tous ici avoir suivi le premier d'entre eux, Meusnier de Querlon, dont voici le surprenant commentaire

Il (Montaigne) aimait naturellement le commerce des femmes mais comme il fut toujours bien plus réglé dans ses nMeurs ou plus chaste dans sa personne que dans ses écrits,


qu'il était assez maître de ses sens, et qu'il était fort attentif sur sa santé, la continence, à près de cinquante ans, ne dut pas lui coûter beaucoup.

Cette série d'assertions accuse, non seulement une insuffisance critique qui, au temps de Querlon, n'a pas lieu d'étonner, mais une méconnaissance grave du texte même des Essais. Seul, un passage du livre II (chapitre XI) semblerait étayer un système si fragile: Je treuve en plusieurs choses plus d'arrest et de règle en mes mœurs qu'en mon opinion, et ma concupiscence moins desbauchée que ma raison.

Mais comment se fier à cette seule phrase, quand tant d'autres la contredisent? L'éditeur n'ignore pas entièrement ces dernières, puisqu'il confesse que Montaigne était <n~ M/ plein de feu, 6cut7/anf~. Comment explique-t-il qu'avec ces dispositions physiques, l'homme ait pu être facilement chaste et que toute cette chaleur corporelle soit montée au cerveau, en laissant les sens parfaitement froids et calmes? Comment ce prodige physiologique s'accorde-t-il avec les confidences de Montaigne lui-même?

Car ce bavard exquis, mais intarissable, a si abondamment parlé du point qui nous occupe, il y est revenu à tant de reprises, qu'il s'est fort peu soucié de ne pas se démentir. Son moi physique lui est si cher qu'il n'en veut rien cacher. Détails copieux et précis, jusqu'aux dimensions et aux nombres, que nous laisset-il à entrevoir ou à deviner? C'est lui qui, dans tout le cours des E~ats, se charge de dénier le miracle de chasteté que supposerait le Voyage, si nous le prenions au pied de la lettre, ce dont, après tout, l'auteur serait bien marri.

Au chapitre XVII du livre II, Montaigne décrit sa < complexion » comme « moyennement sanguine et chaude: et il corrige aussitôt « moyennement », en


ajoutant, avec un vers de Martial, qu'il a la poitrine et les cuisses fort velues. Signe auquel les anciens ne se trompaient pas. Le tempérament que ce signe accuse s'était manifesté avec une précocité étrange et même anormale:

Il y a du malheur, certes, et du miracle à confesser en quelle foiblesse d'ans je me rencontrai premièrement en sa subjection (du dieu d'amour). Et peut-on marier ma fortune à celle de Quartilla, qui ne se souvenoit pas de son /Ma~e. (Essais, III, xui.)

Beau début, et gui promet. Car ces ardeurs ne furent jamais ni refrénées, ni même combattues, et Freud n'a rien à voir chez Montaigne:

Et sain et malade, je me suis volontiers laissé aller aux appétits qui me pressoient. Je donne grande autorité à mes désirs et propensions. Je n'ay jamais receu nuisance d'action qui m'eust été bien plaisante; et si ay faict céder à mon plaisir, bien largement, toute conclusion médicinale, et me suis jeune,

Qnem circtimeursans hue atque hue soepe Cupido

Fulgebat crocinâ splendidus in tunicâ,

presté autant licencieusement et inconsidérément qu'aultre, au désir qui me tenoit saisi

Et mititavi, non site gloriâ.

plus, toutefois, en continuation et en durée, qu'en saillie, Sex me vix memini sustinuisse vices (III, xm)

Débauche qui alarme jusqu'à son ami La Boëtie Pour toi, dit le poète, dans un de ses petits ouvrages latins, il y a plus à combattre, toi, notre ami, que nous savons également propre aux vices et aux vertus d'éclat.

Toute la pièce, dit Sainte-Beuve, a pour but de montrer les inconvénients du libertinage et du plaisir. Il m'est évident que La Boëtie jugeait que Montaigne, à cet âge, y était un peu


trop enclin, et il le conviait de toutes ses forces à la chasteté domestique et aux mœurs graves qui sont le fondement de la sagesse.

Montaigne avait alors vingt-sept à vingt-huit ans. A trente-deux, il se marie et sans amour, il y insiste assez pour que nous n'en doutions pas mariage tout de raison et de carrière. Celle qu'il épouse, Françoise de La Chassaigne, appartient, comme Adrienne de La Chassaigne, femme de son oncle Raymond Eyquem, sieur de Bussaguet, à une vieille famille de magistrats girondins. Les Eyquem, en rupture de négoce, et dont la caque sent- encore le hareng qu'ils ont si longtemps vendu (1), sont heureux de s'allier à des robins de vieille souche. Il n'y a donc nulle violence à se faire pour admettre que le sentiment n'ait été pour rien dans une union si assortie. Déçu dans ses ambitions judiciaires, que cette alliance devait pourtant favoriser, Montaigne, comme on sait, se retira dans sa tour pour s'y livrer en paix aux « doctes muses ». Il est probable que ses mœurs s'y amendèrent, dans la mesure, du moins, où il le dit:

Tout licencieux que je suis, j'ai, en vérité, plus sévèrement observé les lois du mariage que je n'avois promis ni espéré. (in, v.)

On admirera l'ironique ingéniosité de la formule et l'art avec lequel ce Gascon madré s'entend à <: équivoquer Evidemment, selon toutes les apparences et tous les précédents, il aurait dû être encore plus infidèle et plus débauché qu'il n'a été; il s'attendait, du moins, à l'être. Comment ce « bon billet a-t-il pu tromper Pascal, qui, d'après l'auteur de l'En~e~'en avec M. d)e Sac~, aurait dit à ce propos

Il (Montaigne) se fait aussi violence pour éviter de certains vices, et même il a gardé la fidélité au mariage, à cause de la peine qui suit les désordres.

(1) A ce premier commerce, le grand-père et le père de Montagne avaient fait succéder celui des vins.


Mais, objectera-t-on, peut-être, au moment de son voyage, Montaigne était-il assez âgé pour que la continence lui fût devenue plus légère? Or, il avait quarantesept ans, et, quoi qu'en puisse penser l'heureuse impertinence de la jeunesse, ce n'est pas encore à cet âge que le désir s'éteint et qu'on renonce à Vénus. Montaigne en témoigne ici lui-même fort clairement. Au fameux chapitre V du livre III, écrit cinq ou six ans au moins après le voyage en Italie, il juge l'amour salutaire, même aux vieillards, à plus forte raison à ceux qui n'en sont encore, comme lui, qu' <: aux faubourgs de la vieillesse. Et de l'amour il a soin d'exclure tout ce qui est conjugal, de n'admettre que ce qui est fantaisie, passade, école buissonnière:

C'est une vaine occupation, il est vray, messéante, 7tonteuse e/ illégitime; mais à la conduire en cette façon, je l'estime salubre, propre à desgourdir un esprit et un corps poisant et, comme médecin, l'ordonnerois à un homme de ma forme et condition, autant uo~on~ers au'au~cune aultre recepte, pour re~e<t!er et tenir en force bien avant dans les ans, et le retarder des prinses de la vieillesse. Pendant que nous n'en sommes qu'aux faulxbourgs, que le pouls bat encore Dum nova canities, dum prima et recta senectus, Oum superest Lachesi quod torqueat, et pedibus me Porto meis, nullo dextram subeunte bacillo,

nous avons besoing d'estre sollicitez et chatouillez par quelque agitation mordicante comme est celle-cy. Voyez combien elle a rendu de jeunesse, de vigueur et de gaieté au sage Anacréon. Et Socrate, plus vieil que je ne suis.

Glissons sur cet exemple d'amour socratique. Montaigne n'engage pas seulement les vieillards à satisfaire le désir quand il s'éveille, mais à le stimuler quand il dort; il leur accorde, en somme, toute la redoutable lyre des excitants:

La philosophie n'estrive point contre les voluptés naturel-


les. et en presche la modération, non la fuite; comme, au service de l'amour, elle nous ordonne de prendre un objet qui satisface simplement au besoin du corps, qui n'esmeuue point l'âme. Mais ay-je pas raison d'estimer que ces préceptes regardent un corps qui face son office, et qu'à un corps abattu, comme un estomac prosterné, il est excusable de le rescnau/er e< soustenir par art, et par l'entremise de la fantasie, luy faire revenir l'appétit et l'allégresse, puisque, de soy, il l'a perdue? (III, v.)

Quant à lui, il a soin de nous faire savoir qu'il n'en est pas là, et, dans ce même chapitre, tout en affectant de se plaindre de la nature, il ne dissimule pas ce qu'elle lui a laissé de vigueur:

Pour ce qu'il m'en faut à cette heure,

Ad unum

Mollis opus.

Nature se devoit contenter d'avoir rendu cet aage misérable sans le rendre encore ridicule. Je hay de le voir, pour un pouce de chétive vigueur qui l'échauffe trois fois la semaine, s'empresser et se gendarmer de pareille aspreté, comme s'il avoit quelque grande et legitime journée dans le ventre. Il a gardé la « complexion prompte et soudaine. Jamais homme n'eut ses approches plus impertinemment génitales. Et même, il est toujours « vitieux en soudaineté

De toute évidence, la gravelle, qui ne l'empêche pas de monter à cheval des journées entières, ne lui interdit point cet autre jeu, auquel il a la faiblesse de tenir bien davantage. Lorsqu'il écrit ce chapitre, il y a plus de quinze ans qu'il souffre de la « cholique sans avoir suspendu le moins du monde ses exploits amoureux. Il en connaît, il en note savamment les répercussions sur son mal:

Il est bon d'avoir souvent affaire aux femmes, car cela ouvre les passages, achemine la grave et le sable. Il est bien


aussi mauvais, car cela eschauffe les reins, les lasse et affoiblit. (II, xxxvn.)

Dans le dernier chapitre de son livre, écrit à près de cinquante-six ans, le pour l'emporte de beaucoup sur le contre:

Voicy encore une faveur de mon mal particulier c'est qu'à peu prez il faict son jeu à part et me laisse faire le mien, ou il ne tient qu'à faulte de courage; en sa plus grande esmotion, je l'ay tenu dix heures à cheval. Souffrez seulement, vous n'avez que faire d'autre régime; jouez, disnez, courez, faictes cecy et faictes encore cela, si vous pouvez; vostre desbauche y servira plus qu'elle n'y nuira. (III, xni.)

Il faut donc avouer qu'au moment du voyage en Italie, ce quadragénaire encore très vert et d'une fidélité conjugale si relative à l'instant où il nous déclare fuir bien moins sa maison et son pays que l'âcre humeur de sa compagne eût obéi à un scrupule bien imprévu en s'infligeant le rude tourment, pour ne pas dire le supplice, d'une continence de dix-sept mois. Ce scrupule, s'il avait pu naître, eût-il résisté à de si constantes et si chaudes alertes? Montaigne, durant ce long voyage, serait-il donc devenu un autre homme? Ce partisan si résolu de l'amour physique, même pour le vieillard qu'il est loin d'être encore, aurait-il été brusquement changé en stoïque et en ascète? Dans un des meilleurs chapitres de son Port-Royal, Sainte-Beuve oppose en lui l'homme de la nature à la vertu farouche des solitaires, perpétuellement en garde contre l'instinct. Montaigne a l'horreur de la contrainte, il exècre le refoulement. Jamais on n'a mis autant de génie à proscrire l'effort, à prôner l'abandon pur et simple à ce que Nietzsche appelle la « chienne sensualité La morale chrétienne, il la salue de loin, il lui tire de grands coups de chapeau, mais c'est à l'épicurisme mol et facile d'Horace qu'il se rend toujours:


Si ventri bene est, si lateri est. nil

Divitiœ poterunt regales addere majus.

Au poète des satires, il aurait pu demander la formule de l'assouvissement qui est, en somme, son dernier mot en matière sexuelle

Tument tibi quum inguina, num si.

.Malis tentigine rumpi? (1 bis).

Il a préféré l'emprunter à Perse et à Lucrèce, mais c'est la même:

Cum morosa vago singultiet inguine vena.

Conjicito humorem collectum in corpora quaeque. Et cette recette un peu cynique, il confesse l'avoif « souvent essayée avec utilité (III, v). Tel est l'homme. Suivant le mot de Pascal, il n'en est pas de plus « lascif ». Le choix savant de ses citations latines forme à lui seul un kaléidoscope amoureux où reviennent invinciblement les formes qui l'obsèdent.

Voici donc cet homme inflammable et volatil aux prises avec les courtisanes de Rome, de Venise et de Florence, en ce temps-là les plus belles et les plus expertes du monde. Pour elles, quelle proie facile! Comment ce noble étranger, tout ému de leur gloire et qui est venu les voir de si loin, leur résisterait-il? Il ne songe même pas à le faire, il est vaincu d'avance; il ne résiste pas, puisqu'il paie. Car, en somme, tout est là. Donnant, donnant, aera poposcit. La régularité de ce rite est si parfaite et si ancienne que certains sociologues y veulent voir une survivance des cultes d'Istar et de Mylitta. L'idée de n'avoir payé que les conversations de ces dames, mais aussi cher que < la négociation tout entière (2), n'est, de la part d'un homme d'autant d'esprit, qu'une invention à peine ingénieuse et qui ne pouvait

(l&~)Sat.L.t,2,-U6.

(2) Voyage, éd. Quer!o~. t. H, p. 67.


tromper que des âmes ignorantes et simples. Les beautés d'Italie avaient, il est vrai, la réputation de bien parler. Brantôme, contemporain et compatriote de Montaigne, qui les a visitées vers le même temps, ou peu avant, nous le confirme:

Et volontiers n'ay-je guères veu dame de cette langue, si elle a praticqué tant soit peu le mestier de l'amour, qui ne sçache très-bien dire.

Celles de Rome se moquaient fort de leurs sœurs honnêtes, les « gentilles dames », lesquelles ne sont apprises à la parole comme elles, et disent que chiavano corne cani, mà che sono quiete della bqcca corne MtMt (3). Mais la conversation n'était, en somme, qu'une entrée en matière, un agréable prélude qu'on pouvait parfois abréger, comme l'Italien de Brantôme à la matrone de Marseille (l'italien dans les mots.): Non voglip parlare, voglio solamente chiavare. Ces aimables filles ne tenaient pas des académies, ni des salons de conversation; elles n'accordaient, contre argent sonnant, que des entretiens privés, et le survenant malencontreux s'entendait dire, toujours suivant Brantôme: Non si pud, la signora e accompagnata.

L'abbé périgourdin, plus sincère que son compatriote le philosophe, le dément sans le savoir (4), en alléguant son propre cas:

La première fois que je fus en Italie, je devins amoureux d'une fort belle courtisane à Rome, qui s'appeloit Faustine. Et d'autant que je n'avois pas grand argent et qu'elle estoit en trop haut prix, de dix ou douze escus pour nuict, fallut que je me contentasse de la parole et du regard. Au bout de quelque temps, j'y retourne et, mieux garny d'argent (5). La parole était donc gratuite, comme la vue on s'en (3) Le Livre des Dames, 2< Discours.

(4) Car Brantôme ne connaissait pas le Journal de Voyage de Montaigne.

(5) Le Livre <~M DantM (1er D1MOUM).


doutait. Est-il excessif d'en conclure à l'invraisemblance complète de la fiction de Montaigne?

La raison de cette petite imposture se devine. Simple artifice d'écriture, d'ailleurs classique, pour les frais de voyage. Si Montaigne n'avait pas à rendre compte de ceux-ci, il pouvait, du moins, craindre que son cahier ne tombât un jour sous les yeux de sa femme ou de sa fille. Il était donc tenu à toutes les précautions du respect humain, lui qui affectait de les mépriser. C'est des fameuses <s pensées impubliables qu'il s'agit ici, et qu'il lui fâchait tant de cacher, à quoi il ajoutait: La pire de mes actions et conditions ne me semble pas si laide comme je treuve laid et lasche de ne l'oser avouer. Il n'est pas décent qu'un homme de son âge et de son état aille voir les filles, il ne l'est pas, surtout, qu'il le dise. De là ces fables, connues sans doute dès la plus haute antiquité, et qui, depuis, n'ont cessé d'avoir cours. Lorsque, au début de la Révolution française, Manuel, dans sa Police de Paris dévoilée, publiait, non pas intégralement ni littéralement, le journal de l'inspecteur Marais, et qu'il devait y reconnaître l'exactitude d'une mention qui le concernait, il commençait par faire contre mauvaise fortune bon cœur:

Comment ne croirais-je pas à l'infaillibilité de la police, moi à qui elle apprend que, le 18 juillet 1772, chez là Lefebvre, rue Bailleul, j'ai chiffonné Poulotte, qui ne me connaissait pas? Oui, je le confesse, j'ai payé une fois mon cynique tribut, mais.

Ce mais annonce, naturellement, la rétractation d'usage:

Mais avec une prudence qui étonna Poulotte, puisque c'est elle qui me cita ce passage de saint Paul, en blâmant une méfiance que je cachais sous des politesses la /0! sans les ceuvres est une /ot morte.

Tout le monde sait que les gens convenables ne vont


jamais en de tels lieux, ou que, s'il leur arrive de s'y égarer, c'est dans un but moral, pour s'instruire des degrés que peut atteindre le vice ,ou pour s'affliger des spectacles qu'ils y surprennent. Maxime Du Camp, dans ce Livre Posthume, écrit au moment où il détrônait Mérimée dans le cœur de Mme Delessert, raconte qu'un soir il alla, lui aussi, « frapper à une de ces maisons impures que protège la police, que recherche la débauche et que remplissent la paresse et la misères. Mais ce ne fut que pour verser des larmes sur la pauvre fille qui était venue s'asseoir sur ses genoux:

Les saint-simoniens ont raison, m'écriai-je quand je fus dans la rue, le nom de Dieu est écrit sur toutes les plaies! Montaigne, cet homme si franc, à l'en croire, cet homme qui voudrait se peindre tout nu, a donc sacrifié à l'hypocrisie éternelle. Il s'interdit même de s'écrier, comme le contemporain de Du Camp: Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère.

Mais comme, au fond, il ne tient nullement à passer pour ce qu'il n'est pas, c'est-à-dire pour un ennemi des plaisirs, un philosophe austère et vertueux, il multiplie dans les Essais les désaveux qu'on a vus. Et dans le Journal même, il en dit assez pour qu'on ne puisse souscrire au brevet de continence que le respect humain l'a contraint de s'accorder. Par simple joie de mémento, sans doute, pour la délectation morose de se relire, en attendant d'être lu par d'autres, il n'a rien voulu perdre de ce qu'il avait si soigneusement appris sur la débauche en Italie, et il a donné des détails trop abondants et trop précis pour ne pas être, non seulement d'un témoin, m'ais d'un acteur.

On remarquera d'abord que si, dans la première partie du. Voyage, sa sobriété est grande sur ce chapitre, c'est que cette partie est celle qu'il dicte à son secrétaire. Et


ce détail est déjà édifiant. Le valet note pourtant la malice suspecte avec laquelle le maître accueille ou suscite les offres impudentes des hôteliers: « Et tout le long du chemin, luy qui les vouloit amuser, se faisoit plaisamment entretenir des offres que chacun lui faisoit, et il n'est rien qu'ils ne promettent (anche ragazze e ragazzi) » (6). Grande concision sur les courtisanes de Venise, dont le faste seul est relaté, avec cette simple mention sur l'enquête du philosophe: « Et si vid les plus nobles de celles qui en font traficque. »

Mais, à Rome, le secrétaire part, et c'est le maître luimême qui prend la plume; il en profite pour lui laisser de temps à autre la bride sur le cou. L' « art traistresse » avec lequel les courtisanes « se montrent à leurs jalousies l'enchante et l'amène à des imprudences graves: Et souvant, estant descendu de cheval sur le champ et obtenu d'estre ouvert, je admirois de combien elles se monstroient plus belles qu'elles n'étoient.

A quelles conditions ouvrent-elles? Probablement à celles qui déterminent la faveur suivante:

Le fruit d'y avoir couché la nuit, pour un escu ou pour quatre, c'est de leur faire ainsi lendemain la court en publiq (T. II, p. 40-42).

C'est pour rattraper cet aveu que Montaigne assure ensuite n'avoir cherché auprès d'elles qu'une <: simple conversation ».

Sa documentation est beaucoup trop riche pour qu'on l'en croie; elle n'ignore presque aucune des ressources de l'amour vénal à Rome: les étuves, c'est-à-dire les bains, où « l'usage est de mener ses amies qui veut, qui y sont frotées aveq vous par les garçons (t. II, 29); les vignes des cardinaux < chacun peut aller, mesme en- compaignie. Ce sont beautés ouvertes à quiconque veut (6) Les mots en ttahque, sont, dans l'éditton Querlon, au bas de la page, sans que l'on sache si ce renvoi est de l'auteur ou de l'éditeur.


s'en servir, et à quoi que ce soit, fust-ce à y dormir, et en compaignie, si les maistres n'y sont s (t. II, 57). Enfin, deux anecdotes fort piquantes où Montaigne, après s'être mis lui-même en scène, se retire brusquement derrière un trop commode < quidam

J'escris icy en liberté de conscience (ce qui prouve qu'il s'attendait à être lu), en voicy deux examples. Un quidam etant avecques une courtisane et couché sur un lit et parmi la liberté de cette pratique-là, voilà sur les vingt-quatre heures (six à sept heures du soir) l'Aue blària soner elle se jeta soudain du lit à terre et se mit à genoux pour faire sa prière.

Estant avecques un'autre, voilà la bone mère (car notamment les jeunes ont de vieilles gouvernantes de quoi elles font des mères ou des tantes) qui vient hurter à la porte et avecques cholère et furie arrache du col de cette jeune un lasset qu'elle avoit, où il pandoit une petite Nostre-Dame, pour ne la contaminer de l'ordure de son péché la jeune santit un'extreme contrition d'avoir oblié à se l'oster du col, comme ell'avoit acostumé » (t. II, 67).

Ne sont-ce pas là choses qui sentent furieusement le témoin direct? En vain alléguera-t-on que Montaigne aurait pu les tenir de ses compagnons de voyage. Entre eux et lui, les rapports d'âge et de condition ne comportaient pas de telles confidences. Ces quatre compagnons étaient tous de très jeunes gens, dont certains avaient à peine 20 ans. Charles d'Estissac, le benjamin, fils de Louise de La Beraudière, dite « la belle Rouet », ancienne fille d'honneur et membre de l'« escadron volant de Catherine de Médicis (c'est à cette dame qu'est dédié le chapitre VIII, livre II, des Essais, « De l'affection des pères aux enfants~), n'eût certainement pas abordé ce sujet avec son mentor. Bernard de Cazalis, sieur de Fraiche, venait d'épouser la plus jeune sœur de Montaigne; il avait, d'ailleurs, quitté la compagnie à Padoue pour s'y perfectionner dans l'art de l'escrime. Bertrand Eyquem,


sieur de Mattecoulon, le plus jeune des frères de Montaigne, avait juste vingt ans; c'était, lui aussi, un ferrailleur qui réussit à se faire arrêter à Rome même, après un duel sanglant et peut-être déloyal entre gentilshommes français, comme Montaigne le raconte, non dans le Voyage, mais dans les Essais (II, xxxvn). Quant au quatrième sire, Du Hautoy, on n'en sait rien, sinon qu'il était Lorrain et ami de Charles d'Estissac, et ne devait donc guère être plus âgé que lui.

Plus encore que leur jeunesse, les goûts et les humeurs de ces compagnons les éloignaient de Montaigne. Ils n'étaient nullement lettrés, nullement épris d'histoire, d'archéologie, de langues anciennes ou modernes, et les perpétuels détours que ce vieux latiniste leur imposait pour visiter des ruines célèbres les ennuyaient beaucoup. Ce qui était pour lui un plaisir, « lequel il trouvoit si doux que d'en oublier la foiblesse de son âge et de sa santé, il ne le pouvoit imprimer à nul de la troupe ». Dans le troisième livre des Essais, il multiplie les allusions à sa solitude morale pendant ce voyage, à l'ignorance ou à la stupidité de ses compagnons:

Il leur semble estre hors de leur élément quand ils sont hors de leur village; où qu'ils aillent, ils se tiennent à leurs façons, et abominent les estrangières. Retrouvent-ils un compatriote en Hongrie, ils festoient ceste aventure; les voilà à se rallier et à se recoudre ensemble. La plupart ne prennent l'aller que pour le venir; ils voyagent couverts et reservez, d'une prudence taciturne et incommunicable, se deffendant de la contagion d'un air inconnu. C'est une rare fortune, mais de soulagement inestimable, d'avoir un honneste homme, d'entendement ferme et de mœurs conformes aux vostres, qui aime à vous suyvre j'en ay eu faulte extreme en tous mes voyages. Il vaut mieux encore estre seul qu'en compaignie ennuyeuse et inepte.

Un désaccord si bruyant n'exclut-il pas toute confidence, même et surtout amoureuse? Quel était, au sur-


plus, le camarade de Montaigne capable d'observer les mœurs et de les noter, avec la curiosité, la finesse psychologique et le talent de Montaigne lui-même? N'est-il pas évident ici que l'auteur se confond avec l'acteur? Aux eaux de La Villa, où il va faire sa cure, il ne semble pas que ses compagnons l'aient suivi: qu'avaient-ils besoin de se laver le rein et la vessie? Ils étaient sans doute restés à Rome, où, faute d'autre passe-temps, ils se battaient entre eux (duel Mattecoulon). La documentation des bains est donc tout entière de Montaigne seul. Or, en Italie comme en France et en Allemagne, les villes d'eaux étaient alors des lieux de plaisir et même de débauche. La Villa ne faisait point exception à la règle. Un proverbe italien que cite le Journal invitait les maris qui voulaient être pères à y envoyer leur femme sans s'y rendre eux-mêmes:

Chi vol che la sua donna impregni

Mandila al bagno, c non ci vegni.

Toujours d'après le Journal, une des sources s'appelait La Innamorata. Pour attirer encore plus de galante compagnie, ou pour s'assurer plus de choix, le philosophe y donne des bals: <:J'y dansai moi-même, dit-il, pour ne /KM p6ui6!f~e ~rop .r<w'er~e. Au deuxième de ces bals, il affecte huit ou dix prix pour les plus belles ou plus gentes danseuses, et l'un de ces prix une paire d'escarpins il le donne à une jolie fille hors du bal, ou, pour le citer lui-même, car il s'évertue alors à écrire en italien: Ne diedi uno a Mna bella </tOMme /'Mofa del ballo. L'aveu est si clair que le récent traducteur italien du Journal, M. Alessandro d'Ancona, n'a pu s'empêcher de s'exclamer ici: < Ah coquin de Gascon! Irrévérence qui lui a valu les foudres de notre distingué confrère M. Edmond Pilon, le dernier en date des éditeurs français du Voyage. M. Pilon, à qui, pourtant, le passage des étuves a donné chaud, veut que la gauloiserie et 36


même la gaillardise de Montaigne n'aient jamais franchi les bornes de la décence. Nous avouons être moins sûr de sa vertu et pencher très fort vers l'avis de M. d'Ancona. Faut-il citer encore cet extrait du séjour à La Villa où Montaigne, pour un homme chaste, se préoccupe si curieusement de l'état des membres « par lesquels il a le plus failly »

Ho sentito subito, e chiaramente, scemare il sonaglio mio dritto, se per casi l'aveva qualche volta gonfiàto, come assai volte m'aviene (II, 252).

Dernier écho des jours volupueux d'Italie, ce souvenir du chapitre XI, livre III, des Essais (Des Boiteux): On dict en Italie, en commun proverbe, que celuy-Ià ne cognoit pas Venus en. sa parfaicte douceur qui n'a pas couché avec la boiteuse. Par la seule authorité de l'usage ancien et publique de ce mot, je me suis aultrefois faict accroire avoir receu plus de plaisir d'une femme de ce qu'elle n'estoit pas droite, et mis cela en recepte de ses grâces.

Seul, le mot « autrefois » recule un peu une expérience qui ne devait dater que de cinq ou six ans. N'est-il pas clair que Montaigne a voulu vérifier le proverbe sur place et au lieu même où il l'avait ouï?

§

Les dénégations du Journal, quoique molles, embarrassées et en contradiction parfaite avec un contexte libidineux comme avec les aveux plus ou moins explicites des Essais, n'en conduisent pas moins à poser le problème de la sincérité de Montaigne. Cette sincérité, à vrai dire, est suspecte depuis longtemps. Jean-Jacques Rousseau, qui avait longuement étudié notre homme et l'a imité beaucoup plus qu'on ne croit, l'avait déjà rudenient déniée dans une première préface aux Confessions, et il n'a peut-être écarté cette page que parce qu'elle eût trop appelé l'attention sur le maître qu'il avait pillé.


Voici ce texte que Sainte-Beuve a, le premier, retrouvé et publié:

Je mets Montaigne à la tête de ces faux sincères qui veulent tromper en disant vrai. Il se montre avec des défauts, mais il ne s'en donne que d'aimables il n'y a pas d'homme qui n'en ait d'odieux. Montaigne se peint ressemblant, mais de profil. Qui sait si quelque balafre à la joue ou un œil crevé du côté qu'il nous a caché n'eût pas totalement changé la physionomie ?

Il est assez curieux qu'après avoir divulgué ce morceau, Sainte-Beuve, qui venait de flairer dans Montaigne l'homme de plaisir et le débauché, n'ait pas poussé outre et achevé le portrait déjà esquissé sur sa toile. Sans doute a-t-il reculé devant ce qui eût semblé une exécution et préféré s'en tenir à l'image conventionnelle que la littérature s'était faite de l'auteur des Essais. Peutêtre est-il des courants qu'il vaut mieux ne pas remonter. Et puis, si injuste et si amer pour ses contemporains, Sainte-Beuve ne gardait-il pas aux morts des trésors d'indulgence ?

Rousseau ayant lui-même remisé son attaque, remontons à ceux dont il s'était inspiré, c'est-à-dire à messieurs de Port-Royal. Voici ce que dit de Montaigne la fameuse Logique d'Arnauld et de Nicole:

Il parle de ses vices pour les faire connoistre, et non pour les faire détester; il ne prétend pas qu'on l'en doive moins estimer il les regarde comme des choses à peu près indifférentes, et plustost galantes que honteuses. S'il les découvre, c'est qu'il s'en soucie peu et qu'il croit qu'il n'en sera pas plus vil ny plus méprisable, mais quand il apprehende que quelque chose le rabaisse un peu, il est aussi adroit que personne à le cacher (7).

Les deux maîtres jansénistes, à qui les Essais suffisent pour juger de la vertu de Montaigne, n'eussent donc (7) L. III, ch. xix.


pas pris le change sur les détours de son Journal, s'ils l'avaient connu. Ils insistent sur un autre de ses défauts, également très choquant, et qui est son immense vanité: Un auteur célèbre de ce temps remarque agréablement qu'ayant eu soin fort inutilement de nous avertir en deux endroits de son livre qu'il avoit un page, qui estoit un officier assez peu utile en la maison d'un gentilhomme de six mil livres de rente, il n'avoit pas eu le mesme soin de nous dire qu'il avoit eu aussi'un clerc, ayant esté conseiller du Parlement de Bordeaux cette charge, quoyque très-honorable en M< ne satisfaisant pas assez la vanité qu'il avoit de faire paroistre partout une humeur de gentilhomme et de cavalier, et d'un éloignement de la robe et des procès. 11 y a, néanmoins, de l'apparence qu'il ne nous eust pas celé cette circonstance de sa vie, s'il eust pu trouver quelque maréchal de France qui eust été conseiller de Bordeaux, comme il a bien voulu nous faire sçavoir qu'il avoit été maire de cette ville, mais après nous avoir averty qu'il avoit succédé en cette charge à Monsieur le Maréchal de Biron et qu'il l'a~oit laissée à Monsieur le Maréchal de Matignon.

Joseph Scaliger, contemporain et même ancien condisciple de Montaigne, disait déjà que, de son vivant, ses prétentions nobiliaires étaient l'objet de la raillerie générale à Bordeaux, où tout le monde avait connu les Eyquem. Montaigne, sur ce point, trompe sciemment son lecteur, en se faisant passer pour gentilhomme de vieille souche. Il va jusqu'à prétendre que Montaigne est son nom patronymique, et que, loin de l'avoir emprunté à une terre, ce sont ses aïeux qui l'ont donné à cette terre Quant à Eyquem, ce n'est qu'un surnom:

Je n'ay point de nom qui soit assez mien; de deux que j'ay (son nom et son prénom), l'un (le nom, Montaigne), est commun à toute ma race, voire encores à d'autres. Et si les miens se sont autrefois surnommez Eyquem, surnom qui touche encores une maison connue en Angleterre (II, xvr). Il dit de Montaigne, sa terre:


C'est le lieu de ma naissance et de la pluspart de mes ancestres ils y ont mis leur affection et leur nom.

Or, son père seul avait pu y naître, le château et le fief n'ayant été achetés qu'en 1478, seize ans avant sa naissance et cinquante-cinq ans avant celle de Michel. Son père signa et se qualifia longtemps « Pierre Eyquem, escuyer » il ne prit le titre de seigneur de Montaigne que pour se distinguer de ses frères aînés, qui se faisaient appeler les sieurs de Saint-Michel, de Gavias et de Bussaguet. Les propres frères de Montaigne se dénommaient Thomas Eyquem, sieur de Beauregard, Pierre, sieur de La Brousse et d'Arsac, Arnaud, sieur de Saint-Martin, et Bertrand, sieur de Mattecoulon (celui qui l'accompagna dans le voyage). Le nom de Montaigne, loin d'être commun à toute sa race, n'était donc qu'un nom de terre porté depuis deux générations à peine par l'aîné de la famille. La très'petite et très récente noblesse du vaniteux écrivain se révèle par un autre détail: tandis que, dans ses dédicaces, il donne ridiculement du « monseigneur à son père, les suscriptions des lettres à sa femme portent plus modestement: <:A madamoiselle de Montaigne titre qui ne se donnait qu'aux bourgeoises, aux femmes d'anoblis ou de très minces écuyers. Elle se trahit encore par sa joie naïve, quand il lui arrive de passer pour un vrai noble: « Ils nous prinrent pour barons et chevaliers dit-il des bons Allemands d'Augsbourg. Ce n'était pas une méprise à l'égard de son quasipupille Charles d'Estissac, descendant d'authentiques barons de l'Aunis, et sans doute petit-neveu de l'évêque Geoffroy d'Estissac, protecteur et ami du grand Rabelais; mais c'en était une complète à l'égard du sire frais émoulu de Montaigne: d'où son immense satisfaction (7 bis).

(7 bis) La qualité des voyageurs est, d'ailleurs, indiquée dans l'ordre de la présentation au pape, laquelle fut faite par l'ambassadeur de France. Le premier est, malgré sa jeunesse, M. d'Estissac, et le second seulement, malgré son âge, son cordon et ses dignités, M. de Montaigne. Le troisième, Mattecoulon. Le quatrième, enfin, Du Hautoy.


Dans tout son livre, il affecte d'être, non robin, mais gentilhomme de nom et d'armes et comme c'est la guerre et ses exploits qui font le gentilhomme, il parle sans cesse de la guerre, et d'un air profondément entendu. Il s'écrie: Simpliciora milifares decent. C'est pourquoi il recherche si fort l'ordre de Saint-Michel, bien qu'il ne convienne qu'à demi de sa brigue:

Je demandois à la fortune o«<o~ qu'autre chose l'ordre de saint Michel estant jeune; car c'estoit lors l'extreme marque d'honneur de la noblesse françoise, et très-rare. Il est infiniment probable qu'il s'était démené au moins autant pour cet ordre insigne qu'il le fit plus tard pour le titre de citoyen romain. Ce diplôme parfaitement vain, il multiplia, en effet, les démarches pour l'obtenir, et nous avons son propre aveu. Car le Montaigne qui n'écrit que pour lui seul dément celui qui écrit pour la postérité, le Montaigne des Essais. Tandis qu'au chapitre IX du livre III, ce diplôme est mis au nombre des < faveurs venteuses que la fortune lui a, « non pas accordées, mais offertes », voici ce que relate, au moment même, le Journal de uot/aye.'

Je recherchay ét amploïay tous mes cinq sans de nature ppur obtenir le. litre de citoyen romain. J'y trouvay de la difficulté. Toutefois, je la surmontay.

Aveux qu'il cherche, d'ailleurs, à rétracter lorsqu'il ajoute, sans vraisemblance, qu'il n'y a <: employé nulle faveur, voyre ni la science seulement d'aulcun François Il avait presque sûrement des lettres d'introduction d'Henri III, dont il était gentilhomme de la chambre, et il dut profiter, en outre, de celles de son jeune et noble ami Charles d'Estissac.

Ne le croyons donc pas lorsqu'il fait la petite bouche devant le collier de Saint-Michel. Cet ordre était il le dit lui-même la récompense non seulement des vaillants hommes, mais des < capitaines fameux (II, vu).


Un Bayard ne l'avait obtenu qu'aux approches de la cinquantaine, après toute une vie d'honneur et d'exploits, couronnée par l'héroïque défense de Mézières. Mais Montaigne se plaint que cette haute et noble distinction ait été avilie presque aussitôt après lui avoir été donnée. Inconscience ou impudence que son compatriote Brantôme relève, non sans verdeur: Nous avons vu des conseillers sortis des cours de Parlement quicter la robe et le bonnet carré et se mettre à traisner l'épée et se charger de ce collier aussitost, sans aultre formé d'avoir fait la guerre, comme fit le sieur de Montagne, duquel le mestier estoit meilleur de continuer sa plume à escrire ses Essais que la charger avecques une espée, qui ne le, suyvoit si bien (8).

Montaigne obtint, en effet, le collier dès 1571, à trentehuit ans. Il n'y avait qu'un an qu'il s'était démis de sa charge au Parlement de Bordeaux, et il n'avait quitté la robe que pour se retirer sur sa terre et s'y livrer en paix au commerce des <: doctes muses~. Remarquons même que, s'il avait commencé à écrire, il n'avait encore rien publié, hors la traduction de Raymond Sebond et les œuvres de La Boëtie. Où était, en tout cela, son mérite guerrier, et comment osait-il se mettre au rang des « capitaines fameux ? Si l'ordre de Saint-Michel s'est avili, il faut bien avouer que Montaigne y a été pour quelque chose et que ce sont des choix comme le sien qui ont commencé à le discréditer.

Mais il tenait essentiellement à se muer en homme de guerre. Il a fait campagne, dit-il, et voici les plus notables impressions qu'il en rapporte:

Depuis quelques années, aux courvées de la guerre, quand toute la nuit y court,. comme il advient communément, après cinq ou six heures, l'estomach me commence à troubler, avecques vehemente douleur de teste, et n'arrive point au' jour (8) Les Vies des Capitaines Illustres Article Tavannes.


sans vomir. J'ay veu beaucoup de gens de guerre incommodez du dereglement de leur ventre tandisque le mien et moy ne nous fallions jamais au poinct de nostre assignation, qui est au sault du lit, si quelque violente occupation ou maladie ne nous trouble (III, xin).

Où et quand a-t-il donc servi? Les savants auteurs de la grande édition de Bordeaux, entre autres M. Pierre Villey, l'ont vainement cherché. Montaigne n'a pris part à aucune des batailles qu'il cite. Il ne pouvait être à celle de Dreux, bien qu'il l'appelle < nostre batailles. Cette année-là (1562), le jeune conseiller s'est bien rendu à Paris, il a même suivi la cour au siège de Rouen; mais il ne faisait partie ni de l'armée de Guise, ni, encore moins, de celle de Coligny, qui fut battue en cette journée. Il n'était pas, non plus, à la rencontre de Rochel'Abeille (mai 1569), et pas davantage à Jarnac, ni à Moncontour. C'est trois ans après avoir reçu l'ordre de Saint-Michel qu'on le trouve, pour la première fois sous les armes. En mai 1574, il est authentiquement mobilisé et va rejoindre l'armée royale au camp de Sainte-Hermine, en Poitou. Mais le duc de Montpensier, qui commande cette armée, le détache aussitôt près du Parlement de Bordeaux, d'où il ne reviendra plus. Là commence et s'achève sa carrière militaire. Au début de son grand voyage de 1580, il passera par La Fère, qu'assiège son ami le maréchal de Matignon; il y rendra même les derniers devoirs à un autre ami, qui vient de s'y faire tuer, le comte de Grammont, mari de la belle Corisande. Mais aussitôt, il poursuivra sa route vers les villes d'eaux et les paysages célèbres, sans se préoccuper de la guerre et de son issue. Les seuls dangers qu'il semble avoir courus dans sa vie sont ceux que, d'ailleurs, il raconte, du fait de brigands, des coups de main sur son château, dans la dernière phase des guerres civiles, et de l'attitude souvent menaçante des milices de Bordeaux, pendant qu'il était maire. Au reste, le long récit qu'il fait


d'une simple chute de cheval permet d'imaginer ce qu'il aurait dit d'un combat, s'il y eût jamais pris part. Encore une fois, qui songerait à le lui reprocher, si cet homme de plume ne s'était posé en foudre de guerre? Une dernière circonstance le montre dans une posture encore plus fâcheuse. Ïl s'agit de sa capture par des brigands ou des ligueurs, au chapitre XII du livre III des Essais. Ecoutons ce premier récit:

Me voilà prins et rendu, retiré dans l'espez d'une forest voisine.

Cette forêt, il ne la nomme pas, sans doute par prudence, mais, pour accroître notre anxiété, il ajoute: Ils entrèrent en grande contestation de ma vie. Nous sommes au comble de l'émotion. Mais, soudain, brusque revirement:

Je veis revenir, à moi le chef avec paroles plus douces se mettant en peine de rechercher en la troupe mes hardes escartées et me les faisant rendre, selon qu'il s'en pouvoit recouvrer, jusques ci ma boîte.

C'est-à-dire jusqu'au petit coffre où était son argent. Et à quoi tenait ce changement si prompt et si total? Le plus apparent qui se demasqua et me feit cognoistre son nom, me redict plusieurs fois que je debvois cette déférence a mon visage, liberté et fermeté de mes paroles, qui me rc/tdoient indigne d'une telle mesadventure.

On admirera l'extraordinaire talent que Montaigne a de mentir, et de mentir avec l'accent de la sincérité et de la candeur la plus parfaite, art inégalé depuis le vieil Ulysse qui débitait, comme on sait, des mensonges semblables à la vérité Car il n'y a pas un mot de vrai dans cette histoire, et c'est Montaigne lui-même qui se charge de nous le prouver. Car, il subsiste deux versions de l'événement, et toutes deux de lui; la première, celle


que l'on vient de voir, arrangée dans les Essais pour la beauté de sa figure et l'éclat de son nom; l'autre écrite de sa main, à l'instant même, dans une lettre au maréchal de Matignon, datée d'Orléans, le 15 février 1588: Monseigneur, vous arés sceu nostre bagage pris à la forest de Villebois, à nostre veue. Depuis, après beaucoup de barbouillage et de longur, la prinse jugée injuste par Monsieur Je Prince (9). Le ligueu a faict cette prinse, que previnrent M. de Barraut et M. de la Rochefocauld. La tempeste est tombée sur moi, qui avois mon arjant en ma boîte. Je n'en ai rien recouvert et la plupart de mes papiers et hardes leur sont demurées (10).

Est-il possible de mieux tromper son monde? La première histoire, Montaigne l'a, sinon inventée de toutes pièces, du moins déformée à plaisir,.pour se donner un air avantageux: calme imperturbable, fermeté stoïque dans le danger et jusque devant la mort; bref, la figure d'un Socrate ou d'un Caton, si imposante que les bandits mêmes en sont frappés et renoncent à leur crime! Peut-on encore croire à la sincérité d'un homme capable de travestir ainsi tout ce qui le regarde? Ce père de tous les « confessionnistes et de tous les <égotistes~, depuis Jean-Jacques jusqu'à Stendhal, n'est qu'un faux observateur de soi,, qui n'écrit que pour s'embellir, non pour se peindre. Peut-être la preuve expérimentale étaitelle superflue, tant il est évident qu'on ne pose pas devant soi-même pour se peindre tel qu'on est, mais tel (9) Henri 1er, prince de Condé. Une trêve avait été conclue entre les partis. Voila sans doute pourquoi le prince, quoique protestant, put juger injuste une prise faite par des ligueurs, ce qui explique, d'ailleurs, que ceux-ci n'aient tenu aucun compte du jugement.

(10) On voit, par cette lettre autographe, comme par les précédents extraits du Journal de Voyage, copiés littéralement sur le manuscrit par Meusnier de Querlon, que l'orthographe de Montaigne diiTérait profondément de celle de ses éditions, même originales. Cet humaniste, qui écrivait arfant et ~<MO/<e, s'en remettait à son imprimeur du soin de corriger ses fautes. La grande édition de Bordeaux, en respectant à la fois l'orthographe des additions manuscrites de l'exemplaire qu'elle a reproduit, et celle du texte imprimé, présente donc une combinaison un peu étrange que nous n'avons pas cru devoir imiter dans l'édition des Essais que nous avons donnée aux Classiques Plon. p. B.


qu'on se voit, c'est-à-dire infiniment plus beau que nature.

Montaigne, toutefois, nous trompe avec tant d'adresse et tant de charme que nous ne soupçonnons ni la ruse, ni la feinte. Il a le don suprême de tous les grands dupeurs, l'air de la franchise et même de l'innocence, le ton de la plus parfaite et de la plus exquise bonhomie. Lui, se vanter? Nul n'affecte mieux la modestie et toutes les vertus qu'il n'a pas. Il va jusqu'à s'accuser de défauts imaginaires, comme de manquer de mémoire, alors qu'il sait par cœur tous les poètes latins; de « peindre b (écrire) «insupportablement mal », alors que son écriture est très lisible, bien formée, naturellement élégante et parfois même belle, surtout en cette fin du xvi" siècle où il en est tant d'horribles et d'indéchiffrables. Mais ce ne sont là que menus défauts, pour en cacher de plus grands et s'accorder des. qualités encore plus hautes. Montaigne s'est ainsi modelé sa propre statue, mais fautil s'étonner qu'elle ne lui ressemble en rien? Il s'est représenté en noble de vieille souche, chevalier armé de pied en cap, tel qu'il est encore, par une imposture suprême, sculpté sur son tombeau; vieux guerrier rentré en son château pour y méditer en paix, se suffisant à lui-même, n'attendant rien, ne demandant rien à personne sceptique, désabusé, détaché de tout, entièrement revenu des vanités de ce monde; sensuel et débauché peut-être, car, au temps des Valois, c'était là, si l'on ose dire, péché mignon, mais en imagination et en paroles plus qu'en actes. Or, il était le contraire de tout cela. Lui, sans ambition? Toute sa vie, il ne cesse de quémander, se donnant un mal étrange pour des rubans, des cordons et les faveurs «les plus venteuses ». S'il renonce à la magistrature, c'est simple accès de dépit, parce qu'il ne réussit pas à obtenir l'avancement qu'il désire. Conseiller à la chambre la plus basse du Parlement de Bordeaux, il veut monter à la grand'chambre,


ou, tout au moins, à la Tournelle, et on lui refuse l'une et l'autre. Il affecte de dédaigner la politique, la cour et le service des rois; et il l'a, au contraire, follement convoité et recherché sans relâche. Sinon, pourquoi tant de voyages à la cour? Etait-ce la place d'un philosophe uniquement épris de retraite, d'indépendance et de méditation ? Pourquoi en rapporter, tantôt une place de gentilhomme de la chambre, tantôt un collier de SaintMichel ? Là encore, il ne peut s'empêcher de trahir son ambition déçue, mais, comme toujours, ce n'est pas dans son livre, c'est dans une lettre au chancelier de l'Hospital, en lui adressant les poèmes latins de La Boëtie. On y lit ces étranges doléances:

Cette considération m'a souvent consolé, sçachant M. Estienne de la Boëtie l'un des plus propres et nécessaires hommes aux premières charges de la France, avoir, tout le long de sa vie, croupy mesprisé es cendres de son fouyer domestique, au grand interest (prejudice) de nostre bien commun. Tout le long de sa vie, un homme mort à trente-deux ans? Fallait-il le prendre au berceau pour le faire ministre ? Mais n'est-ce pas à lui-même que Montaigne songe et veut surtout faire songer son correspondant; n'est-ce pas lui qu'on laisse, à trente-sept ans, « croupir mesprisé es cendres de son fouyer domestique ? Car cette solitude, cette studieuse retraite qu'il vante au lecteur naïf, voilà, au fond, ce qu'il en pense: pour lui, c'est un affront immérité, et, pour ceux qui ne l'en tirent pas, une honte. Les plus grands et les plus difficiles emplois n'excèdent pas sa capacité, il le dit à plusieurs reprises et jusque dans ces Essais où il veut se donner une figure tout autre que la vraie:

Il y a des voyes moins ennemies de mon goust et plus conformes à ma portée par lesquelles si elle (ma bonne fortune) m'eust appelé autrefois au service public et à mon avancement vers le crédit du monde, je sçay que j'eusse passé par-dessus la raison de mes discours pour la suivre (III, i).


J'eusse servy les roys, trafique plus fertile que tout autre (III, ix).

Il dut se rabattre sur la mairie de Bordeaux, qu'il avait sollicitée comme le reste (11), car, bien que la nouvelle ait paru le surprendre en Italie, il dit lui-même qu'il' l'attendait depuis quatre mois. Le Journal porte, en effet, à la date du F' septembre 1581

Si j'eusse reçu de France les nouvelles que j'attendois depuis quatre mois sans en recevoir, je fusse parti sur le champ. Ces nouvelles si attendues, ce sont celles qu'il reçoit six jours plus tard, et qui lui apprennent sa nomination. Cet essai de ses aptitudes fut, au reste, concluant. Dans des circonstances difficiles, Montaigne montra beaucoup de conscience, de sang-froid; d'application et même d'activité. Ce prétendu amateur, cet homme qui se dit volontiers nonchalant et négligent, entendait ainsi prouver qu'il était digne de beaucoup mieux que la mairie de Bordeaux, et il n'a pas craint, cette fois, de le proclamer lui-même:

Toutes charges importantes ne sont pas difficiles; j'estois préparé à m'embesogner plus rudement un peu, s'il en eust été grand besoing; car il est en mon pouvoir de faire quelque chose de plus que je ne fois et que je n'aime à faire (III, x). On ne saurait nier que Montaigne n'ait été un très adroit et très fin politique, chose, pourtant, qu'il a grand soin de celer. A l'en croire, il n'y a pas plus naïf et plus ingénu que lui; pour un peu, il se peindrait en paysan du Danube. Jamais il n'a menti aux princes, dit-il, et il leur a toujours dit sa pensée. Comment aurait-il fait, cet homme qui ment comme il respire? Peut-être, ainsi (11) Etait-ce par hasard qu'au début de son voyage, il était passe pas La Fèt'e, qu'assiégeait le maréchal de Matignon ce maréchal qui devait être nomme lieutenant-général en Guyenne, eu même temps que lui, Montaigne, devenait maire de Bordeaux?


qu'il le donne à entendre, en ce siècle empesté de tromperie, de bassesse et de duplicité, la franchise oh! une franchise très relative lui a-t-elle paru l'habileté suprême? Le fait est qu'il a évolué entre les partis avec un art merveilleux, évitant à la fois de s'en aliéner aucun et de s'attacher à aucun, sauf, à la fin, au parti royal. Son ami De Thou, qui admire sa subtilité, nous conte qu'il faisait également la cour au roi de Navarre et au duc de Guise, leur servant même d'intermédiaire, comme plus tard entre le roi de Navarre et Henri III. Il cultive avec soin la cour de Nérac, tout en la surveillant pour le compte du roi de France. S'il fait disparaître après coup la dédicace de l'apologie de Raymond Sebonde, adressée d'abord à la reine de Navarre, Marguerite de France, première femme d'Henri IV, c'est qu'il pressent la rupture entre les deux époux. Rien ne révèle plus cette dédicace que trois lignes laissées par mégarde au milieu du texte:

Vous pour qui j'ay prins la peine d'estendre un si long corps, contre ma coustume, ne refuyrez point de maintenir vostre Sebond par la forme ordinaire d'argumenter de quoy vous estes tous les jours instruite.

Mais comment s'attacher à celle qui n'allait plus être que la < reine Margot » ?

Montaigne fut simultanément ou successivement l'homme des trois Henri. Il était aux Etats de Blois quand mourut tragiquement le premier d'entre eux, Henri de Guise, le Balafré. De toutes ces intrigues, il se garde bien de dire le moindre mot, et nous n'en saurions rien si sa correspondance avec le maréchal de Matignon ne nous révélait en lui cet homme nouveau, ce Montaigne insoupçonné, politique souple et retors, que les Essais nous cachent. Tout montre qu'il serait arrivé à ses fins sous le dernier des Henri, le bon. Le Béarnais avait pour lui de l'estime et de l'attachement, dus, non à


la lecture d'un livre que le roi n'avait sans doute pas eu le temps d'ouvrir, mais à de longs services personnels. Henri, qui avait à plusieurs reprises passé ou séjourné au château de Montaigne, en .eût certainement employé et récompensé le propriétaire. Il l'avait convoqué en 1590 et y avait mis une insistance qui témoignait d'une volonté ferme et bien arrêtée. Mais, en 1590, Paris refuse de s'ouvrir au roi de Navarre et la Ligue y règne encore deux ans plus tard, quand Montaigne meurt. Ainsi tombent toutes les offres royales offres d'argent, rares de la part d'un prince aussi besogneux et qui annonçaient probablement l'octroi prochain des plus grands honneurs et des plus hautes charges. Montaigne collaborateur de Sully, voilà le spectacle qui a manqué à la France. Peut-être alors eût-on connu sa vraie figure, tandis qu'il ue nous reste que cet amusement de son esprit, ce livre où il s'est déguisé pour plaire et se consoler de sa vaine attente.

PAUL BALLAGUY.


M~MOMND~M D'~ jED/r~L/R

CHARLES CROS

ANECDOTIQUE

Charles Cros, en 1875 oh 1876, nous demanda de prendre en dépôt, dans notre librairie, son Coffret de Sanvolume qu'il avait édité à son compte chez un imprimeur de Nice et qui portait la firme de Lemerre comme éditeur.

Nos relations devinrent rapidement amicales; il se lia même étroitement avec mon cousin Joseph Tresse, alors chef de la maison, mort prématurément en décembre 1877, à vingt et un ans.

Chez nous, Cros fit la connaissance de Coquelin Cadet, qui était de nos amis. Tous deux, de 1876 à 1880, venaient à peu près tous les quinze jours, en été, passer le dimanche chez nous, à Clamart, où nous avions pour proche voisin le caricaturiste André Gill, alors à l'apogée de son talent.

En ce temps-là, le voyage, pour se rendre à Clamart, était assez pittoresque. Dédaignant le chemin de fer lui-même fort lent, on grimpait sur l'impériale d'une sorte d'omnibus-diligence qui, cahin-caha, en une heure et demie, vous transportait de la Cour des Fontaines (au Palais-Royal) à Clamart!

Le monologue commençait à être en vogue et Coquelin Cadet en était le grand-prêtre; la Comédie-Française lui laissant de grands loisirs, il en profitait pour se produire


partout et principalement dans les soirées mondaines, où il était fort goûté.

Une pièce du Cof fret de Santal, Le Hareng Saur, le frappa par son originalité et il l'ajouta à son répertoire; guidé par Cros sur la façon dont cette fantaisie devait être dite, son succès fut .très grand. Cros, sollicité par son interprète, trouva, en s'amusant, toute une série de monologues avec lesquels Cadet eut un énorme succès. Tous sont originaux et quelques-uns sont de véritables petits chefs-d'œuvre, tels le Bilboquet et le Capitaliste; cependant, celui qui faisait un effet considérable et eut le plus de succès fut l'Obsession.

Ces dimanches étaient un régal pour nous; en petit comité, l'élocution de Cros devenait presque posée, son débit perdait de sa précipitation habituelle et les profanes que nous étions pouvaient suivre et comprendre les explications qu'il nous donnait de ses inventions: le Paléophone (qui, ultérieurement, est devenu le phonographe d'Edison); la photographie des couleurs; la fabrication des pierres précieuses, rubis, diamants; les communications interplanétaires, etc.; l'homme était d'un savoir universel, d'une lucidité et d'une assurance telles qu'il vous semblait que toutes les inventions merveilleuses dont il vous entretenait étaient réalisées et déjà choses courantes!

Le malheur chez Cros était que, quand il croyait avoir, ou avait trouvé, la solution du problème qu'il poursuivait, il l'abandonnait pour un nouveau.

Lui-même, d'ailleurs, n'a-t-il pas, en tête de sa brochure de février 1869: Solution générale du problème de la photographie des couleurs, fait la déclaration suivante

J'ai trouvé une méthode générale pour arriver à enregistrer, fixer et reproduire tous les phénomènes visibles, intégralement, c'est-à-dire dans leurs deux ordres de caractères 37


primordiaux, les figures et les couleurs. Je vais exposer cette méthode et les règles pratiques qui en dérivent. Qu'on ne s'étonne pas si, auparavant, je n'apporte pas de résultats réalisés, et si je ne cherche pas, par moi-même, à exploiter mon idée. Je n'ai eu ni antérieurement, ni actuellement, aucun moyen de réalisation. Chercher ces moyens me serait une grande dépense de temps et de mouvement, dépense qui serait dérivée du travail de mise en pratique. Ceci n'est pas dit pour que quelqu'un me vienne en aide. Je n'en ai pas un vif désir, attendu qu'ayant été longtemps obligé de me passer de ces moyens, je me suis habitué à poursuivre plutôt les problèmes généraux de la science que les réalisations particulières.

tes solutions que j'ai trouvées au problème spécial de la photographie des couleurs sont publiées à la suite, et je ne m'en suis pas réservé la propriété commerciale. C'est la conséquence de l'insouci que j'ai de réaliser par moi-mcinc; l'idée entre dans le domaine public et les savants spéciaux, les expérimentateurs habiles ne seront gênés en rien dans leurs recherches. Ils pourront en outre, et il est nécessaire qu'il en soit ainsi, se rendre possesseurs exclusifs des procédés particuliers indispensables à l'obtention du résultat final.

Quant au profit que j'en retirerai, il est aussi très réel, quoique moins simple à définir. En supposant que, dans un temps donné, des résultats que je ne crois pas pouvoir être obtenus en dehors de mes principes soient publiés, il me sera facile de faire reconnaître' que j'y suis pour quelque chose. Alors au plaisir de voir mon idée prendre forme et vie sans que j'aie eu à faire de travail pénible, s'ajoutera toutes possibilités de récompenses diverses, d'appréciation extérieure favorable de ma valeur relative, et autres avantages semblables. Je passe maintenant à mon sujet. Après la lecture d'une pareille profession de foi, il n'y a pas heu de s'étonner que le génial Gros soit mort dans la misère!

Nos inventeurs, aujourd'hui, beaucoup plus intéressés


et beaucoup plus pratiques que Charles Cros, souriront d'une pareille déclaration.

Il était naïf de penser qu'après avoir fait reconnaître « qu'il y était pour quelque chose », il verrait s'y ajouter <: toute possibilité de récompense Le phonographe, dont il est le réel inventeur, lui a-t-il apporté une <! récompense » ?

Pour la fabrication artificielle du diamant, du rubis, ou autres pierres précieuses, il quitta Paris pendant quelques mois. Il avait trouvé un protecteur, le duc de Chaulnes, qui lui donna l'hospitalité et un laboratoire, dans un de ses châteaux. Rentré à Paris, on lui procura je ne sais plus par quel intermédiaire un laboratoire au Muséum. Il y trouva la synthèse de la fabrication des pierres précieuses; mais, pour ces premières réalisations, le prix de revient des pierres artificielles était supérieur au prix des pierres naturelles. Il ne put, d'ailleurs, continuer ses travaux: la disposition du laboratoire lui fut retirée sur la plainte des habitants du quartier, les ingrédients qu'il brûlait les empuantant, paraît-il.

Je n'ai pas à m'étendre ici sur ce qu'ont été les inventions de ce précurseur au cerveau si fécond. Qu'on veuille bien pour cela se reporter à la très belle étude écrite par M. Emile Gautier et qui sert de préface au second volume de vers de Charles Cros, le Collier de Griffes, l'on se rendra compte du savant extraordinaire qu'était le

s

poète.

Gros et Cadet se lièrent étroitement et la collaboration de l'auteur et de l'interprète donna d'excellents résultats et ftit profitable à l'un et à l'autre.

Mais l'interprète poussait quelquefois sa « collaboration au delà de ce que pouvait accepter l'auteur, qui avait tout comme Villiers de l'Isle-Adam, dans un cas


identique un scrupuleux souci de son œuvre, fût-ce une courte fantaisie. Exemple:

Dimanche.

Ma chère Madame Tresse,

Voici le texte exact qu'il faut faire imprimer et pas un autre; je ne donnerai le bon à tirer que de celui-là (1). Pourquoi diable donnez-vous mes épreuves à corriger a Coquelin? Il n'est pas l'auteur, il n'est pas mon professeur au Collège. Je suis seul responsable de ce que j'écris; qu'il supprime, qu'il ajoute tout ce qu'il voudra à la diction, mais vous n'avez pas à le consulter pour le texte que je signe. Pardonnez-moi ma vivacité, mais vrai, vous avez eu tort de recommencer un système qui m'a déjà si justement indigné, comme vous vous en souvenez.

L'affaire de la rue Beaubourg n'a plus aucun sens dans le volume, à cause des coupures et modifications qui y ont été faites sans mon aveu.

Malgré tout, croyez à mon amitié pour vous et pour Mademoiselle Tresse mes respectueux hommages.

CHARLES CROS.

Néanmoins, grâce à Cadet, Cros réalisa ses idées je parle de ses monologues, qui, sans lui, seraient restées, sans doute, à l'état de projet. Aurait-il même cherché des « sujets sans la certitude d'avoir l'interprète rêvé pour faire connaître ses fantaisies? Je ne le crois pas.

L'interprète, de son côté, trouva, par Cros, des monologues originaux, apportant, au genre dans lequel son talent de comédien triomphait, la note d'art qui lui manquait.

Cros n'a pas « inventé le monologue, ainsi qu'on l'a dit, celui-ci sévissait avant lui, mais il l'a rénové, ce qui est déjà beaucoup; il lui a donné* une note nouvelle, très personnelle et non égalée par ses imitateurs. Grâce à cela, le monologue a connu, pendant une dizaine d'années, de 1877 à 1887, une vogue extraordinaire. (1) II s'agissait de son monologue Le Capitaliste.


Mais, si répandus. que soient ses monologues, ils ne rapportaient presque rien à leur auteur; le prix usuel pour l'édition était modeste et les droits sur les représentations publiques quasi nuls, puisqu'ils étaient surtout dits dans les salons. Un peu désappointé de voir son interprète encaisser des cachets de 500 francs ou de 1.000 francs, alors que lui, l'auteur, ne touchait rien, il récriminait et les rapports entre lui et Cadet devinrent aigres. Prenant la cause de Cros en main, j'arrivai à un arrangement secret par lequel, sur 10 de son cachet, Coquelin Cadet abandonnerait à Cros la part proportionnelle à lui revenir, suivant le nombre de monologues de lui, dits au cours de la soirée.

Cet arrangement fut tenu; mais Cadet, qui l'avait subi, ne créa plus aucun monologue nouveau de Cros et, peu à peu, abandonna le répertoire de son auteur le plus goûté, pour des œuvres d'auteurs auxquels il n'avait à verser aucun droit.

Leurs relations s'espacèrent vite pour cesser bientôt 'complètement: leur collaboration était terminée. Dans le même temps, Cros, cédant aux instantes sollicitations d'un de mes confrères, m'abandonna pour lui donner ses derniers monologues à éditer. Le bon filon était-il perdu, la veine tarie? C'est probable, car ses fantaisies dernières sont moins heureuses que les précédentes.

Quoique nos « relations commerciales aient été rompues au commencement de l'année 1883, nous étions restés en bons termes pendant quelques années encore, et parfois il me faisait l'amitié de s'adresser à moi dans les moments par trop difficiles. Il ne s'agissait plus d'avances, comme auparavant, mais de prêts, qu'il m'a d'ailleurs toujours scrupuleusement remboursés. Exemple

Mon cher Victor,

Je vous attends au café du Théâtre. Voudriez-vous bien


me rapporter le reçu de .500 francs. Je vous remettrais la somme.

Je n'ai qu'un billet de 1.000, ayez donc la monnaie à me rendre.

A vous.

CHARLES CROS.

Mais, ce billet de mille francs était, chez Cros, une chose exceptionnelle; car, alors qu'on profitait et tirait bénéfice de ses trouvailles ,lui se débattait dans des difficultés pécuniaires, témoin, parmi d'autres, la pitoyable lettre suivante

Paris, le 9 juillet 1883.

Mon cher Victor,

Demain matin il faut que je paye mon loyer et mes impositions pour sortir mes meubles (je vais demeurer en face, n° 144, rue de Rennes).

J'ajt fait convention avec une agence pour mon déménagement, les hommes vont arriver, il faut absolument que je paie.

J'ai compte sur vous, et vous n'êtes pas là, vous avez oublié?

On n'oublie pas ces choses-là. Vous revenez ce soir. Avant minuit, ou après, vous lirez ceci. Aussitôt lu, envoyez-moi les 300 francs qui me sont, je vous le jure, absolument indispensables demain matin à la première heure.

Il le faut! J'ai compté sur la parole de Madame Tresse et j'ai arrangé les choses en conséquence. Il ne se peut donc pas, demain matin, que les hommes qui viendront prendre les meubles s'en retournent les mains vides, que ma quittance de loyer et que mes impositions (menace de commandement) ne soient pas payés; sans compter bien d'autres détails dpnt je vous fais grâce.

Donc, quelle que soit l'heure, envoyez-moi cela, mon cher Victor, il le faut absolument. Je ne comprends pas votre oubli jusqu'à cette heure.

A vous.

CHARLES GROS,

t63, rue de Rennes.


§

La famille Cros était très curieuse et extrêmement intéressante.

Le père, Simon-Henry Cros, professeur dans divers lycées de province, était l'auteur de deux importants ouvrages, Théorie de l'homme intellectuel et moral, en deux volumes, et le second: Pandynamisme et Panthéisme.

Ses trois fils, Antoine, Charles et Henry, extraordinairement doués, étaient des êtres exceptionnels. Tous trois de véritables artistes et des esprits surprenants. Physiquement, ils étaient fort dissemblables.

Le docteur Antoine l'aîné, je crois était un peu replet, et il avait l'air d'un bon bourgeois à la santé florissante. II a plus particulièrement pratiqué la médecine, ce qui ne l'empêchait pas d'être un poète de talent. Il a fait éditer un volume de vers, une tragédie antique d'après Eschyle et un à-propos sur Molière qui fut dit à l'Odéon par Porel. Comme médecin, il a publié: Etudes nouvelles de médecine pratique et de pathologie générale, les décoordinations organiques; les Fonctions supérieures du système nerveux, recherches des conditions organiques et dynamiques de la pensée; l'Orgonographie plessimétrique et un rapport médico-légal sur les expertises faites après la mort. Comme philosophe et sociologue, il est l'auteur de: Demain, pensées politiques pour la rénovation de la France; les Neutres Formules du Matérialisme; le Problème, nouvelles hypothèses sur la destinée des êtres.

Henry Cros avait la figure pâle, encadrée d'une courte barbe noire, et semblait toujours avoir la fièvre. La tête fine était celle d'un seigneur du xvi' siècle. D'abord céroplaste, avec passion et talent, il abandonna .la cire pour s'adonner avec réussite à la cuisson et au façonnage de la pâte de verre polychrome. De son petit atelier de la


manufacture de Sèvres, sont sortis, des mains du maître-verrier, des œuvres d'art appréciées et recherchées. A l'époque où il travaillait la cire, il a publié (en 1884) un livre qui fait autorité, L'Encaustique et les autres procédes de pjetnturie chez les anciens, histoire et technique (2).

Charles Cros est né à Fabrezan (Aude), le 1" octobre 1842; il est mort à Paris, dans une maison, 5, rue de Tournon, sur laquelle, le 30 avril 1927, on a apposé une plaque avec un médaillon le représentant de profil. Elle est libellée ainsi:

Charles Cros, poète et savant français, inventeur du phonographe, est mort dans cette maison le 9 août 1888. Aujourd'hui, son fils a obtenu que son nom soit donné à une rue dans Paris.

Physiquement, Charles Cros avait le type d'un Hindou maigre, le teint très basané, les cheveux abondants et crépus, les lèvres fortes, l'œil pétillant et les pommettes saillantes. La parole qui, cependant, était très rapide, ne l'était pas suffisamment encore pour suivre sa pensée, de sorte que la phrase était souvent inachevée, alors qu'il en commençait une autre et les mots, parfois, étaient amputés d'une syllabe.

Son fils Guy, physiquement, lui ressemble beaucoup, quoique chez lui le type hindou, plus européanisé, soit très atténué.

Ch. Cros, après avoir publié sa brochure sur la photographie des couleurs, en publia une autre cinq mois après: Etudes sur les moyens de communication avec les planètes.

Puis, en 1873, il fit imprimer à Nice son Cof fret de Santal. Le livre est dédié à Nina de Villars, son inspiratrice mais lors de la nouvelle édition, en 1879, il supprima cette, dédicace.

(2) Son fils Jean Cros, céramiste-verrier qui lui avait succédé & ta manufacture de Sèvres vient de mourir à 47 ans, en avril 1932.


L'exemplaire personnel de Nina de Villars, sous la dédicace imprimée, de la première édition

A Nina

J'offre ce Coffret de Santal

portait, de la main de Cros, les vers suivants:

Ton capiteux parfum d'été

Seul, parmi d'autres, est resté,

Quand on fouille au fond de ce coffre, Sous quelques fleurs sèches, il n'a Rien qui ne soit à toi, Nina

Prends-le, rends fier celui qui l'offre.

Charles Cros m'a apporté, en 1879, le texte d'un monologue en vers, Le C~otun, qu'il m'a dit être de Nina de Villars, me demandant de l'accepter pour une des huit séries du recueil Saynètes et monologues, que j'éditais à cette époque. C'est Nina de Villars qui est venue encaisser les droits d'auteur qui lui revenaient, et c'est elle qui a corrigé les épreuves; celles-ci m'ont été rapportées par un de ses familiers un peintre, F. L. Tout le texte qui composait le Cof fret de Santal, édition de Nice, est entré dans la nouvelle édition de 1879; mais, pour celle-ci, l'auteur a modifié le sonnet-préface, changé les titres des divisions du volume et le classement des pièces; six tercets primitivement dédiés à Berthe le' sont maintenant à Degas. Il a, surtout, augmenté son livre de trente-neuf pièces nouvelles, et non des moindres. La plus importante est le Fleuve, dédié à Legouvé, dédicace qui surprend. Ce poème, sans dédicace, avait paru en 1874 sous la forme d'une jolie brochure, tirée seulement à cent exemplaires et ornée, dans le texte même, de huit eaux-fortes de Manet. Elle est extrêmement rare.

J'avais intéressé Ernest Legouvé, familier de notre librairie, à Cros et à son pauvre sort; je lui avais communiqué les épreuves du livre (Le Fleuve ne lui était


pas encore dédié), en vue de le faire couronner par l'Académie. Legouvé, à qui lc livre plaisait, et qui avait une grosse influence sur ses collègues, s'employa activement pour arriver à ses fins, mais il ne put vaincre l'opposition qu'il rencontrait; l'Académie, toujours prude, ne voulait pas couronner un livre dans lequel elle estimait se trouver des pièces légères!

Legouvé tourna la difficulté en faisant couronner Le Fleuve. A cette combinaison, le Coffret de Santal perdait le bénéfice de la publicité qu'il aurait trouvé à être couronné, mais Ch. Cros touchait un prix qui était au moins de 1.000 francs, sinon de 3.000 francs. Voilà pourquoi Le Fleuve a été dédié à Legouvé.

Une très belle pièce, L'Archet, sans dédicace dans la première édition, est, dans la réimpression, dédiée à Mlle Hjardemaal, qui devint la femme de Charles Cros quelques mois après l'apparition du livre. Mme Cros était danoise, elle avait été la gouvernante de la princesse Dagmar. et de son séjour à la cour elle avait gardé la trace, car sa distinction était certaine.

Belle personne, elle était très plaisante, fort agréable, placide et d'une belle carnation. Elle adorait son mari, on la sentait pleine d'admiration pour lui. Chose curieuse, je ne suis jamais allé chez Cros à aucune époque de sa vie, et cela malgré notre intimité. Quand le ménage venait dîner chez nous, comme Mme Cros nourrissait son fils, le jeune Guy (je n'ai jamais connu le second, né en 1881 et mort à dix-sept ans), elle l'amenait avec elle. Après la tétée, Cros lui faisait boire une demi-cuillerée à café de cognac et le père de nous expliquer: « L'alcool, s'il n'est pas absolument indispensable à l'être humain, lui est cependant nécessaire; l'alcool devrait être monopole d'Etat et n'être vendu que par les pharmaciens, sur ordonnance du médecin.

Il nous parlait aussi de la disparition des races: « Les Germains anéantiront les Latins, ceux-là seront ensuite


anéantis par les Slaves qui, eux-mêmes, disparaîtront par les jaunes. C'est la race jaune qui, finalement, couvrira la terre. C'est une question de siècles. » En mars 1874, voici Ch. Gros rédacteur en chef d'une revue mensuelle: la Revue du Monde Nouveau. Ce périodique bien présenté, imprimé par Jouaust sur du beau papier, ne publiant que de l'inédit, n'a duré que trois mois. Et cependant, quels rédacteurs effectifs elle avait: Paul Arène, Jean d'Alheim, Aubanel, Banville, Cabaner, Antoine, Charles et Henry Cros, Cladel, Alph. Daudet, Alex. Ducros, Dierx, Ch. Frémine, Raoul Gineste, de Heredia, Juvigny, Leconte de Lisle, Gustave Mathieu, Albert Mérat, Mallarmé, Germain Nouveau, Ch. de Sivry, Sully Prudhomme, Toupié-Béziers, Valade, Villiers de l'IsleAdam, Zola.

Charles Cros, dans sa revue, a publié cinq pièces de lui: Scène d'Atelier, avec un dessin de Manet; Roses et Muguets, avec la musique de Cressonnois; Li-Taï-Pé, avec la musique de Ch. de Sivry; la Science dé l'Amour, avec une cire d'Henry Cros, dessin de l'auteur, gravé par Prunaire, et l'Alchimie moderne. Cette dernière pièce n'a paru, je crois bien, nulle part ailleurs. Son collaborateur Cabaner était un musicien étrange; il a mis le Hareng Saur en musique, c'est tout dire! Sur la couverture des numéros de la Revue du Monde nouveau, Cros annonçait, comme devant paraître: Mecanique cérébrale, 1" partie: la Perception, et les Chansons perpétuelles, titre qu'il a employé pour la première division de la nouvelle édition du Coffret de''SanM. Charles Cros a fait partie des H~/dropef/nes, des /7;'f.sufes et des Zutistes, trois groupements littéraires successifs, qui ont tenu une certaine place parmi les jeunes écrivains, il y a une cinquantaine d'années, et desquels sont sorties des personnalités dont Charles Cros n'est pas la moindre.

Alphonse Allais, son biographe à l'époque, nous donne


comme véridique le quatrain suivant, commis par Cros à quatre ans:

Je suis à ma fenêtre,

Devant le Luxembourg.

J'écoute la trompette

Et aussi le tambour.

Dans le même temps 1879 Georges Lorin (Cabriol) accompagne l'amusante charge de Cros, qu'il venait de publier, du sonnet impromptu suivant:

Leurs noms, presque connus, s'homonyminisaient. C'était vers l'an mil neuf cent soixante-dix-neuf Leurs rêves de savants se volatilisaient

Dans un essor puissant vers un monde plus neuf. Ils s'appelaient tous Cros. Sur le parchemin veuf Les tons de l'arc-en-ciel, un beau jour, s'irrisaient. L'air ouvrait ses chemins. Par leurs efforts de bœuf Sur le verre les mots se phonographisaient. Par eux, buveurs de bière et fumeurs de cigares Coquelin faisait rire en monologuisant

Le Coffret de Santal rayonnait, séduisant. Le bonheur s'étendait jusques au fond des gares La voix des sourds-muets sortait de son linceul, Et tous ceux-là. n'était qu'un seul.

Les trois groupements dont il est ci-dessus fait mention, dissous, Charles Cros est allé, comme certains de ses camarades, au Chat Noir et, dans le journal attaché à l'établissement de Salis, il a publié Vision ët le Diamant enfumé, qui, ont pris place dans le Collier de Grif fes, le recueil posthume pieusement assemblé par son fils Guy, également poète et écrivain de valeur.

Le Collier de Gri f fes n'a pas eu le succès qu'il aurait dû trouver. Son tour viendra, je crois. Pour le Cof fret de Santal, qui est un livre de premier ordre, il a bien fallu vingt ans pour écouler un millier d'exemplaires! et s'il a été réimprimé au bout de ces vingt ans, c'est grâce au


beau geste d'un poète, geste que j'ai tenu secret jusqu'à ce jour.

Le 10 juin 1903, je reçus la visite de la poétesse Renée Vivien, que je ne connaissais que par ses œuvres. Pourquoi ne réimprimez-vous pas le Coffret. de Santal, qu'on me dit être épuisé?

Parce que, mademoiselle, j'ai mis plus de vingt ans pour en écouler un millier d'exemplaires, et s'il me faut dix ans pour vendre les cinq cents exemplaires d'une réédition et uniquement pour ne rentrer que dans mes débours, vous comprendrez que j'hésite, car ce n'est pas là une brillante opération commerciale.

Et si, moi, qui admire le livre de Cros, je vous achetais cinquante exemplaires de cette réédition pour 600 francs, le réimprimeriez-vous?

De suite, le temps de faire faire les clichés et de tirer.

Voici les 600 francs, mais je vous demande de taire mon intervention.

C'est pourquoi, de cette nouvelle édition de 1903, j'ai tiré contrairement à l'usage pour une réédition six exemplaires sur papier de Hollande, afin d'en offrir un à Renée Vivien. C'était bien le moins!

Le souvenir du joli geste de cette gracieuse femme, faisant revivre l'œuvre d'un autre poète, n'a pas été sans m'influencer lorsqu'il s'est agi d'éditer le Collier de Griffes,

P.-V. STOCK


APOLLINAIRE EN RHÉNANIE

ET LES « RHENANES~ D'<: ALCOOLS~. »

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c(a'A;)dj'cB!i/.

Le titre de « Rhénanes est fait pour rendre rêveur tout lecteur allemand d'Alcools. Si on devait en chercher une traduction allemande, on dirait à peu près « Rheinlieder et on sentira tout de suite quels échos ce mot est susceptible d'éveiller chez nous. Une contribution française à notre « Rheinromantik doit donc nous toucher particulièrement. H est naturel aussi que l'intérêt d'un admirateur' et biographe allemand d'Apollinaire se porte spontanément sur ces poèmes et sur le séjour que notre poète fit en Rhénanie. Or, il se trouve qu'on était très peu renseigné jusqu'à maintenant sur ce séjour. Apollinaire qui, pendant toute sa vie, fut attiré par l'occultisme, excellait aussi dans l'art de s'« occulter soi-même, si je puis dire. Il était très avare de renseignements sur ses voyages en Allemagne. On en était réduit à de vagues interprétations des textes. Des documents nouveaux, que nous devons à l'extrême amabilité de Mme Apollinaire et dont on lira quelques-uns ici, vont nous permettre d'éclaircir un peu la question. Ils nous ont rendu possible de marcher, en Rhénanie, sur les traces de notre « voyageur sur terre Nous sommes capables, désormais, de le suivre dans la plupart de ses déplacements. Combinées avec les indications que l'on peut tirer de l'œuvre même d'Apollinaire, ces


précisions nouvelles nous ont aidé à reconstituer un itinéraire approximatif.

Quand Apollinaire, en août 1901, quittait Paris pour l'Allemagne, il ne partait pas au hasard, ni pour faire une simple promenade touristique sur les bords du Rhin. Il avait un mobile plus arrêté. Il partait parce que là-bas l'attendait un emploi de précepteur dans une famille rhénane. Ce fait aussi a pu être mis en doute, faute de preuves. Seul le fidèle André Salmon était à même d'affirmer que son ami était revenu d'une Allemagne « oit l'occupèrent de modestes préceptorats ». D'autres croyaient « que rien n'était moins assuré Pour effacer le moindre doute à ce sujet, je reproduis ici le certificat de service bien en règle dont fut gratifié Apollinaire quand il quitta son emploi et l'Allemagne, en août 1902. On y lit

Je certifie que M. Wilheim de Kostrowitzky a été depuis le 21 août 1901 jusqu'au 21 août 1902 dans ma maison eh qualité de précepteut'i Je n'ai qu'à me louer de ses capacités et de sa conduite morale. Il ne me quitte que sur sa demande. VICOMTESSE E. DE MILHAU.

Neu-Glùck bei Oberpleis

Kreis Sieg

le 24 Août 1902

J'ai transcrit le document tel quel; il est rédigé en français, sauf l'attestation de la signature, de la main du maire d'Oberpleis. Le tout, du reste, semble bien avoir été dressé dans le dessein charitable de rendre service aux biographes d'Apollinaire en peine de « pièces justificatives Les dates du 21 août 1901 et du 21 août 1902 font supposer qu'Apollinaire s'était engagé pour une année très exactement. Cela nous épargne de nous demander pour quelles raisons il a quitté la Rhénanie. Apollinaire n'avait pas à rougir d'exercer un tel emploi, surtout en Allemagne. Lui, qui savait tant de choses, n'ignorait certainement pas que le préceptorat a été


une phase traditionnelle et presque consacrée dans la carrière de beaucoup de nos poètes et philosophes classiques et romantiques. Il pouvait se consoler aussi en songeant à Jules Laforgue, qui avait occupé une place à peu près analogue, un peu plus élevée dans les rangs, il est vrai. Ce rôle, d'ailleurs, n'était pas tout à fait nouveau pour Apollinaire. Il était très pauvre à son arrivée à Paris. Pour gagner sa vie, il avait été obligé déjà de donner des leçons. MM. Marius-Ary Leblond, qui ont très bien connu Apollinaire à cette époque, m'ont dit l'avoir vu une fois promener deux ou trois élèves sur les quais. Ils ajoutent spirituellement qu'il leur enseignait sans doute à bouquiner à bon marché. Il est vrai que ces jeunes gens n'auraient guère pu trouver mieux pour se faire endoctriner dans ce huitième des arts libéraux. De professeur à précepteur, il n'y a pas un abîme à franchir. Nous n'avons pas pu savoir comment les deux parties contractantes ont été mises en relations ici, tous les participants étant morts depuis. Il ne serait pas sans intérêt, pourtant, d'y voir un peu plus clair. On aimerait à pouvoir déterminer, par exemple, si, parmi d'autres raisons qui ont pu le pousser à rechercher ou à seulement accepter ce préceptorat, il y avait son désir de voir le Rhin. A ce propos, toutes les hypothèses sont possibles. Nous nous résignerons à n'en formuler aucune.

Le premier but du voyage d'Apollinaire était la ville de Honnef, sur la rive droite du Rhin. Il y arriva en descendant le Rhin depuis Andernach, après avoir fait la traversée de l'Eifel. Au commencement de son conte Que Wo-Ve (dans Z/Here~ar~ue), il a évoqué ce pays dans un joli tableau synthétique. Il nous le décrit comme « l'Eifel volcanique aux mers mortes que sont les mares de Daun, l'Eifel où jaillit la source de Saint-Apollinaire, et où le lac de Maria Laach est un crachat de la Vierge. » A Honnef résidait son hôtesse, la vicomtesse Elinor de


Milhau, dont nous avons vu le nom sur le certificat de service. Elle était d'origine allemande, issue d'une famille de la haute bourgeoisie commerciale de Cologne, les Holterboff, qui, plus tard, était venue se fixer à Honnef. Un mariage avait conféré à la demoiselle Holterhon' son nom français et des titres de noblesse. H paraît, d'ailleurs, que la comtesse s'était largement francisée. On l'appelait, dans toute la contrée, c die franzôsisehe Gratin (la comtesse française). Elle s'entourait d'un personnel qui était français du haut en bas. Apollinaire, comme précepteur de sa fille unique, Gabrielle, y occupait le rang le plus élève. Ces Holterhoif-Milhau étaient de riches propriétaires, menant grand train de vie, possédant villa et maison de campagne, régnant sur de vastes terres et de grandes fermes à Honnef et dans les environs, jusqu'à Andernach. Le mariage français y avait encore ajouté de grandes propriétés en France, un château en Normandie. C'était de la plus haute société rhénane, frayant avec la noblesse jusque dans l'entourage de l'empereur. De ces témoins directs du séjour d'Apollinaire, aucun ne vit plus aujourd'hui. La comtesse Gabrielle, l'élève d'Apollinaire, est morte à Cologne il y a deux ans, un an seulement après sa mère. Apollinaire ne dut pas s'arrêter longtemps à Honnef. Nous le retrouvons, au commencement de septembre 1901, dans la maison de campagne de ses hôtes, à NeuGlück, située à une trentaine de kilomètres au nord de Honnef (de là est daté le certificat de service). C'est à Neu-Glück qu'Apollinaire a passé la plus grande partie de son année rhénane, avec les interruptions de quelques séjours assez courts à Honnef et celle, plus longue, de son grand voyage à travers l'Allemagne et une partie de l'Empiré autrichien, en mars, avril et mai 1902. On voit que les devoirs de sa charge lui laissaient assez de liberté, Si cet emploi n'était pas précisément une sinécure, on peut donc supposer du moins qu'il ne lui pesait pas trop 38


lourdement. Ainsi, Neu-Glück a été le cadre ordinaire de l'existence d'Apollinaire en Rhénanie. C'est là qu'il a reçu les premières impressions du paysage rhénan, les plus profondes sans doute aussi, parce que les plus prolongées. Neu-Glück se prête à merveille à ce genre d' ~initiations. Il est situé au milieu des collines à pente douce et aux formes suavement arrondies des Sept Montagnes et du Westerwald. N'était le « Œlberg », la colline la plus élevée des Sept Montagnes, dont on a constamment devant les yeux la croupe boisée, typiquement volcanique, on pourrait se croire en Franconie. Ainsi qu'en Franconie, on rencontre ici beaucoup de maisons à cloisonnage, « ces belles maisons nettement blanches et noires », comme dit Apollinaire dans le poème Vendémiaire, qui contient encore plusieurs autres souvenirs de la Rhénanie. La campagne, à peu près déserte, abonde en pépinières, et l'on peut marcher longtemps sans qu'un paysan vous croise et vous salue, pipe en bouche et mains dans les poches. La maison de NeuGlück elle-même est perdue au milieu de quelques pauvres maisons, qui arrivent tout de même à former un petit village. Le bureau de poste le plus proche se trouve à une heure de chemin, dans la petite ville d'Oberpleis, où Apollinaire dut aller faire contresigner son certificat par le magistrat. Son adresse se compliquait par conséquent de ces précisions supplémentaires spéciales aux petits trous de campagne que le courrier a de la peine à atteindre Neu-GIûck, Post Oberpleis, Kreis Sieg, Rheinland.

Si on cherche la maison de Neu-Glück (« BonheurNouveau en français), on traverse d'abord le petit village, dont le nom ne nous intéresse pas. Derrière un tournant de la route, on donne du nez contre un bâtiment et on reste d'abord un peu ébahi, tant la « somptuosité de la maison tranche sur la pauvreté des quelques bicoques que l'on vient de dépasser. C'est un petit


château gothique profane, construit vers la fin du siècle par quelque obscur Viollet-le-Duc rhénan, disciple de Zwirner sans doute. Mais il a eu la chance de pouvoir travailler avec les matériaux du terroir. C'est le style à cloisonnage: murs badigeonnés de blanc et poutres de bois passées au rouge, avec des rosettes sculptées et peintes de vives couleurs. L'ensemble est d'un mauvais goût ingénu et bien sympathique. On a voulu <: faire riche » évidemment, sans éviter de faire petit. L'appellation officielle dit bien « Landschlosschen Neu-GIûck (<: châtelet de campagnes) avec toutes sortes de diminutifs. A l'extérieur, qui est si bien dans le « goût allemand rien ne fait soupçonner que la maison a été construite et habitée par la « comtesse française Il y a quelques lys bourboniens, cependant, sculptés sur les barreaux en pierre du sous-sol, devant lesquels l'observateur se demande ce qu'ils ont à faire ici. A l'intérieur, au contraire, il n'y a plus de doute possible, surtout à voir le plafond du second étage. Il est à caissons de bois et orné dans toute son étendue des armes des provinces françaises. C'est une collection complète, aux couleurs éclatantes, où l'or a été prodigué; une véritable page d'armorial projetée sur ce ciel de bois. La comtesse était loin, on le voit, de renier sa patrie par alliance. Cette ornementation est sans doute unique en Allemagne. On voit aussi qu'Apollinaire ne devait pas se sentir trop dépaysé sous ce ciel aux « couleurs de France~. D'ailleurs, les Français qui aimeraient à se persuader de l'existence de cette petite <: île de France au cœur de la Rhénanie n'ont qu'à y venir. Le « château abrite aujourd'hui une pension de famille, hospitalièrement ouverte à tout le monde et aux Français en particulier, m'a-t-on assuré.

De Neu-Glück, Apollinaire a pu pousser ses premières reconnaissances sur les bords du Rhin. Nous allons le. suivre dans une de ses excursions, heureux de pouvoir


la laisser raconter par Apollinaire lui-même. Il a donné en effet un récit détaillé d'une de ses randonnées la première de toutes, probablement, dans une lettre à sa mère et à son frère, datée du 19 octobre 1901 et inédite jusqu'ici. La voici

Ma chère Maman,

Mon cher Albert,

J'ai été pendant une semaine en voyage. Nous sommes restés un soir en panne à Rhondorf, et nous avons voyagé ensuite en chemin de fer pendant sept jours. D'abord à Andernach où j'avais passé en venant, de là nous avons été à Krayerhof, bien de la famille Holterhofr. C'est alors que j'ai été au Laacher See à pied, près de là. Tout ceci se trouve dans l'Eifel. J'ai vu la source Apollinaris près du Rhin et dans la terre de Krayerhof (300 ha. d'un morceau) il y a trois sources meilleures. Le Laacher See (Lac de Laach) est un lac aussi joli que le lac du Bourget, qui appartient avec tous les terrains et forêts qui l'entourent au couvent de Maria Laach. C'est un couvent de Bénédictins, le plus grand d'Allemagne et visité et protégé par l'empereur. C'est à la fois le Solesmes et la Grande Chartreuse d'Allemagne. C'est très ancien avec de belles peintures murales, des fresques aux colonnes, un sarcophage en bois peint représentant je ne sais quelle princesse avec ses chiens à ses pieds. Le jour que j'y fus, un dimanche, le prieur Dom Benzler venait d'être fait évêque de Metz. Il est resté en prières toute la journée, ce qui a fait que je n'ai pu entrer au couvent proprement dit. J'ai vu les moines et le prieur à vêpres, leurs cérémonies sont curieuses. Ils ont l'électricité dans l'église. J'ai encore été au château de Namedy, chez le baron Solemacher, chambellan de l'empereur. Puis à Bonn, à Cologne et là j'ai été libre toute une journée, c'est alors que j'ai été à Düsseldorf tout seul. Les chemins de fer sont très peu chers et comme je n'avais qu'à payer mon voyage de Cologne à Düsseldorf, j'ai pris les 4" (90 pf. aller et retour). A Dùsseldorf j'avais été invité depuis longtemps par le maitre d'école. J'ai été très bien reçu dans sa famille, j'ai été au théâtre le soir et je suis reparti le lendemain. Il n'y a pas dans Paris d'aussi beaux magasins qu'à Dussel-


dorf. J'ai acheté une paire de chaussures à 8,50, Je vais tâcher d'avoir tout ce qu'on me doit en poche. Nous ne partons pas encore. Cette semaine nous quittons Neu-Glück pour aller habiter Honnef, mais vous pouvez encore écrire ici. Nous resterons à Honnef assez longtemps pour meubler la villa où doit venir la reine de Suède. Honnef, Rhondorf, Godesberg, Konigswinter sont des petits trous aussi chers que les villes de la Méditerranée dont ils ont un peu l'aspect. Pour le moment je n'ai pas encore froid. J'espère que vous allez bien. Ces jours nous avons été encore a Siegbourg et à Hennef et à Eitorf, tout ceci près de la Sieg, affluent du Rhin. Je vous embrasse de tout mon cœur,

Votre W. DE KOSTROWITZKY.

Cette lettre nous peint bien Apollinaire « pérégrinant », dans tous les sens du mot. Ne pas visiter un couvent, et à pied, ainsi qu'il sied à un bon pèlerin? C'est un pèlerin pour plus d'authenticité. Quand il se modernise et monte en chemin de fer, voyageant à ses propres frais, il doit compter ses pfennigs et prendre les <: quatrièmes~. Il serait un peu embarrassé aujourd'hui, peut-être, car, malheureusement, on a supprimé cette classe pour poètes pauvres (1). Notons que, dans sa lettre, il n'omet point de mentionner la source Apollinaris. Nous l'avons déjà vue jaillir dans le passage sur l'Eifel que nous donnions plus haut. On s'imagine aisément avec quelle sorte de satisfaction souriante miamusé, mi-sérieux Apollinaire s'est <: miré » dans la source qui portait « son nom~. On sait qu'il n'aimait pas à être plaisanté à la légère sur cette coïncidence. André Billy a relaté dans son Apollinaire Vivant comment le poète envoya ses témoins à un journaliste qui s'était permis une taquinerie d'un goût assez médiocre sur ce sujet. Le nom de la fontaine n'est pas seul à rap(1) Il s'en souviendra encore dans un conte du e Poète Assassine s où il y a un personnage très riche et très avare qui émigré en A)!emagne parce que là < Jcs trains ont des wagons de quatrième ciasse :).


peler Apollinaire dans ce pays. Un peu plus en aval de la source, à Remagen, existe le Mont Apollinaris (Apollinarisberg), couronne d'une église d'Apollinaris. Notre poète aurait pu y adorer en bon catholique qu'il était à ses heures la tête de son saint et patron, relique fameuse dans toute la contrée pour le grand nombre de miracles qu'elle a opérés en des temps meilleurs. Il n'y a guère de pays qui eût pu paraître plus « destiné à quelqu'un s'appelant « Apollinaire Le porteur de ce beau pseudonyme était heureusement assez enclin à la superstition pour pouvoir se sentir subtilement appelé dans ces lieux comme par une « vocation n mystérieuse. S'il y est venu par le hasard d'un emploi, le hasard était ,du moins, très providentiel.

Les renseignements qu'Apollinaire donne à sa mère sur les différents endroits visités au cours de son voyage sont assez précis, je pense. Ils se passent de plus de commentaires. Il convient seulement de les compléter par les allusions qu'il y a faites dans son œuvre. Nous procéderons ainsi à une sorte de vérification sur place. Il reparlera encore une fois, plus tard, de sa visite au couvent de Maria Laach, dans une de ses chroniques du Mercure de France (août 1915). Le récit y comporte quelques modifications. Apollinaire l'a remanié et a ajouté des détails nouveaux, amusants pour la plupart, mais qu'il serait trop long de rapporter ici. (On les trouve à la page 187 des < Anecdotiques ~). On ne doit guère douter laquelle des deux rédactions représente la version authentique. Cologne et Bonn sont visitées aussi par Croniamental au cours du chapitre « Voyage du Poète Assassiné. Il ne parait pas que Cologne ait beaucoup impressionné Apollinaire. La cathédrale semble l'avoir frappé surtout par ses proportions. Croniamental se contente de la saluer sommairement et de la trouver <: énorme et « colossale Bonn n'est jamais mentionnée autrement qu'associée avec le pont qui


relie la ville à celle de Beuel, de l'autre côté du Rhin. Cela s'explique aisément. Apollinaire avait à traverser ce pont chaque fois qu'il se rendait à Bonn en venant de Neu-Glück. C'est aussi sur ce pont que fait son apparition, au chapitre du Poète A~saystinë déjà cité, un « vieux rabbin prophétique de Dollendorf, petit village situé sur le chemin de Neu-Glück à Bonn. Il a l'intention louable d'aller se saouler à Bonn en compagnie de « MM. les étudiants de la Borussia dans leur brasserie attitrée, le <: Hâhnchen (qui existe encore). Il faut être familier ici avec les « circonstances d'impossibilité que l'intention du rabbi implique pour mesurer le comique condensé par Apollinaire dans ce court épisode. La <: Borussia est l'association d'étudiants la plus hermétiquement exclusive qu'il y ait en Allemagne. Les fils de la famille impériale en font partie par tradition. C'est un trait hautement burlesque que d'en associer les membres, pour une beuverie de la nuit de Noël, avec un vieux juif jurant et sacrant en allemand, en hébreu et en jargon, comme nous le présente Apollinaire. Il l'aurait fait trinquer avec le Prince de Galles que cela eût été moins paradoxal certainement.

Les autres noms que nous avons rencontrés dans la lettre ne reviennent pas dans l'oeuvre. D'ailleurs, ils sont de peu d'importance. Mais nous avons dit que cette lettre ne relate qu'un seul des voyages d'Apollinaire. Nous avons donc à compléter la liste, en y ajoutant les endroits dont on peut prouver, par d'autres recoupements, qu'Apollinaire les a visités. Vis-à-vis de Honnef, où nous savons qu'il a habité quelque temps, se trouve la petite ville de Rolandseck. Son nom sert de titre à un poème d'Apollinaire. Cette pièce ne fait pas partie des <: Rhénanes aujourd'hui; elle a été recueillie plus tard dans Il y a. Apollinaire a eu certainement ses raisons pour la reléguer hors du cycle de ses « Rhénanes Cela ne doit pas nous empêcher d'en citer une strophe caracté-


ristique; mieux que ne saurait le faire toute description, elle nous montre le poète dans le cadre du paysage rhénan

A Rolandseck je rêvais sur la rive verte La nonne de Roland dans l'île Nonnenwerth Semblait passer ancienne parmi les fillettes Les Sept Montagnes dormaient comme les bêtes EnBn lasses qui gardaient les princesses légendaires Et rêvant j'attendais le bac rectangulaire. (Il y a, p. 89.)

De Honnef, il remonte un peu le cours du Rhin en amont, et c'est Coblence. Le spectacle de la « confluentia du Rhin et de la Moselle semble l'avoir impressionné beaucoup. Il lui apparaît sous l'image de deux « liquides mains jointes pour la prières {~Vendémiaire A~coo~ p. 167). Un peu plus loin, nous apprenons que c'est l'Europe même qui ainsi « prie nuit et jour à Coblence~. Apollinaire a bien réussi à résumer dans ces images ce qui fait la substance de ce pays sa « catholicité foncière et son caractère d'ancien carrefour européen. Au delà de Coblence, il pousse jusqu'à Bacharach. C'est là qu'il aurait composé le poème des « Rhénanes au titre célèbre entre tous La Loreley, si nous en croyons les indications qu'il donne lui-même. Naturellement, le premier vers du poème

A Bacharach, il y avait une sorcière blonde,

ne saurait en être une preuve suffisante. D'abord, il n'est point nécessaire de se rendre en personne à Bacharach pour pouvoir écrire ce vers. Et puis, le poème d'Apollinaire est la traduction de la Lorc ~ay de Clemens Brentano, qui commence de la même façon. Il aurait évidemment pu faire cette traduction aussi bien à Neu-Glück ou à Honnef. Mais, dans le numéro du Festin -d'~o~, où le poème d'Apollinaire fut publié pour la première fois (en février 1904), il porte date et lieu: « Bacharach,


mai 1902 Il semble donc bien qu'il ait fait sa traduction vraiment « sur place Comme toute bonne traduction, le poème d'Apollinaire est une traduction libre, une « transposition plutôt. Il s'y montre traducteur très habile. Le poème de Brentano comprend 25 strophes, celui d'Apollinaire n'en a que 19. Il y a beaucoup, chez Apollinaire, qu'on ne trouve pas dans l'original. Ce qu'il ajoute ainsi du sien, ce sont toujours des formules bien trouvées, des images heureuses. Le poème de Brentano gagne du reste à être abrégé. L'action en devient plus condensée, plus dramatique. Bacharach semble être le dernier endroit qu'il ait atteint en amont sur le Rhin. Nous n'avons nul indice qu'il soit allé plus loin. Il nous plaît qu'il se soit arrêté là, comme s'il eût voulu inscrire le nom de la Loreley sur la borne extrême de son itinéraire rhénan.

Si nous savons a peu près maintenant ce qu'Apollinaire a vu de la Rhénanie, nous ignorons de quelle manière il a regardé ce qu'il a vu. Nous ne savons pas, surtout, ce que le poète qu'il était a senti en le voyant. A connaître le paysage de Neu-Glück où il a vécu la plupart du temps, on devine un peu les sentiments qu'il a pu avoir. A des yeux allemands, ce paysage peut paraître assez « suave encore. Pour un méridional comme Apollinaire, il n'en va pas de même. Le paysage a beau continuer d'être <: rhénan il diffère sensiblement de la Rhénanie « pittoresque que l'on propose aux touristes. Les vastes bois de -sapins qui couvrent toutes les cojlines des alentours lui prêtent un aspect assez sombre. Comme on est à une petite hauteur déjà, le vent, au printemps et à l'automne, y souffle presque sans répit. Pendant l'hiver, sous la neige, l'ensemble est d'un caractère assez « nordique ». Pour Apollinaire, enfant de la Méditerranée -et 'fils du soleil, le site devait trancher sur tout ce -qmi iLui était familier. Ce qu'il apportait dans sa mémoiye, c'étaient les clairs bots ~e ;citK)Bniefs <te &on en-


fance méditerranéenne et les cyprès « projetant sous la lune leurs ombres » (Alcools, « Le Voyageur ~). A eux se substituent dans les Rhénanes les sapins en bonnets pointus~ (<Les Sapins »). A Neu-Glück, un magnifique bois de cette espèce commence à deux pas de la maison qu'habitait Apollinaire. Les arbres en arrivent jusque dans le petit parc qui l'entoure. On ne s'étonne donc pas de ce que la mémoire d'Apollinaire en soit comme obsédée. Il leur dédie un poème entier du cycle <s Les Sapins Il les évoque dans presque tous les autres poèmes des Rhénanes. Je crois que, pour cela, on doit rattacher aux pins de Neu-Glück aussi le poème « Le Vent Nocturne d'Alcools, bien qu'il ne fasse pas partie des Rhénanes. Il débute

Oh les cimes des pins grincent en se heurtant Et l'on entend aussi se lamenter l'autan Et du fleuve prochain à grand'voix triomphales Les elfes rire au vent ou corner aux rafales

La forêt fuit au loin comme une armée antique Dont les lances ô pins s'agitent au tournant.

Ce <: fleuve prochaine, c'est le Rhin. Et entre « pins et « sapins », Apollinaire ne doit pas faire plus de différence que l'on n'en fait couramment. Dans la mémoire d'Apollinaire, ces sapins ont une autre qualité encore que celle qui consiste à résumer en quelque sorte le <: génie du lieu ils sont associés étroitement aux fêtes de Noël allemandes. Dans une des strophes des « Sapins~, ils se savent prédestinés

A briller plus que des planètes

Aux Noëls bienheureuses

Fêtes de sapins ensongés.

Dans « La Rose de Hildesheim~, de L'Hérésiarque, il donne la traduction d'une strophe d'un noël allemand qui chante la beauté et l'honneur des sapins. C'est donc


pour Apollinaire un arbre véritablement symbolique l'arbre du nord par opposition au citronnier, arbre du sud, et arbre de Noël en outre digne d'une Allemagne poétiquement idéalisée en idylle.

A côté des sapins, une autre particularité du paysage se détache dans les poèmes des Rhénanes le vent. Pour Apollinaire, il semble avoir acquis force symbolique aussi. On sait que les Rhénan,es devaient s'appeler originellement Le Vent du Rhin (et non pas Le Vin du Rhin comme on l'a écrit, trompé par l'homophonie des deux mots). C'est sous ce titre qu'Apollinaire les annonce sur la couverture de sa Revue Zmmorja~s~ en 1905. C'est ce vent' qui, dans Mai, « secoue sur les bords les osiers e Et les roseaux jaseurs et les fleurs nues des vignes. Dans Les. Femmes, il fait chanter la forêt voix grave de grand orgue ». Il doit avoir eu parfois pour Apollinaire quelque chose de lugubre

Le vent du Rhin ulule avec tous les hibous.

(Rhénane d'automne.)

Dans « Le Vent Nocturne (le titre en est significatif déjà), il trouve la formule décisive; il l'appelle « le vent gothique ». L'adjectif confirme bien ce que nous disions du caractère <: nordique du paysage et prouve que nous ne prêtons pas à Apollinaire des sentiments qu'il n'a pas eus. Dans le même poème, comme souvent ailleurs, le souvenir du vent se mêle à celui des pins (ce qui a été, pour nous, une autre raison de le « localiser dans la proximité des Rhénanes). Autre part, cette même relation caractéristique s'établit non moins nettement Le vent faisait danser en rond tous les sapins

(Les Femmes).

Finalement, le vent, les sapins et Noël se fondent dans une seule image où le poète donne en quelque sorte l'essence de sa vision


Les sapins beaux musiciens

Chantent des no.ëls anciens

Au vent des soirs d'automne.

(Les Sapins).

Pourtant, cette « vision gothique du paysage rhénan n'est pas la seule qu'Apollinaire ait donnée dans les Rhénanes. Il en existe une autre, plus voisine du type de la « Rhénanie romantique traditionnelle. On la trouve dans les poèmes « Mai et « Nuit Rhénane par exemple. Je ne crois pas faire erreur en les situant dans l'atmosphère du paysage de Honnef. Là, Apollinaire vécut, vraiment « sur le Rhin A Neu-GInck, le fleuve n'est pas visible, et on ne le soupçonnerait guère si proche, A Honnef, c'est le paysage riant de ce qu'on a pu appeler la « Riviera rhénane Apollinaire, dans sa lettre, en assimile lui-même les villes à celles de la Méditerranée. Mais, tout en <:tant plus près, il est vrai, de la « Rhénanie pittoresques, ces poèmes sont encore loin du cliché pour cartes postales que les Baedeker exaltent. L'originalité d'Apollinaire, dans ses Tï/teaan.e~, consiste précisément en ce <{u'il n'a pas voulu regarder le pays «en touristes. Il a bien vu les endroits qui, dans les guides, s'honorent de deux ou trois astérisques. Pourtant, dans ses poèmes, il les a négligés presque entièrement. Il a su s'abstraire du fatras historique qui, aux yeux de bien des gens, finit par s.e substituer a la beauté purement plastique de la vallée. On cherche en vain chez lui les litanies des châteaux en ruines et des noms et lieux historiques qu'entre autres Victor Hugo, touriste monumental, fait défiler par centaines. On ne trouve le nom d'aucun lieu historique, d'aucun château, d'aucune ruine. Il ne mentionne même pas le fameux Drachenfels, au pied duquel s'étend Honnef pourtant. (« Rolandseck a été banni des /e/!a7!<~ proprement dites, comme nous l'avons vu.)

Le grand avantage d'Apollinaire fut de n'être pas venu


simplement pour « visiter la Rhénanie, mais pour y habiter. Ainsi, son contact avec le pays a été prolongé, approfondi. Il a vraiment vécu avec lui, et la durée de son séjour lui a valu de le voir dans les transformations successives de ses saisons. Pour lui, qui savait vivre avec les saisons comme seuls le savent de nos jours les paysans et les poètes, c'était d'une grande importance. Il s'est fait le témoin poétique des saisons qu'il a vécues sur le Rhin. Il a dédié un poème à trois parmi elles. Dans <Mai~ et dans la < Rhénane d'Automnes, le titre l'indique déjà. « Les Femmes sont une scène d'hiver, sans que cela apparaisse expressément dans le titre. (Nous savons, par les indications dont s'accompagnait ce poème, ainsi que la <: Loreley à sa première parution dans le Festin d'Esope, qu'il a été composé en décembre exactement.) Parmi ces saisons, il y en a deux qui se détachent aux yeux d'Apollinaire, pour assumer une signification particulière l'hiver et le printemps. On le comprend facilement pour ce qui est de l'hiver. Ici, la même loi des contraires devait agir comme pour le caractère général du paysage à Neu-Glück. Le sol et le climat, à cet égard, ne font qu'un, et le climat a dû renforcer encore l'action du sol. L'hiver allemand, pour lui, devait être un véritable climat d'antipodes et d'hyperboréens. Au surplus, et à en juger d'après les allusions de ses poèmes, il semble que l'hiver de 1901-1902 ait été très sévère et la neige très abondante. Si Apollinaire n'avait pas « hiverné en Rhénanie, il manquerait aux .Rhénanes beaucoup de leur couleur locale.

Pour ce qui est du printemps, on se dit d'abord qu'il n'y a rien d'extraordinaire à ce qu'un poète le chante. Pour Apollinaire, cependant, cela n'allait pas de soi. Chez lui, le printemps est loin d'être la saison poétique par excellence. Il a une prédilection marquée pour l'automne. Il l'appelle sa <: saison mentale et il se sait « soumis au Chef du Signe de l'Automne (il


était né en .août. Dans Alcools déjà, on compte quatre poèmes sur l'automne (Automne, rhénane d'automne, Automne Malade et Signe); il n'y en a qu'un seul sur le printemps ou sur un mois de printemps « Mai dans les .RA~ne~es. Il fallait qu'à ce printemps en Rhénanie se rattachassent des souvenirs propres à le faire paraître digne d'un hommage si exceptionnel. En l'espèce, il s'agit de souvenirs d'amour. Apollinaire a connu en Rhénanie, au début de l'année 1902, une jeune Anglaise qui devint sa maîtresse. Il l'appelle, dans une lettre, « mon premier amour à vingt ans Ce fut tout de suite, pour lui, le grand amour. Le grain qui sera ainsi déposé en lui n'aura qu'à mourir pour porter de beaux fruits. La « Chanson du Mal-Aimé en sera la moisson splendide. C'est cette jeune Anglaise que commémore le « grand poème d'Apollinaire (et non pas M* L* comme on a pu le croire). On voit que la « Chanson du Mal-Aimé par des liens subtils, se rattache encore à la Rhénanie. (Elle a été composée, du reste, peu de temps après le séjour d'Apollinaire en Allemagne, en 1903.) Le nom de la Rhénanie n'y revient pas, il est vrai. Mais Apollinaire y parle bien de < celle que j'ai perdue L'année dernière en Allemagne Et que je ne reverrai plus ». Et il dit aussi

Je me souviens d'une autre année

C'était l'aube d'un jour d'avril

J'ai chanté ma joie bien-aimée

Chanté l'amour à voix virile

Au moment de l'amour de l'année.

Ce chant en honneur de son amour est cette « Aubade Chantée à Laetare, un An Passé », insérée dans la « Chanson du Mal-Aimé et suivant immédiatement la strophe qui l'annonce. Nous n'avons aucune raison de mettre en doute l'exactitude des indications chronologiques qu'Apollinaire donne ici. L'« Aubade peut donc être comptée, en principe, parmi les Rhénanes et comme


une des plus belles. On sait dans quelle large mesure les paysages sont capables de déterminer, de <: façonner les sentiments qu'on y éprouve. Pour en apprendre plus long, qu'on se reporte à certaines pages de Proust! Naturellement, la réciproque n'est pas moins vraie les sentiments communiquent leur couleur propre aux lieux qui leur ont servi de cadre. Il n'est donc pas douteux que, chez Apollinaire, l'expérience de l'amour ait influé sur sa vision de la Rhénanie, comme un puissant facteur de transposition lyrique. On s'en apercevra à lire « Les Cloches des Rhénanes, beau poème d'amour dans le ton populaire. L'interprétation du paysage et de l'amour apparaît encore dans une strophe de « Mai »

Or des vergers fleuris se figeaient en arrière

Les pétales tombés des cerisiers de mai

Sont les ongles de celle que j'ai tant aimée

Les pétales Bétris sont comme ses paupières

Ici le paysage s'imprègne vraiment d'amour, et il y en a d'autres exemples dans les Rhénanes.

L'importance, capitale, pour Apollinaire, de son séjour rhénan est manifeste. La Rhénanie l'a beaucoup aidé à accomplir ce qu'André Gide appelle quelque part « les miracles ingénus d'Apollinaire &, en lui offrant le cadre de notre poésie populaire et romantique. Il en a rapporté une provision d'expériences, de sentiments et d'images qui serviront à lui constituer vite une physionomie personnelle. C'est pour une large part grâce à ces Rhénanes que sa voix se fera remarquer tout de suite parmi celles des jeunes poètes de sa génération. Sitôt rentré à Paris, Apollinaire les récitera lui-même aux « Soirées de la Plume », dans le « caveau maudit de la Place Saint-Michel. Elles seront les premiers poèmes qu'il publiera dans la série des numéros du Festin d'Esope. Sa jeune gloire de poète procédera d'elles en partie.


Il me semble qu'un peu de cette gloire rejaillit sur le pays dont il s'est inspiré. Cela nous rend plus chers et ce pays et le poète. Par ses « Rhénanes s, Apollinaire a apporté son adhésion à des lieux que nous chérissons tous. H a communiqué avec nous par les voies de la « sympathie au sens profond du mot, par une sorte de « participation sentimentale C'est pourquoi il a cessé d'être un « étranger pour nous, nous faisant l'effet d'un convive qui se serait assis quelque temps à notre table et nous aurait ensuite discrètement remerciés de ce que nous lui avons offert.

E.-M. WOLF

de l'Université de Bonn.


LE «VALLON» DE LAMARTINE

Il y a des sites, des climats, des saisons, des heures, des circonstances extérieures tellement en harmonie avec certaines impressions que la nature semble faire partie de l'âme et l'âme de la nature et que si vous séparez la scène du drame et le drame de la scène, la scène se décolore et le sentiment s'évanouit.

Combien ces paroles de Lamartine, au début de Raphaël, sont suggestives et vraies, jamais je ne l'ai mieux senti qu'au mois d'août dernier, où j'ai eu l'heureuse fortune d'être conduit par Mme la marquise Elisabeth de Virieu à la place où Lamartine a composé le Vallon. C'était par une claire matinée; nous suivîmes, à quelques pas du château de Pupetières, une grande allée ombreuse, bordée d'arbres plus que séculaires, et brusquement, à l'endroit où « l'étroit sentier de l'obscure vallée » descend à travers bois pour rejoindre une éclaircie, le petit vallon surgit à nos yeux, baigné d'une lumière douce, plein de silence et de mystère, entre les hautes futaies qui l'enserrent et lui font un rempart de verdure « horizon bornée

Le bruit lointain du monde expire en arrivant.

L'arbre, au pied duquel Lamartine s'assit, est là, étendant ses rameaux et projetant son ombre fraîche sur la prairie, humide encore ce matin-là de rosée, solitaire et recueillie comme pour mieux garder le pieux souvenir. A la place sacrée, où j'ai su depuis que j'étais le premier et le seul qui soit jamais venu commenter le Vallon, j'ai pris le livre des Méditations et j'ai lu.

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J'ai lu, et ce fut, pour ceux qui m'écoutaient et pour moi-même, une surprise mêlée d'une émotion croissante que de constater à chaque vers l'étonnante précision de la vision évoquée par Lamartine. Depuis plus de cent ans, le décor n'a pas changé; seuls les arbres sont devenus plus majestueux, et, mieux encore que par le passé, Lamartine pourrait écrire:

Du flanc de ces coteaux pendent des bois épais

Qui, courbant sur mon front leur ombre cntremeice, Me couvrent tout entier de silence et de paix.

Dans ce silence et cette paix, il me semblait que ce n'était plus moi, mais Lamartine lui-même qui parlât, chaque vers prenait une ampleur inattendue et se prolongeait dans la pénombre comme l'effusion vivante de la pensée du poète.

Là, deux ruisseaux cachés sous des ponts de verdure Tracent en serpentant les contours du vallon;

Ils mêlent un instant leur onde et leur murmure,

Et non loin de leur source ils se perdent sans nom. Les deux ruisseaux coulent toujours à la même place; ils dévalent de la pente du côteau, l'un sous le feuillage, l'autre à l'orée du bois; ils se rejoignent devant moi et s'engagent sous de larges pierres recouvertes de végétation. Rien n'est plus exact et plus précis.

Mais, plus encore que la réalité visuelle, ce qui nous émeut, c'est la persistance de l'impression auditive:. La fraicheur de leur lit, l'ombre qui les. couronne,

M'enchainent tout le jour sur le bord des ruisseaux.

Comme un enfant bercé par un chant monotone,

Mon âme s'assoupit au murmure des eaux.

Le murmure alterné des deux ruisseaux semblait bercer et rythmer chacun des hémistiches; les vers de Lamartine se remplissaient à nouveau de cette harmonie fluide, au son de laquelle ils étaient nés.

Quand nous en arrivâmes à la strophe:


Mais la nature est là qui t'invite et qui t'aime.

Quant tout change pour toi, la nature est la même

Et le même soleil se lève sur tes jours,

il nous sembla que la clarté du soleil, qui illuminait le creux de la prairie du vallon, devenait plus intense, et instinctivement ces paroles de Raphaël, qui pourtant ont un autre sens, revenaient à notre mémoire:

Je croyais presque sentir éclore de ma propre nature, en moi-même, la pureté et la spiendeur que cette lumière réverbérait en moi.

Combien il a été imprudent d'écrire que le décor du Vallon était celui d'une vallée imaginaire et indéterminée

La raison en est que bien des confusions successives ont été faites, qui ont réagi les unes sur les autres et ont abouti à obscurcir encore les indications du commentaire, insuffisamment claires, données par Lamartine pour la sixième Méditation

Ce vallon est situé dans les montagnes du Dauphiné, aux environs du Grand-Lemps; il se creuse entre deux collines boisées et son embouchure est fermée par les ruines d'un vieux manoir qui appartenait à mon ami Aymon de Virieu. Nous allions quelquefois y passer des heures de solitude à l'ombre des pans de murs abandonnés que mon ami se proposait de relever et d'habiter un jour. Nous y tracions en idée des allées, des pelouses, des étangs sous les antiques châtaigniers qui se tendaient leurs branches d'une colline à l'autre. Un soir en revenant au Grand-Lemps nous descendîmes de cheval, nous remîmes la bride à de petits bergers, nous ôtâmes nos habits et nous nous jetâmes dans l'eau d'un petit lac qui borde la route. Je nageais très bien et je traversais facilement la nappe d'eau; mais en croyant prendre pied sur le bord opposé, je plongeai dans une forêt sous-marine d'herbes et de joncs si épaisse, qu'il me fut impossible, malgré mes vigoureux efforts, de m'en dégager. Je commençais à


boire et à perdre le sentiment, quand une main vigoureuse me prit par les cheveux et me ramena sur l'eau, à demi-noyé. C'était Virieu, qui connaissait le fond du lac, et qui me traîna évanoui sur la plage.

« Dans les montagnes du Dauphiné, dit Lamartine, et aux environs du Grand-Lemps? Quels environs? Trois demeures, dans ces environs, appartenaient et appartiennent encore aux de Virieu: deux situées sur le territoire de Virieu-sur-Bourbre, la troisième au milieu du bourg du Grand-Lemps.

La première de ces demeures est le château ancestral de la famille; mais, dès le xiv" siècle, ce château passait entre les mains des Clermont-Tonnerre, puis des SaintAndré ce n'est que depuis 1876, c'est-à-dire soixante ans après le Vallon, qu'il a été racheté par les de Virieu; à l'époque du Vallon, il était habité par Mme de Gautheron. Ni Lamartine, ni Aymon de Virieu n'y séjournèrent. La seconde est le château de Pupetières, situé un peu plus bas et à quelque distance du château de Virieu. En 1817, il n'y avait là que des ruines.

L'on sait qu'en 1793, le comte François-Henri de Virieu, défenseur de la monarchie, qui s'efforçait de relier la résistance de Lyon avec les mouvements fédéralistes du Midi, fut tué dans une sortie; en même temps, à Virieu-sur-Bourbre, les révolutionnaires pillaient et saccageaient son château de Pupetières.

J'ai vu l'image de ces ruines pittoresques et lamentables où s'est acharnée la rage des paysans de Virieusur-Bourbre, car j'ai pu, grâce à la complaisance de Mme la marquise Elisabeth de Virieu, feuilleter les albums de Stéphanie de Virieu, sœur d'Aymon: Stéphanie de Virieu aimait ces vestiges d'un passé cher aux siens. Ce n'est donc ni à Pupetières, ni au château de Virieu qu'il faut chercher Lamartine au temps de la sixième Méditation. Il était bien au Grand-Lemps, et c'est de là


qu'il se rendait à cheval avec Aymon et Stéphanie de Virieu à ces ruines.

Quant au Vallon, il était là tout proche, du côté du château de Virieu, et pendant que Stéphanie dessinait, qu'Aymon de Virieu combinait des plans de reconstruction, Lamartine allait y rêver.

La reconstruction de Pupetières n'a été terminée qu'après la mort d'Aymon de Virieu, survenue en 1841; Pupetières a été achevé en 1862 sur les plans de Violletle-Duc il dresse aujourd'hui ses tours moyenâgeuses « à l'embouchure du Vallon & qu'il cache aux yeux du promeneur il apparaît d'une architecture trop neuve, avec ses pierres roses et blanches et ses tours effilées; mais ce qui est touchant, c'est d'avoir sous les yeux, devenus réalités, les rêves et les projets des trois jeunes gens. Un sort a été fait au ruisseau du Vallon; s'il se perd encore sans nom dans les prairies qui s'étendent sous le château, il a, chemin faisant, de brillantes métamorphoses; il forme en arrivant dans le parterre de Pupetières deux pittoresques cascades, claires et bruissantes, il remplit de son eau limpide de larges bassins entourés de fleurs (1).

Une autre source d'incertitude pour la critique a été le nom de Ferrouillat donné au Vallon par Lamartine dans une lettre de 1819 à Aymon:

Dis à Madame de Virieu, écrit Lamartine, que je suis confus de la peine qu'elle prend de copier mes vers, que je vous enverrai, par la première, la vallée de Ferrouillat, où il n'est guère.question de Ferrouillat.

Comment reconnaître dans ce peu poétique vocable la (1) a Virieu, a écrit Lamartine dans les Confidences, a rebâti le château de ses pères sur les fondements de l'ancienne masure, il a planté des jardins, creusé des réservoirs pour retenir le ruisseau du Vallon et il a inscrit une strophe de cette Jléditation sur un mur en souvenir de nos jeunesses et de nos amitiés. »


fraîche vallée de Pupetières? Comment croire qu'il s'agit de Ferrouillat dans le Vallon, puisque Lamartine dit qu'il n'est guère question de Ferrouillat?

N'en doutons pas: Ferrouillat, c'est bien le Vallon. C'est sous ce nom qu'il est inscrit dans les actes de propriété que possède la famille de Virieu. Ferrouillat est le nom d'un ancien propriétaire. Les Ferrouillat sont nombreux encore aujourd'hui en Dauphiné, à Grenoble et à Virieu. Ne nous méprenons point: Lamartine ne pouvait parler dans sa Méditation du Ferrouillat qui donna son nom au terroir; il le dit en s'amusant, cum granp MfHs.

Cette lettre a bien inutilement comp iqué les choses; elle. a incité à croire que le Vallon a~ait été composé en 1819.

Dans un album, conservé à la Bibliothèque Nationale, figurent, en effet, dans le voisinage d'u i poème écrit en 1819 à Aix, quatre vers du Vallon:

Mon cœur est en repos, mon âme est eu silence;

Le bruit lointain du monde expire en rrivant

Comme un son éloigné qu'affaiblit la d stance

A l'oreille incertaine apporté par le ve~t.

Il n'est pas, à première vue, absolument impossible d'imaginer que Lamartine ait composé cette strophe en 1819 et l'ait ensuite ajoutée au Vallon.

Mais l'album, donné à Lamartine ]'ar Julie, est de 1816: les quatre vers précèden.t le poèm: d'Aix à la suite de dix pages déchirées et l'hypothèse qu ces dix pages se terminaient par une ébauche du Va~oT: est la plus vraisemblable.

La date de 1819 est inacceptable. Le commentaire de la Méditation nous raconte commen Lamartine fut sauvé d'une chute dans le lac de Chabo ns par de Virieu. En 1819, Aymon de Virieu, malade el alité, était bien incapable de cet acte de vigueur.

On ne saurait en douter, le Vallon a bien été composé


en septembre 1817, au temps. où Lamartine était au Grand-Lemps. Le 16, il avait écrit à Mlle de Canonge, à Lyon:

J'irai en Dauphiné pour tout le temps que Dieu voudra ou que cette maudite fièvre le permettra. Mon adresse sera, dans huit jours: Monsieur Alphonse de Lamartine, chez Monsieur le Comte de Virieu, au Grand-Lemps.

Il y était installé avant le 23 septembre, jour où il écrit de là à cette même Mlle de Canonge; il y resta jusqu'au 4 octobre.

§

Nous pouvons donc maintenant reconstituer d'une façon fidèle les « circonstances extérieures du Vallon. Lamartine est arrivé dans la demeure d'Aymon de Virieu au Grand-Lemps vers le 22 septembre. Il n'y a pas un mois, il était encore à Aix, oit il composait le Lac, le 29 août 1817 il était en proie à une immense tristesse il sait que Julie est perdue; il a besoin de consolation et de réconfort; il est venu se réfugier auprès de son ami d'enfance.

Le Grand-Lemps est situé dans les Terres Froides du Dauphiné, à près de 500 mètres d'altitude; le climat est rude; à la fin de septembre les rosées y sont abondantes et les matinées froides; l'aspect du pays n'a rien de la grâce et de la lumière d'Aix-Ies-Bains. Enclose dans la ville, la demeure de Virieu n'a pas devant elle l'espace et l'horizon de la'campagne. Là tout semble fait plutôt pour y nourrir que pour y guérir la douleur; et, s'il faut en croire Lamartine lui-même, le temps au GrandLemps devait s'écouler bien mélancoliquement Madame de Virieu, assise dans un grand fauteuil, silencieuse et recueillie dans la prière, présidait les studieuses soirées de famille; elle jetait de temps en temps un regard tendre et un sourire distrait de notre côté, comme pour nous dire « Je ne participe à la joie de la terre que par vous. >


Et Lamartine a beau ajouter

La vie calme et innocente de cette sainte maison me reposait le cœur.

J'imagine qu'il fallait plus de soleil et de chaleur morale pour le guérir de son mal d'amour. En parlait-il d'ailleurs devant la douloureuse et pieuse Comtesse de Virieu, devant ses filles, la timide Emilie et l'austère Stéphanie qu'il avait surnommée « Phanie la Romaine » ? Mais il y avait les promenades; ainsi qu'en témoigne le Commentaire, on allait à cheval à Pupetières. Je ne sais si ces courses faisaient beaucoup de bien à Lamartine. Aymon de Virieu, dans une excellente intention au reste, devait gourmander souvent son ami sur sa douleur; il n'était pas d'un caractère à croire que la perte d'une amante valût tant de larmes et de lamentations. Il était moins prompt aux effusions que Lamartine. Il ne faut pas oublier le portrait que Lamartine, qui l'aimait pourtant d'une affection profonde, a tracé de lui, et de cette physionomie qui <: était de la force mêlée d'un peu de rudesse ». Aymon de Virieu se plaisait à la raillerie Son nez, comme celui de Socrate, était relevé et renflé aux narines par les muscles fins de l'ironie; sa bouche trop ouverte était celle de l'orateur qui lance la parole plutôt que celle du philosophe. Il avait dans l'attitude, dans le geste, dans le mot, un certain dédain de la foule et un sentiment intérieur de supériorité de race et de fierté de naissance. Imaginons-les donc, chevauchant vers les ruines de Pupetières, Aymon hautain et silencieux, Lamartine taciturne et rêveur; Stéphanie les accompagne et les voici aux ruines de Pupetières. Aymon et Stéphanie s'arrêtent là. Stéphanie, peu sentimentale, moins encore que son frère, « Phanie la Romaine », installe son album et dessine. Aymon va de droite et de gauche, méditant des plans, des cascades, des tourelles, des parterres. Lamar-


tine les a quittés; il est seul dans l'ombre de la petite vallée, car il est plus désespéré que jamais J'aime à fixer mes pas, et, seul dans la nature,

A n'entendre que l'onde, à ne voir que les cieux. Malgré la douceur de l'hospitalité de Mme de Virieu et la profonde affection d'Aymon, il se sent incompris Aymon ne fait pas à ses plaintes un suffisant écho; il semble désapprouver la douloureuse attitude de son ami L'amitié de trahit: la pitié t'abandonne!

Mondain, élégant officier des gardes du corps, Aymon n'a point oublié les plaisirs de Paris, au temps où il les goûtait avec Lamartine. La vie lui paraît encore riante et, devant le grand désespoir où s'abîme son ami, il ne s'incline pas toujours assez respectueusement au gré de l'amant et du poète.

Mais Lamartine pourra lui dédier le Vallon, car, malgré tout ,il a suivi ses avis et il a fait effort pour oublier Détache ton amour des faux biens que tu perds.

De la place où la nature « l'entourait de lumière et d'ombrage », Lamartine a rejoint Aymon et Stéphanie dans les ruines. Il leur lit les vers qu'il vient de composer Virieu qui est un artiste et dont la sensibilité a été réveillée, est enfin ému, et l'inspiration religieuse a conquis l'âme dévote de Stéphanie.

§

En évoquant ainsi, dans le décor de la vallée Ferrouillat, les « circonstances extérieures qui ont entouré la composition du Vallon, je ne crois avoir dépassé ni les limites de la vraisemblance, ni celles même de la vérité.

Il demeure évident que Lamartine a composé cette Méditation dans la vallée de Ferrouillat, près des ruines du château de Pupetières, en fin septembre 1817


Ce fut en Dauphiné, dit-il lui-même, dans les ruines du vieux château de Pupetières que j'écrivis pour de Virieu la Méditation poétique intitulée le Vallon. Ces vers rappellent le site et les sentiments que cette solitude, ces bois et ces eaux faisaient alors murmurer en moi. Si l'on écrivait le murmure des bois et des eaux, on aurait mieux que ces faibles strophes. L'âme du poète est une eau courante qui écrit ses murmures et qui les chante.

En dehors même des souvenirs précis, rappelés devant moi par Mme la Marquise Elisabeth de Virieu, la vision du décor, à elle seule, a suffi pour nous convaincre « Oui, c'est bien ici la place sacrée où Lamartine s'est assis pour écrire. »

Il y a dans les Méditations deux poèmes, le Lac et le Vallon où l'émotion spontanée de la douleur inspiratrice a entraîné la sincérité de la description la Méditation du Vallon, comme celle du Lac, n'est qu'un cri de douleur directement jailli du cœur de Lamartine; à de pareilles heures, on ne songe ni à métamorphoser, ni à idéaliser le paysage.

Le paysage de la vallée Ferrouillat est demeuré ce qu'il était en 1817. De ces bois, de ces ruisseaux, de cette solitude où l'on n'entend que le murmure de la brise et de l'onde, Lamartine pourrait écrire comme des rochers du lac du Bourget

Vous que le temps épargne et qu'il peut rajeunir. Par une grâce singulière, le vallon de Pupetières n'a pas changé d'aspect, et il est des heures où l'on peut croire que ses ombrages séculaires sont encore obscurément hantés par l'âme douloureuse du poète. PAUL BERRET.


PAR LE FOND 1

x

Le lendemain, dans la matinée, l'Aigle se trouva en vue de Bizerte. Irradiée de lumière, la côte tunisienne se précisait, grossissait à vue d'œil, ondulant en longues dunes de sable ocré, semées çà et là de petites casbahs. Mériane, accoudée à l'avant du bateau, regardait venir la terre, et s'amusait des ébats d'un marsouin bondissant comme pour défier le navire à la course. Au loin s'éparpillaient de frêles barques de pêche indigènes. Les deux gazomètres noirs et rouges du port dessinaient leurs zébrures ardentes dans l'atmosphère bleue. La plage apparut, corbeille de poudre d'or liserée par la belle allée des Palmiers dont les doigts verts, frémissant sous la brise, semblaient faire signe aux voyageurs. Le yacht délaissa le port militaire pour obliquer à droite vers le débarcadère civil. Bientôt, il fut entouré par une flotille de barcasses arabes, dont les occupants, criant et gesticulant, n'étaient autre que des marchands qui venaient jusque-là offrir leur pacotille. Le soleil africain ardait, avivant les couleurs, éclaboussant les maisons blanches aux toitures plates.

Dès que l'Aigle fut ancré, John Lean se hâta d'obéir aux ordres de lord Donovan et de s'occuper du ravitaillement. Mériane descendit pour faire quelques pas sur le (1) Voyez Mercure de France, n°' 841 et 842.


quai grouillant de turbans, de chéchias écarlates. Les chameaux, dociles, ruminaient, balançant leurs longs cols. Comme des ombres, des femmes passaient, toujours mystérieuses parce qu'ensachées dans un voile qui protège ou leur laideur ou leur beauté. L'air sentait les bananes pourries, le goudron, et les parfums des bazars arabes.

Lorsqu'elle regagna le yacht, après une promenade ennuyée, tiraillée par les vendeurs de pacotille qui l'avaient assaillie à chaque pas, lady Mériane trouva John Lean sur le pont, fort affairé en face du sac postal contenant le courrier.

Répondant à l'appel, les hommes de l'équipage défilaient et s'en retournaient munis d'une enveloppe qu'ils se hâtaient de déchirer. Près de lui, Lean avait déposé, à part, le courrier de Donovan des journaux, des lettres dont une, très volumineuse, scellée d'un gros cachet. Placide, lady Mériane attendit qu'il appelât son nom, sans aucune impatience, car elle n'espérait rien, et, de fait, il n'y eut rien pour elle.

Comme elle s'installait sur une chaise-longue, elle aperçut Edva, derrière le commandant, et lui fit signe de la rejoindre.

La Russe obéit, et vint nonchalamment prendre plaee à ses côtés. Un simple peignoir de crêpe de Chine l'enveloppait un peu mieux que le châle de Manille, mais pas assez pour qu'on ne devinât point qu'il était son seul vêtement. Ses cheveux blonds étincelaient de soleil, et son regard se moirait d'un vert pâle et changeant comme la mer.

Edva, demanda la marquise en avançant le menton, cette enveloppe. c'est pour lord Silby, n'est-ce pas? Oui, madame. Et vous vous doutez de ce qu'elle contient?

Ah! fit-elle d'un ton rauque. Je me demandais justemént. Ce sont des nouvelles de l'Inde?


Tout porte à le croire, madame l'épaisseur, le timbrage.

La marquise écrasa d'un coup de talon la coquille d'une cacahuète qui traînait sur le pont.

Je donnerais cher pour savoir ce que peut contenir ce message, Edva! Qu'apprend-on à lord Silby?. Quels détails, capables d'aviver encore sa passion, d'augmenter sa folie? J'espérais que Jilly Harvey ne découvrirait peut-être rien. mais le volume de cette enveloppe annonce, au contraire, que ses recherches ont abouti. Il parle de Shella Plymore. il a recueilli des souvenirs qui vont enfoncer davantage encore ce fou dans son aberration.

Mériane, brusquement, se tut, comme si elle regrettait d'avoir trop exprimé son inquiétude. Edva, attentive, reporta son regard sur John Lean, affairé, le front en sueur. Lui, aussi, jetait de nombreux coups d'œil du côté de la jeune fille. Il était rouge autant à cause de sa présence qu'à cause du soleil!

Attirée par ce manège, Mériane les examina lentement, tour à tour. La poitrine d'Edva, sous son voile imperceptible, était tout un poème. Au bout d'un moment, les sourcils durs, Mériane se mit debout

Viens! ordonna-t-elle farouchement.

Je suis à vos ordres, madame.

Les dernières corbeilles de dattes et de citrons venaient d'être hissées sur le yacht. Celui-ci, lentement, quitta le quai grouillant de burnous, de chéchias, de marchands braillards et de maigres petits ânes. L'hélice, de nouveau, brassa l'eau trouble de la passe. L'Aigle sortit du port, doubla les digues et la plàge éventée par ses palmiers pour prendre le large.

Le crépuscule inondait d'or .le ciel et les flots. Chargée des senteurs de la rive, la brise jouait dans les agrès,


atténuant la lourde chaleur qui, tout le jour, avait pesé. De même qu'elle avait r egardé venir la terre, accoudée au bastingage, lady Mériane la .regardait s'enfuir, se fondre dans l'azur incendié. On repartait vers l'inconnu. Bientôt, ce ne fut plus qu'un trait coloré à l'horizon. L'ombre affirmait ses droits quotidiens, éteignait le soleil, noyait les clartés dans la mer.

L'escale avait été si brève que tout le monde, à bord, s'imaginait n'avoir vu la terre qu'en rêve.

Où allait-on? A quoi aboutirait-on? Combien de temps durerait la folie de Donovan? Qu'allait lui apprendre le message?

Ce message, il reposait sur le bureau de John Lean. Un lourd galet servant de presse-papier maintenait le courrier du jeune lord qui, selon les prescriptions médicales, devait attendre d'être mieux rétabli pour se livrer à n'importe quelle lecture, toute fatigue, toute émotion devant lui être évitées. Mais le commandant n'y songeait guère. Son service accompli, il allait et venait comme un ours en cage. La brièveté de l'escale ne lui avait même pas permis une randonnée dans les cafés du port, et sa déception augmentait sa nervosité. Depuis le dîner, il avait fait plus de vingt fois le trajet du pont à sa cabine, montant pour respirer la brise rafraîchissante, descendant dans l'espoir de rencontrer Edva. Il n'osait trop rôder autour de sa cabine à elle, et cependant une force invincible le poussait.

Vers minuit, il redescendit une fois de plus, et rentra chez lui, surexcité, et de méchante humeur. La nuit était voluptueuse, là-haut, avec ses caresses d'étoiles et de parfums. Il ouvrit un placard, en sortit une bouteille et un verre qu'il posa sur son bureau. Puis il attira une chaise et s'assit. Une large rasade de whisky chauffa son gosier, dilata sa poitrine. Cela valait bien une caresse de femme et cela, au moins, ne trompait pas! Il alluma sa pipe, savoura le trajet de la liqueur dans son estomac et le


bien-être des bouffées lourdes, apaisantes, qui sortaient de ses lèvres.

Sa silhouette massive, trapue, se tassait sur son siège, te cou renfoncé dans les épaules, les jambes écartées. Ses pommettes rougissaient, et sa mâchoijre s'accusait en serrant, des dents, le tuyau de sa pipe, tandis que ses petits yeux, luisants, profondément enfoncés sous la broussaille des sourcils, se voilaient d'une brume légère. Devant lui, la bouteille de whisky scintillait sous la lumière électrique, offrant son corps lisse, plus doux que la chair la plus douce. La main de John Lean la caressa, avant de se verser une nouvelle rasade. Il but, et rêva d'amour dans les bouges de Beyrouth ou d'Athènes, de Smyrne ou de Colombo. Des femmes dansaient, au son des tambourins, les dents brillantes, des colliers de verroterie tressautant entre leurs seins. Dans la salle stagnait la fumée enivrante, âcre, qui est vraiment le symbole du rêve. De lourdes senteurs musquées se mêlaient au relent des boissons. Le rythme des musiques accentuait le battement du sang dans les artères.

Le whisky est délectable qui coule sur la langue et chauffe le gosier. Vacillant, John Lean voyait une femme qui s'approchait de lui, au son des tambourins et des fifres emplissant ses oreilles. La danseuse, ayant fini de gesticuler, offrait à ses regards brouillés sa forme tentatrice. Légère apparition, drapée d'un long châle, au milieu des volutes bleuâtres. Sous les franges colorées, sa peau nue ondulait. Elle parlait à John Lean. Que lui disait-elle?. Peu importe. Les mains de l'homme happèrent la vision, saisirent le corps souple et fuyant, et luttant, parmi des râles sourds, finirent par l'immobiliser sous la brutalité de l'ivresse déchainée.

i

Un peu plus tard, tandis que l'homme gisait, terrassé, soufflant comme une forge, la longue et mince silhouette


se détacha, glissa jusqu'à son bureau, et s'en fut en emportant, sous son châle, quelque chose.

XI

Mon cher garçon écrivait Jilly Harvey je nous demande pardon d'avoir, cette fois, tant <ardë et mis, certainement, votre patience d une rude épreuve. Mais j'ai attendu d'avoir, vraiment, quelque chose à vous dire.

Depuis mon dernier message, je me suis engagé plus avant sur la piste de sir Abram Plymore. J'ai séjourné dans les villages que visita l'explorateur et rôdé sur les lieux où il dressa sa tente. Çà et là, j'ai trouvé quelques gens qui se sont souvenus de son passage, beaucoup à cause de la lumineuse figure de Shella. Shella a laissé derrière elle comme un sillage de soleil. C'est ce rayon qui me guida dans mes recherches, pas faciles, vous vous en doutez/ Ce pays hindou recéle tant de parfums, de dangers, de couleurs, de mystère, qu'il faut sans cesse prendre garde à ne point se laisser égarer aussi tzen, par les paroles que par les sentiers. L'âme elle-même est sournoise et touffue comme la jungle. Aujourd'hui, je vous écris à l'endroit où se déroula le drame. S~ Mon chauffeur examine la Ford parce qu'il craint l'invasion du sable dans le moteur après notre course à travers des terrains mouvants où, parfois, nous enfoncions jusqu'à miroues. Ici, le sol est plus ferme, et nous avons pu planter les piquets de notre <en~e. dans les trous, pourrais-je dire, des piquets du campement d'Abram Plymore. C'est une clairière lamée d'or et d'ombre, toute vibrante d'abeilles et de moustiques. Leur bourdonnement berce les fleurs et les feuilles qui s'enchevêtrent, pressées, gonflées, avec une telle exubérance, une telle profusion de formes et de teintes que la nature, vraiment, semble, ici, délirer, folle de sa propre richesse, enivrée par l'abondance de ses forces. Cette clairière est une grotte lumineuse creusée au cceur d'un immense massif de rhododendrons, de bambous, de canéfliers, de féronias, de pommiers-roses. Et les arbres ont l'air de s'être parés de gemmes et de pierres précieuses: f leurs plus san-


glantes que des rubis, fruits plus bleus que le ciel, plus dorés que les étoiles! De gigantesques toiles d'araignées offrent leurs tulles semés de perles humides, et l'air moite, empli d'une buée irisée, fume comme une cassolette.

J'ai donc sous les yeux le décor que contemplaient les yeux de Shella. Elle a scruté, comme je les scrute, ces arbres splendides, élancés vers l'azur comme des fusées multicolores, tordus dans les broussailles comme de monstrueux-reptiles; ces taillis pleins de baies sauvages et d'insectes grouillants. Voici un rocher, ,rouge comme un caillot de sang, sur lequel elle s'est assise sans nul doute; e~ voici, minces tunnels clairs dans la nuit des feuillages, les sentiers qu'elle a dû prendre en se promenant autour du camp.

Des pétales tombent des branches. Des singes glapissent et cueillent des fruits. Un étrange lézard d'émeraude s'est arrêté, surpris, en face d'un bidon d'essence, et je vois trembler comme des reflets les écailles de sa queue.

J'ai pris, moi aussi, ces sentiers qui courent au sein d'une obscurité verte, et j'ai exploré les alentours. A cent mètres d'ici, au bord de la rivière plate et soufreuse qui stagne entre des roseaux métalliques, s'élève un hameau sordide, non loin d'un temple en ruines. Sir Abram Plymore avait bien choisi l'endroit de sa halte, car le site vaut d'être visité. J'ai vu des jeunes filles aux longs yeux de gazelles pdrfan~ sur leurs fronts des corbeilles de fleurs et des jarres de lait, gravir les degrés brisés du temple pour aller porter leurs offrandes aux pieds des effigies décapitées. De vieux brahmanes marmottants dans leurs barbes de neige continuent à jeter aux échos des salles sans toitures les prières sacrées. Mon chauffeur m'a assuré que d'étranges sacrifiées d'amour au dieu de pierre se pratiquent encore dans l'ombre verte des salles moisies. 7~ m'a montré des taches qu'il assure être du sang séché.

Ce temple, amas de pierres sculptées, grises et rouges, au cceur vert de la jungle, est beau d'une beauté tragique et mystérieuse. La végétation cherche à s'emparer de lui, tuf jette des lassos de lianes, des filets de feuillages, des harpons de ronces, l'enveloppe, tâche à le recouvrir, à le dominer, ma<s- résiste. Au-dessous des masses d'émeraude, des dra40


peries frissonnantes, son ossature demeure, e<, comme un défi, dresse parfois devant vous une terrifiante figure de pierre, une statue lézardée qui semble prête à bondir. Au moment où l'on ne s'y attend plus, des sarcophageS s'entr'ouvrent, des arceaux se. <enden< désespérément, des colonnes jaillissent soutenant Ttëroïauemenf, des murailles. Des couloirs bleus vous soufflent une haleine de puits. Des chauves-souris pendent des uou<es et balancent leurs loques de velours. Et l'on aperçoit, flottante comme un fantôme, l'ombre d'un brahmane ou d'un yoghi.

J'ai vu tout cela. Mais je crois qu'il vaut mieux ne pas chercher à s'enfoiicer dans certains couloirs, à explorer certaines ténèbres. L'Inde est un mystère qui se défend, qui se garde farouchement, un faisceau de forces inconnues qui demeureront toujours hostiles et fermées à nos curiosités occidentales. Sir Abram Plymore dut en faire la redoutable expérience. La splendeur terrible du vieux temple était bien faite pour tenter un explorateur passionné. Cependant s'il n'était pas venu jusqu'ici, qui sait.

.Maintenant que je nous a< rapidement brossé le décor, je vais vous confier ce que j'ai appris, de la bouche d'une vieille femme, une poétesse qui chante, le soir, sur les bords de la rivière jaune, et dont je suis paruenu à gagner la conf iance.

Cette femme a connu Shella, lui a parlé, lui a chanté ses poèmes tout inspirés de Rabindranath-Tagore, aux crépuscules, à l'heure où les petits caïmans d'argent rêvent dans la vase chaude des rivages. Jadis, elle a vécu dans les villes peuplées d'Européens; elle a connu leurs usages et leurs livres. Un de ces Européens, un Français, je crois, se /<<) aimer d'elle si passionnément qu'elle faillit en mourir lorsqu'il la quitta, en sourdine, pour regagner l'Europe. Alors, elle est reuenue dans son village, et, depuis, elle change ses regrets. Amiah-Li est une curieuse femme! Si ses poèmes étaient connus en Angleterre ou en France, ils enivreraient les amateurs de poésie, tant ils sont riches de passion et de musique. Il n'esf pas étonnant que Shella se soit intéressée à elle. Moi aussi, je l'ai écoutée, plusieurs soirs durant, au bord de la rivière soufreuse où baignent les escaliers du temple.


Les roseaux accompagnaient sa voix. Tout d'abord, elle ne voulait rien me dire, parce qu'elle craint les forces énigmatiques et les oreilles invisibles qui entendent tout, e< les yeux phosphorescents qui peuvent tout voir, jusqu'au fond des âmes. Cependant comme elle ne peut plus rien redouter, maintenant que les héros du drame ont disparu, je suis parvenu, peu à peu, à la faire parler.

Et j'ai vu, à mon tour, des ombres autour du campement, autour du vieux temple.

L'ombre de Shella, sa lumière plutôt, de <: ~eur de so/et'f~, comme dit Amiah-Li. Shella se promenait, beaucoup aux alentours du village, et s'aventurait seule /usou'aua: ruines. Elle aimait les beautés du crépuscule violaçant les arcades et dorant le masque gercé des statues.

Et voici que Shella vit se dresser, sur sa route, un jour, au milieu des décombres, une statue de bronze vivant, au visage ciselé duremenf,, aux yeux extraordinaires qui se poserent sur elle comme une caresse de feu. Son torse nu s'élançait, tel un pistil, du voile qui ceignait ses hanches. Un turban serrait son front bombé, fier, marqué de cicatrices qu'i étaient peut-être des signes. A son cou un serpent était enroulé, mêlant ses anneaux visqueux à un collier d'amulettes sacrées. Ce jeune homme, de trente ans à peine, était si beau, avec son regard fascinant, sa bouche d'amour et de sang, que nul ne pouvait passer près de lui sans être subjugué.

La vieille poétesse dit que c'était un yoghi possédant toutes les puissances secrètes.

parla à Shella, et celle-ci devint bientôt prisonnière de son charme. Pour elle il réalisait les magies du fakirisme, charmait des serpents, changeait des fleurs en pierres précieuses, lui faisait écouter des voix aériennes. Une attirance inexplicable la poussai vers lui. L'aprés-mtdt, lorsqu'elle reposait sous sa tente, elle sentait un appel impérieux !a solliciter, la pousser vers le chaos touffu du temple. Elle sortait et se mettait en marche vers tel ou tel endroit, vers les escaliers plongeant dans l'eau jaune, ou vers les grottes de feuillages odorants.

Nassi-Hor, le yoghi, était là. Il l'attendait. Il savait qu'elle


viendrait malgré ses craintes, malgré ses luttes intérieures, malgré tout. Les bras croisés sur sa poitrine d'airain, il la regardait longuement, la pénétrait d'un feu plus brûlant que le désir. Et Shella, éperdue, fermait les yeux, frissonnante comme une fleur.

En face de Nassi-Hor, ses résistances tombaient. Un charme inouï a-t-elle confié à la vieille poétesse l'emplissait toute, lui donnait l'impression d'être aérienne et lumineuse, mêlée à l'espace, à l'ivresse universelle. Des baisers invisibles, impalpables, s'appuyaient sur ses lèvres, -r- caresses infernales ou célestes, lui versant une extase qu'aucun baiser vivant n'est capable de donner.

Intense possession cérébrale, capable de toutes les magies, de fous les miracles. Vous connaissez, Silby, l'inquiétant pouvoir des fakirs qui réalisent des choses tellement trou&~a/:<es. Je crois, cependant, que tout être animé par une intense passion est doué également d'une force surhumaine susceptible d'engendrer toutes les voluptés.

Shella, paraft-il, se défendait désespérément contre cette domination merveilleuse. Revenue sous sa tente, elle criait vers vous, elle appelait à son aide votre souvenir et votre amour. Maintes fois, Amiah-Li dut sécher ses larmes et ranimer son courage. La nuit, votre visage et celui du yoghi lui apparaissaient tour d tour comme, dans l'eau, de mouvants reflets de lune.

Possédée par un amant ou par un démon qui jamais n'effleura son corps du bout de ses doigts, elle apprenait n la fois toutes les ivresses et tous les regrets. Ivresse de la folie mystique. Regrets et remords de ne point la connaître par vous, de ne pouvoir s'arracher à cette chaîne invisible, à ce fluide embrassement qui lui procurait toutes les délices du monde.

Il me semble qu'elle devait avoir envie de couper avec ses dents les lèvres du yoghi, et d'éteindre ses yeux de braise avec le froid d'un poignard.

Et maintenant, mon cher Donovan, je vais peut-être commettre un crime en vous racontant ce qui ~ut, en cédant a votre volonté de tout savoir. Vous m'avez confié la mtss~on


de chercher, de découvrir. cependant je ne sais plus. si je ne ferais pas mieux de ne rien vous dire.

Lorsque sir Abram Plymore, ayant terminé ses travaux dans la région, annonça qu'on allait repartir, Shella éprouva comme une grande délivrance. Elle eut la force héroïque de ne pas retourner au temple, et fit ses adieux à sa confidente AmiahLi. Celle-ci, tout émue, lui recommanda de se garder, car elle redoutait la déception de Nassi-Hor.

Elle avait raison. Ayant attendu, en vain, la jeune fille, le yoghi, averti des préparatifs du départ, s'en vint, la nuit, jusqu'au campement. Son pas avait l'élasticité silencieuse du tigre dans la jungle. Shella, étendue sur son lit de camp, vit la portière se soulever, et apparaitre le visage ciselé éclairé de deux f lammes éblouissantes. Concentrant toutes ses facultés, tout ce qu'ils appellent, ici, la «force as<rate~, Nassi-Hor étendit sur elle la volonté d'un rêve d'amour. Dors, Shella. Dors en rêvant que tu reposes, à mes côtés, sur le lit nuptial; au milieu des pétales écrasés par le jeu des voluptés sans fin. Dors, afin qu'on te croie morte, et que l'on t'ensevelisse, ici même, à l'ombre sacrée du temple où j'ai appris tous les secrets divins. La puissance dont les Esprits m'ont doté me permet d'empêcher ton départ, de te garder à moi grâce à la surhumaine magie de l'Illusion. Dors, jusqu'à ce que ton père, t'ayant dit adieu à jamais, reprenne en pleurant le chemin de son pays. Alors je gratterai la terre de.ta tombe, et tu te réveilleras, plus belle d'avoir dormi, plus rayonnante d'avoir aimé en dormant, pour vivre sans fin avec moi l'existence mystique des Elus.

Et Shella s'est endormie.

-A-

Les feuillets s'échappèrent de la main glacée d'Edva. Mériane s'était redressée, livide, les dents grinçantes. Alors?. demanda-t-elle d'une voix terriblement basse.

Et ce seul mot exprimait l'effroyable point d'interrogation qui s'enroulait, comme un serpent, sur la châsse de cristal.


XII

La mer, comme une furie, balançait le yacht, le secouait, essayant d'arrêter sa course obstinée, de fatiguer son ardeur. Elle lançait, sur lui de longues mèches verdâtres, qui, lourdement, s'écroulaient en baves argentées, et lady Mériane, accrochée des deux mains au bordage, arc-boutée, se mordant les lèvres, recevait les paquets d'eau avec une âpre jouissance. Inondée, la chair imprégnée de sel, elle se roidissait dans un frénétique effort des muscles et de l'âme. Elle aurait voulu que les vagues, en la fouettant, pussent la pénétrer davantage pour éteindre la braise qui brûlait sous son sein gauche. Collés à son corps, ses vêtements la faisaient plus mince encore, allongée comme une algue noire au fil du courant. Courant de la vie qui vous emporte, vous étire en mortelles transes, vous heurte contre des écueils ou des épaves. L'inconnu mène vers l'inconnu. La force immense de la marée roule son flot entre deux incertitudes.

Mériane, dressée dans la tempête, s'enivrait désespérément des plaintes du vent et des cinglantes caresses de l'eau. La voix de l'espace, grondant à ses oreilles, l'empêchait d'entendre son tumulte intérieur, le craquement de ses pensées obsédées par un poids trop lourd. un poids dont elle avait voulu se charger, et que, désormais, elle eût désiré rejeter, repousser loin d'elle-même. Et les deux tumultes, celui du ciel et celui de son âme, se répondaient, s'injuriaient, se mêlaient pour ne plus former qu'un immense tourbillon, houlant au-dessus de la mort.

Car la mort affirmait de plus en plus sa présence guetteuse, son jeu irrité et sournois, lançant et relançant le bateau comme une balle. Surgissant de partout, elle se tordait en longues vagues jusqu'à l'horizon. Force


issue des profondeurs énigmatiques, elle se gonflait pour cracher.sur le yacht avec des ricanements sinistres; elle ouvrait devant lui d'énormes entonnoirs pour l'attirer dans sa pénombre glauque; elle déroulait mille serpents d'argent pour flageller les flancs haletants de l'Aigle. Cette sensation de la mort, mêlée à l'âpre volupté d'être cinglée par le vent et par l'eau, emplissait la marquise d'une ivresse funèbre. La vie, en elle, criait éperdument, révoltée contre les éléments qui composaient le destin, affolée par l'angoisse d'une fin possible. L'idée fixe de Donovan devenait une sorte d'arrêt fatal pour tous ceux qu'il entraînait avec lui dans sa fantastique aventure. En se consacrant à la recherche d'une morte, c'était vers la mort qu'il allait, avec tous ses compagnons, et, en fin de compte, il ne trouverait qu'elle. La morte devenait la Mort, l'ultime ensorceleuse attirant tout à soi. Le regard fixe, Mériane scrutait les flots tourmentés comme s'il lui eût été possible d'apercevoir tout au fond la silhouette blafarde de la sirène, la forme indéfinissable, éternellement ondulée et déformée, parfois immense, élargie jusqu'aux confins de l'étendue, parfois rapetissée aux dimensions d'un pâle visage. Désormais, c'était cela, la hantise, le poids écrasant, la source d'angoisse et de révolte. Dans l'âme de Mériane, la tempête augmentait comme dans le ciel. Bientôt, elle devint si forte que l'Aigle frissonna et gémit de toutes ses membrures. A leurs postes, les hommes de l'équipage examinaient l'espace avec méfiance. La menace de la catastrophe se précisait, serrant les poitrines, brouillant les regards. John Lean allait et venait d'un pas saccadé, oubliant Edva, donnant des ordres d'une voix rauque. La bourrasque rageuse, la mer aux coulées perfides multipliaient leurs assauts autour de ces quelques êtres vivants emportés par un bateau téméraire.

En ces instants, la vie, déjà, leur échappait. Elle s'éloignait d'eux à mesure que grandissait le sentiment de leur


solitude et de leur impuissance. Elle se réfugiait là-bas, sur la terre ferme, sur les rivages invisibles où les hommes marchent sans sentir au-dessous d'eux les oscillations d'un gouffre. Et chacun se tendait douloureusement vers ces rivages, souvenirs de clarté, souvenirs ardents comme un amour. Ils eussent voulu que le yacht décuplât sa vitesse, pour sortir de ce cyclone, pour gagner le lieu du calme. Malgré la rapidité du bateau, ils avaient l'impression de demeurer sur place, stupéfiés par la puissance du danger.

Durant tout un jour, la bourrasque atteignit un déchaînement tragique, et Mériane dut rester dans sa cabine, car les paquets d'eau balayaient tout le pont. Edva, malade, recroquevillée sur des coussins, attendait sa dernière heure. Lord Silby, immobile, figé dans un calme fataliste, écoutait mugir le vent et craquer le bateau. On eût dit que, du fond de la mer, une puissance énorme montait, une horreur secouée d'énormes spasmes, un affreux bouillonnement de sanglots, un appel multiplié en plaintes désespérées.

Et cinglé, ballotté, l'Aigle allait toujours, fonçait quand même, soutenu par son inutile et magnifique entêtement, fil d'or accroché on ne savait où pour le maintenir au-dessus des remous. Son errance obstinée à travers les montagnes liquides avait quelque chose d'insensé et de surhumain. Et ceux-là qui, comme Mériane, connaissaient le secret de son impulsion, pouvaient se demander s'il n'était pas la proie d'une aimantation mystérieuse, grâce à laquelle il erreràit jusqu'au jour où, enfin, il parviendrait à la place exacte qui devait être le lieu de son engloutissement.

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Lorsque lord Donovan, rétabli, remonta sur le pont, sa face pâle s'illumina de soleil et d'azur. L'At~e avait


laissé derrière lui la bourrasque, franchi les heures dangereuses, et la mer s'était calmée pour caresser harmonieusement sa coque. La pureté du ciel s'étendait à l'infini, moirée de fluide lumière. Des parfums d'algue traînaient, à la fois amers et doux. Ayant dominé sa faiblesse, lord Silby se dressait de nouveau, maître de son navire et de son amour.

Les jours qui suivirent furent éblouissants de vie et de calme. Le danger dissipé s'oublie vite. Sur le pont, Mériane s'allongeait sur sa chaise-longue, les mains pendantes, les yeux perdus dans le ciel des nuits laiteuses. Jean Divonnec, accoudé à la lisse, fumait doucement sa pipe en songeant à de nouvelles plongées, tandis que son maître, penché sur ses cartes, étudiait les fonds, calculait les emplacements.

DivOnnec s'approchait, levait le menton, et demandait respectueusement

C'est-y pour aujourd'hui, mon commandant? Lord Silby hochait la tête. Après avoir fait, par luimême, l'expérience des dangers sous-marins, il se faisait un scrupule de laisser son brave scaphandrier plonger sans nécessité véritable. Et il étudiait, il calculait, avec une attention décuplée, plongeant lui-même au milieu des conjectures comme au sein d'une mer trouble. Un matin, cependant, il répondit à la question de son matelot

Oui, c'est pour aujourd'hui. Nous descendrons tous les deux.

Un tressaillement parcourut les larges épaules du Breton. Ses yeux s'écarquillèrent. Il refusa net

Alors, mon commandant, je ne marche pas. Ah! fit le jeune lord un peu interloqué.

En face l'un de l'autre, ils se regardèrent, comprenant leurs mutuelles pensées. Le soleil jouait sur le pâle visage de lord Silby et sur la face tannée du marin, accusant ses taches de son.


Pourquoi ne veux-tu pas que je descende? Parce que ce n'est pas votre place.

< Pas ma place songea-t-il amèrement. Pourtant, c'est bien celle de Shella. Dois-je donc attendre la mort pour aller la retrouver? >

Soudain, il vit Divonnec tourner la tête et s'en aller à petits pas en regardant la mer, comme quelqu'un qui veut se montrer discret ou cacher une contrariété. Il comprit, en s'apercevant que lady Mériane s'avançait vers lui. Avant que Divonnec s'éloignât davantage, il lui jeta un ordre bref

J'ai dit pour aujourd'hui. Que tout soit prêt. Quoi, tout ? demanda Mériane en s'approchant. Vous préparez quelque nouvelle tentative?

Le jeune lord s'inclina pour un salut respectueux Oui, madame, je pense que le moment est venu, car nous nous trouvons exactement sur la route que suivait le Duncan. On plongera cet après-midi, et je me proposais de descendre moi-même, mais.

Vous êtes fou trancha la marquise. A peine remis, vous voulez encore affronter le péril d'une tentative dont vous n'avez ni l'habitude, ni l'expérience.

Il sourit, de son sourire imperceptible, flottant comme une lumière triste.

.Mais mon scaphandrier s'y oppose. Je viens d'enregistrer, pour la première fois à mon bord, un refus d'obéissance.

Ce garçon a raison! dit Mériane, en haussant les épaules. Ce naïf possède plus de bon sens que vous. Lord Silby, ne reviendrez-vous jamais à la raison? Il n'est pas de raison qui puisse compter en face d'un désir comme le mien, madame. J'obéis à un vœu plus vivant que ma propre vie, à un ordre qui me semble venir de plus loin que ma propre décision. Je ne sais exactement ce qui me guide, mais j'en éprouve la puissance irrésistible.


Mériane tressaillit. Comme Divonnec, elle regarda fixement lord Silby. Les flammes de l'azur brûlaient dans ses prunelles. Elle savait, elle, peut-être mieux que Donovan.

Vous allez vers la mort! dit-elle sourdement. Voilà le seul attrait magnétique.

N'en vaut-il pas un autre? Et l'amour n'a-t-il pas, toujours, un goût de mort?

Sous son regard, plein d'où ne savait quel rêve mystérieux, Mériane recula. Un instant, elle demeura crispée, les yeux à demi clos, les ongles enfoncés dans ses paumes. Allait-elle, comme une vague irritée, lui jeter en plein visage une riposte lourde et froide, amère ainsi qu'une poignée de sel?

Allait-elle lui jeter ce qu'elle savait, ce secret lancinant qui gonflait sa poitrine, capable de le tuer ou de le guérir?

Ses lèvres remuèrent, épelant des mots qu'elle ne prononçait pas. Et, tandis qu'ils se taisaient, l'un et l'autre, soudain, plaintive, affaiblie, grelotta la mandoline d'Edva.

XIV

Divonnec sentit sa descente s'arrêter en un choc mou. Il venait de toucher le fond.

Quelques secondes, la lourde masse du scaphandrier oscilla, cherchant son aplomb au sein de l'élément liquide qui le poussait, le pressait de toutes parts. Ses regards s'efforcèrent de distinguer quelque chose devant lui, à travers les hublots de son masque. Un clair-obscur glauque, mouvant, s'irisait à peine de légers reflets, déplacés par la houle de fond. A un mètre de lui, c'était la nuit sous-marine, effroyablement mystérieuse.

Incliné pour voir le fond, courbant son échine semblable à la carapace d'un serpent monstrueux,'il commença ses recherches. Un peu d'eau suintait à l'intérieur


de son scaphandre. Monotone, le bruissement des pistons, là-haut, haletait à ses oreilles. La corde à signaux accrochée à sa ceinture ondulait comme un immense et mince serpent. '<- S'~t Le crochet, qu'il pointait en avant de lui, heurtant quelque chose, il sut qu'il touchait à l'épave, et alluma sa lampe. La lueur bizarre, déformée, éclaira vaguement une paroi gluante contre laquelle il approcha sa vitre c'était bien le flanc d'un navire

Tâtonnant, il suivit cette sorte de muraille, au pied de laquelle surgissaient des roches, s'échevelaient de longues algues fuyantes. Un navire dormait là, serti de coquillages, enduit de crasse verte et de sable. En appuyant sa main à cette masse, il eut l'impression de toucher un gigantesque coffre dont l'intérieur était plus effrayant peut-être encore que l'espace libre des profondeurs marines.

Il parvint à une crevasse, énorme blessure ouverte en la coque, et s'y engagea avec crainte, la crainte de découvrir peut-être des cadavres que le flot n'avait pu emporter. Il se rappelait avoir remonté des noyés, après un naufrage sur les côtes bretonnes, et la sensation affreuses des corps, dans l'eau, lui était demeurée comme celle d'un contact avec la mort elle-même.

A quatre pattes, il explora l'endroit où il se trouvait, glissant sur le plan incliné à un tel degré qu'il ne reconnaissait plus le plancher et le plafond. Des objets, des banquettes, gisaient pêle-mêle. Des guéridons vissés au parquet restaient horizontaux. Une chose molle, allongée, lui parut être un cadavre, mais, saisi d'horreur, il ne tint pas à s'en assurer. Sa lampe éclairant mieux à l'intérieur de l'épave, il promena son faisceau autour de lui, et, sur une boiserie, il parvint à déchiffrer un nom qui s'effaçait

« D.N.AN.

Un grognement de triomphe se mêla, sous son casque,


au bourdonnement des pistons. L'angoisse de se sentir enseveli au-dessous de la clarté, au-dessous de l'air libre, s'apaisa en songeant à la joie de son maître. Joie étrange, joie funèbre, plus atroce peut-être qu'une douleur, joie que Divonnec ne comprenait pas très bien, mais qu'il ressentait simplement, à sa manière la satisfaction de la découverte.

Galvanisé, il poursuivit son exploration, se glissa par des trous béants, avec précautions, s'appliquant à ne point emmêler son tuyau d'air et sa corde à signaux, lesquels lui servaient de fils conducteurs pour éviter de s'égarer. La carcasse du Duncan, couchée sous les flots, à jamais endormie, s'offrait comme un ténébreux labyrinthe.

Divonnec tendait en avant ses mains que la pression des bracelets de son vêtement commençait à violacer. Il se sentait le jouet d'une aventure extraordinaire, évoluant dans une sorte de cauchemar qui lui rappelait les légendes de son pays. Ce qu'il cherchait, sous les eaux, ce n'était pas des cadavres de pauvres naufragés, visqueux, putrides, qu'on remonte à l'aide d'un nœud coulant, ni les algues curieuses ou les coquilles réclamées par les savants, ni les fleurs, de corail, ni les perles fabuleuses. ce n'était pas non plus des caisses d'or englouties. c'était une jeune fille morte, une sorte d'image fantastique pour un esprit naïf comme Divonnec! Une figure qu'il imaginait fluide à la manière d'une apparition, et toute lumineuse dans un halo d'irréel Oui, il devait y avoir, au fond de ce chaos qu'il explorait, une clarté magique, quelque chose comme une fleur phosphorescente, bleue et verte, au cœur de laquelle il allait voir se dessiner un idéal visage endormi.

A travers son hublot, ses yeux écarquillés cherchaient la lumière miraculeuse. Il l'attendait, il était si certain de la découvrir, qu'il la voyait briller par instants. Mais sans cesse elle s'éteignait, fuyante, inaccessible, feu fol-


let de l'onde, et la fièvre commençait à battre aux artères du plongeur. Le bruit des pistons finissait par blesser ses oreilles, emplissant son cerveau d'un ronron de folie. Dans son casque, l'air qu'on lui envoyait d'en haut s'échauffait de plus en plus.

A un moment donné, il heurta un obstacle, et un frisson courut sous son enveloppe de caoutchouc. La clarté de sa lampe lui découvrit une boîte allongée comme un cercueil. En la touchant, il sentit une surface si froide que la peur qui le guettait s'empara de lui. C'était cela que recherchait lord Donovan, mais la clarté imaginée par Divonnec ne s'en échappait point. et les ténèbres parurent, au brave garçon, plus effrayantes! Là, dans ce coffre, reposait un corps mystérieux, et, pour" lui, ce n'était pas le triste cadavre figé dans l'immobilité éternelle, mais une présence extraordinaire. Quelqu'un, là-haut, un fantôme, peut-être, qui pouvait se relever soudain, comme les morts des histoires bretonnes, et se dresser devant lui, avec un visage vert et des yeux en flammes de cierge. Quelqu'un qui pouvait se cogner contre les parois, et appeler lugubrement. Divonnec n'eut plus qu'une pensée fuir, remonter à l'air libre, respirer. Poursuivi par tous les phantasmes de, son angoisse, il refit le chemin parcouru, trébuchant, déchirant ses mains à des aspérités. L'air de son casque devenait irrespirable. Dès qu'il parvint à sortir du navire funèbre, M tira désespérément sur la corde à signaux. Et, à mesure qu'il s'élevait vers la surface, hissé par ses camarades, il conservait l'affreuse sensation que quelque chose s'accrochait à ses pieds pour l'empêcher de remonter.

XV

Depuis cinq jours, les scaphandriers travaillaient. Trois solides plongeurs du port de Bizerte avaient été


requis pour seconder Divonnec. Le dinghy allait et venait sur la mer, et le grand ponton se hérissait de câbles, de chaînes, d'outils, de bouteilles d'air comprimé, dominés par les treuils. A leurs postes, penchés sur l'onde, les matelots attendaient avec anxiété le résultat du dangereux labeur sous-marin. Unissant leurs efforts, ils hissaient les bennes, qui remontaient, pour déblayer, des fragments du navire englouti. Déjà, plusieurs charges d'explosifs avaient donné une ouverture suffisante pour permettre d'atteindre la cabine où se trouvait le cercueil.

Accompagné par trois 'camarades, Divonnec éprouvait moins d'appréhension à fouiller les flancs de l'épave. Celle-ci, une fois largement éventrée, lui semblait moins effrayante, moins « sombre ». D'ailleurs, l'attitude de son maître galvanisait le Breton. Depuis la découverte du Duncan, lord Silby ne quittait pas le bordage. Les mains rivées à la rambarde, le regard dardé sur les flots, il attendait. La rigidité de sa mince silhouette, la pâleur de son visage durci où brûlaient deux flammes, exprimaient son sentiment. Triomphe mortel d'être arrivé au but, d'effleurer le rêve. auquel il avait voué ses efforts, sacrifié sa vie. Mais angoisse mortelle, aussi, de voir remonter, du plus mystérieux des abîmes, le coffret lourd de mystère.

Shella.

Ses lèvres ne bougeaient même pas pour épeler le nom chéri évocateur de tout un passé d'amour clair comme le ciel. Il ne disait rien. Ses paupière piquées par le sel ne laissaient point glisser de larmes. Sa gorge n'émettait aucun des cris, aucun des râles de son cerveau et de son cœur. L'appel immense qui jaillissait de tout son être ne s'élevait pas pour déchirer l'atmosphère. Silencieux, il descendait, au contraire, perçait la masse liquide, perçait les enveloppes du cercueil, pour s'en aller tinter contre les parois de cristal. Et c'était là, seulement, qu'il


pleurait en longs sanglots d'onde, en vibrations de houle.

Lord Donovan demeurait immobile et livide comme une statue de neige au clair d'étoiles. Par les nuits splendides, alors qu'il lui était impossible de descendre chercher le moindre repos dans sa cabine, les hommes qui passaient derrière lui sur le pont s'écartaient instinctivement de son fantôme diaphane.

Mériane, rongée par son secret, ne troublait plus ses méditations. De loin, elle le contemplait, comme on regarde une ombre qui s'en va, progressivement, dans le lointain. Il se détachait de la vie; il laissait derrière lui comme un infini sillage de choses perdues. N'était-il pas déjà un mort attendant la fiancée morte?

Ce fut par un crépuscule embrasé qui coulait du feu sur la mer.

Tous ceux qui se trouvaient à bord de l'Aigle, haletants, les mains moites, fixaient les remous où semblaient tournoyer des roses rouges.

Le grand treuil de remontée grinçait, monotone et plaintif, et, lentement, s'enroulaient les câbles. Combien de tours encore? Les scaphandriers besognaient, acharnés à la suprême manœuvre, pour ramener à la lumière le cercueil englouti.

On n'entendait que le roulement coutumier de la mer et les plaintes aigres du treuil. Les matelots, à leur poste, se transmettaient les indications presque à voix basse. Quelque chose de lourd, de désespérément anxieux, flottait dans l'atmosphère chaude, lamée de rouge et d'argent, un poids énorme qui pesait sur les épaules de tous, et peut-être aussi sur la mer pour empêcher la châsse de remonter. Recueillement plus épais, plus profond qu'un véritable silence, bercé par le grand murmure vague du large.


Mériane étrangla un cri. Les flots bouillonnaient. là. et un point sombre apparaissait enfin! mystérieux, grossissant de seconde en seconde, à la manière d'un sous-marin qui revient à la surface.

Peu à peu se précisa la forme, longue et funèbre. Luisante de gouttelettes, c'était un monstrueux poisson aux reflets noirs et verts, dont les écailles, feuilles de fer sur feuilles d'or, s'incrustaient çà et là d'algues et de coquilles.

Au moment de quitter les flots, il sembla hésiter, alourdi, oscillant, et le treuil eut un grincement plus plaintif. Puis, comme en un bond, le grand coffret s'arracha brusquement à l'étreinte des eaux. Les yeux agrandis qui l'épiaient le virent monter encore, suspendu, et se balancer doucement dans l'air moiré du soir.

XVI

Le cercueil fut déposé dans le grand salon du yacht. Silencieusement, s'ingéniant à faire le moins de bruit possible, deux matelots tâchèrent à enlever l'enveloppe de feuilles d'or et de fer imbriquées. Immobile, derrière eux, lord Donovan suivait leurs gestes, et voyait peu à peu apparaître la châsse de cristal.

Quand la dernière feuille fut enlevée, et que les ouvriers eurent ramassé leurs outils, il marcha à leur suite jusqu'à la porte. Puis il revint près du cercueil et s'agenouilla.

A travers le cristal se dessinait le corps de Shella. Toute blanche sur des coussins blancs. Un grand châle d'une teinte un peu ivoirine l'enveloppait. Intact son visage, intactes ses mains apparaissant sous les longues franges. Admirablement conservée, elle semblait, malgré sa pâleur un peu cireuse, dormir d'un doux sommeil. Dans le bouleversement du naufrage, son corps avait glissé, et. sa tête demeurait penchée de côté en une étrange et pensive attitude.

41


« Je veu~ là voir! avait souhaité Donovan. Et il la voyait! Il pouvait à présent s'enivrer désespérément de sa vision. Elle était là, la fleur très pure, son grand lis, son idole endormie. Shella avait clos ses paupières de rêve, ses lèvres de tendresse, mais une sorte d'expression heureuse flottait !sur ses traits glacés. Sa beauté s'était fixée éternellement dans la mort comme dans un marbre. Elle demeurait comme une idéale figure de la femme et de l'amour.

Donovan inclinait devant elle son front si lourd. Il jouissait de son triomphe atroce, de son épouvantable victoire. Il avait voulu retrouver Shella, et it l'avait retrouvée Il avait voulu la revoir et il la revoyait. Mais l'insatiable désir fermentait en lui comme un levain maudit. Désir du miracle' Désir du ~u~oura plusl Voir se rouvrir les paupières de Shella, refleurir ses lèvres closes. Voir une nouvelle vie ranimer son corps! Se découvrir soudain un pouvoir divin pour ordonner <: Lèvetoi Viens! Sa vie à lui, la vie intense qu'il dardait, qu'il projetait vers Shella avec une passion décuplée par la souffrance, cette vie, force, vouloir désir, pourquoi ne serait-elle pas capable de remplacer l'autre? Puisque chaque être humain est une patcelle de la vie universelle, puisque l'homme porte en sa chair le germe capable de créer une vie nouvelle, pourquoi ne lui est-il pas permis de donner un peu de sa vie pour ranimer une vie qui s'est éteinte?

Donovan n'avait jamais pensé qu'il pourrait souffrir autànt! Le silence de la mort pesait sur lui comme celui d'une église. Ses pensées sonnaient dans son crâne comme des pas sur des dalles. A Ses narines montait Un chimérique, un amer parfum de fleurs mortuaires, éclosion de ses regrets massés en corolles vénéneuses. Sa douleur fluait comme un encens mortel dans le jour atténué de l'ampoule électrique, voilée de bleu, épandant des ombres mystérieuses. Et le balancement du yacht te-


muait le cœur de Donovan, remuait ses ombres, remuait la blancheur de Shella. Shella remuait comme un rêve, à travers un brouillard de larmes, à travers une folie de désir.

Eperdu, il l'appela à voix basse, les mains tendues. A ce moment, sourde, presque irréelle, une voix monta: Shella n'est pas morte!

Hagard, il se retourna. Mériane venait d'entrer. Longue et mince comme un cierge noir, son visage pâle était étrangement lumineux, brûlant comme une flamme froide. Donovan recula malgré lui, transi par cette vision. De nouveau il entendit sa voix ardente Shella n'est pas morte.

Des pieds à la tête, il se contracta

Que voulez-vous dire?

Qu'il vous suffira d'enlever le couvercle et de souffler sur les yeux de Shella pour qu'elle se réveille. Madame, dit Donovan, les dents claquantes, avezvous bien réfléchi aux mots qui sortent de, vos lèvres? Vous m'avez toujours pris pour un halluciné. soit! Cependant, je ne souffrirais pas qu'en un semblable moment, un moment où toute mon âme fervente s'incline devant la mort, vous abusiez de ma folie au point de vouloir me mystifier!

Ah! fit-elle, tremblante, vous pensez donc que je suis capable d'une. mystification? Vous ne devinez pas que je porte un secret qui métouffe?. La possibilité de ranimer votre bonheur?

Le jeune lord passa sa main sur son front. Il regarda le cercueil, il regarda Mériane. Un ricanement silencieux plissa ses lèvres

Je ne suis pas aussi insensé que vous le supposez, madame. La seule folie, en cet instant, c'est l'inutilité de vos paroles.

Elles sont inutiles, comme tout ce que je vous ai offert, n'est-ce pas? Après avoir dédaigné mon amour


généreux et vivant, après m'avoir torturée par votre chimère mystique, vous dédaignez, aujourd'hui encore, la suprême preuve que je vous donne! Vous ne comprenez pas mon dernier sacrifice! Lord Silby, j'aurais pu, cependant, ne rien vous dire. Le secret que j'ai découvert, j'aurais pu le garder, et laisser celle que vous aimez éternellement endormie. Ah! je pouvais me venger merveilleusement, atrocement, de tout ce que j'ai souffert par vous, pour vous. Vous, le demi-dieu cruel qui avez refusé la seule beauté humaine la volupté, vous qui avez rejeté tout ce qui sourit et frissonne, tout ce qui chante et fleurit, vous qui avez blasphémé la splendide ivresse de vivre. pour vous égarer dans une ivresse funèbre! Ah! certes, l'atroce, la merveilleuse vengeance que de vous laisser tuer, vous-même, lentement, lentement, votre idole, de vous voir pleurer sur votre propre victime, et la veiller, l'entourer de fleurs, jusqu'au jour où, par un autre, vous auriez appris la vérité. Mais à quoi bon? Lord Silby, avant de vous quitter, je vais tout vous dire. J'ai lu le message que vous adressait, du fond de la jungle hindoue, votre ami Jilly Harvey. J'ai lu le récit, non pas de sa mort, mais de la force mystérieuse qui s'est emparée d'elle.

Ce fut comme une décharge électrique parcourant le corps du jeune homme. Pour la première fois, un orage d'une terrible violence éclatait en lui. Pour la première fois aussi, perdant tout contrôle, il saisit les poignets de Mériane et les tordit.

Taisez-vous. rauqua-t-il. C'est maintenant. oui, c'est vraiment maintenant que je me sens devenir fou. Shella dort d'un sommeil d'amour. poursuivit éperdument la marquise, gémissante de douleur Elle repose par la volonté d'un être qui l'a aimée plus violemment que vous ne l'aimerez jamais, à qui elle appartient plus parfaitement qu'elle ne vous a jamais appartenu. Oui, là-bas, près du temple mystérieux. Shella


a connu. Nassi-Hor, le yoghi. qui est devenu l'amant de son âme. qui. l'a initiée à toutes les voluptés cérébrales, et lui a fait connaître toutes les délices. Silby, vous pouvez me tuer. pour tuer en moi mon amour! Tu peux me tuer. Ne sera-ce pas ta seule caresse?. Oui, éteins-moi pour que puisse briller sur toi, seule, unique, l'autre lumière. Eteins-moi avant de la ranimer.

Elle râlait, car ses poignets étaient broyés par la pression de Donovan. Les yeux exorbités, il se penchait sur elle, la courbait en arrière, ployait son corps mince comme un arc. Férocement, il suivait sur son visage les contractions de sa douleur comme des spasmes voluptueux. Sa gorge était tendue à se rompre, ses lèvres se .violaçaient.

Endors-moi avant de la réveiller, murmurat-elle. encore. Va, tu ne la retrouveras que pour mieux la perdre. Car elle vit en dehors de toi. au-dessus de toi. dans un rêve surhumain que tu ignores. Toi, l'inaccessible amour, tu te trouveras désormais en présence d'un amour plus haut que ton orgueil. Son dernier mot fut un cri. L'arc de ses reins venait de se briser. Ne sentant plus sous son étreinte qu'une chair molle, Donovan ouvrit les mains, laissant s'abattre la silhouette disloquée.

Mériane gisait, toute noire, auprès de Shella toute blanche.

Un instant, le jeune homme demeura hagard, oscillant, dominant les deux dépouilles d'amour. Un rictus silencieux déformait sa face. Son regard vide, éteint, allait de l'une à l'autre.

Puis, lentement, il sortit.

XVII

Angoissante, imprévue, une sourde détonation ébranla les flancs de l'Aigle qui se souleva, tel le sursaut d'une


bête blessée. Plusieurs matelots furent projetés à terre. Des exclamations s'entrecroisèrent. John Lean, accoudé à la chaise-longue d'Edva, sur le pont, bondit en hurlant Mille sabords! qu'est-ce qui vient de claquer? Il se rua vers l'escalier. Mais sa course fut arrêtée net par l'apparition de Donovan. ·

Le jeune lord surgit de l'écoutille, et se dressa sur le pont, le visage glacé, les yeux à demi couverts par ses paupières lourdes. Un calme effrayant figeait ses muscles. Sa voix tranquille, étrangement sonore, jeta dans le vent: Tout le monde aux canots! Le moteur vient d'exploser

Ce fut un branie-bas général. Les hommes, instinctivement, obéirent. Toujours immobile, !e bras tendu, Donovan continua de donner des ordres, surveillant' la manœuvre de sauvetage pendant que l'Aigle, peu à peu, s'enfonçait. Les matelots n'avaient que le temps de se réfugier sur le ponton. John Lean dut saisir Edva à pleins bras pour l'embarquer de force, car .elle hurlait en appelant Mériane.

Le jeune lord, impassible, écoutait les cris, les appels, le~ voix mêlées au bruit des vagues. Ses yeux se fixaient sur le bateau qui avait amené, de Bizerte, les scaphandriers de renfort, et qui allait recueillir son équipage. Mais, en réalité, toute son atten~om était attirée par les frissons de l'A~e envahi par les flots. Il ~écoutait venir la mort.

Au-desso'us de lui, l'eau montait, envahissant la coque, élargissant la blessure ouverte par l'explosion. Déjà, l'Aig~e, morteUement atteint, commençait son agonie. Donovan se pencha au-dessus de la chaloupe pour voir s'embarquer les derniers matelots. Celui qui .quitta le pont le dernier fut Divonnec. Accroché à un câble, il appela

Vite, mon commandant. à vous! ïl n'est que temps.


Mais lord Silby ne répondit pas. D'un geste rapide, il largua l'amarre. Le cri de stupeur désolée de Divonnec lui parvint en même temps qu'un nouveau craquement sourd du yacht.

Alors, seul sur le pont, il ne bougea plus. Les hommes qui s'éloignaient, ramant vers le salut, le virent diminuer jusqu'à devenir un mince trait d'ombre. Son beau visage s'était effacé comme un reflet de lune. Lentement balancé, berçant son adieu, l'Aigle s'enfonçait dans la mort. Après l'image du commandant, ce fut celle du bateau qui diminua, s'amincit en une ligne à fleur de mer.

Quelques roses de soleil fleurirent suprêmement les mâts.

Puis, comme un voile obéissant aux secrets desseins des profondeurs, l'eau souple se referma sur le yacht alourdi par le triple poids de rêve, de souffrance et d'amour qui l'appelait doucement, doucement vers le fond.

NOËL SANTON.

FIN


REVUE DE LA QUINZAINE

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Georges Duhamel L'Humaniste et rAutomaie, Paul Hartmann. René Lalou Le Clavecin non tempéré, Les (Euvres représentatives. Henri Mazel Le Prix du sourire, Mercure de Flandre. Thierry Maulnier Nietzsche, Alexis Redier.

L'Humaniste et l'Automate! Que voilà un titre singulier pour le dernier livre de M. Georges Duhamel! Sous cette forme constrastée, il pose à sa manière le problème de la civilisation, qui est pour M. Duhamel, à l'heure où nous vivons, le problème des problèmes. Etre un homme ou être un automate, voilà quel serait le dilemme du moment! La machine née de la réflexion de l'homme aspire à devenir son maître et à faire perdre à son créateur ses attributs humains pour en faire une mécanique vivante! Il faut convenir que notre monde, de bien des manières, aspire à faire de l'homme un automate. Et la machine n'est pas seule en cause. Que je porte mes regards d'un côté ou d'un autre, je vois force gens pour qui l'homme libre est à retrancher du monde. Ce qui me frappa le plus vivement en 1914, lorsqu'on réclama mon sang pour créer l'avenir fraternel et parfait dont nous jouissons, ce fut de voir avec quelle vigueur on me demanda par surcroît de me transformer en automate intellectuel qui devait accepter un ensemble de vérités indiscutables sur les événements auxquels on le faisait participer. Aujourd'hui, dans notre chère Europe, nous assistons à l'avènement de vérités d'Etat qu'il faut recevoir avec la bonne volonté des cadavres. Un esprit muni de confortables vérités d'Etat qu'on admet une fois pour toutes; un travail qui est la répétition indéfinie des mêmes gestes réguliers et l'enthousiasme obligatoire pour réchauffer les heures de loisir, voilà peut-être ce qui attend l'homme de demain! Il paraît que ne pas s'exalter devant un tel idéal,


c'est manquer de jeunesse! Où diable s'avise-t-on de mettre la jeunesse! Mais les choses ne s'arrangent pas toujours comme on le pense. Il est dans les individus un terrible esprit de contradiction et au fond même de l'Inconscient universel un principe de fantaisie qui laissent carrière à toutes les surprises. Mal discernés par les meilleurs observateurs, il existe dans toutes les périodes, derrière les rythmes visibles, des rythmes cachés qui sont des rythmes biologiques de compensation. C'est sous cet angle que j'interprète d'une façon toute personnelle, je crois, cette chose complexe et mal saisissable que nous nommons notre romantisme et qui résiste tenacement aux démonstrations les plus lumineuses, voire incontestables, qu'on dirige contre lui. Notre romantisme, avec ses délires, ses extravagances, ses orgies de rêve, de fantaisie et de mysticisme, est bel et bien un ensemble de rythmes compensateurs au monde administratif, actif et mécanique où il nous faut vivre. J'irai plus loin. La nature possède des mécanismes plus secrets et qui appartiennent aux mystérieux domaine de la maladie. Quand le réel devient trop contraire à la nature de l'homme, apparaissent à foison ces maladies auxquelles les psychiatres donnent des noms étranges, ces maladies qui délivrent l'homme du réel et le font glisser dans un autre monde où il peut se réfugier. Non, on ne s'arrange pas avec l'homme aussi aisément que le pensent beaucoup d'hommes politiques et de théoriciens sociaux. On peut faire taire ceux qui protestent ou même ceux qui constatent purement et simplement ce qui est; on mate moins facilement ces forces obscures qu'on désigne métaphoriquement avec des expressions comme Inconscient individuel, Inconscient social, Inconscient universel.

Vous retrouverez dans ce livre l'inspiration généreuse de M. Duhamel, sa large et chaude sympathie humaine, sa liberté d'esprit et de cent manières différentes ce grand thème homme, n'oublie jamais que ta destinée est d'être un homme Ni admirateur en bloc du passé, ni contempteur ni louangeûr de l'avenir, « je veux, nous dit-il, librement connaître, comprendre, juger, critiquer le temps dans lequel je vis». Ennemi de la machine? Mais non. M. Duhamel demande simplement à l'homme de ne pas se laisser dominer par la


machine et de l'intégrer dans l'humain au lieu de lui sacrifer l'humain. Et surtout, ce qu'il redoute, c'est que l'habitude des machines nous habitue à notre insu à traiter les autres hommes en machines. L'homme ne peut vivre sans une atmosphère de sympathie humaine que nul progrès matériel ne peut remplacer. C'est cet impondérable que M. Duhamel nous demande de sauver avant tout. Souviens-toi d'être défiant, disait la sagesse hellénique. « Homme! souviens-'toi d'être hommes, ne cesse de répéter M. Duhamel. Non, le problème de l'organisation sociale n'est pas seulement un problème d'ordre et d'amélioration techniques. Il faut l'homme un monde où le plus humble et le plus valeureux puissent trouver quelque raison de se plaire. Il leur est devenu fort difficile d'en découvrir aucune.

Entendons-nous! II reste toujours le point de vue spectaculaire, comme dirait M. Jules de Gaultier, Aristote, nous parlant de ceux qui se rendaient aux Jeux Olympiques, mentionne ceux qui songeaient au trafic, ceux qui rêvaient aux palmes à conquérir et enfin une autre catégorie qu'il présente ainsi eux seuls y allaient pour voir; et il ajoutait ce sont les plus nobles. Cet Aristote serait fort suspect aujourd'hui personne ne pense plus qu'on puisse venir ici-bas <: pour voir ». Contemplatif et séditieux sont des termes synonymes N'empêche que du point de vue spectaculaire notre monde d'aujourd'hui est très curieux! Il y faut payer sa place avec de la chair et du sang, mais quele époque a vu pareilles dislocations cosmiques! A ce point qu'on commence à trouver catastrophes et cataclysmes choses monotones qui font bâiller! Une monnaie qui saute, un régime qui s'écroule, une nation qui devient subitement folle, on trouve cela tous les tnatins dans un journal parmi les accidents d'autos et les championnats de boxe et de course à pied. M. René Lalou (~ C<<'vec!n non tempéré) est un guide ingénieux, subtil et d'esprit très ouvert qui sait trouver pour des aspects profonds de notre époque des observatoires de choix. On glane dans son livre une profusion de remarques qui dévoilent a l'esprit des horizons suggestifs. «Existe-t-il encore pour nos oreilles une dissonance choquante?!- se demande-t-il. Il y a lieu'de poser la question. En fait d'art et même de manières


de vivre, nous nous somme? familiarisés avec toutes les singularités. En fait de goût, nous avons tous les goûts, Et nous sommes tellement habitués à l'étrange et à l'exceptionnel qu'~} est devenu difficile de nous étonner et de nous surprendre. Culture historique d'une part; af~ux de tous les exotismes de l'autre, font de notre époque un beau chaos idéologique et artistique. Nietzsche, je crois, disait que l'homme moderne avait l'âme bariolée d'un être qui passerait sa vie dans un immense ba~ar ou dans une exposition universetle permanente! Il y a du vrai. Mais quelle belle entreprise de bien se tenir en main et de garder avec une souple virtuosité sa direction parmi tous ces tourbillons multicolores! C'est parce que l'homme moderne est en proie au vertîge grisant de multiples tourbillons que cette remarque de M. Lalou prend sa plénitude de sens L'homme moderne doit contenir à la fois son poète et son critique. Nous entendons parler tous les jours de monnaie dirigée, d'économie contrôlée. Quand je rêve un idéal d'homme moderne de grand style, je substitue volontiers à la sagesse d'autrefois une sorte de folie dirigé e on de folie contrôlée, car enfin, nous ne pouvons plus nous abuser le monde est fou, vivre est un acte de folie, et l'art de vivre ne peut plus être qu'une acceptation de la vie comme folie protégée par une raison agile qui essaie d'éviter d'un coup d'oeil preste et vif les rocs et les abîmes, Un des personnages que fait parler M. Lalou, pensant à celle qu'il aime, se dit « Je suis l'homme des synthèses. J'ai accuejlU Anne ,en son absolue complexité. Je crois que cette phrase dé&nit l'idéal de M. Lalou prendre la complexité chaotique de notre époque comme une donnée et tenter un effort ,de synthèse et d'harmonie. De même essayer d'unir la fantaisie et le jeu à la rigueur. <: L'universalité toujours tissera sa corde de jeux et de rigueurs mêlés. M. Lalou peut parler ainsi de omission d'unité- On voit que M. Lalou tend vers une certaine forme de classicisme. Un classicisme est-il possible? Peut-être,. A condition que la raison immanente .au classicisme s'identifie au sens de l'ordre symphonique.

Adressez louange ou blâme au monde moderne, vous le pouvez. Mais dire qu'il a le sourire, il faudrait un beau cou-


rage! Notre ami M. Henri Mazel tente une œuvre héroïque et peut-être plus osée que les travaux d'Hercule. Il veut nous rendre le sourire! (Le Prix du Sourire). «Toute la sagesse tiendrait-elle dans ce mot sourire? M. Mazel découvre en des lignes charmantes que le sourire est un monde! Il y a une variété infinie de sourires, on en trouverait des douzaines entre le sourire « exquisement mystérieux de la Joconde et le « hideux sourire de Voltaire. Les sentiments les plus divers peuvent se mêler au sourire et varier son expression. Il y a le sourire de confiance, le sourire d'espoir, le sourire d'étonnement, le sourire d'assentiment, le sourire de refus, le sourire ambigu, le sourire des mélancolies regrettantes et le sourire d'indulgence. Il y a aussi le sourire amer, désabusé, et ce sourire que M. Mazel dénomme « la grimace née et l'ironie perpétuelles. Il faut voir avec quelle gentillesse M. Mazel nous parle du «vrai sourires qui est «celui de l'âme

« H y a des sous-joies comme il y a des sous-bois, que traversent quelques rais de lumière, et où vivent dans la fraîche verdure de douces bêtes charmantes à voir. Le sourire exprime les sous-joies avec les rayons de bonheur tamisés par les feuilles, et les peuple de bonheurs fugitifs que la réalité ne peut atteindre ou qui meurent si on les met en cage. Il est le pont de lianes qui unit ces sous-liesses aux sous-tristesses, et son charme est surtout fait de ce mélange d'un peu de jouissance et de beaucoup de mélancolie qui est notre bonheur à nous, malheureux humains, puisque le bonheur absolu n'existe pas sur terre. M. Henri Mazel se veut un messager de joie. Quelles que soient les circonstances où vous êtes enserré, il prétend qu'il est des chemins vers la Joie. C'est donc un grand parti pris d'optimisme qui l'anime. « Toutes les vertus sont allègres, nous dit-il, tous les vices sont moroses. On le souhaiterait volontiers! On ne niera pas que M. Mazel, à la lueur de ses idées sur le sourire, n'arrive à une manière assez curieuse de faire des distinctions parmi les péchés capitaux. « La paresse qui rit est aimable, la gourmandise qui rit est innocente, la luxure qui rit n'est pas très mauvaise. elles peuvent se réjouir toutes trois, tandis que jamais on n'a vu rire l'orgueil, ni l'envie, ni l'avarice, ni la


colère. En vertu du même principe, distinguons la volupté et la luxure, car « la volupté est souriante quand la luxure est morose ».

Si nous en croyons M. Mazel, le sourire est la vertu même du pays de France. Si les Italiens ont une verve bouffonne, les Allemands une gaîté plantureuse, les Anglais un humour éclatant et les Américains un rire jeune et cordial, nous seuls avons le sourire. Il fallait que M. Mazel nous le rappelât, car nous avons tendance à l'oublier et nous avons même de bonnes raisons pour ne plus avoir le sourire. Il fait printemps dans le livre de M. Mazel, et il y a une odeur d'aubépine fleurie J'ai quelque difficulté à admettre que la vertu soit naturellement récompensée par le sourire et le bonheur. J'ai rencontré force gens qui en s'adonnant à la vertu traînaient avec eux une sourde tristesse, le poids d'une mauvaise concience, le sentiment d'être dupes et l'intuition d'une vie qui passait à côté de la vie. Et combien de joyeux compagnons portent avec une allégresse naïve un esprit malfaisant orné de toutes sortes de vices! Que de gens s'épanouissent avec le plus heureux des sourires dans le plaisir de nuire! Et avec quelle aisance la majorité de ceux qui ont pour unique métier de vivre esquivent la distinction entre le Vice et la Vertu!

Le livre de M. Thierry Maulnier sur Nietzsche n'appartient pas à ma chronique. Je me contente de mentionner qu'il révèle un esprit singulièrement vigoureux et pénétrant, qui n'aborde pas les choses vivantes avec une âme morte et qui sait retrouver sous les formules la palpitation d'une âme aux prises avec la vie. L'introduction au livre, où s'énoncent des idées sur la critique en général, entre dans ma rubrique. Elle est écrite sur un ton combatif et ardent, qui traduit la passion que M. Thierry Maulnier apporte aux choses de l'esprit. M. Thierry Maulnier se livre à un vigoureux réquisitoire contre les méthodes de la critique courante. Avec toute son érudition, toute sa recherche des sources, toutes ses investigations pour relier l'œùvre aux milieux, cette critique parle de tout, sauf précisément de ce qui compte, de ce qui fait la valeur insigne de l'oeuvre. Toute la critique tient pour M. Maulnier dans l'effort pour étreindre cette zone d'une


âme créatrice qui fait la vie unique et mystérieuse de son œuvre. Il y faut donc avant tout un sens direct de l'homme et de la vie et un corps-à-corps véhément avec le Titan. Et comme M. Maulnier a raison d'insister sur ce qu'il nomme « l'allure d'un artiste ou d'un penseur! Il est bien évident que les idées de Pascal et de Nietzsche, dénuées de leur mordant et de leur terrible tressaillement humain, ne sont plus les idées de Pascal et de Nietzsche. Il y a des rythmes de vie et une atmosphère à capter. « Sous le système, il faut ressusciter un drame. C'est dire qu'avant tout le regard doit bondir à l'intérieur d'une âme et d'une œuvre et saisir les points où l'œuvre incise à vif la vie dont elle est née et sur laquelle elle déferle à son tour. C'est dire encore que le critique doit avoir les dons du poète et sentir en face d'une œuvre une vivante présence!

GABRIEL BRUNET.

LES POÈMES

Saint-Georges de Bouhélier: Choix de Poésies; Fasquelle. Pierre Roudière: Ë~nceHe~; Lemerre. Marie Barrère-Affre: Deux Rives ait Soleil; méditions de la Revue des Poètes~. Paul André: Les CAtmc'res Défuntes; Messeln. Paul Briance: Les Vers Luisants; Messein. La publication de ce Choix de Poésies nous rappelle opportunément, avec le dessin inédit, curieux et amusant portrait par Van Dongen, que Saint-Georges de Bouhélier fut au début de son activité littéraire un poète, et que, sans doute, il l'est toujours. Cette curieuse pièce qui lui a assuré la gloire théâtrale et le succès, cette pièce « vériste comme sans doute l'appellerait Gustave Kahn, âpre et saisissante, le Carnaval des Enfants, auquel certains se sont plu à comparer parfois, pour de spécieuses apparences, le « symbole tragique de Fernand Crommelynck, le Sculpteur de Masques (qui est écrit en vers), le Roi sans Couronne également, fictions d'origine fort réaliste où s'emmêle une part de fantaisie volontiers sinistre, qui leur assure quelque grandeur, ont conduit l'imagination de Saint-Georges de Bouhélier vers une erreur, à mon sentiment, déplorable et d'autant plus déplorable qu'elle a satisfait l'appétit d'avilissement dont le vulgaire est possédé en présence des conceptions les plus hautes de l'esprit humain, en présence de l'élan lyrique des


oeuvres éternelles et des mythes où elles s'expriment. Puisque, s'est dit l'auteur, dans le véhément des situations les plus doulouteusment terre-à-terre, l'intervention du fantasque s'inscrit légitimement et sert à faire ressortir plus profondément que la réalité endormie et normale le tragique des destinées humbles et misérables, n'est-il, inversement, à supposer que des héroïques aventures évoquées par la fable ou dans les poèmes épiques ou le théâtre des anciens, on parvienne, en leur arrachant le diadème et le sceptre, en les dépouillant de la pourpre, à les réduire à des proportions familières, à en saisir l'essence populaire que masque la transformation du lyrisme, de restituer des hommes pantelants sous le fait des souffrances et des luttes de chaque jour, dans ces êtres singuliers et hors de toute proportion dressés par les poètes à la stature des demi-dieux? Œdipe parlera donc un langage proche de l'argot, s'entourera de comparses grossiers, riiesquins, bateleurs de carrefours ou résidus d'infamie. De la sorte, conclut-il; nous obtiendrons des types de personnages infiniment plus touchants et émouvants à nos coeurs, analogues à ceux que nous coudoyons dans les rues, et que nous voyons se jalouser, se combattre, se tromper et s'anéantir, à nos côtés, jour après jour. Ainsi se révélera mieux à la réflexion la constance des horreurs et des malheurs où se débat l'homme pitoyable de tous les temps. Ni à Saint-Georges de Bouhélier ni à André Gide, dans son récent Œ</f'pe lui aussi! Œdipe est la victime privilégiée de conception non identique mais comparable, je n'impute le calcul de flatter l'instinctive joie qu'éprouve la foule quand se révèle à sa bassesse ce qui la surpasse et la domine par l'esprit; ils se sont laissé séduire par un faux raisonnement. D'un cas exceptionnel, ils prétendent restreindre l'image à des incidents quotidiens, qu'ils estiment équivalents les anciens forgent au contraire de la somme d'événements choisis par eux en la contemplation de faits ordinaires une synthèse qui les signifie, les englobe, les magnifie dans leur généralisation, à leur gré, supérieure~ Des deux procédés, le plus nouveau appartient sans doute à des psychologues avertis, à de minutieux analystes confrontant de pas en pas leurs découvertes aux menues vérités qui les jus-


tifient; l'autre, qui dédaigneux des maigres évidences auxquelles leur dessein est de se dérober lorsqu'ils en projettent aux cieux la masse fondue, significative et rendue éternelle pour avoir été débarrassée de ses déchets, appartient au poète véritable, familier moins des hommes que des dieux. Saint-Georges de Bouhélier qui, semble-t-il, a renoncé, sinon occasionnellement, à écrire des vers, a fort bien fait de rassembler des poèmes de tous les temps de son existence dans ce copieux choix, chez l'éditeur Fasquelle. Cette antinomie du poète en son essor et du dramaturge tenant au contrôle perpétuel de la réalité se marque singulièrement dans son œuvre même de poète. Elle explique d'étranges défaillances après l'élan, une crainte, dirait-on, d'être pris de vertige, un changement du ton, allant du plus raffiné au banal, dans le cours d'un même poème. On comprend mieux que jadis pourquoi l'auteur, partout, toujours sincère, probe, amoureux de la plus saine simplicité, depuis ses débuts avec Eglé ou les Concerts Champêtres, Epithalame, où cependant le conflit est moins apparent, les Chants de la Vie Ardente, la RQmance de l'Homme, se méfie tant des moyens les plus magiques de son art, évite que sa rime, par exemple, souvent diluée en assonance, prenne une valeur propre qui enchante l'oreille ou plaise en soi aux yeux, que là métaphore envahisse ou encombre, que le symbole supplée l'expression ordinaire ou directe, que le rythme se diversifie et chatoie au gré sensible d'une arabesque de grâce ou de splendeur plus grave.

Epithalame reste, à mon goût, le recueil le plus fourni de poèmes chaleureux, attendris, étoilés. Cependant je ne manquerai pas de rendre hommage à tels autres morceaux des autres recueils, avec une spéciale dilection pour, dans la Romance de l'Homme, cette fresque fièrement revendicatrice des droits et des prestiges de ceux que nous révérons, les Poètes Damnés, hommage à tous, certes, et d'ensemble, et à Villiers de l'Isle-Adam, à Baudelaire, au noble « cénobite blanc qui joue un air étrange Stéphane Mallarmé, à Mendès encore et à Rimbaud. Mais j'en veux, me souvenant de la hottée d'outrages dont s'est au cours des derniers mois, repue l'avidité répugnante des envieux et des sots; distraire


cette fraternelle appréciation du plus affligé et du plus violemment outragé d'entre les poètes

.Toi, Verlaine, âme naïve et sainte! 1

Cœnr fauve d'animall

Toi qui brûlais ta vie aux flammes de l'absinthe

Pour oublier ton mal,

Et qui, poussé peut-être aux célestes revanches

Par l'horreur de l'alcool

Et du crime et du spleen, baisais la plume blanche De l'ange dans son vol

Vers l'azur, et roulais ta tête dans la robe

De la Vierge, et rêvant

De douceur, t'endormais sous les hymnes d'une aube Qu'ignorent les vivants!

A/ne NAIVE ET SAINTE, même en y ajoutant, ce qui paraît juste aussi, cceur fauve d'animal, la fusion de ce contraste puisse-t-elle s'opposer à l'autre qu'on vit et voit encore honteusement s'étaler sur la bande d'un livre, né au printemps dernier, pour tenter la vogue et spéculer sur le scandale. Je ne sais si je m'abuse, je ne le crois pas, mais je voudrais du moins qu'on ne m'attribue aucune pensée de dénigrement, aucune intention péjorative de M. Pierre Roudière j'ignore comme il vit, je suppose que c'est un méditatif lettré voué à une existence absorbante qui l'arrache à lui-même durant les longs mois actifs de chaque année; en été, il quitte ses habitudes urbaines; aux champs, à la montagne, ou à la mer, il se retrouve, il songe à loisir, il lit en son âme, qui s'exalte de paix, de lumière, de paysages, les motifs de ses joies ou de sa mélancolie. Et chaque fois il remporte, à la rentrée d'octobre, une moisson de feuilles qu'il a noircies de lignes inégales, et où sont fixés, Etincelles au firmament de ses jours fiévreux et de ses nuits brèves et lourdes, les arabesques, fleurs et feux, de ces instants de clair abandon et d'élans plus rêveurs encore qu'ils ne sont enthousiastes. Je vois en lui, poète, peintre, philosophe, ce qu'on appelait autrefois sans lui faire offense, un amateur, un amateur extrêmement averti, dont le métier n'est ni moins souple ni moins raffermi que celui de maint professionnel, un homme cepen42


dant dont la poésie est plutôt l'éternel regret et le but suprême que l'occupation la plus constante. Eh quoi! ne se souvient-on aussi que Lamartine se défendait d'être autre chose qu'un amateur? A ce degré suprême si M. Roudière n'atteint pas encore, il est en chemin. Il a partout une tenue de poète irréprochable. Peut-être ne se risque-t-il pas aux éblouissantes audaces du lyrisme le plus profond, mais un sûr instinct s'appuie chez lui d'un goût le plus sûr et de la science la plus enviable.

De la moghrebine à la catalane Mme Marie Barrère-Affre nous conduit par les jardins, les plaines, les rochers de ces Deux Rives au Soleil. Paysages chaleureux et clairs, atmosphères lucides, enchantement, et le talent de l'auteur est irréprochable. Il lui sert à dépeindre, à suggérer à l'imagination le désir et l'amour de ces contrées merveilleuses qu'elle aime. Je me plais à signaler pour ceux qui se délectent aux ouvrages consciencieux et satisfaisant à la mesure de leurs desseins Les Chimères Défuntes de M. Paul André, Les Vers luisants, poèmes tantôt en vers, tantôt en prose, de M. Paul Briance.

ANDRÉ FONTAINAS.

ZM 7!OM/f~

Henri de Régnier: Lettres diverses et curieuses écrites par plusieurs a l'un d'entre eux; «Mercure de France ». Henri Deberly: Le fils indigne; Librairie Gallimard. Lucie Delarue-Mardrus: François et la liberté; J. Ferenczi et fils. Kikou Yamata: La trame nu milan d'or; Librairie Stock. Colette Andris: Une danseuse nue; E. Flammarion. Maurice Rostand: L'ilomme que j'ai fait naitre; E. Flummarion. Un roman de M. Henri de Régnier, première manière, c'està-dire un roman où l'auteur du Mariage de ~nm< met au service de l'idéal symboliste de sa jeunesse l'expérience de plus de quarante années d'incessante production littéraire, telles sont ces Lettres diverses et curieuses qui viennent de paraître. Et c'est un régal. Par son « avertissement d'abord, si plein d'esprit, où M. de Régnier énumère toutes les circonstances romanesques qu'il aurait pu inventer pour expliquer comment le manuscrit qui a servi à la composition du présent volume est tombé entre ses mains. Les missives qu'il rassemble ne seraient donc pas de lui? A d'autres! Et nous voyons bien que l'auteur s'amuse, qu'il nous mystifie, pour


des fins très graves. C'est dans sa manière; et c'est de jeu. Quoi qu'il en soit, sept lettres sont censées avoir été adressées à un même destinataire appelé Tiburce, par six correspondants différents Gordien, Eustache, Sébastien, Anselme, Hilaire et Grégoire le seul Gordien en ayant écrit deux pour son compte, mais il n'y a que la première qui le concerne. C'est au nom d'un certain Nicaise qui a trouvé la plume trop lourde pour ses doigts, qu'il a rédigé la seconde. Qui est Tiburce et qui sont ses amis? Sous leurs noms empruntés aux saints les moins galvaudés du calendrier, ils incarnent, chacun, un des péchés capitaux en dépit de M. Henri Mazel qui, dans le subtil essai qu'il intitule Le prix du sourire, conteste que les vices essentiels de l'homme soient bien ceux que le catéchisme énumère. Mais vous avez deviné qu'ici, c'est des « composantes de la personnalité même de Tiburce qu'il s'agit. Tiburce (sous couvert d'une merveilleuse aventure) a vieilli. Tiburce s'est accompli ou purifié; il est devenu une âme, en aimant, à moins qu'il ne soit mort au monde, tout simplement, et ne se soit délivré de ses passions, en laissant tomber sa dépouille. Notez qu'elles ne l'ont pas empêché d'être un sage. Gordien le lui dit « Ta sagesse ne te venait ni de l'indifférence, ni de l'égoïsme. Tiburce a su profiter de ses expériences quotidiennes. Il a été <: soi et c'est en l'étant de toutes ses forces qu'il a grandi. Quand il a quitté son orgueil, sa colère, sa gourmandise, son envie, son avarice, sa luxure et sa paresse, il a quitté, aussi, le Tiburce qui l'empêchait d'atteindre à la perfection suprême. Il ne les méprise pas, à présent. Il leur rend justice. Et M. de Régnier rend justice, à travers lui, à l'hédoniste qu'il a été. Car c'est sa philosophie qu'il nous expose, en disciple des libertins, autrement dit des épicuriens du xvm" siècle, sous la figure aimable de l'allégorie. L'orgueil est bon qui vient de la connaissance que nous avons de nos mérites et nous empêche de déchoir. La colère, aussi, qui exalte l'héroïsme et dont la générosité fait oublier les fureurs passagères. Quel désintéressement dans la rêveuse paresse! Et l'émulation dont elle se double ne fait-elle pas pardonner bien des choses à l'envie ? Qui ne sait, au surplus, que se traduisant rarement par des actes elle est souvent vaine et ne corrompt pas toujours le


cœur qu'elle fait tant souffrir. La gourmandise porte à la bienveillance et provoque l'extase après avoir stimulé la générosité. L'avarice, son tourment est générateur d'ascétisme. Elle enseigne à se servir soi-même et procure des plaisirs égaux à ceux de la luxure. L'avare aime l'or, comme le voluptueux la femme. L'un apporte à épargner une ardeur égale à celle que met l'autre à se prodiguer. Et ces deux extrêmes se touchent. Le lyrisme de l'avare est concentré, celui du luxurieux excentrique. Mais prenons garde que Tiburce est un poète. C'est grâce aux hautes vertus intellectuelles dont il est doué qu'il a dominé ses passions et qu'il en a tiré profit, au ~ieu de les subir et de se laisser dégrader par elles. Il n'est pas donné à tout le monde de vivre en paix avec ses vices et surtout de pouvoir les cultiver sans danger. Sans doute est-ce d'avoir tous ceux que se partagent, d'ordinaire, les hommes qui nous protège contre les effets particuliers de chacun d'eux? Les maniaques sont la proie d'un seul, il est vrai. L'harmonie est un équilibre, et l'ordre réalise la diversité dans l'unité. Aussi bien, M. de Régnier nous montre-t-il, avec beaucoup de clairvoyance comme nos passions réagissent les unes sur les autres. Comme elles ont entre elles des sympathies et des antipathies. Si Tiburce a pour les siennes des préférences, de les voir de haut le rend indulgent à toutes. L'envie, notamment, lui fait pitié. Je le répète il se juge, grâce à elles. Il prend prétexte de leurs faiblesses pour exercer son sens critique à ses dépens. Le joli livre! J'ai essayé d'en préciser les intentions. Mais il faut l'avoir lu pour admirer l'élégance avec laquelle celles-ci se font allusives sous les voiles colorés de la fable. La nouvelle œuvre de M. de Régnier est d'un psychologue et d'un moraliste, mais elle est aussi d'un conteur.

Voilà, avec Le fils Indigne, un des meilleurs romans que M. Henri Deberly ait écrits. Un roman qui n'est pas de la qualité psychologique de L'Impudente et du Supplice de Phèdre, mais de la veine satirique à laquelle nous devons Prosper e< 'BrouJtf/ag'ne et Pancloche. Car il y a je l'ai déjà dit deux hommes en M. Deberly l'un qui se plaît à analyser subtilement l'âme féminine, l'autre qui aime à donner libre cours à sa verve en peignant des grotesques ou des monstres.


Ce dernier nous présente, aujourd'hui, en Jérôme Ercline un gaillard aux appétits énormes et qui devient une canaille par la force des choses. Tout jeune, il a volé; puis, la guerre venue, a déserté. Rentré en France, à la faveur de l'amnistie, il se livre, de complicité avec un véritable requin, Poupiot, qui dirige le journal Stop, à de dangereuses entreprises de chantage. Sa mère l'adore, bien entendu. Les mères ont toujours eu un faible pour ceux de leurs enfants qui sont mal venus ou qui ont mal tourné, qui éveillent leur pitié ou pour lesquels elles tremblent. La pauvre maman Ercline ne déroge pas à la règle. Les façons de son cher Jérôme la séduisent, du reste. C'est un autre gaillard que ses frère et sœur et que son crétin de beau-frère. Il est chaud, vivant, vibrant. Il aime sa mère, si sa façon de l'aimer ne l'empêche pas de lui emprunter les quelques sous qu'elle a placés pour vivre, et de la ruiner. Car l'affaire Stop, après avoir été une affaire d'or, périclite. Poupiot va trop fort, ou rencontre plus fort que lui, qui lui casse les reins. Jérôme est un misérable, bien sûr. Mais, surtout, un inconscient. Il a, par accès, des retours de scrupules. Riche, il eût été ce qu'on appelle un honnête homme. Ce n'est pas sa faute s'il ne peut se résigner à végéter, et s'il a, avec des exigences, le goût du risque. M. Deberly ne veut pas, du reste, nous le rendre haïssable. Peut-être incline-t-il envers lui à l'indulgence, dans son for? Il réserve ses rigueurs pour Poupiot, chez qui toute sensibilité est morte, et qui ne retrouve d'émotion qu'à la table de jeu. Il accable, surtout, de son mépris le beau-frère de Jérôme qui ressemble au corbeau voulant imiter l'aigle. Mais qu'il a de pitié pour la touchante Mme Ercline! Elle a souffert toute sa vie par son fils. Elle meurt sans détester, sans même regretter son martyre. Point aigrie; si gentille, au contraire; peut-être heureuse. Une maman Goriot; une reine Lear, avec je ne sais quoi de plus simple ou de plus discret. Car ce n'est ni à Balzac, ni à Shakespeare que M. Deberly fait songer. Il rappellerait plutôt Octave Mirbeau par sa verve et la solidité un peu trop rectiligne de sa construction. Son roman qui marche à une belle allure, contient des scènes tout-à-fait réussies, brillantes, éclatantes même. Et son dialogue est excellent. François et la liberté, le dernier roman de Mme Lucie


Delarue-Mardrus, est l'histoire d'un enfant qui, orphelin, se révolte contre le milieu bourgeois où il est élevé. H est sur le point de sombrer dans l'anarchie quand un ami de hasard lui fournit le moyen de s'évader. Mais est-ce s'évader que de devenir écrivain? « La main à la plume vaut la main à la charrue disait Rimbaud. Aussi, devenu père, notre homme ne rêvera-t-il d'autre destinée à son fils que celle de notaire. Ecrivain rangé et renté, il hait son esclavage spirituel, pire, peut-être, que celui auquel il a réussi à se soustraire. Mme Delarue-Mardrus qui est si j'ose dire une spécialiste de l'enfance, a peint avec vigueur la jeunesse inquiète de son héros. Elle l'a montré, de surcroît; par mille détails d'un émouvant réalisme, prisonnier de son succès; car cette grande laborieuse sait comme le métier « d'homme de lettres est dur.

Dans La trame au milan d'or (la trame, c'est la vie, le milan d'or brodé dessus l'emblême japonais de la volonté de réussir), Mme Kikou Yamata, Orientale occidentalisée, nous conte l'aventure d'un Japonais, de souche noble, qui vient parachever ses études en France. Il comprend la France par et à travers une Française qu'il emporte à la fin (trophée? talisman? divinité nouvelle surajoutée à ses dieux lares?) dans son Levant natal. Notations très-japonaises, d'un trait cursif et qui va loin. De la part d'un esprit en dehors de nos chers clichés, les thèmes fatigués: « la douce France. le pays de la mesure. l'être de luxe intellectuel, poli comme un diamant par des siècles de sociabilité, qu'est la Parisienne. étonnent et détonnent. On aimerait des impressions qui nous renseignent mieux à fond sur le fond de nousmêmes. Quant à l'âme japonaise, on en voit surtout l'extérieur, l'attitude disciplinée devant des tiers. Invinciblement secrète et pudique elle n'ouvre pas ses intimités, ne révèle pas ses principes centraux. En résumé, un livre plus riche de virtualités que de réalisations. Il n'est pas <s achevé (je ne dis pas « réussi ~). On songe à Démosthène pendant la période des cailloux.

Une danseuse nue, par Mme Colette Andris, est moins un roman qu'un reportage, mais nous fournit quelques piquantes révélations sur les mœurs des music-halls. Cette jeune


femme qui a cultivé son cerveau avant d'assouplir son corps (elle possède, en effet, sa licence ès-lettres) s'est fait une spécialité d'évoluer sans voiles, ou presque, sous les feux de la rampe, dans les salons et les boîtes de nuit. Il semble bien qu'elle aime son métier. Elle en parle, du moins, avec esprit, avec goût, sans témoigner d'aversion pour les promiscuités auxquelles il oblige. Lesbos règne, il est vrai, dans le monde des « femmes nues qui ne sont pas toutes (il s'en faut!) des « danseuses nues », c'est-à-dire des artistes, et les proxénètes y sévissent. Enfin, la sottise en fait son champ d'élection. Voilà qui n'aurait pas surpris Jules Renard dont les réflexions extraites de son œuvre par Mme Sourioux-Picard (Les femmes vues par Jules Renard) attestent la misogynie. L'auteur de Poil de Carotte n'aurait pas manqué d'observer que partout où l'élément féminin domine, le niveau intellectuel décroît.

L'Homme que j'ai fait naître, par M. Maurice Rostand, fait suite à la pièce L'Homme que j'ai tué, laquelle, nous confie modestement l'auteur dans la préface, a accompli son petit tour du monde. Il veut dire le tour de quelques scènes d'avantgarde. Mais il est de bonne foi; le monde pour lui n'a été que lui-même, en vedette sur « le plateau Ayant tué un Allemand à la dernière guerre, le héros, épris de pitié pour sa victime, va le remplacer auprès de ses parents et de sa fiancée qu'il épouse et à qui il fabrique un petit pacifiste. Cet enfant devenu homme, voilà que la guerre montre, de nouveau, son odieux visage. Père et fils se désespèrent, mais celui-ci n'en va pas moins à son poste de mobilisé dans les troupes du Reich. Alors, le miracle se produit: entre les combattants s'interpose une armée muette et fantomatique, celle des morts de l'autre boucherie, empêchant celle-ci. L'Homme que j'ai fait naître n'est pas mal écrit. Le malheur est que M. Maurice Rostand ne découvre, à mettre en vers ou en prose, que des billevesées.

JOHN CHARPENTIER.


r~<T7!F

Le Misanthrope, comédie en 5 actes en vers de Molière, au Théâtre National de l'Odéon.

Faute de nouveautés, je suis retourné voir le Misanthrope à l'Odéon. Ne médisons donc pas, comme nous sommes bien souvent enclins à le faire, de cette époque, la nôtre, qui peut toujours nous offrir Molière comme pis-aller.

C'est un lieu commun lorsque l'on parle de l'Odéon, de dire que ses comédiens constituent une jeune troupe. La jeune troupe de l'Odéon, écrit-on communément alors, a vaillamment défendu, vaillamment mené au succès, brillamment fait valoir tel ou tel ouvrage. J'ai été bien surpris en voyant comme cette jeune troupe joue vieux. Sur cette même scène de l'Odéon, j'ai vu, lors de mes débuts comme spectateur, le Misanthrope joué par Albert Lambert. Non point l'actuel doyen de la Comédie-Française, mais son père. C'était un acteur étonnant, qui m'a fait saisir d'un seul coup la majesté de la tragédie et son ridicule. Digne à la fois et parodique, il semblait pouvoir servir tour à tour de modèle à David ou à Daumier. M. Raymond Girard semble en avoir fructueusement reçu les leçons. On ne saurait jouer d'une façon plus extérieure, et nul ne fit jamais tant de mouvements de bras pour exprimer ceux d'une âme.

Je ne veux point parler ici de Guitry dans le dessein de désobliger par un parallèle l'Alceste d'hier, mais plutôt dans celui d'évoquer certains traits d'un comédien d'autrefois, que gagne l'oubli. Ce qui, dans son interprétation du Mtso~Ttrone, m'a laissé le souvenir le. plus frappant, c'en étatt précisément la sobriété. Elle semblait devenir plus frappante à mesure que la situation devenait plus intense et atteignait son point suprême au quatrième acte

Ah! traîtresse, mon faible est étrange pour vous 1 Vous me trompez sans doute avec des mots si doux. Dans un décor extrêmement simple, il se tenait debout au milieu de la scène, en face de Valentine Tessier qui jouait Célimène. A peu près immobile, il lui parlait, inclinant son visage vers elle, et de si près qu'il semblait n'avoir à faire qu'un tout petit geste pour la prendre dans ses bras. Mais ce


petit geste, il ne le faisait pas. A propos du Misanthrope, il nous montrait sa manière propre d'exprimer un des aspects de l'amour. La mélodie de l'imploration passionnée se développait indépendamment du sens précis, si émouvante qu'on cessait de porter une extrême attention à ce qu'il disait, et jamais Alceste ne se fit voir si profondément amoureux que lorsque Guitry prononçait les discours du Misanthrope selon l'art personnel qu'il avait de traduire les sentiments du cœur. C'est chose curieuse de voir comme un artiste d'une certaine grandeur métamorphose les objets où il s'exerce et les comble de sa personnalité. L'expression de l'amour selon Guitry est une réalité déterminée qui se manifeste à peu près semblablement sur le Misanthrope ou sur le moindre ouvrage contemporain, tout comme la fraîcheur du matin est chez Corot une autre réalité déterminée, qui s'exprime pareillement à l'occasion d'un site de l'Ile-de-France ou de l'Italie. Tout l'effort de ces maîtres est de retrouver dans les thèmes proposés à leur activité le point par où ils peuvent s'accorder le mieux avec leur individualité. Celuici de tout paysage sortira un Corot, et celui-là de tout per. sonnage un Guitry. L'ennui est que leurs disciples, à qui cet exemple devrait apprendre à être eux-mêmes, ne se Bxent pas d'autre but que d'être de sous-Corot ou de sous-Guitry. Ce n'est pas en imitant Guitry que l'on cessera de jouer vieux, et je ne conseille à personne de le faire. Ce que je vou. drais, c'est que l'on débarrassât Alceste de la pompe et de l'emphase dont l'ont doué des générations de comédiens soigneusement appliqués à le tirer au grave. Kant n'enseignait certainement pas l'impératif catégorique aussi impérieusement qu'Alceste le défaut de civilité. Car ce n'est que cela que prêche le Misanthrope, et je ne saurais plus approuver quant à moi les règles de vie que les admirations de cet homme impossible. Avez-vous remarqué, et c'est un des traits par où Molière achève de le peindre, qu'il ne trouve rien de si beau que la chanson du roi Henry? La tenez-vous vraiment pour un chef-d'œuvre impérissable? Sylvain avait beau la déclamer avec une prodigieuse conviction dramatique, je n'ai jamais pu prendre cela tout à fait a*U sérieux. Je ne veux pas discuter une fois de plus si le sonnet


d'Oronte est mauvais ou bon, mais si nous voulons nous représenter ce que serait cette scène plaisante au cas où elle se déroulerait de nos jours, nous pouvons imaginer un imitateur de Paul Valéry, ou bien un poète surréaliste, venant lire ses vers à Alceste et celui-ci lui répliquant en lui chantant du Paul Delmet. On se moquerait du premier comme du second. C'est probablement ce que souhaitait Molière, puisque c'est ce que ne manque pas de faire Philinte, ce Philinte que j'aime trop pour pouvoir considérer le Misanthrope d'un autre œil que lui.

D'ailleurs, tous les personnages de la comédie le jugent parfaitement comme il doit l'être. Célimène, notamment, lui dit si exactement ce qu'il mérite d'entendre que tout l'effort des interprètes devrait tendre à le faire voir du public comme il l'est par elle estimable au possible, mais à peine supportable. S'il est des moments où on le trouve le p~HS fâcheux du monde, il doit cependant divertir avec ses brusqueries et son chagrin bourru. Il faut être cependant d'une belle patience pour supporter ses boutades qui sont celles d'un homme mal élevé. La mauvaise éducation était récemment encore ce qui s'admettait le moins dans la vie de société. Elle confinait aisément à la muflerie et il est évident que, si Alceste se laissait aller à dire à la vieille Emilie, etc., il se conduirait exactement comme un mufle ce dont il n'est pas vraiment capable si on le juge sur les réticences dont il commence par envelopper les critiques qu'il adresse à Oronte. Que penser cependant de son incroyable sortie dans le salon de Célimène

Allons, ferme, poussez, mes bons amis de cour!

Trente-cinq ans plus tôt, dans le même milieu, on se fût coupé la gorge pour beaucoup moins.

Il faut dire d'ailleurs, à la décharge d'Alceste, qu'il n'est pas ? seul qui fasse montre d'une pareille grossièreté. Je ne connais rien de si rude que la façon dont les marquis viennent au dernier acte jeter à Célimène ses lettres à la tête. Ils se conduisent, ainsi que le dit judicieusement M. Jacques Arnavon, comme des délateurs et des lâches. L'on regrette presque qu'il n'y ait point dans l'assemblée une sorte


d'Olivier de Jalin ou de Ryons qui les rappelle à l'ordre, en prenant la défense d'une femme si scandaleusement outragée. Voici encore un de ces incidents qui pourraient mener, sans qu'on en fût autrement surpris, les gens à s'entr'égorger. Que les mœurs, vers 1666, aient été telles que des actions si bouleversantes pussent être tolérées, admettonsle. Nous voudrions qu'Alceste, plus humain que son époque, s'affranchit des bassesses qu'elle admit. S'il nous touche, c'est en dépit d'elles. Sa misanthropie ferait de lui un pur bouffon sans le misérable amour qui le dévore et pour lequel nous l'aimons nous-mêmes. L'avouerai-je? Je lui sais peu de gré de cette sincérité dont son âme se pique, qui, selon Eliante, a quelque chose en soi de noble et d'héroïque.

Ni le Tant pis pour qui rirait, ni L'ami du genre humain n'est pas du tout mon fait, ne sont les traits qui lui gagnent mon cœur. Mais quand il se met à rugir < Mor~ bleu! faut-il que je vous aime! il s'impose à notre âme, ou bien quand il gémit

Et cependant mon cœur est encore assez lâche

Pour ne pouvoir briser la chaîne qui l'attache.

quand en un mot son ton vient rejoindre ou presque celui d'Arnolphe

.Chose étrange d'aimer et que pour ces traîtresses Les hommes soient sujets à de telles faiblesses.

C'est qu'en ces moments-là Molière lui-même s'exprime à travers son personnage pour traduire les chagrins de son cœur. Il entre là dans un département de l'amour qui lui appartient en propre. Il l'a exploré mieux que quiconque. Ces tourments que cause une passion non assurée de retour, mais au contraire méprisée sinon bafouée, rentrent dans son domaine le plus personnel. Si sa misérable expérience l'a mis en état de les connaître mieux que quiconque, c'est la façon dont il les a analysés qui l'a rendu réellement grand. C'est à eux qu'il doit son génie. Quand ils paraissent il nous entraîne sans que nous songions à lui résister en rien, il nous subjugue. Sans savoir si c'est Adolphe, Alceste ou Molière, nous consentons à tout et ne marchandons plus nos


transports; et si l'on orientait l'interprétation de la comédie de manière à souligner tout cela qui en est l'essence même, alors nous ne songerions pas à dire qu'on la joue vieux. PIERRE LIÈVRE.

~ro/M

Julien Benda! Discours Ii la Nation Européenne; Gallimard. Jacques BainviHe B~nMr<!&; Editions du Siècle. Marcel Lecoq La ContreRévolution dans le Midi, 1790-1798; Editions de La Croisade. Mémento.

Discours à ta Nation Européenne. M. Benda s'adresse cette fois aux clercs qui n'ont point trahi. Son message, provisoirement limité à l'Europe, touche à travers elle une communauté plus vaste, universelle (1). Pareille entreprise rappelle, par l'ampleur de son dessein tout au moins, le Projet de la Paix Perpétuelle, de Kant.

On ne saurait méconnaître qu'il faut, par les temps où nous vivons, beaucoup de courage intellectuel pour parler encore de nation européenne. M. Benda est un croyant. C'est par là qu'il impose le respect.

Le discours, qui est la suite et comme l'élargissement des doctrines exposées dans l'Histoire des Fronçai aussi bien que dans la Trahison des Clercs, se compose d'abord d'une vaste synthèse historique.

La Paix romaine nous est présentée comme le seul moment heureux de l'humanité, son âge d'or. C'est vers ce passé que M. Benda se tourne pour lui demander des raisons d'espérer en l'avenir. « Rome, nous dit-il, a péri le jour où elle a contrarié le principe extensif dont elle se nourrissait depuis des siècles et où elle a refusé aux Barbares de s'insérer dans son orbite. L'Empire serait peut-être encore debout et deux mille ans de tuerie eussent été épargnés aux hommes s'il eût franchement accordé le droit de cité, comme sa loi le lui commandait, aux Goths et aux Allemands. C'est là le postulat du Discours. La nation européenne n'a de vraisemblance qu'à condition d'admettre que la nature des choses ne s'oppose pas à l'extension indénnie, dans le temps et dans l'espace, d'un groupement humain. La grandeur démesurée de l'Em(1) V. p. 195 et suivantes: < .l'Europe. ne doit pas n'arrêter à ellemême, s'enclore dans un natlonaltsme à la deuxième puissance, s


pire est précisément une des causes que Montesquieu assignait à sa décadence.

L'unification de l'Europe fut sur le point de s'accomplir sous Justinien, sous Charlemagne, sous les Hohenstaufen, sous Innocent III, sous Charles-Quint et Napoléon. Pourquoi ces tentatives ont-elles échoué? C'est que jusqu'ici l'Europe voulait être désunie. Cette volonté de désunion a atteint son apogée au xx° siècle. Est-ce une raison pour désespérer de l'unité européenne? Au contraire. Du spectacle des divisions de l'Europe actuelle, en proie à des nationalismes exacerbés, M. Benda tire son meilleur argument en faveur de la nation dont il rêve. Il fait pour cela intervenir un principe hégélien. Pour lui, comme pour Hegel, tout progrès, tout mouvement est une contradiction réalisée. « Une idée politique, dirai-je, ne naît que si l'idée à laquelle elle s'oppose et qui a réussi à s'imposer aux hommes a épuisé sa valeur. Or « l'idée de l'Europe est née. Le principe hégélien a joué. La désunion de l'Europe lui a fait assez de mal pour que l'idée d'union se lève contre elle. »

L'Europe se, fera donc comme se firent les nations. « La France s'est faite parce que, chez chaque Français, à l'amour pour son champ ou sa province, s'est superposé l'amour pour une réalité transcendante à ces choses grossièrement tangibles, l'amour pour une idée. C'est en fixant les yeux sur l'idée de la France que les Français ont refait leur nation chaque fois que, dans l'ordre sensible, elle se disloquait sous le morcellement féodal, sous les guerres de religion, sous les déchirements de la Révolution. Il en sera de même de l'Europe. Elle sera la victoire d'une idée sur l'amour des objets directement sensibles que sont, par rapport à elle, les nations. » Est-ce bien ainsi que les choses se sont passées? La lutte séculaire de la monarchie contre le morcellement féodal ou contre l'invasion anglaise, les guerres de religion, les déchirements de la Révolution, tous les événements invoqués ici ont imposé l'idée de la France, mais au prix de quelles effusions de sang! S'il en doit être de même de l'Europe, nous ne voyons pas là un motif de nous réjouir. L'idée de la France a triomphé par la force. A envisager la question sous un angle historique, c'est à un nouvel impérialisme qu'on devrait abou-


tir pour que se forme une Europe unifiée. Cependant la Nation européenne de M. Benda serait une création toute pacifique, l'œuvre des clercs et d'une sorte d'impérialisme de l'esprit. Ce serait là du nouveau en histoire. L'unité allemande, l'unité italienne se sont réalisées, au cours du dernier siècle, sur les champs de bataille. Selon M. Benda, l'unité européenne pourrait être obtenue par un jeu spontané de la logique. Le principe hégélien des contraires aurait d'ores et déjà rendu possible l'unification de l'Europe qu'il appartiendrait aux clercs de parachever en procédant à un certain renversement de valeurs morales, sans lequel l'Europe ne se fera pas. Un vaste programme de réformes inspirées par un culte platonicien pour l'universel suffirait à ce grand œuvre. Voulant enseigner aux hommes à abolir le sentiment de leurs différences, s'efforçant de créer un nouvel humanisme apollinien, M. Benda proscrit en bloc tout ce qui, dans le domaine de la pensée, porte le signe du particulier, de l'individuel. La rigueur même de sa logique le conduit à tirer des déductions souvent injustes, arbitraires de ce principe, à considérer, par exemple, les artistes comme les ennemis naturels de l'Europe, à condamner, non seulement les nationalismes, mais les langues nationales qui devraient prendre rang de patois locaux au profit d'une langue supernationale par bonheur le français, à placer les œuvres de l'Intelligence au-dessus de celles de la sensibilité, etc.

Quant à ce dernier point, sans vouloir vainement médire de la science, on peut se demander si celle-ci a fait quelque chose jusqu'ici pour le rapprochement des peuples et si le paradoxe tragique de notre époque n'est pas justement que, sous le signe du machinisme, le monde devient terriblement uniforme, sans cesser pour cela d'être divisé. Loin d'assister à l'expansion que pourrait faire prévoir la logique hégélienne, nous voyons les nations, économiquement solidaires, se rétracter, se replier sur elles-mêmes et tirer de leur propre fonds un système de valeurs qui n'est valable que pour elles seules. Quoi qu'il en soit, c'est l'honneur de la France qu'à une époque autoritaire, nominaliste, pragmatique comme la nôtre, un clerc français puisse encore adresser, en 1933, un discours à la Nation Européenne.


En vérité, bénie soit la terre de France où tous les clercs, fidèles ou non, peuvent encore s'exprimer librement, sans risquer la prison ou l'exil.

Plus restreint est l'objet que se propose M. Jacques Bainville dans son Bismarck. Un chapitre court et substantiel nous retrace la jeunesse et les premières armes du futur chancelier, jusqu'à l'année 1862 où, comme on sait, Guillaume 1er, devenu roi par la mort de son frère, appela Bismarck, alors ambassadeur à Paris, au pouvoir.

Bismarck, dit M. Bainville, est une espèce de création de l'institution monarchique, divinité bienfaitrice > qui l'imposa bon gré mal gré à son peuple. De son côté, l'artisan de l'unité allemande songea avant tout à servir la Prusse et son roi, non pas l'Allemagne ou un principe. L'unité, certes, il la voulait, mais au profit des Hohenzollern et de la Prusse. C'est dans ce dessein qu'il se prépare, mûrit, attend son heure et devient l'homme nécessaire à la monarchie prussienne. Après quoi, l'institution monarchique lui donne la place qui lui revient à bon droit. Selon M. Bainville, les préjugés de caste d'abord, l'intérêt de la monarchie prussienne ensuite, déterminent Bismarck, le disciplinent, lui forgent ce réalisme qu'il manie si redoutablement dans ses entrevues avec Napoléon III, halluciné par le principe des nationalités.

Il apprend à tirer parti de tout, fût-ce d'un échec. Il sait mettre à profit jusqu'à son séjour forcé à Kniephof qui, à en juger du moins par sa correspondance, ne paraît lui avoir apporté qu'un ennui incommensurable et assez de loisirs pour se livrer à de prostables lectures. Homme d'action, réduit par des revers de fortune à végéter en gentilhomme campagnard dans un triste domaine poméranien, après un stage assez infructueux dans la magistrature, l'administration et l'armée, Bismarck ne se trouva que dans et par l'action, ainsi que M. Bainville le montre bien. Député au Landtag général ,en remplacement d'un député malade, il reçut pour la première fois des injonctions précises de son démon encore obscur à la tribune qui fournit un aliment à sa combativité. Ce qui jaillit alors au grand jour, ce fut, non point tant ses idées, semble-t-il, qu'un ensemble de sen-


timents négatifs, hostiles, instinctifs notamment sa haine pour la France, son aversion pour le régime parlementaire. L'insurrection de 1848 acheva de lui révéler ce qu'il était profondément, c'est-à-dire non seulement un gmbitieux qui tournait à l'aigre dans une demi-oisiveté médiocre, mais un hobereau prussien, un Stock Preusse, dominé par une longue lignée d'ancêtres. Le rêveur un moment fourvoyé dans le libéralisme s'aperçut qu'il détestait en réalité la canaille libérale et s'indigna de voir le faible Frédéric-Guillaume IV accorder une constitution à son peuple.

L'incertitude sur ses mobiles secrets apparaît dans l'attitude déconcertante de Bismarck à l'Assemblée d'Olmütz. Cruellement humilié par la « reculade il défendit pourtant la politique prudente de Manteuffel au nom de la droite et du parti gouvernemental. Pourquoi? Les paroles machiavéliques qu'il prononça en cette occasion (<: il n'est pas digne d'un grand Etat de se battre pour une cause qui n'est pas inhérente à son propre intérêt ~) lui furent-elles inspirées « librement comme le pense M. Bainville, ou bien l'ambitieux qu'il était alors, ne poursuivant que des fins personnelles, prêtaitil un appui intéressé aux puissants du jour et du lendemain? Peu importe, d'ailleurs. Bismarck, ayant brisé l'opposition du Parlement à la réorganisation militaire de la Prusse, aura toujours raison, non point tant par la profondeur de ses vues que par la fortune des armes. Son idéologie, un certain génie simplificateur, le contraire de l'esprit de finesse, reçoit rétrospectivement, de sa réussite, une conBrjnation irrécusable. Quelle figure ferait le grand homme d'Etat devant la postérité si Sadowa eût été une victoire autrichienne? D'après les Mémoires du Prince Clovis de Hohenlohe Schillingsfürst, curieuse figure de prince médiatisé, retors et mécontent, M. Bainville étudie les rapports de Bismarck avec la France après 1870. Ces mémoires, vengeance et indiscrétion posthume, comparables à la lettre que Stresemann écrivit au kronprinz après Locarno, lui servent à démasquer la duplicité du chancelier.

L'histoire, comme l'écrit M. Bainville, devient la: claire psychologie naturaliste des mobiles et des forces. Nous regrettons de n'avoir point la place pour parler des autres


éléments de ce livre qui, embrassant des périodes et des questions fort diverses (l'Allemagne et la Prusse au leudemain d'Iéna, les idées napoléoniennes et l'unité allemande, les alliances de 1870, les difficultés de l'unité allemande) forment pourtant un tout parfaitement cohérent.

L'ouvrage de M. Marcel Lecoq sur La Contre-Révolution dans le Midi est surtout, comme le veut le sujet, l'histoire du fameux Camp de Jalès. On connaît les rassemblements insurrectionnels de nobles, de bourgeois et de paysans, qui, de 1790 à 1798, se firent, sous ce nom, dans l'ancien Vivarais. Le but primitif était de soulever le Midi contre l'Assemblée Constituante. Ce fut une Vendée du Midi, qui ressembla singulièrement à l'autre, et par le courage, et par le manque de direction.

M. Marcel Lecoq nous conte ses trois soulèvements le premier sous Chastanier de Burac, choisi très tardivement, <: âme de glace quand il aurait fallu une âme de feu et qui n'usa de son autorité que pour licencier ses troupes; le second sous le comte Thomas de Conway, vieil officier de marine, que l'âge, ou son caractère, avait rendu extrêmement temporisateur, et qui ne fit rien; le troisième, enfin, sous le comte de Saillant, figure tragique, homme intrépide, mais manquant de sang-froid, qui, par une précipitation inconsidérée, perdit la partie.

Les organisateurs, Louis de Malbosc, qui le fut des deux premières fédérations vivaroises contre-révolutionnaires, Claude et Dominique Allier, etc., apparaissent comme des hommes d'élite, que l'auteur, dans la conviction que les combattants de la Contre-Révolution méritent autant d'estime que les meneurs révolutionnaires, a su dignement camper. Sur le vaste plan de campagne initial prêté aux insurgés, qui se fédérèrent, comme les Vendéens, à l'occasion de la question religieuse, les documents font défaut (voir page 33). Mais l'auteur croit que. ce plan fut « à l'état latent Telles qu'elles apparaissent, les conditions de ces régions, et même des régions limitrophes, notamment de la Lozère, qui « s'ébranla ces conditions, disons-nous, permettent de croire à la possibilité d'une action étendue.

M. Marcel Lecoq a montré toute l'importance de ce soulè43


vement contre-révolutionnaire. Autant que cela fut permis, il l'a mesuré. Seule, la Vendée fut plus vaste et plus ramifiée. Les Princes ne firent pas grand'chose pour le camp de Jalès. Bien qu'il ait écarté de ses pages tout appareil documentaire, l'auteur se montre au fait du détail, foisonnant et plus ou moins difficile à saisir, des mouvements de l'Insurrection du Midi. Il connaît et l'on peut dire, croyons-nous, il a vu les lieux, les sites, et même, par-ci par-là, les maisons. Il doit y avoir un gros effort de « mise en place dans ces pages, plutôt primesautières en apparence. Tous les paysages sont là, tous les paysages où se sont passées des actions, typiques mais plus ou moins obscures, qu'on a rendues, en même temps qu'au grand jour de l'Histoire, à la lumière vibrante de leur cadre physique, cévenol et vivarois, de montagnes et de passages. Cette couleur n'est pas le moindre attrait du livre. On dit c'est très joli. L'image jaillit souvent sous la plume de l'auteur. En voici une, superbe « La guerre civile les engendrait (les détrousseurs, chemineaux, etc., dans un pays où fermentait l'insurrection) <: comme les vers poussant sur une viande d'orage. »

MÉMENTO. Revue Historique (juillet-août 1932). André-E. Sayous: Les opérations des banquiers italiens en Italie et aux Foires de Champagne pendant le xni' siècle. (Excellent. Des expressions un peu trop techniques. L'auteur convient qu'il écrit plus < pour les techniciens que pour les historiens a. Mais ceux-ci, e désireux de comprendre les faits économiques dans leurs bases fondamentales liront aussi ces pages avec intérêt. Précieuse « Conclusion indiquant <dans quelle mesurer, après les progrès accomplis au moyen âge, « les opérations des banques modernes existaient dès le xm* siècle.) V.-M. Goblet: La géographie historique et l'histoire de la géographie au W Congrès de l'Union géographique internationale (Paris, septembre 1931). (On peut dire que ce Congrès a dressé le bilan des « multiples spécialités de ces deux sciences. En lire le compte rendu dans la Rev. histor., t. CLXVIII, p. 457.) Henri Sée: La philosophie de l'histoire d'Ernest Renan. (Cette philosophie « s'explique en grande partie par sa destinée personnelle, par le drame de sa jeunesse, par la façon dont il a rompu avec les croyances de son enfance et de son adolescence. C'est plutôt avec le clergé qu'il a rompu. « Si, au séminaire de Saint-Sulpice, il a quitté l'Eglise, ce n'est


à la suite, ni d'une crise sentimentale, ni d'une crise philosophique, mais bien par l'effet de ses scrupules de savant, de philologue et, ajouta Barrès, de sa vocation littéraire.) Bulletin historique: Histoire d'Allemagne. Moyen âge, par Marc BIoeh (suite et fin). Id. (septembre-octobre 1932). Gustave DupontFerrier Les origines et le premier siècle de la Chambre ou Cour des aides de Paris. (Précisions toutes nouvelles, puisées dans les fonds d'archives récemment inventoriés et classés, sur les trois juridictions financières du royaume de France: celle de Paris et celles de Languedoc et de Normandie, qui étaient ses nliales. Des destructions ont creusé des lacunes. L'auteur, en prenant à l'une de ces Chambres ce qui manque à l'autre, elles travaillaient d'après les mêmes données, essaye de les combler, dans la mesure du possible.) E. Delaruelle: Charlemagne, Carloman, Didier et la politique du mariage /'ranco-fo7n&ard (770-771). (Ne trouve-t-on pas quelque peu cocasses les formules toutes modernes de ce titre appliquées à des choses aussi archaïques? «Le mariage franco-lombard », sous Charlemagne. Absolument comme on disait <:Ies mariages espagnols », sous Louis-Philippe! D'ailleurs, le terme «franco» est plutôt anachronique. On lit encore: « Avant de repartir pour la France, Bertrade avait poussé(!) !) jusqu'à Rome. Sa politique d'alliance. etc. Eh! bien, non, l'on n'écrit pas de ce style, pour parler du temps de Charlemagne! On conseille aux historiens de ne plus employer le langage des journaux ou des correspondances diplomatiques. La modernisation à la mode chez nos spécialistes a d'autres trouvailles bouffonnes. On lit, par exemple, des titres dans ce goût: « Le Coup d'Etat du 2 décembre. 1452 ». Le millésime, ici, est, bien entendu, de notre façon; nous l'inventons pour mieux faire saisir le baroque des formules modernistes: mais nous avons vu des millésimes authentiques employés d'une manière aussi inattendue.) Georges Yver: Alger et l'Algérie. (Curieuse monographie urbaine d'Alger.) Bulletin historique: Histoire grecque (1929-1931), par P. Cloché. Dans les deux numéros: Comptes rendus critiques. Notes bibliographiques. Recueils périodiques et Sociétés savantes. Bibliographie des comptes rendus. Chronique.

Revue des Etudes Historiques (juillet-septembre 1932). S. d'Irsay: L'opinion publique dans les universités médiévales. (Etude de certains cas où « l'Université exprima soit l'opinion de la majorité, soit au moins une opinion formée dans son sein, à l'occasion de certaines manifestations politiques Ni l'Etat, ni la Papauté ne réussirent à « entraîner l'Université dans leurs voies Historique, au point de vue universitaire, de la lutte contre les


ordres mendiants et du conflit entre Pape et Roi. Exposition exempte d'esprit systématique et nullement liée & des vues encyclopédiques sur l'histoire médiévale. Remarquable.) Sauzé de Lhoumeau: Le Marquis de Montausier et son budget. (Amusante biographie de l'austère marquis et futur due de Montausier.) E. Despréaux: L'offensive de Catherine 77 contre le catholicisme en Conrlande. (On examine, à propos de récentes publications russes, la thèse de prétendues manœuvres catholiques tendant a mettre la franc-maçonnerie au service de l'église romaine. Ce fut, croit l'auteur, un argument forgé par Catherine II, qui assimile, aussi paradoxal que cela puisse paraître aujourd'hui, l'activité de loges à < une tentative clandestine de l'église catholique s contre la politique impériale en Courlande. Le prétexte était faux, et, son but atteint, occupation de Mittau, Catherine II laissa la frane-maçonnerie tranquille. D' E. Lomier Les corsaires espagnols de 1823'. (On se souvenait peu de la guerre de course menée par l'Espagne, dans l'Atlantique et dans la Manche, lors de la guerre franco-espagnole de 1823, faite par la France en éxécution des décisions du Congrès de Vérone. Elle fut loin d'être sans importance cependant, ainsi qu'il résulte des documents utilisés par M. E. Lomier.) Jules Dechamps: La disgrâce de Cha<eau6r)'and. (Détails sur le brusque renvoi de Chateaubriand alors qu'il était ministre des affaires étrangères de Louis XVIII. Ces détails sont en partie extraits de la correspondance d'un agent anglais. Villèle ne paraît pas avoir eu la part qu'on lui a prêtée dans cette affaire. La disgrâce aurait été plutôt la suite de son attitude, évidemment très désagréable pour Louis XVIII, dans un débat politico-financier. Chateaubriand se défend de tout dilettantisme politique. On croit cela facilement, et, d'ailleurs, on le savait déjà.) Lucien Miran: Une nouvelle vie de Napoléon. (Article sur l'admirable analyse politique de M. Jacques Bainville). Georges Blondel: Stresemann. (Souvenirs personnels. Il en ressort une confirmation de la mise au point récente des idées de Stresemann Bismarckisme, monarchisme, antidémocratisme relatif, révisionnisme, etc. On a le sentiment que Briand fut sa dupe. Ce fut un <; finassier », comme l'est, au fond, Hitler, celui-ci appuyé, d'ailleurs, sur une popularité formidable qui, peut-être, lui fera croire qu'il peut se dispenser de beaucoup temporiser. Article écrit à propos de la publication en français des Papiers de Stresemann. Pion, éditeur.) Comptes rendus critiques. Bibliographie. Chronique. Revues.

~eune des Etudes Napoléoniennes (Avril 1932). Antoine de Latour: Napoléon ef son professeur d'histoire. (M. de Latour est


d'avis qu'on devrait particulièrement s'occuper des commencements de Napoléon, entre Brienne et Toulon. Ces pages sur son professeur d'histoire, Delesguille, sont intéressantes en ce qui concerne la connaissance du génie de Napoléon qui, dit-on d'un mot ingénieux, « n'avait rien d'antique a. On sait que le mot < antique est de Paoli. C'est Delesguille qui dit les mots fameux: <:Ira loin si les circonstances le favorisent Très intéressant.) Jean Brunon: A propos des cheuaM de bataille de Napoléon y. (Ils s'appelaient Marengo, Austerlitz, Maria, Ali, Jaffa, etc. L'Empereur, en outre, pour le service de son personnel, en y comprenant les écuyers, pages, chirurgiens, domestiques~ etc., eut un nombreux équipage de selle. On compte 130 chevaux. Détails sur les équipages, selles, tapis de selle, étriers, etc., etc.) Les Embellissements de Rome au temps de Napoléon. (Ces « embellissements restèrent pour la plupart sur le papier. Cependant, quand les Français quittèrent la Ville éternelle, quelques travaux étaient trop avancés <: pour qu'on ne les poursuivit pas. Mais les vrais < embellissements sont d'une autre époque.) bi. Dys: Les Rhénans et ~d Presse. (Etudes des documents allemands pouvant servir à fixer impartialement ce que furent les sentiments rhénans à l'égard de la Prusse. Détails curieux sur les débuts du gouvernement prussien. Sur les rapports actuels, les journaux rhénans sont consultés. Voir, entre antres, la reproduction des articles de Friedrich Muckermann, d'Otto Steinbrinck, etc., dans la Coblenzer V olkszeitung, mai 1926. C'est, semble-t-il, un article d'inspiration <: allemande et rhénane mitigée de catholicisme, lequel est article modérément prussien.) Lectures napoléoniennes. (Article sur les deux volumes du récent ouvrage de M. Emile Gabory L'Angleterre et la Vendée, dont il fut parlé ici même. Cette œuvre a reçu le grand prix Gobert.) Chronique napoléonienne.

Rep!!g d'Histoire de la Oùer/'e Mondiale (juillet 1932). A. Ktobukowski La résistance belge à l'invasion allemande. F. Debyseri Le Sénat des Efafs-Un!'s ef le Traité de Versailles. Documents L'Amiral ~o~cha~ et les événements militaires de Sibérie (1918-1919). Id. (Octobre 1932). P.-H. Michel: Le Maréchal Foch en Italie (octobre-novembre 1917). F. Debyser: Le Sénat des Etats-Unis et le Traité de Versailles (suite). Henri Hauser: ~'t'n<erprë<a~'on de l'article 231. Documents. f/a~fenM de Snr~jevo ef ses répercussions ;mnted)'a<cs. Dans les deux nnméTos: Bibliographie. Chronique.

INTÉRIM.


LE MOC~A'A~VT ~C/~Y7'/7'(3!7C

Jean-Rostand Du Germe au Nouveau-né; l'Aventure humaine; Fasquelle. Jean Rostand La Vie des Crapauds, Stock. M. Lucien et H. Vermelen !'Œu~ humain c< ses annexes; préface du professeur Couvelaire; Doin.

Je parlais dans ma dernière chronique de Jean Rostand, vulgarisateur scientifique, qui a le mérite de se documenter dans les travaux originaux et qui n'altère pas les faits pour les rendre plus attrayants. Voici deux nouveaux ouvrages de cet auteur.

Du Germe au Nouveau-né est le premier tableau d'un triptyque: L'Aventure humaine.

J. Rostand décrit d'abord l'ovule et le spermatozoïde, la cellule reproductrice femelle et la cellule mâle. L'ovule humain a une taille relativement énorme, 200 microns (millièmes de millimètre), les autres cellules du corps n'ayant en moyenne que 15 microns. Le chapitre III est consacré à la course des spermatozoïdes ceux-ci, dans l'organisme de la femme, rencontrent des conditions plutôt défavorables beaucoup ne tardent pas à être détruits par les leucocytes du mucus vaginal. Et c'est par « pur hasard que les spermatozoïdes arrivent à rencontrer l'ovule. L'auteur aurait pu ajouter que !a fécondation tue souvent l'œuf des Mammifères, qui est particulièrement fragile.

On admet que les « gènes ou porteurs des caractères héréditaires sont distribués dans un ordre déterminé à l'intérieur des noyaux des cellules reproductrices. La mère peut produire 15 millions de types différents d'ovules, et le père 15 millions de types différents de spermatozoïdes; il s'ensuivrait que leur conjonction peut donner naissance à 225 billions d'individus tous différents; dans cette effarante multitude virtuelle, il y a « des hommes et des femmes, des grands et des petits, des beaux et des laids, des faibles et des forts, des hardis et des 'lâches, des actifs et des rêveurs, des vertueux et des pervers Les humains, heureusement, ne se fabriquent pas « en série La reproduction sexuée a un effet «diversiflcateurs'. Les capitalistes, dit Jean Rostand, continueront à produire des artistes, des poètes, des socialistes et des tahoureurs; les labou-


reurs engendreront des capitalistes, des philosophes et des savants. Les fous procréeront des sages et les sages des fous. L'auteur passe ensuite à la « nidation de l'œuf et les «métamorphoses de l'embryon humaine. Celui-ci présentet-il tour à tour, comme on l'avait soutenu longtemps, des traits de Poisson, des traits de Batracien, des traits de Reptile, en d'autres termes, repasse-t-il par les divers stades ancestraux? Voilà une conception qu'on commence à trouver surannée. Le problème de la croissance prend de plus en plus d'importance en Biologie. Fait curieux la croissance est sensiblement plus lente chez l'Homme que chez la plupart des Mammifères l'enfant ne double son poids à la naissance qu'en 180 jours;'pour le Lapin, il faut 6 jours. M. Emile Devaux, auteur d'un livre récent dont j'ai parlé ici, l'a fort bien montré.

D'après le physiologiste Rubner, la lente croissance de l'Homme, en comparaison des bêtes, proviendrait de ce qu'il ne peut utiliser, pour ses processus d'édification tissulaire, qu'une moindre fraction de l'énergie libérée par les aliments: 5,2 au lieu de 35 chez les animaux. Pour qu'il se construise un kilo d'Homme, il faut que la nourriture dégage 24,864 grandes calories, tandis que pour construire un kilo d'animal, 4,808 grandes calories sufnsent. Lt'édincation de la chair d'Homme est plus onéreuse que celle de toute autre chair animale.

L'Homme garde longtemps des caractères infantiles. Le nouveau-né humain est lamentable, a-t-on dit. Oui, mais il vit, il est apte à vivre. Et'cela, déjà, ne laisse pas d'être prodigieux, qu'un organisme qui, durant neuf mois, vécut en parasite, ait la faculté immédiate de s'accommoder, de s'ajuster à la vie libre.

L'OEuf humain, écrit par un professeur d'anatomie et un professeur d'obstétrique de la Faculté de médecine de Nancy, traite exactement des mêmes matières que le livre de Rostand, mais d'une façon plus savante, et il est illustré de nombreuses figures. Les auteurs se sont limités strictement à l'Homme, et insistent sur les modalités spéciales du développement de l'œuf humain. Une place importante est accordée à révolution


des annexes embryonnaires, et à la formation du placenta, sorte de tumeur sanguine qui se forme au point de jonction de foetus et de l'utérus maternel.

Le cycle génital de la femme est décrit d'une façon fort claire et d'après les travaux récents; la conception actuelle de la physiologie féminine est des plus intéressantes et montre bien les interactions chimiques de l'ovaire (avec ses corps jaunes), de l'hypophyse, du placenta et des glandes mammaires. De plus, il semble maintenant établi que, chez la femme saine, l'ovulation s'effectue rythmiquement aux environs du douzième ou treizième jour qui suit le début de la menstruation.

§

La Vie des Crapauds, de Jean Hostand, est un livre tout à fait charmant.

Que n'a-t-on imaginé sur le crapaud?. Il tète les vaches, il fait tourner le vin, il pille les nids d'oiseaux, il dévaste les ruches, il a le mauvais œil, charme les gens et les bêtes; il périt si on le regarde trop fixement; il donne la rage aux chiens par son écume; son souffle est venimeux, il souille et empoisonne tout ce qu'il touche. De même qu'il nuit et qu'il tue, il secourt et guérit. Il supprime la gravelle, dessèche l'hydropisie, arrête les saignements de nez, assoupit les douleurs. Jadis, le sorcier, le magicien, le jeteur de sort faisaient grand usage du crapaud. On recourait à ses pouvoirs maléfiques ou salutaires. On l'employait aux conjurations et aux envoûtements. On le cuisait dans des chaudières pour lui soutirer des poisons ou des philtres. Avoir commercé avec lui, c'était pactiser avec le démon.

Les naturalistes eux-mêmes regardaient le Crapaud comme un être malfaisant, répugnant et méprisable. C'est en naturaliste que Jean Rostand a écrit la Vie des CMpnuds; son livre renferme bien des observations personnelles; mais l'auteur réhabilite ce Batracien et le considère comme « un des personnages les plus représentatifs de la société animale, et l'un des plus attachants

L'auteur montre clairement que t'élude du Crapaud, et des Batraciens en général, a un intérêt tout particulier pour un certain nombre des problèmes de la Biologie et de 1:L Pathologie. Le déterminisme Ses < callosités nuptiales~, qui a


donné lieu à des expériences méthodiques et précises, indique que les caractères sexuels secondaires sont sous la dépendance de certaines sécrétions internes. Celles-ci interviennent également dans les métamorphoses des Amphibiens; un déficit en substanèes actives de la thyroïde empêche la métamorphose, c'est-à-dire la transformation du têtard en adulte; le traitement appliqué par les médecins dans les cas d'infantilisme, porte remède à cette déficience chez les Amphibiens aussi. Parmi les exemples d'hermaphrodisme en puissance, figure le Crapaud mâle; il y a même, chez les Batraciens, des traces hermaphrodites ».

Ci et là, dans le livre de J. Rostand, on trouve de curieuses observations sur la façon de manger des Crapauds, sur leurs sens et mœurs. Ils peuvent acquérir promptement des habitudes gardés en cage et nourris une fois la semaine, après 30 à 40 repas, des Crapauds lançaient leur langue protractile dès l'ouverture de la cage, avant même qu'on leur eût montré la nourriture.

J. Rostand envisage la fonction venimeuse du point de vue chimique, non finaliste, et aussi du point de vue darwinien. Il pense que les médecins utiliseront un jour le venin de Crapaud, revenant ainsi à l'ancienne pharmacopée. Il consacre enfin des chapitres à « l'appel de l'eau à « la pariade », à « la rivalité des mâles aux faits et gestes des Crapelets, à la mortalité des jeunes. La lutte pour la vie, la sélection des plus aptes, nous apparaissent, une fois de plus, comme des conceptions par trop simplistes.

GEORGES BOHN.

G~'OG~t~/E

Henri Gaussen Géographe des P;«n<M, 1 vol. in-lG de la Collection Armand Colin, Parts, 1933. Marcel Prenant Géographie des Animaux, 1 vol. in-16 de la Collection Armand Colin, Paris, 1933. A.-C. Eugène Caillot J7M<afre de l'ile Oparo ou Rapa, 1 vol. tn-8". Part! Ernest Leroux, 1932.

La collection Armand Colin, dirigée par Paul Montel, vient de s'enrichir de deux volumes qui pourraient bien devenir des livres de chevet pour les géographes, tant par leurs notions positives que par les réserves et les restrictions qu'ils expriment la Oéographte des plantes, par Henri Gaussen, et'la Cée~ophie des animaux, par Marcel Prenant.


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La géographie du monde vivant étudie la répartition des formes organiques sur le globe, les causes de cette répartition et les forces qui la modiËent, dans le temps et dans l'espace, depuis le c<mxe7t&M;. des agents physiques et les énergies vitales de chaque espèce et de chaque individu, jusqu'à l'action de l'homme. Champ de recherches extrêmement vaste, où l'inconnu qui se découvre à nous de proche en proche paraît, à mesure que nous avançons, de plus en plus difficile à encadrer dans nos idées générales, dont les faits nouvellement découverts ne cessent de limiter la portée. Aux débuts des sciences d'observation, c'était, pour les animaux, la philosophie zoologique, selon le titre du célèbre ouvrage de Lamarck. Aujourd'hui, nul n'oserait reprendre un tel titre. Pourtant, c'est bien une philosophie du monde vivant que cherchent à dégager, malgré toutes les épines du chemin, la p/tf/~o~eo~rap/tte ou géographie des plantes, et la zoogéographie ou géographie des animaux. Marcel Prenant ne nous dissimule pas qu'il n'y a point de biogéographie possible en dehors du transformisme (que l'on peut interpréter, du reste, de bien des manières) « Une biogéographie non transformiste, dit-il, ne serait guère qu'une somme de répertoires, »C'est-à-dire le produit du travail auquel Cuvier lui-même limitait l'efiort des naturalistes « Nommer, étiqueter~ décrire. Mais Cuvier était un créationniste. En d'autres termes, il arrêtait la science à sa phase de début, et la continuait par l'acte de foi. Si heurtés et si hésitants que soient, aujourd'hui encore, les pas de la science moderne, elle va plus loin.

A la vérité, la phytogéographie paraît, de prime abord, plus avancée que la science-sœur; on s'en rend compte en lisant le livre de Gaussen; les conditions individuelles de l'existence des plantes et les groupements en associations, même lorsque ces conditions et ces groupements sont troublés par l'action des hommes, se prêtent mieux aux représentations cartographiques et paraissent plus soumis aux conditions permanentes de milieu; il n'y a pas lieu, pour les plantes, de faire intervenir ces faits de volonté obscure, individuelle


ou collective, qui se produisent chez les espèces animales et qui s'ajoutent aux autres agents de modification. Cependant, à un autre point de vue, la phytogéographie se heurte à des difficultés plus grandes. Deux questions nous poursuivent partout, dit très bien Gaussen ce sont les conditions écologiques (étude des réactions des plantes sur le milieu) et l'héritage du passé. Si nous avons des renseignements nombreux sur l'écologie, nous en avons assez peu sur l'histoire géologique des plantes. Or, un passé souvent très lointain peut seul expliquer des répartitions et des associations actuelles qui souvent demeurent complètement inexplicables sans cela. Il y a donc dans la science des parties obscures qui risquent de demeurer telles. Sous ce rapport-là, la géographie des animaux, déjà richement pourvue de documents, verra s'accroître encore ceux dont elle dispose. J'ai noté dans le livre de Gaussen une réaction fort heureuse contre le .vocabulaire compliqué dont se servent certains botanistes langage sibyllin qui, le'plus souvent, n'est pas nécessaire, comme le montre Gaussen en s'appuyant sur une phrase très sensée d'Alphonse de Candolle. Sauf exceptions peu nombreuses, la langue ordinaire suffit, à condition de préciser les termes dont le sens demeure un peu vague dans le langage courant. J'approuve Gaussen, lorsqu'il nous conseille de ne pas ajouter aux symboles cartographiques une foi aveugle <: Les limites des flores, dit-il, ont sur les cartes une précision qui ne répond pas à la réalité. L'auteur nous rend aussi un grand service, en nous invitant à nous méfier de la comparaison courante entre les zones de végétation et les étages d'altitude au point de vue des organismes, une progression d'altitude ne représente pas exactement une avance proportionnelle vers le pôle, comme on le répète trop volontiers depuis Candolle. En revanche, je ne puis suivre Gaussen lorsqu'il propose d'employer les noms locaux pour dénommer les paysages botaniques. Ce serait faire rentrer par une autre porte le vocabulaire compliqué, nombreux et chinois que l'auteur a voulu justement extirper. C'est avec raison que Gaussen rend hommage aux deux grands créateurs de la phytogéographie, Alexandre de Humboldt et Alphonse de Candolle le premier, très grand es-


prit, aussi apte aux observations minutieuses qu'aux vastes envolées; le second, savant exact et patient, dont la patience atteignit presque au génie.

M. Marcel Prenant est connu pour ses travaux sur la faune littorale et sur celle des petits fonds. Il n'est pas étonnant que ses chapitres sur le milieu aquatique et le milieu marin soient les parties les plus fouillées de la Géographie des animaux, notamment pour ce qui concerne la zone des marées (zone intercotidale). Cependant, je remarque quelques légères erreurs au sujet du milieu marin. Ainsi, le fond de la mer Noire n'est pas totalement azoïque il contient des bactéries spécialement adaptées au milieu imprégné d'hydrogène sulfuré (sulfobactéries). Au reste, quelques erreurs sont inévitables pour des manuels si courts, si condensés, qui traitent de sujets si vastes; il y en a aussi dans le livre de M. Gaussen au sujet de la mer des Sargasses; je n'en parle ici que pour prouver aux auteurs que je les ai réellement lus, et non pas seulement parcourus, comme le font tant de faiseurs de recensions.

Les questions des adaptations et des milieux sont celles qui ont le plus retenu l'attention de M. Prenant. Ni les unes ni les autres ne sont simples. L'hérédité ou la non-hérédité des adaptations constitue un des points où la lutte est toujours ouverte entre lamarckiens et mutationnistes. L'ensemble de faits qui constituent le milieu est très complexe il y a d'abord la lumière, la température et l'humidité qui font le climat, «facteur biogéographique essentiels; mais il y a aussi le sol, autre facteur qui n'est pas simple; puis il faut considérer les milieux aquatiques et marins, à propos desquels M. Prenant formule cette proposition qui révèle, à n'en pas douter, un adepte du transformisme, dédaigneux de la mode scientifique qui voudrait le discréditer aujourd'hui « Bien que certaines formes terrestres, dit-il, aient pu retourner à l'eau douce et même à la mer, la faune terrestre est certainement issue d'ancêtres aquatiques. a

L'influence de l'homme sur les associations animales terrestres et ~nêmc sur certaines associations aquatiques ou ma-


rines est indéniable et immense. Cette influence, on le sait, n'est pas seulement destructive elle peut être conservatrice ou restitutrice. Mais les associations et les formations animales sont pourvues, en général, d'une sorte de coefficient de stabilité. Elles tendent à se reconstituer telles quelles si l'action de l'homme disparaît.

M. Prenant reconnaît que les lois biogéographiques sont uniquement statistiques. Elles ne dépassent pas le stade'du probable. Elles n'ont aucun caractère de nécessité. <: L'écologie et la statistique, dit-il, se mêlent intimement. Leur liaison est très empirique. x L'auteur de la Géographie des an<Tnaua' voudrait bien pourtant que la biogéographie prît le caractère de rigueur qui lui manque. Il montre de la sympathie pour la symbolisation mathématique essayée par Volterra, tout en avouant que cette symbolisation repose sur des données écologiques très vagues.

J'ai loué M. Gaussen d'avoir rendu hommage aux ancêtres de la phytogéographie, Alexandre de Humboldt et Candolle. J'aurais bien voulu que M. Prenant en fît autant pour celui que je considère comme le premier animateur de la zoogéographie, Charles Darwin. En dehors de ses études sur les récifs de coraux, Darwin n'a écrit aucun traité sur ce sujet. Mais il y a de lui quelque chose qui vaut mieux que tous les traités, les admirables Souvenirs de son voyage sur le Beagle. Je ne connais pas de livre qui donne, aussi bien que celuilà, le sens et l'image des différentes adaptations de la vie animale, présente et passée, à la surface des terres et des mers.

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Les petites îles perdues dans les immensités océaniques, qu'elles soient habitées ou non, seront toujours un objet de curiosité pour les géographes, aussi bien que pour les naturalistes et les anthropologistes. A tous les points de vue, l'isolement leur donne des caractères très spéciaux, dont l'étude peut nous guider vers la solution de nombreux problèmes.

M. A.-C. Eugène Caillot a résidé il y a vingt ans à Rapa, petite île du Pacifique méridional, à l'écart des archipels


polynésiens (27° lat. S., 148° long. 0.). Il nous donne une monographie de l'île, surtout au point de vue de ses institutions, de ses mœurs et de ses anciennes pratiques religieuses (Histoire de l'île Oparo ou Rapa). Rapa, découverte par Vancouver en 1791, avait alors, dit-on, 1.500 habitants; elle n'en a plus que 200. Elle est devenue possession française en 1881. La surface cultivable ne dépasse pas deux mille cinq cents hectares; l'île, qui a au moins 150 kilomètres carrés, est presque entièrement montagneuse. Rapa a-t-elle servi de modèle, comme on l'a dit, au grand enchanteur de notre jeunesse, Jules Verne, lorsqu'il a imaginé son /fe mystérieuse? Je ne sais. En tout cas, Rapa, sans être dénuée de ressources, n'est pas une île paradisiaque. Battue des vents, elle n'a pas de grands arbres. Les indigènes cultivent et récoltent le taro, « racine à feuilles larges et grasses, d'uh gris blanc en dedans, et d'un goût fade », qui pour eux remplace le pain.

M. Caillot ne fait pas un tableau flatteur des gens de Rapa. « Ils sont paresseux, aimant beaucoup à se reposer, à manger et à dormir. Ils mentent sans le moindre scrupule. Ils sont restés très débauchés. Toutefois, ils ne sont ni voleurs, ni i ivrognes. C'est quelque chose. CAMILLE VALLAUX. LITTERATURE ET QUESTIONS COLONIALES Les Colonies ef la Vie Française pendant huit siecles, Firmin-Didot. Georges Hardy Géographie e< Colonisation, Gallimard. Claude Farrère Les Quatre Dames d'Anaora, Flammarion. Mony Sabin: La Paix au Maroc, Collection du Temps Présent, Tallandier. Alphonse Mënard: Etude Critique du Régime spécial de la Zone de Tanger, les Editions Internationales, André Pierre. Robert Stanley Thomson Fondation de l'Etat Indépendant du Congo, Office de Publicité. Bernard Combette L'Isolement, Editions de la Nouvelle Revue Française. Ferdinand Duchêne: L'incroyable Histoire de ï'fdt-7'nd la Meco!oree, Albin Michel. Christian de Caters La Sauterelle Améthyste, La Renaissance du Livre. La « Revue de Madagascar ». Antoine Cabaton L'Indochine, H. Laurens. Nguyen Manh Tuong: Jules Boissiere, MariLavit, Imprimerie. Jacques Méry Cavernes, Editions de la Nouvelle Revue Française. Sainte-Croix de la Roncière: Le Général Richepanse; Léon Riotor: Les Francs, Editions de La Caravelle. Pierre-René Woif: Le Sac d'Or, Albin Michel. Pierre Gourdon: Une Idylle dans la Zone Rouge; I. Némirovsky: L'Affaire Cou)'Ho/, Grasset. Adrien Peytel et Juliette Goublet: Plaids et Bosses, Editions des Portiques. George Day: Quelques Poèmes. Figuière. Jean-José Frappa: Le~ Vieux Bergers, Le Livre moderne Illustré, Ferenczi. Raoul Monmarson Les Vaincus, Editions Baudinière.

C'est un bien beau livre, richement édité par Firmin-Didot,


que l'ouvrage illustré intitulé Les Colonies et la vie Française pendant huit siècles. Préfacé par le fin lettré qu'est Léon Bérard, ancien grand maître de notre Université, ce volume qui a pour auteurs Paul Deschamps, Maurice Besson, Russner, Tramon, Ladreit de Lacharrière, Georges Hardy et Paul Roussier procède d'un noble esprit, celui d'une France conquérante, certes, mais avant tout civilisatrice. Tout y est dit sur notre expansion française dans le bassin méditerranéen, depuis les Croisades jusqu'aux temps nouveaux, de 1879 à nos jours, en passant par les terres découvertes par les Français au Canada, par l'Administration coloniale française de l'ancien régime, aux xvn° et xvnr* siècles, enfin par l'évolution de l'esprit colonial en France, au xix" siècle, exactement de 1814 à 1878.' De fines gravures embellissent cette étude, non de vulgarisation mais d'enseignement supérieur.

<:La Géographie Humaine vocable inventé par le regretté Jean Brunhes (comme votre serviteur, passionné ethnographe) est le titre générique d'une collection dirigée par M. Pierre Deffontaines; et le premier volume de cette collection est intitulé Géographie et Colonisation, par Georges Hardy. Il faut louer la Librairie N. R. F. Gallimard d'avoir souscrit à ce cycle de travaux relatifs aux Frances d'outremer. Indiscutablement, M. Georges Hardy était la personnalité toute désignée pour inaugurer cette série qui promet. Directeur de l'Ecole Coloniale et théoricien de l'exotisme, il était tout naturellement qualifié pour nous parler des diverses colonisations par enracinement, par encadrement et par position. Aucun rapport, en effet, entre le cas d'association qu'offre la plaine tunisienne avec, par exemple, le cas d'exploitation des forêts de la Côte d'Ivoire ou les liaisons sahariennes du Désert. M. Hardy y ajoute savamment quelques conclusions pratiques en ce qui concerne les coloniaux et la géographie, conclusions auxquelles je m'associe avec élan, notamment la nécessité, pour les Français, désireux de s'expatrier, de cultiver spécialement la géographie des colonies. On ne saurait trop, à cet égard, multiplier le nombre de chaires d'enseignement supérieur, actuellement existantes. Je regrette, en passant, que, dans son palmarès, l'auteur ait oublié de citer le


Collège des Sciences Sociales et ceux de ses Professeurs qui se consacrent avec un si admirable désintéressement à une ouverture plus grande du compas géographique national. Dommage également que l'illustration de cet ouvrage soit présentée inesthétiquement, en vrac, à la fin du livre, alors qu'il eût été tellement plus normal d'encarter ces beaux clichés à leur place, dans le corps du livre!

Quatre hanouns turques qui représentent quatre générations et qui vivent à Ankara, c'est-à-dire à Angora, nom plus euphonique de la capitale de la nouvelle Turquie. tels sont les personnages et telle est la donnée du nouveau, original et émouvant roman exotique de Claude Farrière, Les Quatre Dames d'Agora. On y retrouve en même temps que les décors exacts des pays osmanlis d'Europe et d'Asie, une compréhension extrêmement délicate et fouillée de la femme orientale d'aujourd'hui, affranchie certes, mais encore et toujours pudique, fière, passionnée. Est-il besoin d'ajouter que l'intrigue y est quadruple mais attachante? Seul Farrèrc (qui, avec Loti, connaît mieux que tous l'âme ottomane) pouvait traiter un sujet aussi complexe, aussi enchevêtré. Sujet clair et logique, pourtant, au milieu duquel se meuvent des personnages européens, </<aours, qui ne sont point aussi falots qu'on pourrait le croire. Le jour qui ne saurait tarder où Claude Farrère siégera enfin en habit vert sous la Coupole, je propose qu'une députation féminine turque, correspondant aux âges respectifs des Quatre Dames d'Angora, Lalé, Chirine, Pembré, Gimaï, assiste à la réception académique de l'illustre auteur de L'Homme qui assassina et de tant d'autres chefs-d'œuvre. Sans trop vous contrister, mes chères lectrices, j'aime mieux vous avouer que ce sera peut-être ces quatre dames-là qui auront, ce jour-là, le plus de succès dans ce qu'on appelle « la corbeille

La Paix au Maroc, par Mony Sabin. Voilà un excellent livre, écrit en style analytique, concis et clair, à la manière du grand et regretté Anatole France. Disons tout de suite qu'il s'ajoute à tant de précieuses études de cette « Collection du Temps Présent publiée chez Tallandier, sous la direction de l'érudit Jean de Granvilliers. On sait que M. Mony Sabin, collaborateur intime et affectueux du Président Théo-


dore Steeg, ancien Résident Général de France au Maroc, fait autorité en matière marocaine ii a vécu les minutes angoissantes de la fin de la révolte riff aine, il a assisté avec joie à la pacification du Riff, enfin il a enregistré, avec un soupir de soulagement, la reddition du fameux Abd-el-Krini. Son livre marque les étapes du noble effort de pacification accompli successivement par le Maréchal Lyautey, par le Président Steeg et par l'actuel Résident Général Lucien Saint. Livre d'un Français patriote qui voit clair et qui conte les dures étapes traversées par ses compatriotes, toutes marquées d'admirables sacrifices en sang, en argent et même en amourpropre. Aucun pays barbaresque (sauf, peut-être, la Lybie et la Cyrénaïque italiennes, encore partiellement insoumises) n'était plus difficile à conquérir et plus ouvrageux à pacifier que ce Moghreb peuplé, nerveux, fanatique, ou simplemnt. pieux.

Déjà, en 1926, nous en avions eu un avant-goût avec La Paix française en Afrique du Nord, titre même du beau livre de M. Théodore Steeg, aussi bien consacré à l'Algérie qu'au Maroc (l'on se souvient que l'éminent Président du Conseil a été, en ces pays, Gouverneur Général, puis Résident Général). Et cette robuste et véridique contribution d'alors à l'histoire de notre protectorat ou empire nord-africain n'avait pas déçu (je cite textuellement M. Steeg) « l'espoir que.nous placions dans l'ardente générosité des Algériens~, pas plus que celui que nous avions placé dans l' « activité joyeuse et pleine de foi de Fez, vaste ruche blanche, où bourdonne un peuple au travail, asile aussi des sereines méditations de la foi musulmanes.

A son tour, M. Mony Sabin qui, comme son « patron », se chante souvent à lui-même les beaux vers de Hugo Je dis à tous d'aimer, de lutter, d'oublier,

Je ne sais plus mon nom, je m'appelle Patrie.

·

prêche la conciliation, et même la réconciliation humaine entre les adeptes de la Croix et ceux du Croissant. Ecoutez-le plutôt quand après avoir analysé le drame colonial chérifien, puis le miracle pacificateur, puis la naissance du protectorat vers 1912, puis l'oeuvre forte et persévérante accomplie °.


pendant une douzaine d'années par le grand Lyautey, puis la mission diplomatique et prudente poursuivie et réalisée avec tant de succès pendant quatre ans par M. Théodore Steeg, enfin l'effort personnel et contemporain du clairvoyant Résident Lucien Saint Mony Sabin conclut sagement en ces termes

Le tout n'est pas de séduire et de conquérir. Il s'agit de ne laisser au cœur de nos rebelles d'hier, de nos protégés d'aujourd'hui, nulle trace d'amertume ni d'humiliation.

Comme l'a si bien dit et écrit le grand colonial Albert Sarraut, nous avons, en effet, vis-à-vis de nos associés indigènes, non seulement des droits, mais encore des devoirs. Mais laissons ce Moghreb, jadis belliqueux, aujourd'hui presque totalement pacifié, et dont il faut espérer, avec MM. Théodore Steeg et Mony Sabin, que le cri féroce de « baroud » (guerre) n'ébranlera plus d'ici longtemps les kasbahs crénelées. laissons-le, dis-je, avec regret, pour nous transporter au Congo belge avec M. Robert Stanley Thomson, professeur d'histoire à New-York, auteur d'une volumineuse monographie intitulée Fondation de l'Etat indépendant du Congo. Ouvrage massif, un peu rugueux mais utile. Ah! vous ne trouverez pas là-dedans les descriptions hardies et réalistes de la forêt équatoriale, telle que celle-ci est apparue à M. Bernard Combpttc dans son récit qui a pour titre L'Iso)ement. Je ne sais même pas si, dans ce dernier bouquin, il y a, comme on dit, «de la littératures. Ce dont je suis sûr, par contre, c'est qu'il y a de la vie et de la vérité, de même que dans deux autres livres que je vous conseille aussi de lire d'abord, L'Incroyable Histoire de Tali-Thô la décolorée, par Ferdinand Duchêne; ensuite et surtout, La Sauterelle Améthyste, de "Christian de Caters, roman d'aventures, dont l'action se passe aux mines de saphir de la Mounda, en Angola portugais, d'où je reviens. Si vous aimez les affabulations mystérieuses et policières en pays tropical, vous sauterez, comme moi, sur cette xnt~ere~e améthyste, roman colonial bien écrit et d'un intérêt qui va croissant, et vous y apprendrez notamment par Christian de Caters (féticheur. qui n'a pas persévéré) ce que c'est qu'un feiticeiro. Je ne vous en dis pas plus.


Je recommande également à ceux qui s'intéressent aux choses madécasses, la Revue de Madagascar, publication trimestrielle qui vient de paraître, illustrée, enjolivée de musique, et où il y a un peu de tout économie politique, statistique, poésie, légendes, tourisme, etc. Dans le même esprit pédagogique, le professeur Antoine Cabaton s'est ingénié à publier une étude assez confuse et trop résumée sur L'Indochine, avec 148 gravures et une carte, étude qui se termine par une anthologie un peu sommaire, arbitraire et incomplète des écrivains qui se sont consacrés aux différents pays de l'Union Indochinoise. A vrai dire, ce livre après tant d'autres qui l'ont précédé n'apporte pas grand'chose de nouveau à l'Indochine. Je lui préfère, et de beaucoup, le Jules Boissière imprimé à Montpellier par Nguyen Manh Tuong, docteur en droit et ès-lettres, bien que cet essai sur le célèbre écrivain opiomane ait un peu l'aspect et le fumet d'une thèse de doctorat. Cavernes, de M. Jacques Méry, est le roman (peu attrayant, hélas!) de plusieurs Français en Annam. L'auteur, auquel il faut reconnaître une réelle compétence historique et archéologique, nous entraîne à sa suite dans des grottes où se trouvent des inscriptions chames. Tout cela, entre nous, n'est pas extrêmement folichon. surtout quand on vient de terminer la lecture enchanteresse de L'~Wa!re Courilof, le cinquième-né d'Irène Némirovsky, d'un exotisme slave si puissant, si vivant, ou encore la lecture, si poétique, des Vieux Bergers, de Jean-José Frappa, lequel situe l'action de son petit chef-d'œuvre antique, purement écrit, à Térébinthe, sous l'oeil des Dieux!

Un mot, maintenant, sur Le Général Richepanse, de lI. Sainte-Croix de la Roncière, biographie qui fait partie d'une série de grands figures coloniales. Déjà ont paru deux volumes (qui durent plaire, j'imagine, à M. Maurice Besson), sur Christophe Colomb et sur Victor Hughes le Conventionnel. Cette fois, M. de la Roncière nous narre avec sobriété, d'un style classique, le précis historique de l'expédition du général Richepanse, en 1802, et sa mort émouvante, de la lièvre jaune, alors qu'il venait de terminer presque complètement la mission de pacification qui lui avait été confiée par le Premier Consul. De cet ouvrage documentaire, qui confirme


l'affectueux attachement de la Guadeloupe, vieille province française, à la France, M. Gratien Candace, ministre et fin lettré, a justement écrit, dans sa préface « .Richepanse a été un général pacificateur, qui a dû employer des moyens un peu rudes parfois pour éteindre la guerre civile, provoquée par une erreur et par une injustice du Consulat. Il a fait le plus souvent preuve de générosité. C'est aussi avec respect que les Guadeloupéens s'inclinent devant sa tombe dans le petit fort démantelé où ses restes reposent. A la Guadeloupe, il n'y a aujound'hui qu'une même âme sous des épidermes différents: elle est française. »

Qu'il nous soit permis d'ajouter à nous qui visitâmes également l' <: Ile d'Emeraude > qu'aux Antilles, en Guyane et même au Continent noir, ou jaune, il n'y a, sous différents épithéliums, qu'un même sang qui est rouge, quand il coule pour la France. Cela est déjà arrivé. Cela arrivera peut-être encore dans le futur.

Nous autres Blancs, ne l'oublions jamais. C'est, d'ailleurs, ce qui se dégage du dernier roman de Raoul Monmarson, Les Vaincus: l'auteur, qui connaît à fond son Europe occidentale et orientale, et pour qui l'Afrique équatoriale n'a pas non plus de secret, y fait la critique, parfois justifiée, de notre oeuvre coloniale, en même temps que le procès des politiciens et des banquiers métropolitains. Cela ne l'empêche pourtant pas de rendre justice à la main-d'œuvre noire qui nous permet ou plutôt nous permettra bientôt de tirer parti de notre dur labeur africain.

Lisez les Vaincus c'est le livre un peu amer et captivant d'un Européen conscient de nos faiblesses, mais aussi le livre probe d'un colonial, malgré tout confiant dans l'avenir d'outre-mer.

ROBERT CHAUVELOT.

QUESTIONS AM/WEMM

Patriotisme et religion. Mémento.

S'il est une chose certaine et qui, étant telle, doive rencontrer l'assentiment général, c'est que la puissance de l'Eglise est purement spirituelle. Jésus-Christ n'a point exercé de puissance temporelle. On sait le refus qu'il opposa au


Malin, alors que celui-ci lui offrait les royaumes de la Terre. Et ces paroles du Christ sont si connues qu'on s'étonne d'avoir à les citer <: Comme mon Père m'a envoyé, je vous envoie. Mon royaume n'est pas de ce monde. »

Cette vue est, semble-t-il, absolument conforme à l'enseignement de l'Eglise. Exposant brièvement dans son Catéchisme Catholique la doctrine concernant les rapports mutuels de l'Eglise et de la société civile, le cardinal Gasparri s'exprime ainsi

L'Eglise a pour but et c'est sa fin prochaine la sanctification surnaturelle des âmes, qui est la condition nécessaire et la mesure du bonheur éternel du ciel, tandis que la société civile a. pour fin prochaine de procurer le bien commun, temporel (qui comprend le bien d'ordre moral), et cela en faisant observer l'ordre établi par les lois et en suppléant à l'insuffisance des individus et des familles.

Bien que l'Eglise n'ait en vue directement et par soi que la sanctification surnaturelle des âmes, de fait elle travaille ainsi, vraiment et efficacement, au bien temporel, privé et public, des individus et des sociétés; elle y travaille même si efficacement qu'elle ne pourrait pas faire mieux, si elle avait pour but direct de le promouvoir, par exemple en inculquant à tous le souci d'exercer exactement tous leurs devoirs; d'autre part, la société civile, en travaillant directement au bien temporel de ses membres, aide indirectement à la sanctification surnaturelle de leurs âmes. L'Eglise et la société civile ont donc des fins distinctes, et, puisque c'est la fin immédiate des sociétés qui les distingue les unes des autres, il s'ensuit que l'Eglise et la société civile sont des sociétés distinctes l'une de l'autre. L'Eglise est une société spirituelle et surnaturelle; la société civile est naturelle et temporelle chacune d'elles est, dans son ordre, une société parfaite ayant plein pouvoir, car chacune d'elles a, par elle-même et en elle-même les moyens nécessaires pour atteindre sa fin. En résumé, tout ce qui se rapporte au bien des âmes et au culte de Dieu tombe sous le pouvoir de l'Eglise. Tout ce qui se rapporte à l'ordre civil et politique est soumis au pouvoir de l'Etat. Qu'on veuille bien remarquer que l'Ancien Régime n'a jamais tenu un autre langage. C'était une maxime fondamentale en France que le roi ne tenait que de Dieu et de son épée, qu'il était indépendant du pape pour le temporel. Nous n'a-


vons pas changé d'opinion. Une cloison étanche ne sépare d'ailleurs pas les deux sociétés. En matière mixte, il doit y avoir, de par la nature même des choses, bon accord entre les deux pouvoirs. Les fins respectives de l'un et de l'autre y sont également intéressées. Si d'ailleurs la compétence de l'Eglise peut s'étendre aux matières d'ordre civil et politique, ce n'est que quand ces matières ont rapport à la foi et aux mœurs et, par là, au salut des âmes. L'Eglise juge légitime qu'il y ait dans l'intérieur d'un Etat d'honnêtes divergences sur la question du meilleur régime politique. Si donc des catholiques sont en désaccord sur des points de politique intérieure, nul n'est autorisé à leur en faire un reproche. L'Eglise admet même que la séparation des deux pouvoirs puisse dans des circonstances spéciales être tolérée ou même choisie de préférence. Enfin, et bien que l'Eglise estime qu'il n'est pas permis d'assimiler légalement les divers cultes à la vraie religion, elle ne condamne pas pour autant les chefs d'Etat qui, en vue d'atteindre un plus grand bien ou d'éviter un plus grand mal, tolèrent dans la pratique qu'ils aient chacun leur place dans le pays.

Cela étant et les catholiques jouissant de la liberté que je viens de dire, on ne voit pas de quel droit l'Eglise viendrait aujourd'hui s'ingérer dans les affaires temporelles de la France et plus particulièrement dans sa politique extérieure. Il vaudrait infiniment mieux qu'elle remplît son devoir, en donnant à des diocèses français, trop longtemps privés de leurs chefs spirituels, les évêques qu'ils attendent. L'épiscopat est d'ailleurs si peu de chose de nos jours, qu'on s'en peut aisément passer. Le nonce et son personnel suffisent à tout mais ce qui est à proprement parler intolérable, c'est l'attitude prise par la papauté à l'égard de sentiments qui nous sont chers.

Le patriotisme n'est pas une matière mixte.

Laissons le nationalisme de côté, bien qu'on puisse s'étonner de voir Rome le favoriser en Italie et en Allemagne, cependant qu'elle le condamne en France. Mais la Cité du Vatican n'est pas insensible au prestige de la force. Pour nous, nous sommes le pays qui a dit oui, qui dit toujours oui. Que nos nationalistes se rassurent du reste, certains qu'ils doivent


être de la sympathie que Rome ne manquerait pas de leur manifester si, par un coup de fortune, ils arrivaient au pouvoir Quant à ce qui concerne l'Allemagne, c'est vraiment un spectacle extraordinaire et déconcertant que celui du pape signant un concordat avec Hitler, c'est-à-dire avec une Allemagne qui, non seulement a infligé au clergé catholique le traitement que l'on sait, mais qui encore, horresco re/erens, veut soumettre à la stérilisation ceux des siens qu'elle estime Incapables de procréer les enfants bien constitués dont il semble qu'elle ait besoin. La responsabilité de cet acte pèse d'autant plus lourdement sur Pie XI qu'on nous enseigne que, seul dans l'Eglise, le Souverain Pontife peut conclure des concordats.

Au surplus, ce qui nous intéresse davantage ici, c'est la faveur dont sont l'objet de la part de Rome ceux d'entre nous qui se réclament des doctrines du pacifisme, par lesquelles ils estiment que la paix sera assurée. Qu'on veuille bien croire que dans mon respect pour toutes les opinions sincères, j'écris ce mot de pacifisme sans y mettre aucune intention péjorative. Mais d'honnêtes divergences de vues étant permises par le catholicisme entre Français, nombreux sont ceux qui se refusent à admettre que le pape mette dans un plateau de la balance le poids de son influence, de son autorité, et qu'inspirés par lui ou par ceux qui le représentent, des ecclésiastiques séculiers ou réguliers écrivent ou parlent de façon à blesser d'autres Français dans leurs convictions les plus chères. Les Français ont des appréhensions bien légitimes, qu'une telle attitude de la part des autorités religieuses ne peut en vérité qu'intensifier.

L'Eglise n'a pas à se mêler de ces choses. Qu'elle reste sur son terrain et évite de s'ingérer dans le temporel des Etats. Au reste, on constate en elle une tendance de plus en plus accentuée à s'imaginer que les ecclésiastiques composent seuls le corps de l'Eglise. Tous les catholiques composent tous ensemble le corps de l'Eglise. Il est triste de voir des catholiques français contristés dans leur foi par l'attitude politique que la papauté a prise sur des questions dont il n'appartient qu'à nous de décider.

Et cependant, c'est de Rome que le prince des Apôtres ecn-


vait aux fidèles d'Asie ces mots plus nécessaires aujourd'hui qu'alors et qu'on devrait graver en lettres d'or autour du dôme de Saint-Pierre de Rome

Paissez le troupeau de Dieu qui vous est confié. Faites-le, nojt par contrainte, mais de bon gré, non en dominant sur ceux qui vous sont échus en partage, mais en vous rendant les modèles du troupeau.

Me sera-t-il permis de profiter de cette occasion pour exprimer le regret que les historiens ecclésiastiques contmuent à parler de la captivité d'Avignon? S'il est à coup sûr désirable que l'évêque de Rome soit en situation d'y exercer son ministère, on peut affirmer que comme chef de l'Eglise universelle, le pape est partout chez lui. Il l'était doublement à Avignon, dont le pape Clément VI et ses successeurs furent propriétaires de 1348 jusqu'à la Révolution.

Ecrire que'les papes furent pendant le temps où ils résidèrent en France les prisonniers du roi de France et que leur séjour à Avignon les obligea à suivre une politique française, c'est-à-dire contraire aux intérêts de l'Eglise parce que trop française, équivaut à avancer que le pape actuel est le prisonnier du gouvernement italien et que depuis les traités de Latran, Pie XI n'est pas plus libre au regard de l'Italie que ne l'étaient les papes d'Avignon vis-à-vis de la France. Dire qu'il y a des gens qui prétendent que le gouvernement italien est pour beaucoup dans la conclusion du concordat vaticanogermain Mais de nos jours on aura tout dit, comme aussi on aura tout vu.

MÉMENTO. Dans La souf france et nous, chez Ernest Flammarion, le père Sanson s'attache à montrer que la souffrance est l'éducatrice nécessaire. M. Auguste Hollard a consacré au Dieu d'7sj'ae7, chez Rieder, un livre sur lequel je reviendrai. Il s'apparente à celui de M. François Fabry, Les origines du judaïsme et du christianisme, qui a paru aux éditions René Debresse. Il faut féliciter MM. Pierre Maury et Auguste Lavanchy d'avoir si remarquablement traduit pour les éditions <: Je sers le livre de Karl Barth, Parole de Dieu et Parole humaine, sur lequel j'aurai aussi le plaisir de revenir.

A. BARTHÉLÉMY.


CHRONIQUE DES J/Œ3

Alexandre Swietorzecki: La technique de la prise de contact sexuel, etc., Varsovie, 19-23, rue Zorawia. Valentin Bresle Magisme et folie, Mercure Universel. Roger Salardenne L'Amour chez les fous, Editions Prima. Philippe Girardet La Connaissance des hommes, Ed. artistique.

J'adore les titres biscornus. Que dites-vous de celui-ci? La technique de la prise de contact sexuel, de l'alimentation, de l'odorification et de quelques autres formes du comportement humain en l'an 156' de la Rationallsation. Et il s'agit d'une deuxième tranche (pourquoi le Mercure n'a-t-il pas reçu la première?) suivie d'appendices; et le livre est imprimé à Varsovie par un maître typo qui certainement ignore le français, d'où un tas réjouissant de coquilles et de pataquès, sans compter les lignes tombées qui interrompent la phrase juste au moment où ça devenait intéressant; et il est d'un auteur, Alexandre Swietorzecki, qui fait mon bonheur parce qu'on ne sait jamais de qui il se fout, et si c'est de lui-même, ou du lecteur, ou de M. André Gide à qui il dédie son petit livre et qu'il loue très fort de détardieuser la France. Ah! comme ce doute est supérieur à la certitude que réclamait le bon oncle Sarcey <: Quand on se moque de moi, j'aime bien qu'on me le dise! Ce qui fit que M. Alcanter de Brahm inventa le point d'ironie. Comme quoi tout se tient et s'enchaîne! Bossuet a écrit, là-dessus, de nobles pages

Donc, cet auteur au nom hérissé de consonnes a écrit un petit livre que je trouve délicieux et qui est l'anticipation de ce que nous serons 156 ans après qu'un bolchévisme perfectionné nous aura rationalisés à outrance (car Tactuel bolchévisme se contenterait de nous rationner, ce qui est évidemment moins satisfaisant). Et, à sa suite, nous voici entraînés dans des cercles giratoires et sardoniques. D'abord l'Etablissement de Prise de Contact sexuel, à popos duquel il m'est difficile d'entrer dans les détails; je me contente de noter qu'il s'agit de merveilleuses piscines et plages éclairées électriquement, où les hommes gardent un minuscule cache-sexe, mais où les femmes n'en ont aucun, et où tout est standardisé, harmonisé et surtout chronométré, car, avant


tout, pas de perte de temps! et aussi pas de complications psycho-sentimentales, ce qui fait qu'à côté des E. P. C. il y a des A. R. M. C. (ateliers de réparation de moteurs cérébraux). Du coup, on peut expédier son amour comme son courrier, en 20 minutes, même pas! Et, comme l'alimentation est rationalisée de son côté, on expédie son repas également en quelques minutes, avec des pastilles essentielles; donc, plus de déchets, plus d'intestins, plus de ventre, rien que les éphèbes, masculins ou féminins! en sorte que, dans les E. P. C., on se trompe à tout instant, mais cela n'a pas d'importance, car le contact sexuel lui-même est tellement perfectionné qu'il est aboli il n'y a plus de fécondation que spirituelle, et de volupté que cérébrale; et même, pour prévenir les excès de celle-ci, notre auteur a prévu des C. A. A. (centres d'anti-accélération), qui font qu'on ne dépassera pas les bornes; et qu'ainsi, plus d'amour! plus de nourriture! plus de plaisir! on pourra, travailler tout le temps, et le bonheur .see;</t(/t)m A/fff'.rHm sera réalisé enfin sur terre! D'une façon moins fantaisiste, M. Valentin Bresle étudie un peu le même problème Que sera l'amour dans une société perfectionnée? au cours de son livre Maglsme et folle qui est la troisième et dernière partie de son traité du Charme poétique dont j'ai déjà parlé ici même. Le premier volume s'intitulait Senxuft~é et Poésie, et le second iSensHaMM et Mt/s<C!'S7ne; le troisième aurait dû avoir pour titre Sensualité et Folie, et le cycle aurait été ainsi parcouru en entier. On aurait vu l'immense importance de tout ce qui est sexualité dans la procréation intellectuelle et dans la spéculation religieuse, avec la contre-partie dangereuse, l'excès de cette sexualité pouvant conduire à la folie. L'auteur a préféré, sans doute pour ne pas pénétrer dans le domaine trop troublant de la frénésie charnelle, obliquer du côté de la magie, qui n'est pas de l'hypertension matérielle sexuelle, mais de l'hypertension cérébrale-sentimentale, et n'en peut pas moins aboutir à la folie, et il a écrit sur ce sujet des pages pleines de suggestions et qui lui vaudront, j'en suis persuadé, une riche et précieuse correspondance. Car il révèle quelque part que, pour son premier volume, Sensualité et Poésie, tiré à 3.000 exemplaires, il a reçu 1.234 lettres! ce


qui montre qu'environ une lectrice sur deux a été tellement intéressée par ce volume qu'elle a tenu à le lui dire. Mais ça, c'est presque de la magie! D'autant que ce chiffre 1.234 est lui-même mystérieux, puisqu'il réalise en son harmonie parfaite la progression arithmétique, et que tous les autres nombres de quatre chiffres seraient restés hors de la perfection 1

Le livre de M. Valentin Bresle comprend quelques-unes de ces lettres, ce qui ajoute un prix de plus à son étude. C'est curieux comme la femme a une pudeur compliquée quand elle a la plume à la main; procul, mauvais plaisants! et combien elle entre dans des détails qui doivent ne point lui déplaire à préciser J'ai honte à écrire cela, dit une des correspondantes de notre auteur, qui vient de lui avouer que chez elle prière et satisfaction intensément charnélle vont ensemble, mais c'est la vérité, et ce n'est pas la rougeur chaude qui me monte au visage en vous écrivant qui pourrait démentir cette triste constatation.» Voilà une dame qui pourrait bien devenir troublante pour son confesseur, mais qui, pour un simple destinataire profane, doit présenter un grand intérêt. Une autre dame, américaine celle-ci, Mrs Stopes Stockhaw, lui donne de bien curieux détails sur une méthode de relation amoureuse inventée en 1844 à NewYork par J. Humphrey Noyes et qui, basée sur la continence masculine, a pourtant reçu le nom de Karezza. Comme dans la société future de M. Swietorzecki, la vulgaire génération physiologique est remplacée par une génération intérieure, intellectuelle, et celle-ci obtient les mêmes effets apaisants et satisfaisants que l'ancienne possession, sans que les partenaires sortent de la plus complète immobilité. « Le plus petit mouvement de la femme au moment du danger, dit un des adeptes de la méthode, détruit l'harmonie retentissante de la conscience, et Karezza ne supporte pas la moindre inattention, le plus petit laisser-aller. A ne rien cacher, je ne suis pas sûr que ce genre d'immobilité soit du goût de tous les amoureux fervents chers à Baudelaire, et de plus, présente l'inconvénient de pousser à satisfaire, toujours comme dit Baudelaire, l'immensité de son désir sur une chair inerte et complaisante, et ceci peut très bien conduire à la folie


pure, et pire, au sadisme et à la nécroerotomanie. Il est de toute nécessité que M. Valentin Bresle se consacre au perfectionnement de Karezza, et le débarrasse de tout ce qui, chez ces Américains, s'oppose à sa plénitude statique et dynamique!

Avec M. Bresle, nous n'étions que sur le chemin qui va de l'amour à la folie. Avec M. Roger Salardenne, nous sommes tout à fait chez les fous, grâce à son livre L'Amour chez les fous, reportage dans les asiles d'atiénés. Livre vraiment bien triste, et auquel je préfère les autres reportages de l'auteur Un mois chez les nudistes allemands, le Nu intégral chez les nudistes français, etc. Et, à ce propos, estil vrai qu'Hitler vient d'interdire tout camp nudiste dans la jeune Allemagne nouvelle? Nos nudistes à nous devraient nous dire si la mesure a été bien accueillie, là-bas. Comme ils prétendent que le nudisme intégral est une grande force pacifiste, ce serait suggestif qu'Hitler, apôtre de la guerre, s'en soit déclaré justement l'ennemi. Il est également curieux que le nudisme intégral soit pratiqué volontiers par les fous dans les asiles, alors que les diverses inversions sexuelles sont très rares chez ces pauvres gens, et je me demande si nos Corydons et corydonisants ne vont pas en tirer un immense orgueil. Nous, des détraqués? Mais vous voyez bien que les aliénés ne sont pas de notre confrérie! Soit. Toutefois, c'est peut-être parce que le corydonisme est une folie à part, aussi caractérisée dans son genre que la scatophagie. Hâtons-nous de quitter ces tristes régions pour revenir à la saine nature. Ce sera avec le livre de M. Philippe Girardet, La Connaissance des hommes. L'auteur a raison de s'étonner, dès sa première ligne, que l'enseignement de la psychologie ne soit pas une des bases de la culture humaine. Et, pour mon humble part, j'ai toujours regretté que tout jeune homme et toute jeune Bile ne reçoivent pas, au moment de quitter le collège, quelques notions de psychologie souriante et courante; nulle matière ne leur serait plus utile. Que de jeunes gens qui ne savent pas comment prendre les personnes de l'autre sexe, alors que c'est pourtant indispensable et facile! Toute femme devrait être heureuse avec un homme, et tout homme avec une femme, chacun d'ailleurs rendant


l'autre heureux. Et les femmes se croient très fines quand elles disent « Je saurai bien toujours faire marcher les hommes et les hommes se croient spirituels en plaisantant « Nous traiterons les femmes par-dessous la jambes. Tout cela est sot. Il y a un seul moyen de prendre l'autre sexe, c'est de le comprendre et de faire qu'il nous comprenne, et si chaque sexe voulait y mettre un peu de bon vouloir affectueux, tout le monde serait heureux.

SAINT-ALBAN.

LES Tf~~KF~

Ilippocrate: ce que la doctrine de Loyola emprunta à l'islamisme; la Franc-Maçonnerie, « nouveau jésuitisme moderne &, en Espagne. La Revue de France: Chateaubriand, ses sœurs, la mémoire paternelle, les eaux de Néris et quelques considérations sur l'au-delà. La Revue de Paris: conseils anonymes à nos dirigeants quant à notre politique internationale. Mémento.

Hippocrate (juillet) «revue d'humanisme médicale, M. A. de Falgairolle traite ce sujet « Mystique jésuitique et FrancMaçonnerie en Espagne s. Il n'y prétend pas à « atteindre le secret de la Compagnie de Jésus dont les archives sont demeurées, pour lui comme pour la plupart des Jésuites euxmêmes, situées dans un lieu inconnu et de toute façon inaccessible Comme «Hippocrate transmuta en données tangibles pour le grand public l'agonisant ésotérisme égyptien « le grand Ignace convertit en principes utiles et spirituels une discipline purement orientale », et cela pour purger de l'influence mahométane une Espagne saturée de sang arabe. Ici, M. de Falgairolle rapporte un souvenir de voyage Un interprète me traduisit un jour, dans une ville orientale, ce qu'un saint personnage proposait aux assistants. Je crus littéralement retrouver, à l'étiat primaire, tel sermon de la Semaine Sainte que j'avais entendu dans un tout petit village d'Espagne. La robe blanche remplaçait la soutane noire; mais le même ascétisme auréolait les deux visages. Naturellement, le disciple de Mahomet était moins touchant, moins intelligent, animé de moins de sagesse et de vérité. A ceci près, l'orateur arabe me rappelait rétrospectivement le prédicateur du petit village espagnol. Il est indéniable que le tact de Loyola ait voulu utiliser pour l'amener à Dieu un public de fidèles qui aspiraient l'air de la Mecque. La doctrine loyolesque se servir des sens, combien elle doit à la sensuelle


civilisation arabe! On veut y voir une représentation médiévale. C'est la spiritualisation, par' un ennemi juré des Infidèles, du besoin musulman du merveilleux.

Loyola <a indélebilement coloré l'âme de son pays », lisons-nous, avant de rencontrer ces lignes

C'est parce que l'Espagne était pénétrée de Jésuitisme qu'elle a pu, au moment où celui-ci tombait dans une relative décadence, se vouer 'au nouveau jésuitisme moderne la Franc-Maçonnerie. Spectateur désintéressé, j'ai assisté, en ces cinq dernières années, à la substitution d'un idéal à l'autre. J'ai vu comment des ouvriers intelligents qui suivaient avec sincérité les nouveaux exercices spirituels d'un jeune Jésuite dont j'aurai l'occasion de reparler, ont tout naturellement adhéré aux prédications socialisantes, dès le jour où on leur a supprimé la possibilité, de suivre le jeune Ignace. Dans le même temps, des erreurs, commises par les Jésuites dans les classes plus élevées, ont lassé ce qui aurait constitué une bourgeoisie espagnole. Toute une jeunesse s'est sentie blessée par la prépondérance dont jouissaient chez les Jésuites les fils d'aristocrates, dont l'intelligence et le travail, généralement inférieurs, ne justifiaient pas de tels égards en face d'une bourgeoisie plus résolue à l'étude et que commençait à hanter la notion du libéralisme. La discipline jésuitique, la gymnastique de l'exercice spirituel et la représentaLion lyrique accoutumée d'un paradis étaient trop ancrées dans les cervelles et les âmes, pour disparaitre. Elles refusaient de travailler désormais pour la plus grande gloire de Dieu, elles prenaient, sans s'en rendre compte, ses maîtres en haine. Il ne manqua plus dans cette terre si bien labourée par les disciples de Loyola, mais sans semence d'une ferveur qu'elle attendait, i! ne lui manquait plus que de recevoir une graine correspondant à sa richesse. La Franc-Maçonnerie apparut. Tout au moins une propagande franc-maçonnique généralisée. A cette jeunesse qui, héréditairement, recevait et développait en soi le principe d'un dévouement à Dieu, on est venu recommander le dévouement à l'Humanité. Dans le même temps, ces jeunes élèves entendaient dire que la puissance terrestre des Jésuites s'effondrait, que, dans les démocraties voisines (dont rêvent les Espagnols à la façon dont les Africains rêvent de l'Europe), les gens en place devaient à la FrancMaçonnerie ce que, eux, en perpétuelle attente de sinécures, n'obtenaient pas du régime monarchique cristallisé. Sous l'effort de ce mysticisme et de ce réalisme qui paraissaient se satisfaire de l'option pour le nouveau jésuitisme, les anciens élèves des collèges loyolesques adoptèrent la Franc-Maçonnerie.


M. A. de Falgairolle croit que « l'Espagne apportera une active contribution à une socialisation athée mondiale », et il constate que « c'est un fameux chemin parcouru depuis que, mutilé de guerre, une jambe abîmée, Loyola se fit « chevalier de la Foi et « cherchait à mériter les bonnes grâces de sa Dame, qui était la Vierge Marie ».

Nous retrouvons dans La Revue de France (1er juillet) quelques lettres des sœurs de Chateaubriand et de René luimême publiées par Mme M.-J. Durry. Le 2 juin 1834 (et quelques jours plus tard récidivant) Mme de Chateaubourg écrivait ainsi à Mme de Marigny, sa sœur, et l'aînée de la famille: .J'ai vu dans la Jeune France un extrait de la première partie des mémoires de notre frère. Ce pauvre frère n'a pas connu, ni su apprécier notre père il a quitté la maison paterneDe jeune, il ne se souvient que de la sévérité avec laquelle mon père a pu le reprendre sévérité qu'il méritait pour son peu d'application, car c'était un franc polisson dans son enfance il ne se souvient donc que de la terreur qu'il lui inspirait à cet âge, et quand la raison est venue n'étant point avec notre père, il n'a pu apprécier ni sa Bonté ni son mérite. Ce passage de ces mémoires m'a fait de la peine. Il est fait pour lui nuire. Comment ni a-t-il pas pensé. Cet extrait n'est tiré que sur un manuscrit. Les mémoires de mon frère ne doivent paraître qu'après sa mort, il serait bien à désirer qu'il en fit disparaître l'article qui conserne mon père ou qu'il en substitua un plus convenable dans la bouche d'un fils quand il parle de son père.

De /ft jxemc u /n ntë~ie S ,/tu'n.. Si tu as quelque pouvoir sur l'esprit de notre frère, tu feras bien desseiller de lui ouvrir les yeux au suget de ses mémoires pour qu'il en retranche ce qui n'est propre qu'à lui faire tort à lui-même et à affliger sa famille.

Mme de Marigny s'acquitte en ces termes bien dignes d'une Chateaubriand de la mission dont l'a chargée sa cadette

Ne livrons pas la mémoire de 'notre père à la raillerie et a la censure du public, rappelons-nous avec reconnaissance ce que nous lui devons. Les révolutionnaires de 93 ont jeté ses cendres au vent,


que nos cœurs les recueillent. C'est à l'auteur du Génie du Christianisme plus qu'à tout autre qu'il appartient de donner l'exemple de la piété filiale.

Le 5 juillet suivant, le grand homme déclare

Je te remercie, chère sœur; je profiterai de tes bonnes observations. Mais ne te tourmente pas. J'ai traité notre admirable père comme il le mérite. Je l'ai représenté ce qu'il était, homme de courage et de génie, et ceux qui ont entendu tout ce que j'en dis, en sont dans l'admiration. Mais encore une fois, je changerai quelques tableaux, et comme l'ouvrage ne doit paraître qu'après nous tous, j'espère que Dieu nous laissera le temps de le revoir. Cet engagement communiqué à Mme de Chateaubourg, ne la calme pas, comme il appert de cette admonestation nouvelle

De Mme de C/'o~eau~ourg à Mme de Marigny

15 juillet [date donnée par le cachet de la poste].

Je suis fâchée que mon frère persévère à trouver l'article qui conserne mon père dans ses mémoires bien comme il est. Il est possible que ses flatteurs le lui est dit mais ils l'ont trompés et il n'a pas laprobation des gens sensés et de ceux qui connaissent les commandements de Dieu et les pratiquent outré cela tourner enridieule sa famille s'est si tourner soimême.

Sur ce père, nous devons à Mme de Marigny ce renseignement rappelé à René pour le mettre en garde contre les eaux de Néris, en juillet 1842

Je t'en supplie mon cher François ne prends pas d'eaux minérales. Elles avaient été ordonnées à notre père tourmenté comme toi de la goutte et qui à la suite de ce remède est mort subitement. A cela, Chateaubriand répond, car sa sœur s'inquiétait aussi de l'Eternité s'ils s'y rencontraient, s'y reconnaîtraient-ils? .dans le ciel nous nous reconnaîtrons car Dieu ne voudra rien ôter à notre bonheur en nous retranchant le souvenir de notre famille et de nos amis. Nous n'aurions pas de conscience de nous et de ce que nous avons été; il y aurait véritablement interruption totale de la vie. Mais, chère sœur, je suis au milieu des douches et de toutes les misères des remèdes et des médecins, moi qui n'y crois point; mais il m'a bien fallu céder aux importunités de la


belle-soeur qui elle-même est bien malade. Je ne veux point perdre l'espoir de te revoir en ce bas monde; je prie Dieu qu'il me laisse un moment de répit pour aller vers toi et notre bonne sceur Chateaubourg. Ne crains rien des eaux par le souvenir de notre père d'abord je ne bois pas ces eaux, je ne fais que m'y baigner; les eaux sont chaudes; elles peuvent ne me faire aucun bien; mais à coup sûr, elle ne peuvent me faire aucun mal.

« Les contradictions de notre diplomatie», qu'un anonyme publie dans La Revue de Paris (ler juillet) pourraient être l'œuvre d'un diplomate. Il écrit joliment

Enfin, notre diplomatie se dit audacieuse. Elle l'est, en effet, dans cette affirmation.

Frappée de paralysie et d'amnésie, notre politique extérieure concentre toute sa vitalité dans sa verbosité. Elle parle d'autant plus qu'elle agit moins et qu'elle est plus exclusivement agie. Elle n'a d'activité que dans la passivité. Mais on ne peut dire d'elle, comme de l'armée française, au temps où il y avait de grandes revues, que son plus beau mouvement est l'immobilité, car elle ne cesse de reculer.

De la diplomatie, dit encore, plus loin

C'est l'internationalisme qui est son amant de cceur. Ces formules sont d'un tour amusant. L'auteur ne laisse pas d'être sérieux et de donner de bons avis à « nos dirigeants actuels qui, assure-t-iJ, gouvernent « en associant Sirius et le Café du Commerce »

Partis d'une nuée l'internationalisme pour y absorber et dissoudre la France, ils nous enseignent à partir d'une France rénovée pour cristalliser autour d'elle un internationalisme purifié. Que, par une démarche inverse et conforme aux lois de la raison, la France aille du connu à l'inconnu, du certain à l'incertain, du solide à ce qui est encore à l'état fluide et même gazeux. Qu'elle commence par ce qui dépend d'elle en rétablissant, par la prédominance de la patrie sur les partis, sa cohésion intérieure, principe de son attraction extérieure. Qu'elle fasse d'abord les Etats-Unis de France et de ses colonies. Qu'elle organise en même temps, sur tous les terrains, sa collaboration avec nos alliés naturels, Pologne et Petite-Entente, qui forment un bloc de 80 millions d'habitants 45


et qui viennent de donner, dans la question du pacte à quatre, une preuve éclatante de sagesse et de vitalité. Par là, nous enrôlerons au service de l'ordre européen ce principe des nationalités qui a été et pourrait être encore un principe de révolution. II le serait certainement si nous laissions l'Allemagne s'en emparer'pour l'exploiter au profit de son impérialisme en invoquant les droits des minorités. Il est à deux fins, la paix ou la guerre, selon l'usage qui en sera fait, comme l'azote, selon la façon de le traiter, produit des explosifs ou des engrais.

Du point de vue politique, le système France-Pologne-PetiteEntente a la meilleure des garanties l'identité absolue des intérêts vitaux entre tous les co-contractants.

Du point de vue militaire, la valeur de ces peuples et de la Belgique est multipliée par la position enveloppante qu'ils nous assurent autour de l'Allemagne. Tous les spécialistes savent que si la France, avait consacré à coordonner l'aviation de ces pays et la nôtre une partie des milliards qu'elle a avancés a I'I!emagne, l'Autriche et la Hongrie, la paix serait assurée.

Du point de vue économique, ces peuples qui n'ont pas de colonies devraient être des clients des nôtres et former avec la République impériale française lin groupement de 180 millions de consommateurs.

Un pareil bloc ferait la loi au lieu de la subir, mais il devrait ne la faire que pour le bien commun de l'humanité. Il serait assez puissant pour rallier nos anciens amis et nous en faire de nouveaux. Il offrirait la meilleure chance, s'il y en a une, d'attirer un jour l'Allemagne et d'en préserver le monde tout en la sauvant d'~Ue-même.

MÉMENTO. Revue des Deux Mondes (1er juillet) < M. Gaston Roupnel par M. Daniel Halévy. « Addis-Abbaba par M. H. de Monfreid. a Un chapitre des Mémoires d'Outre-Tombe d'après le mss Champion, publié par MM. Maurice Levaillant et Edouard Champion.

Le Crapouillot (juillet) Hitler, est-ce la guerre? Ce numéro spécial ne répond pas à la question posée. Il renseigne assez sur l'étrange fortune politique du Führer.

Minotaure (15 juin) magnifique fascicule illustré copieusement et avec soin, concernant une <: Mission Dakar-Djibouti 1931-1933 dirigée par M. Marcel Griaule. « Notes sur la musique des populations du Cameroun septentrional t, par M. A. Schaeffner. La Nouvelle Revue Critique (juillet) M. Léon Bocquet F. Contreras M. H. Tabureau < Une anthologie italienne


La Revue Universelle (ler juillet) M. H. de Montherlant « Croquis africains De M. Charles Oulmont « Ernest Chausson et ses amis

Revue Bleue (ler juillet) « Brieux et le Théâtre social par M. Ed. de Morsier. Une Chanson indienne de M. Victor M. Rendon, offre ces deux strophes à la, méditation du lecteur

Aimons-nous, 6 Mila chérie,

Je fertiliserai ton sein

Et tu verras, mère attendrie,

Grandir l'éspoir de la patrie

A tes côtés, robuste et sain.

Et, de ta mamelle féconde

Quand mon fils sucera ie lait,

Dans le nid paisible et coquet, Plus heureux que monarque au monde, Je fumerai mon calumet.

De M. W. Hastings « Les variantes des lettres de Balzac à sa famille ».

La Revue Mondiale (ler juillet) « Objecteurs de conscience », par M. F. Delhorbe.

Le Correspondant (25 juin) Mme M.-J. Durry « Chateaubriand et le Congrès de Vienne « Le Cinéma », par M. Jean Morienval. Montjoie (juin) « Hérodiade ~fragment d'une pièce en vers, de M. René Fauehois.

La Revue juive (juillet-août) M. J. Jéhouda « Hitler continue M. R.-R. Lambert « Les origines du Zeppelin Notre Temps (2-9 juillet) « Querelle des générations et crise des démocraties », par divers.

La Nouvelle Revue Française (ler juillet) La fin des si originales et substantielles « Vues sur Napoléon de M. André Suarès. « Linéaments d'un deuxième Univers », sept exposés scientifiques. « Cherchez Apollon poème de M. Jean Cocteau. « Le Vannier nouvelle de Mlle Josette Clotis, qui conte avec vigueur. La Grive (juillet) « Promontoire fac-similé d'un autographe inédit de Rimbaud. Hors texte « Verlaine sur son lit de mort par M. Maurice Feuillet. <: II n'y a pas de théâtre d'avant-garde par M. Louis Jouvet. « Les grands Ardennais par M. L.-L. Hubert. De TM. Paul Lantelme « L'Echéance poème. Europe (15 juillet) <; Lâchetés de Claude Lunant », par M. Joseph Jolinon. M. Waldo Frank s Méditation sur l'Atlantique ». M. Malakowski « Comment on fait un poème. » CHARLES-HENRY HIRSCH.


~V~/()M

Opéra: Vercingétorix, épopée lyrique en quatre actes, livret de MM. Etienne Clémentel et J.-H. Louwyck, musique de M. J. Canteloube. Ballets 1933: Job, oratorio de M. Nabokoff. Valses de Beethoven, orchestrées par M. NabokofT. Pelléas e< Mélisande au Théâtre des ChampsElysées.

On dit que le jour où l'Opéra donna la répétition générale du Mas, M. Etienne Clémentel, sénateur du Puy-de-Dôme, alla trouver M. Canteloube et lui offrit de collaborer avec lui pour un opéra qui célébrerait la gloire de Vercingétorix, fils de l'Auvergne et premier héros national de notre pays. Le Mas chantait déjà l'Auvergne le Quercy et la terre en était le personnage principal. Ses voix impérieuses rappelaient à elle Jan, le fils du sol égaré à la ville et qui y oublie un moment le pays natal. La chanson des saisons, plus douce au cœur du terrien que le chant des sirènes, ramenait l'infidèle au mas de ses ancêtres, et la vie paysanne guérissait les blessures que laissaient au cœur du jeune homme les rêves imprudents et les désirs insatisfaits. De très jolies pages illustrent cette partition, toute parfumée d'une inspiration populaire de franc aloi. Branles et bourrées animent un ballet charmant; de vastes symphonies pastorales, servant de préludes à chaque acte, expriment l'ardent amour du musicien pour le terroir dont ses chants gardent la saveur. Ces préludes, on les avait entendus aux Concerts Colonne quelques années avant la représentation de l'Opéra. On savait d'ailleurs que le Mas, terminé en. 1913, avait remporté le prix Heugel de 100.000 francs qui est la plus haute récompense n laquelle puisse prétendre un ouvrage lyrique. Et le public connaissait, pour les avoir applaudis maintes fois au concert, les très beaux Chants d'Auvergne (dont trois ou quatre, comme le Bailero, l'Anfo7!eo, Passo pel prat, sont de vrais chefs-d'œuvre un excellent enregistrement phonographique dû à Mme Madeleine Grey en a porté le renom à travers le monde). Tout cela fait, dans notre musique française, à M. J. Canteloube une place bien à lui et qui est un peu comme un fief il est le chantre attitré de l'Auvergne. Au reste, sa culture, son éducation musicale, complétant les dispositions héréditaires et l'influence du milieu, ont renforcé cette position.


Elève de Vincent d'Indy, il a pris auprès de son maître et par son exemple, la notion de ce que la source populaire pouvait, comme une autre Jouvence, rajeunir la musique et il a usé du folklore en suivant les voies tracées par la Sgmphonie sur un thème montagnard Vivarais et Quercy ne sont point si distants. Tout récemment encore, par un hommage à Déodat de Séverac (A la mémoire d'un ami, deuxième partie d'une suite d'orchestre intitulée Lauriers), M. J. Cantéloube affirmait de nouveau sa dilection.

Cela est très noble et digne de respect, et cependant, malgré la sympathie qui entoura sa création à l'Opéra, le Mas ne fit point une longue carrière. Sans doute la raison en est-elle due, pour une part, aux circonstances assez défavorables; mais elle tient aussi à la nature même de l'ouvrage, qui n'est pas scénique le moins du monde et qui a paru lent et dépourvu d'action. Le théâtre a ses lois il est difficile d'y faire mouvoir des personnages qui restent des abstractions. Magnard, dans Guercceur, a pu éviter l'écueil en écrivant un deuxième acte puissamment dramatique. Le livret du Mas, trop simplet pour supporter les développements musicaux auxquels il servait de prétexte, a nui grandement à la partition.

On attendait donc que M. Canteloube prît sa revanche. Ce qui dut le séduire dans la collaboration que lui offraient MM. Clémentel et Louwyck, c'était précisément qu'il pensait y trouver un sujet plein d'action. Les librettistes ne s'en sont point tenus à conter l'histoire du chef gaulois. Ils ont jugé qu'il fallait élargir l'anecdote et transposer l'histoire jusqu'à donner au drame une valeur symbolique. Cette conception est éminemment favorable à l'inspiration lyrique la musique ajoute un commentaire d'universelle valeur au fait particulier qui lui sert de prétexte. Mais en même temps, à trop se charger de symbole, le drame se ralentit, et comme il était advenu du Mas risque de s'éloigner de la vie. Le vrai sujet de Vercingétorix c'est la fusion des patries celtiques dans l'unité nationale française, dont le héros n'est lui-même que le symbole, la préfiguration.

La dédicace nous renseigne « A la mémoire glorieuse et vénérée de Paul Douiner, président de la République, à l'Ar-


vern, à l'Armor, à l'Arden, aux Patries celtiques toujours vivantes, et à la France qui les incarne et les unit dit-elle. Et au finale de l'ouvrage, MM. Clémentel et Louwyck évoquent les moments décisifs de l'histoire, les héros qui, à ces heures, ont incarné l'âme unanime du pays. Le thème essentiel de l'œuvre est un commentaire lyrique des derniers mots que prononce Vercingétorix avant de monter à cheval pour aller vers César « La liberté dans la lumière! :f

Et voici, succinctement résumé, le scénario du drame au premier acte, la toile se lève sur un décor qui représente le sommet du Puy-de-Dôme, père des n?o/ C'est le jour du solstice d'été de l'an 52 avant J.-C. et les druides, assemblés à l'aurore, invoquent Teutatès, l'astre générateur de la vie. Les paysans apportent leurs offrandes, et Vercingétorix s'avance avec Melissa, fille de Gobannit. On va fêter les fiançailles du jeune chef, auquel sourit la vie il a la richesse, l'amour, les honneurs. Et même Régulus, centurion romain, vient lui offrir l'amitié de César. S'il y consent, il sera roi de Gergovie et allié de Rome. Les chefs gaulois hésitent, mais lui, Vercingétorix, ne peut accepter la présence des étrangers sur le sol d'Arvern, et, malgré les conseils de Gobannit, il repousse l'envoyé de César. Les chefs des clans blâment cette attitude; ils redoutent les légions romaines, et, pour donner un gage à César, ils bannissent Vercingétorix, qui part, hué par la foule, tandis que Gobannit emmène la pauvre Melissa. Chassé de l'Arvern, Vercingétorix s'est rendu en Armor. Il passe le ras de Sein, aborde l'île sauvage et parvient à apaiser le courroux des vierges sacrées. La grande prêtresse reconnaît en lui le héros prédestiné qui délivrera la Gaule s'il renonce à tout bonheur humain. A son appel, s'éveillera l'âme celtique, à sa voix naîtra la patrie. Et le héros part, suivi de Keltis, l'une des druidesses qui sera désormais le signe vivant de son serment.

Le troisième acte se passe à Gergovie, et le décor représente une place publique près du rempart. Les chefs de clans ont répondu à l'appel de Vercingétorix et la victoire, d'abord incertaine, sourit aux Gaulois. Les Romains sont en fuite. Vercingétorix, dans le triomphe, va accepter la royauté. Melissa partagera son trône, Melissa la Saucée jadis délaissée. Mais


au moment qu'il tend les bras à Melissa, Vercingétorix songe à son serment. N'est-ce point au renoncement à tout bonheur humain qu'il doit d'avoir fait l'union des clans et vaincu l'ennemi commun? Keltis, déjà, l'a quitté il n'est plus qu'un homme, abandonné des forces surnaturelles que la druidesse mettait à son service.

Et, au dernier acte, dans Alise assiégée, Vercingétorix acceptant le sacrifice suprême, offrira sa vie en holocauste à la Patrie. Renonçant au pouvoir, à la tendre Melissa, il sauvera ses compagnons de la famine, et, par sa propre souffrance, il leur épargnera la mort. Quand il va partir, Keltis reparaît et prophétise César ne profanera pas Alise et la Patrie, enfin, va germer dans ton sang! Vercingétorix monte à cheval. La scène s'éclaire d'une lumière prophétique, et les héros futurs saluent le héros qui va mourir, léguant en héritage aux peuples des Gaules un rêve d'où sortira la France unie. 1

Ce scénario ne ment point à son titre ce n'est pas un livret de drame lyrique, et nous sommes bien devant une épopée. Chaque acte est un « chant qui a son caractère propre dans l'unité de l'ouvrage. En outre, auprès des personnages, des protagonistes, la foule tient un rôle essentiel, et sans doute les auteurs ont souhaité que les chœurs eussent une importance pareille à celle que Moussorgsky leur a donnée dans Boris Godounow. N'avons-nous pas remarqué tout d'abord que l'amour du sol, que l'âme même de la terre inspirait l'ouvrage? Elle chante tout à travers l'œuvre nouvelle de M. Canteloube, comme elle chantait dans le Aîas, et Verc/hgétorix lui doit la réussite de certaines pages.

Mais les thèmes qu'elle emprunte trahissent parfois l'embarras que dut éprouver le compositeur allait-il essayer de donner à sa musique un tour archaïque, utilisant les modes anciens que le plain-chant emprunta lui-même à l'art antique ? Il écarta et il eut raison ce moyen artificiel qui eût à coup sûr engendré l'ennui. Fallait-il alors, au risque de l'anachronisme, qu'il transportât en l'an 52 avant l'ère chrétienne le folklore celtique tel que nous le trouvons aujourd'hui en Bretagne et en Auvergne? Ce qui valait pour un ouvrage eoBt~mporMn< comme Le Mas, semblait bien péril-


leux pour une œuvre historique. M. Canteloube s'est arrêté, semble-t-il, à un moyen terme. Il a choisi ses thèmes avec l'évident souci d'écarter ceux dont le caractère s'éloignait de la simplicité, même de la facilité mélodique et rythmique qui fait le fond de la musique populaire de tous les temps, au sens le plus large du mot. Ses thèmes <s chantent s'impriment dans la mémoire et il ne faut nul effort pour les retenir. Le principal danger d'un tel choix, c'est qu'il évite très difficilement la vulgarité. Le goût de M. Canteloube l'en a heureusement, presque toujours, préservé, mais il n'a pu le garder toujours d'un autre péril, et qui est la monotonie produite par le parallélisme, la symétrie des développements musicaux parallélisme et symétrie dus à la répétition des mêmes effets d'acte en acte. Pourtant il y a non seulement de belles pages dans cette épopée, mais, ce qui est un mérite infiniment plus rare, une véritable unité dans la composition, du souffle, et parfois une réelle grandeur.

Le deuxième acte est fort réussi, et la tâche n'était point aisée. Le rôle de Keltis est plein de poésie. Celui de Vercingétorix est plein d'une noblesse qui n'évite pas toujours la grandiloquence, mais la faute en est moins au musicien qu'aux librettistes. Les chœurs, l'invocation à Teutatès au premier acte, les lamentations des Gaulois assiégés au dernier, le départ de Vercingétorix, en particulier, sont émouvants. L'orchestre est clair, sans empâtements. L'emploi d'un quatuor de <! Martenot principalement dans les passages mystiques du deuxième acte, y ajoute la couleur discrètement mystérieuse des ondes.

Les décors, établis par M. Mouveau sur des maquettes de M. Clémentel, donnent une image très vraisemblable de la Gaule, sans viser dangereusement à l'archéologie. Au deuxième acte, l'ingénieux emploi du cinéma marque le progrès réalisé dans ce domaine depuis La Tour de Feu. La mise en scène de M. Chéreau est pleine de mouvement. L'orchestre et son chef M. Gaubert doivent être loués sans réserves par eux, chaque détail est mis à son plan, avec son exacte valeur. Quant à l'interprétation, elle est hors de pair. M. Georges Thill est Vercingétorix et il donne au rôle l'éclat incomparable de son ténor magnifique. M. Singher est le Grand-Prêtre de Teu-


tatès et M. Pernet le chef de clan Gobannit ces deux excellents artistes ont fait de leurs personnages des créations très remarquables. Mme Nespoulous a donné à la tendre Melissa toute la grâce de sa belle voix. Mme Marjorie Lawrence dont les récents débuts ont été si remarqués possède un soprano admirable et fera certainement une carrière dont le succès qu'elle a trouvé dans Keltis est le plus sûr présage. Elle a l'étoffe d'une grande cantatrice. Mme Lapeyrette anime vaillamment le rôle épisodique de la grande-prêtresse. Quant aux chœurs, renforcés par une société chorale, ils font honneur à leur chef, M. Robert Siohan.

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Je me proposais de parler, dans cette chronique, de l'oratorio de M. Nabokoff, Job, donné au théâtre des ChampsElysées par les Ballets 1933. Ce n'est point la première fois qu'une compagnie de danseurs s'écarte ainsi de la chorégraphie, et Serge de Diaghileff a créé lui-même des précédents. M. Nicolas Nabokoff qui a tout juste trente ans n'est point un inconnu. Ses ouvrages antérieurs (une Ode, une Symphonie Lyrique) ont imposé son nom à l'attention des critiques. J'aurais souhaité d'entendre Job et je ne l'ai pu, empêché que j'en ai été par les allées et venues de snobs retardataires, plus préoccupés de « faire une entrée que d'observer les règles élémentaires de la bienséance. Placé près d'une porte, lorsqu'il m'arrivait pas hasard de pouvoir écouter quatre mesures. tranquillement, une ouvreuse précédant un couple tapageur venait me déranger aussitôt. Quand donc se décidera-t-on à tenir les portes des salles impitoyablement l fermées dès le commencement des actes? Chacun se plaint des progrès de la goujaterie, mais on semble encourager l'impolitesse par une tolérance absurde. Les femmes, surtout, donnent l'exemple du mauvais ton.

J'ai un peu mieux pas beaucoup entendu les Valses de Beethoven que le même musicien a orchestrées pour servir de prétexte à un ballet dont le scénario m'a semblé extravagant, mais qui se déroule dans un joli décor et qui est fort bien dansé par Mlle Tilly Losch et la troupe de M. Ballanchine. Ai-je dit que Job est chanté par les Chœurs russes de


M. Vlassof .massés sur la scène dèvant un écran où l'on projette minute par minute une image illustrant l'épisode biblique ?

§

Pelléas et Mélisande a été joué au Théâtre des ChampsElysées en une représentation privée, qui fut l'un des événements capitaux de cette saison parisienne si brillante et si chargée. Est-il possible que tant d'efforts et tant d'art, tant de travail et d'intelligence aient été dépensés par Mme Ganna Walska et ses collaborateurs pour le plaisir d'un seul soir? Chaque fois que l'occasion nous en est donnée, nous mesurons mieux l'intérêt qu'il y aurait pour la musique à ce que l'initiative privée rencontrât des encouragements qui permissent à ce magnifique théâtre de reprendre le rôle régulier qu'il n'eût jamais dû perdre. C'est le seul cadre qui convienne à certains spectacles d'art tel que celui qui nous -fut donné le 20 juin, et dont la réussite fut éclatante. Mme Ganna Walska, à qui nous devons ce beau souvenir, était Mélisande, et elle fut l'héroïne de Maeterlinck et de Debussy avec une poésie, une émotion et un charme qui lui valurent le plus vif succès personnel. Elle était entourée d'une troupe formée avec le plus grand soin. M. Pierre Bernac a composé un PeMéas remarquable. Sa voix, appréciée dans les concerts, est excellente et il la conduit avec une sûre méthode. M. Etcheverry, Golaud douloureusement humain, est, lui aussi, un chanteur remarquable. M. Narçon a prêté au vieil Arkel autant d'émotion que de simple grandeur; il a dit la phrase célèbre <: Si j'étais Dieu, j'aurais pitié du cœur des hommes! de manière inoubliable. Le rôle du petit Yniold était tenu par un enfant, le jeune Claude Pascal, et ce fut une interprétation merveilleuse de naturel et aussi de sens musical. Mme Almona lut la lettre dans le sentiment le plus juste. Quant à l'orchestre, conduit par M. Walther Straram, il se montra au-dessus de tous les éloges par la finesse, l'intelligence et la sensibilité de son exécution. La mise en scène de M. Marvini et les décors de M. Bilinsky appelleraient à eux seuls de longs commentaires. L'une et l'autre font preuve d'un goût très sûr, d'une étude très attentive des situations et des caractères rien n'est négUge pour


envelopper l'œuvre de cette atmosphère de rêve et de mystère dans laquelle doivent se succéder les scènes pour nous conduire au dénouement. Certains décors sont des .merveilles. Est-il possible que nous ne les revoyions plus? RENÉ DUMESNIL.

~c/~oz,oc~

Nouvelles acquisitions du Musée du Louvre. Deux têtes égyptiennes. Deux bronzes mésopotamiens. D' Amin Gemayel Z-i/~fene et la Médecine a travers la Bible; Geuthner, 1932. D. Sidersky Les origines des Légendes musulmanes dans le Coran et dans les Vies des Prophètes; Geuthner, 1933. Persian Frescoes (Publications of the /tmer;can Institute for Persian Art and Archeology); New-York, 1932. Stephen d'Irsay Histoire des Universités françaises et étrangères des origines à nos jours. T. t. Moyen Age et Renaissance; Aug. Picard, 1933.

Le département des antiquités égyptiennes du Musée du Louvre s'est enrichi, dans ces derniers temps, de pièces de premier ordre; deux d'entre elles (qui figuraient d'ailleurs à l'exposition des acquisitions récentes à l'Orangerie) méritent de retenir particulièrement l'attention. Ce sont deux têtes qui appartiennent à l'art (fAmarna, créé sous l'impulsion d'Aménophis IV (1375-1358), lorsqu'il eut abandonné la ville de Thèbes et le culte d'Ammon pour se fixer à Tell-elAmarna et y préconiser le culte du disque solaire. A ce moment une ère nouvelle commence; cette révolution religieuse se propage dans tous les plans; l'art n'y échappe pas, et c'est dans l'expression de la figure humaine qu'il est le plus intéressant d'étudier ses conséquences. L'art égyptien de la xvin* dynastie s'acheminait vers un idéalisme conventionnel qui s'épanouira d'ailleurs au temps de la xix* dynastie; l'art d'Amarna est, au contraire, réaliste; mais comme l'artiste, quoi qu'il fasse, restera toujours l'homme de son temps, ce réalisme est tempéré par la secrète recherche de la formule; avec des éléments réels, l'artiste d'Amarna suit la même voie que l'artiste thébain; il ne copie pas la nature, il la recompose. C'est ce côté introspectif de l'art d'Amarna qui nous touche le plus aujourd'hui, cet effort d'interprétation des traits fondamentaux du modèle, avec une tendance désabusée à choisir ce qu'il peut avoir de morbide et de tare. Or, le modèle par excellence de l'époque, le pharaon Aménophis IV, paraît avoir offert à ses portraitistes une belle occasion d'exercer leur imagination.


Ce fut toujours la coutume en Egypte, et l'époque d'Amarna n'a pas failli à cette règle, d'attribuer les traits du roi régnant aux sculptures contemporaines, statues divines, sphinx à tête humaine, par exemple. Bien plus, pour nombre des statues de dignitaires ou de particuliers, il semble que le sculpteur ait vu les traits de son modèle comme superposés et légèrement fondus avec ceux du visage royal. L'Egypte n'est point seule à avoir agi ainsi, et l'on peut constater que des types moyens ont été reproduits à toutes les époques. Les portraits du xv' siècle nous montrent des femmes aux cheveux tirés, au front bombé qui ont un air de famille; plus près de nous, quantité de portraits du temps de Louis-Philippe, grâce à la coiffure et à la coupe de la barbe de leurs modèles, évoquent la physionomie du roi. Et voici qu'à l'époque d'Amarna, tandis que certains sculpteurs cherchent à reproduire jusqu'à l'outrance les traits caractéristiques du pharaon, qu'ils s'ingénient à grossir les ressemblances qu'ils pourront trouver chez les courtisons avec le visage du roi, d'autres plus discrets indiqueront seulement ces caractéristiques; emportés par l'habitude thébaine, ils idéaliseront encore leur modèle.

A cette école de l'indulgence appartient le merveilleux buste de calcaire, autrefois peint, d'Aménophis IV du Musée du Louvre, où le roi nous apparaît voûté, la poitrine exagérément développée, le menton saillant, les oreilles décollées, la tête semblant fléchir sous le poids de la « couronne bleues, mais tout ceci avec discrétion. A l'école moins pitoyable, appartiennent les piliers osiriaques de Karnak du musée du Caire, où toutes les imperfections du monarque sont soulignées, exagérées.

Sans doute, Aménophis IV offrait vraiment ces caractères de dégénérescence; on les retrouve sur la statuette du Musée du Louvre datant d'avant la réforme, où le roi est représenté assis, mais ils ne sont qu'indiqués; il y a entre cette statuette et les piliers de Karnak la même différence qu'entre les effigies officielles de Louis XIV à la fin du règne et la terrible cire de Benoist du musée de Versailles. Ce besoin de recherche d'une formule nouvelle, au temps d'Amarna, va de pair avec une prodigieuse activité; témoin


l'atelier du sculpteur Thoutmosis qui a été retrouvé, et où l'on suit, sur ses ébauches, l'évolution de la pensée de l'artiste.

Les deux têtes acquises par le Louvre sont au mieux représentatives de la double tendance d'Amarna. Une, de calcaire peint, aux larges oreilles collées sur la chevelure rejetée en arrière, aux traits légèrement accusés sans exagération, est l'œuvre d'un sculpteur qui n'a point rompu avec la tradition thébaine; l'autre, de bois marron, pleine de délicatesse morbide, avec son cou incliné et grêle, son menton exagérément en saillie et fléchissant, est la création d'un véritable amarnien. Que représentent ces têtes? Quelque personnage de la famille royale, la reine elle-même? L'art déconcertant d'Amarna rend parfois même indécise la détermination du sexe du modèle. Ce sont, en tous cas, des œuvres d'un art exquis, parmi les plus belles qui soient venues jusqu'à nous. Le département des antiquités orientales a, lui aussi, pu acquérir deux bronzes de grand intérêt, dont la date est assurée par une inscription qui nous dit qu'un de ces monuments a été dédié <pour la vie du roi Hammourabi», soit 2000 environ avant notre ère; l'autre bronze faisait partie du même dépôt. Le lieu de provenance indiqué par le vendeur serait Senkereh, l'ancienne Larsa, où le Musée du Louvre vient justement d'entreprendre, cette année, des fouiHes dirigées par M. A. Parrot.

L'un des deux bronzes représente un personnage en prière, un genou en terre, la main droite faisant le geste d'appel à la divinité; il est vêtu d'une tunique courte et coiffé du turban en usage depuis l'introduction des modes de l'ouest en Mésopotamie (vers 2400 avant notre ère); les mains du personnage, son visage à demi caché par une barbe courte et frisée, sont recouverts d'une feuille d'or; le personnage repose sur un socle; d'un côté, il y est représenté en bas-relief devant le dieu; de l'autre côté se voit un bélier, animal-attribut de ce dieu, qui n'est autre qu'Ea, dieu des eaux; or, justement à l'avant du socle, une augette rappelle les grands récipients où l'on plaçait les réserves d'eau sainte, les eaux lustrales.

L'autre bronze se compose d'un socle plus élevé, à' l'avant


duquel se tiennent deux génies au visage plaqué d'argent, qui supportent une petite vasque comme sur le bronze précédent. Sur ce socle se dresse le groupe inattendu de trois béliers adossés l'un à l'autre, les cornes enchevêtrées; le mufle et la barbiche des animaux sont recouverts d'une feuille d'or. Ces deux bronzes, malgré l'oxydation, sont d'un excellent travail, excellence qui ne surprend pas lorsqu'on connaît l'habileté que les Mésopotamiens ont témoignée de tout temps dans le travail du métal; ce qui est nouveau, c'est le choix des sujets et des mouvements; l'attitude agenouillée, qui est rare; ce groupement des animaux, jusqu'ici unique. Signalons que, pour remédier aux progrès de l'oxydation, les deux bronzes sont exposés au Louvre dans une vitrine étanche, où l'air a été remplacé par de l'azote. Les publications sur l'orientalisme, comme le reste de la librairie, souffrent de la crise et nous n'avons que peu d'ouvrages à signaler. L'un étudie l'Hygiène et la Médecine à travers la Bible; son auteur, le D' Amin Gemayel, qui est Syrien, peut mieux que tout autre expliquer des usages dont beaucoup n'ont pas changé à travers les millénaires; un sens clinique averti lui permet de dépister les vrais diagnostics sous la description un peu vague du rédacteur biblique; il y a de bons aperçus sur la lèpre, les maladies de peau et les affections contagieuses.

La question des purifications, si fréquentes dans l'Ancien Testament, est également l'objet de nombreuses discussions. Cette lecture fait ressortir une doctrine de la médecine biblique, assez analogue à celle que d'autres pays de l'Orient nous ont fait connaître; nous 'y trouvons une série de préceptes, de règles de conduite qui n'ont rien de spécifiquement israélite, mais qui sont du patrimoine de l'humanité. Le Coran propose souvent en exemple, pour l'édification des fidèles, des personnages bibliques, mais leur histoire est assez déformée pour qu'on ait pu se demander les sources utilisées par le rédacteur. M. Sidersky a mis à profit sa parfaite connaissance de l'hébreu pour remonter à ces sources qu'il range sous trois rubriques les Apocryphes de l'Ancien Testament, les Apocryphes du Nouveau Testament et l'Aggadah juive.


Parmi les premiers, le, Livre d'Hénoch et le Livre des Jubilés, ouvrages juifs rédigés au premier ou deuxième siècle avant J.-C. et bien conservés dans les versions éthiopiennes. Parmi les deuxièmes, quantité de légendes familières aux chrétiens orientaux des premiers siècles, dont beaucoup se sont perdues, et dont un choix a été fait, à plusieurs reprises, depuis le xvr* siècle. L'Aggadah est l'ensemble des narrations à intention édificatoire; les deux Talmuds en contiennent, ainsi que les Midrashim qui sont des explications et paraphrases des textes bibliques, et les Targoumin, paraphrases également, mais en araméen.

Avec une érudition peu commune, M. Sidersky dépiste pas à pas tous les passages inspirés, qu'il s'agisse d'Adam, Noé, Abraham, Joseph, Moïse, Salomon et autres personnages moins connus que le Coran relate. Il est particulièrement piquant de voir quelles additions, qui souvent d'ailleurs n'améliorent pas le texte initial, les paraphrases ont fait subir au récit primitif. On ne peut s'empêcher d'évoquer les mystères du moyen âge où, comme l'a si bien montré M. Mâle, les auteurs de livrets, pour mieux satisfaire la pieuse et insatiable curiosité des bonnes gens, agrémentent le drame sacré de petits épisodes de la vie terre à terre, de la vie de chaque jour, condiment peut-être nécessaire à l'assimilàtion de tant de grands mystères qui dépassent par trop l'esprit du commun. C'est ainsi que le récit de Job, réduit à deux sourates du Coran, s'amplifie de détails inédits dans la Chronique de Tabari, dans la vie des Prophètes d'Aï Kissaï. Au contraire, l'épisode de la Reine de Saba, bref dans 1 Rois (X, 1-9), est amplifié dans le Coran, mais parce qu'il emprunte ces adjonctions au Targoum Schéni (seconde paraphrase araméenne du Livre d'Esther); et voici qu'entrent en scène l'histoire de la huppe chargée des messages de Salomon, celle de la salle pavée de cristal que la reine prit pour une piscine lorsqu'elle y pénétra! Curieux par lui-même, encore plus pour la compréhension de la formation de la littérature légendaire, le livre de M. Sidersky sera consulté avec fruit par tous ceux qu'intéresse l'histoire des religions.

J'ai signalé aux lecteurs du Mercure (15 août 1932) l'exposition au musée Guimet des copies et restaurations de fres-


ques d'Ispahan par M. Katchadourian. Cette exposition s'est transportée en Amérique, et, grâce à l'initiative de M. Artfiur Upham Pope, l'American Institute for Persian Art and Archaeology publie un album de ces Persian Frescoes. Ces peintures, qui conserveront le souvenir d'originaux bien mutilés, et dont la disparition totale est prochaine, sont, les photographies nous le montrent, des restaurations, mais sincères et sans arbitraire. Elles nous offrent un magnifique tableau de la société persane du xvn' siècle qui hantait cet Ispahan dont la renommée fut en Orient celle que devait avoir Versailles en Europe; le sujet de ces fresques est la vie facile d'une cour brillante et raffinée, avec ses plaisirs variés; coupes vidées sitôt que remplies, attitudes penchées devant l'aimé, couples dont les personnages aux lignes irréelles sont flexueux comme des arabesques, reviennent sans cesse dans ces fresques d'un charme inégalable, d'un art personnel plein de saveur, et dont la gaucherie devient attendrissante lorsque l'artiste a dû copier les cavaliers persans et les belles Persanes qui, pour sacrifier à la mode, se sont affublés d'atours occidentaux. L'Institut américain d'art persan a été bien inspiré en publiant cet album.

Bien qu'il ne s'agisse pas à vrai dire d'archéologie, nous voulons cependant présenter ici le premier volume de t'Histoire des Universités; cette histoire rend sensible la transmission des éléments de l'enseignement antique qui sont à la base de la civilisation moderne et l'organisation patiente, au cours des siècles, de cette transmission. Cette organisation puise sa force, comme la société d'alors, dans le mouvement corporatif, ce qui explique sans doute le succès, l'influence profonde des Universités; bientôt, d'associations spontanées qu'elles étaient jadis, elles deviennent des fondations princières et subissent l'influence du pouvoir politique. L'œuvre d'unité des Universités fut détruite par la Réforme, lorsqu'elles passèrent sous le contrôle des Etats; l'Espagne, avec Alcala et Salamanque, contribua à propager l'ancienne doctrine et à raffermir l'oeuvre philosophique du moyen âge. Le premier volume de M. d'Irsay s'arrête là; on lira avec le plus vif intérêt l'histoire des diverses Universités, de leur fondation, de leur lutte pour l'existence, de la disparition de


certaines; l'auteur sait dégager l'importance de tel nouveau centre universitaire pour le développement de la pensée et son influence lointaine, tous ces épisodes rentrant avec un bel ordre dans le plan général. que nous venons d'indiquer plus haut; excellent livre qui nous instruit de la formation intellectuelle de l'humanité.

D' G. CONTENAU.

NOTES ET DOCUMENTS LITTÉRAIRES

Paul Adam, « nègre ? de Marie Colombier. Dans le Bo~t'/t des Lettres et des Arts (1886), à l'article Colombier (Marie), on lit

Née en 1839. Auteur dramatique. Romancière à secrétaires. La Récamier de l'opportunisme. Elle est ravie quand elle rencontre Sarah, qui ne manque point de lui tirer la langue. Cette notice laconique, mais sans venin, c'est sans doute Paul Adam, l'un des quatre rédacteurs du bottin caricatural, qui l'a tracée. L'année précédente, il avait servi de < nègre r à Mlle Colombier. Définitivement retirée de la scène, ayant renoncé à l'amour, qui l'avait comblée, elle poursuivait sa carrière de bas-bleu, tapageusement inaugurée avec les Voyages de Sarah Bernhardt en Amérique. Pour trouver des sujets de romans à clef, elle n'était guère embarrassée, ayant reçu, sur l'oreiller, tant de confidences! Mais son orthographe était fantaisiste, et elle manquait de toute espèce de style. Il lui fallait des collaborateurs. Paul Bonnetain avait écrit pour elle Sarah Barnum, un autre Le Pistolet de la petite ~aro/ute, un troisième Mères et filles, ouvrage édifiant pour lequel elle s'était portée candidate au. prix Monthyon (1). Au début de 1886, sur la recommandation de Paul Alexis, elle embaucha un fils de famille ruiné: Paul Adam (2). Disciple du disciple de Zola, il venait de publier chez Auguste Brancart, à Bruxelles, son premier livre, Chair molle, roman naturaliste. (1) <: Un peu de réclame, je vous prie, Monsieur o, écrivait-elle à Harry AUs. <f Je brigue le prix Monthyon. Aidez-moi à le conquérir et je vous en serais profondément reconnaissante. Sérieusement après la blague, l'éloge. »

(2) Marie Colombier Mémoires. T. 111, Fin de tout.

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L'auteur de la Fin de Lucie Pellegrin avait préfacé le volume, bien qu'il n'en eût pas goûté l'écriture artiste, à l'opposé du «style naïf, en haillons et gros sabots », qui était l'idéal de Duranty et le sien. Alexis regrettait que, « victime de la phrases, Paul Adam n'en fût pas arrivé à son égard «à ce demi-mépris qui se trouve être la meilleure condition pour bien la faire Du moins, la psychologie du personnage central était orthodoxe, strictement conforme aux préceptes de Médan. Derrière chaque page, il avait cru reconnaître les « dessous de vérités. Aussi avait-il accepté d'être le parrain de Lucie Thirache, l'héroïne, qui, pour avoir un air de famille, avec ses aînées, les autres «filles de la littératures, était tout de même venue au monde avec sa physionomie propre, tellement que, si elle était là en chair et en os, dans un endroit où se trouveraient réunies Manon Lescaut, Esther, Rosanette, la fille Elisa, Nana, Boule de Suif, Marthe, Annyl (3), Lucie Pellegrin, il serait aisé de la reconnaître entre toutes à coup sûr. Francisque Sarcey la reconnut et la dénonça au Parquet qui persécuta la dernière recrue naturaliste (4). A part Chair molle, Paul Adam n'avait à son actif qu'une nouvelle, la Tare, publiée dans la Revue Indépendante (janvier 1885). Son nom figurait en tête de la liste des rédacteurs (5) de la Comédie Humaine, que Paul Alexis projetait de lancer et de diriger. Elle ne parut jamais. Il avait fondé lui-même le Carcan, politique et littéraire, qui devait paraître tous les vendredis et qui parut le vendredi 6 novembre pour disparaître le vendredi 16 novembre 1885. Il avait une foule de projets en tête, dont trois romans qu'il se proposait d'écrire en collaboration avec Jean Moréas: Le Thé chez Miranda, les Demoiselles Goubert, Paraphrase de rEua~t/e (6).

Vêtu d'une redingote de coupe 1830, à revers de velours, Paul Adam affectait « une allure compassée de plénipoten(3) Le A/aj<reo"An)ti/ roman de Robert Cazc.

(4) P. Adam fut condamné à 15 jours de prison (avec sursis) et 1.000 francs d'amende.

(5) Qui étaient George Moore, F. Cameloni, Vittorio Pica, Piotr Boborykine, Charles Vignier, Emile Hennequin, Jules Vallès, Oscar Métênier, Pipitone Federico, Francis Enne, J.-K. Huysmans, Reis Damaso. (6) Les deux premiers seuls parurent. Moréas, de son côté, semble avoir renoncé à publier La P(!<tere, roman naturaliste de la rive droite, annoncé «pour paraître prochainement en 1885.


tiaire~, il « portait de très longs cols où se posaient les vingt-trois ans d'une tête immobile que rompait une bouche de joueur de whist (7). Besogneux et ambitieux, il cultivait le paradoxe, s'intéressait fougueusement aux lettres, à la vie, à la philosophie, à l'histoire, à la sociologie, à la politique, et aux mystères de l'au-delà. Il s'entendit fort bien avec Mlle Colombier en tout bien tout honneur.

Il faut prendre des femmes ce qu'elles ont de bon et fermer un peu les yeux sur le mauvais, disait cette aimable épicurienne. Nous donnons l'illusion de l'amour, c'est déjà quelque chose, et savoir s'en contenter, c'est une marque de sagesse (8). Mlle Colombier contait librement ses souvenirs de la fin du Second Empire, et ce monde de 1860 à 1870 semblait à Paul Adam, qui avait déjà le culte de la force et de l'épopée du Premier Empire, <: composé d'écoliers et d'écolières en vacances~. Les hommes avaient tous quatorze ans, malgré leurs mèches grises. La raison d'aucun n'atteignait l'âge mûr~. Bien qu'elle s'en défendît, il était persuadé que Mlle Colombier

dut éprouver mille fois les sensations de la magicienne Circé lorsqu'elle eut changé les compagnons d'Ulysse en pourceaux. Spirituelle, loyale, causeuse experte, mêlée toute sa vie à une compagnie d'excellents lettrés et d'hommes de valeur, elle dut se donner le triomphe de mépriser, en certaines fêtes, bien des convives aux couronnes fermées que sa beauté d'Eve légendaire mit tout grouillants à ses genoux (9).

Mlle Colombier, romancière, avait une prédilection pour les scabreuses et tragiques histoires. Celle dont elle dicta le canevas à Paul Adam était pleine de passion. Un viveur s'éprend de l'aînée des filles d'une riche Levantine et l'épouse. Il séduit la cadette et s'enfuit avec elle à Bruxelles. Tous deux goûtent le bonheur dans le crime. Mais le remords empoisonne la maîtresse. Elle meurt enceinte. L'amant voyage pour oublier. Il oublie peu à peu la morte et se reprend à aimer sa femme. Il la supplie de lui pardonner. Elle exige le divorce. (7) Le Petit Bo«tn des Lettres ef des Arts, p. 2.

(8) Marie Colombier On en meurt.

(9) Paul Adam Fin d'Empire Le Journal, 26 novembre 1898.


Il se tue. On en meurt. C'est le titre du roman. Il n'est pas sans mérites. Paul Adam eût pu le signer. On y reconnaît sa manière, la tournure elliptique de sa phrase brève, tendue, gourmée, comme si elle portait, elle aussi, un col carcan. C'est presque l'écriture de Soi.

« On en meur< N'est-ce pas tout à fait à la mode, à présent que les gens sont tristes à en mourir? disait Mlle Colombier dans sa dédicace à Colombine [Henry Fouquier], et e41e ajoutait: «Me garderez-vous rancune sur la question de secrétaire? Je n'en crois rien. Les cas sont trop nombreux parmi les plus illustres de la famille. Rachel avait Crémieux. A-t-on jamais pris les poulets de Phèdre pour des plaidoiries d'avocat? a

On ne pouvait être plus franche. C'est par discrétion que Mlle Colombier ne nommait pas son « nègre

Les collaborateurs d'On en meurt restèrent bons camarades. Paul Adam fréquenta, de 1886 à 1888, le salon et la salle à manger de Mlle Colombier. Il en garda un agréable souvenir, qu'il rappela dans le Journal (10) quand son amie eut publié le premier volume de ses Af~not'res

Je l'ai connue, écrivait-il de Mlle Colombier, quand le siècle avait vieilli. Les écoliers de l'Empire soignaient au loin leurs catarrhes. Merveilleuse maîtresse de maison, elle recevait à sa table des gens illustres de la littérature, de la politique, de la diplomatie. Un peu de boulangisme se fit chez elle. A la suite d'un de ces déjeuners, j'entendis un amiral exposer la théorie alors récente de la défense des côtes par les torpilleurs. Feu le baron Billing y fréquentait beaucoup et révélait les dessous des diplomates. J'y ai mangé, un soir de réveillon, une soupe aux oignons faite par les mains de Séverine et pour laquelle un diplomate avait épluché des légumes. Il y a longtemps qu'on ne se permettait plus, auprès d'elle, d'être bête comme sous l'Empire. L'admirable portrait que Manet avait fait de sa personne, l'une des plus belles œuvres du maître, lui imposait par l'intelligence d'un sourire très spécial que l'artiste immobilisa, de ne plus souffrir la sottise d'antan autour de sa table épiscopale.

L'auteur de l'Année de Clarisse n'était pas un ingrat (11). AURIANT.

10) Du 26 novembre 1898.

(11) Oj[ eft meurt parut le 21 août 1886, Soi le 12 juin 1886 et porte cette dédicace A Paul Alexis, l'artiste véridique et mettant, je dédie


ZF/'7Y?~.S ESPAGNOLES

Francisco Melgar Don Jaime, el Principe Caballero (Calpe, Madrid). Antonio Marichalar Mentira Desnuda (idem). M.-J. Bentata: El Juglar de los Zocos (idem). Mémento.

Un des livres essentiels parmi les dernières nouveautés espagnoles est certainement le Don Jaime, el Pr!nc!pe Caballero (le Prince chevalier) ainsi que le nomme fort justement l'auteur: M. Francisco Melgar. Rarement chroniqueur a possédé aussi entièrement son sujet. Il est évident que M. Melgar à' beaucoup et, si l'on peut dire, longtemps connu, quoique écrivain appartenant à ma génération, le personnage dont il parle. De cette intimité, corrigée ou accrue, comme l'on voudra, l'historien a su obrenir une série de portraits. La fin du Carlisme aboutissant à l'installation à Passy de ses derniers héros, nous plonge du coup dans l'ambiance de ce mouvement politique espagnol. Il eut toujours pour aliment l'étranger et c'est à lui qu'il doit peut-être son échec, pour avoir hésité à utiliser les sympathies qu'il avait su se faire hors d'Espagne.

Don Jaime lui-même est silhouetté d'une façon balzacienne. Son grand'père voyageait avec un passeport anglais, feignait souvent de ne pas entendre l'espagnol, et on enterra quand il mourut un cercueil vide à Triesfe, au nom d'un sujet britannique, de façon à envoyer où il fallait le corps d'un aussi grand personnage. Petit inventeur, cet aïeul avait, pendant la guerre carliste, inventé des barques de caoutchouc pour permettre la construction rapide de ponts sur les rios basques. ce livre en témoignage de ma profonde sympathie d'/tomme et d'écrivain. L'année suivante, Paul Adam déplorait publiquement de s'être fourvoyé dans le naturalisme. Dans la Revue de Paris et de SaintPétersbourg (octobre 1887), il publiait, dédié a Arsène Houssaye, un éreintement de Zola (Le Mattre du néant). «A l'époque des grands triomphes médaniens, une nuée de jeunes gens se groupèrent autour du mallre. A profit, ils dénaturèrent les théories primitives. Forts de la poétique préconisant les œuvres documentaires et le mépris de la rhétorique, ces ambitieux man uvres créèrent une littérature de reportage qui, depuis dix ans, nous harcèle. Chaque éphèbe soucieux de prendre l'absinthe il Tortoni en société de gens connus, bloqua sous la couverture d'un volume toutes les puériles turpitudes de son existence bourgeoise et, sous le prétexte de franchise, fit abstraction d'habileté inventive, de composition d'écriture. Le public se rua à ces lectures parce que tout d'abord ce reportage butina parmi l'érotisme des vieillars, les intimes secrets des filles publiques et la dépravation des lycéens. Paul Adam répudiait Chair Molle.


Quelque chose de cet esprit ingénieux et de ce goût des voyages passa chez Don Jaime. Il n'avait besoin d'aucun exemple pour devenir amoureux de la princesse Mathilde, ainsi qu'en témoigna une correspondance des plus intéressantes. Le père de la princesse empêcha le mariage projeté. pour fortune insuffisante chez les deux futurs époux. D'ailleurs, la vie active et errante de Don Jaime lui donna vite des occasions d'oublier le sentiment pour la politique. Des rencontres purement fortuites le mirent en rapport avec Paul Doumer, au cours d'un voyage en Extrême-Orient. Véritable globe-trotter, ce candidat au trône visita la Chine, la Colombie, le Maroc (travesti en Arabe), apportant partout des idées généreuses, des projets de commerce (il voulait faire connaître le café de telle république sud-américaine) ou de réformes sociales. L'Espagne ne cessait de le hanter. II opinait, non sans raison, que la transformation du pays serait rapidement obtenue par le reboisement. Une de ses idées les plus chères était le régionalisme. On s'imagine ce que cette doctrine représentait, à ses yeux, d'avenir puisque les Basques y sont pieusement attachés. Son esprit libéral envisageait non une monarchie absolue, mais une confédération -de républiques provinciales ibériques, groupées sous le gouvernement et l'autorité d'un roi. On ne peut s'empêcher de penser que l'adoption de ce régime eût retardé la république, car il l'aurait dessaisie de l'octroi des libertés. catalanes et basques qui ont contribué a détacher tant d'Espagnols de la dernière monarchie. Le bolchevisme, qui avait beaucoup préoccupé le souverain éventuel, lui fit à tort comparer le soviétisme avec 1789, oubliant que la situation ethnographique de la Russie différait de celle de la France. Avant de mourir, il sentit un penchant très net pour Mussolini et ses doctrines.

On trouvera aussi, dans ce livre, plutôt trop riche en faits, anecdotes et évocations, des détails intéressants sur le collège de Vaugirard, où le prince séjourna, sur ses démêlés avec l'empereur d'Autriche, en 1914, et sa mort, en 1931, quelque temps après les élections municipales qui avaient renversé le trône de son cousin. Pages fort tristes que celles par lesquelles M. Melgar rapporte la réconciliation tardive du prince


avec son cousin Alphonse XIII. Ces deux tempéraments auraient pu, en s'alliant folle hypothèse se compléter et sauvegarder le trône, si l'un des deux avait accepté de servir l'autre. Telle qu'elle est à nous dépeinte par ce livre, la vraie figure du prince carliste fait honneur à son biographe. Parmi les livres de critique, c'est certainement Mentira Desnuda (Le Mensonge Nu) de M. Antonio Marichalar, qu'il faut avoir lu. La plus grande partie de ce recueil d'opinions est consacrée à des écrivains étrangers à l'Espagne. Baudelaire, M. Paul Valéry, Jules Romains et encore plus Rilke et 0' Flaherty n'entrent pas dans notre rubrique. C'est avec le plus sincère regret que nous nous bornerons à noter seulement ici l'art et la souplesse, toutes galvanoplasties grâce auxquelles le critique enregistre et reproduit à Madrid les courants de la nouveauté littéraire de Paris, qui ont reçu l'approbation de la mode. C'est au jour le jour que M. Marichalar entretient ses lecteurs dans la Revista'de Occidente des dernières publications de Gertrude Stein, Michaux et des autres grands maîtres français.

Sur la poésie espagnole, M. Marichalar nous dira des choses fort intéressantes, que je trouve trop courtes. Je crois qu'une humilité personnelle décourage M. Marichalar de livrer dans un écrit sa seule opinion personnelle. En effet, pas une page où je n'aie compté dix noms étrangers que l'écrivain rapproche de l'auteur espagnol dont il parle. Il nous est ainsi permis de savoir ce qu'on pensé de la poésie Wordsworth, Shakespeare, Lope, Blake, Eliot. et surtout de connaître, soit par la chaleur de la citation, soit par la négation que lui oppose M. Marichalar, ce que celui-ci pense de leurs opinions.

On trouve aussi quelques lignes où, se livrant à cette tradition de l'essayiste espagnol qui rompait toute relation avec les livres pour bâtir son système, valable ou non, M. Marichalar nous dit ce qu'il pense personnellement de la poésie. L'Espagne actuelle est socialement en une république, due uniquement à ses intellectuels. Or, ceux-ci prétendent avoir imposé ce nouveau régime parce que le précédent isolait l'Espagne, n'en faisait pas une valeur internationale. Je me demande si le fait que ce pays ait été tenu apparemment


distant des autres ne vient pas plutôt de ce que précisément ses écrivains se sont, depuis les premières années de ce siècle, trop souciés de l'étranger. Pour avoir cherché des correspondances avec les écrivains non espagnols, ils ont caché leur personnalité. La preuve en est que tout un parti, parmi les intellectuels ibériques d'aujourd'hui, accusant le nouveau régime d'être à l'ordre d'autres nations, s'est mis en tête de créer un mouvement nationaliste espagnol. Ces considérations ont l'air d'être extra-littéraires. Erreur. Quand on lit un livre du mérite de celui-ci, mais dont quatre-vingts pour cent du texte consistent en citations et commentaires étrangers, on cherche d'autant plus avidement ce qu'il y a de purement espagnol. Comme l'affirmation vaut ici beaucoup plus que ne valent les découpages dans les oeuvres d'autrui, on regrette que ce vingt pour cent ne soit pas groupé en un morceau choisi. M. Marichalar écrit, en effet, des vérités purement espagnoles, telle:

La poésie est un secret à haute voix. Crier quand on ne veut pas être vu, c'est un mensonge nu. Chanter, dans la nuit, pour effrayer la peur panique; chercher la pérennité pour fuir l'éternel. C'est à la fois une opinion et un hispanisme. Ce mensonge nu qui préoccupe l'auteur constitue sa définition personnelle de la poésie: Chacun des grands paragraphes commence d'ailleurs par une attitude purement espagnole. L'auteur débute par une comparaison très vivante entre l'inspiration et le poète qu'il compare à deux fiancés. Dans un autre chapitre, il se définit lui-même, fils du nouveau sièce. Dans un troisième, il dit: <La dernière réalité poétique, c'est la chair de l'esprit. Pourquoi insiste-t-on toujours sur la spiritualisation de la matière. L'auteur se livre donc humainement, sans complication stylistique. Il doit croire qu'il serait, ce faisant, inférieur à cette sorte de torture qu'est devenue certaine critique littéraire de laboratoire, il confond inconsciemment science avec littérature, et chacun de ces débuts si vivants conduit immédiatement à des avalanches de fiches. Comme elles sont à base de noms, étrangers, l'Espagne se perd dans tant d'internationalisme. Je préfère l'universalité de l'Espagne, affirmée chaque fois qu'un de ses écrivains a


osé confronter sa vue personnelle du monde avec celles des étrangers. L'Espagnol y a toujours paru original, souvent plus grand que beaucoup d'autres, et en tout cas très Intéressant. Et M. Marichalar lui-même n'y manque pas.

Voici maintenant une acquisition de l'Espagne, dans un domaine moins aérien que celui des distinctions de l'éthique. On ne pouvait attendre de M. J. Bentata, Espagnol d'Afrique, que quelque chose d'oriental: E! Juglar de los Socot. C'est avec une grâce parfaite dans le style, aussi éloignée des redondances arabes péril pourtant ordinaire dès qu'il s'agit d'Orient en Espagne qu'il a écrit ces contes indigènes. Du point de vue langue, il faut noter l'adresse avec laquelle M. Bentata a hispanisé des termes arabes. Le mouvement propre au conteur est aussi très marocain. Car c'est à Tanger que l'auteur finalement s'est établi et c'est là qu'il a recueilli, de la bouche même des indigènes, les récits populaires entendus dans une langue qui n'a pour lui plus de secrets. Il ne s'agit pas ici des fables berbères dont certaine symbolique a pu, après des chemins mystérieux renouvelés de l'antique, influer sur le folklore espagnol. Pas davantage on ne trouvera, dans ce Troubadour des marchés, de récits héroïques qu'une érudition facile apparenterait à certains poèmes de la geste espagnole. Non, M. Bentata a seulement retenu les contes qu'il était sûr de n'avoir lus nulle part, les amusants contes que sur la place du Zoco, à Tanger, on voit, les hommes accroupis en rond, entendre, parmi les rires, de la bouche même du conteur'professionnel. Ils se relient à ces moralités du moyen âge qui nous valurent des fabliaux immortels. Le renard y apparaît, comme dans les contes du Sud moghrebien, donnant rendez-vous au lion qui he peut entrer dans sa tahière à cause de l'exiguïté de l'entrée. Puis c'est la vantardise moresque: pour faire valoir un de ses serviteurs, un More décrit à son ami les étapes de son domestique, parti à la recherche du sucre pour le thé. Ce serviteur apparaît justement au moment où son maître l'annonce. L'invité, à son tour, raconte plus tard les étapes voyage de son serviteur qu'il a envoyé à la quête du thé en un pays lointain. Et au moment où il annonce son prétendu retour, le jeune garçon paraît et explique qu'il n'est pas parti, ayant perdu sa babou-


che. Livre qui témoigne de l'intelligente pénétration de l'Espagnol dans ce Maroc qui lui envoya jadis de si rudes adversaires.

MÉMENTO. M. Jean Amade, président de la Société d'Etudes des Langues Méridionales, continue sa campagne pour l'admission de l'espagnol dans les grandes écoles. Aux nombreux titulaires de rubriques espagnoles qui lui ont donné leur adhésion, le Mercure de France nous permettra de joindre la nôtre.. La presse littéraire espagnole consacre de nombreux articles à Blasco Ibafiez et se félicite de l'érection en France d'un monument consacré à sa mémoire. La déléguée du Comité franco-espagnol, Mme Georges Day, a explique l'intérêt de ce projet, au cours de l'interview qu'elle a donnée, devant le micro, à M. Roger Lutigneaux, chroniqueur littéraire des P. T. T., accueillant à l'Espagne.

ADOLPHE DE FALGAIROLLE.

LETTRES ~C~'Çiy~~

Victor Dyk Publications posthumes. Rudolf Medek Legenda o Barabasovi. J. R. Vilimek, Prague. A propos du Brave Soldat C7tt)e!A, de Jaroslav Hasek. Egon Hostovsky: Pripad pro/Mora Rimera; Melantrich. Jan Cep: Letnice; Melantrich. Vladimir Vancura: Utek do Budina; Melantrich. Ivoni Olbracht Nikola Suhaj, lonpeznik; Melantrich. H. Jelinek, de l'Académie tchèque Histoire de la littérature tchèque, 1850-1890; Sagittaire, Paris.

Deux ans viennent de s'écouler depuis la radieuse journée de mai où Victor Dyk a trouvé la mort dans les ondes bleues de l'Adriatique, au milieu du décor virgilien de l'île de Lopud, près de Raguse. Il y a deux ans, et cependant, aucun des auteurs tchèques n'a été plus présent, plus vivant que ce mort disparu à cinquante-trois ans, en pleine activité créatrice. Il nous a quittés au lendemain de la première de la spirituelle et poétique comédie Le Distrait; une grande anthologie, Poèmes de Victor Dyk, qu'il avait préparée et qu'il m'avait demandé de préfacer, paraissait au moment même de sa mort, montrant clairement toute l'étendue de son génie lyrique, toute la ferveur et toute la noblesse de son patriotisme douloureux, qui lui inspirait tantôt de/belles pièces lyriques, tantôt de mordantes satires. Un premier volume de ses articles politiques, Pour un Etat national, nous a mieux fait comprendre la clairvoyance de ce poète égaré parmi les professionnels de la politique, où il faisait un peu la figure d'un


merle blanc. La revue Lumir que nous avons, près de vingt ans, dirigée en une fidèle collaboration et où je continue, avec MM. Z. Kalista et R. Medek, à défendre les idées et les traditions qui lui étaient chères, a publié un long fragment de roman, Podmoran, qui est un très bel échantillon de sa prose sobre, concise, et cependant pleine d'un lyrisme très personnel.

Un autre roman, resté, lui aussi, inachevé, a été publié par les soins de MM. J.O. Novotny et Arne Novak, sous le titre L'Horreur du Vide. C'est, par son sens philosophique et politique, comme le legs du poète à la nation, car, dans ce livre mi-romanesque, mi-historique, l'auteur a su renfermer une revue critique de la politique nationale depuis 1848 à 1891, date de la victoire du parti Jeune-Tchèque sur le parti de F. L. Rieger. Dans la pensée de l'auteur, ce roman devait se composer de trois volumes, évoquant le sort de trois générations. De ce projet, la première partie seulement a pu être réalisée, et encore y reste-t-il des passages à l'état d'ébauche. Mais tel quel, ce livre marque le sommet de l'œuvre en prose de Dyk.

Le grand-père Saroch, qui en est le héros, est un révolutionnaire de 1848 ce personnage est visiblement dessiné 3'après le modèle du poète J.V. Fric, romantique impénitent qui, après avoir été le chef des étudiants insurgés à Prague et pris part, en 1849, à la révolte slovaque, après avoir connu les cachots d'Autriche et de Hongrie, passa la plus grande partie de sa vie errant sur les chemins d'Europe, de SaintPétersbourg à Paris, où il a publié avec le jeune Louis Leger, en 1866, un beau volume La Bohême pittoresque, politique et littéraire, sans parler de journaux et correspondances qu'il publiait pour attirer l'attention de l'Europe sur la question tchèque. V. Dyk a toujours défendu la mémoire de ce byronien attardé qui, le premier entre les hommes politiques tchèques, a eu la conscience du caractère européen du problème de sa nation, et il lui emprunta plusieurs traits de ce caractère pour son héros, qui parcourt l'Europe, poussé par <: l'horreur du vide

Cette horreur du vide, c'est If spectre de sa propre jeunesse, de notre jeunesse à la fin du siècle dernier, que le


poète projette dans l'âme de son héros. C'est le vide du nihilisme intellectuel,~ c'est l'individualisme à outrance qui .laissait un arrière-goût du néant, c'est l'amertume de voir la nation subir sans révolte la plus humiliante des oppressions. Comme l'auteur lui-même, son héros trouve le salut dans un dévouement absolu à la cause nationale. Ce roman qui débute par un tableau de l'effervescence patriotique à Prague vers 1848, et par le récit passionnant de la fuite de deux étudiants traqués par la police pour avoir pris part à l'insurrection de la Pentecôte, nous mène d'abord en Allemagne, parmi les représentants du mouvement de la Jung-Deutschland et puis en France, où le jeune émigrant tchèque fait, entre autres, une visite à Henri Heine et où nous le voyons assister aux funérailles de Balzac. Mais à côté de l'intérêt historique et politique, le roman présente de magnifiques pages de psychologie intime et surtout un très beau portrait de femme, celui de Mme Saroch, portant avec noblesse et avec dignité son sort d'une épouse toujours délaissée et toujours trahie. A lire ces passages qui sont d'un grand maître, on est doublement ému de voir ce livre resté comme une vaste épave. J'ai déjà plusieurs fois parlé ici du poète-soldat Rudolf Medek. Après avoir terminé, par le roman Anabase, la pathétique pentalogie où il évoquait le drame des soixante mille volontaires tchécoslovaques au milieu d'un pays étranger en révolte et en dissolution, après s'être, au théâtre, par le drame Le Colonel Svec, incliné devant la mémoire d'un des chefs héroïques de l'anabase tchèque, il passe de l'histoire à la légende vécue et nous donne, un peu comme un délassement, sa Légende de Barabas ou Les admirables aventures du capitaine Mojmir /~onou«c7t Barabas et de Joseph Jelitko, son ordonnance. Je n'entrerai pas dans les détails de l'action qui raconte l'histoire d'un volontaire tchèque, d'abord offlcier d'artillerie autrichienne, en Russie; ce lettré, cet épicurien de la vie et de l'amour, est transformé par son amour pour une jeune fllle tchèque, qu'il sauve de Kiev bombardé, et qu'il perd ensuite au milieu du brouhaha tumultueux de la gare de Penza, au moment du premier conflit sanglant des troupes tchèques avec les bolchéviks. Ce court épisode d'amour pour une vierge restera désormais comme une bénédic-


tion de toutes les heures dans la vie de ce garçon qui fut jadis un conquérant cynique des cœurs de femme. Le fidèle Jelitko, qui est une sorte de Sancho Pança de ce Don Quichotte de l'amour, est un impayable type de paysan tchèque, doué d'un bon sens imperturbable c'est un véritable soldat, pénétré jusqu'à la moëlle des os du sentiment du devoir et de l'honneur. L'art du romancier, libéré du devoir d'historien qu'il s'était imposé dans sa pentalogie, peut se donner libre cours et l'on sent le plaisir avec lequel l'auteur laisse aller son imagination créatrice, sa joie d'inventer et de combiner une intrigue romanesque, sans toutefois quitter le terrain de ses expériences vécues mais y a-t-il rien de plus romanesque que la vie, et notamment la vie de ceux qui ont été les acteurs de l'épopée tchécoslovaque en Russie? En dessinant le portrait de Barabas et de son ordonnance, M. Medek a été guidé, de son propre aveu, par le dessein de créer des types que l'on puisse opposer au type du Brave soldat Chveïk, et je ne saurais qu'applaudir à ce dessein. Ce n'est pas la jalousie littéraire qui a inspiré ce besoin de protester contre le fameux personnage créé par Jaroslav Hasek. C'est parce que la gloire de cet imbécile madré amène la critique étrangère et les masses de lecteurs à considérer Chveïk comme une expression typique de l'âme tchèque, tandis qu'il n'est que l'amplification d'un type isolé, inventé par cet ivrogne de génie, ce bohème incohérent et inénarrable que fut Jaroslav Hasek. Cette énorme bouffonnerie est, avec quelques livres de Karel Capek, celui des livres tchèques qui a trouvé le plus de succès à l'étranger, et moi, qui ai consacré une bonne partie de ma vie à faire connaître la littérature tchèque au dehors, je devrais, logiquement, m'en réjouir. Et cependant, je ne suis pas seul à ressentir une sorte de gêne en présence de ces succès. Arne Novak et Victor Dyk ont également cru devoir formuler des réserves sur les éloges décernés à Chveïk par la critique étrangère. Serait-ce parce que nous avons tous connu Hasek, ce garçon famélique à la face bouffle et réjouie, aux petits yeux pétillants de gaîté et de malice et que nous n'avons pas su deviner son génie? Je ne le crois pas mais nous ne pouvons penser sans honte et sans amertume au fait qu'au moment où des auteurs comme


Vrchlicky, Neruda, Jirasek ou Brezina restent en Europe d'illustres inconnus, un Chveïk puisse passer pour un des sommets de notre littérature et pour notre apport au trésor commun de l'humanité. C'est un peu comme si, de la littérature française, on ne connaissait au dehors que le Roi Ubu et qu'on ne soupçonnerait pas l'existence de Hugo, de Balzac ou de Flaubert. Je ne veux pas nier l'existence, parmi les Tchèques, forcés de servir malgré eux dans l'armée autrichienne, du type immortalisé par Hasek, et j'irai jusqu'à dire que, dans beaucoup de cas, la seule façon de saboter l'Autriche était d'employer la méthode de Chveïk. Mais c'était une sorte de Wallenrodisme, une vengeance d'esclaves trop faibles pour se révolter, beaucoup plus qu'une pitrerie à la Chveïk. Les étrangers que le succès du Brave Soldat Chveïk a intéressés à la littérature tchèque devraient connaître aussi, sinon la pentalogie, du moins ce roman de Medek, pour avoir une idée plus juste du caractère .du soldat tchèque et de son rôle dans la grande guerre. Tout ceci ne veut nullement diminuer le mérite de cette énorme farce, si bien traduite en français par le poète J. Horejsi et préfacée si brillamment par M. Jean-Richard Bloch il s'agissait seulement de rétablir l'équilibre des valeurs.

Dans la riche floraison de la prose contemporaine, qu'il est impossible d'évoquer ici dans toute sa complexité variée, je ne puis que mentionner quelques romans qui me semblent représentatifs de la jeune génération qui, peu à peu, atteint à la maturité. Trois noms surtout s'imposent ceux de MM. Vladimir Vancura, Egon Hostovsky et Jean Cep. M. Egon Hostovsky, bien que tout jeune, a déjà donné mieux que des promesses. Ce jeune homme de vingt-cinq ans est doué d'un rare sens pour la psychologie analytique, en même temps que pour l'étude des plus délicats problèmes éthiques, de ces cas de conscience subtils et compliqués qui amènent ses personnages aux confins de la démence. Il est clair que ce don spécial pour l'étude psychologique de personnages surexcités ou maladifs tient un peu à l'origine israélite de l'auteur, qui est attiré surtout par ce que la psychologie freudienne appelle <: le complexe d'infériorité si fréquent dans la race juive. Dans son roman Le cas du Professeur


Koerner, ce problème est encore compliqué par le problème de l'assimilation d'un intellectuel juif au milieu tchèque. Koerner a fait un sérieux effort pour s'attacher au peuple au milieu duquel il vit son mariage, le choix de ses amis en sont la preuve. Tout son être aspire à l'amour, à l'amitié, mais il n'a pas le don de se faire aimer et reste isolé avec ses rêves et avec sa tendresse, avec ses éians d'amour 'ou de haine. L'auteur a raconté avec une finesse remarquable la tragique histoire de cet oiseau de malheur dont chaque geste dégénère fatalement en une caricature grotesque et lamentable. Il lui a cependant laissé une consolation la certitude de son sérieux moral, sa générosité naturelle ennoblissent et purifient, malgré lui, tous ceux qu'il rencontre sur son chemin, en réveillant leur conscience. On sent que l'auteur a passé par la grande école de Dostoïevsky, mais que les racines de son inspiration sont solidement ancrées dans la tradition littéraire tchèque.

Si M. Hostovsky est le type d'un intellectuel juif qui souffre intimement de la malédiction de sa race et qui cherche avec une sorte de passion désespérée à s'attacher au sol où il est né, M. Jan Cep est, au contraire, l'expression même de ce sol, comme une fleur des champs qui en garde toute l'odeur âpre et amère. Ce n'est pas un hasard si M. Cep a révélé au public tchèque, dans d'excellentes traductions, les œuvres de MM. Bernanos, Jean Giono et Henri Pourrat. La littérature tchèque a d'ailleurs toujours été, en raison même de l'origine paysanne des auteurs, en contact très étroit avec la vie à la campagne depuis un siècle, depuis la classique Grand'mere de Bozena Nemcova, l'étude des mœurs paysannes dans leurs rapports avec la nature est à l'honneur chez les auteurs tchèques. J'ai cependant rarement entendu la chanson grave et profonde du pays natal, du sol qu'on laboure à la sueur de son front, chantée avec autant d'intensité et de ferveur mystique que dans les deux volumes de nouvelles publiés jusqu'à présent par M. Cep. Je n'analyserai pas ces petits tableaux peints pour la plupart de couleurs assez sombres. Je me contenterai de saluer en lui un puissant poète de la vie et de la mort, un poète qui entend les voix secrètes et familières de la patrie et comprend l'âme du peuple dont il est issu. Sa


langue, sobre, simple et cependant si neuve sonne comme un violoncelle sous l'archet d'un maître sa prose a une mélodie secrète, une harmonie musicale qui m'enchantent. L'auteur de la Pentecôte abandonnera un jour ses petites esquisses pour une composition de grande envergure sa longue nouvelle Jakub Kralochvil prouve qu'il en a et le don et la vocation.

M. Vancura qui est l'aîné des trois, est sans contredit le plus puissant des talents de la génération de romanciers d'après-guerre. Depuis son Boulanger Marhoul où il s'est révélé, voilà une dizaine d'années, il n'a cessé de croître d'un livre à l'autre, non seulement quant à l'intensité intérieure de ses romans, mais surtout par son effort de style, par la richesse toute rabelaisienne de sa langue qu'il cherche à enrichir tantôt par des archaïsmes, tantôt par des tournures, images ou comparaisons empruntées à la sagesse populaire, au trésor inépuisable des proverbes. Sous ce rapport, M. Vancura n'a pas de rival parmi les auteurs contemporains tchèques. S'il a poussé quelquefois trop loin son ivresse du verbe, il a retrouvé l'équilibre dans son admirable roman Markela Lazarova, qui est une truculente fantaisie historique débordante de vie, d'amour et de sang. Cette fois, il a choisi un sujet qui ne manque pas d'actualité avec un art très mûr, il évoque le sort tragique d'un couple de jeunes gens, d'un Slovaque et d'une Tchèque, dont l'amour ardent se termine par un mariage malheureux et le suicide du mari. On pourrait presque voir, dans les caractères de ces deux jeunes gens, comme une allégorie des différences tragiques du caractère tchèque et du caractère slovaque sans aller aussi loin, contentons-nous de voir dans cette Fuite à Bude un beau roman d'amour fixant avec bonheur des types très représentatifs du caractère national et contenant des passages dignes de figurer dans l'anthologie future des pages classiques de la littérature tchèque.

Si M. Vancura est allé chercher l'inspiration de ses plus belles pages en Slovaquie, M. Ivan Olbracht, connu en France par son roman La Geôle la plus sombre, a pris le sujet de son Nicola Ctiohai, bandit, dans la vie des montagnards ruthènes de la Russie subcarpathique. Le bandit Nicolas Chohaï


est un bandit généreux et s'il dépouille des juifs ou des marchands cossus allant à ]a foire, c'est pour distribuer son larcin aux pauvres. Comme son ancêtre slovaque Yanochik, il est invulnérable et le peuple est persuadé qu'au moyen d'une petite branche verte, il chasse les balles des gendarmes comme des mouches. Il ne tue jamais qu'en cas de légitime défense. Il est un peu comme le symbole de la liberté de ces montagnes et de leurs forêts vierges, il est le symbole de l'éternelle révolte romantique contre l'ordre établi, le type de l'humanité primitive s'insurgeant contre la contrainte des lois de la civilisation.

Mais le roman étant construit sur l'histoire réelle et récente du bandit Chohaï, l'auteur, qui ne cache pas ses convictions communistes, n'a pas toujours su garder l'impartialité. Racontant le duel inégal de la gendarmerie tchèque avec le bandit, il a pris trop visiblement parti pour l'homme traqué contre l'autorité qui, somme toute, ne faisait que son devoir. Mais, cette réserve faite, je me hâte de dire qu'il m'a été rarement donné de lire un livre d'un intérêt aussi palpitant, d'un souffle d'humanité aussi profond et d'une inspiration aussi pure. C'est une œuvre forte, avec de très beaux passages d'un puissant souffle lyrique et ouvrant, sur la psychologie de ce pays à la fois vieux et neuf, des perspectives profondes, qu'il s'agisse du peuple, illettré, misérable, avec, au fond de l'âme, un trésor de vieilles légendes et superstitions, ou de marchands et cabaretiers juifs, vivant sur ce pauvre peuple comme le gui vit sur l'arbre, craignant ses accès de colère et le méprisant à la fois, ou enfin de la. nouvelle autorité, représentée par la gendarmerie tchèque. Ce dernier côté du tableau est, je l'ai dit, le moins juste, parce que le moins complet, mais ce n'est pas une étude sociologique qu'il faut chercher dans ce roman c'est une belle histoire romantique et réaliste à la fois de la révolte désespérée d'un être primitif contre l'oppression des lois et de la civilisation humaine. Ce duel tragique dans le cadre grandiose des forêts vierges et des pâturages carpathiques, raconté par un poète et artiste très humain, compte parmi les plus puissants livres tchèques de ces temps derniers.

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Qu'il me soit permis de signaler ici la publication du second volume de mon Histoire de la littérature tchèque, embrassant la période de 1850 à 1890. Comme dans le volume précédent, j'ai essayé d'y donner l'histoire de la pensée tchèque telle qu'elle s'est reflétée dans la littérature. J'y présente la nation rajeunie commençant, à prendre conscience d'ellemême et de ses forces bien que retombée sous le joug de l'absolutisme après la courte vision de la liberté en 1848, écoutant les sages et courageuses paroles de Havlicek, elle continue à se préparer à la lutte; sortie de la période des essais, elle peut saluer sa première grande romancière dans Bozena Nemcova. Des poètes surgissent Neruda, Halek, Heyduk des historiens continuent et complètent l'oeuvre de Palacky des orateurs et des hommes politiques organisent la résistance de la nation contre le germanisme qui ne désarme pas Rieger comprend que la question tchèque est une question européenne et cherche des appuis politiques en Russie et en France, auprès de Napoélon III; Palacky, lequel, en 1848, était encore persuadé de la nécessité de l'existence de la monarchie danubienne, déclare fièrement « Nous existions avant l'Autriche, nous existerons après elle! Tyrs crée l'admirable organisation des Sokols; Halek fonde la société d'artistes et d'écrivains Umelecka Beseda qui remplace l'Académie encore inexistante; la nation entière construit, dans un élan de patriotisme sublime, son Théâtre National. La poésie de Svatopluk Cech est la plus noble expression de cet idéalisme libéral. Les grandes fresques historiques de Jirasek, évoquant la gloire passée et les souffrances victorieusement endurées, fortifient l'idéalisme patriotique et préparent les esprits à la lutte suprême. D'autre part, l'école cosmopolite groupée autour de la revue Lumir, le génial Jaroslav Vrchlicky en tête, rompant énergiquement avec les influences germaniques et ouvrant toutes grandes les portes aux souffles occidentaux, élargit singulièrement l'horizon tchèque. Avec l'écoJe de Lumir, la littérature cesse d'être avant tout un instrument d'éducation nationale pour devenir une production souveraine de l'esprit, une forme d'art autonome. Son évolution

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suivra désormais le flux et le reflux des littératures occidentales, subissant les lois qui régissent le mouvement européen des idées. Elle passera vers 1880 par une vague de réalisme naturaliste teinté souvent de folklore et de régionalisme, tant dans le roman que 'sur la scène~ C'est là que se termine ce second volume. Il doit être bientôt suivi d'un troisième où je me propose de montrer la formation de la littérature d'aujourd'hui. Quod est in fo</s.

H. JELINEK.

BIBLIOGRAPHIE POLITIQUE

Ministère des Affaires étrangères. Commission de publication des documents relatifs aux origines de la guerre de 1914. Documents diplomatiques français (1875-1914). 2e série, tome IV; A. Costes. Maurice Pernot L'Allemagne de Hitler; Hachette. Gabriel Roger Hitler, Pernot L'Allemagne de Hitler; ~nr/fc«e. Victor Boret Le Paradis infernal (U.R.S.S.) Quillet.

La collection des Documents diplomatiques français relatifs aux Origines de la guerre de 1914 vient de s'enrichir d'un nouveau volume contenant la correspondance du 5 octobre '1903 au 8 avril 1904. Le choix des documents y est aussi heureux et les annotations aussi instructives et utiles que dans les volumes précédents. De toutes les collections de ce genre publiées jusqu'ici, c'est la nôtre qui se présente le mieux et dont l'utilisation sera la plus commode. Les négociations franco-anglaises, au commencement d'octobre 1903, faisaient prévoir la conclusion d'un accord relatif au Maroc. Les bruits qui coururent à leur sujet provoquèrent la publication, dans la presse allemande, d'articles d'origine en apparence spontanée. Ils réclamaient la défense des intérêts commerciaux allemands au Maroc et même, en plus, en cas de partage, la possession d'une ligne de côte, celle du Sous en particulier. Ces revendications de la presse pangermaniste furent dûment remarquées par notre diplomatie, mais ce qu'elle paraît avoir ignoré, c'est que le gouvernement allemand avait l'intention de leur procurer satisfaction, et même, suivant toute vraisemblance, les avait provoquées; il avait en effet fait dire à Madrid le 26 septembre Il est impossible que nous restions sans compensation. Mais les chancelleries européennes à ce moment semblaient tout à


la paix, et les négociations franco-anglaises se poursuivirent, avec, au moins en apparence, plus de désir de les voir aboutir chez Lord Lansdowne que chez M. Delcassé; l'esprit de conciliation dont fit preuve le lord est véritablement remarquable, et, comme il paraît avoir été exempt de calculs, bien digne d'être admiré.

Pour obtenir le plus possible, Paul Cambon tint à Lansdowne le raisonnement suivant

L'Angleterre, qui ne possède rien au Maroc, nous donne ce qu'elle n'a pas, et la France, qui détient en Egypte des avantages certains et tangibles, est priée de les abandonner. Les termes de l'échange ne seront certainement pas acceptés par l'opinion française et M. Delcassé ne saurait reconnaître à l'Angleterre une situation privilégiée dans la vallée du Nil sans avoir à mettre en balance des avantages équivalents sur d'autres points. .Les Anglais prétendaient cependant détenir la moitié du commerce du Maroc, estimé au total à 3 millions de livres. Delcassé reconnaissait d'ailleurs en secret «que nous avions un intérêt manifeste à ne pas refuser de faire entrer dans une tractation générale avec l'Angleterre la renonciation à des privilèges et à des droits qui chaque année, à mesure que l'Angleterre se consolidait en Egypte, tendaient à devenir purement théoriques~. Cependant, il fallut reprendre maintes fois la négociation avant de trouver une formule acceptable pour la garantie que nous ne demanderions plus l'évacuation de l'Egypte. De même, pour la compensation à l'abandon du French Shore de Terre-Neuve, Delcassé demanda inlassablement la Gambie, mais se heurta toujours au refus de nous accorder plus qu'un accès à son cours navigable. L'Extrême-Orient faisait alors contraste avec l'Europe. On craignait d'y voir la guerre éclater brusquement le 5 octobre, le bruit de la rupture des négociations et du débarquement des Japonais en Corée courut; la flotte russe s'était concentrée à Port-Arthur et la flotte japonaise dans les ports lui faisant face; cependant les Russes ne pouvaient croire que le Japon « veuille passer actuellement à des actes décisif s Le Tsar avait conSé à l'amiral Alexeieff, son lieutenant-général en Extrême-Orient, le droit d'intervenir dans les négocia-


tions russo-japonaises. Mais il gardait près de lui à Darmstadt le comte Lamsdorff.

C'est, écrivait le 9 octobre notre chargé d'affaires, pour manifester que le nuage étendu pendant quelques semaines sur les ministres amis de M. Witte était désormais dissipé; il n'en est pas moins certain que malgré toutes les promesses qu'il a d'être consulté, il sera tenu en fait à l'écart des conseils relatifs à l'Extrême-Orient; nous sommes ainsi laissés à la merci d'une surprise [par Alexeieff] dont les Japonais pourraient bien d'ailleurs avoir la primeur [sous forme d'attaque contre eux]. Enfin, et c'est là que le désarroi est poussé à son comble, ceux qui prétendent bien connaître l'Empereur affirment qu'en dépit de toutes les apparences, Nicolas II continuerait d'être l'Empereur de la Paix et inclinerait à toutes les concessions compatibles avec l'humeur moscovite pour éviter l'effusion du sang.

Ceux qui prétendaient cela avaient raison, mais Nicolas était de plus en plus convaincu que sa grande puissance lui permettait de ne pas s'imposer des ménagements envers ceux qui le mécontentaient. C'est ce qu'il fit vers cette époque en refusant d'aller rendre à Rome la visite que lui avait faite Victor-Emmanuel;'cette décision, qui avait des motifs divers, fut attribuée dans le public à la crainte des sifflets des socialistes italiens. Les Russes partageaient en général les croyances optimistes de leur souverain et « il n'y avait, d'après notre attaché militaire, que dans l'entourage immédiat du ministre de la Guerre Kouropatkine que l'on persistât à se montrer un peu alarmistes. On y reconnaissait que la Russie n'avait que 127.000 hommes en Extrême-Orient et que le Japon pouvait en débarquer 200.000 très rapidement. Au contraire, au ministère de la Marine, on n'était pas bien sûr qu'Alexeieff n'ait pas prévu la destruction de la flotte mikadonale « avant sa complète formation opinion d'autant plus extraordinaire que l'on reconnaissait que la Russie n'avait que six cuirassés à opposer aux huit plus puissants du Japon.

On savait à peu près ce que voulait le Japon, mais on était fort incertain sur ce que voulait et voudrait le Tsar. Le 27 octobre 1903, Lansdowne dit à Paul Cambon

Permettez-moi de réclamer de vous très confidentiellement un service. M. Delcassé ne pourrait-il demander à Lamsdorff de se


montrer moins serré avec nous. Il est impossible de causer avec le gouvernement russe: nous ne savons ni ce qu'il veut ni ce qu'il prépare. Les Chinois, les Japonais réclament notre intervention contre les empiètements de la Russie. Nous voudrions les calmer, mais pour cela il nous faudrait connaître un peu les intentions du cabinet de Saint-Pétersbourg. Nous avons laissé aux Russes le privilège des chemins de fer en Mandchourie; nous comprenons qu'ils aient besoin de faire garder leurs voies ferrées, nous admettons que ce droit de garde soit interprété dans un sens assez large, mais il serait bon que nous eussions à ce sujet quelques explications dont nous pourrions faire usage. On a pris l'engagement d'évacuer la Mandchourie; j'ai porté à la Chambre des Lords la parole du comte Lamsdorff qui est un gentleman. On dit aujourd'hui que la Russie se refuse à l'évacuation. Pourquoi ne pas fournir quelque raison? L'opinion anglaise se modifiait visiblement depuis quelque temps vis-à-vis des Russes. mais ces tendances favorables s'atténuent. Si M. Delcassé, qui inspire confiance à tout le monde, pouvait amener le comte Lamsdorff à causer avec nous, il serait possible de mettre fin à bien des malentendus. A mon sens, répondit Cambon, la solution provisoire de la question serait un échange de déclarations entre la Russie et le Japon pour le maintien du statu quo en Corée. Mais les Japonais ne semblent pas s'y prêter. Nous désirons aussi le maintien du statu quo, reprit Lansdowne, car nous ne nous soucions pas de voir les Japonais occuper les deux rives du canal de Corée.

Lamsdorff était à ce moment à Paris; Delcassé obtint de lui les assurances désirées. Il interrogea ensuite Motono et apprit de lui que le Japon désirait seulement pour ses droits commerciaux en Mandchourie des assurances analogues à celles que la Russie exigeait en Corée. Mais, vers le 6 novembre, on apprit qu'Alexeieff avait fait réoccuper Moukden. Cette mesure avait été prise à l'insu de Lamsdorff et de l'Empereur (!). Néanmoins, Lamsdorff, revenu en Russie, déclara < avoir le sentiment qu'on était près de s'arranger » (13 novembre).

La tzarine étant tombée malade, le tzar cessa de s'occuper des affaires de l'Etat. Le 22 novembre, Kurino insista cependant auprès de Lamsdorff pour obtenir une réponse reconnaissant les droits du Japon en Mandchourie. Lamsdorff ne put la donner; néanmoins Kurino laissa entendre [à notre chargé d'an'aires] « que son gouvernement n'envi-


sageait plus la guerre que comme une nécessite à laquelle il se résignerait; il se tiendrait alors sur la défensive, mais le parti belliqueux perdait beaucoup de terrain à Tokio (25 novembre).

Le 11 décembre, Lansdowne exprima à Paul Cambon « ses inquiétudes au sujet de l'envoi de quatre vaisseaux de guerre à Tchemulpo

Notre traité avec le Japon, dit-il, ne nous oblige pas à intervenir s'il n'est aux prises qu'avec une seule puissance, et en cas de conflit de notre allié avec la Russie, nous serions rigoureusement dans notre droit en restant neutres, mais j'ai peur d'une poussée de l'opinion anglaise. Le silence de la Russie est inexplicable et je sens déjà autour de moi les prodromes d'une agitation. Si le conflit éclatait et si le Japon subissait quelque échec, je ne sais jusqu'où nous pourrions être entraînés. Nous sommes sous lu coup d'événements qui peuvent devenir très graves. J'insiste de nouveau pour une action commune de M. Delcassé et de moi-même pour éviter une catastrophe.

La dépêche rendant compte de ces déclarations allait partir quand Lansdowne envoya prévenir Cambon que les vaisseaux russes avaient quitté Tchemulpo en n'y laissant qu'un croiseur, ce qui semblait indiquer « une certaine détentes. De celle-ci Delcassé n'eut aucun signe; au contraire, le 5 janvier, il apprit de Jusserand que Roosevelt « craignait que la guerre ne puisse être évitée et estimait que, <: si une puissance avait chance de faire entendre utilement sa voix, c'était celle dont le désintéressement dans la question était le moins douteux, c'est-à-dire la France. Les Etats-Unis étant dans la même situation que nous ou à peu près, Roosevelt serait heureux de savoir de quelle manière Delcassé penserait qu'il pût agir le plus utilement en faveur de la paix ». Le même jour, Harmand télégraphia de Tokio que, d'après Sir C. Mac Donald, « il n'y avait pas un instant à perdre si l'on voulait assurer la paix compromise ». Le lendemain, Delcassé fit télégraphier à Saint-Pétersbourg qu'il croyait, d'après ce que lui avait dit Motono, que « le Japon, satisfait quant à la Corée, se contenterait pour ses intérêts commerciaux en Mandchourie d'une déclaration analogue à celle que la Russie avait déjà faite mais qu'il y avait <: extrême dan"


ger~. Le 9 janvier, Delcassé reçut enfin une réponse russe sous forme d'un télégramme-circulaire où il était dit que, <: sans préjuger de l'avenir quand à l'établissement définitif de sa situation à l'égard de la Mandchourie, la Russie croyait devoir déclarer. qu'elle n'avait nullement l'intention d'empêcher les Puissances de jouir. des droits et des avantages acquis en vertu des traités~. Cogordan télégraphia aussitôt à Jusserand que Roosevelt <: ne manquerait pas d'apprécier la valeur de cette déclaration. »

La réponse russe avait été remise le 9 janvier à Tokio. L'attaché militaire russe déclara que <: son contenu était tel qu'il était peu probable que les Japonais acceptent Le 13, on apprit à Paris que le Tsar avait enfin autorisé à nous faire connaître les textes mêmes de la négociation. Le 14, un télégramme de Tokio annonça que Sir C. Mac Donald avait dit <; qu'à moins d'un pas en arrière, prononcé et rapide de la part de la Russie, la guerre était à peu près certaines. Le ministre de Russie vêtait également anxieux », ajoutant qu'il était impossible que son gouvernement, si pacifique qu'il fût, accepte l'ultimatum de ces croquets enragés~. En possession de ces renseignements, Delcassé reçut Motono le 15 et le 1C et lui <: développa avec force l'importance des concessions de la Russie et que si l'on n'était pas irrémédiablement décidé à la guerre, il ne fallait pas maintenir la question des settlements en Mandchourie, Il parvint à le convaincre, mais apprit le 16 que Lamsdorff insistait pour l'acceptation des propositions russes déjà rejetées. Une nouvelle entrevue avec Motono donna à penser à Delcassé que le Japon renoncerait à quelques-unes de ses exigences si la Russie renonçait à quelques-unes des siennes, mais Lamsdorff, quoique <: comprenant toute l'aggravation qu'apporteraient à la crise des délais étendus », continua à demander des explications.

Le 21, Delcassé apprit que le Japon renonçait aux settlements, mais voulait « quelque chose Le 22, Lamsdorff, sur le conseil de Kouropatkine, laissa entendre qu'il ne <: s'acharnerait pas sur la clause de la neutralité de la Corée. Le 2:t. Delcassé eut une conversation de quatre heures avec Motono; celui-ci déclara que son impression était « moins favorable,


le Japon mettant son amour-propre à ne pas souscrire à d'autres restrictions concernant la Corée qui n'aient leur contrepartie dans des restrictions analogues acceptées par la Russie concernant la Mandchourie~. Le 24, Lamsdorff répliqua qu'en conséquence il considérait la question comme résolue quant à la Mandchourie, mais que la Russie <: ne pouvait abandonner au Japon le droit d'établissements militaires permanents en Coréen. La situation devenait si menaçante que des neutres songèrent à une médiation, mais le 27, Delcassé dut télégraphier que le Japon, « loin de la désirer, ne serait nullement disposé à l'acceptera.

En dépit des démarches de'Kurino les 26 et 28 janvier, pour savoir quand la réponse russe serait remise Lamsdorff ne put le dire, l'Empereur ayant ordonné d'en soumettre le texte à Alexeieff. Lamsdortf fit même demander à Delcassé le 4 de < préparer le Japon à renoncer aux exigences sur lesquelles celui-ci savait bien que l'accord ne pourrait s'établir Mais le 5, ordre fut donné à Kurino par son gouvernement de rompre les négociations et de quitter Saint-Pétersbourg le 6, Lamsdorff en fut prévenu. Le gouvernement russe ne parut pas comprendre ce que ça voulait dire et, dans la nuit du 8 au 9, trois cuirassés de la flotte russe à l'ancre devant Port-Arthur furent torpillés.

L'émotion fut immense. Dès le 9, le Sultan dit à l'ambassadeur d'Autriche que « la Russie était dorénavant hors de causer. En Allemagne, des sentiments de satisfaction se manifestèrent seul Guillaume affecta de la sympathie pour le Tzar. En Italie, le roi et les ministres exprimèrent leurs craintes au sujet -s d'une occupation autrichienne dans les Balkans Barrère, le 22 février, télégraphia « avoir l'impression très nette qu'il dépendait de nous,, à cette heure psychologique, de séparer définitivement l'Allemagne de l'Italie. Delcassé se borna à assurer à Tittoni « que notre action avait pour objet de nous opposer à tout partage, à toute occupation séparée. et que nous serions heureux sur de telles bases de faire concorder notre action avec celle de l'Italie s*. Mais c'est à Londres que furent prononcées les paroles qui allaient convaincre Delcassé. Cambon ayant dit à Lansdowne que Detcassé < regrettait, surtout dans cette période de crise, que


le gouvernement britannique adopte une attitude qui rendait tout accord impossibles, le ministre anglais lui répondit « avec un accent de tristesse » « Un accord entre nous aurait en ce moment une grande portée; il faut nous souhaiter d'y arriver et ne pas nous lasser de chercher un moyen de conclure. Delcassé eut le mérite de comprendre ces nobles paroles. Il fit rapidement les concessions nécessaires pour faire aboutir la négociation, où l'on n'était plus séparé que par de petites différences. Delcassé songea en même temps à ne pas mécontenter l'Allemagne. On le voit par le postscriptum ajouté par Cambon à la lettre du 11 mars où il annonçait que l'accord était imminent « J'ai été amené à parler de l'Allemagne à M. de Lansdowne; je lui ai dit que, pour éviter tout malentendu sur le Maroe, Votre Excellence avait l'intention, le moment venu, de lui faire au sujet de la liberté commerciale des déclarations conformes à celles que vous faites à l'Angleterre. Le 27, Delcassé, dans une conversation bien connue, assura en effet à Radolin que « la liberté commerciale serait rigoureusement et entièrement respectée L'annonce de la conclusion prochaine de l'accord anglo-français n'inspira à la presse allemande « aucune appréhension ». Quand il fut signé le 8 avril, nul ne pouvait prévoir la « querelle d'Allemand» que Bülow allait nous faire à son sujet.

M. Maurice Pernot avait déjà publié en 1927 un livre sur l'Allemagne d'aujourd'hui qui avait eu, à juste titre, beaucoup de succès; il est retourné plusieurs fois outre-Rhin de juillet 1930 à avril 1933 et a fait coïncider ses voyages avec des événements de la crise intérieure de l'Allemagne; chaque fois il raconta ce qu'il avait vu et entendu. La réunion de ces relations forme son nouveau livre: L'Allemagne de Hitler. L'un des membres de la délégation allemande au Comité des experts de La Haye, M. Kastl, était à peine rentré à Berlin qu'il déclarait <: Et maintenant, il ne nous reste plus qu'à préparer la révision du plan Young. » En juillet 1930, c'està-dire un an après, M. Pernot constata que Il. tous les partis allemands, sans exception, inscrivaient à leur programme soit la suppression, soit la revision du nouveau plan ». La


période électorale venait de commencer; tous les orateurs rivalisaient d'efforts pour persuader aux électeurs et électrices que tous les malheurs de l'économie allemande dérivaient du plan Young et du traité de Versailles. M. Pernot constata cependant que tandis qu'un mécontentement d'origine économique était général en Silésie et en Saxe, en Bavière, « on prenait le temps comme il venait, avec patience et bonne humeur Mais M. Pernot ayant dit à des catholiques bavarois l'impression « un peu carnavalesque que lui avaient faite à Berlin les « chemises brunes et exprimé quelque doute sur l'avenir d'une organisation à laquelle il manquait tant de choses pour être un parti, ils hochèrent la tête et l'un de ces catholiques lui répondit « Nous sommes mieux placés ici qu'à Berlin pour apprécier à sa valeur l'activité des nationaux-socialistes rien ne nous échappe des intrigues nouées par eux, soit avec Vienne, soit avec Rome; et ce nous est un premier sujet d'inquiétude. En voici un autre l'idéal économique et social des hitlériens ne nous semble pas différer essentiellement de celui des communistes. Au contraire, on ne s'inquiétait guère en Bavière de « la réforme qui ferait de l'Allemagne un Etat unitaire « On en parlera longtemps avant de la réaliser disait-on. Le Wurtemberg présentait un état analogue. Dans le grand-duché de Bade, au contraire, l'hitlérisme avait fait des progrès.

En juillet 1931, M. Pernot revint en Allemagne. La crise financière avait éclaté. On reprochait à la France « d'avoir fait subir à l'Allemagne des pertes énormes en hésitant à se rallier à la proposition Hoover. On voyait un remède à, la situation que la France finance tle grands travaux allemands dans des pays inculte~!

La réélection de Hindenburg en avril 1932 et le renvoi de Bruning le 30 mai suivant amenèrent au pouvoir von Papen et le « cabinet des Barons En juillet, M. Pernot retourna à Berlin pour observer les luttes électorales. Il constata « l'enthousiasme des exaltés pour von Schleicher, le ministre de la Reichswehr. Celle-ci et la police étaient obéies sans résistance. Aux élections du 1er août, les communistes furent en progrès et les hitlériens marquèrent le pas, mais à la cérémonie du 11 août pour célébrer l'anniversaire de Weimar,


les ministres, dans leurs discours, remplacèrent le mot de République par celui de Reich et on chuchota que von Papen s'était prononcé en faveur d'une « dictature nationale Cette dictature, les élections du 6 novembre la lui refusèrent ainsi qu'à Hitler; ce dernier perdit même 34 sièges. Schleicher, qui succéda à Papen, passait pour avoir dit à Hitler qui lui déclarait que < comme Mussolini, il voulait tout le gouvernement pour lui tout seul » <: Il vous manque pour cela d'avoir fait la marche sur Berlin ». M. Pernot expliqua ainsi le refus de Hitler d'accepter la chancellerie aux conditions posées par Hindenburg

En moins d'une semaine, Schleicher avait usé le Ftihrer. N'ayant aucune pratique de l'administration et du gouvernement, Hitler se défiait de ceux qui, là-dessus, en savaient plus que lui. Mais Hitler se ravisa et accepta la collaboration de von Papen et de Hugenberg; Schleicher fut renvoyé. En février 1933, M. Pernot retourna à Berlin pour le voir à l'œuvre. Il y recueillit le bruit que Hitler avait d'abord refusé de constituer ce ministère de coalition et n'avait cédé qu'à la menace d'un cabinet von Papen-Hugenberg. II crut observer que « pour la plupart des Allemands (si l'on exceptait les nazis, qui ont une confiance absolue en leur chef), l'avènement de Hitler au pouvoir, c'était le saut dans l'inconnu, l'acceptation résignée de l'inévitable, rendue plus facile par l'idée que les choses ne pouvaient guère aller plus mal ». Il sembla à M. Pernot que si la majorité des Allemands étaient las des agitations, les milieux cultivés étaient rassurés par l'annonce que <: l'Allemagne devait désormais consacrer toutes ses forces à la lutte contre le bolchevisme, qui est une lutte pour la vie Mais en dépit d'une amélioration saisonnière de l'activité industrielle, l'appréciation de M. Pernot est sévère.

Le nouveau régime, conclut-il, ce n'est même pas l'Allemagne aux Allemands, c'est l'Allemagne aux hitlériens. Tuer des libéraux, des socialistes, ce n'est pas un crime, c'est presque un devoir. Une terreur qui n'est même pas organisée, tel est le régime. Quelles seront les conséquences de cette grave aventure ? A l'intérieur de l'Allemagne, certainement le désordre et, au jugement de quelques-uns, peut-être la révolution. Le désordre me semble inévitable, comme aussi le surcroit de malaise


économique qu'il entraîne nécessairement. Quant à la révolution, je n'y crois guère.

M. Victor Boret, ancien ministre de l'agriculture dans le ministère Clemenceau, actuellement député radical-socialiste, est allé visiter le Paradts infernal, c'est-à-dire la Russie. M. Boret, comme presque tous ceux qui, dans ces derniers temps, ont étudié et décrit les espérances sociales et économiques des bolcheviks, paraît indifférent à leurs vols et massacres il ne perd pas son temps à condamner le bouleversement d'un grand pays pour y réaliser une < utopie comme la presque totalité de ses prédécesseurs, il ne s'occupe que des résultats. Il faut s'y résigner, l'immense majorité de l'humanité actuelle n'a plus d'objections de principe contre l'application plus ou moins étendue des doctrines communistes, et n'envisage plus les expériences politiques et économiques que du point de vue personnel et opportuniste. M. Boret reconnaît qu'en cinq semaines, il n'a pu <: sonder les cœurs des 165 millions de Russes.

J'ai eu là-bas, écrit-il, des visions éblouissantes, mais j'ai pu aussi constater, au moins en ce qui concerne l'habillement et le logement, une situation voisine de la misère. Trop de gens en guenilles, ou à tout le moins insuffisamment vêtus. Une vie difficile, étriquée, faite de rationnements sévères pour tout ce qui se consomme; des queues interminables aux portes des coopératives. Mais il faut tenir compte aussi de cette foi. qui soulève là-bas une partie de la jeunesse. Leur but nous semble absurde, mais il existe. I! est une force dynamique. Il galvanise les deux millions de membres du parti communiste .dans un élan dont il est tout de même impossible de nier l'impressionnante grandeur. Mais l'état de la Russie est loin de correspondre à ce~t;; qui e!)f d;t résulter de dix années d'une paix continue. M. Boret a visité les marchés libres où des baraques en bois sont les seuls abris; il y a vu échanger des morceaux de sucre ou de viande contre de vieux habits

Etrange marché d'ailleurs, qui ressemble à notre marché < aux puees avec cette différence pourtant que les vendeurs ne sont point nos Crainquebilles professionnels, mais bien l'ensemble des citoyens soviétiques. Chacun y est vendeur dans le dessein d'acquérir à son tour ce que cède son voisin. Là sont spéciale-


ment offerts tous les produits que, précisément, les coopératives ne peuvent régulièrement fournir au consommateur et dont celui-ci a cependant le plus pressant besoin. Marchandez ce pantalon usagé, qui vaudrait 10 fr. sur notre marché <aux puces~ C'est 100 roubles répond le vendeur. Tout au plus, en marchandant, obtiendrez-vous peut-être un rabais de 20 ou 25 roubles. Rappelons-nous que le travailleur moyen gagne en moyenne de 100 à 150 roubles par mois. La Russie des Soviets est le seul pays du monde où s l'occasion se vend plus cher que le neuf. Paradoxe plus étrange encore Ce pays, où chacun parle de travailler, d'accroître sans cesse la production. et où la production est au-dessous des besoins les plus élémentaires, c'est pourtant le pays où la journée est réduite à une moyenne de 7 heures par jour, avec 1 jour de repos tous les 5 jours! 1

Et nous qui pensions logiquement que dans une société où nul ne peut se plaindre d'être exploité par le capitalisme, il se produirait une immense poussée de labeur, au moins pendant la période actuelle où la fatigue du travailleur doit moins compter que les nécessités immédiates de l'existence! La révolution soviétique et collectiviste s'expliquerait-elle par le désir de travailler le moins possible?

Autre paradoxe. Pénétrez dans cette usine où l'on fabrique des machines. Qu'y voyez-vous?. Des femmes qui, en vêtement court, les jambes et les bras maculés de cambouis, manœuvrent avec peine des pièces lourdes, dans une atmosphère au moins aussi épuisante que celle des hauts fourneaux capitalistes. Et si vous marquez votre surprise, on vous répond que c'est une grande conquête de la femme que d'avoir acquis ce droit d'accomplir le travail masculin. Faut-il aussi s'étonner que ce camarade spécialiste (et par conséquent bien rétribué), ait à son service une bonne comme un quelconque affreux bourgeois français. Paradoxe aussi que cette constitution politique qui, pour mieux assurer la dictature du prolétariat, met tout le pouvoir effectif entre les mains d'une minorité de salariés des villes. Paradoxe encore que ces décorations soviétiques (ordre de Lénine, ordre du Drapeau rouge) qui s'étalent sur la poitrine des jeunes communistes et à la boutonnière des militants. Que dire de ces restaurants soi-disant populaires où l'on a ménagé des salles diverses, les unes pour les prolétaires (les ouvriers ordinaires), les autres pour les techniciens plus cossus. Paradoxe que ce pays qui exagère l'anticléricalisme jusqu'à l'anti-religion. mais qui, d'autre part, réserve sous le nom de «coin rouge dans tous les endroits publics, dans les usines, dans les établissements agrico-


les, des lieux sacrés où s'élèvent de véritables autels dédiés à Lénine.

N'est-il pas vrai qu'au temps de la N. E. P., où l'initiative privée se donnait libre carrière, il avait suffi de quelques mois pour faire surgir, au témoignage de tous ceux qui ont visité la Russie entre 1922 et 1928, une vision frappante d'abondance et de prospérité ? Ce que l'opportunisme de Lénine avait fait, le sectarisme systématique et doctrinaire de son successeur l'a depuis défait. Où sont maintenant les montagnes de caviar, de légumes, etc., décrites par Durtain. Le commerce privé les a emportées dans sa disparition. A leur place, il n'y a plus que de maigres distributions dans de pauvres coopératives.

II convient. de ne pas oublier, lorsqu'on parle de la Russie, qu'il y a 127 millions d'habitants dans les campagnes et 38 dans les villes, que ces derniers sont les maîtres et les seuls que l'on puisse observer de visu. Cette minorité n'a-t-elle pas une naturelle tendance à se servir la première et plus largement que la majorité campagnarde? En tout cas, on peut imaginer un système politique où 38 millions de citadins vivraient des privations de 127 millions de ruraux.

Ces quelques extraits donnent une idée de l'intérêt que présente le livre de M. Boret. Spécialiste des problèmes agricoles, il a étudié spécialement ceux-ci au cours de son voyage. Il a été en particulier frappé du développement de l'Académie agricole russe, qui anime 58 Instituts d'expérimentation scientifique et 400 stations régionales. « Tous les problèmes techniques sont abordés par les chercheurs russes et souvent avec bonheur. » M. Boret s'arrête en particulier sur les résultats obtenus en matière d'insémination artificielle. L'effectif du bétail soviétique avait considérablement diminué du fait des massacres d'animaux en 1930 par les koulaks et par les paysans moyens à la veille de la collectivisation forcée. Certes, l'U.R.S.S. possédait encore 19 de plus de bétail que les Etats-Unis, mais c'était insuffisant. La rareté des géniteurs de haute qualité ne permettant pas d'y remédier, les bolcheviks se sont décidés à vulgariser l'emploi de la fécondation artificielle. Un taureau qui, suivant la méthode naturelle du contact direct, ne saillirait qu'un petit nombre de vaches, pourra avec un moins grand nombre de saillies en féconder quelques mille par an. Les procédés de conservation du


sperme sont maintenant au point. Les spermatozoïdes pouvant désormais conserver durant 5 jours leur vitalité, il est possible de transporter la semence. Restaient à régler les conditions biologiques qui déterminent le succès de l'insémination artificielle, à savoir de faire coïncider l'injection avec le rut de la femelle, qui autrefois était ou naturel ou momentanément provoqué par des <: allumeurs Depuis quelques années, on a fait mieux, on a provoqué les périodes de rut par la stimulation hormonale, grâce à des injections spéciales. « Les solutions de sperme délayé ont donné dans un seul sovkhoze des rendements de 87,6 pour des vaches. De juin à mi-septembre 1930, 19.860 vaches avaient déjà été ensemencées artificiellement avec un rendement de 83,7 En 1031, la réussite a été de 92 Dans la même année, 96.000 brebis ont été fécondées artificiellement avec un résultat de 94 pour les ovins sélectionnés et de 85 pour les métis. Le sperme d'un seul bélier avait permis de féconder 2.550 brebis dont 2.512 avaient agnelé. Pour les juments, par suite de la négligence des paysans, le succès a été moins grand; le résultat a cependant été de 70 D'ici 1937, 50 des femelles seront fécondées ainsi.

ÉMH.E I.AI.OY.

PUBLICATIONS ~C~VT~

Archéologie, Voyages

Max Fischer Détours; F)amma- Edouard Schneider Assise. Avec rion. 12 » 10 gravures h. t.F;ammarion. Rachel S. du Forez Au pails f/c.! y0 » c()f!<ft~ne«< Figuière. 12 »

Art

Divers, sous la direction de Léon Deshnirs L'art des or)'<)t'ne~ à nos jours, tome Il. Avec S6G gravures et 6 h. t. en couleurs; Larousse.

» &

Finance

Ccorgcs Dovime Leurs finances François Piétri Justice et <))/<).<(de Tardieu <t Daladier); Edit. <f'ce /~rn<e; 7'n;t<tnd<er. 18 » A l'Etoile. 12 »

Histoire

Hilaire Belloc Richelieu, ~5~51642. Traduction de Théo Varlet. Préface de Pierre Lorson. Avec 4 gravures et 5 croquis; Payot. 24 »

Paul de Cassagnac Napoléon pacifiste. Préface du Prince Murat Edit. de France. 2< n Bernard de Lacombe La vie pri!~C de T'n!<eu;'nn(f, nmiv, Mi-


tion. Avec 8 gravures h. t. (Coll. Paul Milioukov, Ch. Seignobos et Bibliothèque historique Plon) C. Elsenmann, avec la collaboraPlon. 15 » tion de divers: Histoire de JRtMDaniel Mornet Les ortj/tne~ in- sie. Tome III Réformes, Réactellectuelles de la Révolution tion, Réoolutfons, 1855-1932; Le/ranca;i!<7<5-~7X7; Colin. roux. 80 » 60 »

Littérature

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Mabel Dodge Luhan Afft vie ~t~ec Lawrence au Nouueau-Me.ct'gne, traduit par Jacques-Emile Blanche et A. Pierhal; Grasset. 18 »

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)) ))

Racine Œuvres complètes. PortRoyal. Lettres à l'auteur des Imaginaires. Abrégé de l'histoire dé Port-Royal. Texte établi et présenté par Gonzague Truc; Belles-Lettres. 21 » Jules Romains Problèmes européens Flammarion. 12 & Daniel Rops Péguy; Flammarion. 12 » Claude Saint-André Henriette d'.l;)<e<erre et la Cour de Louis XtV. Avec des illust.; Pion. » » Suzanne Sourioux-Picard Les femmes vues par Jules Renard; Imp.dc la Nièvre, Nevers. André Thérive: Chantiers d'Europe; Edit. Excelsior. 12 » Jakob Wassermann La vie de Stanley (Boula 3~a<<!rt), traduit de l'allemand par Paul Genty; Albin Michel. 15 » Henri de Ziegler Le Collège de Genève; V. Attinger. » s Puberté, journal d'une écolière. Préface de Louis-Cliarles Roycr; Edit. de France. 15 »

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Ouvrattea sur la ttuerre de 1914

Commandant Gurthal t,M Aero.! ~<in~gto<re~;t2'bureau, histoires vécues; Baudinicrc. 6 » Capitaine J. La Chaussée: De C/tartero; ff Ver<f))n ~nnf! rtn/ffn<'cr;'e;Figutcre. 12 »

Général Piarron de Mondésir Souvenirs et pages de ~uerr<; 1914-1919. Avec un portrait et 28 croquis; Berger-Levrault. 25 »

Philosophie

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Poésie

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et de la vie, 88, rue Saint-Denis, Paris. 9 » Léon Huot-Sordot Les reflets intérieurs; Revue des Poètes, Perrin. 9 » René Rivière :Sp/)t'nx;Nouv. Editions Argo. 15 » Pierre Tisserand Rimes intimes; précédées d'une lettre de Claude Farrère; Soc. gën. d'imprimerie et d'édition, 71, rue de Rennes, Paris. 15 »

Politique

Joseph Ajtay La paix M <<«/)ger. Le traité de Trianon; In)]). Hussa-Saria, Budapest. » » Emmanuel Bourcier U. S. ~t. L'écroulement américain; Baudinièrc. 12 » Louis Fischer Les Soviets dans les affaires mondiales, traduit de l'anglais par S.-J. Baron et P. Nizan; Nouv. Revue franç. 70 »

Comte Fleury Louis XV intime et les petites maftrM.tM. Nouv. ëdft. Avec 8 gravures h. t. (Coll.

Bibliothèque historique Pton); Pion. 15 » Germaine Picard-Moch et Jules Moch: L'ŒUore d'une révolu<)on.' L'Espagne républicaine; Rieder. 15 » Louis Roubaud Baltique. Adriatique. Attentionl Edit. Baudinière. 10 » Fritz Wcil Edouard Benès ou yft renaissance d'un peuple, traduit du tchèque par J. Marteau; Edit. du Cavalier. 15 »

Préhistoire

Jean Babelon La vie des Mo'/a. Avec des illust.; Nouv. Revue franc. 15 »

Questions coloniales

E. Daufès La j~nrfh' oxy~~ne de t'hx/Of/noe de sa fr~n~'o;) Ii nos jours. Tome 1 7\)n/;)x; Imp. S~gutn. Avignon. » » Questions juridiques

Emmanuel Lévy /.<< fondements Henry Soins Les principes << du droit; Alcan. 15 s ~ro/f civil; Colin. 10.50


Questions médicales

L. Panisset Les maladies des animaux transmissibles d ~'7)0<nnte, conférences de pathologie comparée faites à la Faculté de Médecine de Paris, dans l'enseignement de Pathologie expérimentale et comparée de M. le Professeur N. Fiessinger; Vigot frères. 12

Questions militaires et maritimes

Maurice de Taseher Journal de campagne d'un cousin de l'Impératrice, 1806-1813, avec une gravure h. t. et 3 cartes dans le texte; Pion. 15 »

Questions religieuses

OttoHcUer:Lc[/t'Mduyuda~me; Rieder. 30 » Auguste Hollard Le Dieu d'Isfae! Préface d'Adolpjh'e Lods. (Coll. Judnisme) Rieder. 12 b Dom Thierry Ruinart A/a6t'<!o)t; Desclée De Brouwer et Cie.

15 »

Joseph de Tonquëdce ~M<[nence, essai sur la doctrine de M. Maurice Blondel, 3' édit. augmentée d'une introduction nouve)]ei Beaucheane. » » Hcnr; de Vibraye Les Dieux du /M';attt'~nt< Hazan. 30 »

Roman

Henri Aimé :/t/)/gu'e<t thermes ;/at«n<s.Mcssein. 12 » Jean d'Aisnery: Ec7t<)e au roi; Nouv. Editions Argo. 15 » Pierre d'Anniel Vie secrète d'un muscadHt.IlIustrëedelOh.t. t. en hélio de Daniel Girard; Jean Fort. 25 » Jean-Jacques Bernard Madeleine Landier; Albin Michel. 15 n Raymond Boissier Le <yre!uc7)0tt des trois Mnrte.-Edit. Cosmopolites. 5 » Karen Bramson: Star; Flammnrion. 12 » Louis Chassaigne Amours provinciales; Sans Pareil. » x A. de Chateaubriant La réponse du Seigneur; Grasset. 15 » Michel Corday Ciel rose; Fiammarion. 12 » Alfred Doblin Berlin /t!exanderp!a< traduit de l'allemand par Zoya Motchane. Préface de Pierre Mac Orlan; Nouv. Revue franç. 18 » Henri Duvernois A !'om&re d'une femme; Grasset. » » Ilya Ehrenbourg te 2* jour de la création, traduit du russe par Madeleine Etard; Nouv. Revue

franc. 15 » Pierre Frondaie De l'amour u i'aMour; Emile Paul. 12 » Habette Martin des bois. Contes sur les animaux pour les anfants. Illust. de l'auteur; Albin Michel. 12 » Henry Jagot Le disparu de la rue Lepic; Berger-Levrault. 10 u

Arno Moyzischewit~ L'ombre de la paix, traduit de l'allemand avec une préface de Frëderich Sieburg; Emile Paul. » » Bernard Nabonne: La magicienne; Edit. de France. 6 » I. Nëmtrovsky L'a/a;re Couri!o/ Grasset. 15 » Joseph Peyrë Le chef à l'étoile d'argent; Grasset. 15 » Emmanuel Robin Cnt/tert'ne Pecq; Pion. 15 » Ernst von Satomon La ville, traduit de l'allemand par N. Guterman Nouv. Revue franç. 18 »

René Thiébaut Les pierres brû!ees (Pietrele Ark); Figuière. 12 1)

Marcelle Vieux Le roi )'n~n&ond; Fasquelle. 12 »

Sciences

Rcnë Mesny J'<<'['~t'oft et transmission des images. Avec 97 figures; Colin. 10.50


Sociologie

Paul Gëmahling Les grands éco- Raymond Recouly L'Amérique no7nt~<e~. Textes et commentai- pauvre; Edit. de France. 15 » res. 2° édit. revue et augmen- Georges Viance La j'euo!ufton ou tée; Recueil Sirey. 25 & la guerre? Flammarion. 12 v MERCVRE.

ÉCHOS

Le Prix Moréas 1933. Quelques mots au sujet de Lénine. Leux lettres de Léon Bloy. L'Italie sobre. Nina Gaillard, la muse brune d'Emmanuel des Essarts. Autographes romantiques. Le chien Citron. Marthe et Marie vues par nos poètes. Le Sottisier universel. Le Prix Moréas 1933 (5.000 francs) sera décerné dans la seconde quinzaine de novembre à l'auteur d'un recueil de vers lyriques ou d'une pièce de théâtre en vers, parus entre le 1°' janvier 1932 et le 15 octobre 1933, et adressés en un seul exemplaire à chacun des membres du jury, ainsi composé

Président M. Henri de Régnier, 24, rue Boissière (16*). Secrétaire M. Marcel Coulon, 2, place de la Calade, Nîmes. Membres

M. André Dumas, 43, avenue de Saint-Mandé (12°).

M. André Fontainas, 21, avenue Mozart (16'').

M. Paul Fort, 34, rue Gay-Lussac (5°).

M. Fernand Gregh, 29, rue de Boulainvilliers (16').

M. Sébastien-Charles Leconte, 10, rue Copernic (16'). M. Alfred Poizat, 10, square Delambre (14°).

M. Ernest Raynaud, 14, villa Collet (14°).

M. Paul Valéry, 40, rue de Villejust (16').

Un exemplaire doit être également adressé à M. Jean Faye, 2, rue Guynemer (6''). Pour tous renseignements, s'adresser au secrétaire.

§

Quelques mots au sujet de « Lénine ». M. Laloy a bien voulu consacrer dans la revue bibliographique du Mercure de France du 1" juillet dernier quelques lignes aimables à mon livre sur Lénine. Malheureusement, mon critique a jugé nécessaire de faire suivre ces compliments d'une appréciation que je ne saurais passer sous silence; il estime que ce que je dis sur Lénine serait < exagéré et même faux et cite, à titre d'exemples l'histoire des sommes, appartenant au parti et que Lénine et sa bande se sont appropriées à l'étranger, l'entrée de Trotzky au service de l'espionnage autrichien et la dernière maladie de Lénine. Or, le premier de ces faits a été établi d'une façon indiscutable


et avoué par Lénine lui-même, au congrès socialiste qui s'est tenu à Paris au mois de janvier 1910 (et non uers 1907, comme le croit M. Laloy). Mon critique en trouvera les détails aux pages 206-210 de l'ouvrage classique du général Spiridovitch, L'Histoire du bolchévisme. M. Laloy, qui connaît certainement le russe, à en juger par l'assurance avec laquelle il discute mes informations, n'aura aucune difficulté à vériner cette référence. Le second fait, concernant Trotzky, s'est passé en 1911 (et non vers 1913) il a été raconté par Bourtzef dans le numéro du 22 juillet 1922 de son journal Obchteïé Délo, que M. Laloy pourra également consulter avec fruit. Enfin, au sujet de la maladie de Lénine, je ne saurais mieux faire que de renvoyer M. Laloy au récit qu'en fait le docteur Rosanof, médecin du dictateur; ce récit se trouve à la page 121 du volume III du recueil de Souvenirs sur Lénine, publié par les Soviets en 1925. La lecture de cette documentation, que je me ferai un plaisir de mettre à la disposition de M. Laloy, modifiera, je l'espère, l'appréciation un peu légère qu'il a portée sur l'exactitude de mes informations et l'aidera à comprendre cette «aversion profonde pour Lénine qu'il me reproche.Il est vrai que, par contre, en parlant, quelques lignes plus loin, de la nouvelle Histoire de la révolution russe de Trotzky, M. Laloy ne cache pas son admiration pour «le souci de vérité dont fait preuve l'ancien chef de l'armée rouge, que Lénine luimême qualifiait <: d'homme sans principes et de «marchand de mots et de phrases

Il ne me reste plus qu'à admirer, à mon tour, le souci d'impartialité de M. Laloy. J. JACOBY.

· §

Deux lettres de Léon Bloy. M. René Martineau, dans l'étude parue dans le numéro du 15 juillet du Mercure, sur les relations de Léon Bloy et de Bigand-Kaire, après avoir conté les causes de la brouille du < professionnel de l'invective » avec le « dédicataire de La Femme Pauvre, ajoute

Je serais curieux des lettres que Bloy lui écrivit dans la suite. Car je suis persuadé qu'elles contiennent ou des regrets ou la preuve que Bloy ne s'était en rien renda compte de l'énomiité de sa réplique. Pour qui a bien connu Bloy, il fallait, dans le cas Bigand revenir, et Bloy eût avoué son tort.

Et M. René Martineau a raison. Voici une preuve qu'après des écarts de mauvaise humeur, Léon Bloy avait quelquefois des retours.


18 Mai 97.

Mon cher Boutique,

Vous m'avez mis ce soir dans une situation très difficile. J'étais seul avec ma femme et mes deux petits enfants, <'t le temps ne permettait pas de vous recevoir dans le jardin.

Que pouvais-Je faire? D'abord je savais que ma femme a très mal digéré que depuis deux ans bientôt, vous ne lui ayez pas fait l'ombre d'une visite, après l'hospitalité que vous savez.

Ensuite, combien de fois ne m'a-t-elle pas parlé avec une très juste indignation, de votre refus formel d'accomplir une démarche très facile que je vous ai demandée dans un moment cruel, et que vous ne pouvez avoir oubliée.

Immédiatement après votre départ, cependant, nous avons l'un et l'autre trouvé horrible de vous avoir fermé notre porte par un temps pareil et j'ai couru après vous, espérant que vous vous seriez abrité quelque part et que je pourrais vous rattraper.

Revenu un peu triste de cet*3 course vaine, je vous écris sur le champ pour vous donner cette explication que je vous prie de recevoir comme je vous la donne, en toute simplicité.

Amicalement,

LÉON BLOY.

II y a bien là un retour, malgré les circonstances atténuantes plaidées.

Une autre lettre de Bloy, antérieure de deux ans à celle qu'on vient de lire, fait connaître ce qui avait soulevé suivant Bloy la < très juste indignation de Mme Bloy.

2 Février 95.

Mon cher Ami,

Je~ ne sais plus rien de vous ni de votre négociation depuis trois semaines.

Avez-vous trouvé sous votre porte le papier portant mon nom et ma nouvelle adresse, que j'y ai glissé en votre absence, il y a plus de huit jours?

Depuis, un malheur énorme nous est arrivé. J'ai perdu brusquement le plus jeune de mes enfants et il a été enterré lundi dernier. Sans le vœu exprimé par ma femme d'une solitude compte, j'eusse désiré votre présence à cette lamentable cérémonie.

Nous avons été saturés, brisés de chagrin et la détresse d'argent n'a pas été pour peu de chose dans notre angoisse.

Ah le secours demandé par vous eflt été bienvenu en un tel moment! Hië serait encore, vous le devinez.

nites-moi, je vous prie, si tout espoir est décidément perdu. Votre ami,

LËOK DLOY,

11, Impasse Cœur-de-Vey,

(Avenue d'Orléans).

Toutefois, Alexandre Boutique m'a souvent affirmé que le secours, demandé à un ministre-académicien, avait bien été accordé et était parvenu.

Boutique fit un peu comme Bigand qui, dans un cas à peu près pareil, n'avait pas pardonné l'insolente réplique; il ne pardonna pas non plus la porte fermée au nez par une pluie battante. II se vengea même par un ironique article, paru dans l'Echo de Paris. Et, ajoutait encore Boutique, <: !a véritable source de Ja très


juste indignation de Mme Bloy était que je n'étais pas marié à l'église et que le jour de ma visite à Bloy, j'étais accompagné de ma femme LÉON noux.

§

L'Italie sobre. 3.

Monsieur )c Directeur,

Dans l'examen si judicieux et si précis qu'il a fait du nouveau code pénal italien dans le Mercure du 15 juillet, Marcel Coulon dit, à propos de l'article 690

.On achève de comprendre pourfmot on peut passe)' un mois comme je viens de le faire en terre itatienne sans avoir le spectacle d'un Ivrogne.

Loin de moi la pensée de mettre en doute l'opportunité de cet article; mais qu'il me soit permis de faire remarquer qu'il n'y a jamais eu beaucoup d'ivrognes en Italie; et depuis très longtemps. Les voyageurs français et anglais, au xvur' siècle, en fai. saicnt presque tous la remarque. L'alcoolisme n'est pas un fléau italien.

Personnellement, entre autres séjours, j'ai habité Naples pendant huit mois, et je n'y eus Je spectacle que d'un seul ivrogne. Mais ce fut vraiment un spectacle. Il me fut donné un matin, au musée, dans une salle des antiques. Un pauvre diable, employé au nettoyage des salles, vomissait abondamment en s'appuyant contre un buste. 11 est douteux qu'il l'eut choisi; et on peut dire alors que le hasard avait eu de l'esprit. Ce buste était celui de Socrate, et certainement le seul, dans toute la galerie, dont le modèle vivant aurait eu de l'indulgence pour pareille familiarité.

Je vous prie d'agréer, monsieur le Directeur, etc., etc. PAUL Gt'ITON.

§

Nina Gaillard, la muse brune d'Emmanuel des Essarts. « .Je sais que la musc d'Emmanuel des Essarts doit être brune les brunes ont seules cette vivacité, et seules peuvent inspirer ces vers frappés et nerveux écrivait Stéphane Mallarmé à propos des Poésies Parisiennes de son ami (1).

Mallarmé faisait discrètement allusion à Nina Gaillard. Emmanuel, qui en était épris, l'avait maintes fois peinte en vers. Pans (1) Voyez Sur des vers retrouvés de Stéphane Man<u-m~, dans la Nouvelle Revue Fr<mca~e (1" mat 1933, p. 836), et dans l'E~pWf Franf-o).') (10 juin 1933, p. 183).


l'Abeille Impériale, du 15 octobre t859, il avait publié ce < portrait de femmes, dédié <& à Mlle N. G.

C'est lc Midi splendide à la brune auréole, C'est tour à tour l'aimé, la juive et la créole, L'Andalouse dansant le souple fandango, Carmen de Mérimée, Esmeralda d'Hugo.

Elle a dans ses regards, où le songeur s'inspire, La chaste et Hère ardeur des femmes de Shakspcare, Leur mystique pâleur et leurs yeux de faucon. Tantôt c'est Juliette accoudée au balcon,

Ouvrant son jeune cœur comme un lys séraphique Aux appels langoureux de la nuit pacifique. Ou bien c'est Rosalinde, esprit magicien, Type que Delacroix dispute à Titien;

Et qui montre à l'artiste ainsi qu'au virtuose L'Orient espagnol dans son apothéose.

Tandis que sur son front nous semblent voltiger Les zéphyrs du Ltgnon et les brises d'Alger.

Dans le même journal, le 15-4-1860, il avait dédié une vUlaneJIe < à 'Mademoiselle N. G.

0 brune aux yeux d'aquarelle, Qui ne sera Némorin

Si vous voulez être Estelle Si, pour montrer votre zèle Aux sons du gai tambourin, Vous vous faites pastourelle, Pastourelle au front serein, 0 brune aux yeux d'aquarelle.

Malheureusement pour lui, le soupirant de Nina était .de petite taille, trop gros pour sa hauteur, et surtout pour son âge, il bredouillait en parlant. Il lisait ou récitait volontiers ses poèmes, mais U les assassinait par des excès de cadence, par des roulements d'yeux imploratifs (sic) et méiancoiiques, par une gesticulation d'escarpolette, par le retournement cocasse de ses mains accompagnant la courbe de ses bras trop courts. Une myopie excessive eût achevé de le rendre ridicule si on n'avait point su par avance quel homme de valeur, quel vaillant esprit et quel brave cœur on avait devant soi (2).

La brune aux yeux d'aquarelle lui préféra ce <: brigand blond a d'Hector de Callias.

En mars 1864, l'amoureux transi se préparant a partir pour .ce cher Comtat d'Avignon

Bien plus galant et plus mignon

Que la SicUc (3),

passa sa dernière soirée avec Nina.

Emmanuel des Essarts, qui part aujourd'hui, nous avait apporté une loge pour le Français, écrivait celle-ci à une amie. Comme Hector à ses entrées dans ce pays-là et que j'ai la faiblesse de ne plus pouvoir passer (2) Maurice Dreyfus Ce que ye tiens à dire, t. I", p. 37. (3) Emmanuel des Essarts « Provence » ~Wf'<e, t. 5, t862.


une journée sans voir cet affreux garçon, Je lui ai donné le numéro de la loge et la permission de venir me saluer. Il est arrivé très tard et très ému. Il venait de manquer de tuer Amédée Rolland, son meilleur ami, en faisant des armes avec lui. Il a donc manqué l'exquise comédie J! ne faut jurer de rien, que je vous engage à relire si vous voulez vous faire une idée exacte du blond de mes rêves (Valentin et Hector, c'est la même chose). Emmanuel me dit longtemps avant de sortir < Je retiens votre bras, c'est le chant du départ, l'heure des adieuxl J'ai promis. et j'ai eu tort. car il [CaHtos] a eu un accès de colère folle. Il est parti tout seul, en avant, cherchant à nous perdre, puis nous courant après. Ensuite, il a jeté son cigare tout allumé sur ma robe. S'il avait pu me battre, soyez sûre qu'il l'eût fait. (4).

Nina et Hector se marièrent cette année-là, pour divorcer trois ans plus tard.

Après avoir été Mme de Callias, Mlle Gaillard prit le nom de Nina de Villard. Ce n'est plus en vers qu'on la peignit, mais en prose, et quel que fût le peintre, ses portraits n'étaient ni flattés ni flatteurs. L'un des moins connus est celui que Georges Duval a tracé d'elle dans Le Quartier Pigalle

Mariée jadis avec un artiste, séparée sans qu'on ait jamais su de quel côté étaient les torts, pianiste par goût et par profession quand l'argent manquait, vivant au jour le jour, tantôt avec un poète, tantôt avec un peintre, tantôt avec un musicien, se faisant la mus'e de tous ceux qui lui tombaient sous la patte et les trois quarts du temps payant pour eux lorsqu'ils ne crevaient pas la faim ensemble, Mina de Villers était devenue le centre d'une société bizarre, recrutée parmi les phénomènes du Chat Noir, de la Nouvelle Athènes, du Rat Mort et de la brasserie des Martyrs. Cette petite femme, haute comme une des bottes de Lapallu, ronde comme une boule, très brune avec de grands yeux noirs, étalant les restes d'une opulence exagérée, mais laissant encore deviner une beauté passée, avait un diable au corps qui amusait, au point qu'à côté des phénomènes on a vu déûler chez elle de réels artistes comme Catulle Mendès, Richepin, Villiers de l'Isle-Adam, de futurs politiques comme Tony Revillon. Elle ouvrait sa maison à deux battants et l'on s'y précipitait, élisant domicile partout, dans le salon, les chambres à coucher, le cabinet de toilette, voire les escaliers. Au milieu du jardin était dressée une table chargée de charcuterie, de viandes froides, de bouteilles de vin et de bière, le tout passant avec rapidité dans les estomacs affligés d'une faim pantagruelique. Elle en imposait aux humbles par le' luxe de son invariable toilette, composée d'une robe de velours noir et d'une ceinture d'or ornée de diamants dont le plus petit aurait valu des centaines de mille francs, s'il n'avait pas été visiblement taillé dans un bouchon de carafe. Ils lui trouvaient des airs de souveraine. Les gens de goût auraient plutôt dit « de tireuse de cartes

Si jamais Emmanuel des Essarts se rendit rue des Moines, quel crève-cœur ce dut être pour lui de retrouver métamorphosée ainsi sa brune aux yeux d'aquarelle! AURiANT.

§

Autographes romantiques. Les collections d'Adolphe Jullien, décédé le 30 août dernier à Chaintréauville, près de Ne(4) Mme Manoel de Grandfort Lettres de Nina de Villard; Revue de Paris et de Saint-Pétersbourg, octobre 1888.


mours (Seine-et-Marne), ont été dispersées ces temps derniers a l'hôtel Drouot.

Musicographe éminent, historien du théâtre au xvm* siècle, non moins que de Berlioz et de Wagner, Ad. Jullien fut, de 1893 à 1927, critique musical du Journal des Débats. Né à Paris, le 1'°' juin 1845, dans le vieil hôtel du Marais, où il passa toute sa vie, il était le fils du philologue Bernard Jullien (1798-1881) et le filleul de l'éditeur Rendue!, dont Henri Bachelin a parlé ici même, il y a deux ou trois ans.

Outre la collection de toutes les éditions originales publiées par son parrain, qui les lui avait données ou léguées, au nombre de cent trente-sept, et dont plusieurs sont sur des papiers de Chine, sur vélin blanc, vert, rose, etc., Ad. Jullien avait conservé une importante série de lettres adressées à leur éditeur par Victor Hugo, Théophile Gautier, Sainte-Beuve, Nodier, Lamennais, Pétrus Borel, etc., et aussi des traités relatifs à leurs ouvrages, le tout daté de 1831 à 1840.

On y trouvait des lettres de Gautier priant Renduel de ne pas laisser c mourir sans confession et surtout sans argent les auteurs des Confessions galantes de deux ~entt'~hontme! périgourdins (en collaboration avec Gérard de Nerval), dont le traité allait être signé le 21 juin 1838; de Henri Heine, au sujet de la publication de l'Allemagne (1833), dont le peu de succès 500 exemplaires ne s'étaient pas écoulés en un an fit réduire de 2,000 & 1.500 francs les droits de l'infortuné auteur. Victor Hugo, qui figure dans ces papiers avec un dossier relatif au procès du Roi s'amuse (1832), Victor Hugo, qui signait des traités de courte durée (un an, deux ans), touchait 6.000 francs pour les Feuilles d'automne (1831), 4.000 pour le Roi s'amuse, autant pour Marie Tudor, dont le premier titre était Marie d'Angleterre ou Souvent femme varie, et pour Lucrèce Bor</t'a; 13.000 pour la réimpression des Odes e< Ballades, des Orientales, des Feuilles d'automne, plus un c nouveau volume de poésies (les Chants du Crépuscule); 60.000 en 1835 pour la réimpression de Notre-Dame de Paris et de ses drames; 11.000 en 1837 pour la réimpression des poésies et l'édition originale des Voix intérieures, etc., etc. Lamennais, moins heureux, car Renduel ne croyait évidemment pas à son succès, imprimait à ses frais ses Paroles d'un croyant, qui furent tirées d'abord à 1.500 ou 2.000; mais le succès en fut tel que Renduel, qui ne touchait que « 20 et les 13" d'usage voulut acquérir d'autres ouvrages du solitaire de La Chesnais; il lui proposa même de fonder une revue avec lui comme rédacteur principal. Lamennais refusa, mais c ce serait autre chose, écrit-U


le 25 janvier 1835, s'il s'agissait d'un journal quotidien. On pourrait avec celui-ci exercer une action puissante. Je me consacrerais avec zèle et tout entier à une œuvre semblable, parce que j'y verrais un grand résultat, un moyen plus sûr que tout autre de servir mon pays et l'humanité s.

Un contrat, du 29 juin 1830, signé Sainte-Beuve, et une lettre d'Ulrich Guttinguer du 25 octobre 1836, ont trait à un roman, ~tr/hur, ébauché par Sainte-Beuve et Ulrich, et finalement publié par le second en 1837. < C'était un de ces romans de loisir, et que la Restauration pouvait seule encadrer dit le critique dans ses Portraits contemporains. Les journées de Juillet étaient venues pour toujours interrompre la collaboration. Arthur, en deux volumes, devait rapporter 2.000 francs aux auteurs, pour 1.200 exemplaires, et 1.000 francs pour chaque édition suivante, tirée également à 1.200. Quant à Pétrus Borel, pour la vente de « contes immoraux Chantpavert, le ~cM<hrop< tirés à 800, il se contentait de 400 francs, payables par fractions. J. G. p.

§

Le chien Citron. Sous ce titre, s'institua naguère, au Mercure de France, une rubrique où l'on s'efforça, vainement, d'établir (Mercure, 16 février et 1er août 1919; 1" juin, 15 juin, l" juillet 1922, 1" mai 1927), d'où vient l'emploi du mot Citron appliqué à des chiens du xvt" au xvm" siècle, les exemples les plus célèbres se trouvant dans le sonnet d'Agrippa d'Aubigné (Sire, votre Citron qui couchait autrefois Sur votre lit sacré, couche ores sur la dure.), dans Le Pays (Amitiés, amours, amourettes), dans Racine

(Les Plaideurs), dans Saint-Simon (année 1705), dans l'abbé Desfontaines (Dictionnaire néologique « l'usage des beaux esprits du siècle, 1748), etc.

Tant sur la couleur de ces diiîércnts chiens Citron' que sur leur rôle historique, de nombreux articles furent rédigés par des historiens, des poètes et des chroniqueurs, notamment MM. Jean Bonnerot, Georges Montorgueil, Fngu" Gaston Esnault et Georges de La Fouchardière.

Toutefois, jamais, jusqu'ici, on n'avait mis en doute l'attribution du sonnet qui figure au nom d'Agrippa d'Aubigné dans les Anthologies ou les Morceaux choisis des écrivains du xvi* siècle, entre autres le recueil d'Auguste Brachet. Jamais non plus il n'avait été dit que ce sonnet visait non Henri IV, mais Henri 111. C'est pourtant ce que vient d'affirmer Mme Michèle Saro, dans un récit publié par le Journal de la Femme, le 8 juillet dernier. Alors qu'on lit dans Brachet (Hachette 1875, p. 263) que le Citron


nommé dans le sonnet appartenait à Henri IV et qu'on le mit « sur le passage du roi lorsque celui-ci vint à Agen (Voy. Confession de Sancy, I, V.) (on avait, précise Brachet, attaché au cou chien ce sonnet qui fait allusion à l'ingratitude du roi, devenu catholique, envers ceux de ses anciens coreligionnaires qui l'avaient le mieux servi ~), Mme Michèle Saro place le fait au Louvre, sous Henri UI et ajoute en note

Ce sonnet, dit le chroniqueur, est un des plus beaux qui aient et<' écrits au xvi" siècle. Son auteur, contemporain de Rabelais, est l'abbé de Rosières, partisan dévoue du duc de Guise. Il fut mis à la Bastille. On serait curieux de savoir dans quel chroniqueur Mme Michèle Saro a trouvé ce renseignement et comment elle peut attribuer à l'abbé de Rosières ce que tout le monde.prend pour de l'Agrippa d'Aubigné. L. Dx.

§

Marthe et Marie vues par nos poètes. Les Lettres d'Albert Samain, publiées cette année aux éditions du Mercure, nous montrent bien le poète tel qu'on le connaissait délicat, sensible, judicieux, guidé par un goût très artiste. Mais on n'y voit pas la preuve qu'il ait connu parfaitement l'Evangile. Voici, en tout cas, de sa part, une petite erreur, commise au moins deux fois.

Dans une lettre de Samain à M. Raymond Bonheur, écrite d'Annecy au cours d'un voyage en septembre 1893, on lit (p. 32) Je croise en route de solide3 gaillards guêtrés jusqu'au ventre, ferrés comme des chevaux, qui nient à grandes enjambées, plantant ferme, dans la rocaille, leur grand alpinstock et montant droit devant eux sans se retourner, sans rien regarder, substituant à toutes les joies grandioses la supputation des kilomètres avalés et n'éprouvant que ce que j'appellerai des jouissances topographiques, et passant leur temps à courir de tous cotés, la longue-vue au bout du nez, pour numéroter les magnificences qu'ils ont sous les yeux. Décidément, quand je vois ainsi opérer, je me sens bien de la race de Marthe, de ceux qui sont assis aux pieds du Jfa!<re.

Les cinq derniers mots sont soulignés par Samain, qui, plus tard, dans une lettre de 1897, écrira à M. Paul Morisse (p. 135) Je pense à mon Jardin de l'Infante; et songeant que c'est avec toi, oh! ou), bien avec toi et souvent pour toi que j'en ai amassé les fleurs, il me vient une grande douceur dans ma tristesse. Je pense que de ces amitiés j'ai pu faire ces vers, et de ces vers faire un souvenir pour ces amitiés; alors, je me piains moins de n'être point autrement que je ne suis, et je me répète le mot de Jésus à Marthe Reste ainsi; ta place est la met!!eHre.

Le lecteur averti a déjà remarqué que, dans ces deux passages, Samain prête à Marthe le rôle de sa sœur Marie. Dans le récit de saint Luc (x, 3'8-42), pendant que Marthe se met en peine pour les occupations de la maison, c'est Marie qui est < assise aux


pieds du Maître et c'est d'elle que Jésus dit < Elle a choisi la meilleure part, qui ne lui sera point ôtêe. a

Cette erreur de Samain nous en rappelle une autre, qui est sa très proche parente, et que Victor Hugo a semée dans un de ses plus célèbres poèmes, La Prière pour tous. On y trouve ces deux vers, adressés à la fille du poète

Verse comme autrefois Marthe, sœur de Marie,

Verse tous tes parfums sur les pieds du Seigneur! 1

Ici, la bévue est plus grave que dans Samain, car elle a lieu, non dans des lettres familières où l'auteur ne se sent pas très obligé de contrôler son texte, mais dans un ouvrage fait pour le grand public, pour l'Académie, pour la postérité.

L'histoire des parfums répandus figure dans les quatre Evangiles. Pour saint Jean (xti, 1-2), c'est bien Marie qui les verse, pendant que Marthe s'occupe du repas. Les récits de Matthieu (xxvii, 7-12) et de Marc (xtv, 3-8) ressemblent, pour la scène, à celui de Jean, mais la verseuse de parfums est simplement <; une femme dont le nom n'est pas dit, et on ne lui voit pas de sœur. Luc raconte (vu, 36-50) comment une femme de < mauvaise vie arrosa de ses larmes et d'une huile odoriférante les pieds de Jésus. C'est Marie la Madeleine. Marthe n'est pas présente, ou du moins il n'est pas question d'elle. On n'ignore pas que beaucoup de théologiens (les Grecs, les protestants, même plusieurs catholiques) n'ont pas voulu croire que cette pécheresse ait été la sœur de Marthe. Selon eux, il y aurait, dans ces différents récits, deux Marie différentes. Ce qui est certain, c'est que nulle part ce n'est une Marthe qui s'assied <: aux pieds du Maître ni qui les parfume. Après avoir lu les lettres de Samain, nous nous sommes demandé si sa méprise ne lui aurait pas été inspirée par Hugo, qui avait dû certainement influencer ses débuts littéraires. Cette influence nous semble très marquée dans des poèmes de jeunesse qui ne figurent pas dans ses recueils. Samain avait trop de goût pour ne pas s'affranchir assez vite, mais on peut supposer qu'il avait trop bien retenu certains vers du poète des Feuilles d'~utomne, et on sait que la Prière pour tous, ce grand poème sentimental, jouissait autrefois d'une faveur particulière auprès des admirateurs d'Hugo.

Après la publication des Feuilles d'Automne, Hugo avait vécu cinquante-quatre ans. Il avait donc eu largement le temps de remettre Marthe et Marie à leur place. Ne lui montra-t-on jamais son erreur, ou dédaigna-t-il d'y toucher? Il y en a bien d'autres dans son œuvre. Sans doute, Olympio se sentait trop grand pour se préoccuper de ces vétilles. L. M.


Le Sottisier universel.

.Ou bten, empruntant un trait à Chamfort <: Elle [madame de Tallcyrand] a de l'esprit comme une rose. BERNARD DE LACOMBE, La Vie privée de raUej/rand.

190 NOCES D'OR LE MEME JOUR. M. Cordier, maire de Saint-Julien (Gironde), a pu établir par la centralisation des renseignements officiels fournis par tes maires, ses collègues, qu'il y a, dans cinquante-trois communes du Médoc. 380 couples ayant cinquante ans de mariage et plus. Leurs noces d'or seront célébrées prochainement le même jour dans tout le Médoc. Figaro, 23 juin.

L'ACCORD ENTRE LES CINQ PAYS EUROPÉENS FIDÈLES A L'ËTALON-OR. On a publié cet après-midi le texte de la déclaration commune signée par les délégations française, belge, suisse, hollandaise, italienne et polonaise. L'Ami du Peuple, 4 juillet.

Bien loin de « verser l'héroïsme au coeur des citadins », comme écrivait le bon Coppée, les musiques leur versent, désormais, ou leur suggèrent le sentiment « qu'il n'y a pas grand'chose à craindrez, que tout va bien, pour l'instant, que l'entente règne < harmonieusement & entre les nations! EDMOND sËE, Paris-Midi, 7 juillet.

Il y a là plutôt une partie de la politique de Pie XI qui reste toujours ildèle à elle-même c'est son italianisme. Le Saint-Père ne s'estil pas souvenu que le Christ était mort il y a mille ans, précisément au moment où l'exposition fasciste commençait à attirer moins d'étrangers à Rome. Pourquoi-Pas? 30 juin.

M. Lyon-Caen dépose les tomes 39 à 42 du recueil des cours de l'académie de droit international de La Haye. Ces quatre volumes contiennent les leçons de 1932. Elles ont été au nombre de 150 et faites par vingt-six professeurs appartenant à douze pays. La langue de l'enseignement a été le français sauf pour un cours que le professeur a été autorisé, à titre exceptionnel, à faire en français. Le Temps, 3 juillet.

PoÈMES. Le Hnmcno d'or, par Henri de Xolhac, Les Nouvelles Littéraires, 1er juillet. Je ne dirai pas que la Martinique de M. Pierre Benoit soit entièrement nouvelle, et elle ne peut pas l'être, car cette image un peu conventionnelle correspond à la réalité. Mais, pour rendre son récit plus moderne et lui enlever cet archaïsme que nous voyons aux Antilles depuis Bernardin de Saint-Pierre et Leconte de Lisle, il a mêlé à son roman une peinture absolument divertissante et quelque peu cruelle des mœurs électorales. Les A'ouMettex Littéraires, « L'Esprit des Livres », 1er juillet.

Le Comité Maurice Simart, accompagné de nombreux collaborateurs et amis, a commémoré, dans une pensée d'affection, le 3 juillet 1933, au Cimetière de Vernon, l'anniversaire de la mort de Maurice Simart. Au cours de cette cérémonie, il a inauguré la pose d'une plaquette de bronze, retraçant les traits du cher disparu, dont l'exécution est l'oeuvre de M. Topin, sculpteur, ami de Maurice Simart. Les Nouvelles littéraires, 8 juillet.

Confondre Puccini avec l'auteur de la Vie de bo7)cme, ce sont des choses qui n'arrivent qu'à Radio-Rennes! Ouest-Journal (de Rennes), 4 Juillet.


TABLE DES SOMMAIRES

DU

TOME CCXLV

CCXLV 84.. fr JUILLET

A. CHABosEAu. /.etOri~<<~eCo~~e<'< 5 ANDRÉ MARcou. Fe/ttt~ OH f~tmoft; nouvelle 33 SIMONE DE MARQU). y<t/t/M,poèmes. 4~ ANDRÉ FoKTA)NAS. ~ft<t~em:<~nte et Bernard /are. 45 HERBERT J. HtjKT. Une Querelle ~e Journalistes sous tOMf~tt~~C.

])' FEUx REcxAULT. Le Patriotisme raciste des Allen!an< tt!

NoËLSAKïox. Par le Fond, roman (I). <3z) 7!~FH; DE LA ~t/A~. GABRIEL BRuxET Littérature, tS? AxDRE FoNTAfNAs Les Poèmes, tGi j JoHN CHARPENTIER Les Romans, t65 PIERRE LiÈvRE Théâtre, t?' GEORGES BonN Le Mouvement scientifique, 1~5 A. VAN GExKEp Ethnographie, 179 A. BARTHÉLÉMY Questions religieuses, i83 1 CHARLES-HENRY UiRsen Les Revues, 187 RENÉ Du~ESXIL Musique, IQO j GUSTAVE KAHN Art, 200 FERNANDDEMEupE Notes et Documents littéraires, ~/oM<n~e La Boétie, 206 PuiLEAS LEBESGUE Lettres portugaises, Ta 1 JEAN-EDOUARD SpENLË Lettres allemandes, ait) ) Nico.As BR!Ax-CnAN)Nov Lettres russes, aay GEORGE Soui.[E DE MoRAKT Lettres chinoises, a33 EMILE LALOY Bibliographie politique, 'a3S ) MEKCVRE Publications récentes, ~39 Echos, 243.

CCXLV ? 84~. i5 JUILLET

D~ REKE MARDAL. 7.7Kntt'g'ra!<;on et ~ce~u- de la ~ence. ~Sy

MAURICE WoLFF. Un des Anges ~M~H~fe Comte. 'S'o~/iteT'AonMs. ~g3

DANIEL MARQuis-SEStE. Images e[/tc<!Me~. ~o~/te~ 3ta RocEp SoRG. Fersen o/yteier français et ~<!t'e~<ot'Me<fe (Documents inédits). 3:4

ALEXANDRE GLAZOUNOW.S'MyA~ 7?tm~A'OM<0/ 33~ RENÉ MARTfKEAU ~t Ami de Léon ~0) Le Dédicataire de la « Femme Pauvre ». 351

NOËL SAxrox Par le Fond, roman (I!). 3C4


REVUE DE LA QUINZAINE. EMILE MAGNE Littérature, 392 ) ANDRÉ FONTAINAS Les Poèmes, 40; JoHN CHARPENTIER Les Romans, 4o5~PiERRE LIÈvRE: Théâtre,4tij P. MAssoN-OupsEL Philosophie, 415 HENRi MAZEL Science sociale, 4'? ) MARCEL BOLL Le Mouvement scientifique, 425 MARCEL COULON Questions juridiques, 428 ROBERT MtGOT Chronique Nord-Africaine, 438 CHARLES MERKI Voyages, 44* CHARLES-HENRY HiRscu Les Revues, 445 RENÉ DuMESNiL Musique, 454 j AUGUSTE MARCuiLHER Musées et Collections, 460 j RocER YEncEL Notes et documents littéraires. Quand Corneille dessine ses décors. 468 FpANcois-PAUL RAYNAL Lettres romanes, 472 Eo. EwBANK Chronique de Belgique, 478 PAUL GuiTON Lettres italiennes, 483 ) Di\-Ens Bibliographie politique, 488; Ouvrages sur la Guerre de 1914, 495 ) MERCVRE Publications récentes, 5o3; Echos, 5o6.

CCXLIV ? 843. AOUT

NicoLAs BRtAN-CHANiNûv.. La Poésie ~ri~ue et t'e~~eM~e dans la Russie meAewz/e. 5i3 3

MAmE DujARDtN. Aux ~!y'ft~ de Cau~ nouvelle.. 5~6 PATRtCEDELATouRDuPfN. Vy'iof~ue ~M Christ voilé, poèmes. 5~4 PAUL BALLAGUY La Sincérité de ~t/O~tat~He 547 P. V. STOCK. Le Afemo/'attdiott d't</t T~~ttef'. C/taf~e~ C/'o~ anecdotique 576

E. M. WoLF. Apollinaire en Rhénanie et les « Rhénanes ~'« Alcools ». 59o

PAUL BERRET Le « Vallon )< de Z<t!!t<t;'<t/te. 6og NoEL SANTON .Pa;' <c Fond, roman (fin). 6ig g REVUE DE LA Q~'AYZ~AVE. GABRIEL BRUN).-r Littérature, 648 ) ANDRÉ FONTAINAS Les Poèmes, 654 JonN CHARPENTIER Les Romans, 658 1 PIERRE LiEVRE: Théâtre, 664 j INTÉRIM Histoire,668 GEORG':sBoHN: Le Mouvement scientifique, 678 ) CAMILLE VALLAux Géographie, 681 ) ROBERT CiiAuvELOT Littérature et Questions coloniales, 686 A. BARTHÉLEMY Questions religieuses, 692 SAiNT-ALBAN Chronique des Moeurs, 6g7 1 CHARLES-HENRY HiRSCH Les Revues, 701 RENÉ DUMESNIL Musique, 708 D' G. CoNTENAu Archéologie, 715 AupiANT Notes et Documents littéraires. Paul ~~am ne~re de ~arte Co~om&tcr, 7a: ADOLPHE DE FALGAIROLLE Lettres espagnoles, 725 H. JELINEK Lettres tchèques, 73o 1 DIVERS Bibliographie politique, 739 MEpcYRE Publications récentes, 752; Echos, 756; Tabloïdes Sommaires du Tome CCXLV, 767.

Le Gérant ALFRED VALLETTE

Typographie Firmin-Didot, Paris. t933.


BULLETIN FINANCIER

La seconde quinzaine de juin avait été marquée par un vif mouvement de reprise dont le caractère spéculatif et conjectural n'était pas douteux. Les progrès enregistrés par toutes les affaires de matières premières étaient dus surtout à l'agitation créée par la Conférence de Londres, où partisans et adversaires de l'étalon d'or s'affrontaient pour la plus grande joie de la spéculation internationale.

Leur lutte ayant pris Un par un échec retentissant de la Conférence et le marché des changes s'étant quelque peu assagi, on devait prévoir une période de calme. Elle a débuté avec la conclusion d'un accord des gouverneurs des banques centrales des pays ndèles à l'étalon d'or la France, la Suisse, la Hollande, l'Italie et la TchécoSlovaquie. Elle s'est affirmée dans la suite en raison des fêtes du 14 juillet, tant et si bien que le volume des négociations est redevenu inférieur à la normale. Bien entendu, cette période de calme s'est accompagnée de ventes qui, durant la seconde semaine de juillet, ont pesé assez sérieusement sur la cote des valeurs à revenu variable. Au contraire, les valeurs à revenu fixe, nos rentes notamment, se sont raffermies, pour deux raisons

D'abord l'émission à un taux avantageux, de Bons du Trésor i~ qui a coïncidé avec l'annonce du remboursement anticipé de la moitié de l'emprunt de 3o millions de livres sterling, contracté au début de mai par l'Etat français auprès de grandes banques anglaises

Ensuite parce que l'intérêt des Bons ordinaires du Trésor français, qui avait été déjà abaissé fin juin, vient d'être de nouveau réduit par un arrêté du ministre des Finances, à partir du i~ juillet.

L'irrégularité est donc redevenue la note dominante. Et tout porte à croire qu'elle se maintiendra durant un certain temps. Il est apparent en effet que la spéculation européenne ne suit plus d'aussi près les indications de la spéculation américaine si, en effet, la baisse du dollar a pu provoquer des achats spéculatifs de marchandises et de valeurs mobilières, ces achats ne sauraient être poursuivis indéfiniment. Il arrive toujours un moment en effet où les cours atteignent un niveau qui paraît excessif, eu égard au dernier dividende et à ses chances d'augmentation. Ce moment est venu et une hausse nouvelle ne saurait se produire que si une reprise véritable des affaires se manifestait tant en France qu'à l'Etranger.

A ce sujet, des indices très favorables ont été relevés. Partout, le chômage est en régression. Partout, des réductions considérables de stocks sont notées. Mais les échanges internationaux restent peu importants, ce qui s'explique aisément par les barrières douanières et monétaires qu'ont établies maints gouvernements. Il paraît donc risqué de pressentir un nouveau mouvement de hausse générale. Il est plus raisonnable de prévoir des mouvements particuliers, étayés par des renseignements statistiques.

C'est ainsi que la hausse des prix du pétrole brut aux Etats-Unis a pour corollaire un raffermissement des valeurs pétrolières. C'est ainsi encore que la perspective d'un accord des planteurs néerlandais avec les planteurs britanniques, en vue d'une restriction obligatoire de la production du caoutchouc, incite la spéculation à s'intéresser aux valeurs de plantations. ·

Les métaux, en dépit de leurs fluctuations, ont également de nombreux partisans, car les stocks d'étain, de zinc et de plomb ont fortement diminué. Des vedettes minières comme Penarroya et la Vieille Montagne font preuve par suite de beaucoup de fermeté. LE MASQUE D'OR. BONS DU TRÉSOR A 10 ANS 4 1/2

remboursables à 1.100 francs par bon de 1.000 francs

Remboursement anticipé possible, au tr< du TreMr. à toute époque à partir du 1 iui)!et 1940 à raison de tJOO franco par bon de 1.000 franco

EXEMPTS DE TOUTES TAXES SPÉCIALES SUR LES VALEURS MOBILIÈRES Les eoupoM semestriels de Frt: 2?.50 seront payables lei )" janvier et )" jmllet.

Prix d'émiuion 962 fr. 50 par bon de 1.000 francs de capital nominal Au~ré du souscripteur Bon*, au porteur ou à ordre, de 1.000 ou 5.000 fr&nca.

On souscrit aux Caisses suivantes Miniatere des Finances [Service des Emiitiona. Pavillon de Ftore) Recette centrale des Finances et Recettes-Perceptions de la Seine TrcMrenet Générales. Recettes des Finances. Perceptions. Recettes des Postes et Télégraphes. Banaue de France. Banques et EtaMitsement; de Crédit.


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