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Titre : Mercure de France : série moderne / directeur Alfred Vallette

Éditeur : Mercure de France (Paris)

Date d'édition : 1932-11-01

Contributeur : Vallette, Alfred (1858-1935). Directeur de publication

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34427363f

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34427363f/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

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Description : 01 novembre 1932

Description : 1932/11/01 (T239,N825).

Description : Collection numérique : Arts de la marionnette

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k2021478

Source : Bibliothèque nationale de France

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 15/10/2007

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N" 825 43" Année T. CCXXXIX d~ Novembre i932

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Parait le 1er et le 15 du mois

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LES ÉTAPES

DE LA RÉVOLUTION FASCISTE

Le dixième anniversaire de la marche sur Rome vient d'être, dans toute l'Italie et particulièrement dans la capitale du royaume, l'occasion d'une commémoration éclatante de la révolution fasciste.

Il est permis cependant de se demander si la date du 28 octobre 1922 (1), que nos voisins de la péninsule tiennent pour le point de départ, dans leur histoire, d'une ère nouvelle, a vraiment marqué la fin d'un régime et le commencement d'un autre, en d'autres termes si elle fut, historiquement, le moment capital de la révolution fasciste.

Cette question La Marche sur Rome fut-elle une révolution? (qui s'accompagne nécessairement de deux autres questions Comment la révolution fasciste s'opéra-t-elle? Quel fut son point culminant?) a été déjà posée maintes fois. Il n'est pas simple d'y répondre. D'abord, qu'est-ce au juste qu'une révolution politique ?

Le dictionnaire de Littré en donne cette définition Changement brusque et 'violent dans la politique et le gouvernement d'un Etat.

Et le Larousse cette autre

Changement considérable dans le gouvernement d'un Etat, transformation de ses institutions.

(1) Selon un nouveau statut du parti national fasciste, en projet, l'année fasciste commencerait désormais le 29 octobre. Jusqu'à cette année, elle partait du 28 octobre.


Le Larousse a l'avantage de nous fournir en outre, sur les révolutions, quelques notables pensées d'auteurs, par exemple

Toute révolution n'est qu'un effort que fait la société pour revenir à l'ordre. (De, Bonald.)

La révolution est une transition entre un ordre ancien qui tombe en rH/ne et Mn ordre nouveau qui se fonde. (Littré encore.)

Si l'on interroge enfin M. Benito Mussolini lui-même homme de métier, peut-on dire, il donne cet éclaircissement

La révolution est le changement rapide et totalitaire d'un ordre déterminé de choses et la création d'un autre ordre de choses.

Le mot barbare « totalitaire est à retenir. On verra tout à l'heure pourquoi.

En confrontant toutes ces définitions, on est conduit, en somme, à reconnaître dans les révolutions deux éléments ou, si l'on veut, deux moments 1° un moment historique, l'action violente, rapide, destructive, qui aboutit à l'éloignement et quelquefois à la destruction physique des personnes qui sont à la tête d'un Etat; 2° un moment juridique, constructif, où un nouvel édifice constitutionnel est fondé sur les ruines de l'ancien.

Un écrivain italien de grand talent, M. Maurizio Maraviglia, professeur de droit public à l'université de Rome et député fasciste, a publié récemment, dans le Popolo d'Italia, sur le phénomène de la révolution, une étude où il note un caractère que l'on ne trouve généralement point relevé dans les définitions des dictionnaires Le sujet actif ou l'auteur des révolutions ne .peut être autre que le peuple. Aucune autre force sociale ne peut suppléer le peuple dans une semblable initiative historique. Peu


importe la quantité; que ce soient de grandes masses de peuple ou de petites fractions, l'important est que les éléments qui prennent l'initiative de la révolution soient une expression directe du peuple et puisent dans la conscience de celui-ci l'énergie nécessaire pour porter en avant l'entreprise.

En tenant compte de cette dernière remarque, il semble que l'on puisse dire Une révolution est une action violente et rapide, partant du peuple et dirigée contre un régime politique (2), laquelle a pour but de détruire l'ordre existant et d'</ substituer un ordre nouveau, tout dif férent de l'ancien.

Examinons, à la lumière de cette définition, ce que fut exactement la révolution fasciste.

§

Qu'il y ait eu dans le fascisme,' dès ses plus lointains débuts, une volonté révolutionnaire, c'est là une vérité historique. M. Mussolini a souvent rappelé que le. mouvement fasciste de 1919 prit naissance dans l'interventionnisme de 1915, et il est bien vrai qu'il y a un rapport de filiation entre le premier faisceau de combat, créé par le directeur du Popolo d'Italia au mois de mars 1919, et les faisceaux d'action révolutionnaire qu'il avait fondés au mois de janvier 1915. Or, si l'on consulte les numéros du Popolo d'Italia datant de l'époque préparatoire de l'intervention, on y relève des déclarations comme cellesci, signées Benito Mussolini

Je pense que quelque chose de grand et de nouveau peut naître de ces poignées d'hommes qui représentent l'hérésie et ont le courage de l'hérésie. 'Aujourd'hui c'est la guerre; ce sera la révolution demain. La guerre est le creuset où s'élabore la nouvelle aristocratie révolutionnaire. Notre intervention est une intervention de subversifs, de révolutionnaires, d'anticonstitutionnels.

(2) K~'mc est préférable à gouvernement, qui prête ici au malentendu.


Il va jusqu'à menacer la monarchie

Si la monarchie est capable de faire la guerre, la grande guerre contre les empires centraux, tout le pays, oubliant ses divisions, se serrera autour du gouvernement, parce que la victoire ne pourra être obtenue qu'à ce prix. En s'acheminant audacieusement dans cette voie, les ministres responsables prendront sous leur sauvegarde les destinées de la monarchie. Toutes les autres routes, toutes les autres solutions conduiront le pays et la monarchie, de front, à une antithèse irréductible qui aura un épilogue fatalement insurrectionnel, avec des objectifs républicains. Si la monarchie reste neutre, se contentant du modeste gain territorial que lui rapporteront les marchés cauteleux de ses diplomates, ou si la monarchie fait une guerre oblique, anti-autrichienne, mais non antigermanique, il est facile et honnête de prévoir que le « malaise moral partout répandu et partout de plus en plus sensible conduira des éléments disparates à une résolution unique et décisive. La nation se soulèvera contre la trahison et la monarchie aura dans les retards de la neutralité tissé son linceul. Si la monarchie, une fois de plus, se montre inférieure à sa tâche, un beau jour il n'y aura plus dans toute l'Italie, de Milan à Palerme, qu'un seul cri irrésistible République.

Il faut se rappeler, en effet, pour comprendre l'histoire contemporaine de l'Italie, que l'intervention de 1915 fut provoquée par un mouvement insurrectionnel. Ni le peuple dans ses classes prolétaires et bourgeoises, ni les catholiques soumis aux directives du Vatican, ni le parlement dominé par Giolitti ne voulaient la guerre. Et celle-ci, quoi qu'en eût attendu Mussolini, ne produisit pas, en Italie comme en France, le phénomène de l'union sacrée. Bien au contraire. Laissons la parole sur ce sujet à l'un des plus subtils connaisseurs de la vie publique italienne, l'écrivain Vincenzo Morello La grande vérité, disait-il en 1920, la voici la guerre nationale fut faite dans une atmosphère de guerre civile; la


guerre nationale, laquelle, justement pour cette qualité, aurait dû réunir en un seul faisceau les pays italiens, les divisa au contraire jusqu'à leurs plus profondes racines provinciales et communales. Il est difficile de nier que la guerre ait dissipé l'illusion de l'équilibre que cinquante années de vie unitaire avaient, en apparence, créé dans notre esprit, et qu'aujourd'hui la vie publique italienne ait repris son ancien rythme de vie communale, avec la même énergie dans les haines et la même violence dans l'action qu'au moyen âge. Le triste tableau de l'Italie d'après-guerre a été brossé maintes fois, entre autres et de main de maître, par ce même écrivain, Vincenzo Morello. Nous n'y reviendrons pas. C'était le temps où l'un des leaders du parti socialiste proclamait solennellement, à la Chambre des Députés, que « l'Italie devait expier dans le désordre, la faillite et la misère, le crime d'avoir gagné la guerre Parole non seulement impie, mais follement dangereuse, et que les défaitistes, les premiers, devaient bientôt expier eux-mêmes de la façon la plus dure. Toute guerre, qu'elle ait été voulue ou non, crée dans l'intérieur d'un peuple des forces nouvelles de caractère national qui peuvent demeurer des mois, des années même, à la fois impatientes et muettes, mais dont l'effet se manifeste fatalement un jour. Les forces latentes de l'Italie victorieuse et prébolchévique s'agitèrent d'abord dans le fascisme et entrèrent en action avec lui.

Lorsque Benito Mussolini, homme sorti du peuple, ancien combattant et directeur du Popolo d'Italia, convoqua à Milan, le 23 mars 1919, les survivants « interventistes-intervenus (selon son expression) qui l'avaient suivi depuis la constitution des faisceaux d'action révolutionnaire en janvier 1915, il ne trouva devant lui qu'une centaine de personnes aux origines et aux opinions les plus diverses. Il n'avait, en ce temps-là, dans son esprit « aucun plan doctrinal spécifique

Le fascisme, écrit-il, ne fut pas subordonné à une doctrine


préalablement élaborée à quelque table à écrire; il naquit d'u.i besoin d'action et fut action; il ne fut pas par!<, mais, dans ses deux premières années, anti-parti et mouvement (3). Dans l'état de crise et de dépression où se trouvait le pays, Mussolini sentait le besoin de faire quelque chose, d'agir ou, plus exactement, de réagir, d'intervenir violemment, et tout d'abord contre les destructeurs de la victoire, contre ce maximalisme socialiste qui, ayant reçu les leçons de Moscou, entendait préparer dans l'Italie de Vittorio Veneto une révolution de défaite. Les « faisceaux de combat dont il proposa la création, le 23 mars 1919, dans la salle obscure de la place SaintSépulcre, à ses cent auditeurs, devaient donc être, avant toute chose, des instruments de contre-révolution. Et pourtant, dès ce jour-là, il eut des paroles qui révélaient de grands projets proprement révolutionnaires: Si la bourgeoisie, déclara-t-il, croit trouver en nous des paratonnerres, elle s'abuse. Nous devons aller au devant du travail. Nous voulons habituer les classes ouvrières à la capacité directive, ne fût-ce que pour les convaincre qu'il n'est point facile de faire prospérer une industrie ou un commerce. Une fois ouverte la succession du régime, nous ne devrons pas nous trouver désarmés. Il nous faut nous presser. Lorsque le régime aura le dessous; c'est nous qui devrons prendre sa place. Le droit de succession nous revient parce que c'est nous qui avons poussé le pays à la guerre et l'avons conduit à la victoire! L'actuelle représentation politique ne saurait nous suffire; nous voulons une représentation directe des intérêts particuliers. On pourrait objecter que ce programme marque un retour aux corporations. Peu importe. Je voudrais que l'assemblée acceptât les revendications du syndicalisme national, du point de vue économique. Paroles très intéressantes, puisqu'elles témoignent que Mussolini, dès ce temps-là, prévoyait la chute du régime libéral démocratique, se représentait le fascisme (3) ~tCtctopcdt'a Italiana. XIV. FASçiSMO..


comme son héritier d'ores et déjà désigné et portait dans son esprit l'ébauche d'un nouvel Etat appelé à répudier, sans doute, les doctrines du syndicalisme révolutionnaire, mais aussi à créer, à sa manière, une représentation nationale corporative.

Au reste, le fascisme n'eut guère le pouvoir de déployer une activité proprement contre-révolutionnaire autrement que dans les colonnes du Popolo ef'aha. Jusqu'au 25 septembre 1920, ses forces naissantes n'eurent qu'une fois l'occasion le 15 avril 1919, sur la place Mercanti, à Milnn dé porter le trouble dans les organisations rouges. Or, le 25 septembre 1920 marqua la fin de l'occupation armée des fabriques lombardes et piémontaises de la part des ouvriers, c'est-à-dire l'échec de l'expérience soviétique en Italie. La dictature du prolétariat n'avait, en fait, duré que vingt jours et s'était effondrée d'elle-même. Giolitti, le président du conseil de < tempslà, jugeant ce dénouement fatal, s'était tenu au-dessus de là mêlée.

Mais la guérilla civile ne s'éteignit pas pour cela. Bien au contraire. Si la première tentative révolutionnaire échoua, s'il apparut que les masses ouvrières, abandonnées à elles-mêmes, sont incapables de fonder un ordre nouveau, la contagion bolchéviste n'en manifesta que plus de virulence dans ses accidents sporadiques grève des transports, grève agricole, grève d'électriciens, agressions de soldats à Turin, de fascistes un peu partout, dans cette fin d'année 1920, la chronique révolutionnaire ne chôme pas. Et le gouvernement de Rome continue de pratiquer le rollandisme. D'ailleurs, le parlementarisme déchaîné mine chaque jour davantage l'autorité de l'Etat. C'est alors que Vincenzo Morello écrit dans la Tribuna

Le public ne comprend p.as que le parlement, qui devrait être pour l'Etat un organe de vitalité, soit un organe de dissolution que, dans ce parlement qui devrait être la forge de toutes les armes destinées à la défense de l'Etat, l'on ne fabri~


que et l'on n'emploie que des armes propres à la destruction de l'Etat.

Mais c'est aussi dans cette période que le fascisme commence à se substituer vigoureusement aux pouvoirs publics pour abattre ce'qu'il appelle l'Antination. Par là, par ce rôle qu'il usurpe, il est déjà révolutionnaire. Il amasse des forces révolutionnaires. Il crée et discipline une armée révolutionnaire. Et, en même temps, il détruit à l'avance l'obstacle le plus sérieux qu'il prévoit pour le jour où il tentera lui-même de faire sa révolution: l'organisation socialiste et syndicale. Le 11 octobre 1920, le nombre des faisceaux de combat s'élève à 191. A la fin de. la même année, le mouvement fasciste en compte 800 avec quelque 60.000 .inscrits. L'année 1921 va être l'année fasciste. En février, le fascisme a environ 100.000 membres; en octobre, il en comptera 310.000 encadrés dans 2.200 faisceaux. C'est dans cette année 1921 que le squadrismo fascista (l'organisation du fascisme en « escouades d'action ~) prendra son plein développement et multipliera ses expéditions punitives, donnant l'assaut aux maisons socialistes, sièges de journaux, chambres du travail, coopératives, hôtels de ville rouges, retournant et bouleversant l'organisation syndicale comme une fourmilière. Giolitti n'intervient toujours que faiblement. Sa politique consiste à laisser faire et à contempler la lutte des factions comme on regarde un combat de coqs, où les adversaires finissent le plus souvent par demeurer tous deux immobiles dans l'arène, l'un écervelé, l'autre plus qu'à demi mort. Mais, si le socialisme s'épuise dans la lutte et succombe, le fascisme se relève plus vivant que jamais. Finalement, le vieil homme d'Etat tombe luimême, le 27 juin 1921.

A cette date, une « patrouille du mouvement fasciste s'est déjà introduite dans la place politique de Monteci-


torio: les élections législatives du 15 mai ont ouvert le parlement à Mussolini et à trente-trois de ses hommes. Un ancien membre du parti socialiste officiel, l'honorable Bonomi, devenu premier ministre, renonce à la politique de neutralité giolittienné et, une tentative parlementaire de pacification civile ayant échoué, décide de frapper un grand coup il ordonnera la dissolution des escouades fascistes.

Mussolini répond aussitôt à la menace d'abord en déclarant tous les membres des faisceaux désormais incorporés dans les escouades de combat, puis en publiant ces lignes en tête du Popolo, d'Italia L'homme d'escouade digne de ce nom, à commencer par Mussolini, lequel est homme d'escouade comme tout fasciste, répondra au décret éventuel de dissolution par sa devise ME NE FREGO (Je m'en fiche!).

Le décret ordonnant la dissolution des corps armés civils paraît le 24 décembre.

Le dé en est jeté. Avec l'année 1922, le fascisme entre dans sa troisième phase. Après l'action de rue et de place dirigée contre le maximalisme, après les expéditions punitives, il va se prendre au gouvernement même du royaume; il va conquérir les cités, il va marcher sur Rome.

s

Les années qui précédèrent la marche sur Rome écrit Mussolini furent des années durant lesquelles les nécessités de l'action ne tolérèrent pas les recherches ou les élaborations doctrinales complètes. On discutait, mais ce qui était plus sacré et plus important on mourait. On savait mourir. La doctrine toute formée, avec division en chapitres et en paragraphes et encadrement d'élucubrations pouvait manquer; mais il y avait, pour la remplacer, quelque chose de plus décisif la foi. Et pourtant, quiconque ravivera ces souvenirs en s'aidant de livres, d'articles, de vœux de congrès, de discours petits et grands, quiconque sait fouiller


et choisir, trouvera que les fondements de la doctrine furent jetés tandis que la bataille faisait rage (4).

Les < fondements de la doctrine, on les rencontre en effet dans les résolutions d'un congrès que les faisceaux tinrent à Rome au mois de novembre 1921. Les voici La Nation n'est point la simple somme des individus vivants, ni l'instrument des partis à l'usage de leurs fins propres, mais c'est un organisme comprenant la série indéfinie des générations dont les individualités singulières ne sont que des éléments éphémères. Et c'est la synthèse suprême de toutes les valeurs, matérielles et immatéfielÏes, de la race. L'Etat est l'incarnation juridique de la Nation.

Les institutions politiques sont des formes efficaces dans la mesure où les valeurs nationales y trouvent expression et garantie.

Les valeurs autonomes des individus et les valeurs communes à plusieurs individus, exprimées en personnes collectives organisées, doivent être secondées, développées et protégées, mais toujours dans le cadre de la Nation, à laquelle elles sont subordonnées.

Sur l'itinéraire de la révolution fasciste, il importe de marquer cette étape.

§

Ce congrès de Rome de 1921 avait montré que la capitale du royaume était encore rebelle au fascisme. Les chemises noires, assemblées à l'Au~u~cum, y avaient été attaquées, assiégées, insultées. On trouva un matin deux ou trois jeunes fascistes poignardés sur le pavé du quartier populaire San Lorenzo. Au surplus, les séances du congrès firent paraître l'étonnant bariolage des troupes mussoliniennes. Il fallut toute l'éloquence du Duce et, plus encore peut-être, tout l'effort de la parole étrangement lente et passionnée de Michele Bianchi, son lieutenant, pour faire taire par instants tes

(4) Enctc!ope~<a ~ah'ana. X7V. FASCISMO.


clameurs et pour apaiser quelque peu les esprits. Ainsi naquit, dans le tumulte, ce qu'on appela depuis lors le P. N. F.: le parti national fasciste.

Ce sont là sans doute les raisons pourquoi l'on s'entêta longtemps encore, dans les milieux politiques romains et ce ne fut pas leur première ni leur moindre erreur à ne voir dans le. fascisme qu'un phénomène passager, un accident de la vie nationale d'après-guerre. A Montecitorio même, on ne pensait point autrement. On y alla jusqu'à croire que d'habiles manœuvres parlementaires, en isolant le nouveau parti à la Chambre des Députés, pouvaient le discréditer et ruiner tout le fascisme dans le pays. Sous l'œil bienveillant du premier ministre Bonomi, une sorte de cartel des gauches se forma, qui espérait, par des discours, par des motions, par des ordres du jour, procurer le désarmement des faisceaux. Jamais on n'avait tant parlé qu'en ces jours-là, dans les milieux politiques de gauche, de collaboration socialiste, de participation socialiste au pouvoir'et même (l'expression ne date point d'hier) de <s préjugé favorable » à l'endroit d'un gouvernement radical. Nihil sub sole novum. Seulement, tout parti constitutionnel qui accepte l'alliance d'un parti révolutionnaire joue gros jeu, et la démocratie italienne se trouva prise alors entre le fascismè et le marxisme, deux dangers égaux pour elle.

Une attaque savante fut déclenchée à Montecitorio, le 17 février 1922, contre le petit groupe des trente-quatre députés fascistes. Elle est demeurée célèbre, dans les annales parlementaires italiennes, sous la désignation de motion Ce~ Il s'agissait, en invitant le gouvernement à prendre toutes les mesures nécessaires pour « restituer au pays 7es conditions indispensables à la vie en commun pacifique des classes, dans le respect de la liberté de ~raMï~ et d'organisation e~ dans l'obéissance à la loi >, de détacher la droite libérale du fascisme et d'isoler de la


sorte le groupe Mussolini au parlement. En soutenant cette motion, soit par leur vote, soit par une abstention habilement motivée à la tribune, les socialistes entendaient donnèr à l'ordre du jour son vrai sens. L'honorable Modigliani, socialiste, défendit éloquemment, au cours de la séance, la majesté de la loi proclamée par la motion Celli. Mais, aussitôt après lui, Mussolini se leva de son banc et observa:

Si les paroles ne sont point vaines, l'ordre du jour signifie que les classes existent et que personne ne songe à les supprimer par la violence.

Puis, se tournant vers la gauche

Or, m'adressant aux socialistes, je leur dis cet ordre du jour signifie donc que, même par votre seule abstention, vous allez exprimer votre conviction que les classes doivent exister et qu'il doit y avoir entre elles un régime de vie en commun pacifique. Donc, plus d'occupation de fabriques? Donc plus de grèves générales politiques?. Mais il y a plus encore, dans cet ordre du jour on y proclame la nécessité de l'obéissance à la loi de cet Etat et de ses institutions, à la loi existante. Donc vous allez ou la plupart d'entre vous vont même en s'abstenant, s'engager dans la voie de la légalité monarchique ?

Enfin, poussant sa pointe: Quant à nous, nous déclarons et je parle au nom de tous les groupes de droite que nous voterons la première partie de l'ordre du jour.

La manœuvre du cartel tacite était déjouée. Dans la confusion qui s'ensuivit, ce fut, cette fois encore, le ministère qui sombra.

Après Bonomi survint, très péniblement, Facta, giolitien. Ce nom seul rappelle où en étaient les choses. Les arrestations de fascistes, les perquisitions reprennent leur cours journalier. Et aussi, des deux côtés, les


meurtres, les <: journées~, les manifestations violentes, avec accompagnement, du côté socialiste, de grèves sans cesse renouvelées grève générale des ports, à Spezia, à Livourne, à Gênes, à Ancône, à Bari; grève générale des fonctionnaires communaux; grève de la métallurgie à Brescia et à Milan. Les escouades fascistes se mêlent maintenant d'occuper les villes Ferrare, Crémone, Novare, Ravenne. Dans cette bagarre qui secoue toute la péninsule, Facta n'est déjà plus qu'un fantôme vacillant. Il s'évanouit même pour quelques jours, à la mijuillet de 1922, et l'on reparle d'un ministère de cartel; car les parlementaires socialistes quêtent maintenant sans pudeur des portefeuilles, nonobstant le veto intransigeant de la direction du parti. Il est question aussi d'un ministère Orlando, et d'une seconde édition d'un ministère Bonomi. Finalement, c'est l'honorable Facta qui se remplace soi-même.

Alors, décidément immobilisé et impuissant sur le terrain politique parlementaire, le socialisme italien va tenter sa dernière chance dans le domaine économique. Toutes les organisations ouvrières hostiles au fascisme se groupent en une Alliance du Travail et décident, pour le 31 juillet 1922 à minuit, une attaque soudaine et générale d'un nouveau genre la grève « légalitaire On avait eu jusque-là des grèves générales révolutionnaires, des grèves dont le but était d'abolir la légalité pour ouvrir les portes à la révolution prolétarienne. On eut en Italie, à cette époque mémorable, une grève socialiste destinée à rétablir la légalité bourgeoise. La riposte fasciste ne se fait pas attendre. Au soir de ce même 31 juillet 1922, la direction du P. N. F. répand dans ses fédérations provinciales les instructions suivantes

Mobilisation immédiate de toutes les forces fascistes;' quarante-huit heures après la déclaration de grève, en cas de carence gouvernementale, occupation de tous les chefs-lieux


de province; contrôle des croisements de routes; s'il est nécessaire, représailles foudroyantes.

Voici en quels termes exacts le fascisme exprime sa volonté à l'endroit du gouvernement

Nous accordons un délai de quarante-huit heures à l'Etat pour qutil donne la preuve de son autorité vis-à-vis de tous ses subordonnés et de tous ceux qui attentent à l'existence même de la Nation. Passé ce délai, le fascisme reprendra sa pleine liberté d'action et se substituera à l'Etat, qui aura encore une fois démontré son impuissance,

Ainsi, cet ultimatum ne s'adressait plus seulement au gouvernement Facta. Il menaçait l'Etat même, l'Etat libéral, le régime présent du royaume. L'Etat fasciste prenait position en face de l'Etat démocratique parlementaire, et le défiait.

La guerre sociale sévit du 1" au 4 août. Dans les premières quarante-huit heures, le fascisme assure par ses propres moyens les services publics essentiels. Puis il engage une offensive contre tous les hôtels de ville socialistes et contre tous les sièges des organisations rouges. Il s'empare, entre autres, du Palazzo Marino, à Milan, et dévaste (pour la seconde fois) l'Avanti!. Dès le 2 août, il y a du flottement, des défections dans les troupes adverses. La débandade s'aggrave le 3 août. L'Alliance du Travail ordonne la cessation de la grève. Le 5, la ligue ouvrière antifasciste commence à tomber en javelle. C'est la défaite. C'est plus que la défaite c'est là débâcle. L'Etat n'a rien fait. Mussolini peut dire `

H. y a désormais deux Etats dans l'Etat, deux milices, deux gouvernements, deux commandements. Je suis le Mustapha Kemal Pacha d'une Milan-Angora prompte, irrégulière, victorieuse, en opposition à une Rome-Constantinople usée et paralytique l'éternelle Byzance.

Et, le 24 août 1922, à Lévanto, il déclare:


On nous demande un programme. Eh bien, notre programme est simple nous voulons gouverner l'Italie. Si le gouvernement n'a pas la manie du suicide, il nous laissefa ouverte la voie légale. Autrement, quand le coup de cloche aura sonné, le fascisme bondira comme un seul homme pour l'ultime et décisive bataille, dont l'objectif est Rome. En attendant, les escouades fascistes continuent de se substituer au gouvernement, cette fois pour établir l'ordre italien dans le Haut-Adige et le Trentin. Le 2 octobre, les chemises noires, débouchant dans Bolzano, envahissent l'hôtel de ville et l'occupent. Le 4 octobre, des escouades opèrent leur concentration sur la place Dante, à Trente, et forcent les portes du palais de la junte provinciale administrative.

En parfaite possession de la « technique du coup d'Etat Mussolini prend ses dernières dispositions pour la conquête de Rome.

§

Il fait précéder son action décisive de quatre grands discours, dont le premier a déjà été prononcé à Udine, le 20 septembre 1922, avant que les escouades fascistes de la Lombardie et de la Vénétie fussent lancées à l'assaut de Bolzano et de Trente. Les trois autres harangues, celle de Crémone (24 septembre), celle de Milan (4 octobre), celle de Naples (24 octobre) sont comme d'ultimes coups de marteau qui résonnent d'un bout à l'autre de la péninsule et annoncent le lever de rideau, dans le royaume d'Italie, d'une scène politique entièrement transformée.

Si la Couronne ne s'oppose pas à la révolution fasciste, sr elle s~mptffTttse avec elle, nous l'accepterons, a déclaré le Pu.ce à Udine.

Mais les jours du régime libéral semblent être comptés. Les événements se précipitent. La révolution fasciste


est, à la fin du mois d'octobre 1932, réglée dans tous ses détails, comme un mouvement stratégique. En voici le plan généra!:

1 "Mobilisation des forces fascistes et occupation des édifices publics, préfectures, hôtels de ville, casernes, postes, télégraphes et téléphones, dans les principales villes du royaume. 2° Concentration des chemises noires à Santa Marinella, Pérouse, Monterotondo et Volturno. Quartier général Pérouse réserves Foligno.

3° Ultimatum au gouvernement Facta en vue de la cession générale des pouvoirs publics.

4° Entrée à Rome et prise de possession des ministères. En cas d'échec, les milices fascistes se réplieront vers l'Italie centrale, sous la couverture des réserves concentrées dans l'Ombrie; un ministère fasciste sera constitué dans une ville de l'Italie; sitôt que les chemises noires se seront reformées dans la vallée du Pô, on reprendra la marche sur Rome, jusqu'à la victoire.

Un « quadrumvirat secret d'action composé de Michele Bianchi, Emilio De Bono, Cesare Maria De Vecchi, Italo Balbo, a été constitué à Milan, le 16 octobre, et Mussolini tient prête une proclamation au peuple italien, déclarant « le gouvernement déchu, la Chambre dissoute, le Sénat ajourné (5).

Le dernier conseil de guerre a lieu, le 25 octobre, à Florence, où se rencontrent tous les commandants de zone. Le 26, le quadrumvirat fait transmettre l'ultima'tum au gouvernement Facta. Mussolini est à Milan où il accomplit sa tâche quotidienne au Popolo d'Italia. Il va le soir au théâtre. Dans le même temps, à Rome, les ministres offrent leur démission au chef du gouvernement. Le 27 octobre, à minuit, les escouades fascistes entrent en action et occupent, notamment dans le nord de la péninsule, les édifices publics des villes principales. C'est encore de son bureau directorial du Popolo d'Italia, (5) Il supprimera cette déclaration !c 27 octobre.


rue Lévahio, à Milan; que Mussolini à ordonné la marché dé sa révolution. A Romé, le conseil des ministres, siégéant en permanence aU Vimihal, décrète l'état dé siège. Des affiches ofncielles paraissent sur les murs de la ville. Mais le bruit se répand que le décret a été pris à l'insu et contre la volonté du roi et se trouve, par là même, entaché de nullité. Dans la journée, cette nouvelle se confirme. Cependant, les concentrations fascistes s'opèrent sans incident, dans l'ordre prévu. Le président du conseil a pris, à Rome, quelques mesures de résistance. Les Habitants s'acheminent vers les portes de la ville pour y contempler curieusement lès fils de fer barbelé, lès chevaux de frise, les longs canons qui regardent la Campagne. Mais, dans les milieux officiels, l'inquiétude va grandissant. On s'agite. On broche combinaison sur combinaison: ministère Giblitti, ministère de concentration nationale, ministère Orlando, ministère Salandra. Dans la huit du 28 au 29, uri coup de téléphone parti du ministère de l'Intérieur oEfre à Mussolini quatre porte- feuilles fascistes dans un éventuel cabinet Salandra. Il les refuse dédaigneusement. Aux abords de la capitale, la pression des troupes fascistes commence à Se faire sentir; augmente, se précise. Des détachements de chemises noires gardent les lignes de chemin de fer dont elles ont pris soin d'enlever des tronçons. La centrale électrique de Tivoli et les conduites d'eau de la ville sont pareillement sous le contrôle du fascisme. Le dépôt d'armes de Terni lui appartient.

Le 29 octobre, le quadrumvirat établi à Pérouse donne mission à l'un de ses membres; De Vecchi, de traiter, à Rome, avec l'honorable Salandra en vue de là solution dé la crise. Les deux hommes se rendent ensemble auprès du roi vers 10 heures du matin.

Deux heures plus tard, le conducteur de la révolution, toujours à Son bureau de Milan, 's'entend appeler au téléphone Par 'ordre de Sa Majesté, le </e7tera/ Cittadini 34


invite l'honorable Pe/<o Mussolini à venir d'urgence au Quirinal pour recevoir la mission de former le cabinet. Prudent, Mussolini se fait confirmer cette communication verbale par télégramme. La dépêche officielle arrive au bureau de la rue Levanio à 14 heures précises: Honorable Mussolini Milan Sa Majesté le Roi vous prie'de vous rendre d'urgence à Rome, désirant vous offrir la mission de former le nouveau cabinet. Respects. Gén. CITTADINI.

Au soir de ce même jour, 29 octobre 1922, tandis qu'un numéro spécial du Popolo d"7~a/ta répand du nord au sud de la péninsule la nouvelle de la victoire fasciste, le nouveau président du conseil prend à Milan, à 20 h. 30, le rapide pour Rome.

Il arrive à la capitale du royaume le 30 octobre, à 10 h. 40 du matin.

Dès qu'il apparaît, vêtu de la chemise noire, tête nue, sur la place de la gare de Termini, un groupe de ses partisans l'acclame et l'entoure. Il semble très ému. Il monte dans une automobile, au milieu des ovations populaires, avec plusieurs de ses lieutenants, et se rend au Quirinal. Introduit auprès du souverain, ses premières paroles sont (paraît-il):

« J'apporte à votre Majesté l'Italie de Vittorio Veneto, reconsacrée par de nouvelles victoires

Il sort du palais à midi et jette à la foule, en passant, cette déclaration

« Citoyens, dans quelques heures, vous aurez non pas un ministère, mais un gouvernement. p

Le lendemain, 31 octobre, environ 40.000 chemises noires qui ont pris part à l'investissement de Rome sont admises à défiler devant le roi. Troupes bien étranges, que ces guerriers de la révolution fasciste, la plupart très jeunes, quelques-uns encore enfants, vêtus de vieilles capotes de soldats, de grossières pèlerines, de molletières


ruisselantes de pluie, armés de fusils, de poignards, ou sans arme aucune! Ils passent en criant encore: A Romal A .Roma/ et Viva il .Re/ Viva Mussolini! Viva /'E.;erc~o/ 1

Ils évacueront la capitale le soir même.

C'est avec cette armée-là, par la seule menace de la violence, que Mussolini a conquis le pouvoir. Il a terrassé sans grand'peine, finalement les hommes du régime. Sans doute va-t-il se prendre aussitôt à ses institutions ?

§

Les révolutions sont faciles à faire, mais elles sont difficiles à accomplir constatait Dupin, qui fut, à la fois homme politique et jurisconsulte.

Il semble que Mussolini eût dû procéder sans retard à ce qu'on appelle, en droit public, une instauration de fait, c'est-à-dire chasser le parlement, proclamer la dictature et réformer, par voie d'autorité ou en s'aidant d'une Constituante fasciste, le Statut du royaume. Rien de cela.

Mandaté constitutionnellement par le souverain, il n'agit point autrement que n'eût fait un Giolitti, un Salandra ou un Nitti il forme un nouveau ministère, un ministère de concentration, avec des libéraux, des démocrates, des catholiques populaires, des nationalistes, un cabinet où le fascisme n'a point même la majorité et il demande au roi de bien vouloir donner l'investiture à ce ministère. Puis, selon l'usage, il convoque la Chambre et se présente devant elle pour donner lecture de la déclaration du gouvernement. Jusque-là, les formes sont respectées. Les seules nouveautés résident dans l'origine de la crise ministérielle et dans la façon très insolite, évidemment dont elle a été résolue le roi n'a pas eu à tenir compte d'un vote de la Chambre pour désigner. le successeur de l'honorable Facta. Mais, après


tout, le Statut n'imposait pas au roi de prendre en considération la volonté parlementaire.

-t. t. -'<

Ce qui fut vraiment extraordinaire, ce fut la manière dont le nouveau président du conseil harangua Ie~ députés, le 16 novembre 1922, l'ôrsqu'il parut pour la première'fois devant eux

Messieurs, la démarche que j'accomplis aujourd'hui dans cette salle est un acte de courtoisie, de pure forme, pour. lequel je ne réclame de vous nulle reconnaissance spéciale. Je me suis refusé à pousser plus loin ma victoire. J'aurais pu l'exploiter à fond. Je pouvais faire de cette salle sourde et grise un bivouac pour mes escouades. Je pouvais verrouiller le parlement et constituer un gouvernement de pure couleur fasciste. Je le pouvais. Mais je ne l'ai point voulu, pour les premiers temps du mofns. J'ai formé un gouvernement de coalition, non pas dans le dessein de m'assurer une majorité parlementaire, mais à seule fin de rassembler, au secours de la nation moribonde, tous les hommes qui, par-dessus les partis, veulent sauver cette nation. C'est à la Chambre de sentir sa position particulière, laquelle la rend passible de dissolution dans le délai de deux jours, ou de deux ans. La Chambre italienne du 15 mai 1921 accepta 'cela. Elle accepta de vivre sous la menace d'une secôhde vague de chémises noires. Elle accorda au nouveau ipremiér ministre les pleins pouvoirs, le jour même qu'il les lui réclama. Puis, s'étant de la sorte condamnée au silence, elle se résigna à voir le chef du gouvernement prendre ses inspirations dans une assemblée située hors de l'Etat: le Grand Conseil du fascisme.

Cependant la révolution, provisoirement et ce provisoire dura plus de deux années ne toucha pas, du moins extérieurement, à l'édifice de l'Etat.

Il y eut, dans ces deux années phénomène politique étrange un gouvernement fasciste dans un Etat libéral, une force révolutionnaire qui témoignait vouloir conserver'les institutions d'un régime déchu.


Les historiens fascistes voient généralement dans cette temporisation du dictateur, dans ce ralentissement ou ce retardement de la révolution des chemises noires, une suprême habileté de Mussolini, son 6eMMStmo m~anno: il s'agissait pour lui de faire sortir sans geste brutal, sans rien casser un nouveau régime de l'ancien, de faire accoucher l'Etat libéral d'un Etat fasciste. Accomplir une révolution véritable, < totalitaire sans qu'il y ait solution de continuité « vacance de la légalité comme dit l'autre entre les deux régimes, choisir son heure pour procéder à loisir à la transformation juridique de l'Etat il faut pour cela, certes, un talent, on peut dire un génie; qui n'est pas donné à tous les chefs révolutionnaires. Est-il bien sur cependant- que le Duce ait eu comme Richelieu les intentions dp tout ce qu'il fit?

Les historiens fascistes n'ont probablement raison qu'en par.tie dans leur assertion. La vérité est peutêtre~ simplement que Mussolini ne détruisit pas l'Etat libéral immédiatement âpres la marche sur Rome parce qu'il ne savait pas encore au juste, à ce moment-là, ce qu'il pourrait bien mettre à sa place. La révolution fasciste n'était point née, comme la révolution française, d'un bouillonnement séculaire d'idées. Elle n'avait pas eu, comme la révolution russe, un architecte méticuleux. Elle vécut un peu au jour le jour, et les lois y sortirent de la vie plus que la vie n'y sortit des lois. Mussolini, ayant réuni ses ministres, quelques semaines après la constitution du cabinet, leur tint ce langage

La tâche historique qui nous attend est celle-ci faire de la Nation un Etat, c'est-à-dire une idée morale qui s'incarne, qui s'exprime dans un système de hiérarchies individuelles, responsables, dont les membres sentent l'orgueH et le privilège d'accomplir leur devoir. J'entends reconduire par tous tes moyens toute la Nation à une discipHne identique, qui sera


supérieure à toutes les sectes, à toutes les factions et à tous les partis.

Très bien; par là le chef fasciste demeurait dans la ligne de son « mouvement Il reprenait les « fondements de programme élaborés on l'a vu l'année précédente, par le congrès de Rome de novembre 1921. Mais il ne faisait que poser de nouveau un principe, marquer des tendances, donner une directive, exprimer une fois de plus une volonté de révolution. Il ne disait encore rien des institutions nouvelles qu'il entendait créer. Il n'accomplissait pas encore la révolution. La vérité est aussi que le chef pouvait alors prévoir les plus grandes difficultés dans ses propres troupes. Le parti fasciste et l'armée des chemises noires étaient loin de former un tout homogène. Les premiers fascistes, ceux de 1919, ne ressemblaient pas à ceux de 1920 et de 1921, et les nouvelles recrues, celles de 1922 très nombreuses, car on accourt volontiers au secours d'un vainqueur pour la plupart transfuges des syndicats rouges, différaient encore davantage des uns et des autres. Beaucoup d'éléments bourgeois n'étaient venus au fascisme que parce qu'ils avaient vu, dans la marche sur Rome, moins une révolution innovatrice qu'une contre-révolution conservatrice. Ils s'imaginaient volontiers que Mussolini avait épuisé son rôle en anéantissant le bolchévisme italien et en culbutant les organisations socialistes, et qu'il ne lui restait plus qu'à reconduire doucement au pouvoir les grands hommes politiques du passé.

Une résistance au fascisme populaire mussolinien ne tarda pas d'apparaître, à l'intérieur même du parti, chez les « agraires de la vallée du Pô, attachés à la vieille Confédération de l'agriculture, et chez les représentants de la grosse industrie lombarde et piémontaise. Dans ces milieux, on se serait volontiers contenté de la


destruction des <s ligues et des syndicats rouges; les corporations fascistes où s'organisaient les masses laborieuses sous la direction d'un Edmondo Rossoni, naguère syndicaliste de la nuance la plus foncée, ne disaient rien qui vaille. Les simples « ruraux », petits propriétaires, métayers, anciens ouvriers agricoles maintenant possesseurs d'un lopin de terre, adhéraient plus s franchement au fascisme. Ce qui ajoutait encore à la disparate, c'était l'afflux de l'élément nationaliste. A côté des chemises noires, les chemises bleues des Sempre pronti avaient, elles aussi, marché sur Rome, et le parti nationaliste n'allait d'ailleurs pas tarder à se fondre officiellement avec le P. N. F. Mais comment les tendances sociales de ces conservateurs eussent-elles pu s'harmoniser avec celles d'anciens républicains et de socialistes fraîchement convertis à la religion nouvelle? N'était-il point vraisemblable que toutes ces différences d'opinions, profondes, persistantes, ne tarderaient pas à se manifester, à creuser des fossés, à créer des courants contraires? C'est justement là-dessus que comptait l'opposition socialiste et radicale représentée par Turati, Treves, Amendola, Nitti. Elle espérait que le temps ne se montrerait point galantuomo à l'égard de Mussolini. Quant aux libéraux, maints d'entre eux s'imaginaient que le Duce finirait par abolir sa milice, et que le fascisme se résorberait dans la Constitution.

Or, le fascisme ne se résorba pas dans la constitution. C'est la constitution qui devait se résorber dans le fascisme.

Une lamentable affaire le meurtre du' député Matteotti précisément parce qu'elle menaça de ruiner la révolution fasciste en précipita le cours. Mussolini, accusé, injurié, abandonné par bon nombre de ses partisans ou de ses alliés, près de choir, eut un sursaut qui le sauva. II sut tourner à son profit la sécession parlementaire dite de l'Aventin. Dans une campagne oratoire


qu'il mena au mois d'octobre ~924, à Milan, à Rimim, à Bergame, à Crémone, Rome, il prit résplument position contre les libéraux qui, a leur congrès de Livourne, avaient décidé de lui retirer leur soutien. Fnnn, au moment même ou le déclin du fasctsme semblait avoir atteint, à Rome et dans les grandes villes du rpyaume, son point extrême, où tous les journaux non fascistes agitaient la <! question morale ou la guerre civile recommençait, où l'hymne de tous les <: subversifs s'élevait de nouveau, ça et là, dans le pays:

Bandiera rossa, bandiera rossa,

Bandiera rossa trionferà.

Mussolini, le janvier 1925, monte a la tribune de la Chambre, et, sa tête massive légèrement penchée en arrière, les yeux sous la large courbe du front dénude pleins de sombres lueurs dans leurs orbites profondes, le menton volontaire sous la lèvre lourde, il commence de parler en ces termes

Messieurs, le discours que je vais prononcer n'appartiendra peut-être pas au genre parlementaire. Il se peut que l'un de vous, quand je l'aurai Sni, trouve qu'il se. rattache, pardelà le temps écoule, à un autre discours que je prononçai dans cette même salle, le 16 novembre 19~.

Un discours de ce genre peut conduire et peut apssi ne point conduire à un vote politique.

Ce vote politique, quel qu'il soit, il faut que l'on sache bien que je ne le recherche pas. Je ne le désire pas. Je n'en ai déjà eu que trop de semblables. L'article 47 du Statut dit <: La Chambre des Députés a le droit de mettre en acctMttfton les mmt~res du Roi et de les fradmre deuant !a Hat~e-Cour de Ju~tce. Je demande expressément s'il y a dans cette Chambre, ou hors de cette Chambre, une personne qui veuille en appeler à l'article 47. C'est donc moi, messieurs, qui, dans cette enceinte, élèyerai l'accusation contre mot-même. Il paraît que j'ai fondé utn: ~c~a. Où? QUftnd? Comment?.


Et l'orateur rappelle ses efforts d'apaisement et de concorde, son attitude dans l'affaire Matteotti. Il flétrit la campagne de presse « immonde, miséraMte, déshonorante véritable < accès de nécrophilie à laquelle l'abominable meurtre a donné lieu. Puis, tout à coup, sa voix éclatant avec une âpreté singulière

.Aussi bien, messieurs, quels papillons allons-upus chercher sous l'arc de Titus? Je déclare ici, face à face avec cette assemblée et devant tout le peuple italien, que j'assume, à moi seul, la responsabilité politique ,morale, historique de tout ce qui est advenu. Si les phrases plus ou moins estropiées sufËsent pour faire pendre un homme, qu'on dresse le gibet, qu'qn sorte la corde! Si le fascisme n'a été qu'huile de ricin et matraque, et non point une superbe passion de la jeunesse italienne, à moi la faute! Si le fascisme est une association de criminels, c'est moi qui suis, ô messieurs, le chef de cette association de criminels! Si toutes les violences ont été le résultat d'un climat historique, politique, moral déterminé, à moi la responsabilité, parce que, c~ climat historique, politique, moral, c'est moi qui l'ai créé, par un~ propagande qui va de l'intervention jusqu'à ce jour.

Ici, la salle hémicycle et tribunes qui semble tendue tout entière vers l'orateur, commence de l'acclamer.

Mussolini reprend, plus calme, mais résolu Vous voyez que la sédition de l'Aventin a eu de prpfondes répercussions dans le pays. Et alors vient le moment où l'on dit la paix! Quand deux éléments sont en lutte et sont irréductibles, la solution est dans la force. Il n'y a jamais eu d'autre solution dans l'histoire. Et il n'y en aura jamais d'autre. Maintenant j'ose dire que le problème sera résolu. Le fascisme, gouvernement et parti, est en pleine possession de ses moyens. Messieurs, vous vous êtes fait des illusions; vous avez cru que le fascisme était fini parce que je le comprimais, que le parti était mort parce que je le châtiais et parce que j'avais encore l'outrecuidànce de le dire. Mais la centième partie de l'énergie que j'ai mise à le comprimer, si je la met-


tais à le déchainer, oh! alors! Cependant il ne sera pas besoin de cela, parce que le gouvernement est suffisamment fort pour briser pleinement et définitivement la sédition de l'Aventin. L'Italie, messieurs, veut la paix, veut la tranquillité, veut le calme laborieux. Ce calme, cette tranquillité laborieuse, nous la lui donnerons, par l'amour si c'est possible, par la force s'il est nécessaire. Soyez certains que, dans les quarante-huit heures qui suivront ce discours, la situation sera éclaircie sur foute la ligne. Et que tous sachent bien que notre action n'est point dictée par un caprice personnel, ni par un appétit du pouvoir, ni par une passion méprisable, mais seulement par l'amour infini de la patrie!

s

La parole du Duce relatent les journaux du temps s'est à peine éteinte qu' « une scène d'un enthousiasme délirant, indescriptible éclate dans toute la salle. On crie à plusieurs reprises Evviva Mussolini Les ministres et de très nombreux députés s'empressent autour de l'orateur et le félicitent. Le public, debout dans les tribunes, applaudit longuement. La situation est entièrement renversée.

Le 3 janvier 1925, c'est peut-être, en fin de compte, le jour où il faut situer le point 'culminant de la révolution fasciste.

§

A partir de 1925, l'histoire de cette révolution n'est plus guère, en effet, que l'histoire de sa législation. Le reste est à peu près négligeable.

Autour des idées du Duce, une abondante littérature juridique se forme, qui ne cessera pas de s'amplifier à mesure que s'instituera le nouveau régime, et qui aidera Mussolini à préciser sa propre doctrine.

« La liberté, a dit Prevost-Paradol, fait bien des idéologues, mais le contraire en fait peut-être encore plus. » Les doctrinaires fascistes se livrent à une critique impitoyable du régime démocratique parlementaire et dépensent des flots d'encre pour dévaloriser la liberté.


Le.libëralisme, écrit F. Ercole, équivaut à l'adoption d'un schéma constitutionnel dans lequel toutes les idées, tous les programmes, tous les systèmes politiques peuvent, à tour de rôle, selon la souveraineté arbitraire et capricieuse des majorités numériques, passer, mais. non s'arrêter, s'adapter, mais non se consolider.

Et le même auteur relève

« le tragique dilemme dans les spirales duquel se débat, sans jamais pouvoir en sortir, tout Etat gouverné selon la forma mentis démocratique ou bien cet Etat s'épuisera dans le vain effort de comprimer l'incoercible phénomène syndical, ou bien il se laissera bouleverser et détruire par lui. r A l'Etat libéral, vide de toute idée et de toute foi qui lui appartiennent de façon durable, passif, impuissant à résoudre le problème le plus angoissant de l'époque, celui de l'Etat dans l'Etat, on oppose l'Etat fasciste, plein, fort, volontaire, vainqueur, sûr de soi et de son avenir.

Voici, pour conclure, la liste des principales lois révolutionnaires fascistes qui, de 1925 à 1929, viennent affermir la structure de cet Etat nouveau.

La loi du 24 décembre 1925, sur les attributions et prérogatives du Chef du Gouvernement Premier Ministre, Secrétaire d'Etat, rend l'autorité exécutive totalement indépendante de la volonté des assemblées représentatives le chef du. gouvernement devient, de même façon, le maître absolu de ses ministres, qu'il déplace, disgracie ou congédie à son bon plaisir, restituant ainsi à ce nom de ministre une bonne part de son sens étymologique la Chambre des députés n'est plus qu'une institution consultative; la seule interprétation valable de la volonté nationale, c'est toujours, finalement, le chef du gouvernement qui l'impose (6).

(6) Le mot « nation doit être entendu, selon tes Fondements du fascisme (v. p. 522), comme « la série indéûnie des générations » ainsi se justifte aux yeux des doctrinaires fascistes le dessaisissement du suffrage universel et des institutions représentatives.


La loi du 3 avril 1926 stu* ~a discipline jurtdtgue des rapport collectifs du travail, que sucrent, en 1927, les déclarations de la CTto~ du rrauatt, en n'octroyant la personnalité de droit public .qu'au syndicat fasciste et en t'instituant unique représentant de tous les < producteurs (employeurs et employés) pour chaque catégorie de professions, insère ce syndicat fasciste dans l'Etat, en fait un organe dp l'Etat et abolit toute autre association professionnelle.

La loi électorale du 17 mai 1928 « discipline le suffrage universel en ordonnant que le Grand Conseil, après s'être inspiré dans une mesure dont il est seul juge des propositions des organisations syndicales, désigne au corps électora]t les députés qu'il convient d'élire et lui pose cette simple question

<: ~pprout~ez-~ous la liste des députés désignés par le Grand Cp~-s~ na<;ona~ du /'asctsme? (pu! ou n&n?) La loi du 9 décembre 1928 et celle du 14 décembre 1929 sur la formation et les /'onc<t07ts du Grand Con~e~

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légitimpnt tardivement un é~at de fait créé par l'avènement du fascisme au pouvoir. Le Grand Conseil, l'autorité la plus considérable du régime après le premier minis.tre, formant auprès de celui-ci une sorte d'état-major politique, <s remplit les doubles fonctions d'intermédiaire entre le gouvernement et toutes les forces organisées de la nation et d'organe consultatif en matière politique » (7). Il ne siège qu'en conclave. Il touche, par certatnes de'ses attributions, aux prérogatives de la Cou-

4 `

ronne.

La loi du 14 décembre 1929' fixe encore, constitutionnellement, le rôle du parti fasciste dans le régime. En vertu de ces dispositions, le part) devient un organe politique de l'Etat fasciste, de même que le syndicalisme fasciste est devenu, par la loi du 3 avril 1926, un organe économique de cet Etat.

(7) Rapport du projet de tôt par )e garde des sc'eaux.


C'est ainsi que'toute force organisée dans le pays entre juridiquement au service du nouveau régime. Tutto hef/o Stato, nu~d contro 7o Sfato, nulla /'uort dello Stato, a décrété Mussolini.

Et le fascisme, ayant bâti de.la sorte, sait consolider et protéger son édifice. La milice volontaire de sécurité nationale, issue des escouades fascistes, continue d'assurer <s la garde de la révolution :t.. La loi sur les sociétés secrètes (nov. 1~25) a banni la franc-maçonnerie. Des décrets ont « discipliné la presse. La loi du 25 novembre 1826 pour la défense de FEfaf a institué un tribunal spécial, nanti de pouvoirs terribles, qui réprimé inexorablement tout délit politique (car le délit politique, sous le nouveau régime, est tenu pour un méfait plus grave que le délit de droit commun). Enfin, la magistrature dit traua~, introduite par la loi syndicale, juge sans appel dans les conflits économiques et rend également impossibles, la grève et le lock-out. Tout cela constitue une maçonnerie ingénieuse et probablement durable. M. Mussolini 'a comparé l'Etat fasciste « totalitaire son œuvre, à une pyramide massive au sommet de laquelle il n'y a place que pour un homme: lui-même. L'image est tout à fait juste. L'Etat mussolinien, l'Etat corporatif fasciste, lentement élaboré par une équipe de légistes subtils les <: Solons de la ré~volution selon le plan général du chef, c'est peut-être, après tout, la meilleure réussite, la plus complète et la phis vaste, de cette « 7!rarc7ue ce~ra~.s~e si chère à un ministre de notre Second Empire, M. de Persigny, lequel n'appréhendait rien tant que de voir « l'autorité mise au pillage par la liberté

Comme défenseur de l'autorité contre la liberté, l'Etat fasciste est sans doute, parmi tous les Etats modernés, celui qui fait la plus ferme contenance. C'est bien, à ce point de vue, une manière de chef-d'œuvre.

HENRY MASSOUL.


LE SECRET DE JEANNE D'ARC' t

LA PUCELLE D'ORLEANS

Ainsi acceptée par l'Eglise, Jeanne peut enfin entreprendre sa mission. Elle partira donc pour Orléans avec une petite armée de secours. Quel sera son rôle? Commandera-t-elle cette armée? Non, les capitaines qui dirigeront les opérations, Gille de Rais, le maréchal de Boussac, l'amiral, Culen, La Hire, Ambroise de Loré, n'écouteront même pas ses avis et s'efforceront de la tenir toujours en dehors de leurs conseils. Du reste, même après les succès d'Orléans et de Patay, les chefs, sauf d'Alençon, se montreront toujours très sceptiques au sujet des capacités stratégiques de Jeanne. Pourtant, dans la lettre qu'elle adresse à ce moment aux Anglais, la Pucelle s'intitule elle-même « chef de guerre ». Si elle n'en possède pas les attributions, on lui en confère, du moins, les honneurs, et quels honneurs

Cette bergerette, cette <: vilaine », est armée en chevalier on lui fait exécuter un étendard et une bannière personnels; elle a un blason sur champ d'azur, une colombe d'argent, portant dans son bec une banderole sur laquelle sont tracés les mots « De par le Roy du Ciel Ce n'est pas tout; on lui donne une véritable maison militaire un écuyer, Jean d'Aulon, membre du Conseil royal, « l'un des meilleurs hommes du royaume comme l'atteste Dunois; deux pages, Louis de Contes, également de bonne noblesse, et Raymond; un aumônier, Jean Pasquerel; un maître d'hôtel et même, distinction quasi royale, deux héraults d'armes. (1) Voir numéro du 15 octobre.


Que voici des honneurs fort surprenants, surtout à cette époque du Moyen Age, tout imprégnée d'idées de féodalités et de .privilèges nobiliaires! Ces idées étaient si bien ancrées dans la conscience des gentilshommes que, deux cents ans plus tard, elles s'exprimaient encore avec violence. Lorsque, aux Etats Généraux de 1614, un oratur du Tiers-Etat déclara que les Français ne formaient qu'une seule famille, dont les seigneurs étaient les aînés et les gens du Tiers les cadets, les députés de la noblesse s'en plaignirent hautement au roi « C'est une grande insolence, déclara son président, le baron de Sénécé, de vouloir établir quelque sorte d'égalité entre le Tiers et la Noblesse, car il y a entre eux et nous autant de différence comme entre le maître et le valet. Ces mêmes nobles demandèrent dans leurs cahiers qu'il fût interdit à tout roturier de <: porter arquebuse, ni pistolet, et de se vêtir eux et leurs femmes comme des nobles Or, Jeanne porte armure et épée, elle est habillée richement, elle possède ses étendards, son écuyer, ses pages. A qui s'adressent ces honneurs? A la guerrière victorieuse, au vainqueur d'Orléans, de Patay? Non, à ce moment, Jeanne n'a encore rien fait. A la vierge inspirée, à la sainte? Non encore. Si le peuple, plus sensible au rayonnement invisible de l'âme, « adorera ses images et ses statues, comme si elle était déjà béatifiée si les bonnes femmes de Bourges viendront en foule pour lui faire toucher leurs chapelets, si le bruit public lui attribuera des miracles, ce ne sera que pous tard; et, du reste, Jeanne sera la première à en rire, ou le plus souvent l'ignorera. Quant à ses compagnons, ils ne la considéreront jamais avec ce sentiment de dévotion qu'elle inspirera au peuple. Et puis, honore-t-on les saintes en les armant en chevaliers, en les entourant d'un appareil guerrier?

L'entrée de Jeanne à Orléans se fit le 29 avril, à la nuit; était-ce, comme on l'a dit, pour éviter la grande affluence


de la foule? Ceci paraît bien peu probable et ne cadre aucunement avec les soins qu'on avait apportés à préparer la popularité de la Pucelle, principalement à Orléans, où Dùnois annonçait son arrivée depuis le ihois de février. Quoi qu'il en soit, si telle avait été la raison de l'arrivée tardive de la Pucelle, le résultat obtenu fut tout opposé. L'entrée de Jeanne fut celle d'un souverain dans sa bonne ville. Les rues étroites de là ville étaient ndires de monde; des vieillards et des jeunes gens, des femmes et des enfants s'y pressaient dans l'attente fiévreuse de celle qui devait les délivrer dé l'ennemi. Cette <: vierge venue des Marches de la Lorraines, entourée déjà de l'auréole d'une mystérieuse légende, exaltait les imaginations. Un long cri, une acclamation retentit au loin, s'étendit cothme un appel de joie de rue en rue, de quartier en quartier. Une lueur perça la nuit celle des torches qu'on portait devant Jeanne; cette lueur s'agrandit, remplit la rue, faisant ressortir de l'ombre les façades des maisons, sculptant les visages tendus de la foule, accrochant des lumières dansantes sur l'éclat d'une armure ou sur l'or d'une huque. Puis, subitement, le cri de la foule s'enfla. Derrière les porteurs de torches, deux cavaliers étaient apparus Dunois, le beau, le galant, le brave Dunois, idole des Orléanais, frère de leur duc prisonnier, et, à sa droite, sur un cheval richement caparaçonné, un jeune chevalier dans Une armure étincelante, tête nue, le visage rond, juvénile, riant, audacieux sous la couronne de jais d'une chevelure coupée en rond: La Pucelle.

A ses côtés, un tout jeune page, presque un enfant, portait une bannière qui claquait au vent de la nuit et dans les plis de laquelle paraissaient de riches images ,et les lys de France.

Une poussée formidable projeta en avant les premiers rangs de la foule; l'enthousiasme s'était transformé en délire; c'était à qui toucherait, comme une relique mi-


raculeuse, l'armure de la Pucelle, ou même son cheval. Débordés, les porteurs de torches reculèrent; l'un d'eux fut bousculé si rudement vers le page de la Pucelle que la torche qu'il tenait mit feu à l'étendard. Jeanne aimait son étendard « quarante fois plus que son épée elle remarqua le danger qu'il courait et, exçitant son cheval des éperons, elle lui fit faire sur place une savante volte, saisit des deux mains la bordure du fanion et éteignit le feu.

Accompagnée de la foule, Jeanne se rendit d'abord à l'église de la Sainte-Croix, où elle rendit grâce à Dieu, et ensuite à la maison de Jacques Boucher, trésorier du duc d'Orléans, auprès de la porte Regnart, dans le voisinage du fort anglais de Saint-Laurent.

La bergerette de Domrémy, après avoir été l'hôte du roi à Chinon, devenait celle du duc Charles à Orléans. Mais, chose singulière, cet honneur fut strictement limité à Jeanne elle-même. Les frères de Jeanne et ses compagnons, Jean de Novelonpont et Bertrand de Poulengy, reçurent l'accueil le plus cordial, mais furent logés au dehors.

H faudrait suivre jour par jour et presque heure par heure cette surprenante campagne d'Orléans, dont la Pucelle, sans aucun commandement effectif, fut cependant la véritable animatrice. Si les chefs de guerre possédaient l'armée en mains, Jeanne, elle, exerçait une influence illimitée sur le peuple, la bourgeoisie, la milice; pour eux, elle était « la Pucelle d'Orléans Son allure, son ton, sont autoritaires; elle parle rudement aux plus grands che~s, se met facilement en colère, et, alors, tout plie devant sa volonté. « Vous êtes un méchant homme crie-t-elle à Gaucourt qui refuse de lui ouvrir les portes de la ville pour une sortie qu'elle veut faire, et Gaucourt s'empresse d'obéir. Comme le copseil de guerre essaye de lui cacher une feinte projetée contre l'ennemi « Dites ce que vous avez conclu et.ap-


pointé! s'écrie-t-elle, je cèlerai une bien plus grande chose que cela. Et, en colère, elle se met à marcher de long en large sans vouloir s'asseoir. Les seigneurs effrayés se tienent cois, sans oser dire un mot. Puis Dunois, qui est plus familier avec Jeanne, se décide à parler. < Jeanne, ne vous courroucez pas, dit-il doucement, on ne vous peut pas tout dire à une fois; ce que le chancelier vous a dit a été conclu et appointé. Et il se met à expliquer à la Pucelle, qui s'en montre satisfaite, le véritable plan qui avait été décidé.

Orléans est délivré. Puis c'est la foudroyante campagne de la Loire; du 9 au 18 juin, les Français prennent Jargeau, Meung, Beaugency, infligent à Talbot l'écrasante défaite de Patay. Partout la Pucelle est l'âme de l'attaque, elle pousse sans répit les chefs et la troupe. A Patay, elle accepte l'aide du connétable de Richemond, malgré l'ordre exprès du roi, qui le déteste. A cette entrevue entre les chefs français et le connétable assiste d'Alençon, prince du sang et commandant en chef; pourtant, ce n'est pas lui qui décide, ordonne, pose des conditions, c'est Jeanne. Du reste, c'est à elle que le hautain Richemond « s'adresse humblement en la suppliant d'intercéder en sa faveur, promettant d'employer au service du souverain son corps, sa puissance et tout sa seigneurerie

Comment l'orgueilleux, l'intraitable Richemond pouvait-il avoir l'idée de « supplier la bergerette, alors qu'il était plus compatible avec son honneur de prince quasi souverain de s'adresser à d'AIençon, son égal, et, de plus, commandant en chef? C'est que le connétable savait que le roi avait octroyé à la Pucelle « puissance de pardonner et remettre toutes offenses commises èt perpétrées contre e luy et son authorité Jeanne était donc revêtue, seule avec le roi, d'un privilège souverain le droit de grâce. Après les victoires de la Loire, Charles VII, retombant dans sa paresseuse et égoïste nonchalance, était disposé


à se contenter des résultats acquis pour pouvoir traîner de nouveau ses languissants loisirs de châteaux en châteaux. Mais, pour Jeanne, il n'en était pas ainsi. Après avoir terminé la première partie de sa mission la délivrance d'Orléans, il lui fallait en accomplir la seconde: sacrer le roi à Reims, pour pouvoir exécuter ce qui lui tenait particulièrement à cœur: la délivrance du duc d'Orléans. Son avis finit par triompher. L'armée prit la direction de Reims vraisemblablement le 27 juin. Il y a dans cette campagne un fait fort surprenant, sur lequel il convient de s'arrêter. Jamais armée n'avait compris plus de princes, de chefs de guerre, d'hommes d'Etat, que celle qui se dirigeait vers Reims; on y voyait le dauphin lui-même, le duc d'Alençon, Dunois, le maréchal de Rais, le favori La Trémoille, le chancelier Regnault de Chartres et toute une cavalcade des plus hauts seigneurs. Jeanne, elle, n'a aucun commandement; elle n'est même pas des conseils de guerre. Pourtant, de fait, c'est elle qui décide, dirige, envoie aux villes insoumises des missives dans lesquelles elle commande ou prend des engagements.

Aux habitants de Troyes, elle écrit le 4 juillet pour les sommer d'ouvrir les portes de la ville au roi et ajoute que « se ainsi ne le faites, je vous prometz ef certi f fie sur vos vies que nous entrerons à l'ayde de Dieu en toultes les villes quy doibvent estre du Saint-Royaulme, et y ferons bonne paix ferme, quy que vienne contre. » Ici, il ne saurait plus être question d'une influence mystique de Jeanne, de cet enthousiasme qu'elle soulevait chez le peuple à Orléans. Elle ne s'impose pas et ne saurait s'imposer au conseil royal, qui la tient déjà en suspicion le dauphin lui-même, dominé par La Trémoille, ne subit plus l'ascendant de la Pucelle. Du reste, les lettres qu'elle écrit sont des documents officiels qu'elle n'eût certainement pas pu envoyer si elle n'en avait pas eu le droit. La position de Jeanne est donc tout à fait


particulière elle agit comme si elle possédait de grands droits, tacitement reconnus, mais que sa situation officielle ne justifie nullement.

Les habitants de Reims attendaient le roi, sinon avec le même enthousiasme que ceux d'Orléans, du moins avec joie et curiosité. Les préparatifs du couronnement avaient été très activement poussés dans Iq nuit du 16 au 17 juillet. Une députation de la ville alla chercher le roi à Sept-Saulx, et le lendemain, dès neuf heures du matin, commencèrent les cérémonies du sacre. Cérémonies un peu improvisées, certes, et où le bon vouloir suppléait quelque peu aux exigences de l'étiquette. Une riche couronne qu'on attendait n'arriva pas à temps et on dut en emprunter une au trésor de la cathédrale; les pairs du royaume brillèrent par leur absence et furent remplacés par d'autres seigneurs.

Une magnifique cavalcade, bannières au vent, à la tête de laquelle chevauchaient le maréchal de Boussac, les sires de Rais; de Graville et l'Amiral, fit escorte à la Sainte Ampoule, apportée par un abbé. Cette procession entra à cheval dans la nef de la cathédrale, dont les échos résonnèrent du bruit des sabots des montures. L'archevêque de Reims officiait; il fit prêter serment au dauphin, lui posa la couronne sur la tête et l'oignit. Les cris de « Noël! Noël! et le son des trompettes remplirent la nef d'une joyeuse et émouvante symphonie. D'Alençon donna au roi l'accolade de chevalier.; d'Albret tenait l'épée. Et pourtant, dans cette assistance de princes, de prélats et de grands dignitaires, c'était Jeanne qui dominait. Pendant toute la cérémonie du sacre, elle se tint auprès du roi, sa bannière à la main, attirant tous les regards. Aussitôt Charles VII couronné, Jeanne se jeta à ses genoux, pleurant de joie. « Noble roi, ditelle, maintenant est exécuté le plaisir de Dieu, qui voulait que je fisse lever le siège d'Orléans et que je vous amène en la cité de Reims pour recevoir votre digne


sacre, en montrant que vous êtes le vrai- roi et celui auquel le royaume de France doit appartenir! » La cathédrale de Reims avait vu se dérouler sous ses voûtes d'autres cérémonies bien plus fastueuses que celle de ce dimanche de juillet 1429; d'autres rois de France reçurent ici la couronne et la sainte onction; mais ce modeste sacre d'un prince dépossédé de son royaume est empreint d'une grandeur inégalée; cinq cents ans plus tard, on ressent encore un reflet de l'émotion qui devait agiter les cœurs de ceux qui assistèrent à cette cérémonie, unique dans l'histoire de France et dont toute l'ampleur mystique était due à une seule présence: celle de la Eucelle.

Que Jeanne ait été le grand, le principal personnage du sacre, nul n'en doutait alors, et, plus tard, ce fait lui sera incriminé par les juges de Rouen. Ils auront beau jeu, du reste, car le rôle de cette « manante dans le « mystère du sacre est véritablement surprenant; non seulement la bergerefte se tient à la première place auprès du roi, mais son étendard est le seul qui figure à cette solennité. Les juges reviendront à plusieurs reprises sur cette question pourquoi l'étendard et la bannière de la Pucelle possédaient-ils cette singulière primauté sur ceux des autres chefs de guerre, même des plus illustres ? Questions embarrassantes auxquelles Jeanne ne répondra jamais nettement. Les gens d'armes et autres gens de guerre firent-ils faire des bannières à la manière de la sienne? demande le juge. « Il est bon à savoir, dit prudemment Jeanne, que les Seigneurs maintenoient leurs armes. Les autres compagnons de guerre en firent faire à leur plaisir, les autres non (2). De même, pour la présence de son étendard au sacre, elle déclare « Il avait été à la peine, il devait être à l'honneur. Admirables paroles, mais qui ne constituent nullement une réponse exacte à la question qu'on lui pose. (2) Procès I, 96.


Du reste, cet honneur attribué à l'étendard de la Pucelle ne date pas de Reims. Clément de Fauquemberque, chroniqueur bourguignon, signale déjà que Jeanne seule avait bannière parmi les Français (3). Remarquons que la bannière et l'étendard de Jeanne lui avaient été conférés avant le début de sa campagne et qu'ils furent « à l'honneur bien avant d'avoir été à la peine. Les juges de Rouen semblent avoir essayé de trouver quelque sorcellerie là-dessous; ils y renoncèrent pourtant, mais maintinrent contre Jeanne l'accusation d'avoir « déposé sa bannière en l'église de Reims, près. de l'autel, pendant le sacre de Charles VII, voulant par cela honorer spécialement cette bannière parmi d'autres bannières, par orgueil et présomption (4).

Accusation inepte. La Pucelle n'avait nul besoin de demander la première place pour elle et pour son étendard cette place leur appartenait de droit.

Avec le sacre, le rôle de Jeanne est terminé aux yeux du roi. La volonté de la Pucelle imposera encore la marche sur Paris, mais Charles VII prendra bien soin de rendre l'assaut de la capitale impossible et d'en préparer l'échec. Du reste, dès ce moment, les pourparlers se poursuivent très activement entre lui et Bourgogne; l'activité guerrière de Jeanne ne peut que les entraver. On lui offre une cage dorée; pour peu qu'elle le veuille bien, elle trouvera à la cour respect et honneur; les somptueux vêtements qu'elle aime pourront s'entasser dans ses coffres et de beaux coursiers piafferont dans ses écuries. Elle aura toujours son écuyer, ses pages, son aumônier, sa petite cour, et épousera quelque prince, auquel elle donnera de beaux enfants qui deviendront peut-être de grands personnages, comme elle l'avait dit naguère en plaisantant à Baudricourt.

(3) Procès IV, 45].

(4) Quod quidem vexiHum posuit in ecclesla Remcnis juxta altare, dum Karotus praedictus consecraretu'r, veleps Ipsum vexillum ab atus singulariter honorari, per ejus superbiam et tnanem gloriam. Procès I, 300.


Tout cet avenir de joie, d'orgueil et de richesse, elle peut l'avoir si elle le veut. Mais elle n'en voudra pas. En décembre, le roi décerne à Jeanne et à sa famille des lettres de noblesse. Le ton en est emphatique; la Pucelle y est appelée < notre chère et aimée Jeanne Cet anoblissement peut sembler un peu tardif; à Orléans, à Patay, Jeanne n'est que la bergerette. Au sacre même, auquel, elle assiste en première place, devant les princes, les pairs de France, les plus grands personnages du royaume, la Pucelle n'est encore officiellement qu'une « vilaine Du reste, elle n'en a cure; de la noblesse que lui octroie le roi, elle se désintéresse complètement, et, au procès, elle affirmera qu'anoblissement et armoiries avaient été donnés, non à elle, mais à ses frères. Ceci n'est pas tout à fait exact, puisque son nom est mentionné dans les lettres patentes, mais l'idée qu'elle exprime est juste. Ce privilège qu'on offre à sa famille, elle n'en a nul besoin; elle répudie le nom de du Lys comme elle a répudié celui de d'Arc. Elle est et veut rester la Pucelle d'Orléans. Les lettres du roi ne mentionnent pas d'armoiries, mais, à une question du juge, Jeanne les décrivit, et plus tard ces mêmes armoiries sont fréquemment mentionnées dans différents documents concernant la famille du Lys. Quel est ce blason? « D'azur à deux fleurs de lys d'or ef une épée d'argent, à la garde dorée, la pointe en haut, férue en une couronne d'or. » Nous savons que les lys d'or sur champ d'azur sont les armes de la Maison de France. Le roi d'Angleterre (ou plutôt Bedford qui écrivait en son nom) ne s'y trompa pas, et c'est ce qui motiva l'accusation qu'il porta contre Jeanne après sa prise < demande avoir et porter les très nobles et excellentes armes de France, ce que, en partie, elle obtint. Jeanne ne l'avait jamais demandé, mais Bedford avait raison en affirmant que les armoiries octroyées par Charles VII étaient en partie celles


de France. Pourquoi « en partie <: ? C'est ce que nous expliquerons tout à l'heure.

La somptueuse inaction dans laquelle on avait isolé Jeanne lui pesait intolérablement. Le cliquetis des armes, les chevauchées à travers champs; attiraient cette guerrière comme un aimant en même temps que la tenaillait l'obscure inquiétude de ne pouvoir achever sa mission. A la fin dé mars, elle n'y put tenir. Sous prétexte d'aller faire quelques joutes à cheval, Jeanne quitta avec d'Aulon et sa maison militaire le château de Sully, où La Trémoille offrait une hospitalité intéressée au roi, et se rendit directement à Lagny où elle embaucha une petite troupe d'une centaine d'hommes sous les ordres du Lombard Barthélemy Baretta.

Cette dernière campagne de deux mois, qui précéda la capture de la Pucelle, ne fut qu'un effort tragique et désespéré. Que Charles l'ait soutenu en sous-main, ceci apparaît du fait que Jeanne possédait un petit trésor de guerre qui ne pouvait venir que du roi. Mais, pour la conduite de la campagne, elle était complètement abandonnée, plus que cela, désavouée d'avance. Ceci, elle le savait; des amis dévoués, d'Aulon, par exemple, durent ~e lui dire et essayer de l'arrêter dans cette entreprise dont l'issue ne pouvait être douteuse. Comme toujours, ces avertissements et, peut-être même, la lutte intérieure qui les accompagnait, se manifesta chez Jeanne par une intervention de ses voix. « Comme j'étais aux remparts de Melun, sainte Catherine et sainte Marguerite m'avertirent que je serais prise avant la Saint-Jean d'été, qu'il ne fallait ni m'en tourmenter, ni m'en effrayer, mâi~ prendre tout en gré, que Dieu m'aiderait. Ainsi parlaient les voix presque chaque jour, et je leur demandais de mourir aussitôt que je serais prise, sans souBrir longtemps en prison, mais les voix me dirent qu'il faut qu'il en soit ainsi. »

Les voix de Jeanne ne la trompaient pas. Trahie sous


Compiègne, elle fut faite prisonnière par les Anglo-Bourguignons. Vendue à Pierre Cauchon, évêque de Beauvais, qui paya sa rançon avec l'or anglais, Jeanne, après une parodie de jugement, subit le martyre à Rouen, le 30 mai 1431. Il fallut près de cinq cents ans à l'Eglise catholique pour avouer qu'elle avait brûlé une sainte.

§

Voici le terrain historique enfin déblayé. De la légende, des hypothèses, des controverses, de l'amas de citations et de textes d'une valeur inégale, nous avons dégagé une suite de faits qui, autant que le permet le recul de cinq siècles, paraissent indiscutables. Que nous disent ces faits? 1

Qu'une puissante autorité, qu'il faudrait chercher parmi le parti français, le parti des Orléans, connaissait l'existence de Jeanne dès son enfance; que Jeanne fut surveillée à Domrémy; que, le moment venu, on lui parla de sa mission en lui révélant un très important secret relatif à la Maison royale de France; que sa venue à Chinon était attendue alors que Baudricourt n'avait pas encore donné son autorisation; qu'elle y fut amenée par un messager royal et par des gens de Gérard Machet, confesseur de Charles VII, que, reçue à la cour en grande cérémonie, elle enleva les hésitations du dauphin en lui révélant le secret; que, depuis ce moment, on l'entoura d'honneurs princiers; qu'elle fut soutenue, protégée par la Maison d'Orléans; qu'elle-même témoigna aux représentants de cette Maison une affection passionnée; qu'elle s'entoura de parents et de serviteurs des Orléans; qu'elle porta lès couleurs des Orléans et le surnom de Pucelle d'Orléans; qu'anoblie, elle se vit conférer les armes de France avec une brisure; que sa soi-disant véritable famille s'effaça dans l'ombre et que Jeanne sembla s'en désintéresser, jusqu'à ne plus en prononcer le nom; enfin que, pat son caractère, ses goûts, ses aptitudes, ses


idées, ses manières, Jeanne n'avait absolument rien d'une fille des champs, mais tout d'un guerrier, d'un chevalier, d'un grand seigneur.

De ces faits, il est impossible, à moins de fermer les yeux sur l'évidence, de ne pas tirer la conclusion suivante Jeanne n'était pas la fille de Jacques d'Arc et d'Isabelle Romée; Jeanne, par sa naissance, appartenait à la Maison d'Orléans.

Et, pour peu qu'on relise attentivement les documents concernant l'histoire de la Pucelle, nous voyons cette vérité éclater à chaque pas. Certes, dans les chroniques officielles ou les relations inspirées par ces chroniques, Jeanne est traitée de bergerette. Nous en dirons tout à l'heure la raison. Mais, dans les conversations notées sur le vif, dans les expressions de Jeanne, dans les lettres qu'on lui adresse, dans les documents, nous voyons un tout autre ton, où il n'est plus question ni de champs, ni de troupeaux, ni de bergerette.

Nous avons cité plus haut les paroles de bienvenue de Jeanne à d'Alençon <: Plus on est de sang de France ensemble, mieux cela est. Or, en ce moment, ils ne sont que trois le roi, d'Alençon et Jeanne. Dans son épître aux Anglais, elle écrit «Faites raison au roi du Ciel de son sang royal, rendez à la Pucelle cy-envoyée de par le Roi du Ciel les clés de toutes les bonnes villes, etc. Ici, dans deux phrases consécutives, elle emploie pour la même personne d'abord l'expression « sang royal et ensuite le nom de <: la Pucelle » plus loin, elle parlera encore de « sang royal pour désigner le duc d'Orléans. En juillet 1429, alors que Jeanne n'est même pas encore anoblie, le comte d'Armagnac lui écrit en commençant sa lettre par ces mots <: Ma très Chère Dame et en la terminant par les suivants a Je me recommande humblement à vous. » D'Armagnac était un seigneur fort orgueilleux; aurait-il donné à une roturière le titre de Dame, qui n'était réservé qu'aux filles et aux


femmes nobles? Et surtout se serait-il abaissé jusqu'à se « recommander humblement à elle? Du reste, à ce moment déjà, l'opinion publique sait parfaitement faire la différence entre la légende de la bergère et la réalité princière. Dans un. poème dialogué, Le Champion de France, l'auteur indique clairement cette opinion courante sur la Pucelle

Et pour ung fier prince conté

Non pas pour simple bergère.

Un Italien, Lorenzo Buonincontro, emploie également le titre de princesse dans une relation qu'il écrit sur Jeanne.

Il est curieux de remarquer que cette qualité de bergère, pastoure, gardeuse de brebis, a été constamment attribuée à Jeanne malgré elle. La Pucelle affirmait, au contraire, n'avoir jamais été employée à pareille occupation, du moins en tant que tâche quotidienne (LefèvrePontalis, Chronique de Morosini, III, p. 43). On pourrait récolter toute une moisson de ces détails caractéristiques sur l'idée que se faisaient les contemporains de la Pucelle sur ses origines. Bornons-nous à n'indiquer encore qu'un fait, qui a d'autant plus de force qu'il est tiré d'un document'officiel..

Après la capture de Jeanne, Pierre Cauchon, sur l'instigation des Anglais, somma le duc de Bourgogne et Jean de Luxembourg de la lui livrer. Sur quoi basait-il son exigence? Le fait que Jeanne avait été prise sur le territoire de son diocèse (ce qui était discutable en fait) ne constituait nullement un droit pour l'évêque, qui n'insista pas particulièrement sur ce point. Ce qu'il fit valoir, c'est que, <: selon le droit, l'usage et la coutume de France tout prisonnier, <: fût-il roi, dauphin ou autre prince pouvait être racheté contre une rançon de dix mille francs, somme que Cauchon offrait de payer. Cette opinion des contemporains de Jeanne n'est pas


toujours exprimée de la même manière; son expression se transforme et se modifie au gré des sentiments qu'elle inspire, mais contient dans son essence l'idée d'un secret, d~un mystère, d'un arrangement, d'une <: fraude Martin de France, qui expose alternativement, dans l'ouvrage que nous avons cité plus haut, les arguments des partisans et des adversaires de la Pucelle, parle de l'« erreur et abus que l'on avoit fait de Jehanne la Pucelle et d'une « grande fraude conchue (conçue) Jeanne a été dirigée

Qui l'enhardy et l'enflamma

Et enseigna qu'elle diroit.

Un autre écrivain de l'époque, Jean de Wavrin, seigneur de Forestal, estime également que Jeanne fut « endoctrinée », tandis que les habitants de Troyes traitent simplement sa mission de « trufferie ».

Le pape Pie II, dont « l'opinion est celle d'un homme habitué aux affaires, et qui admet la diversité des sentiments sur un fait si extraordinaire est fort perplexe au sujet de la Pucelle. « Fut-ce œuvre divine ou humaine, j'aurais peine à le dire. Il en est qui pensent que les grands du royaume, s'étant divisés en présence des succès des Anglais et ne voulant ni les uns, ni les autres, accepter parmi eux un chef, l'un d'entre eux, le plus sage, aurait irrtaginé cet expédient, d'alléguer que cette Pucelle était envoyée de Dieu pour prendre le commandement nul homme n'oserait se refuser à l'ordre de Dieu. Ainsi la conduite de la guerre aurait été confiée à la Pucelle avec le commandement des armées. (Procès, IV, p. 507-508.)

Remarquons que le saint pontife se borne à consigner un bruit; il ne condamne nullement la fraude patriotique dont il parle, bien au contraire, il en attribue l'idée « au plus sage des grands du royaume.

Mais poursuivons notre analyse. On sait quelle était


à cette époque l'importance de l'art héraldique et de tout ce qui concernait les signes extérieurs de la noblesse armoiries, vêtements, couleurs. La connaissance du blason était certes plus répandue que celle de l'alphabet, et nul n'ignorait, a voir passer un cavalier, s'il était noble et à quelle maison il appartenait, rien qu'en examinant son écu et les couleurs de ses vêtements.

Ordinairement, ces couleurs étaient les mêmes que celles du blason. Pourtant, dans certaines familles souveraines, afin de distinguer les lignes aînées des cadettes, on établissait des couleurs différentes pour la livrée. Ainsi, les couleurs du blason des Orléans étaient le bleu et l'argent (de France au lambel d'argent) et les couleurs de la livrée étaient le vermeil et le vert gai. Après l'assassinat de Louis d'Orléans, on remplaça le vert gai par un vert triste, qui se transforma en vert perdu, lorsque le duc Charles fut fait prisonnier. De plus, la <s livrée » des Orléans comprenait des orties, disposées en bordure. Or, comme nous l'avons mentionné, le duc Charles avait fait faire à Jeanne des vêtements en étoffe de couleurs vermeille et vert perdu, bordées d'orties. Elle portait donc les couleurs de la Maison d'Orléans.

Revenons maintenant sur l'accusation de Bedford contre Jeanne celle d'avoir demandé et en partie obtenu les <: très nobles et excellentes armes de France ». Ici, rappelons une des innombrables règles de l'art héraldique. La bâtardise n'était pas, on le sait, considérée, dans la vieille France, comme infamante; ceci est une idée qui naquit plus tard et s'épanouit dans le code Napoléon. Les bâtards possédaient donc les privilèges de la noblesse et jusqu'à celui de porter les armes de leur Maison; mais ceci avec une certaine différence qu'on appelait une brisure. Cette brisure prenait, ordinairement la forme d'une barre, qu'on posait sur le blason; mais parfois elle consistait en une modification de l'une des 'figures des ar-


moiries, et c'est justement ce dernier procédé qui rend souvent si difficile la lecture et l'attribution d'un blason. Les armoiries de Jeanne, dans lesquelles la troisième fleur de lys était remplacée par une épée, n'étaient donc simplement que celles de France, avec une brisure. Et voici le véritable sens des paroles de Henri VI sur les nobles et excellentes armes de France, que Jeanne obtint en. partie.

Autre observation intéressante. Dès le début de sa mission, Jeanne semble se désintéresser singulièrement de sa famille. Ainsi, elle quitte Domrémy sans même prendre congé de ses parents (on le lui reprochera injustement à son procès); elle reste plus d'un mois à PetitBurey, à Vaucouleurs, à Nancy, de nouveau à Vaucouleurs et part enfin pour accomplir sa mission, sans avoir revu ses parents. Plus tard, même aux jours de dures épreuves, elle en parlera fort peu. Dans les cachots de Rouen, au seuil de la mort, elle ne prononcera pas les noms de ceux qui ont bercé son enfance. Une seule fois, sauf erreur, Jeanne évoquera avec tendresse le souvenir de sa famille; après Reims, chevauchant avec Dunois, elle laissera échapper ces mots < Ah plût à Dieu, mon Créateur, que je puisse maintenant déposer mes armes, m'en aller servir mon père et ma mère et garder leur troupeau avec ma sœur et mes frères, qui seraient heureux de me revoir! Malheureusement, ce fait, que nous connaissons par la déposition de Dunois au procès de réhabilitation, n'a jamais pu avoir lieu. A ce moment, Jeanne n'avait aucune intention de déposer les armes; bien au contraire, c'était elle qui poussait le roi à poursuivre l'offensive. Il est fort improbable également qu'elle ait fait allusion à son désir de garder un troupeau, car plus tard, à son procès, elle nia l'avoir jamais fait. Enfin, elle ne pouvait désirer revoir ses frères, puisqu'ils l'avaient accompagnée dès son départ pour Orléans et que l'un d'eux se fit même, prendre avec elle à Com-


piègne. « La mémoire de Dunois doit l'avoir trompé », conclut prudemment Andrew Lang. N'oublions pas que le procès avait un but tout spécial, et qu'à côté de renseignements de la plus haute importance historique, il contient des allégations complètement fausses, mais qui, à ce moment, étaient fort utiles et même nécessaires. Les frères de Jeanne sont pour elle bien plus des étrangers que ses compagnons, Dunois ou d'Alençon, par exemple; leurs noms ne sont jamais cités qu'en passant; il n'est jamais question dans les deux procès ou dans les chroniques ni des relations de Jeanne avec ses frères, ni d'un rôle tant soit peu marquant qu'ils aient pu jouer. Leurs dépositions ne figurent même pas au procès de réhabilitation. Lorsque Jeanne, prisonnière, est trahie par 'le roi et la cour, ses frères ne tentent aucune démarche en sa faveur; qui plus est, après la mort de Jeanne, ils n'hésitent pas à se constituer les « managers » d'une imposteuse, qu'ils essaient de faire reconnaître pour leur sœur, sauvée du bûcher.

Non, il n'y a rien de commun entre ce cygne étincelant et la famille de canards qui l'a couvé.

L'indifférence de Jeanne pour les d'Arc semble s'étendre à leur nom même, qu'elle paraît éviter de prononcer. Pendant le premier interrogatoire de son procès, à la question concernant son prénom, Jeanne répond que, dans son pays, on l'appelait Jeannette, et après son arrivée en France, on l'appelle Jehanne, mais, lorsque le juge lui demande son nom, elle déclare ne pas le connaître (De cognomine autem suo dicebat se nescire). Pourtant, quelques instants plus tard, elle donne les noms corrects de son père et de sa mère « Jacques. d'Arc et Isabelle d'Arc (5)

(5) Michelet a été frappé de cette étrange réponse de Jeanne; il en donne une explication encore plus surprenante. < Mais, quant au surnom (la Pucelle) it semble que, par un caprice de modestie féminine, elle a peine à le dire; elle l'éluda par un pudique mensonge <: Df< surnom, je c n'en Mt'~ rien. Explication controuvée, car le mot pucelle n'avait' à l'époque rien d'Immodeste et signifiait simplement jeune fille; du reste,


Dans une circonstance aussi solennelle que sa présentation au roi, elle se contente de dire <: J'ai nom Jeanne la Pucelle. Dans les lettres qu'elle dicte, elle se donne le même nom « Jeanne la Pucelle ou seulement « la Pucelle Les chroniqueurs de l'époque ne rappellent pas autrement Jehanne, Jehanne la Pucelle, plus fréquemment la Pucelle, ou enfin la Pucelle de France, d'Orléans, de Domrémy-sur-Meize, et ce mot la Pucelle s'écrit avec une majuscule et prend l'allure d'un titre. Il n'y a plus qu'une Pucelle, comme il n'y aura qu'une Grande Mademoiselle.

De ces surnoms de Jeanne, le plus fréquemment employé, même dans les documents officiels et que, du reste, l'histoire a conservé, est celui de Pucelle d'Orléans. On prête ordinairement à ce surnom le sens d'un titre qui lui aurait été donné pour la délivrance de cette ville, comme on dit Ney de la Moskowa ou Davout d'Auerstaedt. Cette hypothèse ne repose sur rien. Si tel avait été le sens de ce surnom, il en resterait trace dans les nombreux documents qui nous sont parvenus; le titre de Pucelle d'Orléans aurait été soit décerné à Jeanne par cette ville, soit octroyé par lettres patentes royales; enfin, les chroniqueurs n'eussent pas manqué de relever ce fait. Or, il n'en est rien, et lorsque ce titre paraît dans un document, il y est bien spécifié que ce n'est qu'un surnom populaire: «, vulgairement appelée la Pucelle d'Orléans Le nom géographique qui suivait le nom n'était Jeanne l'avait <ojf/our~ employé, même dans le courant de son procès sans aucunement recourir à un <; pudique mensonge < Les voix m'ont appelée et m'appellent tous les jours Jeanne la Pucelle, fille de Dieu », dit-elle à ses juges. Evidemment, la traduction exacte du mot co~noyncn est surnom, mais il ne faut pas oublier que le procès-verbal est traduit en très mauvais latin et qu'il s'agit ici d'un interrogatoire d'identité où l'on demande ordinairement le prénom et le nom de l'accusé et non son surnom. Il semble donc évident que les deux questions qui lui avaient été adressées en français avaient bien trait à son prénom et à son nom et que le greffier après avoir traduit en latin prénom par nomen a été obligé de traduire nom par f0t)nomen, faute d'autre'mot plus exact. Ajoutons que dans le texte, après cognomen, il n'est nullement ajouté entre pareilthèses « la Pucellc comme le fait Michelet pour les besoins de sa thèse.


à cette époque qu'une indication d'origine, soit celle de la famille, soit du lieu de naissance, soit de l'endroit d'où la personne était venue. Ainsi, l'un des compagnons de Jeanne était appelé indifféremment Jean de Novelonpont ou Jean de Metz. Les surnoms de Jeanne elle-même sont des indications d'origine la Pucelle de Domrémy, de Vaucouleurs, de France. Il n'y a donc aucune raison d'affirmer que le surnom d'Orléans fasse exception et soit le titre d'une victoire. Ajoutons que, dans ce cas, Jeanne eût certainement choisi les couleurs de la ville dont elle portait le titre et non celles de la Maison d'Orléans. D'où est sortie cette hypothèse injustifiée? Mais du fait que Jeanne n'étant pas originaire d'Orléans, les historiens n'ont pas trouvé d'autre explication à son surnom que de l'attribuer à la prise de cette ville.

Rapprochons le surnom de Jeanne de tout ce que nous savons sur ses relations avec les Orléans, bien avant la libération d'Orléans, sur son attachement à cette maison princière, sur l'aide qu'elle en avait reçue en toute occasion, et l'évidence se fera jour Jeanne s'appelait « La Pucelle (la Demoiselle) d'Orléans comme Dunois s'appelait le Bâtard d'Orléans, et ceci pour la. même raison.

Essayons maintenant de présenter l'histoire de la Pucelle à la lumière de ces conclusions.

Louis d'Orléans, prince brave et galant, eut de nombreuses maîtresses, qui lui donnèrent des enfants illégitimes. Du reste, c'était un usage assez répandu à cette époque, et personne n'y trouvait à redire. Philippe le Bon, duc de Bourgogne, eut trois femmes légitimes et vingt-quatre maîtresses, dont il eut seize bâtards. Un comte de Clèves en a soixante-trois; Jean de Bourgogne, évêque de Cambrai, officie avec trente-six bâtards qui le servent à l'autel. La bâtardise ne constituait nullement une tare qu'on cherchait à dissimuler; bien au con36


taire. Un bâtard, Jean I", fonde une nouvelle dynastie en Portugal. Un autre, le bâtard de Transtamarre, fait de même en Castille. Il est considéré comme bien plus honorable d'être bâtard de grand seigneur qu'enfant légitime, mais de petite naissance. A douze ans, Dunois, fils naturel de Louis d'Orléans, déclare qu'il renonce au nom et à la succession de son père putatif, Canny, pour s'appeler dorénavant le Bâtard d'Orléans. Après l'assassinat du duc, ce fut à Dunois, et non à Charles d'Orléans, fils légitime, que Valentine de Milan confia le soin de venger son mari.

Jeanne naquit vraisemblablement en 1407, année de la mort de Louis d'Orléans. Bourgogne triomphait, les assassins étaient à l'honneur. Il devenait dangereux d'appartenir à la famille du vaincu. Pour cacher l'enfant jusqu'au retour des beaux jours, on la mit en nourrice dans un village éloigné, appartenant aux seigneurs de Bourlemont, du parti des Orléans, chez de braves paysans qu'on récompensa en leur donnant, à bail, le château et le domaine de l'Isle. Un an plus tard, en 1408, une femme se présentait à l'hôtel Saint-Pol et insistait pour présenter au roi malade Charles VI une gracieuse et touchante offrande une gerbe de fleurs. Cette femme portait le nom de d'Arc (Vallet de Viriville :.Isabeau de Bavière). L'enfant fut apporté au village le 6 janvier 1408. Cette date, nous pouvons l'établir d'après un récit fort curieux que Perceval de Boulainvilliers en fait dans sa lettre au duc de Milan, Philippe Charles Visconti. La Pucelle serait née la nuit de l'Epiphanie; les coqs, comme s'ils voulaient annoncer cette joyeuse nouvelle, se mirent à chanter et à battre des ailes, tandis que les villageois, étonnés par ces démonstrations inaccoutumées et ignorant la naissance de la Pucelle, allaient çà et là, s'informant de ce qui était arrivé de nouveau (6).

(6) Procès IV, 115, 116..


Domrémy était un petit village de trente foyers ou ménages chaque événement qui s'y passait devait donc être aussitôt connu de tout le monde et, à plus forte raison, la naissance d'un enfant, attendue par une famille aussi considérable dans leur village que celle des Arc. Il est donc absolument impossible que les habitants de Domrémy aient pu ignorer la naissance de Jeanne, alors que toutes les commères ne pouvaient manquer de commenter cet heureux événement, prévu de longue date par la grossesse d'Isabelle Romée. Si les villageois l'ignoraient, c'est que l'événement lui-même n'eut pas lieu. Mais il s'en produisit certainement' un autre, l'apparition inattendue d'un enfant chez les d'Arc, et cette nouvelle mit le village en émoi.

Il n'est même rien d'improbable à ce que l'arrivée nocturne des cavaliers chargés d'apporter l'enfant ait effarouché les volailles et produit le bruit et le remue-ménage qui excita la curiosité des habitants.

Les événements politiques guerres, révolutions, assassinats, qui se succédèrent pendant ces années de troubles, firent oublier un peu l'enfant au fond de son village; pourtant, elle était surveillée par un fidèle, Bertrand de Poulengy, qui venait fréquemment de Vaucouleurs pour voir ce que devenait la fillette, et rendait visite à Jacques d'Arc, fort tourmenté par la responsabilité qui lui incombait. Cette fille de prince était difficile à garder; qu'on vienne à apprendre son existence à Domrémy et la voilà en danger d'être enlevée par un parti de Bourguignons. Ces inquiétudes, Jacques les exprime à plusieurs reprises à sa femme et à ses fils. Isabelle Romée essaye d'en avertir Jeanne elle-même, en lui présentant cette question sous l'aspect d'un rêve qu'aurait fait son mari: Jeanne emmenée par des hommes d'armes! Et ce rêve aurait si fortement impressionné Jacques qu'il avait déclaré à ses fils que, si pareille chose se produisait, il valait mieux noyer leur sœur que de la laisser partir. Voilà Jeanne


mise en garde, sans qu'on ait besoin de lui parler du a secret

Telle fut la situation jusqu'aux débuts de l'année 1428. Tant que la guerre se déroulait dans le centre de la France, on ne pensait pas à Jeanne, qui menait à Domrémy son innocente existence de petite paysanne; mais, lorsque les Anglais entreprirent une vaste action dans la région de la Loire et menacèrent Orléans, la question changea. A ce moment, la Maison d'Orléans n'avait pas de chef, le duc Charles étant prisonnier; on se souvint alors de la jeune fille, dans les veines de laquelle coulait le même sang. On s'informa d'elle; les renseignements furent favorables; c'était une enfant pieuse, favorisée de voix et de visions, qui lui parlent du roi et de la France. Comment naquit le projet de faire sortir la jeune fille de l'obscurité pour la mettre à la tête du mouvement de libération? La première idée dut en venir au duc Charles lui-même, qui en parla à Gaucourt, alors prisonnier comme lui en Angleterre. Gaucourt verse sa rançon et revient en France, où il s'abouche avec l'entourage du roi et devient l'un des plus actifs promoteurs de la mission de Jeanne. Alors Poulengy reçoit l'ordre de la préparer discrètement à sa mission; il l'informe très exactement de la situation politique et militaire et lui fait des <: révélations sur la Maison d'Orléans et, peutêtre, sur les liens qui l'unissaient à elle. Dès lors, Jeanne est animée d'un feu, d'une volonté, d'un esprit de sacrifice que, plus tard, on essayera vainement de modérer. Elle veut devancer les événements et partir avant que sa mission soit suffisamment préparée.

Cependant, l'affaire présente de nombreuses difficulrtés il y a surtout la question du « signe pour laquelle l'assentiment du duc est indispensable. Traiter cette question par lettre, il ne faut pas y songer, toute missive pouvant être interceptée et lue. On décide donc d'envoyer au duc un messager de toute confiance; le choix


tombe sur Guillaume Bellier, personnage sûr, mais de petite condition, et dont la mission ne peut, par conséquent, attirer trop l'attention. Bellier revient d'Angleterre en 1428; il reste à Chinon avec Gaucourt, et c'est alors que le plan au sujet de Jeanne doit avoir été définitivement élaboré. Il est à remarquer qu'à ce moment Jeanne est déjà préparée à sa mission, mais n'en connaît pas .les détails; tout ce qu'on lui a dit et ce qu'elle répète à Baudricourt, c'est qu'un événement se produira à la mi-carême de l'année suivante. Quel événement? La Pucelle parle d'abord d'un « secours que recevra le Dauphin; elle n'en sait pas plus; mais, à mesure que le plan prend corps à Chinon, elle reçoit des précisions et annonce à Baudricourt et à Novelonpont qu'elle doit être près du Dauphin pour la mi-carême, « dût-elle user ses jambes jusqu'aux genoux~.

Pourquoi cette date de la mi-carême? Avouons que nous n'en savons rien. Il est fort possible que le pitoyable état du trésor royal ne permettait pas d'entreprendre une action contre les Anglais avant ce terme. Toujours est-il que ces indications viennent directement de l'état-major du parti Orléanais Dunois annonce dès le 12 février aux habitants d'Orléans la prochaine arrivée de Jeanne, donc avant qu'elle le sache elle-même, puisque Baudricourt n'avait pu donner son consentement, comme nous l'avons prouvé plus haut, que vers le 19 février, au plus tôt.

Du reste, on prépare activement l'opinion publique à l'apparition de la Pucelle; en janvier, des marchands bourguignons en parlent dans leurs lettres; Cosme Raimondi consacre un poème à la Pucelle; le religieux anonyme de Spire, dans son ouvrage Sibylla franctca, déclare avoir entendu parler des miracles de Jeanne en 1428. Enfin, le moment attendu arrive, et on envoie un messager royal, Colet de Vienne, à Vaucouleurs pour en ramener Jeanne.


Son < mentor s-, qui l'a surveillée depuis son enfance, Bertrand de Poulengy, est également du voyage, ainsi que le bon Jean de Novelonpont. Poulengy doit remettre Jeanne au confesseur du roi, auquel, dès son arrivée, il fait son rapport en présence de Gobert Thibault. Puis, sa mission terminée, Poulengy reste dans l'ombre. La Pucelle est reçue en grande pompe par Charles VII. Est-il bien au courant de tout? Probablement non. Il ne sait que ce qu'on a bien voulu lui dire la légende de la <s bergerette venue des marches de la Lorraine pour sauver le royaume. Aussi est-il très sceptique quant à ce miracle; il n'y ajoute pas foi et refuserait volontiers de recevoir cette peu intéressante jeune fille s'il avait le courage de refuser lorsque La Trémoille ordo.nne. Le secret de Jeanne est soigneusement gardé il n'est même vraisemblablement communiqué à elle-même qu'à Chinon, avant l'audience. Ce secret, c'est elle qui le dira au Dauphin, et aussitôt « son visage change il l'entretient pendant près de deux heures devant les courtisans étonnés et la comble de prévenances. C'est que Charles VII, qui n'aimait ni son frère, ni sa mère, avait aimé son oncle d'Orléans, ce prince toujours gai et aimable qui apportait une note de joie dans le sombre hôtel de Saint-Pol. Et puis, Orléans, c'est l'adversaire de Bourgogne, dont le souvenir est lié, dans l'esprit du jeune roi, avec d'horribles scènes de massacres, avec les noms du boucher Caboche et du bourreau Capeluche. Aussi, autant que son cœur sec et égoïste en est capable, il s'épanouit à la vue de celle qui lui rappelle son bon oncle Louis. Il aimera cette cousine que le ciel lui envoie.

.Jeanne est traitée en princesse; elle loge au château, y tient une petite cour, est reçue dans l'intimité du roi. Lorsque, pour dissiper dans l'opinion publique pénétrée de superstition, tout soupçon de' sorcellerie, on décide de faire subir à Jeanne l'examen de sa virginité, ce sont


les plus grandes dames, la reine Yolande et la femme de Gaucourt, bailli d'Orléans, qui se chargent de ce rôle de sages-femmes.

La Pucelle est destinée à délivrer Orléans; aucune preuve de ses capacités n'est donc nécessaire; elle est chef de, guerre, non par l'expérience, mais par la naissance aussi en reçoit-elle les honneurs, aussi est-ce elle qui, sans commandement effectif, commande pourtant, comme l'aurait fait le duc Charles lui-même, s'il était revenu de captivité. Du reste, les gens d'Orléans reçoivent la Pucelle avec autant de joie et de respect qu'ils auraient reçu leur duc; dès son arrivée, il n'y a plus dans la ville d'autre autorité qu'elle. Ce respect l'entourera toujours dans les domaines des Orléans et parmi leur~ serviteurs; hors de ces limites, elle est discutée et même raillée. Le duc Charles ne néglige rien pour rehausser le prestige de la jeune fille et pour souligner leur lien de parenté seule, elle loge chez le chancelier d'Orléans, seule, elle reçoit de riches vêtements aux couleurs des Orléans.

Dans la brillante campagne de la Loire, elle est encore obéie, elle est'toujours chef de guerre; le roi, La Trémoille, la cour, se tiennent dans les coulisses. Mais, après Patay, le parti Orléans voit son principal objectif atteint la délivrance des possessions du duc Charles; aussi la marche sur Reims soulève-t-elle de nombreuses objections; déjà, on suit Jeanne à contre-cœur, et, sous Troyes, on est prêt à tourner bride.

Mais, ici, si elle n'est plus suivie par son parti, elle est cependant soutenue par le dauphin, dont les intérêts ne sont pas limités à ceux des Orléans, et qui voudrait bien être couronné à Reims.

Au sacre, la Pucelle d'Orléans occupe la première place auprès du roi, la place qu'aurait occupée Charles d'Orléans s'il avait été présent.

Après Reims commence la grande tragédie de l'aban-


don. La cause en est dans la profonde différence qui existait dans la conception de la mission de Jeanne, telle qu'elle la comprenait elle-même et telle que la comprenait le parti des Orléans. Au début, il est vrai, la Pucelle semble avoir été dominée par l'œuvre orléanaise délivrer Orléans, délivrer le duc Charles; mais, à mesure que se développe sa mission, son horizon s'élargit, dépasse les limites des intérêts d'une maison princière pour atteindre à une conception nouvelle pour l'époque le patriotisme national. Le sacre est déjà une première étape sur ce chemin, la prise de Paris devrait en être une autre, la libération du territoire une troisième. En ceci, elle est seule; son parti, puis le roi, l'ont abandonnée en route. Mais, en abandonnant la guerrière, le chef de guerre, on ne renie aucunement la Pucelle d'Orléans; on lui conserve sa situation, les honneurs qui lui avaient été prodigués. On essaye même de préciser, de fixer cette situation; Jeanne est une « vilaine x, il faut donc l'anoblir si on ne l'a pas déjà fait dès le début, c'est qu'on ne savait pas comment tourner la difficulté que présentait sa naissance. Sera-t-elle anoblie comme la fille de Jacques d'Arc ou comme celle de Louis d'Orléans? Le peuple l'a surnommée depuis longtemps « la Pucelle d'Orléans mais fixer définitivement ce titre, c'est renoncer à la légende de la bergerette. D'autre part, on hésite à lui donner ce nom de d'Arc qui ne lui appartient pas et qu'elle a rejeté elle-même, comme un vieux vêtement. Il y a encore la question des armoiries; quel blason peut-on donner à cette fille de France de la main gauche ? Toutes ces questions sont fort embarrassantes pour le protocole et l'art héraldique; on en avait donc remis la solution; mais, maintenant que la mission de Jeanne est terminée, il faut en finir. Et, avouons- le, on trouve un biais assez habile.

Le nom d'Arc ne figurera pas dans le document; puisqu'on est obligé de nommer Jeanne par son patronyme,


on l'appellera Day, et aussitôt on changera ce nom en Du Lys, qui est déjà une indication de son origine; désormais le nom d'Arc devra donc disparaître, même dans la descendance des frères de Jeanne, anoblis avec elle. Les armoiries de cette nouvelle famille seront « les très nobles et excellentes armes de France avec la brisure de bâtardise.

Quant au titre < Pucelle d'Orléans il sera conservé à Jeanne, mais avec la restriction suivante « vulgairement appelée la Pucelle d'Orléans ce n'est donc pas le roi, mais le peuple lui-même, vulgus, qui le donne à Jeanne.

La Pucelle d'Orléans porte les couleurs de la Maison d'Orléans, les armes de la Maison de France, et le nom de ces armes Du Lys. Il est impossible de désigner plus explicitement son origine.

Ici, il faudrait mettre un point final à cette étude. Les faits que nous avons analysés ne nous permettent pas d'aller plus loin dans nos conclusions, sans quitter le terrain de l'histoire pour nous aventurer sur celui de l'hypothèse, ce que nous avons soigneusement évité de faire dans le courant de ces pages. Pourtant, il nous semble légitime, une fois notre ouvrage terminé, de recourir, pour la solution de certaines questions restées dans l'ombre, à une supposition vraisemblable. Parmi les nombreuses maîtresses de Louis d'Orléans, la plus illustre fut certainement sa belle-sœur, la reine Isabeau de Bavière. A cette époque de son existence mouvementée, la princesse allemande ne présentait plus aucun des charmes qui avaient paré sa jeunesse; c'était une femme épaissie par un embonpoint excessif, fantasque, sensuelle, maniaque, bref, bien peu intéressante pour un beau seigneur comme l'était Louis d'Orléans.


Pourtant, il tenait fort à cette liaison, qui lui donnait un pouvoir politique considérable et lui permettait de lutter contre l'influence de son cousin de Bourgogne. Orléans n'avait pas été le seul amant d'Isabeau. Les désordres dé la vie privée de la reine avaient alimenté la chronique scandaleuse du temps, et on était allé jusqu'à mettre en doute la légitimité de ses enfants. Cette suspicion pèsera toujours sur Charles VII et lui fera éprouver des moments de dure angoisse.

Ce doute était-il fondé? Charles VI souffrait, comme on le sait, d'une maladie mentale à accès périodiques; pendant ces accès, le roi vivait à part, soigné par une jeune fille, Odette de Champdivers, qu'on lui avait donnée pour maîtresse et dont il eut même une fille. Les époux se rapprochaient aux moments des intervalles lucides du roi, et ce n'est qu'en ces moments que leurs enfants avaient pu être conçus.

Charles VII étant né le 22 février 1403, sa conception doit se rapporter au mois de mai 1402. Le 14 de ce mois, Charles VI avait eu un accès de folie qui dura jusqu'au début de juin. Rien n'empêche de croire que Charles VII fut conçu dans les premiers jours de mai, d'autant plus qu'Isabeau de Bavière passa la première partie de ce mois à l'hôtel Saint-Pol, résidence du roi. Mais il apparaît que depuis ce temps les relations entre les époux, qui n'avaient jamais été bien tendres, furent presque rompues, et comme le note le Dr Cabanès, « le roi déserta pendant des mois, même pendant des anhées, le lit conjugal. Dans les quatre années qui suivirent la naissance de Charles VII, la reine n'eut. pas d'enfant; le 10 novem- bre 1407, elle met au monde un garçon qui meurt le jour même. A ce moment, Isabeau est la maîtresse de Louis d'Orléans. Tout le monde parle de cette liaison qui fait; scandale; l'enfant qui vient de naître ne pourra donc) être considéré que comme adultérin. Il est impossible de- dissimuler cette naissance, mais on peut supprimer l'en-


fant, ce vivant souvenir de la faute commise. Isabeau est une épouse infidèle, mais non une mère dénaturée. Elle chérissait, comme font les mères, ses enfants, tout petits surtout, elle ne les perdait jamais de fHe, veillant sur eux avec caresses; elle pleurait et priait quand, ils étaient malades, redoublant de larmes et de prières lorsqu'ils lui mouraient (7).

Il ne saurait donc être question de faire mourir l'enfant il vivra donc, mais sera déclaré mort. De quelle façon? On lui substituera un autre enfant mort-né. Qu'on ne traite pas cette supposition de fantaisiste; 'la substitution d'enfant a toujours existé et existe de nos jours; cette possibilité était même si bien admise à la cour de France qu'elle a fait établir le singulier usage de l'accouchernent public des reines, usage qui s'est maintenu jusqu'à Marie-Antoinette.

Du moment qu'il avait été décidé d'éloigner l'enfant à naître, il devenait indifférent de lui substituer un garçon ou une fille; on avait préparé un garçon, ce fut une Elle qui naquit. I~e même jour, le garçon, auquel on avait donné le nom de Philippe, fut déclaré mort, tandis que la petite fille était emportée aux confins du royaume et confiée aux soins d'Isabelle Romée.

Indiquons ici un fait des plus importants, mais qui n'a pas attiré cependant l'attention des historiens. ~a généalogie de la Maison de France est connue dans ses moindres détails; le volumineux ouvrage du Père Anselme, ce généalogiste officiel, contient non seulement les noms de tous les enfants de France, avec les dates de leur naissance et de leur mort, mais également l'indication du lieu de leur sépulture. Or, on chercherait vainement dans cet ouvrage le nom de Philippe, fils de Charles VI; ce nom n'y est pas mentionné. Pourquoi l'aurait-on supprimé ,dans un document d'un caractère non (7) Vallet de Viriville ~n&ea:t de Bavière, p. 36.


seulement historique, mais encore officiel, sinon pour faire oublier cette naissance?

Le nom de Jeanne était dans la famille des Valois; une des filles de Charles VI, morte à l'âge de deux ans, avait déjà reçu ce nom. On le donna également à l'enfant qui fut baptisé à l'église de Domrémy.

Cette version, qui n'a rien d'impossible, en somme, rend le <: secrets de Jeanne bien plus important, l'attitude de Charles VII plus compréhensible et le refus de Jeanne, de dévoiler le secret à Rouen, encore plus légitime.

Ce secret avait dû frapper fortement l'imagination de Jeanne, sa nature généreuse et passionnée ne pouvait manquer de voir dans le fait de son origine l'indication d'un grand devoir à remplir. Elle exprima cette pensée en déclarant à une amie que la France, perdue par une femme (Isabeau), serait sauvée par une vierge, venue des marches de Lorraine.

Ajoutons que l'insistance des juges à diriger les réponses de Jeanne au sujet du secret sur une fausse voie (l'apparition de l'ange et de la couronne) s'explique parfaitement par le désir de ne pas compromettre la reine. Pourquoi? Mais parce que la preuve de l'illégitimité d'un des enfants d'Isabeau' de Bavière jetait un doute sur la légitimité de ses autres enfants. Or, la mère du roi d'Angleterre, Catherine, était la fille d'Isabeau et de Charles VI. Que Catherine ne soit pas légitime, les droits qu'Henry V avait acquis sur le trône de France par son mariage avec elle devenaient nuls et son fils, Henry VI, n'était plus roi de France.

Ces recherches sur l'ascendance maternelle de Jeanne ne peuvent, certes, être exprimées qu'en qualité d'hypothèse, sur laquelle on ne saurait insister, faute de preuves.

Bornons-nous donc à celles des conclusions de notre étude, que nous avons basées sur des faits historiques


indiscutables. Nous avions prévu que ces conclusions pourraient paraître' étranges à ceux de nos lecteurs auxquels là légende de la « bergerette semble plus poétique. Nous ne partageons pas ce sentiment. Il y a autant, sinon plus, de pathétique beauté dans le sacrifice de cette Fille de France qui s'offre en victime expiatoire pour racheter les fautes du sang royal, qui est son sang, et pour sauver la patrie, que dans la vocation mystique de la petite paysanne. Que la couronne de Jeanne soit celle des Lys d'or, elle n'en a pas moins été une couronne de martyre.

J. JACOBY.


LE CHANT DU FOU DE LA MONTAGNE APPARENCE DE PAN

devint fou de trop aimer la terre;

D'elle seule il eut consolation;

Elle lui prêta Echo pour compagnon;

se crut Dieu des champs, du ciel nocturne, Et c'est depuis qu'il va au flanc de la montagne, Indispensable à sa gTandeHr,

Lui, chef de son armée innombrable de chênes Aux écoutes du vent et des mille attitudes De la plaine vautrée dans la lumière.

Depuis ~ou;ours vit sur la montagne;

Les formes sont immuables sous son regard; 7/ est le roi d'un monde Eternel;

Mortes, les heures, les saisons

-V!'fanfe seule l'idée qui l'intégra à la matière. Il chante

« Un rien, un bout de route Que rien ne délimite Et que rien ne soulève Sauve de mon néant

Les mt'7!H~es 'z'z:t'7t!'es Un arbre m'est sem~of, Un oiseau m'est réveil

Et l'horizon pétri de lumière et d'amour

Est tm refuge heureux des forces à venir.

La jeune fille vint.

« C'est d'ici que sont sortis mes jours à la conquête du monde!


0 Jeune Fille je te donne ce pays en échange de ton amour, 7~ est du meilleur printemps que Dieu fit au cours des Ages: 0 Jeune Fille,

Présente-toi un jour de douce pluie à la source de ma colline: Que votre union soit aussi intime

Que l'union de la goutte de pluie avec la goutte de la source. Messagère de Beauté, émeus la sève sous "l'écorce des arbres Et gu'a ton passage la terre se fasse légère à l'entour des [racines. »

0 colline, suis-je l'apparence de Dieu

Qui satisfait le corps et le easur de cette femme? Viens! mets la dernière main aux formes de mes oiseaux. 0 Jeune Fille, le temps est aboli,

Mes arbres te font don de leur durée

Et s'ajoutent à ta jeunesse.

0 Jeune Fille, j'embaume ta chair par mon enchantement. Sache que je suis le Vivant de ce pays,

Hors d'ici ta beauté va se dessécher comme l'herbe empoi[sonnée

Dans l'anneau magique des ronds de fées.

Attends!

Je sais un chant oublié du premier rossignol du monde. /~ends/

Je connais la densité des pollens dans le vent d'avril. ~ffends/

Dans un regard je sais dénombrer:les feuilles d'un châtaignier. Attends!

L'air est doux du Passage des défuntes aimées.

Attends!

Nous ferons de la Beauté avec chacun de nos instants. Attends!

A coups de souvenirs nous jugerons l'Infini.

As-tu vu le peuplier qui déroulait l'herbe sous lui, L'herbe agitée du désir d'effacer toute saison?

Que ~on amour soit comme la goutte d'eau,

L'attente du miracle des semences;

Que ton amour soit comme l'ombre


La pierre tombale des formes;

Qu'il brise nos corps fragiles Et qu'il soit l'Amour!

La Jeune Fille est partie.

Il est temps de revenir mon amour;

Déjà je perçois des signes de vieillesse autour de moi An/ j'ai peur que la terre ne soit flétrie avant ton retour. Jadis ta beauté rayonnait sur le paysage,

L'horizon même s'émouvait à l'évocation de ton visage, Oui c'est toi qui me rendais familières les collines, Je l'atteste sur ce sourire qui éclaire la plus lointaine. Combein douce est la terre que colore le sortilège d'une [/emme/

Hélas! j'ai maudit la Beauté qui prenait trop parfaitement mesure sur mes sens,

Je rejetai les couleurs et les sons au de/a de mes larmes, Mais ton souvenir m'offrait de nouvelles rencontres de joie. Quelles fleurs répandre sous tes pas,quand les fleurs se fléEntre mes doigts! [trissent Toute beauté a déserté la terre qui se dessèche et meurt. Ame répands la joie sur un nouvel engagement de nos eceurs; Oublie, oublie ce que mon souffle a flétri

Et que la terre soit encore assez jeune pour recevoir ton corps. J'excite le vol des merles sur le chemin de ton retour. Cette cloche, Seigneur,

Qui dégringole l'horizon

Vient de loin

Seigneur, est-ce l'amour

De ma belle ea'tée?

L'oubli. Il chante J'aime la fierté des montagnes

Elles ne reçoivent que les gouttes d'eau qui leur sont destinées. Les vallées peuvent s'infatuer de l'eau épuisée dans la desDe l'eau qui n'est pas venue du ciel pour elles! [cente, Le baptême de l'arbre est donné par l'oiseau,


Le &ap<eme des herbes par l'insecte

Et les racines sont bénies par-les larves!

La route s'attarde à sucer la colline;

Gorgée du lait de l'infini

Elle se détend à l'horizon

Gluant de ta blancheur

~a colline sacrée.

J'accueille un arbre dans ma pensée,

Vivante sentinelle aux sources de mo:mente;

Ses racines voraces enveloppent mes désirs,

Son feuillage est le signe qui refuse la terre

Et /e maintient hors des /ron~tcres de ma pensée. Je m'en remets à toi, nature.

Je te sais éternelle. Je te sais arrivée à ta perfection. Je ne veux plus te chercher qu'en mot-même.

Mon ardeur a te connaître s'emploie à déblayer le seuil de ma Les brindilles sont seches, les feuilles dispersées; [caverne; 7~ fait bon dans mon dme.

Cette épaisseur d'air dans le fond mené aux profondeurs non [encore explorées;

Nature, il est bien assez de mon proMeme sons le ciel; Que chaque être se retire en soi;

Je m'étends aH seuil des inondes [/'E<endHe/ 7f n'est que mon ivresse et le souvenir, sans mesure dans Le retour de la vieille femme.

Quand elle revint plus tard, bien plus tard

Il n'était plus M pour lui parler des saisons,

Pour la conduire dans les galeries des insectes,

Pour lui parler du vent et des oiseaux.

Et la vieille femme n'entendait plus rien à tout cela Ni à la solennelle montée des fleurs,

A la richesse de la terre, à <'ea;post<!on de la colline. La vieille femme coupa toutes les fleurs, chassa tous les Elle remplaça la Beauté de ce pays [oiseaux. par tout ce qu'elle rapportait,

Tout ce que son cœur contena!'<

Des larmes, des larmes! RAYMOND DATHEIL. 37


QUINZE ANS DE FOLIE RUSSE

Le 7 de ce mois sera célébré dans toute la Russie le quinzième anniversaire de la Révolution d'Octobre, ou plus exactement du coup d'Etat bolchéviste du 25 octobre 1917 (suivant le calendrier julien alors encore en usage).

Une demi-génération a déjà passé depuis ce jour fameux. Peut-être n'est-il plus prématuré de tirer de ces grands événements des conclusions qui ne soient pas inspirées par l'esprit de parti, mais qui découlent uniquement de l'examen objectif des faits.

Trois questions, notamment, demandent réponse 1° Comment les bolchéviks ont-ils pu s'emparer du pouvoir?

2° Comment s'y sont-ils maintenus?

3° Le communisme est-il un péril mondial?

§

Au moment où éclata la guerre de 1914, la Russie

était politiquement, et malgré la Douma, un empire autocratique, gouverné par un prince non dépourvu d'intelligence ou de bonne volonté, mais trop attaché à une femme à demi folle, elle-même sous la coupe d'un mystagogue ignare; administré par une bureaucratie routinière, et, au sommet, souvent corrompue; sapé depuis un demi-siècle par une propagande révolutionnaire qui avait failli le renverser en 1905. Ethniquement, la Russie était un assemblage de peuples divers, les uns favorisés, les autres brimés, les troisièmes oubliés par le pouvoir centrai et dont plusieurs étaient déjà tourmen-


tés de ce désir d'autonomie nationale qui sera sans doute le trait distiuctif de notre siècle. Socialement, c'était une superposition de classes à la mentalité absolument différente, et que ne liait même pas un identique patriotisme aristocrates insouciants, tchinovniks soumis et apeurés, « marchands aux mœurs traditionalistes, intelliguentsia amoureuse de toute nouveauté, ouvriers travaillés par les agitateurs socialistes, paysans cachés derrière leur misère et leur mutisme. Economiquement, enfin, la Russie était du xx° siècle par ses usines textiles de la région de Moscou ou ses hauts-fourneaux du Donetz, mais elle était en plein moyen âge par les procédés de culture de ses moujiks. Ceux-ci, dans toute la Grande-Russie, n'avaient même pas la propriété personnelle de leurs champs et la réforme récente d'un ministre de génie, Stolypine, n'avait pas encore eu le temps de créer une classe de petits propriétaires ruraux, seul soutien possible d'un trône anachronique. Ce qui est surprenant, c'est que, dans ces conditions, la Russie ait pu « tenir pendant deux ans et demi, contre des ennemis aussi puissants que l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie. Une seule explication à ce phénomène l'incroyable patience du peuple russe, qui soutenait ces capotes grises enfouies dans la boue 'ou la glace des tranchées, et abandonnées à la fois par l'artillerie, le ravitaillement et le commandement.

Mais cette patience russe et c'est ce qui explique bien des surprises de l'histoire de ce pays n'est pas l'effet d'une conviction solide, d'un attachement à des principes ou à des hommes, elle n'est que fatalisme et subordination. Aussi l'équilibre peut-il être rompu par le moindre choc et il n'en faut pas plus pour que ce patient devienne un révolté, et qu'il trahisse subitement ce qu'il a si longtemps paru respecter. C'est ainsi que, aux yeux des observateurs qui étaient sur pla'ce, la démoralisation de l'armée et de l'arrière apparaissait dès


1916. Et il a suffi que, le 27 février 1917, à dix heures du matin, les soldats du régiment de Volhynie sortissent de leur caserne en chantant la Marseillaise, pour qu'à midi toutes les troupes de la capitale se fussent jointes à eux. En deux heures de temps s'écroula un empire qui se faisait gloire de remonter aux Varègues scandinaves du ix° siècle. Une comparaison s'impose il a fallu chez nous plus de trois ans, du 14 juillet 1789 au 21 septembre 1792, pour que Louis Capet cessât d'être le Roi de France.

A un régime de ganaches succéda soudain un régime de rhéteurs. A des courtisans que leur veulerie rendait incapables d'agir, des intellectuels à qui leur libéralisme ôtait l'énergie nécessaire en temps de révolution. Kérenski croyait galvaniser les soldats débandés en les traitant d' « esclaves révoltés Et l'on parlait, et l'on discourait, et l'on discutait, et l'on votait des motions. L'armée et la nation eUe-même se dissolvaient sous les ilôts d'une éloquence qui coula sans arrêt pendant huit mois.

Enfin Lénine vint. Une volonté dans toute cette aboulie. Un homme parmi tous ces fantoches. Incorruptible comme Robespierre, convaincu comme Savonarole, méthodique comme Loyola, il avait, en outre, sur ses collègues russes, un avantage immense il parlait peu. 11 remplaça toutes les harangues par deux mots la paix et la terre. Il fut aussitôt compris par un peuple qui attendait le premier de ces biens depuis de longs mois, le second depuis de longs siècles. C'est ce qui lui permit de gagner peu à peu la majorité au Soviet de Pétrograd et, au jour précis qu'il avait choisi, de chasser les ministres du Gouvernement Provisoire pour installer à leur place les commissaires du Peuple.

§

La réussite du coup d'Etat d'octobre surprit la Russie,


l'Europe; le monde, et les bolchéviks eux-mêmes. Ce qui les surprit plus encore, c'est de se maintenir au pouvoir. Ils n'avaient pour eux ni les officiers, ni les fonctionnaires, ni les intellectuels, ni les commerçants, encore moins les industriels et les financiers. Mais ils avaient pour eux la passivité russe, la non-résistance au mal le tolstoïsme national offrait toute carrière au marxisme internationaliste. Ils avaient aussi deux têtes pour mettre un peu d'ordre dans le chaos d'un pays en proie~ à la plus invraisemblable anarchie celle de Lénine, théoricien étroit, mais, en même temps, politique réaliste; celle de Trotski, tribun et animateur. Quelque chose comme une collaboration de Robespierre et de Danton.

Cette collaboration créa une armée qui, si mauvaise fût-elle, réussit à arrêter l'invasion blanche qui déferlait de toutes parts. Victoire d'ailleurs due, principalement, au fait que les généraux blancs ne disposaient d'aucune formule capable d'enthousiasmer un peuple sans patriotisme, mais non sans rancune contre ses anciens maîtres. Aussi ne trouvèrent-ils point de Vendée en Russie, pas même au pays des .Cosaques. Koltchak, Denikine, Wrangel durent successivement abandonner la partie. Délivrés de la 'menace d'une restauration aristocratique, devenus possesseurs de toutes les terres, les moujiks n'avaient plus rien à obtenir des bolchéviks. Ils les lâchèrent avec la même désinvolture qu'ils avaient lâché le tsar en 17. Mécontents de voir leurs récoltes réquisitionnées pour nourrir les villes, ils se mirent à massacrer les « commissaires et soulevèrent des révoltes qui, comme celle de Tambov, donnèrent du fil à retordre aux troupes rouges. Le mouvement antibolchéviste s'amplifia et aboutit à la rébellion des marins de Cronstadt, en 1921.

Si l'armée « flanchait », les bolchéviks étaient perdus. Par une audacieuse volte-face, Lénine proclama alors la


Nep, la nouvelle politique économique. La population respira et put à nouveau vaquer aux occupations qui constituent la base de l'activité de toute société organisée vendre et acheter..

Or, le 21 janvier 1924, Lénine mourut. On a pu dire, non sans raison, que ce jour fut aussi néfaste pour la Russie que le jour de sa naissance. En effet, c'était un poMt~ue, c'est-à-dire un homme qui voit les faits tels qu'ils sont et qui leur subordonne sa conduite. Pendant que sa raison sombrait dans le gâtisme, ses successeurs se partageaient déjà son héritage. Mais une dictature ne se partage pas: pour la maintenir, et l'exercer, il faut une seule tête, ou un seul poing. Il y avait bien une tête, celle de Trotski, mais brouillonne et d'ailleurs desservie par une frousse congénitale qui l'empêcha, au moment voulu, d'utiliser en sa faveur l'attachement de l'Armée rouge. D'un quart d'heure, Trotski manqua la dictature. Par contre, il y avait un poing, celui de Staline. Non pas le poing d'un Bonaparte ou d'un Mussolini, qui frappe sur la table, mais le poing que le paysan fait dans sa poche, en savourant d'avance le succès d'un plan longuement préparé. De même qu'un moujik sibérien avait, par d'astucieuses manœuvres, réussi naguère à circonvenir la famille impériale, de même ce paysan géorgien avait su, peu à peu, s'emparer des cadres du parti communiste, dont il est le secrétaire général. Un beau matin, il envoya Trotski en exil; il était le maître de la Russie; il l'est resté.

Plus rusé qu'intelligent, sans instruction, sans éducation, sans talent d'orateur ou d'écrivain, l'ascension de cet homme (tout comme celle de Raspoutine) illustre ce vaste désert de caractères qu'est la Russie. Un proverbe du pays dit: « Celui qui a pris le bâton est caporal. Rien ne résume mieux la conception que le Russe se fait de l'autorité, force toute physique, et, d'autre part, la soumission avec laquelle il accepte cette auto-


rité, quel qu'en, soit le titulaire. Un homme qui veut avec précision et persévérance est roi dans un pays où la volonté des autres est hésitante ou inconstante. Ainsi s'expliquent ces carrières et ces péripéties russes qui paraissent si extraordinaires à d'autres peuples. D'autant plus fidèle à la « doctrine qu'il est d'esprit plus borné, Staline a des œillères. Il ne voit qu'un but: la révolution mondiale dont il sera le chef. Aussi pousset-il le mépris du peuple russe plus loin encore que Lénine. Périssent les hommes plutôt que les principes Et la Russie crève de faim sous Staline, plus encore que sous Lénine. Les deux grandes pensées de son règne, le plan quinquennal et la collectivisation agraire, sont inspirées d'un désir analogue: le premier doit avoir pour but d'augmenter l'effectif du prolétariat ouvrier, véritable soutien du régime, le second de tuer à la campagne tous germes de propriétarisme. La Russie ainsi communisée, quelle tranchée de départ pour se lancer à l'assaut du capitalisme mondial!

Mais la. patience du peuple russe suffit-elle à expliquer qu'il puisse, depuis quinze ans, supporter ce régime de famine, de despotisme et de terreur? S'il en était ainsi, le Russe ne serait pas digne du nom d'homme, et tout au plus comparable aux animaux les plus primitifs, aux mollusques incapables de se défendre contre une attaque extérieure. Or, le Russe est homme dans une des plus hautes acceptions de ce terme: c'est un idéaliste, c'est même le plus idéaliste des hommes. Mais son idéalisme est à base de mysticisme et de naïveté. Non seulement le Russe accepte sans contrôle les explications irrationnelles qu'on lui donne des choses, mais encore il s'enthousiasme pour les entreprises les plus utopiques, par exemple la suppression de la propriété privée, la révolution mondiale, la création d'un homme nouveau. Ces idéalistes forcenés ne forment naturellement qu'une infime minorité de la nation. On peut dire que.


sur dix Russes, il y a, en politique, un passionné et neuf indifférents. Ceux-ci laissent' faire, tandis que celui-là prend parti. L'ancien régime semblait avoir réussi à asseoir sa solidité sur cette masse indifférente et à contenir dans une activité souterraine les éléments passionnés, presque tous révolutionnaires. Mais cette solidité n'était qu'apparente, car on ne fonde pas un régime sur de l'indifférence.

La réussite des bolchéviks fut d'avoir, par l'habileté de leur propagande, concentré autour de leurs « mots d'ordre ce dixième de la population qui est susceptible de s'emballer. Surtout d'avoir rendu à ces âmes ardentes une fierté qu'elles avaient perdue depuis Pierre-le-Grand: le droit de mépriser lEurope. Ce droit, l'ancienne Moscovie croyait l'avoir. Croupissant dans la sauvagerie et l'ignorance, elle se sentait orthodoxe jusqu'au plus profond de l'âme et, partant, supérieure aux Occidentaux catholiques ou protestants. Comme dans les anciennes villes de l'Islam, les rares étrangers qui vivaient en Russie habitaient un quartier réservé.

Mais Pierre-le-Grand (grand par l'énergie qu'il consacra à une œuvre vaine) crut qu'il lui suffirait d'interdire à ses sujets le port de la robe et de la barbe, et de leur faire fumer la pipe, pour leur donner une âme occidentale. Ni lui, ni ses successeurs n'y réussirent, et les écrivains « slavophiles » de la première moitié du Xfx" siècle purent lui reprocher d'avoir lancé la Russie dans une voie qui n'était pas la bonne.

Ce que personne n'avait pu faire depuis les temps du tsar Alexis, père du Réformateur, les bolchéviks l'ont réalisé: ils ont restitué à la Russie une fierté nationale. De même que les Moscovites croyaient posséder la seule vraie foi, de même les Soviétiques se vantent d'être les seuls à avoir, comme ils disent, « édiné le socialisme La Russie est le seul pays où toute la propriété ait été nationalisée, le seul où les soldats appellent les officiers s


« camarades le seul où l'on puisse se marier et divorcer en cinq minutes, le seul où l'avortement soit autorisé. Autant de titres de gloire dont se pare la ferveur communiste de la jeunesse, aussi bien que son nationalisme latent. C'est ainsi que la fièvre nationaliste, qui s'est emparée aujourd'hui de presque tous les pays, a revêtu en Russie un aspect religieux, bien en rapport avec le climat moral du pays. C'est une foi qui déborde les cadres du territoire (dans lesquels'demeure, par exemple, le fascisme) et qui rêve de s'imposer au monde. A part ces grandes causes psychologiques du maintien de la dictature bolchéviste, indifférence de la majorité et enthousiasme de la minorité, on pourrait en relever d'autres d'une nature plus matérielle: le jeu de bascule de la politique intérieure et le fonctionnement du Guëpéou.

Depuis la rébellion de Cronstadt, en 1921, la politique intérieure du Kremlin est dominée par un souci essentiel ménager le paysan pour assurer le ravitaillement du prolétariat urbain, espoir et soutien du communisme. Personne de plus opportuniste, à cet égard, que ces farouches doctrinaires, non par intérêt matériel, d'ailleurs, mais pour conserver un pouvoir qui leur permettra d'appliquer leurs théories. De là ce perpétuel louvoiement entre les « déviations de droite et les « erreurs de gauche », cette poursuite obstinée d'une « ligne générale que nul ne saurait situer exactement, car elle varie au gré des événements. Le régime modéré de la Nep, favorable au moujik, fut l'objet' des critiques de l' « opposition ouvrière dirigée par Trotski. La fraction stalinienne au pouvoir décréta alors des mesures extrémistes, qui firent crier les « opposants de droite ». Il fallut jeter du lest. Puis, quand Staline eut abattu Trotski, il adopta le programme extrémiste de son rival et proclama la collectivisation des champs. Aujourd'hui, devant les excès de cette révolution agraire, il est obligé


de faire machine arrière. C'est ainsi que la bascule penche incessamment, tantôt à gauche, tantôt à droite. Toutefois, le mécontentement des individus et des masses est' tenu en respect par une force autrement plus effective que ne pourrait l'être une activité législative sans aucune suite. Nous voulons parler du Guépéou. La police politique est une des institutions russes les plus anciennes et les mieux assises, elle est l'instrument favori du despotisme qui a toujours sévi dans ce pays. Cette institution successivement dénommée Chancellerie secrète, 111° section, Okhrana fut supprimée par les libéraux du Gouvernement Provisoire. Les bolcheviks eurent l'intelligence de la rétablir aussitôt sous les espèces de la Tchéka, devenue plus tard le Guépéou.' L'immense supériorité de la police politique des bolchéviks sur celle de l'ancien régime, c'est qu'elle n'est plus formée uniquement de mercenaires, mais d'une forte proportion de volontaires. Avant la révolution, le terme d'okhrannik était la pire injure qu'on pût jeter à la face de quelqu'un; aujourd'hui, tchékiste est un titre de gloire dans les milieux communistes. Celui qui a l'auréole, ce n'est plus, comme sous le tsar, celui qu'on surveille, mais celui qui surveille. Le fils peut dénoncer le père, la sœur « filer son frère, car c'est pour la cause. Une police idéaliste, quelle force pour un gouvernement Seuls les jésuites peut-être, dans les pays où ils ont été les maîtres, ont pu disposer d'un si extraordinaire instrument de domination. Dzerjinski, le créateur de la Tchéka, n'était-il pas d'ailleurs un véritable Saint-Just? Telles sont, en résumé, les causes qui assurent l'existence d'un pouvoir à nos yeux illogique, puisqu'il ne donne à ses sujets aiïamés qu'une nourriture spirituelle.

Russie, demi-Asie, « Eurasie pays lointain dans tous les sens du mot. Mais elle nous touche de près par


sa propagande. Sujet délicat, et qui appelle une particulière impartialité.

A ceux qui tremblent de voir le drapeau rouge flotter sur l'Elysée, un fait peut être opposé: depuis quinze ans que la Russie dépense des milliards à subventionner les partis communistes, ceux-ci n'ont fait presque aucun progrès dans aucun pays. Non seulement le régime soviétique n'a été instauré nulle part (on peut négliger son succès de quelques semaines en Hongrie et de quelques jours en Bavière, succès dû à l'anarchie qui suivit l'armistice dans les Etats vaincus), pon seulement l'effectif des députés communistes augmente à grand'peine dans les Etats où la propagande est libre, mais il y a de nombreux pays où ce parti n'a qu'une existence illégale ou une activité embryonnaire: Italie, Angleterre, Etats-Unis. La doctrine communiste est en contradiction avec la nature même de l'homme en société. Sauf chez les peuplades tout à fait primitives, la propriété individuelle est la base des rapports sociaux. Elle en est la base parce qu'elle répond au premier désir de l'humain qui s' *st élevé au-dessus de l'animalité: le désir de posséder quelque chose à lui et à lui seul. Or, le peuple russe, si élevé dans l'échelle des êtres par cette angoisse morale qui le jette à la poursuite des plus diverses et, parfois, des plus folles doctrines, en est resté, quant à la propriété, au stade des nègres africains: le moujik grand-russien n'est jamais arrivé à fixer de lui-même des limites définitives au champ familial.

Le communisme russe est un phénomène purement national par le fait de cette incroyable indifférence à l'égard de la propriété privée. Il est encore national par l'élément messianiste qui y joue un si grand rôle. Il répond à une aspiration générale là-bas, vague dans la masse, mais précisée par les écrivains « slavophiles », par Dostoïevski, par Tolstoï, de faire de Moscou une troisième Rome, de donner à l'humanité une « parole


nouvelle Et la meilleure définition qu'on puisse donner de la Russie, ce serait de l'appeler peut-être une EMrope messianiste.

Le communisme russe est national, enfin, par l'ab~ sence de résistance que rencontre sa discipline matérielle et spirituelle. Mais, ici, une réserve importante doit être faite. Car plusieurs autres pays connaissent, de nos jours, la même tyrannie des corps et des esprits: Italie, Hongrie, Pologne, Yougoslavie, et même Allemagne. Si deux de ces Etats ont une population d'origine slave, les autres ne peuvent en aucune façon être rapprochés, ethniquement, du peuple russe. Il s'agit donc bien d'un phénomène international et, sinon général, tout au moins caractéristique de notre époque.

On a tenté d'expliquer ce phénomène par la faillite de l'individualisme, ou celle du capitalisme, ou celle du parlementarisme, en tout cas par cette soif d'autorité qui suit naturellement une période où l'on a donné trop de champ à la liberté personnelle, dans le domaine moral, politique et économique. Quoi qu'il en soit, il est certain que le soleil de la liberté subit actuellement une éclipse. Ce ne sont partout que dictatures, vacances de la légalité, parlementaires réduits au rôle de comparses, embrigadement de la jeunesse en « troupes de choc », bras levés vers le ciel et « mots d'ordre flottant sur des bandes de calicot.

Toutefois, des îlots résistent aux flots battants de cette tyrannie débordante. Ce sont les contrées où l'habitude de la liberté politique a fait le citoyen rebelle aux violences des despotes et aux prédications des fanatiques. Ce sont, par exemple, l'Angleterre, la Suisse, les Etats Scandinaves.

C'est surtout la France. Et, après avoir relaté tant de folies, nous lui chanterons, en guise de conclusion, un hymne de reconnaissance. Pays qui, au prix de quels longs efforts, a enfin conquis le bien le plus précieux:


la liberté de l'individu. Pays où l'on peut boire du vin où l'on veut, quand on veut et tant qu'on veut, et mener une femme à l'hôtel. Où l'on peut rester assis et couvert lorsqu'on joue la Marseillaise. Où l'on peut croire au Dieu qu'on a choisi ou, si l'on veut, railler tous les Dieux. Mais où l'audace de l'esprit se pare de grâce et d'ironie. Pays de gens qui comprennent et qui sourient. Pays charmant, pays sublime, notre pays.

TESTIS.


LOUIS ANQUETIN

ARTISTE PEINTRE

Ce n'est pas le succès qui importe,

c'est l'effort.

JOUFFROY.

Anquetin était né à Etrépagny, d'un père qui exerçait la profession de boucher et qui s'était enrichi. Il avait fait ses études au Lycée de Rouen et était venu à Paris vers 1882. C'était, au, physique, un homme de corps bien fait et musclé, avec un visage aux yeux extraordinairement ardents qui pétillaient dans les flammes de ses cheveux et de sa barbe, qu'il portait longs. 'Il avait eu le nez cassé dans son enfance, ce qui lui donnait de la ressemblance avec le visage de Michel Ange. Il était d'appétit très sensuel, d'esprit logique; extrêmement ouvert sur son art, très fermé sur sa vie privée.

Je l'ai connu en 1884 à l'atelier libre que Cormon venait de reprendre à Bonnat, au 104 de l'avenue de Clichy. J'avais alors seize ans et Anquetin en avait vingt-quatre. Malgré mon extrême jeunesse, la fréquentation précoce des Maîtres m'avait appris à bien voir, et je fus frappé, dès mon entrée à l'atelier, par un grand torse que peignait Anquetin. Cela était d'une force, d'une désinvolture qui me conquit aussitôt, et je ne pus faire autrement que de désirer connaître le peintre qui tranchait si vivement sur les autres élèves. Celui-ci n'était pas, comme eux, un hésitant, un timide, mais déjà semblait un maître. On m'avait relégué dans un


coin obscur où.je dessinais une main de plâtre; au repos du modèle, tous les élèves ayant l'habitude de faire leur tournée d'inspection devant chaque chevalet, on ne manqua pas de venir voir ce qu'avait fait le nouveau. J'étais de beaucoup le plus jeune; chacun passa devant mon travail sans rien m'en dire Anquetin vint à son tour et me félicita sur ma manière large et bien établie. Cette seule félicitation, qui me valut son amitié, me consola de l'indifférence de tous. Dès lors, nous nous fréquentâmes, et je fus présenté par lui à Lautrec, qui m'encouragea aussi. Selon mes nouveaux amis, j'avais du tempérament. C'était précisément ce que j'admirais en eux. Anquetin surtout excitait mon admiration par son goût du grand et sa façon délibérée de construire la forme.

L'atelier libre de Cormon n'avait rien d'académique chacun y travaillait comme il l'entendait, s'esquivant les jours de la correction du « patron ». J'avais été présenté à celui-ci par un peintre russe nommé Michel de Wylie, auquel Cormon avait souvent fait part de son désir de trouver un jeune homme doué, qu'il formerait selon ses vœux. Le choix avait été fort mauvais; car, sous une attitude très soumise, je cachais le caractère le plus indépendant. Justement, dès mon entrée à l'atelier, un vent de révolte avait soufflé sur les théories du lieu. Il venait, disait-on, de « la boutique à Durand Ruel où Anquetin et Lautrec faisaient de fréquentes visites. Mes nouveaux amis n'avaient pas manqué de me conduire rue Lafitte, et j'avais fait connaissance avec les œuvres impressionnistes; au Louvre, nous regardions Vélasquez, les dessins de Michel Ange et ceux de SignoreIIi. Dès lors, je n'eus plus qu'un désir peindre avec la palette des impressionnistes et dessiner selon les maîtres du Louvre. Tels furent mes débuts; et c'est ainsi que je renversai les rêves de Cormon, qui avait cru trouver en moi, à cause de ma jeunesse, l'élève désiré. En vérité,


je dois le dire, je n'ai jamais rien aimé de celui-ci, et c'est au hasard seul, qui me fit rencontrer Michel de Wylie, que je dus d'entrer chez lui. Mon amitié avec Anquetin et Lautrec se resserra au contact des œuvres que nous allions admirer. A nous se joignait un certain Tampier qui parlait fort bien sur l'art et ne travaillait jamais. Il me tenait de longues heures à m'expliquer tout ce que je sentais. Ses phrases étaient toujours les mêmes « Mon u:eu. ça, c'est de la pelure C'étaient des gens qui la connaissaient dans les coins ou bien « A nous deux, Vélasquezl s- qu'il lançait en sifflotant chaque fois qu'un de nous entreprenait quelque étude peinte. Ce guide me fut très utile; il me promena partout et m'apprit à apprécier les qualités les plus rares et les plus étranges. Je lui dus d'admirer beaucoup de tableaux de Manet, de regarder longuement une certaine tête de femme aux cheveux fauves, au nez rose et de travers, de Vélasquez, qui était alors, au Louvre, dans la salle Lacaze, et qu'on a mise depuis dans la Longue Galerie. Ce fut vers ce temps que Lautrec, qui ne quittait guère Anquetin, fit mon portrait, et que je posai aussi pour Anquetin, dont le désir s'était tourné vers une grande composition l'Intérieur de chez Bruant. Il en avait tracé l'esquisse au pastel, puis commencé l'étude particulière de chaque personnage. Je devais figurer au premier plan, malgré que je n'eusse jamais fréquenté l'endroit. Anquetin n'avait guère de place pour exécuter son grand tableau. Il logeait en ce temps-là avenue de Clichy, un peu plus haut que l'avenue de Saint-Ouen, dans un cinquième aux chambres exiguës, s'ouvrant au long d'un balcon. Que de fois je vins le trouver pour poser et plus encore pour parler sur l'art qui nous préoccupait, en compagnie de Lautrec et de Tampier! D'ailleurs ce dernier était son familier; il mangeait chez Anquetin et lui servait continuellement de modèle. Il parlait toujours d'abondance sur l'art, sans que jamais


on vît rien de sa main. Deux dents cassées sur le devant de sa bouche y avaient fait un trou, par lequel il sifflotait toujours lorsqu'il restait à court d'arguments. Anquetin avait achevé ses grands dessins, faits sur papier d'emballage et qu'il relevait de pastel, en les destinant à sa grande toile. Il se transporta chez Bruant, où je posai chaque jour, assis à une table, avant que l'établissement ne fût ouvert aux consommateurs. Il s'épuisa si bien en préparations de toutes sortes que, finalement, il renonça à son ouvrage, dont il ne subsista que des dessins. Il fréquentait alors beaucoup Edouard Dujardin, devenu directeur de la Revue Indépendante, installée dans un magasin de la rue de la Chausséed'Antin. Sans doute l'influence de Dujardin avait agi littérairement sur Anquetin, jusqu'à lui souffler de mettre dans son Intérieur de chez Bruant une figure symbolique. Ce qu'il y a de certain, c'est que personne plus que lui n'était désigné pour échouer devant un pareil programme; et ce fut l'introduction de cette figure intempestive qui arrêta l'exécution définitive de l'œuvre. Anquetin coupa ses cartons, rangea ses dessins, et ne parla plus de son projet.

Un voyage à Etrépagny, où il allait passer ses vacances, le ramena avec des études paysannes très fortes et trempées de soleil. J'en fus frappé. Il y avait dans sa façon de peindre les gens de chez lui une force qui touchait à l'épique. Que sont devenues ces magistrales études? Il m'expliqua alors qu'il avait entrepris, dans son pays, une grande toile représentant un JoHr de marché. Je suppose qu'elle devait être remarquable; car il y avait des chevaux, et Anquetin, qui aimait à monter cet animal, le dessinait fort bien.

A chaque vacance, à Etrépagny, Anquetin travaillait assidûment c'était toujours, à son retour, la surprise de grandes toiles. Dès 1886, il s'était préoccupé des écoles modernes et avait visité Claude Monet à Vétheuil, as


Il en résulta une transformation complète de sa palette, et des inquiétudes nouvelles pour son esprit. Du premier étage d'un café du boulevard de Clichy, où les élèves de l'atelier Cormon avaient fondé un cercle, il peignit un kiosque à affiches dans la lumière reflétée par la chaussée. J'ai conservé cette étude dont il me gratifia. On y chercherait en vain son tempérament; il s'était conformé en tout, pour cette expérience, à la théorie impressionniste. Je me permis de contester cette théorie, malgré ma jeunesse, et de démontrer à Anquetin que la vérité objective est une intruse dans l'art, qui doit être avant tout décoratif. Je lui parlai des tapisseries et des vitraux gothiques, dont je m'étais épris avec d'autant plus de passion qu'à cette époque les artistes les négligeaient tout à fait. Il entra dans mes vues, et, après une visite que nous fîmes ensemble chez Signac, pour avoir le dernier mot sur les recherches chromatiques des théoriciens de l'optique, nous conclûmes d'abandonner les impressionnistes pour faire dominer les idées sur la technique. Je montrai à Anquetin mes recherches à ce sujet, et bientôt il fit le Bateau que Dujardin exposa à la Revue' Zndependan~e. C'était un grand crépon japonais, qui tranchait par son parti pris décoratif sur toutes les préoccupations de luminosité dont la nouvelle école faisait son champ d'étude. Le plein air nous sembla le contraire dp l'art par ses tendances réalistes. Ecartant l'artiste de toute conception, de toute vision intérieure et personnelle, il ne pouvait aboutir, selon nous, qu'à un système meurtrier et démocratique, nivelant la production à la monotonie de la banalité. De mon côté, j'avais peint diverses études répondant à mes idées sur ce sujet, où j'avais poussé à l'extrême la simplification et la fantaisie.

Dujardin avait baptisé ce premier état de recherches le Cloisonnisme, à cause du cerné de chaque ton, qui donnait un air <: c~o~sonnë au tableau. De fait, c'était


là un grand vitrail plutôt qu'une peinture, avec les éléments décoratifs de la couleur et de la ligne. Opposant à la réalité le rêve et l'imagination, j'avais écrit alors « Voir le style et non point l'objet. C'està-dire tirer de la chose vue sa quintessence et non son objectivité. Pour compléter mon système, je lui adjoignis le souvenir, m'interdisant de peindre sur nature, directement, mais avec les éléments qui m'en étaient seulement restés. C'était déjà le surréalisme, moins le mot.. s

Anquetin, dont le dessin était la foncière préoccupation, n'embrassa pas toute mon idée, il se borna à rester décoratif dans des apparences réelles. Il avait peint, cette année-là, un Fauc/teur dans les champs, <lans une gamme entièrement jaune, ce qui donnait un air de chaleur brûlante à son tableau. Il s'y était décidé en remarquant, à travers les carreaux de couleur d'une porte vitrée, l'effet ex~aordinairement décisif d'un ton dominant sur tous les autres, se les assimilant par influence.

Cette œuvre outrée, mais très originale, fut remarquée par Van Gogh, qui en parle avec enthousiasme dans ses lettres, et l'imita souvent. Le Fauc~Mr jaune eut bientôt pour pendant Un soir, avenue de Clichy, tout bleu. ILa tombée du jour avait fourni à Anquetin, à deux pas de sa porte, ce second motif. Retenons que de cette recherche d'Anquetin résulta pour Van Gogh, récemment arrivé à Paris, l'idée de ces gammes choisies dont il usa dans ses paysages, ses soleils, ses berceuses, de jaunes sur jaune, verts sur vert, rouges ~ur rouge, etc, Ce fut donc à un certain point de vue une révélation et une nouveauté féconde.

Anquetin aurait pu s'arrêter là et devenir facilement célèbre à bon marché car ce n'était après tout qu'une théorie appliquée logiquement. Il passa outre, inquiet toujours de monter vers le plus fort et le mieux. Sa mère venait de mourir; il avait rapporté d'Etré-


pagny un magistral morceau la représentant défunte sur son lit. Il en hérita, et s'installa somptueusement rue de Rome, dans un grand atelier donnant sur la gare Saint-Lazare. Je fus ébloui de cette nouvelle demeure contrastant étrangement avec l'humble appartement de l'avenue de Clichy. Dès lors commença cette vie fastueuse de maîtresses, de chevaux, d'amis fortunés qui m'éloigna de lui. J'allais rarement le voir, regrettant la vie d'autrefois avec Lautrec, Tampier et lui, nos conversations intimes, nos visites chez le père Tanguy < pour voir les Cézanne nos repas de fête, fournis des somptueux pâtés de Toulouse que Lautrec recevait de sa famille.

Dès la porte, au lieu d'Anquetin lui-même, m'ouvrant comme autrefois, c'était l'aspect froid et gourmé d'un valet en livrée, puis des Monsieur n't/ est pas, ou bien des pauses dans l'atelier, en attendant que Monsieur vienne. Il est vrai que durant cette postulation je pouvais regarder les tableaux. Ils abondaient. Ici c'étaient des nus commencés, cernés de gros traits noirs, là des portraits, des chevaux, des scènes de la vie de Paris. Anquetin était pris par l'idée d'être le grand peintre de la vie moderne, et rêvait de fondre dans son art Manet et Daumier. Le « cloisonnisme disparaissait pour faire place à un dessin plus grand, plus frémissant. Les femmes avaient une large part dans cette peinture comme dans la vie du peintre. Et les toiles en montraient plus d'une à sa toilette, demi-nue, s'occupant des soins intimes. Des scènes de courses et de la rue alternaient avec ces nudités passées par l'alcôve du jeune maître.

Anquetin venait d'avoir trente ans; il était plein de projets. La fortune lui ouvrait Paris et ses aspects multiples. Il allait travailler, faire du nouveau, de la vie. Partout de grandes toiles le promettaient, l'annonçaient même.


Il figura alors dans plusieurs expositions. Aux Indépendants, chez Le Barc de Bouteville et à la Nationale. Le portrait le préoccupa. Il en peignit maints et maints dans une pâte grasse, un dessin ressenti et plein de moëlle. En revoyant dernièrement chez Braun, dans une exposition organisée par M. Georges Besson, une toile d'Anquetin de ce temps-là, je me rendais mieux compte de'tout ce que doit à ses trouvailles d'alors la jeunesse de son temps. Sa Dame à l'ombrelle (1) était proprement un Bonnard de première force, te! que Bonnard n'én fit ni n'en fera jamais.

C'est à cette période mondaine de la rue de Rome qu'il faut sans doute reporter aussi le Retour de la Croix de Bern! une des plus étonnantes œuvres d'Anquetin, que je fis acheter à l'Hôtel des Ventes par mon ami Louis Libaude, pour une somme ridiculement basse. Sans doute aussi peut-on classer à la même date l'esquisse des Courses que possède le musée du Luxembourg.

Nous étions en 1890; Mes fréquents voyages en Bre~ tagne m'éloignaient souvent de Paris; je perdis Anquetin de vue. J'apercevais alors dans les expositions quelques toiles de sa main, qui me montraient la continuité de ses recherches. Il montait toujours; avec une force croissante, il s'affirmait puissant et sûr. Les influences de Manet et de Daumier avaient disparu; on sentait venir Rubens. L'héroïsme des sujets, la qualité du dessin, tout annonçait une transformation. Anquetin renonçait encore au modernisme, cette fois dans le « motif », pour aller non plus vers l'abstrait, mais vers le concret de l'Art pur. H délaissait l'art moderne, te plein-air, la vie ambiante, pour se tourner vers le grand art et la vie de tous les temps. Après le Rideau, œuvre colossale, qu'il peignit pour le théâtre Antoine, vint le Combat qu'exposa la Nationale.

(1) Appartenant à M. Frantz Jourdain.


La première de ces deux œuvres, où il s'affirma définitivenient dans toute sa force, est aujourd'hui dans une resserre de la Ville de Paris. Laquelle? En quel lieu? Nul ne le sait.

Acquise après son exhibition, elle a disparu depuis, sans que nul. ne la revît. N'aurait-elle pu être utilisée comme décoration dans un édifice public? Ce Rideau, qui est plutôt un tableati, représente l'Aurore. C'est le matin, Apollon sort, tiré sur son char par de puissants chevaux qui se cabrent dans la naissante lumière, tandis que, sur la terre, l'humanité, symbolisée par un homme et une femme nus encore enlacés, dort, accablée de ses journalières fatigues. Autour, formant cadre, des amours, des guirlandes de fruits, des faunes, une nymphe s'ébattent en contorsions diverses. Le CoM&af, qui était de proportions plus vastes encore que le Rideau, montrait un ensemble de nus d'hommes blancs et noirs, montés sur des chevaux furieux, s'acharnant les uns contre les autres. L'artiste y avait trouvé prétexte à utiliser sa science du corps humain et de l'animal. Les contorsions les plus violentes des combattants répondaient aux attitudes les plus héroïques de leurs montures. Œuvre d'un grand lyrisme, qu'un homme de génie seul pouvait concevoir et mener à bien.

Parmi les tapisseries qu'Anquetin dessina pour les Gobelins, alors que M. Gustave Geffroy en était le directeur, je citerai surtout la Guerj-e et la Pa: dont l'une montre une femme nue de toute beauté.

Les portraits qu'Anquetin fit de lui-même sont très nombreux. Il y eh a. d'étonnants. L'un d'eux, reproduit par la gravure, le représente riant, coiffé d'un chapeau de paille que surmonte comme une aigrette une plume de coq. Il se retourne dans une attitude de raillerie. Il en existe un autre où, les bras croisés, il semble un Hercule qui se moque. Toute sa figure est striée de rides


par un rire sarcastique, ses cheveux moussent sur sa tête, sa barbe se contorsionne et son œil brille de défi. Sur son bras il pose sa main vieille et puissante. Il est habillé d'un costume étrange mi-partie de velours sombre, mi-partie de blanc et porte une collerette. Il se plaisait à ces travestis pittoresques.

Il a fait aussi de nombreuses fêtes de paysans, en souvenir de son pays.

A propos de la dernière guerre, il avait composé un dessin fort émouvant représentant aux pieds du Christ en Croix les Allemands massacrant des enfants et des femmes. L'héroïsme des sujets choisis par Anquetin réclamait non seulement un grand savoir (qu'il se mit à acquérir par des études anatomiques constantes), mais encore un grand renoncement et un grand amour. Renoncement à la gloriole, que notre époque octroie à toutes les facilités ayant la fausse tournure de la nouveauté; amour de la peinture pour elle-même et pour l'effort qu'elle réclame lorsqu'elle doit s'élever au-dessus du commun. J'ai toujours admiré dans les hommes des générations qui me précédèrent, et dans la mienne, ce goût du sacrifice à ce que l'on aime d'un cœur sans calcul. De tels tempéraments sont admirables par l'héroïsme qui les guide. Ce sont des sortes de guerriers dont l'ambition est si généreuse qu'elle va jusqu'à l'Immolation d'eux-mêmes. J'ai vu dans Anquetin le rare exemple d'un artiste aimant l'art plus que soi, plaçant sa cause au-dessus de la sienne, et découragé, non pas qu'on le décrie, mais de ne point voir aboutir son effort, par la mauvaise volonté des égoïsmes ligués. Sa supériorité était grande, et, certes, il avait droit d'en être fier; mais elle ne reposait pas sur l'ambition; elle voulait se réaliser pleinement dans l'oeuvre enfin reconquise. Lorsque je considère les tentatives de toute sa vie, je ne puis que louanger ce qu'on a blâmé dans Anquetin. On lui a reproché d'avoir varié, d'avoir cherché; mais c'est


cette continuelle inquiétude du meilleur et du plus haut qui est la caractéristique de sa rare valeur. Né dans un siècle anarchique, où toutes les méthodes sont renversées, toutes les certitudes détruites, où chacun monté sur un tréteau propose, comme dans une foire, sa petite trouvaille niaise, il est en quête de la route par laquelle il sortira de ce pandémonium d'erreurs et de faussetés; et on le voit essayer d'abord les moyens qu'on lui propose, les analyser, les démonter, les rejeter, puis aller de ces petits choses aux pures conceptions de la force et du génie. Dans l'ardeur de cette ascension vers la lumière, de cette soif des sources, fut-il trop avide de conformité au maître qu'il s'était donné comme guide? En le magistral poème de Dante nous voyons le divin Florentin en faire autant et demander à Virgile d'être son Mentor dans les trois zones de l'Esprit. Admirons donc, plutôt que de le blâmer, ce tourment d'un grand artiste, maître lui-même, le menant à travers les trois stades de l'art; louons-le d'avoir passé des petitesses de son temps à ce qu'il avait de meilleur, puis, dans l'espace infini du grand art où luit la certitude immortelle.

Depuis le Rideau et le Combat, Anquetin, qui s'était affirmé le plus fort de son époque, était devenu un peintre maudit. On invoquait ses œuvres de jeunesse, dont chacun s'était taillé une part, y trouvant prétexte pour l'en écraser. Elles ne lui avaient cependant point valu plus de réputation que les présentes. Il en vendit bien peu, je pense, et en détruisit le plus grand nombre; car Anquetin était ainsi fait qu'il ne se pardonnait pas ce qu'il considérait comme une erreur.

Mon long séjour en Orient m'écarta de lui. Lorsque je le retrouvai en 1904, je m'étonnai du silence dans lequel on laissait un homme qui avait tenu toutes les promesses de ses dons, alors que la production ambiante était si faible. Il dessinait en ce temps-là des cartons


pour les Gobelins, faisait de puissants pastels, entre autres un torse nu de femme d'une beauté inoubliable. Sa force inutilisée l'épuisait. Il tenta d'écrire dans Comœdfa et fit paraître plusieurs articles qui ne firent qu'enfler davantage les haines accumulées (2). A la Nationale, du jury de laquelle il était, il s'indigna des toiles reçues et donna sa démission, puis il tenta de se mettre au service de l'Ecole des Beaux-Arts, afin d'y donner un cours sur l'enseignement de la Peinture. Le grand artiste s'offrait gratuitement. On le repoussa. N'était-il pas un indépendant dénué de toute mention officielle? Quelques travaux, une décoration du café de l'Hippodrome Bostock, à Montmartre, une maison particulière à Bruxelles, l'occupèrent; mais il s'indignait et piétinait sur place; rêvant de couvrir des murs, de libérer son imagination d'immenses visions tumultueuses. Ce fut le temps où je fondai la Rénovation Esthétique, et, naturellement, à la tête des Rénovateurs j'écrivis le nom d'Anquetin.

Je publiai une étude sur lui dans un des premiers numéros. Je tentai d'y faire sentir combien il était honteux à notre époque de ne point utiliser un homme doué à ce point et arrivé au total de sa puissance. Je le citais comme un cas caractéristique pour son temps. La vie est courte, et ne point profiter d'un homme lorsqu'il s'élève à ce diapason de rareté, n'est-ce point commettre une sorte de crime contre la société et la nature? Anquetin, après avoir eu atelier rue Michel-Ange, dans une sorte de cabane construite dans un jardin, où il me montra un énorme rouleau en me disant <: Voilà le Combat », vint s'installer rue des Vignes dans une maison à lui. Un vaste hall lui permettait à nouveau les ouvrages de dimension. Mais je n'en vis plus paraître. Au contraire, il réduisait son format au point de ne plus (2) Il écrivit aussi vers ce temps un fort beau Rubens dans la conection des Grands Maitres, que dirigeait G. Geiîroy.


faire que de tout petits tableaux qu'il dessinait en deux tons et glaçait de couleurs fortes « Je m'amuse, me disait-il, pour passer le temps! » Il venait cependant de dessiner une superbe lithographie offerte à Elémir Bourges, écho lointain du Combat, et que celui-ci tenait en honneur dans son cabinet de travail, alors qu'il écrivait la Nef. Pour Elémir Bourges comme pour moi, Anquetin était à la tête des Forts.

J'avais pu réunir autour de ma naissante revue, outre Anquetin, Armand Point et Zuloaga. Armand Point qui, parmi beaucoup d'ouvrages de moindre importance, fit une œuvre: l'Effort Humain, qui ne laissera pas oublier son nom. Zuloaga « doué de la force de dix taureaux a, comme le définit avec éloquence le compétent Georges Jeanniot. Et c'étaient là les Forts, que Milos Marten, dans son volume admirable écrit en tchèque, mêle à Claudel et à Bourges.

Anquetin n'était guère l'homme des groupements; malgré que la Rénovation ne relevât que de moi, il avait peur d'y compromettre son indépendance. Je m'en assurai lorsque je vins lui annoncer que nous aurions une exposition, un de nos amis dévoués ayant mis un grand local au service de notre cause. Il commença par me questionner sur les exposants. « Nous serons cinq, lui dis-je. » Il se mit alors à éplucher chacun d'eux et renonça à envoyer. Je compris définitivement que, désormais, Anquetin voulait se retirer tout à fait et finir en paix. Je n'insistai donc pas et renonçai à l'exposition des Rénovateurs.

Parler de la production de ce grand artiste est fort difficile. Il se cachait de tous. Il fit, selon son aveu, une décoration pour un Casino de Nice, et la mort le trouva occupé à une autre dont j'ignore la destination. J'en vis les panneaux, qui sont pleins de cette force exubérante qui le caractérise. Il était très tourmenté .dans ses derniers jours par l'idée que le musée du Luxembourg


n'avait rien qui le représentât honorablement. « Cette Course que l'on a mise là », disait-il avec révolte et en écarquillant ses yeux de feu, « est une indignité! J'ai écrit, j'ai réclamé et j'offre autre chose; mais on me rabroue. » Il considérait qu'on l'avait trahi d'ainsi montrer au public un ouvrage de sa jeunesse, comme pour le faire juger en dessous de sa valeur. Il se répandait en paroles amères: « Les conservateurs s'en foutent, ils ne veulent pas d'histoires; les artistes se fichent pas mal de la vértté; quant au public, c'est un âne qui trouve bien tout ce qu'on lui montre pourvu qu'on lui dise « Ça se vend. Et il haussait les épaules, se promenant de long en large dans son atelier, où seulement quelques petits tableaux s'alignaient sur les planches du mur « Ses amusements. »

Et Tampier, questionnai-je, un jour. Qu'est-il devenu ?

Il vit toujours, sifflote toujours, parle toujours sur l'Art. As-tu jamais vu quelque chose de lui? Moi? répondis-je, non, jamais! Il est venu me vendre des études de toi, parmi lesquelles il y avait une toile épatante une nuit étoilée avec des barques de pêche.

Ah! il les a vendues. C'est vieux! murmura-t-il pour s'excuser.

C'était son habitude; il donnait ses ouvrages pour s'en défaire, ou les détruisait.

Quelques mois avant sa mort, je lui demandai à peindre son portrait; il s'y prêta « Je suis à ta disposition, sauf nouvelles crises, m'avait-il dit. » Il se mourait d'un cancer de la prostate et souffrait parfois atrocement. Je fis deux études en deux séances et ce fut pour moi l'occasion de ses conversations. Je lui insinuai de faire une exposition de ses œuvres.

Nous ne sommes pas éternels, lui dis-je; il est temps d'y songer.


C'est inutile, riposta Anquetin. On ne sait plus ce que c'est que la peinture.

Et il mourut ainsi, persuadé de l'inutilité de toute tentative.

Un billet laconique, reçu quinze jours après son inhumation « dans l'intimité à Etrépagny, me fit savoir sa disparition.

Il faudrait une exposition pour connaître Anquetin. Il a travaillé sans cesse, mais il a très peu montré. Ce qu'on a vu de lui est de diverses époques et peut sembler disparate à qui ne l'a pas suivi. Il n'était point confidentiel on pénétrait difficilement dans son atelier; une aigreur de caractère excusable le rendait âpre et dur. Il avait de ce « furioso qui caractérise le Tintoret. Anquetin ignorait la camaraderie et l'amitié. L'art seul le passionnait; il en voulait à tout le monde qu'ii fût mort; car il le croyait mort, et mort pour toujours. « C'est l'époque qui le veut. On en a assez », ajoutait-il ironiquement.

Anquetin a peint tout ce qui peut se peindre: des nus, des portraits d'hommes, de femmes, d'enfants, des fleurs, des chevaux, des poissons, des paysages, de grandes compositions. Il a étudié à fond la perspective, l'anatomie, la théorie de la couleur, du clair-obscur, des lumières diverses; la disposition des tableaux et leur harmonie. Il s'est appliqué aux mouvements humains et de préférence à tous ceux qui témoignent de l'énergie et de l'activité. Il était porté par sa force naturelle vers tout ce qui est viril. Il a cherché la vérité de l'art. Il a consacré sa vie à l'étude, à la réflexion; il n'a jamais pensé que ce fût un métier dont on doit vivre. Né fortuné, il a aimé la peinture pour elle-même, sans lui faire rendre ce qu'elle coûte de veilles, de fatigues, de soucis, de tourments de toutes sortes. Il ne voulait qu'une chose: se réaliser pleinement selon ses dons. Il a pris des points d'appui da~s le présent, puis dans le p~ssé. Etant re-


monté vers la perfection et la force, il se convainquit de la décadence générale, et ce chercheur se tua en trouvant l'absolu.

Faut-il condamner cette passion d'Anquetin ou l'admirer ? Il n'a pas pu se contenter du médiocre, il n'a pas cherché la personnalité ou le nouveau; enflammé d'enthousiasme pour les chefs-d'œuvre, il s'est attaché à eux jusqu'à s'y sacrifier. Avec sa conviction que l'art était mort parmi nous; pouvait-il faire autrement que de s'immoler sur l'autel de ses idoles?

Il y avait en lui une grande logique; il savait peser la valeur des œuvres, les estimer à leur juste poids. Ce fut la qualité dominante et le malheur de toute sa vie. Notre époque n'est guère faite pour le grand art. Depuis longtemps les plus absurdes théories ont régné dans les académies et dans la presse. On craint ce que l'on devrait rechercher, et l'on recherche ce que l'on devrait craindre. Pour beaucoup, par une ridicule confusion, le classique est devenu l'académique, et l'on a condamné comme pernicieux ce qu'il y a de plus noble et de plus grand; si bien que l'art a disparu pour faire place au plus banal réalisme ou à des fantaisies sans fondement.

Anquetin voyait clair et fixait ses yeux sur les époques notoires de la peinture, afin de leur comparer notre temps. Il montrait du doigt la plaie par laquelle nous perdons le meilleur de nous-mêmes, il combattait sur tous les terrains les pervertisseurs de la vérité plastique. Cela lui valut des haines, des rancunes que son immense talent avait déjà préparées à l'envie. Anquetin eut donc à subir l'ostracisme de la médiocrité irritée de ses déclarations ferventes; et il est mort étouffé par une presse complice, qui s'acharna jusqu'au dernier jour au silence sur son œuvre, magnifique. Cet homme avait pourtant du génie; il en regorgeait au point qu'il aurait pu combler de son talent et de ses créations tout le vide de


notre temps. Il vient de mourir sans qu'aucun journal ait parlé de son importance, signalé son rôle capital et sa production puissante.

C'est là une de ces injustices comme en subissent seuls les hommes vraiment remarquables.

Le grief que l'on dressa contre lui fut son amour passionné de Rubens, les rappels qu'il fit de ses ouvrages, la ressemblance de ses tableaux avec ceux du grand Flamand mais il faut être plus juste et constater que si Anquetin aima Rubens, c'était parce qu'il y avait en lui, nativement, un tempérament analogue; et que s'il s'y attacha ce ne fut que pour mieux développer ses propres dons à un contact fertilisateur. Malgré ses rappels du maître d'Anvers, Anquetin reste Anquetin, comme Delacroix, inspiré par la même source, reste Delacroix. De nos jours, on se hâte trop à juger sur de simples apparences; on a vite fait de dire « Tel peintre est à la manière cf6. s. Comme si nous avions trop de grands artistes et qu'il en faille rejeter pour soulager leur nombre. Le procès fait à Anquetin est donc tout à fait injuste et voile mal l'envie qui le maintint durant toute sa vie.

Voici l'homme, qui s'était retiré de tous, blessé et malade, disparu. Que va devenir son énorme travail? Ce n'est pas qu'il nous reste beaucoup de ses toiles; il en a détruit un très grand nombre, mais son œuvre est intéressante et considérable par sa recherche de la vérité, par sa science toujours plus avancée, sa force en continuel développement, ses aboutissements imposants. Plasticien savant, Anquetin était aussi doué d'une imagination abondante il a jeté sur le papier ou la toile des compositions aussi riches que celles de Gustave Doré, Delacroix ou Rubens. Il dessinait,avec une facilité extraordinaire, avec une incision et une correction frappantes. Ne serait-ce que pour ses dessins, ses pastels, il mériterait une admiration passionnée. Il avait reçu en don la


compréhension de la forme vivante; ce qu'il ébauchait était déjà débordant de sève et d'expression. Il avait éclairé sa facilité native d'une science anatomique consommée. Nul comme lui ne pouvait s'installer devant une vaste toile blanche pour y faire naître un monde grouillant de créatures de toutes sortes, constituées selon les lois naturelles. Il est regrettable qu'une telle faculté soit demeurée inemployée, et que l'artiste lui-même, las de faire voir les grandes machines qu'il avait montées, les ait roulées et coupées et se soit retiré dans un exil obstiné. Lorsqu'il mourut, il y avait plus de dix ans qu'il avait rompu avec tous les Salons, indigné de ce qu'on y reçoit. Convaincu de l'inutilité de la lutte, il s'était enfermé dans son atelier, peignant rarement, persuadé qu'il était le dernier rejeton de la grande tradition oubliée. Et il s'est éteint dans ce crépuscule tragique.

Après avoir rêvé d'être le peintre de son siècle, comme l'eût pu être un Daumier de vaste envergure, il se tourna vers le classicisme et se renferma dans le nu humain. Cet homme qui n'a pas eu d'enfant accoucha, dans l'art, de géants et de déesses, de dieux, de satyres et de nymphes et son vieux front couronné de cheveux éclatants lui donnait l'air d'un Zeus éclairant nos ténèbres. La valeur de l'oeuvre d'Anquetin est considérable, elle forme un corps de doctrine qui rétablit les lois de la peinture. Elle offre, cette œuvre, des leçons sans nombre et reconduit tous les moyens techniques vers les forces vives. Si elle n'était remarquable, elle serait encore utile, comme exemple de la probité que doit avoir un peintre fidèle à son art. Outre celle-ci, Anquetin lui-même, par l'absolu de son caractère, son mépris de toute bassesse plastique, sa haine du mauvais, son dégoût des compromissions, son peu de ductilité à l'arrivisme et à la gloriole, est une grande figure qui mérite, dans l'abâtardissement général des esprits. et des dons, une admiration et une estime sans bornes. ÉMILE BERNARD,


SCÈNES DE LA VIE UNIVERSITAIRE EN RUSSIE SOVIÉTIQUE

1

DISTRIBUTION DE'VIVRES

Voronov descendit au sous-sol, où devait avoir lieu la distribution des vivres et d'où montait un bruit de voix indignées. L'entrepôt était encore fermé et un écriteau à sa porte annonçait que Ja farine et les harengs ne seraient distribués que le lendemain ou le surlendemain. Des plaintes, des protestations et des menaces montaient de tous côtés.

Les belles études qu'on peut faire avec le ventre creux

Pourquoi promettre, si on ne veut rien donner? Je ne peux plus tenir, tant j'ai faim!

Si seulement on pouvait fumer une cigarette! Et cette bonne odeur de pain cuit qui vous fait venir l'eau à la bouche! Allons voir si on ne peut pas se procurer un peu de pain universitaire!

Dans l'immense sous-sol se trouvaient, outre l'entrepôt de vivres, une série d'ateliers et une spacieuse boulangerie, où on cuisait du pain de seigle pour une partie des employés de l'université. Quelques jeunes gens se précipitèrent sur une porte fermée qui céda sous leur poussée.

Doucement! doucement! vous n'avez rien à faire ici, allex-vous-en! protesta' un homme tout enfariné,


Du pain! Nous voulons du pain!

Mais je n'en ai pas! Il n'y a pas une heure que je l'ai mis dans le four et vous savez bien qu'il faut au moins trois heures pour le cuire. D'ailleurs, il n'est pas pour vous. Ceux qui m'ont donné leur portion de farine ont bien le droit de la revoir sous forme de pain, je pense.

Oui, livre pour livre! Et le surplus? II ira dans ton ventre

Dois-je travailler pour rien?

Devons-nous crever de faim?

N'avez-vous pas assez ergoté? Allez donc prendre votre païok (1)! N'entendez-vous pas que le diacre est venu?

En effet, le brouhaha à côté était devenu plus menaçant. Tout le monde se pressait autour d'un gros homme, haut de taille et large d'épaules, et l'accablait de reproches et d'injures. Placide, l'ancien diacre Piotre, revêtu de sa nouvelle fonction, avantageuse, mais souvent désagréable, de distributeur de vivres, se frayait à l'aide de puissants coups de coude et d'épaule un passage parmi la jeunesse mécontente. Parvenu au magasin, il y pénétra, ouvrit le guichet et procéda méthodiquement au partage.

Grâce à la camarade Irina Pétrovna qui lui avait ménagé une place derrière elle dans la queue, Voronov n'eut qu'une petite heure à attendre pour recevoir sa part deux quarts de livre de makhorka (2), trois boîtes d'allumettes, un quart de livre de sucre, une demi-livre de graisse de mouton, cinquante grammes d'un succédané de café et deux livres et demie de sel, le double de la quantité habituelle. Il manquait au païok mensuel encore 17 livres de farine de seigle et cinq livres de harengs. Quelle chance qu'on nous ait donné tant de sel! (1) Ration.

(2) Tabac indigène.

39


dit Irina Pétrovna à Voronov. Nous reviendrons ici dans une heure pour en troquer un peu contre du pain- chaud. Si seulement je savais comment tuer le temps jusqu'à midi! La salle de lecture est fermée pour cause de révision, les professeurs sont occupés à leurs affaires et dehors il fait un temps de chien!

II

LE PREPARATEUR VIRTUOSE

Connaissez-vous le préparateur Grigori? Non? Allons le voir C'est un type très intéressant. Il n'a pas son pareil pour la connaissance dé l'anatomie de l'homme et il ne sait pas écrire son nom Avec ça une vanité et un orgueil incroyables! Allons le trouver à la salle d'anatomie, il doit y être seul, à écorcher les cadavres, dans ce moment!

Voronov suivit Irina Pétrovna avec une certaine répugnance. Plusieurs fois déjà les camarades l'avaient entraîné dans le petit bâtiment où les. étudiants en médecine déchiquetaient d'une main inhabile et, le plus souvent, sans direction et sans surveillance, des corps humains. Au début, il vait eu l'intention d'étudier la médecine, mais l'envie lui avait vite passé à la vue des tronçons ensanglantés, des boîtes craniennes ouvertes, des os dénudés, des livres qui étaient appuyés contre des thorax en putréfaction et dans lesquels les étudiants cherchaient d'un doigt sale, au mépris de toute mesure sanitaire, le nom des muscles qu'ils tenaient dans la main. La profusion de cadavres prêtait au gaspillage de ce précieux matériel scientifique; les étudiants et, surtout, les étudiantes transportaient par la ville, ostensiblement et irrévérencieusement, des fémurs et des crânes, et ne manquaient pas l'occasion de glisser dans la poche de leurs connaissances quelque morceau de corps humain décomposé des meutes de chiens dévoraient les restes


des cadavres disséqués, qu'on jetait tout bonnement dans un coin de la cour. Ladite salle d'anatomie était une toute petite maison en bois, jaune, ornée à sa façade de colonnes blanches, avec un minuscule vestiaire et deux chambres dont on avait enlevé la porte de communication. Deux grandes et rustiques tables à tréteaux garnissaient la plus grande de ces chambres, une table pareille se trouvait dans la deuxième chambre. Ces trois tables, qui servaient pour la dissection, étaient en simple bois blanc poli et bruni par l'usage et donnaient, avec les corps qui y étaient étalés, un sinistre aspect de morgue à ce local dépourvu de tout autre mobilier.

Quand Voronov et Irina Pétrovna y entrèrent, Grigori avait justement fini d'enlever la peau du premier des trois cadavres qu'il devait préparer pour l'après-midi et secouait nèrement, comme un trophée, l'épaisse membrane gris-verdâtre devant deux jeunes garçons qui le regardaient avec admiration.

Vous ~'oyez, leur disait-il avec suffisance, je l'ai enlevée en un seul morceau! Personne, entendez-vous, personne, ni professeur, ni étudiant, ne saurait le faire comme moi!

As-tu perdu .la tête de secouer cette horreur? s'écria Irina Pétrovna. Ne vois-tu donc pas tous ces poux qui tombent sur le plancher?

Cela ne fait rien, répondit Grigori. Ils sont morts depuis longtemps et ont été désinfectés avec la peau où ils nichaient. Les vivants qui nous mangent me sont bien plus désagréables!

Ce que tu es sale! Pourquoi ne mets-tu pas de tablier pour faire ton travail?

M'en as-tu donné un? Et puis, tu m'embêtes! Je voudrais voir comme tu serais propre et pimpante, si tu étais à ma place! Savez-vous, vous autres, s'adressat-il aux garçons, que j'ai demandé mon admission comme étudiant régulier à la faculté de médecine?


Et puis? '?

Eh bien! ils m'ont refusé! s'écria-t-il avec indignation, en jetant violemment la peau dans un coin de la chambre. Ils m'ont dit que je ne pourrais pas suivre, que je devais d'abord apprendre à bien lire et à écrire, qu'il fallait que j'aie des notions de latin, de mathématiques, d'histoire naturelle, bref, qu'il fallait que je fasse d'abord trois à quatre ans de faculté ouvrière. Imbéciles! Comme si je ne savais pas l'anatomie mille fois mieux que notre professeur!

Alors, tu entres à la faculté ouvrière?

A d'autres! Je ne suis pas assez fou pour perdre des années à apprendre des choses inutiles. Je tâcherai de pénétrer dans un hôpital en province et je-m'y fais chirurgien Le dé en est jeté, et je vous promets que j'y gagnerai ma vie pas plus mal qu'un autre, et je deviendrai célèbre!

Les étudiants pouffèrent de rire. Le futur célèbre chirurgien, petit de taille, étroit d'épaules, le pâle visage aux traits .insignifiants tout couvert de taches de rousseur, les cheveux roux en désordre, des souliers de ti,lle aux pieds enveloppés de chiffons, les vêtements sales et troués, avait une bien piètre mine qui contrastait drôlement avec sa hâblerie. Il se fâcha.

Qu'avez-vous à rire? Soutiendrez-vous peut-être que je me vante pour rien? Pourquoi alors tous les étudiants s'adressent-ils à moi, quand il leur faut un renseignement que le professeur ne peut pas leur donner? Parce que je sais où chercher le plus petit muscle, le plus petit nerf, et je sais le trouver, moi! Vous ne me considérez pas parce que vous ne me connaissez pas, et, certes, je ne suis pas plus bête que vous. Allez au diable maintenant Vous m'empêchez de travailler!

Et il s'attaqua au deuxième cadavre, pendant que ses interlocuteurs s'en allaient, amusés.

Grigori avait dix-huit ans et venait d'un village très


pauvre. H avait l'intelligence vive et il étonnait par ses connaissances en anatomie acquises uniquement par la pratique. Le professeur d'anatomie, un vieillard de soixante-quatre ans, qui n'avait pas fini ses études universitaires et était fort peu habile, et plusieurs assistants, médecins diplômés ceux-là, étaient éclipsés dans l'art de la dissection par le préparateur virtuose, qui en avait conçu un orgueil qui tournait au ridicule.

En sortant de la salle d'anatomie, Voronov et Irina Pétrovna s'acheminèrent vers l'université.

Nos prolétaires autodidactes n'iront pas loin, s'ils refusent de faire des études régulières, dit Voronov. Et ceux qui commencent à apprendre a dix-huit ans passés n'iront pas bien loin non plus, répliqua Irina Pétrovna.'Voyez ces jeunes gens illettrés qui sont entrés à notre faculté ouvrière à l'âge de dix-huit à vingt-cinq ans en 1918. Il n'y en a pas un seul qui ait pu réussir tous ses examens pour passer dans la classe suivante. Ils sont bouchés pour l'étude en général; une ou deux branches seulement leur réussissent, et encore! Il y a un âge pour tout, voyez-vous!

Vous voulez donc enlever aux prolétaires adultes tout espoir de s'instruire? C'est ti'ès réjouissant, il faut en convenir! 1

S'instruire ou se forcer, pour acquérir des diplômes, à apprendre à toute vitesse par cœur des livres ardus qu'on ne peut ni comprendre, ni assimiler, ce sont deux choses bien différentes. Non seulement on oublie presque immédiatement toutes les connaissances acquises de cette manière, mais, ce qui est beaucoup plus grave, le système nerveux se détraque et la faculté ou-' vrière prépare bien des candidats à la folie. Vous connaissez, sans doute, la nouvelle gardienne de nuit de l'université, Biéliaieva? Savez-vous que sa fille qui, la semaine passée, a eu cet accès de folie furieuse après son


premier examen de médecine qui lui a coûté tant de surmenage, a été déclarée incurable?

Je le sais, hélas! A cause de' sa grande force physique, elle a été déclarée dangereuse, et sa mère a eu la chance de là faire interner à la Guédéonovka (3). Quant à notre pauvre Kedrov, incurable aussi, mais doux et tranquille, on a dû le renvoyer à la maison à cause du manque absolu de place.

Il est de mon village. Ma sœur m'écrit que ses parents sont au abois; car il poursuit avec acharnement son idée fixe de vouloir se supprimer, parce que les formules du calcul différentiel ne veulent pas entrer dans son pauvre cerveau malade. Avouez que ces deux auraient mieux fait de ne pas quitter leur village et de ne jamais ouvrir un livre!

D'accord, mais je soutiens que, si un de ces malheureux veut attenter à ses jours, il ne faut pas l'empêcher de mettre fin à une vie qui est pire que la mort, et le devoir de leurs proches serait même de leur,faciliter le grand voyage.

Une tape sur l'épaule le fit sursauter. Il se retourna brusquement et se trouva en présence d'un étudiant de la faculté des sciences sociales, nommé Ierchov. Eh bien, oui, c'est Voronov qui parle! s'écria celuici. Qui veux-tu donc aider à déménager? Nastia, Ania, venez vite voir ce miracle Voronov devient sanguinaire Le veau se change en tigre!

Nastia Koudriavtseva, une jolie brune aux yeux gris, et Ania Somova, très blonde et dodue, toutes les deux étudiantes de la même section scientifique que Voronov et Irina Pétrovna, s'approchèrent du groupe. Quelle histoire inventez-vous encore, lerchov? dit Ania. Voronov est capable de prendre toutes vos plaisanteries pour de la vraie monnaie.

F.,

(3) Asile pour les aliénés près de S*


Et de me casser le nez dans un moment de colère! Oh! comme j'ai peur! s'écria lerchov.

Et il fit quelques grimaces qui ne produisirent aucun effet sur les autres.

Que faites-vous ici au milieu de la rue, entre la salle d'anatomie et l'université? demanda Nastia en serrant la main à Irina Pétrovna.

Nous allons au sous-sol universitaire pour changer un peu de sel contre du pain.

Ne vous donnez pas la peine d'y aller! Nous en venons il n'y a personne et toutes les portes sont fermées à double tour.

Alors, à ce soir, la compagnie! Je m'en vais manger mon dîner sans pain!

Et Irina Pétrovna s'éloigna à grands pas.

Où dînez-vous, Voronov?

Aujourd'hui, je serre mon ceinturon en guise de dîner, Ania.

Venez manger la soupe avec nous! Es-tu d'accord, Nastia?

Mais oui, s'il y en a pour trois, il y en aura bien quatre.

Seulement que les parts seront plus petites, gromIerchov.

Vous n'avez pas à grogner, vous, observa Ania qui

allait en avant avec son amie Nastia. Nous pouvons bien inviter qui nous voulons, ce n'est pas vous qui payez! ni

UN TROC

Un traîneau avec une petite charge de bois de chauffage les dépassa. Le propriétaire du traîneau un paysan, vieux et rabougri, vêtu d'un méchant touloupe et d'un bonnet eu fourrure de mouton était assis sur


le bois en appuyant ses pieds chaussés de lapti (4) sur les attaches des brancards et faisait avancer sa pauvre rosse en lui appliquant force coups de fouet. lerchov poussa Voronov du coude

Je parie que ce paysan a du pain, dit-il à voix basse.

Hé, le bois! héla Voronov.

Le paysan ramassa les guides et s'arrêta. Nastia, Ania, i, lerchov et Voronov s'approchèrent de lui.

Combien veux-tu pour ton bois? demanda Nastia. Je ne le vends pas, je le change contre du sel. Tu n'as donc pas de sel?

Le paysan fit le signe de la croix.

J'appelle Dieu à témoin, dit-il, que, depuis une semaine, je n'ai pas eu le goût du sel dans la bouche. Toute nourriture me dégoûte. Le pain, c'est mon seul salut. On en a encore un peu, Dieu merci! Donnez-moi deux livres de sel et prenez mon bois. C'est du bon bois de sapin, et ce n'est vraiment pas cher trois copeks de sel contre quatre-vingts copeks de bois, prix d'avant guerre!

Les jeunes gens se regardèrent, déçus.

Nous n'avons pas besoin de bois, vois-tu, dit Nastia résolument; si tu as du pain et du beurre, nous te donnerons du sel en échange.

Le paysan se signa de nouveau et assura d'une voix plaintive et avec de nombreuses courbettes qu'il n'avait rien de rien, à part le bois.

Rien à faire, alors, dit lerchov; garde ton bois, nous gardons notre sel! Porte-toi bien! Allons, les camarades

Et tous les quatre firent semblant de s'en aller. Est-ce que votre sel est bien blanc? leur cria le paysan.

(4) Chaussure faite d'écorce de boutcau ou de tiiïeuL


Les étudiants s'arrêtèrent en réprimant un sourire de contentement. Voronov ouvrit son sac, en montra le contenu au paysan et lui dit

Tu vois qu'il est de première qualité.

Et combien en as-tu? demanda le paysan, en regardant le sel avec avidité.

Cela dépend du pain que tu as. Montre-le d'abord! Le paysan enleva le foin qui masquait un espace sous la charge de bois et en retira une belle miche de pain de seigle, ronde et bien cuite, qui pouvait peser une dizaine de livres.

Mon pain aussi est de première qualité. Je le change livre pour livre, au prix d'avant-guerre!

Les jeunes gens se récrièrent, tous à la fois Mais tu es complètement fou! Tu oublies qu'il n'y a plus de sel! On ne peut en acheter nulle part! Tu manges dix livres de pain en deux jours, et dix livres de sel te suffiraient pour une année!

Eh bien! alors, une livre de sel pour deux livres de pain!

Tu ne crains pas Dieu, à ce que je vois, dit Voronov. Réfléchis donc un peu pour tout un mois j'ai reçu seulement deux livres et demie de sel. Où en prendraije encore?

D'un geste de désespoir, le paysan jeta son bonnet sur le bois.

Donne alors tout ton sel, le malheur veut que j'en aie un besoin urgent. Mais donne-moi aussi le sac qui contient le sel!

Je ne puis te donner pour ton pain que la moitié de mon sel, déclara Voronov très catégoriquement. Eh bien! non! s'écria le paysan. Donner toute une miche de bon pain pour une livre de sel

Pour une livre et quart, rectifia Ania.

Non, non et non! Je n'en suis pas encore là!


Le paysan monta sur son traîneau, remit son bonnet et fouetta son cheval.

Dommage, dit Voronov, en le regardant s'éloigner. Le pain avait l'air si bon, que je regrette presque de aie pas avoir consenti.

Attendez de regretter, répliqua Nastia, il me semble que notre paysan va déjà moins vite. Je jurerais qu'il veut se laisser rattraper par nous. Parbleu! le voilà tout à fait arrêté. Passons à côté de lui sans avoir l'air de le remarquer

Donnez-moi deux livres de sel, cria je paysan, comme, suivant le conseil de Nastia, Voronov passait à côté de lui en sifflotant et sans le regarder. Pour toute réponse, Voronov haussa les épaules et continua à suivre ses camarades.

Le paysan les rattrapa de nouveau, en criant Une livre et demie, vous entendez, une livre et demie

Les étudiants pressèrent le pas, sans rien répondre, persuadés que le paysan céderait encore. Ce qui ne manqua pas d'arriver.

Eh bien! prenez alors pour votre prix! Un si bon pain pour une livre et quart de sel C'est pour rien Et comment allons-nous peser le sel? Je n'ai pas de balance

J'ai un gobelet, dit Voronov. Je t'ai promis la moitié de tout mon sel. Nous le mesurerons avec ce gobelet, nous mettrons la même quantité dans chacun de ces deux sacs, et tu choisiras celui qui te plaira. Le partage fut vite fait, mais le paysan soupesa pendant longtemps l'un et l'autre des deux petits sacs en toile qui contenaient le sel. Enfin il se décida, Rcela soigneusement celui qu'il avait choisi, le cacha sur sa poitrine, et, seulement alors, remit le pain à Voronov qui avait de la peine à maîtriser sa joie.


IV

LA SCIENCE A LA CASERNE

Le professeur Arnaud et Voronov, chargés d'un encombrant matériel de démonstration, attendaient devant l'université le véhicule qui devait les transporter aux casernes dites de Narva. Il gelait légèrement; le ciel découvert était semé d'étoiles, et la lune se levait. Nous aurons une belle nuit pour naviguer dans les ravins, dit le professeur.

Pourvu qu'on nous envoie un bon traîneau, car la course est longue et très fatigante, observa Voronov. Qu'avez-vous fait' aujourd'hui? Je ne vous ai pas vu à ma lecon.

a ·

J'ai gagné deux livres de' pain noir en aidant à nettoyer la place du marché, sans grand résultat, d'ailleurs, car nous étions trop peu nombreux pour pouvoir enlever, ne fût-ce qu'en partie, l'épaisse couche de fumier et de boue qui recouvre le pavé.

Avez-vous changé de chaussures après avoir fait votre tâche ingrate?

Je n'ai pas de bottes de rechange. Et puis, ce n'est pas la première fois. J'ai l'habitude d'avoir les pieds mouillés.. Tout de même, faites attention à votre santé. Ah! voilà, enfin, notre traîneau

Un cheval fougueux s'arrêta et commença nerveusement à creuser le sol du pied. Le cocher, un jeune soldat très blond, sauta à terre sans lâcher les rênes et fit le salut militaire.

Je suis parti un peu tard, dit-il, mais nous rattraperons le temps perdu, car j'ai donné de l'avoine au Brun. Tiens un peu les rênes, camarade, s'adressa-t-il à Voronov. Je mettrai du foin sur la banquette pour


que le vieux soit mieux assis. Voilà qui est fait. Asseyezvous, et en route!

Le cheval partit à fond de train, au risque de verser à chaque tournant, ce que le très habile cocher savait toujours éviter. En dehors de la ville, l'allure du cheval devint encore plus vive, et les cahots causés par les brusques montées et descentes étaient si violents, que le professeur et Voronov devaient se cramponner des deux mains à la planche qui leur servait de siège pour ne pas être projetés dans la neige. Ils arrivèrent à destination après une course folle de vingt-cinq minutes. Le professeur fut introduit dans un dortoir surchauffé, où plusieurs soldats dormaient à poings fermés, et on lui indiqua un lit pour s'asseoir et étaler son matériel scientifique, car il n'y avait pas d'autres meubles que des lits dans la pièce.

C'est ici que vous ferez votre conférence, expliqua l'aide du commandant. J'irai appeler les camarades. Les soldats arrivaient un à un dans la chambre, s'installaient avec un air contraint sur les lits, et ne se gênaient pas de fumer et de déclarer tout haut qu'ils aimeraient mieux jouer aux cartes ou dormir qu'écouter des histoires sur les planètes auxquelles ils ne comprenaient rien et qui ne les intéressaient pas. Le professeur les regardait avec tristesse. Comme sa présence ici était inutile, inutile sa science, inutile l'ardeur qu'il apportait, espérant trouver un auditoire sympathique et avide d'apprendre Une fois de plus, ce n'était que bluff, poudre aux yeux, une mise en scène trompeuse, pour que le recteur puisse mettre dans un rapport que'le professeur docteur un tel avait fait à la caserne telle et telle une conférence scientifique aux soldats. Et cela sans s'inquiéter de savoir si les auditeurs étaient suffisamment, préparés à profiter d'une pareille conférence, s'ils se trouvaient dans des conditions favorables pour l'entendre. Neuf heures sonnaient quand l'aide du commandant


fit entrer le dernier groupe de soldats regimbants et invita le professeur à commencer.

La conférence fut brève et intéressante, de sorte qu'elle éveilla la curiosité _des plus intelligents qui entourèrent le conférencier et le pressèrent de questions, tandis que la majeure partie de leurs camarades dormaient profondément.

Le retour en ville se fit sur un traîneau bas et très large, attelé d'un vieux cheval que conduisait au petit trot un paysan âgé. A moitié étendus sur une épaisse couche de foin, le visage tourné'vers l'immensité étoilée, le professeur et Voronov jouissaient enfin de la belle nuit d'hiver et aspiraient avec délice l'air, pur, où l'on percevait déjà les senteurs du printemps naissant. Voilà Pâques à la porte, dit le professeur. Dans quinze jours commencent les vacances. Restez-vous à S* ?

Oh non, répondit Voronov. Je compte recevoir demain ma farine et les harengs que je vendrai pour avoir un peu d'argent, après quoi je me mets en route pour aller labourer dans mon village.

C'est vrai, j'oubliais que vous êtes paysan. Et vos examens?

Je viens de rater l'algèbre supérieure pour la quatrième fois. Le professeur m'a conseillé d'abandonner les mathématiques. Mais je recommencerai encore, pas avant l'été, cependant. Il faut, avant tout, que je m'assure du pain pour l'année prochaine, car l'hiver passé a été dur pour moi. Puis, mon oncle est vieux et malade et a besoin de mon aide.

Vous négligerez forcément vos études. Mais, au fait, dans quel but étudiez-vous les mathématiques? Je veux être maître à l'école secondaire qu'on va ouvrir près de mon village. En même temps je travaillerai mon lopin de terre qui reste en friche depuis la mort de mon père. Si je ne le fais pas, il me sera enlevé.


Je vous souhaite vivement de mener à bonne fin deux tâches si difficiles et si différentes.

Le professeur bourra sa pipe et l'alluma. Les paupières baissées, il songeait avec amertume au bouleversement si peu productif de la vie universitaire les professeurs réduits au rôle de pantins et obligés, pour gagner leur vie, de concilier la science avec toutes les exigences extravagantes des imbéciles investis d'un pouvoir illimité; atmosphère de fausseté, de délation et de suspicion permanente; la nécessité de ménager les susceptibilités de véritables rustres qui faisaient loi à l'université l'écœurement de voir l'étude des sciences interdite aux jeunes gens intelligents et bien préparés, pour faire place, le plus souvent, à de vrais ânes qui, pardessus le marché, n'avaient aucune envie d'apprendre, à des ouvriers et des paysans illettrés gagnés par la doctrine communiste et attirés par des promesses fallacieuses irréalisables. Le niveau de la science devait être abaissé au niveau de ces futurs défenseurs du communisme, et les vieux professeurs désireux d'enseigner n'avaient plus qu'à éteindre le flambeau de tout idéal scientifique.

Voronov s'était endormi. Sa tête renversée en arrière était éclairée par la lune. La fatigue de la journée avait tiré ses traits et soulignait les rides précoces, signes de privations et de mécomptes. Celui-là aussi, médiocrement doué pour les études supérieures et pas bien robuste, aurait mieux fait de rester dans son village, au lieu de s'obstiner à la poursuite d'un diplôme. Et ce garçon comptait parmi les meilleurs.

Arrivé devant le bâtiment de l'université, le paysan arrêta son cheval. Le professeur se releva péniblement et sortit, tout engourdi, du traîneau. Voronov, à peine réveillé, lui passa l'appareil encombrant qui servait à expliquer le mouvement des planètes et une boîte contenant une collection de météorites. Chargé lui-même


d'un gros paquet de cartes et de livres, il sauta gauchement, tombant dans une grande flaque recouverte d'une pellicule de glace qui se brisa sous ses pieds avec un bruit de verre cassé.

Encore un peu et les livres prenaient un bain, grommela-t-il en réprimant un juron.

Que se passe-t-il donc dans votre université? demanda le paysan en tendant l'oreille avec curiosité. J'entends des hurlements étouffés et des coups. On dirait que ce sont des revenants, quoique minuit n'ait pas encore sonné.

En effet, dans le silence de la nuit, des coups espacés et désordonnés résonnaient dans le grand bâtiment vide et une voix de femme, stridente et anxieuse, poussait des cris inarticulés.

N'aie pas peur, diédouschka (5), répondit le professeur. Ce ne sont pas les cris d'une âme en peine. C'est la gardienne de nuit de l'université qui tâche d'effrayer les rats qui la font trembler de peur elle-même! Vous en avez donc beaucoup, et de gros? Gros comme des chats et nombreux comme les puces dans ton touloupe, plaisanta Voronov. Le paysan fit mine de ne pas entendre.

Eh bien, il faut que je rentre. Portez-vous bien, dit-il, et; se perchant sur l'avant du traîneau, il s'éloigna de toute la vitesse dont son vieux cheval était capable.

V

UN NETTOYAGE

Le nettoyage eut lieu à la fin de mai et dura plusieurs jours. L'effervescence des esprits avait atteint son point culminant, quand la commission composée de quatre étudiants, trois garçons et une fille, tous membres de (5) Grand-père.


la cellule, commença sa noble tâche à l'université, dans une petite chambre ouvrant sur le large corridor, où la jeunesse angoissée s'était rassemblée. Les communistes passèrent les premiers. Ceux-là envisageaient le nettoyage, pour leur propre compte, comme une formalité et se moquaient des craintes de leurs camarades sans parti. Quand Voronov entra dans la petite chambre, le président de la commission, un étudiant en lettres, le regarda avec sévérité.

Quoique tu sois des nôtres, lui dit-il, tu mérites d'être mis à la porte de l'université. Tu as rempli le programme d'études, il est vrai, mais ton travail social égale zéro. Si tu veux continuer tes études, travaille aussi pour le prolétariat, comme nous tous. Tu mérites aussi d'être exclu du parti communiste! Ton camarade Bilioukine nous a fait savoir que tu te permettais de critiquer nos directives. Que cela n'arrive plus! Nous avons aussi appris que tu possèdes deux ruches dans ton village. Ceci prouve que ta situation financière s'est a améliorée, et le subside mensuel de dix-sept roubles cinquante kopecks que tu tires depuis neuf mois te sera retiré dès le mois prochain.

Mais, camarade, protesta Voronov, tu sais donc bien que je n'ai aucune fortune, aucun gain. A côté de mes études j'ai travaillé la terre, j'aurai du pain pour l'année qui vient, mais rien de plus, car je ne possède ni vache, ni cochon, ni volaille, et j'ai cédé mon isba à une veuve avec ses deux petits enfants.

Tu possèdes des abeilles, c'est déjà du luxe superilu, et baste, ne nous retiens pas davantage! Au suivant Voronov sortit, la tête en feu. Ses camarades l'entourèrent.

Non, on ne m'a pas nettoyé, répondit-il à leurs questions, mais ce cochon de Bilioukine, qui était venu me voir au village l'automne passé, a rapporté à la cellule que je n'avais pas besoin de subside pour vivre, car


je possède deux ruches! Je pourrai bien finir mes études avec du pain sec pour toute nourriture!

lerchov, « en dehors de toute suspicion pilota Nastia et Ania, qui passèrent entre les gouttes.

Puis ce fut le tour de Danilov qui sortit presque immédiatement, l'air 'défait.

C'est sûr qu'on m'a éliminé en ma qualité de bourgeois indésirable! Le diable les emporte! J'ai autre chose à faire maintenant.

Et il partit en courant,

Pauvre garçon, dit Nastia, il a l'air bouleversé. Sa mère est à l'agonie, annonça quelqu'un. La blonde Nadia Tschernova sortit du cabinet d'inquisition toute rouge et les yeux pleins de larmes. Ses amies l'embrassèrent.

Eh bien, ma chérie?

Nadia éclata en sanglots.

On m'a nettoyée, dit-elle, un peu calmée, parce que je suis la fille d'un prêtre. Mais je n'y puis rien, leur aije dit; j'ai beaucoup travaillé dans les casernes et dans les coopératives, j'ai fait tous les examens requis, je n'ai pas manqué une seule des leçons sur le léninisme, que voulez-vous encore? Pensez, ils m'ont reproché de porter ma croix de baptême au cou et d'avoir été vue à l'église; Ceci ne va pas avec l'idéologie de Karl Max, qui doit être celle de nos étudiants, m'ont-ils déclaré. On m'a encore reproché d'avoir promené le petit chien de l'institutrice dont je partage la chambre et qui, vieille et malade, ne pouvait pas le faire elle-même'

Que feras-tu maintenant?

J'irai à la maison, au village, je n'ai pas le choix, répondit Nadia, en recommençant à pleurer.

Etudiants et étudiantes ressortaient de la petite chambre, les traits décomposés; la liste noire des éliminés s'allongeait. Les parents de celui-ci ou de celle-là avaient appartenu, dans le temps, aux classes privilégiées, ou 40


bien, quoique paysans, possédaient plus d'une vache, ou plusieurs cochons, ou bien un cheval, ce qui les faisait placer au nombre des abhorrés paysans aisés, les koulaks. Une fille de paysan, très pauvre et très appliquée, fut éliminée parce qu'elle, avait un léger bec de lièvre; un juif non-communiste du sud de la Russie, d'une intelligence remarquable et extrêmement pauvre, fut exclu pour son idéologie soi-disant bourgeoise, mais, dans le fond, à cause de sa supériorité intellectuelle qui excitait la jalousie des ignares.

La petite Moussia Voikova attendait son tour avec une nervosité croissante. En vain Ania et Nastia essayaient de la calmer en lui disant qu'étant la fille d'un humble instituteur primaire et ayant fait suffisamment de travail scientifique et social, elle n'avait rien à craindre. Vous verrez, vous verrez, ils me nettoyeront, ne cessait-elle de répéter, les yeux écarquillés de peur. Son frère passa droit devant elle.

Nettoyé, déclara-t-il en ressortant de la chambre et en essayant de sourire.

Pourquoi donc? s'écrièrent les autres, stupéfaits. On m'a vu boire de la bière avec un camarade, le soir. Ah, les maudits délateurs! Si je savais seulement qui c'était!

La porte de la chambre redoutée se rouvrit et la communiste qui faisait partie de la commission apparut sur le seuil en soutenant Moussia, pâle et tremblante, et dit

Elle s'est trouvée mal, mettez-la vite à l'air! L'avez-vous aussi éliminée, demanda Ania, tandis que Nastia emmenait' Moussia avec l'aide du frère de celle-ci.

Bien sûr, répondit la communiste, nous n'avons pas besoin d'idiotes!

Elle n'est pas du tout idiote, protesta Ania, c'est de peur qu'elle n'a pas su vous répondre.


Cela ne nous regarde pas! Au suivant! coupa court la communiste en refermant la porte. Moussia se laissa descendre, passive comme une poupée. Son frère, la sentant devenir toute raide, eut peur. Je crois qu'elle va mourir, Nastia, dit-il. Que fautil faire?

Portons-la vite chez des connaissances, Nicolas, proposa Nastia. Les Lissovsky n'habitent pas loin d'ici. Couchée sur le lit dans la chambre des sœurs Lissovsky, étudiantes en lettres, dont le tour de paraître devant la commission d'épuration n'était pas encore venu, Moussia, le regard arrêté, continuait à rester dans un état d'immobilité musculaire complète. Nastia et les deux sœurs, déconcertées et inquiètes, ne savaient qu'entreprendre. A leur grand soulagement, le médecin, appelé et talonné par le frère de la malade, arriva et s'occupa d'elle. Après un furtif examen, il lui planta une épingle dans la joue. Moussia ne réagit aucunement. Absence de sensibilité et de motricité, dit le médecin. Est-ce qu'elle a souvent de' ces états de catalepsie? Jamais encore elle n'en a eu, répondit Nicolas. Hem, est-elle hystérique?

L'étudiant et les jeunes filles se regardèrent, perplexes.

J'entends, est-ce qu'elle pleure souvent, est-elle violente, déséquilibrée? suggéra le médecin. Je ne l'ai jamais vue pleurer, répondit l'étudiant, mais elle a toujours été nerveuse et irritable. ` Voyons, voilà que les réflexes redeviennent plus normaux! Eh bien, mademoiselle, quelle idée avez-vous eue de nous effrayer ainsi?

Moussia s'était brusquement dressée sur son séant et regarda autour d'elle, sans reconnaître personne. Puis elle commença à parler lentement, gesticulant en mesure.

Je vois. je vois. des ailes. des aéroplanes. Je


veux voyager sur cet aéroplane. c'est ce que j'aime. Je veux boire. donnez-moi à boire. j'ai soif. oh, comme j'ai soif. Non. non, c'est du poison!

Elle repoussa violemment la main de Nastia qui s'était empressée de lui présenter un verre d'eau.

Je veux de la bière. la bière. l'eau. le poison. Et elle continua son flot de paroles incohérentes. Le médecin la regardait d'un air soucieux.

A-t-elle des parents? demanda-t-il. Il faut les prévenir. C'est impossible de la transporter chez elle ce soir. Pouvez-vous la garder cette nuit ici?

Les sœurs répondirent affirmativement.

Mais qu'est-ce qui lui manque? demanda Nastia. Je ne puis pas encore me prononcer ce soir, mais je reviendrai demain matin et je prendrai les mesures nécessaires.

Pendant toute la nuit, Moussia ne cessa de divaguer, se plaignant de la soif et repoussant avec horreur toute boisson et toute nourriture. Ses camarades qui avaient passé la nuit avec elle étaient à bout de forces et de nerfs, quand, le lendemain de bonne' heure, revint le' médecin et, peu après lui, le frère de Moussia. Au premier coup d'œil sur la malade, le visage du médecin se rembrunit. Après un examen soigneux, il dit à l'étudiant à voix basse

Comme je l'ai déjà supposé hier, votre sœur est atteinte de folie et, malheureusement, inguérissable. Le choc nerveux a été trop fort. Il n'y a rien à faire, il faut l'emmener à l'asile d'aliénés, et il faut le faire sans tarder. Allez vite chercher un fiacre!

Cependant le « nettoyage continuait, cruel et imbécile. Trois cents étudiants et étudiantes de l'université de S* les plus méritants et les plus capables, virent les portes de l'université se fermer pour eux à jamais. E. PICCARD

Ancien professeur en Russie soviétique.


VICTOR ET L'ETRANGERE

VICTOR

ET L'ETRANGERE 1

IV.

Depuis la veille, le temps se gâtait, fantasque, mêlé de soleil et de pluie. Le vent répandait sur l'eau du lac des moires sombres, mouchetées de 'blanc par l'écume des vagues. Parfois, entre deux averses, le soleil' faisait luire comme un vernis les toits et les feuillages lavés. Une de ces embellies permit à Mme Prudent, escortée de Victor, d'arriver chez les Dubey sans, exposer aux outrages du ciel sa robe de' satin prune.

En entrant dans le salon, elle vit que l'on avait retiré les housses. Alfred et Lucie vinrent à sa rencontre, pleins d'empressement et de satisfaction. Un monsieur au teint brun s'était levé avec eux et attendait, souriant, la tête légèrement inclinée. Une rosette multicolore fleurissait sa boutonnière.

Quelle joie de vous revoir, ma chère cousine! s'écria-t-il d'une voix chaude, tandis qu'elle s'avançait vers lui.

Dévotement, il baisa la main qu'elle lui tendait. A ce geste, dont l'honorait autrefois M. de la Corbière et qu'elle n'avait jamais vu imiter par les gens de Vergy, elle reconnut en M. Boulenger un homme supérieur. Elle lui présenta son fils, rasé de frais, jugulé par un col trop haut et gêné dans les entournures par un vêtement neuf.

(1) Voyez Mereare de France, 824.


Vilain temps! dit Mme Dubey. C'est bien ennuyeux. J'espérais que nous pourrions goûter au jardin. Mais, avec ces trombes qui s'abattent sans crier gare, je n'ose pas. Emile, qui a l'habitude des pays chauds, pourrait s'enrhumer.

La jeunesse .avait profité de l'éclaircie pour s'évader. Par la porte ouverte, on entendait les cris des garçons poursuivant leur cousine sur la pelouse.

A deux reprises, Lucie appela ses enfants. Ils parurent enfin sur le seuil du salon, suivis d'une jeune fille en rose qui semblait les pousser devant elle pour les ramener à leur mère. Marcel avait quinze ans; Lucien, douze. Entre eux, Nadia était comme une grande sœur. Elle salua Mme Prudent d'une impeccable révérence, serra la main de Victor et alla s'asseoir sur une banquette. Un peu ébouriffée, encore essoufflée d'avoir couru, elle arrangeait ses cheveux et tapotait sa robe.

Mme Dubey sourit.

Ces garnements te font bien des misères, ma chérie. Tu ne leur en veux pas tu sais bien qu'ils t'adorent. Elle ajouta, pour Honorine

Il n'y a pas deux jours qu'ils la connaissent et ils ne peuvent plus se passer d'elle une minute! Je me demande ce que nous deviendrons quand cette chère enfant nous aura quittés.

Et Jacques? interrogea Mme Prudent,' qui s'étonnait de n'avoir pas encore vu le fils aîné.

Jacques est à Neuchâtel, chez son oncle. Je pense qu'il rentrera dimanche.

J'espère, dit Nadia, qu'il est plus raisonnable que ses frères, et moins taquin.

Sa voix sonnait clair, mais avec des intonations câlines, une douceur musicale. Un accent jamais entendu, inimitable et charmant, transformait toutes ses paroles en incantations d'innocence et de joie. On éprouvait à la regarder le même sentiment qu'à l'entendre l'éclat pur


de ses yeux répondait au dessin des lèvres, à la qualité du son. Au premier abord, on ne discernait pas la couleur des prunelles, mais leur lumière paraissait plus fraîche que celle du matin.

Cette clarté, brillante et jeune, on la subissait malgré soi. Tout au bonheur de vivre, la jeune nHe diffusait autour d'elle sa gaieté comme le soleil ses rayons. Quand elle parlait, les autres, d'instinct, s'imposaient silence. Des sourires de complicité accueillaient ses moindres propos.

Mme Borgognon, qui avait rejoint la compagnie, ne fut pas la moins enthousiaste. Victor seul demeurait insensible à la grâce de, Nadia.

Pendant que l'on prenait le thé, une nouvelle averse tomba. Les grande personnes se mirent à deviser de choses sérieuses, à rappeler de vieilles histoires, tandis que les garçons, navres de ne pouvoir sortir, s'ingéniaient à deviner le jeu qui amuserait leur cousine. Isolé entre les deux groupes, Victor, sans dire un mot, dévorait, des brioches. Marcel et Lucien trouvèrent plaisant de le complimenter sur son beau costume, de s'extasier sur l'éclat de ses chaussures neuves, puis de lui faire croire qu'il avait taché sa cravate. Comme il s'affolait à cette pensée, Mlle Boulenger le rassura c'était une farce de ces méchants gamins. Il la remercia en rougissant. Mme Dubey, craignant de voir ses fils s'acharner sur lui, proposa une partie de tape pour tout le monde.' On ne peut pas jouer à neuf, objecta Lucien. Nous jouerons à six tu t'associes avec ton frère, Victor avec Nadia, et ton père nous regarde. Qu'en pensez-vous, Honorine?

Très volontiers.

Chacun approuvant, la partie s'organisa.

Voilà qui va me rajeunir, dit le cousin Emile. Il y a bien vingt-cinq ans que ça ne m'était pas arrivé.


Connaissez-vous le jeu? demanda Victor à la jeune fille.

C'est la première chose qu'ils m'ont apprise, répondit-elle en désignant du menton ses cousins. Mais je ne crois pas qu'ils soient de très bons professeurs. Vos conseils m'inspirent plus de confiance que leurs leçons. Elle était placée à la table ronde entre Mme Borgognon et Mme Dubey. Victor, assis derrière elle, l'assistait de son expérience. Dans les moments difficiles, il s'emparait des cartes et jouait pour son associée. Ses bras touchaient alors les coudes ou les épaules de la jeune fille. Attentifs à la partie et favorisés par la chance, ni elle ni lui ne prenaient garde à ces frôlements. Pour les bavards, un des avantages de la tape, c'est qu'elle permet de parler. Les' deux jeunes gens n'en profitaient guère, sauf pour compter leurs gains. Mais Mme Borgognon n'était jamais à court. Le cousin Emile la trouvait drôle et lui arrachait parfois des anecdotes qui faisaient rougir Honorine. Familière, jacassante, la vieille dame ne demandait qu'à rire. Pour déchaîner sa verve, il suffit que le revenant s'informât des gens qu'il avait connus à Vergy au temps de sa jeunesse. Narcisse, le coiffeur?

Toujours vaillant, la langue bien pendue, au courant de tous les potins. A en croire ses clients, il rase aussi bien qu'autrefois.

J'irai m'en assurer un de ces jours. Et mon vieil ennemi Barbezat?

Comment? Vous ne savez pas? Il est mort, cornard jusqu'au dernier jour!

Pauvre diable! Et sa femme, la belle Thérèse? Morte aussi, quelques années après lui. En voilà une qui ne s'est pas privée! Après votre départ, elle a fait une de ces carrières. Vous pouvez vous vanter, mon cher ami, d'avoir entraîné, si j'ose dire, sur la brèche, un fier bataillon de successeurs.


M. Boulenger sourit. Les deux garçons, sournoisement, se poussaient du coude. Mme Prudent jugea nécessaire d'intervenir.

Voyons, maman! fit-elle à voix basse, en roulant des yeux sévères.

Mon Dieu! c'est vrai, avoua Mme Borgognon, confuse. Je me laisse aller.

Elle se persuada d'un regard que les innocents n'avaient rien entendu. Puis, sans désemparer Ma petite Nadia, tout le monde me raconte que vous chantez à ravir. Si vous nous donniez l'occasion d'admirer votre talent, voilà qui serait gentil!

Alfred, qui s'ennuyait dans son coin, déclara l'idée excellente. Sa femme et ses fils l'appuyèrent. Pourtant, dit Victor, il faudrait finir le tour. C'est à grand'maman de donner.

Nadia, qui gagnait et y prenait plaisir, ne s'avisa point de trouver insolente cette remarque. Elle applaudit, au contraire, avec insistance.

Après, je vous chanterai tout ce que vous voudrez, promit-eUe.

On s'inclina. Jusqu'à la fin, elle eut des jeux éblouissants. Ce fut à regret qu'elle se mit au piano. Tout en remuant des partitions, elle appela Victor Vous me tournerez les pages, voulez-vous? Gêné, il bredouilla une réponse indistincte.

Avec un égal empressement, les deux petits Dubey offrirent leurs services. La jeune fille les refusa Non, je suis assez grande pour me tirer d'affaire toute seule. Et puis, je préfère chanter de mémoire. Elle commença par une chanson arabe, dont la mélodie grêle, un peu triste, s'inscrivait sur un rythme égal, avec, de temps en temps, des arrêts brusques, précédant une sorte de cri.

Les auditeurs se demandaient ce qu'ils en devaient


penser. Cela ne ressemblait à rien comment savoir si c'était beau?

Devinant leur incertitude, M. Boulenger expliqua C'est une complainte que les âniers du Caire chantent, dans leurs cafés, après la sieste, ou le soir, dans les rues, quand ils ramènent les bêtes à l'écurie. Ah! dit M. Dubey, les âniers?

Les autres remercièrent, poliment, mais sans entrain. Mme Borgognon réclama quelque chose de plus gai. Soudain, martelant la cadence, piaffant comme un cheval de haute école, une vieille chanson française s'envola. L'air en était galant et martial, mais chanté sur des paroles que les bonnes sœurs avaient pudiquement arrangées. Lucie craignit un instant de voir son piano s'effondrer sous les doigts qui en frappaient le clavier avec une allègre fureur. Ses fils, enthousiasmés, battaient la mesure. On reprenait en chœur quelques bribes du refrain.

M. Boulenger, sans le faire exprès, fredonnait parfois le texte original, qui célébrait les exploits d'un hussard de la Garde

Eh bien! ma chère, il était mon amant.

A la fin, les bravos crépitèrent. Victor cria « Bis! s< Nadia obéit aussitôt. On lui fit un nouveau triomphe. Elle souriait en baissant la tête, mais son visage resplendissait.

Tu.dois être bien fatiguée, ma pauvre petite, s'écria Mme Dubey. Repose-toi une minute

Fatiguée? répliqua-t-elle avec indignation. Pas le moins du monde. J'ai envie de chanter, de chanter jusqu'à demain. Tenez, écoutez ce que j'aime le mieux. C'est en russe, mais ça ne fait rien, n'est-ce pas? Tournée vers le cousin, Honorine questionna Votre fille sait le russe?


Un peu, dit-il. C'est la langue de sa mère. Au couvent, elle avait plusieurs amies russes. Son professeur de piano était de Saint-Pétersbourg. Alors, vous comprenez ?

Nadia préludait. Sa voix, bientôt, résonna dans le si-

lence. :=·

lence.. A

L'oreille, surprise, percevait d'abord l'étrange sonorité des syllabes, le timbre métallique du son, la franchise nette, brutale, presque sauvage, des attaques; elle était frappée ensuite par la souplesse et la vivacité de l'articulation. Sans comprendre les mots, on devinait le printemps, la jeunesse, l'amour éclats de rire, chevaux qui galopent, danses villageoises, trilles de rossignol, promenade sentimentale, souffle du vent dans la forêt; clair de lune sur la rivière, tendres aveux dans un coin d'ombre. Le cœur, tout à coup, se serrait d'angoisse; on pressentait des soupirs, des sanglots. Tout cela déroulait, sur un fond grave, de mouvantes arabesques, variées à l'infini, pleines de détours imprévus, obéissant aux caprices d'une ivresse lucide. L'allure passait san,s transitions de la lenteur à la rapidité. L'accent était parfois tendre, chargé de rêve, parfois ironique et mordant, puis joyeux, puis désespéré. Le chant s'achevait enfin par un long gémissement de passion.

Bien que fort peu doués pour la musique, les assistants se sentaient pris aux entrailles, subjugués en dépit d'eux-mêmes par une force inconnue. Quand la chanteuse s'arrêta, ils ne surent exprimer leur ravissement que par des cris pareils à ceux dont les foules saluent le bouquet d'un feu d'artifice.

Cette fois, dit Nadia, je demande la permission de souffler un peu.

Le sang affluait à ses joues, ses yeux semblaient plus brillants que jamais. Elle s'abattit sur un divan, à côté de son père.

II voulut traduire les~ couplets qu'elle avait chantés.


On les croyait nés, disait-il, parmi les paysans, aux confins de l'Ukraine et de la Podolie, dans les grandes plaines où pousse le blé.

Les auditeurs ne dirent plus rien. La musique, pourtant, continuait à les habiter. Une sorte d'exaltation confuse les animait, leur rendait tout facile, les disposait à entreprendre ils ne savaient quoi d'héroïque. Peu à peu, dans le silence, elle tomba. Personne n'osait se remettre à parler, car tous craignaient qu'une phrase maladroite n'achevât de tuer ce bonheur indicible, inexplicable, et qui déjà entrait en agonie.

Tout près, au clocher de la paroisse, la demie de sept heure vibra longuement. Il ne pleuvait plus. Mon Dieu! dit Honorine, comme il est tard! Les meilleures choses ont une fin, maman! Il faut partir.

Victor, en prenant congé, souhaitait d'adresser à Nadia un remerciement qui lui fît plaisir. Il n'en trouva point et se contenta de lui serrer vigoureusement le bout des doigts. Dès qu'il fut dehors, il ne pensa plus à elle.

Dans la rue, un peu avant d'arriver chez sa mère, Mme Prudent s'arrêta.

Tout de même, cette petite, quelle voix magnifique! J'en suis encore toute remuée.

Pour sûr, répondit Victor, elle chante bien. Maïs elle ne connaît pas grand'chose à la'tape, et, sans moi, malgré ses beaux jeux, elle aurait perdu au moins trois francs.

· V

La grande réunion de jeunesse' offerte par Honorine tomba sur le deuxième dimanche de septembre, début d'une fête appelée bénichon, qui s'apparente à l'abbaye vaudoise, à la vogue de la Savoie et du Lyonnais. Dans


la contrée de Vergy, elle marque-pour les paysans .Ja fin des gros travaux trois journées de trêve, de liesse populaire, de beuveries et de gambades.

Chaque année, au prône de la grand'messe, M. le curé é avertit ses paroissiennes, en termes assez vifs, des périls que ces amusements profanes font courir à la vertu des filles. Quant aux jeunes gens, il les adjure de garder leur sang-froid, de se conduire en chrétiens, d'épargner au moins les innocentes. Aux parents, il remémore qu'ils ont le devoir de veiller sur leurs demoiselles et de retenir leurs gardons.

Il y eut peu de monde aux vêpres. Déjà la foule envahissait les baraques foraines et assiégeait les trois ponts de danse dressés, l'un aux abords du château, l'autre devant l'auberge du Cerf, le troisième sous les fenêtres pavoisées de l'hôtel de ville. Ces ponts se composent d'un vaste plancher carré qui s'appuie sur une forte charpente. On les entoure d'une barrière, doublée de petits sapins en haie, que décorent des guirlandes et des fleurs de papier. On les nanque, sur un de leurs côtés, d'une estrade, où se tiennent les musiciens, rouges et ruisselants de sueur, la cocarde au chapeau, la chopine à portée de la main.

Au sortir de l'église, Mme Prudent et son fils, à travers des rues encombrées de badauds, se hâtèrent de rentrer chez eux pour accueillir leurs hôtes.

Toutes les familles qu'Honorine jugeait -s fréquentables allaient se trouver assemblées sans compter les Boulenger et les Dubey, cela faisait bien cinq vieux ménages de bonne bourgeoisie, plus une douzaine de jeunes gens et jeunes filles. Les enfants au-dessous de douze ans l'âge de Lucien Dubey n'étaient pas conviés. M. le Curé viendrait un instant, vers cinq heures. Mais ce qui devait donner tout son lustre au goûter, c'était la présence promise de Mme de la Corbière une vraie châtelaine, née princesse de Catanzaro, et dont le défunt mari


avait porté l'épaulette dans un régiment suisse au service de Sa Majesté le Roi des Deux-Siciles, à l'époque où les chemises r.ouges envahirent le royaume. M. Boulenger, si hautes que fussent les relations dont il se targuait en Egypte, ne manquerait pas d'être ébloui parcette grande dame.

Les petits Dubey arrivèrent les premiers. Leur aîné, Jacques, rentré tout exprès de Neuchâtel, s'était joint à eux et s'empressait autour de Nadia.

Mme Prudent, toute à ses préparatifs, ne pouvait s'occuper de cette jeunesse. Elle appela son fils. Victor, d'une fenêtre, cria <: J'arrive »

Jacques, beau garçon et qui le savait, prit une pose avantageuse pour expliquer nonchalamment les raisons de leur hâte

Nous sommes en avance, ma cousine,. et je m'en excuse. Cette enfant désire voir, avant qu'il n'y ait trop de monde, les merveilles de votre maison. Je n'ai pas voulu la contrarier.

Oh! madame, fit Nadia, rougissante, je suis sûre que nous vous dérangeons horriblement.

Les r, en bruissant contre ses lèvres, rendaient un son étrange, indéfinissable.

Je leur avais bien dit, poursuivit-elle, que nous arriverions beaucoup trop tôt! Mais c'est vrai que je meurs d'envie de voir toutes les choses dont ils me parlent. M. Victor voudra bien me les montrer, n'est-ce pas? Comme c'est beau, une vieille maisofi!

Elle contemplait d'un œil extasié la porte majestueuse, encadrée par deux colonnes sur lesquelles se dressent, en guise de fronton, des attributs héraldiques sculptés dans la pierre. Honorine, cependant, surveillait les allées et venues de la servante qui dressait sous le platane les tables du goûter. Victor survint. Coiffé et parfumé par Narcisse, il étrennait un nouveau vêtement clair et des


souliers Richelieu du jaune le plus distingué. Sa mère lui transmit les vœux de Mlle Boulenger.

Voulez-vous commencer par le jardin? proposa-t-il. Une grille Louis XV, dont les battants restent toujours ouverts, le sépare de la cour. On descend quelques marches. Tout à côté, derrière une haie de thuyas, un puits profond se dissimule. Partant de l'escalier, un chemin serti de pavés ronds s'allonge devant les cuisines et gagne un appentis qui sert de lavoir. Là, on s'aperçoit que le jardin en terrasse, défendu par de hauts murs de soutènement, domine tous les alentours.

Appuyée au parapet, Nadia pouvait se croire sur un chemin de ronde la rue étroite et déserte se creusait, juste au-dessous d'elle, comme un fossé; plus loin, d'autres murailles, des bâtiments aux fenêtres sournoises, une tour carrée, complétaient l'illusion.

Cette maison, expliqua Victor, s'appelait jadis le château de Savoie, sans doute parce que le duc y logeait son bailli. Une partie des fondations remonte au xv" siècle. Les caves sont du xv!°. Tout le reste a été reconstruit vers 1730.

Ce que je touche, demanda la jeune fille, c'était un rempart?

M. Bourdilloud le pensait, dit-le guide, mais M. le Curé assure que l'enceinte de la ville a toujours été là où vous la voyez.

Dommage! fit Mlle Boulenger, qui déjà regardait autre chose.

Des tomates, au soleil, commençaient à rougir. Elle voulut les palper, caresser leur peau tendue, lisse et chaude. La pacifique alternance des plates-bandes fleuries et des légumes en carrés lui inspira des cris d'admiration. Au bout du chemin liséré de buis qui trace une marge entre le potager et le mur extérieur, elle découvrit avec


ravissement une tonnelle de cormiers dont elle goûta les fruits acides.

Ce bosquet marque un des angles de la propriété. De là, on rejoint l'allée centrale qui sépare le jardin du verger. Elle conduit à un kiosque, ouvert comme la scène d'un théâtre, et dont les parois intérieures s'ornent de peintures aux couleurs passées. Bien ternes, bien médiocres, affadies encore par le temps, ces images font néanmoins penser à des grâces qui ne sont plus, à des existences coloniales et romantiques, telles que l'on pouvait les vivre ou les rêver aux environs de 1820. On y voit des saules pleureurs, un fleuve pâle, une barque chargée de créoles alanguies et d'élégants vêtus comme les modèles de M. Ingres. Un jeune homme qui ressemble à Byron laisse traîner dans l'eau une épuisette. A l'arrière, un noir, assis, dévore un poisson cru.

Victor ne manqua point de signaler ce détail. Regardez-le mordre là dedans comme dans une pomme. Il faut être nègre pour avoir des idées pareilles. Croyez-vous? interrompit Nadia. Je me suis dit plus d'une fois que ce serait bien bon de pouvoir vivre comme les sauvages.

Les petits Dubey lui apportèrent des prunes ramassées dans l'herbe du verger. Elle avoua que c'était meilleur, tout de même, que du poisson cru.

Quand elle en fut rassasiée, elle pria son cicerone de lui faire voir la maison. Il obéit.

Un large escalier de bois aux marches bien cirées gémit sous les pas du groupe. Dans l'espace qu'il occupait, les murs blanchis à la chaux étalaient toute une collection d'armes anciennes épées, sabres, fusils et pistolets arabes, haches, hallebardes, piques et pertuisanes. Çà et là, des gravures représentant des chasses alternaient avec les panoplies. Nadia et ses compagnons parcoururent d'abord, sous l'énorme pyramide du toit, plusieurs étages de combles très vastes, où s'amoncelaient les épaves


de plusieurs générations disparues rouets, meubles boiteux, engins de pêche, ferrailles, bassinoires de cuivre, ustensiles de cuisine dont on ne savait plus même l'usage. Victor ne conduisit pas ses hôtes dans les chambres du premier.

Au rez-de-chaussée, il leur montra la salle à manger, élevée à la dignité de salon; puis le <: vrai salon, dont on n'avait pas même ouvert les persiennes pour la fête du jour; ensuite, l'ancienne salle d'attente de son père, où, sur des tablettes s'alignaient des rangées de coquillages enfin, une longue galerie qui menait aux lieux d'aisance, construits à la vieille mode et si larges que l'on y pouvait siéger en famille (on y voyait jusqu'à une banquette réservée aux enfants, avec des ouvertures à leur taille).

La visite s'acheva par la pièce qui avait servi au docteur pour ses consultations. On la maintenait dans l'état où le défunt l'avait quittée au jour fatal. Les instruments de chirurgie brillaient dans une armoire vitrée comme ils eussent fait à l'étalage du marchand pour rien au monde, Honorine n'aurait abandonné à d'autres le soin de les fourbir. Elle seule possédait la clef des deux bibliothèques et ouvrait parfois la « vitrine du major ». Cette vitrine, c'était l'orgueil de la maison. Par elle, un grand-oncle de Charles (médecin, lui aussi, et qui avait pris part comme tel aux campagnes du Premier Empire) continuait à vivre dans la mémoire de son arrière-petit-neveu.

Longtemps captif sur les pontons anglais, il y avait consacré ses loisirs à l'étude des batraciens, dont les mœurs, selon lui, ressemblaient fort à celles des hommes. La Restauration le ramena au pays, où il passa encore vingt ans à pratiquer sur les grenouilles des opérations mystérieuses. Il n'exerçait plus son art, méprisait les gens de Vergy,. refusait de prendre femme, ne parlait presque pas et ne tolérait dans son laboratoire d'autre 41


présence que celle de ses chiens. Avec eux, il battait, de nuit, les marais et les bords du lac.

Il passait pour méchant. A cela près, on ne savait rien de lui, sinon qu'il hantait les auberges plus volontiers que les églises. Il buvait seul jamais on ne le vit offrir un verre à personne.

Quand il défunta, ses héritiers connurent enfin le secret de ses travaux. Les gazettes en parlèrent. Vergy s'en trouva honoré, et la famille Prudent n'eut plus à rougir du major. Elle conçut même de son mérite une juste fierté, qui lui valut dans le pays un surcroît de considération.

La vitrine perpétuait cette gloire.

Victor tira le cordon des rideaux qui la protégaient. Vous allez voir, prononça-t-il, une collection unique au monde!

Des cases de verre, de tailles et de formes diverses, enfermaient sur des rayons plusieurs centaines de grenouilles, formant des troupes de comédie dont chacune jouait une scène.

Ici, deux dames et deux messieurs étaient assis autour d'une table de whist. Là, deux soldats, sous l'œil d'un prévôt, faisaient de l'escrime à la baïonnette. Plus loin, un officier, la sabretache battant la botte, inspectait des grognards alignés; rien ne manquait à cette revue: ni les buffleteries blanches, ni les havresacs en peau de vache, ni les fusils à pierre, ni les gibernes timbrées de l'aigle impériale, ni les briquets retenus par les baudriers. Il y avait aussi une classe le maître à son pupitre, armé d'une longue baguette; un écolier au tableau noir, les autres à leurs bancs; le paresseux, avec son bonnet d'âne, à genoux dans un coin. Ailleurs, quelques bons vivants trempaient dans une fondue crémeuse, copieusement arrosée de vin blanc, des morceaux de pain piqués aux dents de leurs fourchettes. Un autre groupe reproduisait, avec les attitudes et les costumes de l'original, la Leçon


d'anatomie de Rembrandt. Il y avait des groupes de bivouac, de cabaret ou de salon, un quatuor jouant de la musique de chambre, la visite du médecin chez un vieux paysan qui repousse une potion pendant que sa femme distribue des gifles à la marmaille.

Mais ce qu'Honorine et son flls, dociles à une tradition constante, regardaient comme le chef-d'œuvre du major, c'était le Banquet politique, qui n'assemblait pas moins de quarante-huit grenouilles. L'orateur, debout, verre en main, achevait son discours; certains convives, tournés vers lui et comme soulevés par son éloquence, paraissaient l'acclamer; quelques-uns, la serviette au cou, sommeillaient sur leurs chaises; d'autres, enfin, trinquaient, buvaient ou dévoraient.

L'auteur de cet ouvrage avait, disait-on, poussé la malice jusqu'à prêter à plusieurs de ces bestioles travesties en électeurs le maintien, le geste, l'expression même des personages qu'il détestait ou méprisait le plus dans le Vergy de 1830.

Victor n'omit point d'en faire la remarque à Nadia, mais il loua surtout le fini de l'exécution, la patience, l'adresse qui se révélaient dans les moindres détails. Elle poussait de petits cris de joie en répétant Comme c'est drôle! mon Dieu! comme c'est drôle! Tout ce qu'elle découvrait dans ce monde saugrenu lui arrachait des exclamations et des rires.

Elle finit par demander comment c'était fait. Coupant la parole à Victor qui s'apprêtait à la renseigner, le beau Jacques, péremptoire, expliqua

Les peaux sont tannées et vernies. Cela fait, le major plaçait à l'intérieur une armature en fil de fer pour donner à la grenouille le mouvement voulu. II la recousait aux trois quarts, puis la remplissait de sable fin, à quoi il ajoutait sans doute des ingrédients afin de rendre sa préparation plus durable. Un dernier point de


couture, un dernier coup de vernis, et il ne restait plus que les accessoires.

Ce qui n'est pas rien, dit Victor.

Sans doute, accorda Jacques. Pour terminer sa besogne, le bonhomme devait se faire tour à tour ébéniste, armurier, tailleur, peintre, sellier.

Ç'était un artiste, conclut gravement son cousin. La jeune fille se rappela qu'elle avait promis à Mme Prudent de l'aider à recevoir ses invités. Elle prit congé des grenouilles et ramena ses quatre compagnons dans la cour, où toute une société se trouvait déjà réunie.

Honorine n'osai pas faire servir le goûter, car Mme de la Corbière n'était point encore arrivée. Les enfants, désœuvrés, s'interrogeaient des yeux. Mme Dubey craignait que son Lucien ne s'oubliât jusqu'à crier famine. Enfin, un grand bruit de fers heurtant les pavés retentit sous la voûte, et le landau de la châtelaine déboucha dans la cour. On en vit descendre une dame à cheveux blancs. Elle montrait un visage assez beau. Le valet de pied qui lui avait ouvert la portière remonta sur son siège, le cocher remit ses chevaux en marche, l'équipage disparut dans l'ombre du tunnel.

Mme de la Corbière fut aussitôt entourée par la compagnie, tout entière levée en son honneur. Elle embrassa Mme Prudent et sa mère, tendit la main aux autres dames, reçut les hommages des messieurs et se laissa conduire jusqu'au fauteuil qui l'attendait.

A observer ses traits, ses gestes, l'emphase trop noble de sa parole à la fois passionnée et langoureuse, M. Boulenger l'imagina dans l'Italie de sa jeunesse, lui découvrit des ressemblances avec quelques femmes de la société milanaise, entrevues chez Vera, et qui lui avaient semblé romantiques. La taille, restée droite et mince, la rondeur des épaules, l'ample jupe de faille noire, le firent songer aussi au Second Empire et à Winterhalter.


Il se piquait d'être de son temps ces grâces surannées devaient lui paraître aussi ridicules que touchantes. Mais Mme de la Corbière fit sa conquête en lui affirmant avec feu que sa fille avait les plus beaux yeux du monde.

A Nadia, qui lui offrait une tasse de thé, elle susurra gentiment

Mon petit doigt m'a dit, mademoiselle, que vous étiez musicienne jusqu'au bout des ongles. N'aurai-je pas le plaisir de vous entendre?

Honorine s'excusa son piano était désaccordé. Bien sûr, elle avait eu grand tort, elle aurait dû prévoir un désir aussi naturel; dès demain, elle s'empresserait de réparer cette bévue. Elle n'avait même pas pensé à ouvrir son salon elle s'était dit que, vu le beau temps, on aimerait mieux rester dehors, au grand air. Il fallait, au moins pour cette fois, lui pardonner.

L'Italienne parla d'autre chose.

Après le goûter, les parents, auxquels s'était joint M. le Curé, s'attablèrent en deux groupes. Que faire, en effet, sinon jouer à la tape? Jacques Dubey proposa, pour la jeunesse, un tour aux baraques de la fête. Mlle Boulenger approuva d'un sourire. Mme Prudent s'en aperçut et prit à part son fils dans un coin de la cour. Tiens, dit-elle à voix basse, voilà dix francs. Tu vas les emmener tous. Paie-leur ce qui leur fera plaisir. Tâche d'être aimable, surtout pour Nadia, et généreux. C'est compris? 1

Et la tape? objecta Victor. Justement, Mme Bovet vient de me réclamer à sa table.

Ne t'occupe pas de ça; voudrais-tu donc rester toujours avec les vieux? Tu es encore un-jeune homme! Elle avait donné à ces mots une douceur insolite. Reprenant le ton du commandement, elle ajouta Arrange-toi pour que vous soyez de retour dans une heure Mme de la Corbière serait très choquée de


ne pas vous voir tous autour d'elle quand elle s'en ira. Honorine! Honorine! glapit le fausset de Mme Borgognon. Viens donc! on n'attend que toi pour commencer.

Tandis que Mme Prudent regagnait sa place, Victor, stupide, contemplait les deux écus d'argent qu'elle avait glissés dans sa paume. II ne comprenait rien à ce qui lui arrivait. Par habitude d'obéir sans discuter, il mit les pièces dans son porte-monnaie, alla pr.endre son chapeau et rejoignit la jeune troupe, qui déjà piaffait d'impatience.

Pendant toute la promenade qu'ils firent sur le champ de foire, il se montra surtout préoccupé de rentrer assez tôt pour n'encourir aucun reproche. Il n'oublia pas, néanmoins, d'offrir plusieurs tournées dans les tirs et sur les chevaux de bois. Nadia fut comblée de sucres d'orge et de bonbons acidulés. Il lui acheta même un petit singe en peluche rose qu'elle piqua sur l'aile de son chapeau. Lorsqu'ils revinrent auprès de leurs parents, garçons et filles semblaient s'être fort divertis. Seul, Victor avait l'air fatigué. Il avoua que la musique et le tournoiement des manèges lui fatiguaient la tête. Un verre de sirop d'orgeat l'eut bientôt remis d'aplomb. Réconforté, il vit sans déplaisir arriver l'heure des départs.

Les joueurs de tape réglaient comptes.

Mme de la Corbière, dont l'équipage revenu attendait les ordres, se leva la première. On l'accompagna jusqu'à son carrosse, comme elle disait, avec un cérémonial identique à celui de l'arrivée.

A bientôt, j'espère, chère amie, dit-elle à Mme Prudent. Je vous ferai signe un de ces jours. Naturellement, je compte sur M. Boulenger et sa mie je brûle d'entendre cette jeune merveille!

Le landau s'ébranla.

Honorine et le cousin Emile se rengorgeaient. Lucie, furieuse de n'être pas nommément invitée, essayait de


se convaincre que « ça viendrait sûrement la « vieille perruche ne pouvait pas, tout de même, recevoir sans les Dubey des gens qui vivaient sous leur toit Les autres femmes se regardaient avec méfiance. Les hommes cherchaient à se rappeler si l'Italienne les avait honorés, eux ou leurs épouses, d'une bienveillance particulière. Pouvaient-ils s'attendre à être au nombre des élus? En se posant la question, chacun découvrait aussitôt dans sa mémoire des raisons de fortifier son espérance. Les familles, enfin, se quittèrent à regret, dans un brouhaha d'exclamations, d'adieux cordiaux et de remerciements appuyés.

Chez les Prudent, le remue-ménage de la fête ayant contrarié les habitudes, allongé l'ouvrage de Félicie et assombri l'humeur de la cuisinière, on se rnit à table un peu plus tard que de coutume.

Victor, sous la suspension, avalait sa soupe sans rien dire. < Bonne journée, prononça Honorine. Je crois que tout le monde a été content.

Son fils ne répondit pas.

Tu sais, reprit-elle, que les Dubey vont ce soir au cirque avec les Boulenger. Si ça t'amuse, tu pourrais les rejoindre.

Victor la regardait avec étonnement.. Et vous? demanda-t-il.

Moi, je suis un peu fatiguée. Mais tu peux y aller seul.

Il réfléchit un long moment et dit en baissant les yeux `

J'aime mieux rester j'ai encore un peu mal à la tête.

C'était un mensonge, et il ne doutait pas qu'elle ne dût s'en apercevoir. Mais elle n'insista point. Dès neuf heures, ils allèrent se coucher.


VI

A Vergy-le-Château, les vacances de 1905 ont laissé un souvenir durable.

Il s'y produisit une révolution dans les mœurs. Auparavant, la bourgeoisie ne participait que de loin aux réjouissances populaires. Pour en détourner les enfants, on avait coutume, dans les bonnes familles, d'agir comme avait fait Mme Prudent le bénichon se fêtait chez soi et entre soi. Personne ne songeait à s'en plaindre.

Cette année-là, les jeunes n'en firent qu'à leur tête la présence de Mlle Boulenger rendit les garçons audacieux, les filles leur emboîtèrent le pas, et les parents trouvèrent toutes naturelles les fantaisies les plus extravagantes.

Cela commença le dimanche soir. En sortant du cirque, Jacques Dubey avait entraîné Nadia sur le pont de danse. M. Boulenger s'était contenté de sourire. Il n'en fallut pas davantage pour rendre contagieuse l'audace de son neveu le bon peuple ébahi put voir 'les fils et les <: demoiselles des riches tournoyer parmi les paysans, les pêcheurs, les ouvriers du chemin de fer, les filles de ferme, les servantes d'auberge et les cigarières des fabriques voisines.

Le lundi et le mardi, on valsa de plus belle. Victor ne savait pas. Il regardait les autres. C'était sa mère qui l'obligeait à rester là, au premier rang des curieux. Plus attentive que lui, elle prenait au spectacle un plaisir singulier, imprévu. Oubliant que le docteur avait toujours condamné la danse, elle en voulait presque à son fils de ne point s'y livrer comme les autres.

Mais, disait-il, on ne m'a jamais appris.

Je sais bien, soupirait-elle. Je te ferai donner des leçons. L'année prochaine, il faudra que tu rattrapes, que tu devances tous ces blancs-becs.


Les trois jours de la bénichon passèrent. Tandis que les petites gens retournaient au travail, la jeunesse dorée de Vergy courut à de nouveaux plaisirs.

Il y eut chez Mme de la Corbière, au château de Forel, une réception grandiose. En vérité, on s'y amusa peu. Des mannequins en armure de tournoi montaient la garde à l'entrée des appartements tout cet acier intimida les dames. Les hommes osaient à peine marcher sur les tapis et les parquets. Au jardin, le gazon trop soigné des pelouses, le gravier trop fin des allées empêchèrent les enfants de s'ébrouer à leur aise. Le beau Jacques luimême se sentait paralysé par la morgue des domestiques en livrée. Quant à Victor, il ne fut pas plus gauche que d'habitude il semblait ne pas voir ce qui étonnait les autres.

Les rares familiers de la châtelaine savouraient doucement la joie de se sentir supérieurs. L'embarras des nouveaux les ravissait. Ils s'accordèrent à reconnaître que, dans cette cohue, Nadia seule montrait du naturel et de l'aisance. Honorine était heureuse elle n'osait pas encore se compter au nombre des privilégiées, mais elle en approchait. Encore un peu de patience, et le dernier pas serait franchi. Elle se flattait, en tout cas, d'avoir dépassé les autres dames de la ville. Avant peu, elle occuperait dans l'amitié de Mme de la Corbière une place égale à celle de Mme de Bussy.

Pour la plupart des invités, un peu de mélancolie attrista le moment des adieux. Ils se disaient que jamais plus, sans doute, ils ne reverraient les salons de Forel, mais ils n'en éprouvaient que plus vivement la satisfaction d'y.avoir pénétré, au moins une fois dans leur vie. Une sorte de fierté grave exalta, au retour, l'âme des personnes âgées.

A une remarque de sa mère sur les belles choses dont le château était rempli, Victor opposa cette réponse Oui, certainement, il y a là des antiquités magni-


fiques. Tout de même, la vitrine du major, c'est mieux que tout ça.

La jeunesse, elle, ne songeait qu'à organiser, pour les jours suivants, des parties de plaisir moins ennuyeuses. Il y en eut de toutes sortes. On fit du canotage, des concours de natation. M. Dubey possédait un ruisseau on y pêcha des écrevisses. On cueillit des bolets et des girolles dans les forêts de sapins.

Certain jour, deux grands breaks de louage amenèrent environ trente personnes en un lieu où s'élèvent les murs croulants d'une forteresse jsarrazine. Le pique-nique fut très gai, et Victor, grâce aux leçons de Bourdilloud, s'acquit, sans l'avoir cherchée, une réputation d'archéologue.

Une autre fois, Nadia et les Dubey l'obligèrent à se lever avant l'aube pour s'embarquer avec des pêcheurs du lac qui allaient relever leurs filets.

Ils firent mieux encore.

Vergy accueillait tous les ans, aux vacances, un personnage surnommé le « brillant Frédéric sans doute à cause de ses cheveux trop bien cirés, toujours luisants de cosmétique, ou parce qu'il portait, les jours de grand soleil, un pantalon d'une blancheur éblouissante et des chaussures de même. Les gens respectables feignaient de ne le point connaître et ne lui eussent pour rien au monde adressé la parole. Il y avait à cela plusieurs raisons. D'abord, Frédéric passait pour socialiste. Ensuite, il habitait Paris, où il tenait, disait-on, un hôtel fréquenté surtout par des voyageurs sans bagages. Narcisse, le coiffeur, qui prétendait posséder sur ce client des informations vérifiées, usait même d'un terme plus net. Il n'en estimait pas moins, au contraire, le brillant Frédéric. Les aubergistes, les boutiquiers, les pêcheurs et les fainéants le trouvaient, eux aussi, tout à fait à leur goût. Quelle que fût la source impure de sa fortune, ils lui savaient gré d'en faire profiter le pauvre monde. Lui, géné-


reux, bon vivant, vêtu comme un prince, des bagues à tous les doigts, s'entourait, à la Fleur de Lys, où il prenait ses quartiers, d'une petite cour de « Parisiens hommes et femmes, dont la conversation, les toilettes égayaient et scandalisaient tour à tour les badauds. Toute cette coterie allait à la messe, au moins un dimanche sur deux. C'est là que les dames de Vergy pouvaient apercevoir à la dérobée les amies du mauvais garçon. Dans la rue, bien sûr, elles évitaient de les regarder.

Jacques Dubey rencontrait parfois Margot, couturière de son métier, plus très jeune, et qui tenait dans la troupe de Frédéric l'emploi de grande coquette. Personne, ou presque, ne se doutait de rien. Un jour, les Dubey, les Boulenger et Victor, qui avaient traversé le lac à la voile sous la conduite du père Volery, patron-pêcheur, s'en furent goûter, à Saint-Aubin, dans une auberge au bord de l'eau. Ils y trouvèrent la bande des Parisiens. Margot ne put s'empêcher de faire des agaceries à Jacques. Celui-ci, pour donner le change, témoigna une vive amitié à Frédéric et à ses compagnons. Eux ne voulurent pas demeurer en reste. Ils proclamèrent que Nadia était « gironde ». Ce mot, jusqu'alors inconnu dans le pays, fit aussitôt fortune. On fraternisa gaiement et, pour le retour, les deux barques naviguèrent de conserve, poussées par une brise agréable qui les ramena sous Vergy à l'heure où s'allumaient les premières étoiles. En faisant à sa mère le récit scrupuleux qu'elle exigeait de lui chaque fois qu'il s'était éloigné de la maison, Victor s'attendait à un blâme, qui ne vint pas. Personnellement, le bon fils n'avait rien à se reprocher. Il n'était guère curieux, au surplus, et ne chercha pas à savoir pourquoi Mme Prudent montrait tant d'indulgence.

Honorine admirait fort le cousin Emile. Tout ce qui venait de lui était bien. Il avait des principes, de l'expé-


rience, un jugement sùr. Il lui donnait de bons conseils pour ses placements. Ni en morale ni en religion, il n'offrait prise à la moindre critique. Quand il ne disait rien, c'est qu'il n'y avait vraiment rien à dire. Elle observait, d'autre part, qu'il semblait se plaire auprès d'elle. Leurs entretiens paisibles, confiants, la charmaient chaque jour davantage, au point qu'elle en oubliait d'évoquer à tout moment comme autrefois l'ombre du pauvre Charles. Une douce intimité, favorable à ses projets, s'établissait entre elle et M. Boulenger. L'accord se révélait toujours facile on s'appréciait, on se comprenait à demi mot, chacun approuvait l'autre en toute occasion.

Mais la mère de Victor ne tarda pas à suspecter d'inconvenance et d'égoïsme la sympathie que lui inspirait le père de Nadia. Tout doucement, elle en arrivait à penser qu'il serait doux d'associer sa vieillesse à celle d'un homme si parfaitement aimable. Elle rougit de cet enfantillage et résolut de s'en affranchir. L'idée revint. Ecartée, elle reparut sous des déguisements. Une nuit, Honorine rêva de mariage. Ce lui fut une révélation terrible. Un sentiment d'horreur la pénétra. Elle s'indigna contre elle-même comment pouvait-elle s'égarer de la sorte, céder sans défense à de criminelles illusions ? Quelle misère! D'abord, pour Dieu et pour l'Eglise, Emile Boulenger, quoique en eût décidé la justice des hommes, restait l'époux de Vera Leontieff. Jamais la Cour de Rome n'accorderait l'annulation. Il est vrai que, sans prêtre, il n'y a pas de sacrement, cela ne compte point. Inutile, donc, de faire annuler. Si, pourtant, il faut bien que cela compte, car Victor ne peut pas, tout de même, épouser une bâtarde! Comme tout est compliqué dans la vie!

A se débattre parmi tant d'interrogations douloureuses, Mme Prudent connut un désarroi jusqu'alors ignoré. L'oraison, le tribunal de la pénitence réussirent à l'éclai-'


rer, à dissiper son angoisse, à lui rendre confiance en elle-même.

Conformément aux avis de son directeur, elle s'oublia, elle s'effaça devant son fils. On lui donnait l'assurance que l'union de Victor avec Nadia serait agréable au Seigneur. Elle devait donc s'employer à la rendre possible. Il s'agissait de saisir l'occasion. L'idée que le docteur, du haut du ciel, approuvait son dessein, la nécessité d'agir avec. autant de prudence que d'adresse, achevèrent d'apaiser la conscience d'Honorine. Dès lors, elle guetta l'instant où elle pourrait parler sans crainte. Ce fut une après-midi, vers la fin de septembre. M. Boulenger et sa fille avaient fait leur visite d'adieux à Mme de la Corbière. En revenant, ils s'arrêtèrent au château de Savoie.

Mme Prudent brodait sous le platane. Victor, un peu plus loin, était plongé dans une patience qu'il abandonna, sur un signe de sa mère, pour suivre la conversation. Les pigeons roucoulaient doucement. La chatte, endormie au soleil, semblait traîner là comme une fourrure oubliée.

Le cousin Emile déplora la fuite des jours encore un peu de temps et il faudrait partir, confier la petite à des inconnus, retrouver le fardeau des affaires. Il disait aussi, en phrases dolentes, sa joie d'avoir revu le pays, son regret de le quitter bientôt. Désormais, il se rendrait plus libre, afin de pouvoir partager les vacances de sa fille et la ramener souvent dans ce cher Vergy.

A mon âge, disait-il, j'ai bien le droit de me reposer un peu.

Honorine l'encourageait dans ces dispositions, vantait' la douceur du climat, les bienfaits de la retraite. Nadia questionnait Victor

Que faisiez-vous donc quand nous sommes arrivés? La cadenette.


Oh! qu'est-ce que c'est? demanda-t-elle avec une sorte de ferveur. Montrez-moi comment on joue. Elle courut vers la table, où les cartes dessinaient une tresse sur le tapis vert. Il la fit asseoir auprès de lui et se mit à expliquer les règles. Tous deux ne tardèrent pas à s'absorber dans leur jeu. Victor était reconnaissant à Nadia de lui avoir rendu sa distraction favorite et d'y prendre elle-même tant d'intérêt. Ce contentement se lisait sur sa figure.

Les vieux, sous le platane, continuaient à deviser. Regardez nos enfants, chuchota soudain Honorine. Sont-ils gentils! Et comme ils s'entendent bien! Sans doute, reconnut le cousin. Tout le monde, d'ailleurs, est plein d'attentions pour ma fille. Ainsi, tantôt encore, Mme de la Corbière.

Cette chère Adélaïde. Savez-vous ce qu'elle me disait, l'autre jour? « Voilà deux jeunes gens qui feraient un bien beau couple, ils ont tout pour eux. » La châtelaine n'avait pas prononcé les mots que lui prêtait Mme Prudent elle s'était bornée à faire entendre que Nadia serait un bon parti. Pour Honorine, cela revenait au même son fils ne passait-il pas pour le seul jeune homme convenable et vraiment riche de toute la contrée?

M. Boulenger protesta courtoisement

Comme vous y allez, ma cousine! Nadia est encore une enfant. Il faudra bien, un jour, qu'elle se marie. Mais rien ne presse.

Vous tenez à la garder le plus longtemps possible. Je vous comprends, croyez-le je suis comme vous, je traite mon Victor en petit garçon et il se laisse faire. Tout de même, ne soyez pas égoïste. Pensons un peu à l'avenir. Vous aussi, vous reviendrez parmi nous, pour de bon.

Oui, certes, mais tout cela est encore lointain. Et puis, nous bavardons comme si ces jeunes gens nous


avaient fait des confidences. Ma fille ne m'a rien dit qui puisse laisser croire.

Mme Prudent sentit qu'elle risquait de s'enferrer. Une prompte retraite la sauva

C'est vous, mon cousin, reprit-elle, qui êtes trop pressé, maintenant. Je vous ai répété, sans malice, un propos de notre amie. Oubliez-le. N'allons pas plus vite que les violons.

Croyez bien, dit M. Boulenger, que je ne suis pas hostile à l'idée de ce mariage. Je voudrais seulement laisser à la petite le temps de réfléchir, de s'interroger. Votre fils a-t-il déjà des vues sur elle?

Je n'en sais rien et, s'il n'y songe pas de lui-même, sa mère se gardera de l'encourager. Non, non, voyezvous, je ne voudrais pas exposer ce pauvre Victor à une déception.

M. Boulenger approuva on pourrait reparler de tout cela plus tard, aux vacances de Pâques, par exemple. Ce qui importait, pour l'instant, c'était de trouver un autre e thème, car les deux intéressés, délaissant leur jeu de cartes, revenaient, en toute innocence, s'asseoir sous le platane.

Oui, expliqua le cousin, je vais installer cette enfant à Genève. Dans huit jours, je m'embarque à Marseille.

Mais, de toutes les paroles qu'il avait prononcées, Mme Prudent ne retenait qu'une chose il ne disait pas non.

Rien encore n'était perdu. Peu à peu, elle arriverait à le persuader de prendre à son compte ce projet. Ensuite, elle lui prouverait sans peine que Victor adorait Nadia. Il en serait touché, parlerait à sa fille et saurait se faire entendre.

RENÉ DE WECK.

(A sm'Hre.)


REVUE DE LA QUINZAINE

1 LITTÉRATURE

Félix Gaitfe Le Rire et t([ Scène française, Boivin. Edmond See Le Mouvement dramatique, M30-M3~, Editions de France. Charles Andler La vie de Lucien Nerr, Rieder. Lucien Herr Choix d'écrits. I. Politique, Rieder. Lucien Herr Choix d'écrits. II. Philosophie, Histoire, Politique. Marcel Sauvage Jules et Edmond de Goncourt, leur tBft~re, HouveUe Revue Critique.

Le rire est pour M. Félix Gaiffe une question fort sérieuse. Il ne se trompe point. Et c'est aussi une question ardue. Les théories les plus ingénieuses et les plus subtiles expliquentelles à fond ce menu réflexe dont Rabelais fait le propre de l'homme alors qu'un Baudelaire lui attribue une origine satanique ? L'agréable et fine étude de M. Bergson enchante l'esprit bien des éléments du problème passent à travers les mailles de ses souples analyses. Comme je crains que certaines formes du rire, les plus hautes, les plus rares, les plus profondes ne continuent fort longtemps à intriguer nos esprits N'y aurait-il pas un rire d'une qualité philosophique supérieure qui accompagne comme une récompense ou plutôt comme une ironie la pensée qui selon le mot de Nietzsche jette un regard décidé sur l'essence des choses? Pourquoi, tels combattants de la plus terrible des guerres ne peuvent-ils évoquer l'épique catastrophe sans voir se mêler au frisson d'horreur une secousse comique? Qu'est-ce que ce « sourire du sage dont parle Renan? Pourquoi un des maîtres-livres de l'humanité « la Critique de la Raison pratique du célèbre Kant, suscite-t-il un grain d'hilarité quand le lecteur est initié au jeu des idées et muni d'une connaissance directe et approfondie de la vie? Pourquoi est-il quelques lecteurs de M. Bergson qui, tout en admirant son exceptionnel génie, savourent un rire léger aux pages-cimes de son œuvre? Un


ami me disait un jour qu'il avait dissocié le moi de M. Bergson en trois personnages un psychologue extraordinaire,. un poète cosmique d'envergure et un prestidigitateur d'une virtuosité sans égale. Il affirmait que c'est quelquefois aux pages décisives de M. Bergson qu'on peut connaître un sourire discret à la minute précise où le prestidigitateur émérite se glisse entre le psychologue génial et le poète cosmique. Je me contente de vous transmettre ingénument cette opinion. Aux philosophes de trancher! M. Bergson prend plaisir à opposer l'intelligence et la vie, l'intelligence se caractérisant par une incompréhension totale de la vie. Je veux bien, mais je songe à une forme du rire qu'on pourrait définir l'intelligence s'offrant des fêtes de comique lorsqu'elle saisit les poétiques tricheries de l'élan vital. Un philosophe français que nous découvrirons quelque jour puisque les Allemands commencent à s'occuper de lui, M. Jules de Gaultier, oppose aux philosophies fondées sur l'instinct vital les philosophies fondées sur l'instinct de connaissance. L'instinct de connaissance n'est-il point capable de savourer une délectation comique lorsqu'il se donne en spectacle les chatoyantes illusions que tisse l'instinct vital?

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M. Gaiffe qui se sert avec adresse des idées bergsoniennes sur le rire sait aussi à l'occasion leur adresser des critiques. M. Bergson oppose rire et émotion et prétend que le rire est inconciliable avec la sympathie qu'on éprouve pour un personnage.

Peignez-moi, dit-il, un défaut aussi léger que vous voudrez si vous me le présentez de manière à émouvoir ma sympathie ou ma crainte, ou ma pitié, c'est fini, je ne puis plus en rire. M. Gaiffe réplique en attirant l'attention sur un des cas de comique les plus délicats que puisse présenter le théâtre Sans doute M. Bcrgson reconnaît que nous pouvons, dans certains cas, éprouver n)'. moins au début une certaine sympathie pour le personnage risible, et il essaie de donner de ce phénomène contraire à sa théorie une explication assez laborieuse et médiocrement convaincante. Nous verrons, à propos de certains cas offerts par notre comédie classique et surtout contemporaine, que cette thèse demande à être examinée de très près; le comique qui 42


s'attache à un personnage sympathique par lui-même est une des formes de l'humour, et la valeur dramatique de l'humour est une des questions les plus complexes, les plus curieuses et les plus caractéristiques que soulève notre théâtre moderne.

En effet, voilà un problème qui pique la curiosité et il faut louer M. Gaiffe de l'avoir posé.

J'accepte de bon cœur l'expression « hiérarchie des comiques-» qu'emploie M. Gaiffe. Elle est fort juste. Il existe des rires de qualités diverses et il est une forme du rire réservée aux intelligences à l'extrême averties et affinées. « Le comique, dit M. Bergson, s'adresse à l'intelligence pure. Aux différents étages d'intelligence correspondent rigoureusement des étages différents du rire. Une des plus grosses méprises qu'on puisse commettre lorsqu'on disserte sur le comique ou l'absence de comique dans certaines pièces de Molière, c'est de poser le problème du comique en bloc en perdant de vue la question essentielle comique pour qui ? Oui, la question « pour qui ? commande tout le problème du comique Il est des formes subtiles, presque occultes de comique qui doivent s'acheter et par la tension de l'esprit et par un jugement aiguisé à l'extrême. Je songe à certains effets comiques de Molière qui n'ont rien de commun avec cet épanouissement immédiat et spontané qu'évoque pour certaines gens le mot comique. Le comique de Molière dans ses pièces les plus hautes est au bout d'un jugement actif et vigilant. Pour rire d'Alceste, il faut sans trêve comparer l'Alceste qu'il veut être et qu'il croit être et l'Alceste qu'il est réellement. Il faut être à l'affût de son jeu comme un fauve fixe sa proie. A la minute exacte où apparaît la faille légère entre le type idéal qui plane sur Alceste et l'homme réel, le jugement, toutes griffes au vent, doit bondir et saisir sa proie de rire. Et puisque Molière est en jeu, il me vient à l'esprit que sa comédie ne nous a pas livré tous ses trésors. J'entrevois beaucoup de questions à nous poser au sujet de son comique. Tenez, on a beaucoup parlé ces dernières années de « genres purs A-t-on vu que les plus grands écrivains et les plus grands artistes sont toujours incités à forcer d'une manière ou d'une autre les limites du genre? Je sens fort souvent chez Molière une tentative presque désespérée. Il lui faut déro-


ber de force le comique à ce qui semble être le contraire même du comique. J'entends que Molière est invinciblement poussé à chercher le rire dans les zones de vie qui semblent l'exclure. Ce qu'il veut, c'est arracher leur comique aux êtres de grand style et. aux choses qui imposent le respect et même la vénération. Je vais plus loin. Sur les plus hautes tentatives de Molière, je vois planer cette question singulière est-il possible d'arracher lé rire à la tragédie? J'entrevois cette réponse l'homme saisi par la tragédie n'est pas à la hauteur de son destin et c'est ainsi que la comédie s'insinue au sein même de la tragédie.

En vérité, je crois-que cette question du Rire irait fort loin mais avant tout il faut que j'évite de me laisser entraîner vers tous les panoramas que je vois s'ouvrir de tous côtés dès que j'aborde une telle question.

En nous plaçant au strict point de vue de la technique théâtrale, il convient de distinguer soigneusement entre le comique qui jaillit des profondeurs de l'action et d~s caractères et ce qu'on pourrait nommer le comique plaqué. M. Gaiffe l'a bien senti et d'une manière à la fois instinctive et méditée, ce point reste toujours présent à son esprit lorsqu'il examine une œuvre comique. C'est ainsi qu'il a très bien montré la différence entre le comique d'Alexandre Dumas fils et celui d'Henri Becque. A propos d'un critique qui vante le dialogue étincelant de Dumas fils, M. Gaiffe écrit Il analyse avec perspicacité ce qui rend piquante cette suite de répliques, mais oublie de se demander si la série d'effets de surprise ainsi produits est bien dans le sens de la scène et de la pièce ou si l'auteur a simplement cédé au plaisir de se montrer spirituel. Dès qu'il veut caractériser le génie d'Henri Becque, M. Gaiffe sent un comique de nature toute din'érente « adaptation étroite du mot aux caractères et aux situations, ce qui élimine au profit de la vérité, le comique purement verbal (calembours, facéties et mots d'auteurs étrangers au sujet). Car et l'on s'y est fort souvent trompé, Becque n'est pas un auteur spirituel; si l'on trouve chez lui des mots d'esprit, c'est parce qu'il excelle à condenser en une formule saisissante le contraste comique qui jaillit de l'inconscient même du caractère


Pour mon propre compte, je vous avoue que je me divertis de bon cœur à aller voir les bonnes vieilles pièces de Flers et de Caillavet, mais j'y cueille un comique fort différent de celui qui fut ourdi par nos deux auteurs. Je m'amuse prodigieusement à voir sur la trame de niaiserie nos auteurs roublards piquer avec dextérité le papillon étincelant préparé d'avance, qui doit faire chatoyer de ses reflets leurs plates historiettes.

Le livre de M. Gaiffe est une ample étude à la fois historique et psychologique. Il examine notre théâtre depuis ses origines jusqu'aux pièces les plus modernes et il s'attache à montrer que le comique varie profondément selon l'esprit des époques. Il lui apparaît que le comique, agréé par une époque révèle tout particulièrement son tour d'esprit. Il constate que certaines œuvres qui d'abord touchèrent au plus vif la fibre du comique laissent en d'autres temps le public insensible. Pareille aventure arriva même aux pièces de Molière qui semblent à première vue capables d'enchanter tous les peuples et toutes les époques. Voltaire constate en 1739 « Le spectacle est désert quand on joue ses comédies et il ne va presque plus personne à ce Tartuf fe qui attirait autrefois tout Paris. z M. Gaiffe se croit donc fondé à hasarder cette formule <: Dismoi de quoi tu ris et je te dirai qui tu es. Il ajoute II existe un style du rire comme il y a un style poétique, architectural ou musical. Autant et plus peut-être qu'un monument, une strophe ou une mélodie, une scène comique porte sa date. II y a bien du vrai dans cette thèse. Aussi bien, les pièces comiques entre toutes les œuvres littéraires vieillissent vite à moins qu'elles n'émanent d'un génie extraordinaire ou capable d'arriver par la voie du comique à de nouvelles profondeurs de l'âme ou capable d'insuffler au comique l'accent du jaillissement profond et irrésistible qui en fait un aspect particulier de l'éternel lyrisme.

Je suis obligé, dans ce compte réndu sommaire, de me borner à des généralités. Je ne puis entrer en discussion avec M. Gaiffe à propos des nombreuses œuvres qu'il étudie. Saisir les âmes des époques successives au moyen des formes du rire qu'elles aimèrent n'était pas un mince dessein. M. Gaiffe


a osé cette tentative. Qu'il ne s'excuse pas d'avoir entrepris cette vaste synthèse, même si l'on peut sur des points particuliers ne pas adopter ses manières de voir. Au nom des méthodes d'une intransigeante érudition, on peut blâmer à priori les grands efforts de synthèse. Un peu de réflexion et l'on voit les choses sous un autre jour. On affirme couramment qu'il faut réserver ces grandes synthèses pour un jour à venir où l'accumulation des recherches de détail bien conduites leur permettra de s'édifier à coup sûr! Naïve illusion! Si l'on attend le moment où ces synthèses pourront s'effectuer avec une rigueur qui déconcertera la critique et bravera la durée, ce moment ne viendra jamais. Il arrive même que les travaux de détail au bout d'un certain temps doivent faire place à d'autres parce que les manières générales d'aborder toutes les questions ayant changé, les nouvelles attitudes d'ensemble d'une époque modifient par contre-coup la nature et l'orientation des recherches de détail elles-mêmes! Nulle époque dans aucun domaine ne peut espérer des synthèses définitives, mais nulle époque ne peut se passer de ces synthèses où elle se définit en prenant position, vis-à-vis des problèmes qui tissent sa vie. La vaste histoire d'un Michelet suscite la critique à toutes ses pages, mais elle a été vraie et reste vraie dans la mesure où nul ouvrage n'a réussi comme celui-ci à exprimer l'attitude d'ensemble de la période romantique en face de l'histoire humaine.

Voulez-vous jeter un regard sur le théâtre contemporain, lisez le livre de M. Edmond Sée (Le mouvement dramatique: 1930-t93t). Une suite de chroniques s'assemblent fort bien pour constituer un livre qui est un tout parce que l'auteur possède une personnalité, M. Edmond Sée est un esprit fort ouvert; il est curieux à l'extrême; il a des préférences sans doute, mais je ne lui crois point de parti pris. La pente de son esprit le porterait peut-être à un léger excès d'optimisme et de bienveillant accueil. Le critique comme les autres hommes a son « équation personnelle et la correction est aisée. M. Edmond Sée, de toute évidence, prend plaisir à la chronique alerte et vibrante (ce qui n'exclut point le grain de malice) qui saisit toute vive l'impression. Et, de fait, la plupart de ses chroniques sont enlevées d'un seul mouvement de


verve. Critique consciencieux et écouté, M. Edmond Sée évite cependant de se faire trop d'illusions sur la critique. Il sait bien que les œuvres qui dépassent leur époque ont chance d'être méconnues à leur naissance et par le publia et par la critique. J'aime qu'un critique ait quelques doutes sur la critique. Le métier d'augure en tous temps fut un peu singulier et vous savez que lorsque deux augures antiques se rencontraient, ils avaient le bon goût de sourire. M. Edmond Sée excelle à caractériser l'inspiration d'un auteur en quelques lignes nerveuses qui étreignent brièvement toute la complexité d'une âme créatrice et de l'œuvre qui la reflète. Voyezle par exemple (p. 71-72) définir en quelques traits de plume rapides et étincelants la. nouvelle manière de M. Bernstein. Vous apprécierez aussi çà et là ces remarques rapides et incisives qui vont à l'occasion d'un cas particulier au cœur d'une question générale. Et si vous voulez voir une mise au point lucide et même sévère, lisez (p. 174-179) une appréciation sur le théâtre de Pailleron qui, au point de vue psychologique et technique, m'a tout l'air d'être définitive.

Nous avons l'air de nous éloigner fort loin du théâtre en évoquant ce mystérieux Lucien Herr qui, à en croire M. Andler (Vie de Lucien Herr), fut le dernier homme moderne qui porta dans sa tête toute la science de son temps. Capable de primer les plus grands de ses contemporains, il aurait été le type vivant de l'abnégation, un véritable saint du Renoncement, une sublime leçon aux brutaux arrivistes d'aujourd'hui et le paladin du Désintéressement! Reclus dans sa bibliothèque de l'Ecole Normale, ce moderne sage dépouillé de toute vaine ambition n'aurait recherché que la vivante action sur les âmes d'élite de la rue d'Ulm. Puisse son ombre être satisfaite! Mais quelle responsabilité pour ceux qui ont connu la valeur de Herr, et qui se sont affranchis de l'impérieux devoir de faire violence à ce modeste pour le plus grand bien de l'humanité? Pourquoi ne l'avoir pas détourné avec patience de l'excès de zèle qu'il apportait à des tâches subalternes ? S'il est de grands personnages de notre temps qui ont mis dans leur esprit Lucien Herr au rang du divin Platon, du vaste Hegel et de l'immense Renan, pourquoi ont-ils laissé ce génie s'enliser dans ces tâches menues et un peu


bizarres classer des fiches de bibliothèque et bavarder sur lé socialisme avec des candidats-professeurs? En vérité, le monde moderne ne cesse d'imposer a mon esprit de nouveaux étonnements! Ce Lucien Herr et ce Péguy qui, après une grande amitié, se portèrent aux pôles opposés de la pensée et devinrent ennemis déclarés, je ne peux dans mon esprit les séparer l'un de l'autre. Tous les deux jouèrent dans la farce du monde moderne le rôle de sublimes dupes. Et voilà qui nous ramène au théâtre. Péguy, dont la passion essentielle était la haine du monde bourgeois où il lui fallait vivre, ressuscita dans son âme le Chevalier de jadis et il se fit joyeusement casser la tête. pour le monde bourgeois..Lucien Herr se battit à l'écart des grandeurs pour les idées qui devaient enfanter un monde meilleur et plus juste, et pendant ce temps des réalistes adroits qui ne se souciaient ni de justice ni d'idéal faisaient à l'ombre de ces beaux mots de fructueuses carrières terrestres. Herr et Péguy eussent peut-être mieux fait de pêcher à la ligne. L'éternelle mélopée qu'effeuille aux chevelures des saules l'onde nostalgique est peut-être plus intéressante et à coup sûr moins décevante que toutes les questions sociales. Et cependant, honorons les dupes sublimes; le monde en vit. Il est essentiel à l'existence de cet énigmatique univers que les âmes les plus riches et les plus hautes soient incapables de bien calculer leurs intérêts et inaptes à conduire au succès leurs précieuses existences. Le monde vit en partie du manque de bon sens des âmes de qualité qu'un mystérieux destin dévoue aux fictions qui sont le sel de la réalité.

J'ai lu de très près les deux volumes qu'on nous donne en groupant divers écrits de Lucien Herr (Choix d'écrits 1. Politique; Choix d'écrits Il. Philologie, Histoire, Philosophie). Les articles de journaux consacrés aux questions politiques déçoivent un peu; on attendait des éclairs de génie, des illuminations soudaines, des plongées rapides et profondes au cœur de toutes sortes de questions. On ne les trouve point. Des articles moyens pour lecteurs moyens rédigés dans une langue de belle tenue. Les écrits philosophiques apportent une toute particulière déception. Je doute qu'il y ait lieu .de beaucoup regretter le grand livre que Herr proje-


tait sur Hegel. Son article de la Grande Encyclopédie est un honnête travail professoral, ni plus ni moins. Dès qu'elle touche aux questions-mères de la philosophie, la langue de Lucien Herr parfois se trouble et hésite on attend en vain je ne sais quoi d'original. Je doute que Herr ait vraiment possédé le grand génie philosophique, celui qu'on apporte avec soi par grâce divine au même titre que le génie lyrique ou le génie de la musique; celui qui est une ivresse cosmique et ressemble à l'ébranlement de l'Univers dans un individu. Herr n'était pas très riche de sens cosmique et sa manière de prendre les questions sociales manque un peu d'ironie et d'une juste mise en place. Et pourtant, l'homme qui a écrit l'Introduction à la Correspondance de Gce~ne et de Schiller était évidemment une personnalité de tout premier ordre. J'ai lu et relu ces pages avec enchantement. On sent que Lucien Herr étreint Gœthe d'égal à égal et le portrait qu'il en esquisse avec nerf et vivacité est fort excitant pour l'esprit. L'union d'une intelligence audacieusement cynique à la féminité du tempérament; saisir cela, c'est aller au cœur d'un génie car le génie a coutume de s'installer dans une contradiction paradoxale qui le grandit de tout l'effort requis pour n'en point périr. Je reviendrai quelque jour sur Lucien Herr, je ne peux qu'effleurer son cas à la volée.

Aux Goncourt (Jules et Edmond de Goncourt, leur œuvre), M. Marcel Sauvage consacre un petit livre très vivant et très personnel qui m'apparaît comme une excellente initiation à l'oeuvre des grands romanciers. Les Goncourt ne manquent point d'idées originales et fécondes et je crois que beaucoup d'entre elles n'ont rien perdu de leur intérêt pour des esprits d'aujourd'hui. A la page 65 du livre de M. Marcel Sauvage, je cueille cette conception d'un nouveau type de roman pour l'avenir

Je crois que l'aventure, la machination livresque a été épuisée par Soulié, par Sue, par les grands imaginateurs du commencement du siècle, et ma pensée est que la dernière évolution du roman, pour arriver à devenir tout à fait le grand livre des temps modernes, c'est de se faire un livre de pure analyse, livre pour lequel, je l'ai cherché sans réussir, un jeune trouvera peut-être quel-


que jour une nouvelle dénomination, une dénomination autre que celle de <: roman

L'année où l'Académie Goncourt attribua son prix à Marcel Proust fut entre toutes celle où elle obéit aux désirs de ses fondateurs avec une particulière fidélité.

Et quel prix attacher à cette remarque

Répétons-le, le jour où il n'existera plus chez le lettré l'effort d'écrire, et l'effort d'écrire personnellement, on peut être sûr d'avance que le reportage aura succédé en France à la littérature. C'est l'évidence même. On s'étonne de voir des écrivains comme M. Bourget et M. Estaunié affirmer que le roman ne comporte pas l'effort vers le style. Ayons le courage de ne pas habiller nos défaillances et. nos insuffisances de théories justificatrices! Bâclez mille pages de roman fort mouvementées si vous le voulez; l'effort vers le style (je mets à part quelques écrivains qui sont en perpétuel état de grâce) est nécessaire au roman comme à tout ce qui veut mériter le nom d'œuvre d'art.

M. Marcel Sauvage définit en fort bons termes l'originalité des Goncourt par rapport au réalisme et au naturalisme. Et dans l'ensemble, il a bien situé l'art des Concourt à sa place entre le Réalisme et la Fantaisie. Je vous recommande ce petit livre riche de suc et qui révèle un esprit accoutumé à une méditation personnelle.

GABRIEL BRUNET.

Z.0~~

Philéas Lebesgue Campagne de France, Liger-Béiair. FrançoisPaul Alibert Epigrammes, <: la Muse française ». Yves-Gérard Le Dantec !tH&e Ex<Me, « Cahiers de la Quinzaine Canu-Tassiiiy la Gerbe vide, Marcel Sehcur.

En dépit du titre Campagne de France, le récent recueil de Philéas Lebesgue, qui a la coquetterie de parer son nom de ces deux titres « président de l'Académie de Province; lauréat du prix Moréas 1929 ne renferme aucun poème d'inspiration belliqueuse ou historique. C'est un ensemble, une suite de tableaux rustiques et familiers, tendresse de l'homme vieillissant, né, nourri, rompu. aux champs, à la


maison où il vit toujours, au décor où le plus constant, le plus haut, le plus précieux de son existence a évolué. Travaux,. souvenirs familiaux, doux visages résolus et patients, sereine acceptation et noblesse de cet héritage de labeur, ,de dévouement, de foi, à quoi le dernier héritier a surajouté ce don exquis d'amour et de méditation qui l'a amené à être le curieux de toutes choses, le savant philologue et polyglotte, le penseur au grand cœur humain, le poète si simple et délicat que nous révérons en lui.

Je n'ai rien refusé des présents de la vie; Mais je n'ai rien voulu de force lui ravir, Et je me regarde vieillir

Sans garder de rancune à tout ce que j'expie. Quelquefois, cependant, un regret attendri S'insinue en mon cœur assoiffé de mystère, Et je sens que je ne puis taire

Ma croyance d'amour au règne de l'Esprit.

Car seuls importent le génie et l'amour pur Qui font communier, pour le salut du monde, Dans un remous de folles ondes,

Les hommes et les dieux lancés vers le Futur.

Peut-être est-il permis de se sentir quelque déception au défaut, non de recherche, mais de distinction plus rare, en des vers cependant virils, fermes, précis. M. Philéas Lebesgue autour de soi regarde, regarde en soi avec une complaisance toute émue et de bonté profonde; les sentiments, la pensée affleure, il lui manque cette audace d'harmoniser son songe intérieur ou ses mirages au rythme universel d'une vie plus ,profonde, plus générale. Comme en Musset, c'est Musset que l'on connaît, et non point l'homme, son cœur, sa pensée, par Baudelaire, Vigny, Victor Hugo, sourdement, nécessairement exprimé dans une ferveur qui est ceUe de la race tout entière, ainsi plus tard on lira Philéas Lebesgue, et on l'aimera avec une piété certaine, mais sans, je le crains, se sentir agrandi, enlevé, d'une joie aussi poignante et forte qu'en lisant, je suppose, Emile Verhaeren. Il n'importe guère; de ces nuances, qui se soucie? il est des poètes d'une heure, qu'on laisse et qu'on reprend, n'est-il


point beau déjà de figurer à leur rang et très haut, c'est le cas de Philéas Lebesgue s'il en est d'autres, les absolus. dont la présence est partout et toujours indispensable et heureuse.

On aime que le grand François-PanI Alibert, dont l'art généreux ne va pas le plus souvent sans quelques excessive faconde, se soit imposé d'écrire quantité d'Epigrammes, dans la limite stricte d'un quatrain. Nous en trouvons dans le présent volume réunis plus d'un cent, et précisément sixvingts, si mon calcul n'est erroné. Atteignent-elles toutes à une égale perfection, peut-être non, mais s'en -approchent Qu'est-elle au prix de toi, cette fleur de narcisse,

Trop languissante et blanche, et son ombre, à travers Le feuillage et l'azur la brise complice

Entre les pins' au loin balance autant de mers?

La plupart de ces amoureux ou méditatifs quatrains se forment ainsi, d'une substance florale ou végétale, une image comme en suspens de paysage lointain, plus pure, à quoi se mêle une émotion secrète de l'âme. Pas un, on l'entend de reste, ne justifie la triste signification attribuée par les modernes à ce vocable épigramme, .où tant parmi les meilleurs se sont laissé piper. Que mieux je me plais à répéter, dans leur harmonieux développement, ces quatre vers encore, qui m'enchantent

Pétales d'une rose atteinte par l'orage,

Vous êtes à mon cœur moins chers, moins précieux, Que la blessure intime et l'insensible ombrage

Transparaissant à peine au-dessous de ses yeux.

Mais pourquoi faut-il, ajoutant en épigraphe, à des vers de Ronsard et d'Omar Khayam, deux strophes des Chants c~u Crépuscule, n'avoir revu sur épreuves d'assez près pour qu'au troisième et au quatrième vers, un mot mal transcrit (ta au lieu de la), une ponctuation brouillée ne les. rendent inintelligibles ?

< Ainsi probablement, qu' « un peuple de colombes l'Aube Exattée, au gré de M. Yves-Gérard Le Dantec s'entend des heures souveraines et exquises où le destin d'un


cœur jeune et grave se dispose à l'acceptation radieuse de l'amour, à la préparation du foyer apaisé et confiant, à l'existence double ou partagée du couple, à la sécurité dans la sérénité reconnaissante, et à se voir refléter dans la venue heureuse des enfants. Il ne faut point, cependant, s'imaginer en M. Y.-G. Le Dantec un poète moyen chantant des joies menues et simplement intimes. Il y a transposition, grandissement des sensations personnelles, une aggravation, je reviens à ce mot, parce qu'il est pénétré, dans tous les actes accomplis dans la ferveur mutuelle, dans le dépit et les élans vers un amour qui surpasse et complète l'humain, du sentiment profond de sa responsabilité, il est un prêtre qui est imprégné de la grâce de Dieu, et qui lui adresse en témoignage le tribut de sa gratitude et de ses oraisons. Je crois même que, là, M. Le Dantec qui est, on le sait, un critique des plus subtils, des plus judicieux, ses éditions merveilleuses de Baudelaire, de Poe, son étude de l'œuvre et de la vie de Renée Vivien le prouvent je crois que M. Le Dantec en sa posture élue de lévite officiant devant l'autel, a pris conscience un peu trop de la fonction auguste qu'il s'était reconnue. Je veux dire que ses appels réitérés à la puissance, à la bonté du Seigneur, ses actions de contrition, ses effusions par endroits apparaissent hors de propos, et, malgré le soin pris d'y enclore un élan et un enthousiasme, cet élan est contraint, cet enthousiasme délibéré. C'est l'unique tache que j'aie à signaler dans ce beau livre. Qu'on m'entende, ce n'est pas l'esprit qui anime l'œuvre ou cette part de l'œuvre que je blâme ou regrette, mais l'inopportunité chaque fois que le jaillissement me semble plus volontaire qu'ingénu, du critique qui s'observe, et non plus du poète qui se chante et qui se donne. Quand j'ouvre le recueil sur un poème se terminant par ces

deux strophes

Un souffle où Dieu présent exaltait notre joie Passait dans tes cheveux comme entre les feuillages; L'autre prairie, où l'essaim des mondes tournoie, Nimbait nos fronts où s'amoncelaient des orages! Mais l'ardeur du désir ni le frisson des lèvres N'oubliaient, sous le ciel palpitant de vols d'anges,


Celui qui sable d'or la voûte et ses vendanges,

L'invisible semeur qui voit dans les ténèbres.

.j'y vois une image de l'Infini et du Maître, qui me les révèle, et mon sentiment d'art en est satisfait,'tandis que le fréquent recours au Seigneur dont s'encadrent des vers de passion, de sensualité, d'amour ne m'instruisent de rien qui soit essentiel là, ni inattendu.

Mais voilà qui n'est que trop insister. Le livre est beau, d'abord construit, et réparti avec une science exacte en ses quatre parties. L'aube naît, s'exalte; l'amour se satisfait par l'union assurée; le foyer s'illustre de paix triomphante; il s'assure en l'avenir par la naissance des enfants. Des tableaux de figure aussi exquis, et nuancés dans leur précision, variés et fins par la coupe du ver~s

Sainte' un instant par l'aube à l'éclair puéril

Hors du vitrail ravie à l'exil des veillées,

Tu rayonnais.

Ou, plus loin

Les deux bras l'un sur l'autre endormis.

des méditations plus intérieures, sourdement sonores et qui s'établissent au souvenir comme de définitives trouvailles, projections de vérités suprêmes, les pièces attendrissantes de générosité attentive où le père sourit, la découverte aussi de soi-même au regard indulgent et réconfortant de l'épouse, les poèmes numérotés XV, XXV, XXXIV, XXXVI, L, LV, mais pourquoi les citer les uns après les autres? Ils se tiennent, et il convient de tous les relire à la place qu'ils occupent. YvesGérard Le Dantec s'élève au rang des poètes sûrs, il possède la maîtrise de son art.

Dans la très belle collection « Les Poètes lancée par l'éditeur Marcel Seheur, la Grappe Vide par Maurice Canu-Tassilly. Ce nom je l'ignorais. Par l'avis au lecteur j'apprends que l'auteur à des vers datant de trente ou quarante ans choisis entre beaucoup d'autres unit dans ce recueil des poèmes plus récents. Et, de fait, l'ensemble rend le son d'une expérience sentimentale et mentale où s'enclôt le sens d'une vie entière. Voluptés imprécises de l'adolescent ému de mirages,


tentatives d'éperdues volontés, une tristesse, délaissement, souvenir dédié « atnissae conjugi » émerveillement tout à l'heure ou sombre mélancolie des heures de lumière sous le ciel, au bord de la mer enchantée, élan de l'âme vers l'infini. Tout cela en des vers d'une perfection de forme jusqu'au scrupule rompue à la discipline parnassienne, un peu entre le fluide comme sidéral et construit de Stéphane Mallarmé et les contours plus moelleux dans leur rigueur que donne à l'alexandrin et à l'octosyllabe la subtilité presque classique, proche de Chénier aussi, d'un Pierre Louys. Je ne soupçonne rien des vers que M. Canu-Tassilly a rejetés sans nous les faire apprécier, mais je doute qu'il ait eu raison. Sa modeste attitude comme d'un « amateur qui s'excuse, ne me donnera pas le change.

Le ravin que le soir a ftcuri de lilas

Offre à ton morne ennui sa profondeur complice.

Baigne ton front fiévreux, plonge tes membres las

Dans l'ombre où tu descends, traînant ton long supplice.. Ce sonnet, d'autres, des morceaux tels qu'Olympe, L'Asile. En ouvrant sur mes yeux tes deux petites mains

l'habileté prodigieuse et sans bavure d'un P<m<OHm, le Re<our, toute la Rose Latine, Obsession, que faut-il pour que l'artiste par qui furent réalisés avec tant de sûreté délicate et décisive ces thèmes sans cesse éternels et nouveaux, ne soit pas reconnu un poète vrai, sensible et penseur, un poète de métier profond et d'expression lumineuse et qui pénètre et qui transporte? Pourquoi M. Canu-TassiIly a-t-il attendu si longtemps pour que nous le puissions lire? La note qu'il apporte était nécessaire, elle est personnelle.

ANDRÉ FONTAINAS.

Z~~O~A~

André Billy La femme maquillée, E. Flammarion. André Salmon Capbj'a! ya!e))<fnf', Emile-Paul. Charles Silvestre Monst'eur 7'erra!, Librairie Pion. Jean Gaulmier Terroir, Editions Rieder. Albert Crémieux Forpn~, Nouvelle Société d'Edition. Marc Le Guillerme Brisants et lames de fond, Fnsquetie. Mémento.

Voilà, avec La Femme maquillée, de M. André Billy, un roman d'une misogynie atroce. On est, tout d'abord, tenté de


le mettre à côté de Sapho, d'Alphonse Daudet, de L'~o/~ne en amour, de Camille Lemonnier, et du Calvaire, d'Octave Mirbeau sans parler de La Glu de Richepin et de La première Maîtresse de Mendès. Mais on s'avise, bientôt, que le rapprochement serait arbitraire. La protagoniste du récit de M. Billy n'est point, en effet, la dévoreuse d'hommes, ni même la bête à plaisir de ces ouvrages célèbres; et l'on ne voit pas que ce qui l'attache à son mari soit exclusivement l'égoïsme. Au contraire, elle est capable de dévouement, d'oubli d'elle-même et jusque de sacrifice. Livrée trop jeune à une brute par un père faible, mais nerveux à l'excès, et qui prend ses coups de tête désespérés pour des actes d'héroïsme, elle devient, en peu de temps, l'esclave de l'homme qui l'a traitée, d'abord, comme une proie avec trop d'ardeur convoitée, puis qui l'a ignoblement corrompue. Toutes les humiliations, y compris celle des coups, il les lui fait subir; et quand elle le trompe, comme il l'y invite, d'ailleurs, il n'est plus de honte qu'il puisse encore lui infliger. Elle va jusqu'à accepter de plaider sa cause auprès d'une boutiquière médiocre dont il s'est toqué, et qui le dédaigne. Enfin, à la veille de se libérer et d'essayer de refaire sa vie avec un brave garçon dont elle est aimée, comme son mari lui apprend qu'il est ruiné, elle renonce à tout pour aider le misérable à se relever et devenir sa consolatrice. Elle affirme dans la lettre d'adieu qu'elle adresse à son fiancé qui est aussi son amant qu'elle, a cessé de chérir son mari, en cessant de l'admirer. Il est possible, il est probable, et que vaincu par la malchance cet homme fort dont. la réussite contribuait à assurer l'ascendant sur elle ne soit plus, à ses yeux, que le contraire de ce qu'il était. Mais son besoin de servitude n'en trouve pas moins, pour cela, son compte dans le rôle d'Antigone qu'elle se propose de jouer, désormais, vis-à-vis de lui. La triste créature Et quel exemple son indignité nous présente de la faiblesse de caractère de la femme, « argile idéale selon le mot du poète, mais qui n'est jamais mieux pétrie que par des doigts durs. Celle-ci, comme une chienne, rampe aux pieds du maître qui la rudoie et baise ou lèche la main dont il la fustige. Le spectacle de sa déchéance indigne. Il révolte. Mais le spectacle seulement, car il n'y a pas trace d'éloquence ven-


geresse dans le récit, toujours direct, de M. Billy, et qui se compose, en majeure partie, de la confession de Marceline, Mortaing l'homme avec qui elle projette de se remarier quand elle aura divorcé ayant eu l'idée de lui demander une //ÇHt'cM:'on verbale du passé. Aucun commentaire. Aucune analyse, non plus. C'est par leurs actes et par leurs propos que sont peints les personnages, et Marceline, en particulier, même quand elle essaye de se comprendre ou de s'expliquer, sinon de justifier les mouvements de son cœur et de ses sens, ne dit rien qui lui ait été soufflé par l'auteur. Admirable objectivité Non seulement M. Billy ne déclame pas contre son héroïne, comme je viens de le dire, mais il n'a garde de donner à penser qu'il la condamne au nom de la vertu. Les seules critiques dont elle soit l'objet sont celles que lui adresse son amant en invoquant la raison, ou qu'elle s'adresse à .ellemême, par respect humain, sous l'influence des examens de conscience que la contraint de faire, assez singulièrement, ce censeur, à la vérité un peu poncif. Et l'on ne peut que proposer en exemple, lors même qu'on en serait secrètement choqué, le parfait détachement de M. Billy. Ce romancier, d'esprit encyclopédique, qui est, aussi, un très bon essayiste, narre avec l'aisance et la franchise d'accent des écrivains du xvin" siècle, qu'il a intimement fréquentés. Il est curieux de documents; lucide, et doué non seulement de l'impartialité mais qu'il me pardonne l'expression du cynisme nécessaire aux observateurs, moralement désintéressés, de son espèce. Je l'envie! Mais il me semble avoir discerné sa petite faiblesse il croit au progrès, à la possibilité pour mieux dire d'une émancipation généralisée des esprits. C'est au nom de cette croyance qu'il s'élevait récemment, contre le choix de M. Paul Bourget pour le prix Nobel. Il reprochait à ce grand critique, à ce parfait technicien du roman, à ce robuste et fécond romancier, enfin, d'avoir des idées arriérées, et de ne pas du tout représenter l'âme généreuse de la France aux yeux du monde. Comme si la France n'avait pas, outre !e visage que veut bien lui prêter M. Billy, celui que M. Bourget lui conserve! Et qui sait à voir l'état présent de l'Europe si les principes d'autorité dont M. Bourget se fait l'avocat, ne sont pas plus en faveur que le 'vieux libéra-


lisme que professent à peu près seuls, à défaut de le pratiquer, les hommes qui nous gouvernent?. Mais laissons ces choses. Et puisqu'il ne s'agit, ici, que de littérature, félicitons M. Billy de dire, à son tour, qu'on n'a pas rendu à notre grand Rosny aîné, l'éclatante justice qu'on lui doit. Félicitons-Je, aussi, de son roman. C'est un maître livre, et Je livre d'un homme qui n'a plus rien à apprendre dans son métier. Charles Remongin qui, dans les premiers temps de la guerre, avait fait « son devoir :f, comme tant d'autres, selon l'expression consacrée, déserte un beau jour ou plutôt une belle nuit, sans doute, à la suite du jugement sommaire d'un général <: en pantalon rouge pour ne pas être fusillé, <: pour l'exemple x. Réfugié chez sa maîtresse, il consent toujours pour sauver sa peau qu'elle l'habille en femme et, ainsi travesti, le fasse passer pour une amie. Caporal Va)ent)ne! Toute l'amertume du roman de M. André Salmon tient dans le contraste ironique de ces deux mots. C'est Remongin luimême qui est censé parler dans ce roman et sa narration, en phrases hachées, me semble parfaite de ton sous réserve de quelques expressions un peu trop littéraires, peut-être. Le malheureux se raille, en s'humiliant; il se déchire avec une férocité qui nous permet de comprendre combien il souffre. On ne relève sous sa plume maladroite aucune allusion graveleuse, encore moins polissonne à sa situation. Que l'on songe à ce que d'autres eussent pu faire, à la place de M. Sa!mon, avec le récit des aventures auxquelles son héros se trouve exposé, quand il lui faut gagner sa vie! M. Salmon évite, aussi, l'écueil de l'antimilitarisme déclamatoire. La vérité lui suffit, et ce n'est pas sa faute si elle est ce qu'elle est, et si par exemple Remongin, ou Valentine, réfugié une nuit de raid, dans la cave, est obligé de subir les propos stupides « des civils Le roman de, M. Salmon projette un triste rayon de lumière sur l'infirmité de l'humaine condition, et sur un des aspects de la guerre, conséquence entre mille autres, de, cette condition. Il est difficile de le lire sans avoir l'âme bouleversée.

J'ai lu un peu tardivement, et je m'en excuse, mais c'est que sa densité ne laissait pas de me rebuter, le dernier roman de M. Charles Silvestre Monsieur Terrai. C'est une œuvre so43


Hde, d'allure balzacienne, et qui fait même songer, parfois, au Cousin Pons. Le héros en est, du reste, un collectionneur. Veuf (le roman de M. Silvestre s'ouvre par un fort beau récit de l'enterrement de Mme Terrai), le bonhomme qui vit seul, en province, retiré dans son château, a la passion du bibelot, et il sacrifie sa fortune à cette passion. Pis il provoque, a cause d'elle, la mort de son fils. Je passe sur la peinture d'ailleurs excellente du milieu où M. Terrai cultive son monstrueux égoïsme, et qui double d'une étude de mœurs l'étude de caractère de M. Silvestre. En celle-ci, réside, à mon sens, le principal intérêt de son roman, qu'un dénouement trop optimiste ne parvient pas à gâter. L'analyse de M. Silvestre est, dans son développement, si minutieuse et si âpre, qu'on lui passe la concession qu'il a cru devoir faire à la sensibilité de ses lecteurs.

Terroir, par M. Jean Gaulmier, est une suite de nouvelles sur un pays qui doit être le Berry, mais qui n'est pas précisé. Peu ou pas d'action dans ces nouvelles; mais les détails sont arrangés en bouquet pénétrant. La dernière Cendres, est intense, comme évocation de la petite bourgeoisie de nos anciennes petites villes, avec ses traditions « qui ne sont que des recettes de ménage comme dit M. Paul Morand, et prennent à distance, par l'entêtement qu'on mit à les observer, une majesté de rites; ses passions déteintes, comme salades en cave; son instinct de fourmi pour amasser et maintenir du bien.

C'est, aussi, de nouvelles que se compose le volume de M. Albert Crémieux Forçats. L'auteur a du tempérament, « une nature selon l'expression de Gœthe. Il est sans pose, 'mais son'débit est jeune, ses transitions brusques. La première et la plus importante de ses nouvelles histoire au bagne d'un anarchiste condamné à l'époque de Ravachol est dans un ton faux à force de vouloir parler la langue de l'autodidacte qu'a dû être le héros. Les suivantes, histoires d'usine, pauvres d'invention, mais âprement observées* sont de bien meilleure venue. Tempérament, je le répète volontaire, fermé dans une vision d'une seule série de faits, préférant à la correction la simplicité, voire la brutalité, mais énergique.


Brisants et lames de fond, par M. Marc Le Guillerme, me semble très en progrès sur Le reflet. Bon roman maritime peu de femmes et des femmes d'escales, sans importance. Tout se passe administrativement et militairement entre hommes dans les casernes de métal flottant des bateaux de l'Etat. Cela vaut par la monotonie voulue. Deux officiers, l'un mûr, admirablement homme de devoir; l'autre plus jeune qui se modèle sur lui, et tous deux à la fin découragés de prendre au sérieux leur métier, par les arrivistes sans conscience qu'ils voient les primer autour d'eux. La langue, nette, a du relief.

MÉMENTO. Le Reflet, par M. Marc Le Guillerme, que j'ai cité plus haut (Nouvelle société d'édition), est une histoire d'inceste; mais l'auteur n'a pas eu, si j'ose dire, le courage de son opinion: Il trouve à la coupable toutes sortes d'excuses (c'est à démi folle de la mort en mer de son mari, qu'elle a conçu, et son fils ressemble à s'y méprendre au défunt, en grandissant). La chose consommée, elle se tue. L'Œdipe entre au couvent. Il y a aussi nn inceste, mais un soupçon seulement, et qui n'aboutit pas, dans Allègre, de M. Jean Guirec (Nouvelle Revue critique). Il serait véniel, cependant, puisque entre oncle et nièce. La nièce, c'est Allègre. L'oncle ruine et pourrit le pays de montagne groupé autour de son usine. Mais Allègre arrive, refait la prospérité et de bonnes moeurs, et jette l'oncle dans un incendie qu'il avait allumé pour se venger d'elle. C'est conté « en vitesses, mais point dépourvu de qualités. Dans A~au/raf/e, par MM. André Romane et Jean Nourry (Tallandier), la mer ne sert qu'a; unir bibliquement, sur une île déserte, une grue de la haute fashion anglaise et un petit matelot breton. Après quoi, tous deux sauvés rentrent dans la civilisation, et chacun dans leur caste. Le matelot tombe dé si haut, si écœuré, qu'il n'y survit pas. Grande sobriété de procédés et de facture. J'aime mieux quand même Suzanne et le Pacifique, de M. Jean Giraudoux, dont M. René Lalou,. qui est l'intelligence et le dévouement faits critique; vient de nous donner des <: extraits composant le plus ressemblant et le plus exquis des portraits. Un bon roman moyen, de bonne romancière moyenne, tel est Simone Ablond, par Mme Adrienne Lautère (Nouvelle Société d'Edition). Simone, de riche souche bourgeoise, est mariée à un « faiseur moderne, arriviste et violent, qui échoue, la ruine, la réduit à devenir la maîtresse d'un des grands hommes d'affaires de l'heure, puis la domestique de la veuve de.ce grand homme


quand il meurt soudain. Comme dans tous les bons romans moyens de toutes les bonnes romancières moyennes, on a l'impression, à chaque scène, d'avoir déjà lu ça.

JOHN CHARPENTIER.

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La Ronde. Pièce en 10 tableaux d'Arthur Schnitzler, au théâtre de l'Avenue.

Anatole, d'Arthur Schnitzler, me fut mis entre les mains en 1913 par P.-V. Stock, mon premier éditeur. C'était, je ne dis pas cela parce qu'il m'éditait à l'époque, un homme qui ne manquait point de goût littéraire. H publiait les œuvres de Huysmans, ainsi que les traductions de Tolsto], et il avait constitué cette bibliothèque cosmopolite, où parut Anatole, qui répondait à une idée fort ingénieuse et ne manqua point d'utilité. Je dis tout cela pour expliquer que je faisais cas d'une recommandation de cet éditeur. Je lus donc Anatole avec application et déférence, et je dois dire que cette lecture ne me donna pas l'envie de lire la Ronde, dont la traduction venait d'être publiée un an plus tôt par le même éditeur. Voilà comment j'ai manqué de connaître cet ouvrage vingt ans avant sa représentation à Paris.

En 1912, la mode durait encore de présenter les livres sous des couvertures illustrées. Celle de la Ronde avait été composée par Maxime Dethomas. Les dix interlocuteurs des dialogues de Schnitzler y formaient une foule véhémente plutôt qu'une ronde autour d'un socle sur lequel se dressait une statue de l'Amour inspirée de Bouchardon un amour de Fête ~a~o/ï~e

Le vent de l'autre nuit a jeté bas l'Amour

Qui dans le coin le plus mystérieux du Parc

Souriait.

On ne saurait imaginer combien M. Pitoeff a tiré à la Fête galante en mettant la Ronde en scène, et il a eu raison. II a sorti de ce divertissement un peu démodé un spectacle qui ne manque point d'actualité. L'observation que faisait Racine dans la préface de Bajazet est toujours exacte et tellement exacte qu'elle l'est même en sens contraire. Il voulait dire que l'éloignement dans l'espace nous fait perdre la notion du


temps. Cela est si vrai que du moment qu'elles viennent de l'étranger, on peut nous donner pour nouveautés des œuvres âgées de plus de vingt ans, nous n'y prenons pas garde. En revanche, nous pourrions peut-être exporter à Vienne ou à Berlin des ouvrages de Jeanne Marni ou de Lavedan première manière. Fiacres, Comment elles se donnent, Leurs .Sœurs, semblent très exactement apparentés aux compositions de Schnitzler, qu'il s'agisse de la Ronde ou qu'il s'agisse d'Anatole. Cela rappelle très exactement cette bimbeloterie qui se vendait autrefois dans les magasins sous la dénomination d'articles de Paris et qui se manufacturait à Vienne. Cela n'était d'ailleurs pas désagréable du tout, et la Ronde non plus n'est pas chose désagréable. C'est un peu fabriqué peut-être, un peu artificiel, mais l'artificiel n'est pas nécessairement déplaisant. Celui-ci moins qu'aucun autre. Assurément, lorsque l'on a vu un soldat quitter une fille et rencontrer une femme de chambre, puis quand la femme de chambre a cédé au fils de ses patrons, on a bien pensé que pour répondre à l'impulsion de ce premier mouvement, ce jeune homme porterait son désir ailleurs. Une femme mariée vient chez lui et le quitte pour rejoindre son mari. Le mari suit une midinette (en 1912, on disait encore grisette) et la midinette est emmenée par un. homme de lettres (en 1912, on ne redoutait pas le mot poète). Le poète en conte à la comédienne, la comédienne reçoit le grand seigneur, et, pour fermer la ronde, non sans arbitraire, le grand seigneur retombe dans le bouge de la fille des rues. Cette donnée ne manque pas d'éternité. II y a quelque chose d'analogue dans le Candide de Voltaire, mais accompagné d'un sinistre péril, auquel des Esseintes aurait regretté de ne point voir d'allusion chez Schnitzler. Heine a bien dû écrire dans l'Intermezzo quelques pièces qui font penser à cela et le charmant Chabaneix, son disciple, a écrit tout même

et il n'y a pas jusqu'à la populaire rengaine des Saltimbanquee qui ne chante ce pareil amour

Le poète suit la catin

Aimant tout d'un cœur tendre,

Et ta catin suit son destin,

Monter pour mieux descendre,


qui gouverne le monde à la ronde.

Est-ce une certaine sécheresse qui caractérise les croquis (te Schnitzler? Il est assez remarquable de noter qu'aucune sentimentalité n'y apparaît. Aucun sentiment ne mène les uns vers les autres les personnages de ce ballet érotique et ni le regret ni la mélancolie ne paraissent en eux quand ils se quittent. Leurs séparations ne constituent jamais des abandons. Personne ne souffre dans ce petit univers où ne règnent que les sens, et c'est ce qui explique la monotonie de l'ouvrage, monotonie préméditée, dont l'auteur veut suggérer l'impression comme il le fait bien voir en écrivant dans sa dernière scène ces mots qui constituent une sorte de moralité c'est incroyable comme au fond toutes les femmes se ressemblent.

Elles se ressemblent d'autant plus au cours de la représentation que l'on vient de nous offrir, qu'elles sont interprétées par la seule Mme Pitoëff, dont j'ai apprécié le jeu plus que je n'ai coutume de le faire. J'ai toujours dit que cette comédienne n'était point faite pour les grands premiers rôles ici elle a cinq petits rôles et dans presque tous se montre charmante. Il en va de même pour M. Pitoën* quand il consent à ne paraître que quelques minutes à la fin d'une soirée, il fait une impression tout à fait forte. Ses défauts mêmes le servent et prennent du relief. Tout concourt donc à faire de ces dix tableaux un spectacle digne d'un succès légitime. Les acteurs, les décors, le texte, où il faut bien revenir en9n.

On veut relier à.la tradition du Théâtre Libre la Ronde Antoine n'a pas voulu la jouer et on en fait presque un titre de gloire à l'ouvrage. Quelques-uns prennent pour une nouveauté cette façon de considérer les choses de l'amour d'une manière si sèche et si dénuée. Il ne me semble pas qu'en 1913, ni même en 1912, ce fut une attitude particulièrement inédite, en tous cas on a, depuis lors, vu et lu tellement plus hardi dans. ce genre que l'on perd de vue ce qu'il y eut là d'innovation.

Cependant il demeure rare de voir au cours d'un même spectacle dix couples s'aimer sous nos yeux, ou presque. Pourquoi pas douze? Je me posais la question en quittant le


théâtre. Il était tard. Minuit sonnait et je me disais que si Schnitzler avait écrit deux scènes de plus, cela aurait donné l'occasion d'un mot qu'avec un peu de chance et d'esprit on eût rendu fort spirituel à cette minute précise. PIERRE LIÈVRE.

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Lucie Delarue-Mardrus Le Bâtard, Vie de Guillaume le Conquérant, Fasquelle. Octave Aubry L'Impératrice Eugénie. A. Fayard et Cie. Mémento.

Nous venons un peu tardivement, bien malgré nous, au pittoresque ouvrage de Mme Lucie DeIarue;Mardrus Le Bâtard, Vie de Guillaume le Conquérant. Faut-il dire Histoire romancée? Ce « romancement alors, si j'en crois la couleur ici prodiguée, en ce qui concerne les lieux, par exemple, peut avoir des motifs sortant du banal. N'ayant pas l'honneur de connaître personnellement l'auteur du livre, j'ignore son lieu de naissance, s'il est Normand, notamment. Mais j'inclinerais à croire qu'il l'est, je m'excuse doublement de l'indiscrétion, si je me trompe, certains paysages normands, dans ces pages, donnant une impression de « senti à croire qu'on s'est engoué de la flgure du Bâtard à travers eux. S'il en était ainsi, disons-nous, l'origine de ce livre serait une chose quasi vécue en son goût de terroir. Barbey d'Aurevilly fit ainsi l'Ensorcelée, ce chef-d'œuvre d'une étonnante profondeur. Et puis, et cette fois je ne me trompe pas, Mme Delarue-Mardrus, en amazone qu'elle est, j'en peux croire une photo de journal, devait être fort à son 'aise au milieu de ces chevauchées des guerres de Guillaume le Conquérant. Le sujet lui convenait. C'est dans ces pages une autre chevauchée, la chevauchée d'un esprit qui arrache au galop à un vocabulaire dru, en jaillissements imagés, de féodales évocations.

Nous avons donc là un « morceau de caractère s, comme on dit. Maintenant passons à une critique moins impressionniste. Je ferais presque chicane à Mme Lucie Delarue-Mardrus d'avoir à peu près donné pour unique moteur à l'histoire du descendant des Vikings le fait de bâtardise. Elle me répondra que ce n'est pas là du roman, et que c'est, pour le coup, de


l'Histoire. « C'est parce qu'il est né Willaume le Bâtard c'est-à-dire parce que sa naissance est méprisée, « qu'il est devenu Willaume le Conquérant écrit-elle en façon de « formule de <: moralité y. Elle doit le savoir mieux que moi. Et, d'ailleurs, les exemples ne manquent pas. Dans Renaud de Montauban, Roland injurie en ces termes Ogier Fix à p. cears, mauvais sers acatis.

Et la Chronique de A~m<M (trad. Le Baud) nous montre l'évêque Gaultier « contemnant avoir ledit Budic (fils bâtard de Judicaël, bâtard d'Hoël, bâtard d'Alain Barbetorte) comte et prince sur ;)uy en la cité. de Nantes, pour cause qu'il était né d'une concubine. a

« Contemné x, lui aussi, Guillaume le Conquérant eut sa gloire qui lui permit de signer orgueilleusement « le Bâtard » et Budic, comte de Nantes, qui fut sans gloire, ne put se faire de sa bâtardise un motif d'orgueil. Il est vrai. Cependant, justement dans cette lignée d'Alain Barbetorte où la bâtardise se retrouve d'un bout à l'autre (comme dans bien d'autres lignées de ces temps), la plupart des bâtards, sans qu'ils eussent à accomplir des performances extraordinaires, furent les possesseurs honorés du titre comtal, y compris Guérech, bâtard lui aussi, qui joignit au sien celui d'évêque. Ceci permet de penser que si la bâtardise pouvait être, chez une forte nature, un stimulant pour conquérir la légitimation de la gloire (1) (et telle est la vue, juste en principe, quoique trop systématique, de Mme Lucie DeIarue-Mardrus en ce qui concerne Guillaume le. Conquérant), il ne s'ensuit pas qu'on doive nécessairement faire des mélodrames avec l'histoire des bâtards célèbres ou, simplement, connus. En somme, il ne faut pas prendre la bâtardise au tragique. Il ne faut pas s'en exagérer la tare et les effets sociaux dans l'histoire, du moins dans l'histoire du Haut Moyen Age, lequel fut plein de concubines et de filles enlevées.

Cette réserve tient, ou semble tenir, trop de place dans cet article. Je me hâte donc d'ajouter qu'elle ne concerne, en réalité, qu'un petit côté de l'ouvrage. Dans l'ensemble du livre, (1) C'est !& L'origine du héros des romans de cape et d'épëe, personnage trop connu, lequel est de préférence un bâtard.


une fois admise la mise en œuvre romancée, on goûtera l'allure du dialogue, les touches paysagistes (dont certaines sont bien jolies, le tableau de l'estuaire de Seine, par exemple), le mouvement dramatique, les tableaux.de bataille (la bataille d'Hastings est une belle page), la pittoresque mise en scène des mosurs ,enfin tout ce qui nous est offert en remplacement de la pure analyse historique, du creusement documentaire. Le livre témoigne, d'ailleurs, d'un grand travail de lecture, et l'on se trouve mis en confiance avec l'auteur. Aussi n'en est-on que plus à son aise pour dire l'effet de la forme romancée ne serait-il pas de moderniser, de trop rapprocher de nous, l'expression générale ? Ces gens-là parlaient-ils ainsi (2)? Tel passage n'est-il pas arrangé pour faire tableau? celui des éphémères fiançailles de Harold et de la petite Adelise, par exemple, dont l'archaïsme est bien, bien « mignon ou, mieux, quelque chose de préraphaélite. Mais l'on est tenu d'écrire avec style un ouvrage d'histoire où l'on n'a pas versé ses notes au bas des pages. Souvent, on l'a remarqué (Taine), la couleur se trouve dans les notes, dans les extraits érudits accompagnant un incolore texte d'auteur. Si l'on n'a pas ces notes, il faut donc que le texte, au moins par sa couleur, nous en dédommage. On ne pourra point reprocher à Mme Lucie Delarue-Mardrus de ne point nous dédommager, à sa manière (3).

Après les « Souvenirs d'Augustin Filon (Mercure, 15 novembre 1920), après les sensationnelles conversations de M. Paléologue, et en même temps que l'étude diplomatique de M. Emile Lesueur sur « Le secret de l'Impératrice (je me propose de dire prochainement un mot de ce dernier ouvrage), voici l'ouvrage biographique de M. Octave Aubry sur L'tmpératrice Eugénie. Ouvrage biographique, disons-nous. En effet, la politique n'est pas, bien entendu, oubliée, mais la documentation semble porter principalement sur un ordre de détails familiaux et mondains. Pareils renseignements, (2) On sait que Flaubert a recommence .SaiammM parce que « jamais des Carthaginois ne se sont exprimés de la sorte ».

(3) Page 137, l'auteur fait dire ù Guillaume < Un roi ignorant ne vaut pas mieux qu'un âne couronné. » Ces paroles sont ordinairement attribuées à Foulques-le-Bon, comte d'Anjou, s'adressant au roi de France Louis IV d'Outremer.


abondants et qu'on peut croire sûrs (M. Aubry indique ses sources), sont de ceux dont peut se déduire un caractère, ici, un caractère décidé, personnel. Une humeur cosmopolite aussi. L'enfance et la jeunesse de celle qui devait être l'impératrice Eugénie, passées auprès d'une mère remuante, «entre des malles », firent vite de l'Espagnole une Européenne (bien qu'elle ait toujours gardé l'amour du pays natal). Le foyer compta des amis venus de maints pays, et on leur rendit en maints pays leurs visites. Parmi ces familiers, Stendhal et surtout Mérimée sont toujours plus ou moins cités dans une « Vie d'Eugénie de Montijo. Ceux-là parisianisèrent la jeune fille; et M. Aubry, naturellement, ne néglige pas ce célèbre motif-conducteur biographico-psychologique, sans se l'exagérer, du reste. Les conjonctures qui placèrent Mlle de Montijo sur le chemin de Napoléon III, homme sensuel et bon, qui finit par épouser la belle Espagnole faute d'avoir pu faire d'elle sa maîtresse, ces conjonctures auraient pu se produire n'importe où, avec n'importe quel autre célibataire couronné; mais ici, pour précipiter la péripétie vertigineuse de la comédie, le parisianisme s'est ajouté, et son entraînement vaniteux, son brillant désordre, accru dans une société à peine sortie d'une révolution. D'ailleurs, Mérimée, lui, aurait plutôt voulu retenir son amie.

Le rôle politique de l'impératrice Eugénie aura été considérable, ceci apparaît de plus en plus. Feu M. Augustin Filon, dans ses « Souvenirs a dit que l'Empereur, à dessein, pour ménager les conservateurs, avait laissé sa femme prendre ce rôle, le lui avait même taillé. Nous avons exposé naguère cette opinion de M. Filon, non sans quelque précaution. On peut croire, aujourd'hui, que l'impératrice Eugénie n'eut besoin de personne pour envahir la scène ou les coulisses de la politique. Il ne faut peut-être pas trop se laisser impressionner par le côté « ménage du récit souvent assez familier de M. Aubry, qui semble aimer à mettre ses personnages « en pantounes mais on est enclin, tout de même, à croire que les façons envahissantes de l'impératrice en matière politique ont dû se trouver singulièrement enhardies auprès d'un homme, intelligent certainement, mais affaibli de bonne heure par les femmes. Le double sentiment d'un


péril et d'un devoir, d'autant plus vif que le caractère, ici, était personnel et entreprenant, a pu jeter en avant une épouse inquiète, défendant l'intérêt périclitant d'un mari devenu inégal à son métier d'empereur. Et d'ailleurs, elle songeait à l'avenir de son fils.

Si le duc de Morny a vraiment dit à Alphonse Daudet que l'Impératrice était « légitimiste on connaît cette anecdote, il a dit une chose très juste, digne de sa finesse. Légitimiste, elle le fut, en ce sens que ses opinions et ses jugements portaient la souveraine vers une politique assez réactionnaire. Tendance à se rapprocher de l'Autriche (ce que M. Emile Lesueur appelle « le secret de l'Impératrice ~), dénance à l'égard du principe des nationalités, et par conséquent à l'égard des monarchies unitaristes, Piémont et Prusse, antilibéralisme sur la question religieuse, et par suite intransigeance sur la question romaine (4) il y a là probablement, à côté d'une part d'inconciliable, quelques directives qui eussent fait éviter la catastrophe de 1870. Ce ne fut pas la faute d'Eugénie, sil'essai d'alliance autrichienne, au moment de la guerre, venait trop tard, comme l'a bien montré Emile Bourgeois.

« La démocratie la cabrait », note M. Octave Aubry. Joignez la dévotion catholique et l'humeur cassante de là, sans doute, l'éloignement du: public pour l'Espagnole Mais, bien qu'à cette « Espagnole revienne une grande part de responsabilité dans le désastre de l'affaire mexicaine; bien que, comme régente, en 1870, son caractère, entier, sans nnesse, buté sur la question dynastique, lui ait fait méconnaître l'avis clairvoyant de Trochu voulant arrêter l'Empereur sur la route de Sedan, on se dtt que sa façon courageuse de porter les soucis d'Etat mérite, en somme, l'estime; (4) Cela ressort de la plupart des faits recueille, sur ce point, par M. Léon Maurain dans son ouvrage sur La politique ecc!~(tx«ga< du Second Empire (ouvrage dont nous avons parlé ici même, il y a quelque temps). Cependant tous ces faits ne concordent pas. Page 100 de cet ouvrage, note 2, nous lisons, à propos du Concordat de 1~55 avec l'Autriche L'Impératrice Eugénie demanda à Hubner pourquoi l'empereur d'Autriche avait conclu <. ce concordat du Moyen-Age De même, en 1867, elle accorda des marques d'intérêt à Duruy, alors en conflit avec le clergé, à propos de la création des cours secondaires de jeunes filles. Page 855, note 1. Mais tout le reste est en sens oppose.


et c'est ce qu'à montré M. Octave Aubry dans les pages alertes de ce livre très vivant.

MÉMENTO. Revue Historique (novembre-décembre 1931) Ch. Guignebert. La Sépulture de Pierre. (L'auteur étudie les témoignages qui semblent ne pas remonter plus haut que la moitié du in" siècle. II n'y trouve que < légende incohérente et invention hagiographique t. Ceci n'étonne pas de la part de M. Guignebert, qui sut pourtant étudier avec une profondeur émouvante la théologie paulinienne. A propos de saint Paul, d'ailleurs, il semble disposé à accepter l'historicité traditionnelle de sa sépulture à Rome, sur la Voie d'Ostie, «s'il a été jugé et condamné dans quelque villa impériale de cette banlieues. Mais, oui bien! elle existe, cette < villa impériale c'est celle des Jardins de Servilius, où Néron se tint lors de la conspiration de Pison. Saint Paul fut décapité et inhumé non loin, au lieu dit les Eaux Salviennes. Ceci acquis pour ce qui est de Paul, la raison répugne à repousser, l'historicité de la Sépulture de Pierre. M. Guignebert n'a-t-il pas senti qu'il y avait un lien entre ces deux faits, dont l'un, absolument certain, répond en quelque sorte pour l'autre? Non? Alors on aurait inventé pour Pierre seul? La vérité n'était possible que pour Paul? Et tout auprès de cette vérité, au même temps, lors d'un même événement, ce qui concernait Pierre n'était que fiction et légende? Allons donc! On se fait un monde de cette présence de Pierre à Rome, et elle en 'est devenue un, en effet; mais sur le moment en quoi était-elle plus étonnante que celle de tel autre Oriental, d'Apollonius de Tyane, par exemple, dont on n'a jamais nié, que je sache, la venue à Rome sous Néron, ou de tant d'astrologues asiatiques, de mathematici, pullulant dans la capitale de l'empire?) Marcel Langlois.

Afa~ame da Maintenon. (Ces pages sont l' < Introduction qui doit accompagner l'édition nouvelle des <! œuvres complètes de la marquise, que prépare M. Langlois. Il s'est attaché à restituer la vraie figure de l'épouse morganatique de Louis XIV, figure que tout un travail de falsifications apologétiques, opéré à Saint-Cyr, avait complètement faussée. Ces réfutations portent notamment sur l'éducation protestante de Mme de Maintenon, sur son rôle auprès de Mme de Montespan, sur sa méthode à Saint-Cyr, son intervention dans l'affaire du quietismc. < Tous les documents montrent l'évêque de Mcaux mis en mouvement par Mme de Maintenon qui déclencha ainsi la querelle. <; Tout se ramenait pour elle à des questions de personne. Cependant il s'est trouvé des apologistes pour louer sa raison, sa bonté. Les autres


points examinés sont l'intervention da Madame de Maintenon dans les affaires de l'Etat; sa vertu ou sa raison; ses portraitistes, Saint-Simon, Mlle d'Aumale, etc.). E. Rodocanachi. La jeunesse d'Adrien l'l. (Figure rigide de prélat hollandais, Adrien Baeyens de son nom. Ami d'Erasme, il s'ouvrit à lui de <; ses sentiments sur Luther s. M. Rodocanachi ne nous indique pas leur nature. Précepteur de Charles-Quint, il fut élevé à la tiare par sa protection M. Rodocanachi, vieil Habitué de la Rome papale, aux xv° et xvi" siècles, nous montra des figures plus colorées). Ferdinand Gohin. Le mouvement des idées et les vocabulaires techniques au xvnr' siècle. (Article sur l'ouvrage de M. Brunot, ouvrage qui n'est qu'une partie d'une vaste < Histoire de la langue françaises. Tous les historiens, tous les érudits et tous les écrivains doivent connaitre cet immense labeur, déjà signalé ici. Article dont on ne saurait trop recommander la lecture). Henri Hauser. L'enseignement de l'histoire economigue en France. (M. Hauser signale l'insuffisance de cet enseignement dans notre pays). Bulletin historique. Histoire économique e< sociale, 19301931, par Henri Sée.

Id. (Janvier-Février 1932). Pierre de Labriolle. Celse et Origène. (< La critique de Celse, son ironie perpétuelle, ses façons de traiter le Christianisme comme une gageure absurde, comme une miraculeuse réussite de la sottise humaine, tout cela ne pouvait que heurter et scandaliser le croyant qu'Origène est demeuré jusqu'au bout. Curieux parallèle de Celse et d'Origène. Leur <parenté intellectuelles. Tous deux sont d'aristocratiques « privilégiés de la pensée s. Seulement, Celse s'en prévaut pour mépriser les simples, tandis qu'Origène respecte en eux l'efficacité pratique. Celse aboutit à la négation, Origène à l'affirmation intellectuelle du Christianisme. L'étude de M. de Labriolle permet de se faire une idée très claire du Paganisme finissant, d'une part, et du Christianisme commençant', d'autre part. On aurait tort de croire que ce parallèle s'inspire d'un éclectisme plus ou moins indifférent. « Celse, dit M. Pierre de Labriolle, ne voit pas que, dans son dessein de détourner du Christianisme ceux qui liront son livre, il ôte du cœur des non-chrétiens eux-mêmes toute pitié pour ceux qui peinent sous le lourd fardeau de la vie. s Charles-H. Pouthas. Guizot e< la tradition du Désert (Etude sur la Vie des Protestants du Languedoc au xvni" siècle. Pour M. Pouthas, la psychologie protestante de Guizot a là ses sources vives, où son imagination s'abreuva, grâce à des récits familiaux, durant une jeunesse orpheline. « Le paysage moral où se formera Guizot est sans grâce s mais l'évocation de ce < paysage s


nous vaut de curieux renseignements sur la famille de Guizot. <; II se trouvera que les misères endurées pendant la Révolution donneront une actualité nouvelle à la sombre beauté de la souffrance du Désert. Le caractère de Guizot, comme la légende, s'est développé «de sommets en sommets~). Philippe Horovitz. Le proMéme de l'évacuation de la Dacie transdanubienne. (L'auteur étudie la, question de la date qui est une des données de ce problème. Il trouve deux dates, deux étapes, pour l'évacuation de la .Dacie Transylvanie, fin de 271 ou commencement de 272; petite Valachie et Banat, commencement de 275.) Ch. Guignebert. Alfred Loisy d'après M-mëme. (Ecrit à l'aide des < Mémoires pour servir à l'histoire religieuse de notre temps t, en 3 volumes, 1930 et 1931. «Ce ne sont pas de simples souvenirs, remarque M. Guignebert; c'est la mise en ordre de documents écrits, une sorte de journal intime, souvent développé en ample méditation et qui replace l'auteur en face de l'état d'esprit où il se trouvait dans telles ou telles circonstances d'autrefois, et des lettres nombreuses, écrites à des personnages représentatifs ou venues d'eux, au plein des épisodes décisifs de cette vie intérieurement si mouvementée La crise moderniste est, bien entendu, un de ces <: épisodes Il est superflu de souligner l'intérêt des pages de M. Guignebert.) Bulletin historique. Histoire de la Révolution et de l'Empire, par G. Lefebvre. Histoire d'Italie du XV' au XVW siècle (~' partie), par Carlo Morandi. Dans les deux numéros comptes rendus critiques. Recueils périodiques et Sociétés savantes. Chronique. Bibliographie. Revue des Etudes Historiques (juillet-septembre 1931). G. Goyau: Les Ascensions d'une Gloire (1431-1931). (Texte du discours prononcé à Rouen, le 30 mai 1931, à l'occasion du cinquième centenaire de la mort de Jeanne d'Arc). M. D. Constant, 0. P. Saint Ignace de Loyola et les Dominicains. (L'auteur, rappelant que c'est dans l'Ordre des Dominicains qu'Ignace de Loyola trouva les premiers appuis, retrace les faits, qui étaient à peu près ignorés en France.) E. L'Hommédé Un procès de sorcellerie au village sous le Consulat. (Ce procès se jugea. à Valognes, le 4 pluviôse an XIII. On a peine à se débrouiller dans cette histoire d'un morceau de cire, volé puis remplacé par un autre morceau, magique celui-là, après on ne sait quels tours de passe-passe, compliqués d'une histoire de trésor. Mais les gens que cette histoire met en scène, vieilles boutiquières, petits bourgeois, sont chose curieuse, les propos et les actions sont typiques. Et l'auteur n'a pas tort de rappeler que le pays où se passa cette affaire est celui qui inspira à Barbey d'Aurevilly son Ensorcelée.)


L. Moran: L'Enfantement d'une victoire. (A propos des livres de Foch et de Clemenceau.) Id. (Octobre-décembre 1931.) H. Courteault: Maurice Boutry (1868-1931). (Notice nécrologique de l'aimable érudit, qui fut un des directeurs de la Revue. On nous confie qu'il faillit amener à l'histoire son cousin Henry GauthicrVillars, Willy, l'auteur des < Claudines mais que cela ne dura pas.) L. Mirot Une expédition /r[!nça:'se en Tunisie au quatorzième siècle Le siège de Mahdia (1390). (Tunis, que nous avons habitée dans un très lointain jadis, nous est un précieux souvenir de jeunesse, et nous voudrions, quelque jour, si fata sinent, pouvoir, sous une forme ou l'autre, évoquer ce souvenir. Les documents sur la Tunis médiévale, par exemple, ont une éloquence toute particulière pour nous. En voici un, et des plus curieux, et nous regrettons vivement que la place nous soit si mesurée pour en parler. Ce fut à la demande de l'Etat de Gênes que la France prit la direction de l'expédition contre le roi de Tunis, Abou-Bekr. Il fallait, éternelle raison, châtier les pirates barbaresques. Débarquée à Mahdia, au sud de Tunis, entre Sfax et Sousse, l'armée, commandée par Louis de Bourbon, cousin de Charles VI, eut à lutter contre une armée musulmane de secours, échoua, se rembarqua, moyennant transaction financière des assiégés. Aventure brillante et vaine. J'ai retrouvé les impressions de l'entrée des troupes françaises à Tunis, lors de l'établissement du protectorat, quand les « lignards furent remplacés par les zouaves, plus turbulents; les beuveries, la mauvaise flamme, sur les visages, des vins spiiitueux de Sicile, de Chypre, etc. Pages évocatrices.) H.-M. Legros A propos dn cerf de Reims au sacre de nos rois. (Ce cerf de bronze était une sorte de palladium.) Capitaine de vaisseau E. Bertrand Un ministre de la marine sous Louis XV7 Bertrand de JMo!<eut//< Ed. Clavery La date de la proclamation de la première République. (Après discussion, la date définitive serait le 20 septembre 1792.) G. Blondel Le facteur historique dans le conflit polono-lithuanien. Dans les deux numéros Comptes rendus critiques, Bibliographie.

EDMOND BARTHELEMY.

PHILOSOPHIE.

Georges Gurvitch Les tendances actuelles de !ft philosophie allemande. Préface de L. Brunschvicg. Vrin, 1930. Emmanuel Levinas La théorie de !'tn<ufhojt dans la pMno7n~no!o<)fe de Husserl. Alcan, t930. Recherches philosophiques, t, 1931-1932. Paris, Boivin, in-8o de vtu518 p.

M. Gurvitch, jadis professeur à l'Université russe de Pra-


gue, est venu apporter à notre corps enseignant l'appoint d'une rare compétence de juriste et de philosophe. Pour ne mentionner ici que son activité philosophique, indiquons qu'il a écrit en 1924 un ouvrage important sur Fichte (Fichtes System der konkreten Ethik, Tübingen, Mohr). Le contenu du présent ouvrage a été offert déjà au public français en un cours libre professé à la Sorbonne, mais sa publication rendra de grands services.

Quoique Husserl ait été étudié par J. Hering en 1926 (Phénoménologie et philosophie religieuse, Alcan, 1926), et qu'il soit ensuite venu lui-même à Paris donner plusieurs conférences. Je mouvement phénoménologique reste presque inconnu en France, alors qu'il exerce en Allemagne une influence prédominante sur la réflexion actuelle. G. Gurvitch en donne très heureusement une analyse, accompagnée d'une appréciation.. La <; phénoménologie a de commun avec le bergsonisme le ferme propos de saisir l'expérience d'une façon immédiate, sans construction ni déduction; mais elle prétend y trouver des essences extra-temporelles. Elle se refuse à une édification apriorique de la raison, selon la manière criticiste elle ne répudie pas moins le postulat platonicien, qui inclut les essences dans la raison. Elle cherche, comme F. Rauh dès 1903, une < expérience de l'idéal On comprend par là que la réflexion allemande soit de nos jours accrochée à ce cas de conscience philosophique l'opposition, et peutêtre la tentative de conciliation, entre phénoménologie et criticisme. La plus récente phase de la pensée husserlienne la montre soucieuse non plus seulement de l'intuition des essences, mais « de la constitution transcendantale de l'objet :t. Gurvitch examine ensuite les systèmes de Scheler, de Lask, de Hartmann, de Heidegger. Max Scheler, lui aussi, s'apparentait à notre Rauh; il' se réclamait même de notre Pascal. Il étudiait avec ardeur ces essences particulières qu'il appelait les < valeurs~, fondements irrationnels de la morale ou de l'esthétique; et il s'avère par là, ainsi qu'à sa façon Husserl, disciple de F. Brentano, le véritable ancêtre de la phénoménologie. Emile Lask et Nicolaï Hartmann représentent l'effort du criticisme pour surmonter la crise phénomé-


nologique, en absorbant des méthodes nouvelles ce qui en peut être gardé. L'intuition pure n'est certes pas étrangère à la tradition kantienne, puisque deux des trois « Critiques » lui font place. Les deux néo-kantiens, si différentes que soient leurs philosophies, s'accordent à considérer les essences comme des parties intégrantes d'une totalité infinie, susceptible de recherche. systématique; ils s'avisent d'une « ontologie fondée sur'l'analyse des actes y. Martin Heidegger, enfin, assimile le husserlisme et par là même le « dépasse il assigne à la phénoménologie, comme but, la description de « l'être de l'existence Cette'existence, unique objet de la philosophie, il la saisit d'abord dans l'homme, dont ~'attitude foncière est le <: souci (Sorge), parce que son existence est essentiellement temporelle. Il faut lire dans les fortes pages de Gurvitch l'analyse de ce système à la fois éclectique et vigoureusement personnel.

Avec E. Levinas, nous revenons à Husserl. On nous montre la genèse théorique plutôt qu'historique de la doctrine, à partir des Logische UntersHc/tH/t~K qui remontent à 32 ans et dont Delbos avait déjà reconnu tout l'intérêt. Une réflexion sur les mathématiques, une critique du naturalisme, une phénoménologie de l'être, une justification de la conscience et de l'intuition: Voilà le système et voilà le plan de M. Levinas dans l'exposé qu'il en fait. Exposé lumineux, qui révélera, lui aussi, au public qu'un autre philosophe et qu'un autre germanisant de qualité est, par le jeu des circonstances, devenu des nôtres, double aubaine dont la pensée française peut se féliciter. Impossible de condenser en quelques lignes cette analyse déjà très serrée, mais conseillons au lecteur d'utiliser en même temps les deux livres qui font l'objet de ce compte rendu. A la lumière de celui de Gurvitch, qui esquisse toute l'ambiance phénoménologique, celui de Levinas nous devient plus vite intelligible, et ce que renferme le premier sur Husserl se trouve concentré, approfondi par le second. Ce' n'est pas trop de deux excellents interprètes pour nous introduire à une réflexion très ardue, qui intègre, nous l'avons noté, certains éléments de notre philosophie à nous, mais les exploite par des méthodes plus familières aux Allemands qu'à nos philosophes.

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Ce nouveau périodique, Recherches philosophiques, fait honneur à la philosophie française. Il atteste une volonté de réflexion méthodique chez une génération relativement jeune, parmi laquelle les quinquagénaires sont des « vieux L'initiative de sa création appartient à A. Spaier, qui a su se concilier, comme co-directeurs, A. Koyré et H.-Ch. Puech. Ceux-ci ont apporté, dans la collaboration, la plus remarquable compétence de « recenseurs dans l'ordre de l'histoire de la philosophie; et les 150 pages de bibliographie ne sont pas le moindre mérite de cette publication.

Le titre se trouve justifié par un Avertissement très succinct, mais bien mieux encore par le contenu. Les directeurs auront plaisir à présenter des efforts de quelque nouveauté, d'autant plus même qu'ils seront moins systématiques, car ce sont ceux-là qui impliquent le plus d'élan. Mais leur goût pour les aperçus originaux ne les détournera pas de priser la cohérence logique. Tout est donc bien, et nous n'avons qu'à souhaiter que ce périodique demeure ce qu'il est déjà car des Recherches ne sauraient manquer d'objet.

Les cinq premiers articles se groupent sous cette rubrique « Tendances actuelles de la métaphysique Jean Wahl donne la préface de son important ouvrage Vers le concret, qui fera l'objet ici même d'une récension, et qui se consacre à trois penseurs James, Whitehead, Gabriel Marcel; A. Spaier un extrait de Pensée et étendue, où, à l'encontre d'une influence cartésienne singulièrement tenace, il est montré que la pensée, en particulier dans la perception, implique spatialité. G. Bachelard, qui se fait en philosophie le héraut de la physique relativiste, montre, comme en Allemagne Reichenbach, que les anciens principes scientifiques ceux du xix° siècle, voire de 1900 puisqu'on se plaît aujourd'hui à railler l'esprit de cette époque ne s'appliquent que dans le domaine des grandeurs moyennes,. et ne valent pas plus pour l'atomistique que pour l'astronomie. Jean Baruzi, fort de sa connaissance si aiguë de la mystique espagnole, et de l'enseignement qu'il trouve dans la lexicographie musulmane de Massignon, discute sur le rapport, dans le mysticisme, entre l'expression et


l'intuition. Martin Heidegger, piqué au jeu par ce que M. Bachelard appelle « les révolutionnaires vacances de la causalité consacre des pages d'une richesse compacte à l'analyse de la notion de Grund dans l'histoire d'abord, puis dans sa pensée propre, selon une méthode qui nous rappelle Hamelin il cherche l'essence du vrai « plus profondément que n'y incite la définition traditionnelle qu'on en donne comme faculté de jugement Pages importantes, dont la seule présence signifie une marque d'estime pour le périodique naissant.

Un symposium sur l'irrationnel réunit, comme « convives », à défaut d'A. Lalande et d'E. Meyerson, R. Müller Freienfels, R. Johan, porte-parole du meyersonisme, et A. Spaier. Plus fourni, un second symposium traite des méthodes philosophiques. Le Hollandais H.-J. Jordan confronte la concep-' tion naturaliste du monde avec la méthode dialectique ou synthétique en biologie; un de ses compatriotes, H.-J. Pos, cherche dans les conditions les plus intrinsèques de la relativité entre morphèmes un acheminement vers l'unité syntaxique ,équivalent gramatical de ce que serait en épistémologie une catégorie des catégories. P. Masson-Oursel signale, tant dans le Bouddhisme que dans le yoga hindou, des méthodes régressives qui décomposent délibérément des synthèses subconscientes .J. Laird analyse à notre intention les diverses conceptions de l'obligation (rightness) chez les néointuitionnistes d'Oxford, Prichard ,Ross et Joseph. Emmanuel Leroux indique, comme méthode nouvelle en éthique, l'analyse de multiples biographies. J. Bayet étudie ce qu'on pourrait appeler l' « équation personnelle de Tite-Live en face des annalistes antérieurs qu'il utilise.

Autre originalité de cette publication plusieurs articles consacrés à l'orientation de la recherche philosophique à l'étranger (Allemagne, Roumanie, Suisse romande, etc.). P. MASSON-OURSEL.

AP ~0!7FËW/:wy SCIENTIFIQUE

Joseph Needham Chemical Em&~o!og; Cambridge, the Univeraity Press.

L'ouvrage publié par J. Needham aux Presses Universitaires de Cambridge, Chemical Embryology, est un monu-


ment imposant 3 volumes, 2021 pages, de nombreuses figures et graphiques, 243 pages de bibliographie, 50 pages de tables i Joseph Needham, qui fréquente les laboratoires français, y compte beaucoup de sympathies; c'est un esprit très cultivé, un érudit, un brillant causeur; il travaille en collaboration avec sa femme, chimiste des plus distinguée; jeune encore, il a publié déjà nombre de travaux de valeur.

La Préface du livre est amusante à lire. En voici l'essentiel. Les Sciences, contrairement aux Grâces et aux Euménides, ne sont pas limitées en nombre. Une fois nées, elles · sont immortelles; mais, comme nos connaissances augmentent incessamment, leur nombre se multiplie. Certaines sortent tout armées du cerveau d'un ou de deux hommes de génie; mais la plupart naissent du labeur de beaucoup d'observateurs obscurs et méticuleux. L'embryogénie physicochimique a mené jusqu'ici une existence intra-utérine; actuellement, elle est dans un état analogue à celui qui précède la naissance de l'enfant; elle a besoin d'un habile accoucheur mais, une fois qu'elle aura vu la lumière, elle saura prendre d'elle-même son essor.

Needham s'est proposé d'accomplir cette tâche obstétricale. Il a cherché 1° à réunir tous les faits connus relativement aux bases physico-chimiques du développement embryonnaire;. 2° à relier ces faits les uns aux autres, et aux faits d'embryologie morphologique et de mécanique embryonnaire 3° à déduire quelques règles générales. Il s'est efforcé de susciter l'intérêt du biologiste dans ce nouveau domaine. Certes, il a eu des prédécesseurs Buffon, Milne-Edwards, Preyer (La Physiologie de l'Embryon, 1885), et plus récemment Robertson, Marshall, Fauré-Frémiet, d'Arcq Thomson. Needham fait remarquer que la plupart des grands embryogénistes du passé étaient des esprits philosophiques W. Harvey, von Baer, Haeckel, W. Roux, H. Driesch (devenu professeurs de philosophie pure). Quoi d'étonnant? Les transntutations dont l'œuf est le siège ne sont-elles pas la chose la plus étrange? Pour Ptiteantis, l'ceùf, c'est plus merveilleux que le soleil, les météores, les étoiles. c'est la plus grande des merveilles. f

Mais la philosophie est un danger pour l'embryologie; il


y a de la bonne philosophie et de la mauvaise; et la mauvaise peut causer des dégâts considérables en science. A cet égard, Needham distingue deux lignées de philosophes l'une qui a eu pour point .de départ Epicure et Lucrèce, l'autre qui est née avec Aristote; à la première se rattachent l'anglais Huxley et l'allemand W. Roux, le créateur de la mécanique embryonnaire la forme des êtres vivants est le signe visible des propriétés de la matière même; à la seconde apparatiennent Lamarck et l'anglais RusseII; ces savants ont introduit des facteurs psychiques dans l'analyse ultime de la forme. Pour certains auteurs, même la morphologie, qui est une sorte de géométrie, et la physiologie, qui recherche les causes, ne sont pas réductibles l'un à l'autre; la méthode analytique n'est pas applicable à l'être vivant; on ne doit pas subordonner la biologie à la physique; il faut maintenir l'autonomie de la biologie.

Needham n'est pas seulement un philosophe, il est encore un bon historien des sciences. On trouve dans le premier volume un long ef fort intéressant historique. Avant Harvey, l'embryogénie a été aristotélienne. Von Baer, <: peut-être le plus grand des embryogénistes bien que vitaliste et s'intéressant surtout à la morphologie, a tout de même daigné discuter les. faits relatifs à la constitution chimique de l'œuf. Malgré Bacon, qui a montré que, du point de vue scientifique, la cause finale. est une conception inutile, pernicieuse, qui ferme la voie à l'expérience, malgré que la cause finale ne puisse être exprimée en termes d'unités mesurables, les idées finalistes, particulièrement en embryogénie, renaissent constamment de. leurs cendres. Needham discute longuement au sujet du néo-vitalisme, et il ne considère pas que ce soit une perte de temps; il réfute la psychobiologie de Wagner, de Russel, le finalisme de Hans Driesch, de Rignano; il rappelle l'ancienne polémique à la Société Philomatique (1859) de Claude Bernard et du chirurgien Gerdy, qui accordait une valeur explicative au mot vitalité; il reproche à Cuvier d'ayoir déclaré que ~'expérimentation n'est pas applicable aux êtres vivants (il ne faut pas séparer des organes qui doivent rester unis), fournissant un argument aux vitalistes qui proscrivent l'expérience en médecine. En ce qui concerne le


néo-mécanisme, Needham cite l'opinion de R. S. Lillie les possibilités de la vie sont plus grandes que ne l'impliquent les vues mécanistes, la conception mécanique est incomplète, trop abstraite.

Needham, qui est un érudit, et qui sait écrire avec humour, a exhumé des documents curieux relatifs au Moyen Age et à la Renaissance. La planche III est une illustration du Liber Scivias de Saint Hildegard (1150); ony voit l'âme passer par un long cordon du ciel dans le corps de la femme et du fœtus; la planche IV représente l'embryon dans l'utérus d'après Léonard de Vinci (1490); la planche V, la formation du Poulet dans l'œuf, d'après Fabricius d'Aquapendente (1604); voici encore, illustration de l'Anatomie de Ryff (1541), les viscères d'une femme éventrée, et <: la conception et la génération de l'Homme selon Jacob Rueff (1554), par formation d'un coagulum au sein d'une mixture de semen et de sang menstruel. Mais, bientôt après, Harvey a déclaré « omne vivum ex ovo et ses écrits au style imagé n'ont pas tardé à faire oublier les croyances enfantines du moyen âge.

Le premier volume s'achève sur une étude fort approfondie des constituants chimiques de l'œuf; ce ne sont plus guère que des tableaux de chiffres donnant les proportions de ces constituants chez de nombreuses espèces animales. Puis viennent des courbes représentant les variations chimiques au cours du développement (croissance et différenciation).

Dans le volume 2, Needham étudie la respiration et la production de chaleur chez l'embryon, et les divers métabolismes (hydrates de carbone, protéines, nucléines, corps gras). Dans le volume 3, on voit intervenir dans l'ontogénèse les enzymes, les hormones, les vitamines, les pigments, ainsi que les réactions sérologiques et d'immunité; quelques chapitres sont consacrés à la bio-chimie du placenta. De cette masse formidable de faits, Needham a fait surgir des idées, a cherché à dégager des lois. Dans les Epilegomena, l'auteur développe des considérations générales fort intéressantes. Voici un exemple. Les œufs des animaux renferment les substances organiques nécessaires au développe-


ment, en quantités suffisantes, mais les œufs des Invertébrés marins ne sont pas suffisamment pourvus en substances minérales, et doivent puiser les sels dans l'eau de mer; pour les adultes, une adaptation à l'eau douce n'offrirait pas grande difficulté, mais les œufs refusent de se développer dans un milieu non salin, et c'est là la cause de la rareté de beaucoup d'Ivertébrés dans les eaux douces. L'œuf d~Oiseau, au contraire, possède tout ce qui lui faut pour se développer matières organiques, sels, eau, oxygène; il constitue un système clos, limité par une enveloppe plus ou moins imperméable, empêchant l'évaporation de l'eau. Mais si l'eau n'est pas éliminée, les produits d'excrétion ne le sont pas non plus; alofs il y a menace d'intoxication. Et bien, tout s'arrange te métaboJisme des substances azotées fournit des substances peu solubles, peu diffusibles, qui précipitent sur place; d'autre part, 'il y a intensification chez les animaux terrestres du métabolisme des graisses, source permanente d'eau, substance si nécessaire au développement de l'œuf. La chimie de l'œuf explique maints faits d'évolution. L'auteur parle encore des rapports de la biochimie et de la morphogénèse, des fonctions transitoires dans la vie embryonnaire, énonce certaines règles et lois de l'embryogénie chimique, qu'il qualifie d'ailleurs de provisoires, discute certaines théories sur l' « organisation du développement » et lé « développement de l'organisation et finalement dit quelques mots de l'avenir de l'embryologie. Le livre de Needham aura sûrement une influence stimulatrice considérable sur la marche de cette science rajeunie par la chimie. GEORGES BOHN.

VOYA GES

Pol Stiévenard Le Nil. Les Arts graphiques Modernes. Bruxelles. Jacques Boulenger Corfou. Gallimard.

Parmi les dernières publications intéressantes, une des plus curieuses est le volume de M. Pol Stiévenard sur Le Nil, c'està-dire sur la vieille Egypte.

On débarque à Alexandrie, qui a une majorité de population musulmane, mais dont les femmes sont assez peu du goût de l'auteur. Le Caire, où l'on arrive ensuite, a une


population de plus d'un million d'habitants. Une visite de M. Pol Stiévenard aux pyramides et au Sphinx ne nous apprend qu'une seule chose c'est que désensablé, ce dernier est beaucoup moins intéressant qu'auparavant, Le yieu~ quartier du Caire où l'on retourne ensuite a des ruelle tortueuses et sales; l'église d'Abou Serga accueille surtout des fidèles noirs dont les habitudes hygiéniques laissent plutôt à désirer; la mosquée d'Omar le Conquérant, qui fut construite avec des colonnes prises aux vieux temples du pays, une église grecque moderne, construite sur une tour romaine de Baby<Jone, intéressent le promeneur. H y a dans la ville certaines mosquées remarquables comme .El Azhar, Mouaïyad, Méhemed Ali, etc. elles sont garnies abondamment de riches tapis, de lampes et de lustres, de grandes fontaines; mais, on le sait, les enfants n'y pénètrent pas. Les musées du Caire, c'est surtout celui de Boulacq, qui n'inspire à M. Pol Stiévenard que de trop brèves lignes. Memphis, dont il finit par parler, était 1. grande ville égyptienne de la région. Hors les pyramides et quelques tombeaux, il n'en est resté que 4es dé.epmbres. Les fresques de certaines de ces sépult~r~es, creusées dans le roc, ont été retrouvées et fournissent de précieuses indications sur l'existence d'alors.

C'est à Karnak et à Louqsor que nous cond~t la suite du récit. La salle hypostyle de Karnak semble ;avoir fortement impressionné M. Stiévenard qui nous <~oone une intéressante description de son ~faisceau dp colonnes, si rapprochées que de biais elles ne laissent qu'une minc-e fissure, dans l'enfllade de laquelle on peut à peine photographier une personne

Louqsor possède un autre temple plus petit, mais dont les colonnes ont des chapiteaux fermés en tulipe. On visite successivement encore le Ramesséum, Medinet-Abou, la vallée des Reines, la vallée des Rois, le temple de Deir-eIrBahri. Plus haut, on arrive à Denderah, 9 Assouan, à Seboa la double allée de sphinx par chance a été conservée; a Ipsambou!, temple dont la façade a été creusée dans la mont&gae. C'est ensuite Khartoum, et le voyag<e continue sur le haut Nil avec des incidents divers; puis c'est le retour.

Le volume de M. Pol Stievenard, surtout anecdotique, mé-


rite d'être lu, encore que le sujet eût pu l'inspirer davantage.

§

Avec Corfou, l'île de Nausicaa, dont nous parle M. Jacques Boj~Ienger, nous sommes encore dans les parages de la Méditerranée. A l'arrivée du paquebot, c'est naturellement la visite de la douane, représentée par un fonctionnaire d'une politesse rare, mais dont la vigilance ne laisse rien passer. Avec humour, le voyageur nous énumère les taxes exorbitantes qu'il doit acquitter pour certains objets. Il constate aussi que les taxis de Corfou sont américains et que les anciennes voitures, rachetées par l'agent yankee de Nash, pourrissent dans un champ. Il nous fait connaître ce que fut l'exploitation de l'île au temps de la domination vénitienne, qui dura trois cents ans. Le village de Gastouri, dont il parle ensuite, possède un puits intarissable, ce qui est & remarquer, car l'eau est assez rare dans l'île. II en profite pour nous apprendre que l'obésité y est inconnue et que le costume femMin y cppserve son élégancB pt son pittoresque d'autrefois.

Le paysage est montagneux et agréablement sauvage, l'olivier y domine abondamment. Une visite à l'Achilleion nous vaut une curieuse description de cette villa de Guillaume II et des récits inédits sur les rapports de ses occupants avec les naturels du pays. De curieuses légendes sont également rapportées, de même que des traits de mœurs souvent particuliers.

Evoqués également sont les souvenirs laissés dans l'île par lep Français, les Anglais, les Italiens, etc. Un chapitre encore rappelle les aventures d'Ulysse et de Nausicaa; et, enBn, pour terminer, il est fait un.e comparaison entre les galères anciennes et les barques d'aujourd'hui.

Le volume de M. Jacques Boulenger est d'une lecture à la fois instructive et agréable, très riche en anecdotes. Il donne surtout au lecteur une idée précise de la vie et des mœurs d'un petit pays assez peu connu.

CHARLES MERKI.


LES REVUES

Revue des Deux Mondes l'état-major français informé, dès avril 1904, que l'Allemagne violerait la neutralité belge, n'y a pas cru dix ans après; mais, dès 1905, il prévoyait la retraite de l'armée française sur la Seine ou sur l'Aube. Le Correspondant jugements excessifs de Montalembert sur Musset, Chateaubriand et la « Revue des Deux Mondes ». L'Idée libre l'hérëdo-syphilis et le pivotement sexuel, d'après M. Maurice Phusis. Mémento.

M. Maurice Paléologue publie « Un prélude à l'invasion de la Belgique, 1904 dans la Revue des Deux Mondes (1" octobre). Ce sont, avec des commentaires, des pages du journal de l'ambassadeur de France. Le 25 avril 1904, il est convié à un entretien avec le. général Pendezec, alors chef de l'état-major général. Les faits dont on va lire le récit ont été confirmés par une enquête ouverte en 1929 au ministère de la guerre par M. le maréchal Pétain. Ils sont de ceux qui justifient l'invraisemblance apparente du vrai. On croirait à des exagérations de feuilletoniste

Après m'avoir recommandé un rigoureux secret sur ce qu'il allait me dire, le général Pendezec a étalé devant moi une. grande carte figurant la Belgique, les provinces rhénanes, le nord et l'est de la France.

Et maintenant, poursuivait-il, écoutez-moi bien. Je vais vous exposer le nouveau plan de concentration que l'état-major allemand vient d'adopter contre la France.

Je l'interromps avec stupeur

Comment le connaissez-vous, ce plan?

Je vous le dirai pour finir. Mais je vous garantis l'exactititude absolue de ce que vous allez entendre.

Je résume ci-après son minutieux exposé

< Dans le cas d'un conflit avec la France, l'Allemagne réduirait à six corps d'armée sa couverture du côté russe; elle en masserait trente-six sur sa frontière occidentale, ou, plus exactement, la valeur de trente-six ~orps, car il n'y aurait que vingt-six corps en première ligne, le reste se composant de divisions de réserve. Ces vingt-six corps seraient répartis en quatre armées. Leur distribution géographique serait la suivante une armée de neuf corps et deux armées de quatre corps dans la région de la Moselle et de la Sarre, avec la vallée de la Meurthe comme objectif; une armée de neuf corps dans la région d'Aix-la-Chapelle et de Malmédy avec la vallée de l'Oise comme objectif. Cette dernière


armée passerait par Liège, Namur, Charleroi, 'Maubeuge, d'où, par Guise, Noyon et Compiègue, elle marcherait sur Paris, tandis que les trois autres armées, opérant vers la Meurthe, retiendraient contre elles toutes nos forces du Nord-Est. a

Avec une impassible froideur, que dément l'éclat sombre de ses yeux, le général Pendezec conclut

Ai-je besoin de vous dire que nous ne pourrions pas résister à une pareille attaque?. Nous serions immédiatement submergés.

Il me révèle enfin l'origine de ses informations

< Récemment un officier, qui semble être un des généraux attachés au Grand Etat-major de Berlin, nous a écrit, de Liège, pour nous offrir quelques documents de la plus haute importance. Notre service de renseignements s'est mis en relations avec lui, par l'entremise du capitaine Lambling, que vous connaissez. Le traître nous a livré tout le nouveau plan d'opérations adopté par l'état-major allemand, avec un tableau précis de ce que nous appelons techniquement les zones de concentration. Nous avons pu vérifier les pièces dont il s'était muni et les explications orales qu'il y a jointes les unes et les autres m'inspirent une certitude absolue. Quant à la personnalité du traître, nous l'ignorons totalement nous n'avons même plus le moyen de correspondre avec lui. Trois fois, par une lettre datée de Liège, il a donné rendez-vous à Lambling; la première fois, c'était à Paris, la seconde à Bruxelles, la troisième à Nice, et toujours dans un hôtel de grand luxe. Mais, chaque fois, il ne s'est montré à Lambling que la tête enveloppée de bandages, comme s'il venait de subir une opération chirurgicale; on ne voyait de lui qu'une moustache grise et des yeux perçants. A leur première entrevue, il a exigé de Lambling le serment que nous respecterions son incognito, que nous ne le ferions pas suivre par nos policiers; il lui a dit J'ai pris mes dispositions pour quitter l'h6tel dans une heure. Si je m'aperçof's que vous me faites suivre, vous ne me reverrez jamais, ef uous ne saurez pas tout ce que j'ai encore à vous apprendre. Il a plusieurs fois déclaré à Lambling J'ai par/aftemenf conscience de mon ignominie, mais on s'est conduit envers mot d'une façon plus ignominieuse encore, et je me vengel Les trois lettres, datées de Liège, que nous avons reçues de lui, sont signées le Ven<jfeur/ II a néanmoins demandé, pour le prix de ses fournitures et pour ses frais de voyage, 60.000 francs; nous les lui avons donnés sans marchander, car ses révélations sont sans prix. t Le 6 août suivant, M. Paléologue note dans son journal


Notre service d'espionnage s'est procuré dernièrement quelques « notes intéressantes sur ces travaux didactiques. Elles démontrent que, dans une guerre con~e la France, la direction suprême des opérations allemandes, df'e 0~rs<c Hecre sleitung, s'inspirerait des principes suivants ç

« 1° La priorité de l'offensive confère à l'assaillant un avantage inappréciable. Il importe dpnç que cette offpnsive soit engagée dans le plus brpf délai ppssible, avec des effectifs énormes. 2° Le but primordial de l'assaillant doit être l'anéantissement de l'ennemi. 3° Cet anéantissement n'est réalisable que par des manoeuvras encerclantes et refoulantes, développées sur un très grand diamètre, avec des ailes si fortes que nul obstacle np puisse leur résister. 4" Un ennemi n'est pas vaincu, tant qu'il peut choisir encore la ligne de sa retraite. a

Le général Pende~ec, par qui je connais ces notes, y voit une raison de plus dp considérer pomme authentiques les révélations du Fe~geHr.

Le 11 novembre de la même année, le diplomate apprend du général qu' « un certain nombre d'indices que notre service de renseignements a recueillis dans la région dé Crefe}d, Cologne, Aix-la-Chapelle, ~almedy, t~ellenthat, SaintWith, s'adaptent aux curieuses révélations dt) Veneur Je demande au chef d'état-major écrit M. Paléologue si notre plan de concentration est déjà modiSé en vue de parer à cette offensive excentrique et foudroyante.

Hélas 1 non, me répond-il. Rien n'est changé au Plan XV de 1903. Le général Brugère ne veut pas croire que les Allemands se risquent à violer aussi effrontément la neutralité belge; il admet, tout au plus, qu'ils écorneraient un peu le Luxembourg. Notre dispositif de concentration s'échelonne donc toujours de Belfort a Bar-le-Duc, en arrière de Toul et de Verdun, avec une forte réserve Reims. Si les Allemands s'avançaient par le Luxembourg, cette réserve serait immédiatement dirigée sur l'Argonne pour étendre et consolider notre aile gauche. D'ailleurs, je compte reprendre bientôt la question avec le généralissime~ Vous savez que la décision n'appartient qu'à lui seul. Moi, je ne suis que son préparateur et son exécutant.

La grimace dont se crispent ses lèvres quand il articule cette dernière phrase m'atteste une fois de plus la mésintelligence profonde, la sourde animosité, qui règnent entre le généralissime et le chef d'état-major.


Le 25 du même mois, à l'issue d'une séance de la « Commission secrète des Instructions de guerre qu'il préside, M. Paléologue est informé, d'ordre du général Pendezec, que notre service des renseignements sait que l'invasion allemande de la Belgique « commencerait par deux attaques simultanées ayant pour objectif le passage de la Meuse, en aval et en amont de Liège

Le 20 février 1905, le général Pendezec dit à M. Paléologue

Les pièces ofncielles dont le Vengeur s'était muni et qu'il nous a montrées ne nous permettaient aucun doute sur la véracité de ses affirmations. Néanmoins, je les ai fait contrôler autant que possible. J'ai envoyé notamment quelques-uns de nos agents les plus sûrs dans la.2one où doivent se concentrer les neuf corps d'armée qui auraient poui' mission d'envahir, la Belgique. D'après le Vengeur, cette zone s'étend à l'ouest des provinces rhénanes, depuis Malmédy jusqu'à ëréfeld, en passant par Aix-Ia-'ChapëlIe et Jnliers. Nos agents ont minutieusement exploré le pays. Éh bien! tous les travaux de chemins de fer qu'implique la concentration d'une armée, c'est-à-dire les quais de débarquement, les garages de locomotives, les doublements' de voies, etc. tous ces travaux sont exécutés pu, du moins, en cours d'exécution. Sur plusieurs points de la zone, les travaux qui présentaient un caractère de moindre u,rgence n'ont commencé qu'il y a cinq ou six semaines; on les presse activement. Je considère que, désormais, le nouveau programme stratégique de l'état-major allemand est exécutable au premier signe.

Une réunion du Conseil Supérieur de la Guerre s'est tenue lè 7 juin 1905. Le général Pendezèc en rend compte le 9 à M. Paléologue. Celui-ci note

Quant au dispositif de la concentration, rien n'est Changé au Plan XV. Le généralissime Brugère n'admet pas encore la possibilité d'une grande offensive allemande qui, partant d'Aix-IaChapclle, se développerait sur les deux rives de la Meuse, en direction de Namur et de Mnubeuge. Ainsi donc, le point extrême de notre aile gauche reste fixé à Bar-Ie-Duc.

Je demande alors au général Pendezec

Sur quoi le général Brugère se fonde-t-il pour écarter la menace d'une grande offensive allemande à travers la Belgique, puisque notre Service de renseignements a constaté, dans la région


d'Aix-la-Chapelle, de Créfeld et de Malmédy, tous les indices prémonitoires d'une énorme concentration?

Il me répond

Le général Brugère ne croit pas que le potentiel numérique des armées allemandes leur permette d'exécuter une opération d'une telle envergure; il se refuse à croire que l'Allemagne soit capable de mobiliser, dès le premier jour, assez d'unités combattantes pour déborder par le Nord et l'Ouest la masse des armées françaises. A cela j'objecte que nous connaissons mal le potentiel numérique des armées allemandes. Les corps d'ersatz et de réserve nous ménagent peut-être des surprises redoutables. Enfin, ce qui me frappe le plus dans les révélations du Vengeur, c'est qu'elles s'accordent parfaitement avec les tendances actuelles de la stratégie allemande. Nous sommes très bien renseignés à cet égard nous avons pu nous procurer des documents significatifs sur ce qu'on enseigne dans les conférences et les exercices d'étatmajor on ne cesse d'y prôner la vertu des grandes offensives débordantes, seul moyen d'obtenir le rapide anéantissement de l'adversaire. L'idée de venir attaquer la France à travers la Belgique est tout à fait dans l'esprit de cette doctrine.

Note du 22 janvier 1906

Le chef d'état-major (c'est alors le général Brun) me confie qu'en prévision d'une offensive allemande « au nord de Verdun le dispositif de notre concentration s'étendra désormais jusqu'à Vouziers. Cette < variante du Plan J~V, ordonnée par le généralissime, sera notifiée au Conseil supérieur de la Guerre, qui doit se réunir le 6 février. Puis, se penchant sur la carte qui est devant nous, le général Brun ajoute

Evidemment, si les révélations du Vengeur sont vraies, le centre de gravité de notre concentration devrait être porté beaucoup plus au Nord. L'extrême-gauche de notre ligne devrait aller jusqu'à Vervins, jusqu'à Hirson. Mais le Vengeur ne nous a-t-il pas tendu un piège? N'a-t-il pas fait semblant de trahir?. Le général Brugère se refuse encore à croire que l'état-major allemand ait résolu de traverser la Belgique pour atteindre la vallée de l'Oise et fondre sur Paris. J'avoue que cette manœuvre tournante, qui empiéterait nécessairement sur les deux rives de la Meuse, me déconcerte, moi aussi, par son envergure extraordinaire.

Aux grandes manœuvres du 1"' et du 2° corps d'armée, en


septembre 1906, les généraux French et Grierson, de l'armée britannique, disent au général Brun

<: Nous ne doutons pas que l'Allemagne commencera les hostilités par une puissante offensive en direction de Liège et Namur, pour atteindre la vallée de l'Oise et marcher droit sur Paris. Nous ne doutons pas non plus que, dans cette prévision, vous puissiez compter sur notre concours le plus rapide et le plus énergique. :t

Si le plan de mobilisation exécuté en 1914 ne prévoyait encore pas la violation de la neutralité belge par les Allemands, dès novembre 1905, le général Brun confiait à M. Paléologue

Je crains qu'au début des hostilités nous ne soyons obligés de ramener nos armées très loin en arrière, peut-être jusqu'à la Seine ou l'Aube. ·

Puis notre chef d'état-major m'expose la doctrine de Clausewitz sur le point-limite de l'offensive, c'est-à-dire le point où le vainqueur, épuisé par l'exagération de son avance et par la fatigue de ses victoires, est contraint de s'arrêter. Alors se produit le renversement des forces. Pour peu que le vaincu ait gardé son énergie morale et sa liberté de manœuvre, les chances de la lutte se retournent subitement à son profit. C'est la grande leçon qui se dégage des guerres napoléoniennes; c'est l'explication de leur épilogue ultime.

J'insiste

Vous prévoyez donc que, si l'Allemagne nous attaquait demain, nous serions peut-être obligés de nous replier graduellement jusqu'à la Seine et l'Aube?

Hélas! oui. Tant que la Russie n'aura pas reconstitué sa puissance militaire, nous aurons grand'peine à soutenir le choc initial des armées allemandes se ruant par la Belgique. Mais n'oubliez pas ce que je viens de vous dire sur le renversement des forces.

§

M. P. de Lallemand achève de publier dans Le Correspondant (25 septembre) des lettres inédites de Montalembert à Lamennais. Les Paroles d'un Croyant viennent de paraître, causant l'admiration et les colères que l'on sait. D'une longue lettre expédiée de Munich, le 29 août 1834,


nous détachons ces lignes bien curieuses où le fameux ultramontain juge avec intempérance Musset, Chateaubriand et la jeune Revue des Deux Mondes

Dans votre lettre du 3 août, vous dites, avec le plus grand calme « Mon article dans la Revue des Deux Mondes a paru; il aura pour effet d'affermir ma position. En vérité, quand j'ai tu ces paroles, je me suis demandé si j'avais bien mes yeux dans la tête. Comment, trois mois après un coup de tonnerre comme les Paroles d'un Croyant, au milieu de l'agitation et de l'anxiété générale, il faut que vous alliez faire traîner votre nom, votre auguste, nom, dans un malheureux recueil où tous les derniers venus de la littérature, où les Alfred de Musset, les Alexandre Dumas, etc., s'en vont déposer périodiquement leurs folies ou leurs turpitudes; et cela à propos de bottes, mais dans un moment où tout le monde a les yeux fixés sur vous? Je ne connais de cet article que le titre « Du Despotisme et de la Liberté c'est-à-dire, justement, des choses dont traitent les deux Encycliques du Pape, par conséquent sur lesquelles vous ne pouvez rien dire sans avoir l'air de lui lancer une bravade incompréhensible. Et voilà ce que vous appelez garder le silence autant que cela vous sera possible. Quand ces vingt pages seraient les plus éloquentes et les plus vraies du monde, que peuvent-elles dire de plus que les Paroles d'un Croyant? Et, après l'effet produit par ce livre, ne pouviez-vous pas, à part toute idée religieuse, attendre dans un repos, à la fois prudent et digne, l'appui que le teinps prête toujours à la vérité? Pourquoi vouloir que votre nom devienne une chose vulgaire, comme celui de Chateaubriand? Pourquoi vouloir toujours faire imprimer, comme un jeune homme que personne ne connaît, qui veut à toute force se faire connaître ? Je ne peux pas vous dire combien tout cela me semble fâcheux et contraire à tous vos intérêts. Je ne comprends surtout pas comment vous espérez servir ainsi la cause de la liberté. et la religion! Mais vous n'y pensez plus!

§

M. Maurice Phusis, « biologiste », termine dans L'fdée Libre (octobre) un ouvrage qui a pour titre « La grande infection héréditaire et pour sous-titre « L'immense danger que fait courir l'hérédo-syphilis à l'espèce humaine et à la civilisation. Infection « méconnue de la majorité des médecins parait-il?


M. Phusis répond d'avance à ses contradicteurs par des affirmations du plus noir pessimisme

Que ceux qui trouvent que ces affirmations sont exagérées veuillent donc bien examiner dans quelles conditions l'Humanité contemporaine se reproduit. Ils constateront alors que de nombreux hommes sont impuissants, ou tn/econds ou invertis; que de nombreuses femmes sont frigides et même stériles; que celles qui sont fécondes ont des troubles sévères de la grossesse, enfantent souvent «avant ~ernte~, ont quelquefois des jumeaux ou avortent; que la totalité de celles qui réussissent à procréer ne peuvent enfanter sèules, leur accouchement étant d'ailleurs, pour elles, une source de souffrances; que toutes sont incapables d'allaiter d'une manière parfaite leur progéniture, laquelle est souvent frappée de débilité congénitale. Enfin, de nombreux individus sont frappés d'une sorte de pivotement sexuel beaucoup d'hommes, subissant une féminisation plus ou moins importante, ne sont en effet plus des hommes au sens anthropologique du mot; inversement, beaucoup de femmes sont nettement masculinisées, cessent d'être des femmes, physiologiquement et cérébralement, et s'efforcent de jouer un rôle d'homme. Nous marchons..ainsi vers un matriarcat, c'est-à-dire vers une organisation sociale où les femmes autoritaires et ambitieuses tenteront, devant la carence des mâles, d'abord de porter les culottes dans le ménage, ensuite de se saisir des rênes d'une civilisation au sein de laquelle les hommes incapables de réagir se laisseront doucement conduire. S'il devait en être ainsi, ce serait un désastre sans précédent pour l'Humanité qui serait alors livrée à l'incompétence, à la perversité, à l'ambition féroce d'hommes-femmes et de femmes-hommes, lamentables ultimes représentants d'une espèce anthropologique frappée à mort par le Tréponème.

MÉMENTO. La Grande Revue. M. Elie Faure < L'âme.islamique n. « Le parasite dans l'ancienne comédien, par MM. L. et F. Saisset. « Le génie d'Ibsen par M. Halvaan Koht. <:FIaubertises !<, par M. Paul Lacoste, qui rassemble là quelques souvenirs de Mme Roux, cousine-germaine de Flaubert, et de Mlle Louise Roux, fille de celle-ci, sur le grand Rouennais qui « n'avait rien de Normand, mais bien plutôt de la souche champenoise d'où avait procédé d'ailleurs toute sa lignée d'aïeux

Le Rayon (août-septembre). « Les juifs à Paris au xvni* siècle », par M. Robert Anchel. « Sionistes et Arabes x, par M. H. Baumgarten.

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La Revue hebdomadaire (1°~ octobre). <Les dernières années de Wagner par M. Guy de Pourtalès.

La Revue de France (1" octobre). « Jeanne de Navres~, un nouveau roman de M. J.-H. Rosny aîné. M. J. Dieutz < Les débuts de Jules Ferry

La Revue de Paris (11" octobre). <:La situation intérieure au Japon M. A. Mo.rizet « Paris et le baron Haussmann ». « Tristan Bernard, auteur classique par M. François Porché.

Les Amitiés (août-septembre). <:t)u cahier vert~, par M. Jean Lebreau. Poèmes de M. Guy Chastel. « Nuances par M. Michel Puy.

La Renaissance Provinciale (juillet à septembre). Poème celtique et traduction, de M. Philéas Lebesgue. « Naïvetés sur Jeanne d'Arc », poème de M. Francis Yard.

La Nouvelle revue critique (octobre) « D. H., Lawrence par M. F. Closset. « Les vues historiques de Julien Benda par M. R. Maspetiol. M. Louis Le Sidaner « Trois livres d'Ernest Seillière

Revue bleue (1" octobre). –M. Ad. Boschot <tTh. Gautier, critique dramatique x. « Ploutocratie par MM. Héroys et Thévenin. Poèmes de M. Philéas Lebesgnë.

La Nouvelle Revue (1°' octobre). ~Y a-t-il deux Allemagnes ? par M. Ed. Blum.

La Grive (octobre). Souvenirs du comte Henri Carton de Wiart sur Verlaine, avec des lettres inédites du poète. « Verlaine aux champs », par M. Ernest Raynaud. Poèmes de M. Carlo Bronne « Verlaine à Paliseul

CHARLES-HË~RY HIRSCH.

ZjM JOURNAUX

Le cas de M. André Gide (La Dépêche de Toulouse du 16. septembre). Jean Carrère au Quartier latin (Le Temps du 7 octobre). M. Camille Mauclair commente, dans la Dépêche de Toutouse, le dernier cabotinage de M. André Gide, qu'il considère, avec trop de générosité, comme un aboutissement fatal et logiqu e:

Le soviétisme vient de faire une recrue importante et notoire en la personne de M. André Gide, qui lui a apporté son adhésion avec grand éclat. Il voudrait, déclare-t-il, crier très haut sa sympathie pour l'U. R. S. S., vivre assez pour voir la réussite de


son énorme effort, son succès qu'il souhaite de toute son âme et auquel il voudrait pouvoir travailler, voir ce que peut donner un Etat sans religion, une société sans .cloisons car la religion et la famille sont les deux pires ennemies,du progrès. » Il ne s'agit point ici d'un avatar paradoxal, mais de l'aboutissement logique d'une courbe intellectuelle. Incontestablement, par sa vaste culture, son intelligence ductile, la rare qualité de sa langue. M. Gide était prédestiné à être un de nos écrivains de grande classe mais, à vrai dire, sa pensée était peu française dès ses débuts hantés de Gœthe et de Dostoievsky. Et puis, ce jeune bourgeois riche a avoué avoir beaucoup souffert de la rigidité du milieu protestant où il était né. Il en a parlé avec ironie et colère, il a d'autant plus rêvé d'en secouer le joug qu'il l'avait profondément subi, et toutes les expériences spirituelles lui ont paru bonnes pour tâcher de s'en délivrer. Ainsi les pires blasphèmes du défroqué attestent-ils la persistance de la- marque du froc, et les profanations d'hosties des sataniques impliquentelles la croyance en ce qu'ils nient. Les esprits vraiment libérés d'une emprise ne l'exècrent même plus, ils se contentent de l'oublier. L'histoire de la vie de M. Gide, confessée dans tous ses livres depuis quarante ans, est celle. d'un protestant révolté qui proteste contre le protestantisme avec ses propres procédés de dialectique, et n'en peut sortir. Probablement, pour son malheur, il subit l'influence littéraire et personnelle d'Oscar Wilde. De ce sophiste destiné à être abattu et racheté par une terrible infortune, il apprit à la fois le charme et l'orgueil de l'immoralisme et la valeur esthétique de l'homosexualité considérée comme le signe le ,plus évident du non-conformisme libérateur. Ce fut l'origine des théories de Corydon, ouvrage restreint mais décisif dans l'évolution de M. Gide. `

Sa personnalité, son style, ses façons captieuses et retorses de prêcher le doute et de vanter les fécondités de l'inquiétude, lui attirèrent des disciples. Il devint peu à peu non un animateur, mais un séduisant émetteur d'idées-poisons, tout èn gardant les apparences d'un romantisme lyrique et vague. Un certain public raffola de ses arguties, de ses homélies que relevait une pointe de diabolisme prudent, hésitant, dissimulé. Sa fortune, son tour d'esprit lui permettaient d'éviter les besognes auxquelles sont condamnés tant de talents. Au-dessus des obstacles de la carrière, il en dédaigna aussi les honneurs. S'il a été gratifié de la médaille goethienne par le président du Reich, le rouge ruban français n'eut aucun attrait pour M. Gide. Aussi bien est-il sincère en cette attitude d'indépendance sa passion est de troubler les


jeunes âmes, cela seul le touche. Il y a souvent réussi. I[ en est même, dit-on, que les déceptions, après les enthousiasmes du < gidisme ont conduites au désespoir et au suicide. Ces preuves d'influence peuvent être communes aux littérateurs compliqués et aux courtisanes et actrices célèbres, qui peuvent en être également flattés et dire qu'ils n'ont pas voulu cela.

Il semble que l'influence de M. Gide, puissante dans l'énorme désordre de l'après-guerre, soit en voie de déclin définitif et que lui-même soit las de lui-même. Beaucoup de jeunes écrivains n'ont été sensibles qu'à la pureté de son style pour eux, le talent excuse tout, même s'il est pernicieux. Il s'en est trouvé pour dénoncer la frigide perversité de cette conscience, et Corydon a dégoûté une fraction des « gidiens ». Mais il a valu à son auteur de multiples sympathies en Allemagne, où ses soixante ans ont été célébrés avec ferveur. La qualité, le sens de ces hommages ont paru ici symptomatiques. L'heure de la glorification de l'aberration sexuelle considérée comme une suprême franchise est vraiment un peu passée. Mais ce n'est là qu'une des formes de la dialectique et de la maïeutique de M. Gide, et on pouvait s'attendre à une nouvelle évolution de sa part. Elle s'annonçait récemment par une critique acerbe.et méprisante de l'oeuvre et du nationalisme de Barres. Quoi qu'on pense du bienfait ou de la nuisance de l'influence barré'sienne, on n'a pu la contester. En cette critique de M. Gide, on sentait la jalousie d'un directeur de consciences relégué à l'arriere-plan, désirant enfin se saisir de la place que la mort avait faite vacante, et ne pouvant l'occuper qu'en prenant le contre-pied de toutes les théories de Barrès, Ceci ne pouvait conduire l'ancien disciple d'Oscar Wilde qu'au bolchevisme intégral. La courbe s'achève logiquement. Pour un immoraliste, un passionné de non-conformisme, un grand bourgeois peint en rouge et ayant pu s'offrir le luxe d'une attitude d' « outlaw », tenter de guider la jeunesse, après l'avoir saturée d'inquiétude, vers les certitudes du paradis soviétique, c'est évidemment se créer encore un rôle, achever de libérer autrui et soi-même.

Le cas de M. Gide appellera peut-être des comparaisons avec celui de M. Romain Rolland. Elles seront inexactes. Il est permis de penser que la position singulière et douloureuse où se trouve placé, après une longue suite d'oeuvres toujours généreuses et pures, M. Rolland, a été due en partie à la passion abstraite de l'idéologie et à ce qu'elle comporte, chez un homme auquel les pensées déguisent les réalités vivantes, de cette ingéniosité faisant accueillir par un grand honnête homme des personnages du


type Guilbeaux, ou pires. Mais il n'y a aucune ingénuité chez le corrupteur-né qu'est M. Gide. Et le curieux, c'est que son espoir en la rédemption par le bolchévisme est, encore et toujours, une forme de son effort enragé pour se <:déealviniser~. Il n'est pas sans remords, et ce qu'il nie le poursuit. Il a un obscur besoin de s'absoudre, de rejeter à jamais les vieilles idées du péché, de bien et de mal. Il les maudit parce qu'il y croit. Où donc les tuer, sinon dans un pays et un système où religion, famille, propriété, patriotisme, honneur, ne sont que fadaises bourgeoises, où toutes valeurs sont renversées, où l'amour atteint à la suprême liberté de la ehieuncrie, où, dans la termitière <; sans cloisons l'immoralisme est dieu? Et puis, <: voir ce que cela peut donner », voilà qui est bien gidien la curiosité de l'autopsie sociale.

Ce que cela peut donner, nous en avons déjà une assez jolie idée. Mais la passion de M. Gide est si forte qu'elle refait une naïveté virginale à ce virtuose de la sèche analyse, à cet alchimiste des idées-poisons. Et le voilà qui, ayant brisé tant d'idoles qui n'en sont point encore pour nous, croit au Progrès, avec une majuscule, tout comme M. Homais! Et il fait ses suprêmes dévotions à saint Lénine! Quand les grands bourgeois de ce genre, blasés sur tout, brûlent ce qu'ils ont adoré, ils y mettent vraiment trop de feu. Il est probable qu'après avoir été fêté par les Allemands uranistes, M. Gide le sera par les autorités de l'U. R. S. S. comme un néophyte de qualité. Cela achèvera d'exclure de chez nous un écrivain qui n'a plus de français que la langue. Nous tâcherons de nous en consoler.

§

M. René Puaux a consacré à la mémoire de Jean Carrère trois colonnes du Temps où sont notamment rappelées les années de fougueuse jeunesse du futur citoyen de Rome et ]a gloire qu'il connut au quartier latin

Ce qui renaît toujours parut en 1891, chez l'éditeur Charles. C'est une presque introuvable plaquette, car Carrère, très vite soucieux de perfection, ne tarda pas à la retirer de la circulation. Ce mince recueil est dédié « A. la nouvelle génération, à mes amis connus ou inconnus, à ceux qui, humbles et obscurs, comme moi, veulent puiser leur grandeur dans la grandeur d'un idéal d'amour humain. n

Et le manifeste liminaire déclarait « Venus au monde dans le vertige d'un régime prêt à mourir, avec, à l'horizon, la lueur


d'un incendie terrible, nous devons être les volontaires de la bataille pour le mieux, les chevaliers de l'idéal. »

Et il concluait <:Ah! l'action! voilà la seule chose nécessaire, le seul mobile de tout cœur haut place. »

Oh le combat! Surgir à la tête des foules,

Sentir battre les cœurs au rythme de son coeur

Et dresser, comme un phare au sein bruyant des houles,

Dans la bataille humaine un étendard vainqueur!

Carrère ne devait jamais démentir cette profession de foi de sa jeunesse. Il fut toute sa vie un paladin, épris de verbe sonore, de gestes nobles mêlant la poésie à toutes choses et forçant la sympathie par son vibrant enthousiasme.

Il n'était encore que l'auteur d'une plaquette de vers, mais reconnu comme l'un des meilleurs poètes d'une génération qui comptait Viélé-Griffin, Stuart Merrill, Adolphe Retté, Pierre Louys et Georges d'Esparbès. C'est en leur compagnie qu'il organisa, le 17 juin 1893, chez Lemardelay, le restaurateur aujourd'hui disparu du 104 de la rue de Richelieu, le fameux banquet présidé par Auguste Vacquerie à la gloire de Victor Hugo, a l'occasion de l'apparition du nouveau volume de Toute la lyre.Un mois après le banquet de Lemardelay, un événement fortuit allait étendre la renommée de Jean Carrèro au delà des cénacles poétiques.

En juillet 1893, la danseuse Sarah Brown, poursuivie pour s'être exhibée vêtue d'une seule résille de chenille noire au bal des Quat'-z'arts, avait trouvé des défenseurs parmi la bouillante jeunesse universitaire. La police avait assez brutalement dispersé des monômes et, au cours d'une bagarre, place de la Sorbonne, un certain Antoine Nuger, employé de commerce, assis à la terrasse d'un café, )vait été mortellement blessé. Ce malencontreux accident déchaîna des troubles, des omnibus furent renversés, des semblants de barricades s'élevèrent. M. Lozé, préfet de police, fut remplacé par M. Lépine et le ministère Dupuy faillit tomber. Entraîné par son instinct combattit

<:0h! le combat! surgir à la tête des foules. Carrère harangua les étudiants, qui, le rencontrant, lui avaient crié « Metstoi à notre tête! et se lança dans la mêlée. Sa voix chaude et vibrante, teintée d'éclat gascon, dominait.le tumulte. Il était devenu le chef de l'insurrection, dont le comité exécutif siégeait au café de la Source, sans qu'on sût au juste pourquoi l'on se battait.

L'émotion fut extrême lorsque le bruit se répandit dans Paris que Carrère, frappé dans la nuit du 7 juillet, rue de Sèvres


par une main inconnue, d'un coup de couteau à l'épaule droite avait été transporté à la Charité. Ce ne pouvait être qu'un complot, l'attentat contre l'idole. La chambre n° 40 du petit hôtel, 6, rue de Verneuil, tenu par le père Léon, où Carrère avait été ramené le 13 juillet au sortir de l'hôpital, ne désemplit pas. Suprême honneur Séverine vint s'asseoir au chevet du blessé. Le poète était entré dans la gloire.

La Plume, consécration littéraire appréciable, réédita Ce qui renaît toujours, corrigé et augmenté de quatorze pièces inédites sous le titre PrenuM'M poésies (1893). C'était toujours une mince plaquette, mais Arvers n'a-t-il pas survécu grâce à un unique sonnet?

Il n'est toutefois pas très sûr que les Premières Poésies de Jean Carrère connaîtront la célébrité du. sonnet d'Arvers. p.-p. P.

~CW()C/F

La crise de l'Opéra-Comique. La rëonverturo des Concerts Fantaisie romantique, de J. Larmanjat.

La crise de t'Opéra-Comique est provisoirement résolue par la nomination de M. Gheusi; ce n'est point un changement de personnes qui peut, en efTet, la résoudre définitivement, mais un changement de régime, une modification profonde du statut de nos théâtres lyriques subventionnés. Tant qu'on n'en voudra point convenir, la. même menace continuera de peser sur les directeurs, et, malgré leur bonne volonté et leurs efforts, on ne défendra pas comme elle le devrait être la musique française.

Le jour où M. Masson a remis sa démission, on a pu lire dans le rem/M (daté du 29 septembre) une interview de M. Jean Mistler, sous-secrétaire d'Etat aux Beaux-Arts. Les termes de cette déclaration ont causé quelque inquiétude aux musiciens. Après avoir retracé sommairement ce que l'on pourrait appeler l'histoire du déficit chronique de l'OpéraComique, M. Mistler a dit « Etant donné que l'on ne peut songer à augmenter la subvention de 2.80,0.000 francs, qui est au coefficient 9 par rapport à l'année 1920, il faut évidemment mettre sur pied un système qui permette d'augmenter les recettes et de diminuer les dépenses. Pour augmenter les recettes, une seule voie paraît possible. L'Opéra-Comique a


abandonné son genre traditionnel pour faire, avec des moyens insuffisants, concurrence à l'Opéra. Il est nécessaire que l'Opéra-Comique revienne à sa tradition de spectacles gais et spirituels. On pourra donc faire passer à l'Opéra certaines œuvres comme le Roi d'Ys, Pénélope, Ariane, qui y trouveront leur cadre approprié. Il sera loisible également de conserver dans le répertoire de l'Opéra-Comique qui fut jeune il y a trente ans, des pièces comme Carmen, Manon, Werther, qui ont contribué tant au sùccès de cette scène qu'à la création d'un genre. On pourra aussi reprendre, dans l'adorable répertoire français du xvin' siècle, ces spectacles mêlés de paroles et de chants que le nom même de la salle Favart devrait évoquer. Enfin on pourra monter de façon vraiment artistique un certain nombre d'opérettes qui contiennent plus de musique que beaucoup de « grands opéras ». Pour ne parler que des morts, deux noms, en particulier, s'imposent. Celui d'Offenbach et celui de Messager. »

Rajeunir le répertoire, tout en conservant les œuvres classiques, c'est, en effet, l'idéal qu'un directeur de l'Opéra-Comique doit chercher à réaliser. M. Louis Masson, en reprenant, la saison dernière, les Voitures versées et MefMO~ d uen<fre, avait précisément, lui aussi, puisé dans « l'adorable répertoire français des deux derniers siècles, et en remettant à la scène le Marzaye secret, il avait marqué son désir de renouer une tradition malheureusement rompue. D'ailleurs, il n'avait pas attendu d'être rue Favart pour donner les preuves de son goût et de sa bonne volonté boulevard Rochechouart, on l'avait vu monter des oeuvres nouvelles de MM. Roland-Manuel et Maurice Fouret, à côté des Pèlerins de la Mecque, de Gluck, et de la Servante Maîtresse de Pergolèse. Or, la même politique et les mêmes œuvres, passant du Trianon-Lyrique à l'Opéra-Comique, n'ont point empêché M. Louis Masson d'aller à la ruine. Il ne semble donc pas que ce soit un retour à la « tradition des spectacles gais et spirituels qui puisse sauver l'Opéra-Comique, quel qu'en soit le directeur. A la décadence de ce théâtre, il y a des causes qui ne tiennent point seulement au répertoire.

Il y a la salle, qui est une des plus mal conçues de Paris, une salle dont la moitié des places ne permet d'apercevoir


au prix d'un torticolis qu'un petit morceau de la scène; une salle où la fosse d'orchestre ne permet de loger qu'un nombre d'instrumentistes insuffisant pour interpréter la musique môderne, le quatuor d'archets étant diminué dans des proportions qui détruisent l'équilibre des sonorités (exemple dans Tristan); une salle que l'on pourra restaurer tant que l'on voudra sans parvenir jamais à la rendre moins laide et moins incommode. Et puis il y a la scène trop petite, les dégagements ridicules, les coulisses étroites, les foyers inexistants, l'espace si mesuré qu'on ne peut conserver aw théâtre même les décors dont on a besoin et qu'il faut apporter, remporter, et faire voyager sans cesse comme les horloges de l'Heure Espagnole, ce qui n'est pas de « la petite ouvrage Les pauvres directeurs de ce théâtre sont condamnés à expier la faute originelle commise par les « autorités politiciennes qui, après l'incendie de 1887, ne surent ou ne voulurent pas construire un théâtre approprié à ses fins et autorisèrent l'exécution de plans ridicules. On enrage en pensant qu'il existe à Paris, aux Champs-Elysées, un admirable théâtre (scène et salle), où tout est réuni pour la commodité du spectacle, l'agrément et le confort du public, et que ce théâtre n'entr'ouvre ses portes qu'à de rares occasions. Et puis, comme autre cause. de décadence, il y a, surtout, le régime bâtard des théâtres concessionnés dont le personnel est fonctionnaire tout en ne l'étant pas. M. Mistler, à la fin de son interview, a prononcé ces mots

Il ne faut pas oublier que classer l'Opéra-Comique parmi les théâtres d'Etat repose sur une erreur. Il n'y a qu'un théâtre d'Etat: la Comédie-Française. L'Opéra, l'Opéra-Comique, l'Odéon, sont des théâtres con-cessionnés. L'Etat est responsable du maintien de leur niveau artistique, mais on omet de souligner que ces théâtres conspuent des entreprises de caractère industriel, et qu'il ne saurait exister aucune exploitation sans rationalisation, car on ne peut obliger personne à faire faillite.

Ah! monsieur Mistler, je ne sais ce que c'est que la rationalisation. Je suis assez ignorant, en effet, du langage parlementaire. Mais ce dont je m'étonne, ce dont beaucoup de musiciens se sont étonnés avec moi, c'est de la contradiction qui existe entre ce fait que l'Etat, par votre. bouche, reconnaît


qu'il est « responsable du maintien du niveau artistique de l'Opéra-Comique et laisse à ce théâtre le caractère d'une entreprise industrielle. Je sais bien que vous êtes « l'héritier, beaucoup plus que le continuateur d'un état de choses qui laisse à désirer Mais précisément, il faut que les événements des derniers mois portent leur leçon, il faut qu'à quelque chose malheur soit bon, et il faut que vous employiez votre énergie et le crédit qui s'attache à vos fonctions pour doter nos théâtre lyriques d'un statut digne d'eux et digne de nous. Certes, « on ne peut obliger personne à faire faillite D; mais croyez-vous qu'il soit digne d'un pays comme la France que le directeur de l'Opéra-Comique; pour peu qu'il soit plus soucieux des intérêts de l'art musical que de ses intérêts commerciaux, soit exposé à faire faillite?

Quand nous lisons ce que font les Russes bolchévistes à Leningrad, par exemple, qui, sans tapage, et tout naturellement (parce que cela est naturel, en effet, partout ailleurs qu'en notre douce France) font les frais de deux théâtres lyriques (Mariinsky et Mikhailowky) et les dotent d'un régime où les recettes ne so~ considérées que comme une aide aléatoire, et destinées à la seule amélioration des chœurs eh bien! nous n'avons pas lieu d'être fiers (1). Nous espérons que le sous-secrétaire des Beaux-Arts prendra l'initiative d'une proposition de loi réglant une fois pour toutes le sort de nos théâtres de musique et, précisément, les pourvoyant d'un statuf qui en fasse des théâtres d'Etat, des théâtres dont les ressources seront fournies par un impôt sur les appareils de T.S.F. sans qu'il en coûte un centime au budget. Ce serait là une tâche fort utile. Sans doute ne vaudrait-elle à l'homme politique qui l'entreprendrait qu'un succès électoral modéré, mais elle lui vaudrait le remerciement de tous ceux qui, dans le pays, considèrent la musique comme une part de notre patrimoine national et qui ne croient point qu'il soit indifférent de la laisser mourir.

Car il y a dans l'interview de M. Mistler encore un paragraphe qui les inquiète, ceux-là

On pourra monter salle Favart, de façon vraiment artistique, (1) Les statistiques ont paru dans le M~ne~~re! du 5 août et du 7 octobre 1932.


un certain nombre d'opérettes, qui contiennent plus de musique que beaucoup de grands opéras.

Evidemment, entre l'opérette et l'opéra-comique les frontières sont imprécises. Mais l'expérience des Br~oncfs a prouvé combien il est désastreux, artistiquement autant que financièrement, de monter des opérettes salle Favart. M. Paul Bertrand, dans un article publié dans le Ménestrel du 7 octobre, a dit là-dessus en termes excellents ce qu'il fallait dire Pour donner à ces oeuvres la possibilité de constituer un élément de recettes important en attendant qu'elles aient ouvert la porte aux spécialistes du genre, il faudrait se plier aux conditions d'exploitation de tous les théâtres d'opérette, c'est-à-dire éveiller un élément de curiosité par la participation de vedettes spéciales et surtout par l'éclat exceptionnel de la présentation. Il en résulte des dépenses énormes qui ne peuvent être amorties que par la perspective de représentations données en série ininterrompue, seule manière d'ailleurs de pouvoir exploiter à fond un succès. Dès lors, ce serait pour l'Opéra-Comique l'abandon obligé du principe de l'alternance, qui est la loi de tous les théâtres lyriques du monde, et même des scènes dramatiques qui, comme la Comédie-Française, ont également pour rôle de maintenir un répertoire étendu. L'Opéra-Comique deviendrait, par la force des choses, un théâtre d'opérette, le répertoire y étant réduit, par exemple, à fournir la matière de matinées classiques, pour justifier le montant de la subvention.

C'est là une sorte de question de dignité non parce que le répertoire gai serait moins digne que le tragique, mais parce que l'opérette est devenue un genre de théâtre industriel au premier chef, où la musique n'intervient que dans la mesure où elle peut satisfaire les goûts les plus bas. Le genre bouffe a sa noblesse, et les noms de Mozart, de Cimarosa, de Pergolèse, de Boieldieu, de Chabrier, lui ont donné un lustre égal à celui de l'opera seria; mais nous redoutons, avec M. Paul Bertrand, les « spécialistes de l'opérette moderne. Ils n'ont que faire à l'Opéra-Comique et il leur restera toujours trop de salles à Paris pour leurs entreprises d'enrichissement personnel et de corruption du goût public.


Courageusement, M. Rhené-Baton avait inscrit au programme des Concerts Pasdeloup, pour leur réouverture, une première audition. Il est vrai de dire que le nom de M. Jacques Larmanjat est un des plus justement estimés et des plus sympathiques parmi ceux des « jeunes ».

Sa Fan<aM/e romantique est digne du Divertissement et de la Sérénade qui avaient aifirmé avec tant d'éclat ses qualités aussi solides que brillantes. Cette fois, M. Larmanjat a voulu associer le piano à l'orchestre, mais non point dans la forme du concerto. L'instrument principal ne s'émancipe que pour ajouter, lorsqu'il le faut, une touche de couleur, un accent rythmique mieux marqué. La pièce est traitée sur le modèle d'une sonate et se divise en trois parties un andante, un allegretto et un tempo di marcia, sans interruption et qui s'enchaînent naturellement comme les trois parties d'un discours bien ordonné. C'est le piano qui d'abord expose, sobrement, le thème principal. La clarinette, puis tout l'orchestre le reprennent et le développent. La franchise de ce développement a quelque chose d'irrésistible çà et là, un gracieux épisode comme celui qui mêle aux sonorités du piano celles du cor apparaît comme un temps de repos; mais la marche vous entraîne à nouveau vers le dénouement, venu trop vite au gré de l'auditeur. On a fait un vif succès à l'auteur, à l'orchestre, et à son chef. Heureux début de saison, en vérité.

RENÉ DUMESNIL.

CHRONIQUE DE GLOZEL

Glozel en dehors de l'Institut. Comme beaucoup de mes contemporains, je n'avais de la controverse de Glozel qu'une très vague information, lorsque j'appris, à ma grande surprise, que M. René Dussaud, membre de l'Institut, avait cru pouvoir invoquer ma publication pour démontrer l'inauthenticité de l'écriture de Glozel. (Voir page 42 de sa brochure Gf<Me~ a r/7!s/!7Hf.) S'il faut en croire notre savant antiglozélien, M. Emile Fradin, initié à la préhistoire par M. Clément, n'aurait fait que copier les signes gravés que j'ai relevés sur


certains argolithes de la montagne bourbonnaise. On trouve en effet ces signes dans mon livre intitulé Les monuments de pierre ~ru~ de la région de Montoncel et du centre de /a France. On y trouve aussi, avec la curieuse inscription de Dighton-Rock (Amérique du. Nord) que j'ai copiée sur un ouvrage trop peu connu d'Onffroy de Thoron, un dessin relevé par moi-même sur un gros bloc de pierre, près de SaintLouis (Bolivie), presque sur les confins du Grand-Chaco et des territoires de chasse de la tribu des Indiens Chiriguanos, petite fraction de la grande race guaranie.

Ainsi donc, prétend M. Dussaud, M. Emile Fradin aurait utilisé pour la confection de ses premières briques les signes relevés dans mon ouvrage.

Je dois avouer que je suis stupéfait de l'usage qui a été fait de mon témoignage écrit et surtout de l'interprétation qui en a été donnée.

Comme mon ouvrage, antérieur de vingt-cinq ans environ aux premières trouvailles de Glozel a trait à des découvertes effectuées dans la même région, la conclusion qui semble s'imposer spontanément à tout esprit non prévenu, c'est que mes signes concordent tout naturellement dans leur allure générale avec ceux de Glozel, puisqu'il y a filiation de culture. De plus, il est logique que des signes communs à toutes les écritures, comme la croix et l'X, se retrouvent dans l'alphabet glozélien et dans les inscriptions de mon livre.

Les deux sortes de trouvailles paraissent donc s'étayer mutuellement l'écriture glozélienne corroborant mes signes rupestres, et réciproquement. Ceux-ci attestent l'authenticité de celle-là.

J'ai voulu me rendre compte par moi-même, de visu, de la nature des objets trouvés à Glozel; je voulus avoir le cœur net des doutes qui pouvaient subsister dans mon esprit en présence d'une controverse qui dressa en adversaires, en deux camps bien tranchés, quelques-unes des plus éminentes de nos personnalités scientifiques.

J'allai donc à Glozel et j'en rapportai la conviction qu'il était matériellement impossible que tant et de tels chefsd'œuvre fussent l'oeuvre d'un faussaire, ce faussaire supposé étant en l'occurrence un jeune campagnard dont les connais-


sances rudimentaires n'atteignent peut-être pas le niveau du certificat d'études primaires élémentaires.

Il. ne manque à ces inestimables collections qu'un cadre digne de leur valeur. Il est navrant qu'un pareil trésor soit dans le voisinage immédiat d'un tas de fumier. C'est une promiscuité qui doit donner aux étrangers une piètre opinion de l'intérêt que la France porte à ses richesses préhistoriques. Soit, pourra-t-on dire M. Levistre est revenu émerveillé du musée de Glozel, il y a vu des gravures sur os qui lui ont paru d'un art achevé, d'un naturel parfait; des tablettes d'argile qui cessent d'être le monopole de Ninive et de Babylone, des séptiltures de la plus ancienne facture (sépultures, hélas, qui ne sont défendues contre le piétinement des OHma~es que par des protections aussi dérisoires qu'illusoires). Mais tout cela ne constitue qu'une impression d'ensemble, plus sentimentale que scientifique.

Revenons donc à nos moutons, c'est-à-dire, en l'espèce, aux signes relevés dans mon ouvrage et rassemblés à la page 40 de la brochure de M. Dussaud selon un groupement qu'il lui a plu arbitrairement d'adopter.

Car, dans mon ouvrage, ces signes sont dispersés en plusieurs endroits, comme ils le son~f dans la diversité des lieux où ils ont été trouvés.

Je n'ai découvert en tout dans la montagne bourbonnaise que cinq ou six caractères gravés sur la pierre deux au dolmen de l'Assise et trois ou. quatre traits sur la pierre de Chargueraud. Ces derniers sont enchevêtrés comme des arabesques, mais la lecture en est douteuse, et certains même, contestant leur origine ouvrée, n'y voient que des accidents de la roche, une sorte de jeu rupestre de la nature. Je trouve en tout, comme m'étant attribués, une vingtaine de signes alphabétiformes dans le groupement arbitraire et « manigancé de la page 40 de la brochure de M. Dussaud. Or j'apprends que l'écriture glozélienne comporte cent onze signes il a donc fallu au jeune Fradin une dose quasi géniale d'imagination et d'ingéniosité épigraphique pour combler la marge qui sépare mes maigres documents de la riche nomenclature glozélienne. D'ailleurs, un examen attentif nous révèle que les br'qucs de Glozel numérotées 1 et 2 portent


beaucoup de caractères qui ne figurent pas dans .mon ouvrage. Et ceux qui s'y trouvent sont surtout des croix, des x et des y, communs à tous les anciens alphabets. M. Dussaud s'est demandé (page 38 de la brochure), si, indépendamment de quelques lettres majuscules de notre alphabet qui seraient en dehors de l'imitation de mes signes, l'inscription de là brique n° 1 ne constituait pas une réminiscence de nos chiffres arabes.

L'humble primaire que je suis n'a pas la prétention d'apprendre à l'éminent sémitisant qu'est M. Dussaud que nos chiffres improprement dits arabes ne sont que les neuf premières lettres de l'alphabet hébraïque. Le mot c7t!re, a~c~re en espagnol, d'où archives, n'est que le mot hébreu Sephar signifiant lettre et livre, comme en témoigne le nom antique de la ville de Cariath-Sephar, la ville des livres, au pays de Chanaan. La Revue d'Hippone a même publié sur ce sujet, vers 1900, un petit travail que j'ai intitulé L'origine et la signification des lettres et des chiffres de l'alphabet, dont j'attends encore la réfutation.

II n'y a donc rien d'étonnant dans le fait qu'une inscription en caractères antiques pût renfermer des caractères d'écriture qui ressemblent à des chiffres. C'est le contraire qui serait suspect, et cette coïncidence est une preuve de plus de l'authenticité des découvertes glozéliennes dans le domaine de l'épigraphie. Nous allons aborder maintenant l'argument le moins alambiqué, le plus spécieux, le seul susceptible d'être pris au sérieux de toute l'argumentation de M. Dussaud. Les textes de Glozel ne recouvrent aucune langue.

Une écriture comme celle de Glozel pose deux inconnues la Valeur des signes et la nature de l'idiome signifié. Ne connaissant ni l'une ni l'autre, il nous est donc impossible de déchiffrer les textes glozéliens. Mais cette impossibilité ne nous donne pas le droit d'affirmer que ces signes n'ont pas une signification dans une langue qui nous est inconnue et qui fut parlée comme le furent le latin, l'ancien grec, l'étrusque et d'autres langues que nous appelons mortes. Car les Glozéliens, je suppose, n'étaient pas tous aussi muets que les poissons qu'ils harponnaient. Si l'on demandait à nos plus illustres


celtisants la signification des noms propres de lieux dits, de montagnes, de rivières, de notre territoire celtique, ils seraient plus d'une fois embarrassés de répondre, et cependant le bon sens indique que ces noms ont dû avoir une signification dans une langue qui s'est perdue dans la suite des temps. Il faudrait connaître le contenu de la langue glozélienne pour avoir le droit de s'étonner de la rareté de certaines répétitions de caractères en admettant qu'on puisse sur ce point hasarder une affirmation.

D'ailleurs, les signes d'écriture n'ont pas toujours et nécessairement une valeur alphabétique, syllabique ou idéographique. Chez les chrétiens, le signe de la croix, qui est le <a« de la plus haute antiquité, a un sens symbolique qui peut être inconnu d'un musulman ou d'un samoyède. Dans les catacombes, le poisson, TcTtfTttM, se lisait clairement JésusChrist, fils de Dieu, Sauveur; mais les initiés seuls déchiffraient cette énigme. Et aujourd'hui même, que d'abréviations dont le sens échappe à bien des gens!

Les hiéroglyphes égyptiens ont été pris pour des motifs décoratifs jusqu'au jour où Champollion vint les déchiffrer, et les mosquées de l'Islam sont recouvertes d'arabesques qui sont des versets du Coran.

Pourquoi n'en serait-il pas de même des signes de Gloxel? Ceux-ci, dans certains cas, peuvent nous paraître jetés au hasard, comme les étoiles du ciel dans l'ordre dispersé des constellations. Ce sont peut-être des symboles, des signes cabalistiques de la famille des runes dont les file irlandais connaissaient le pouvoir magique et qu'ils gravaient sur les épées et les boucliers à titre de talismans.

Mais d'autres signes sont groupés en alignements, tantôt horizontaux, tantôt verticaux, tantôt obliques qui nous font pressentir un sens suivi, dont la lecture nous est actuellement impossible. Cette ignorance actuelle ne nous donne cependant pas le droit d'affirmer que l'écriture de Glozel ne recouvre aucune langue. Elle recouvre une langue que nous ne connaissons pas, ou ne connaissons plus. Mais il y a eu des traducteurs (Giilliaii, VSIter, etc.), donc un canevas se prête à la lecture.

Il m'est possible de présenter à ce sujet je ne dirai pas une


REVUE DE LA QUINZAINE

preuve, mais un argument, tout au moins une présomption vraisemblable d'ordre étymologique. Car les noms ont leur destin et portent en eux-mêmes leur- témoignage. Ce témoignage, en l'espèce, concorde admirablement avec la nature des trouvailles de Glozel et semble leur conférer spontanément un certificat d'authenticité. Glozel vient évidemment de <~o~, gleuz, qui, en celtique, signifie creux, trou, tombe, et, par extension, cimetière. Les envahisseurs qui refoulèrent des vallons sur les hautes montagnes la race de Glozel, donnèrent à l'endroit qui nous intéresse le nom de Glozel, cimetière, parce qu'ils y voyaient encore toutes fraîches, parce que toutes récentes, les sépultures que les fouilles viennent d'y mettre au jour. Les Fradin ont eu la chance de tomber sur un cimetière parce qu'ils habitaient un Glozel. Les noms propres ont la vie dure et ce que je dis de Glozel peut s'appliquer aux Cluzel, Cluzeau, Cluzet et autres noms de lieux de la même forme.

En résumé, les arguments antiglozéliens de M. Dussaud ne peuvent persuader que ceux qui ont le ferme vouloir de nier l'évidence et d'affirmer quand même et malgré tout qu'il fait nuit en plein soleil. Si quelqu'un nous disait qu'un beau jour les pierres de la région parisienne, soudainement émues par un impérieux besoin de bouger, par une sourde impulsion vers la forme esthétique, se sont mises à cabrioler, à virevolter, et qu'après des sarabandes sans nombre, des chocs et des contre-chocs infinis qui émoussèrent leurs angles et polirent leurs faces, elles finirent par asseoir leur équilibre dans l'admirable agencement architectural que nous appelons Notre-Dame-de-Paris, nous ririons au nez de ce quelqu'un. Antiglozéliens, allez donc à Glozel, et si vous êtes de bonne foi, vous avouerez qu'il n'est pas possible qu'une si merveilleuse collection soit l'ouvrage d'un faussaire, d'un jeune montagnard pourvu d'une instruction rudimentaire. La contrefaçon de tant de chefs-d'œuvre en est plus invraisemblable que l'originalité. Avec un tel talent supposé, M. Emile Fradin pourrait contrefaire des billets de la Banque de France. Il n'y gagnerait guère plus d'ennuis.

Ce garçon intelligent et aussi modeste que foncièrement honnête, dont les deux oncles; aujourd'hui défunts, furent 46


mes élèves à Fécole primaire de Ferrières-sur-Sichon, me disait, non sans mélancolie « Vous ne sauriez croire, monsieur, les ennuis de toutes sortes que m'a valus cette a/~a:'re de ,Glozel. Mes parents étaient les premiers à me jeter la pierre, en /;te disant « Tu nous as mis dans Hn beau pétrin; tu ne pouvais donc pas laisser <ranoM!es les cailloux et les briques du champ Dt;ra/on? » Et ce n'était guère e/!cottrageant. »

Eh non! à moins d'être complètement béotien, on ne laisse pas les cailloux tranquilles quand ces cailloux portent des gravures admirables qui remontent aux origines de l'humanité. On les ramasse ,on veut les faire connaître, on recherche la société, l'appui, l'encouragement de ceux que l'énigme des choses ne laisse pas indifférents, quos sollicitat mundi labor; et l'on persiste, dût-on être traité de faussaire. Mais la justice immanente, même à pas boiteux, suit son cours inéluctable. Vient un jour où justice est rendue aux prétendus faussaires. Pour mon compte, je tiens à protester énergiquement contre l'usage tendancieux et abusif qui a été fait de mon ouvrage pour le service d'une cause qui ne saurait être la mienne; je ne veux pas qu'on puisse dire un jour que par mon silence j'ai été même sans le vouloir le complice de ceux qui, par leurs attaques aussi passionnées qu'injustifiées, ont tenté de jeter le discrédit, sinon le déshonneur, sur une famille d'honnêtes cultivateurs que je connais comme tels depuis mon séjour à Ferrières.

LOUIS LEVISTRE

Auteur des ~Monumen~s de pierre brute

du ~ontonce~ et du Centre de la France.

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Madame Derville de « Rouge et Noir ». La cousine de Mme de Rènal, son ancienne compagne au Sacré-Cœur, sa confidente raisonnable qui assiste, clairvoyante et impuissante, sinon complaisante, à la course de son amie vers l'abîme de la passion, cette Mme Derville à qui Julien hésite un instant à faire la cour, d'après quel modèle Stendhal en a-t-il tracé l'esquisse charmante et légère? Suivant une habi.


tude quasi constante, il serait bien étonnant que le romancier n'en ait pas pris les traits dans la vie. Derville, ce nom résonne comme un nom de guerre ou de théâtre, et cependant on le retrouve mêlé à un épisode de la vie de Beyle, et cachant une femme aimable dont il avait fait la connaissance chez sa sœur Pauline lorsqu'une mission auprès du comte de SaintVallier le conduisit, dans les premiers mois de 1814, en Dauphiné.

La voici, à n'en pas douter, quoique désignée seulement par une initiale, présentée dans le journal de son « triste séjour à Grenoble »

Ma pauvre sœur, infiniment moins sensible que moi, mais d'une raison très froide, parfaitement et irrévocablement désabusée sur le compte du bâtard [son père] périssait d'ennui; nous pensâmes à Madame D. de Vizille, que je n'avais jamais vue et qui est une amie intime de ma sœur. Elle vint; j'allai avec ces dames à Claix, à Vizille et j'ai eu du plaisir à faire pénétrer dans ces êtres d'une tête pure quelques vérités sur les arts et quelques vérités de détail sur l'homme. Le bâtard sentait qu'il était de trop et que cette conversation d'honnêtes gens était au-dessus de lui et se retirait à dix heures. Nous bavardions jusqu'à une heure du matin (1).

La suite des lettres à Pauline où Mme Derville est clairement nommée montre une sollicitude affectueuse de Beyle envers cette jeune femme. Pas une ne se termine sans qu'il ne demande de ses nouvelles et ne se rappelle à son souvenir. L'année suivante, sous le ciel de l'Italie, il ne l'a point oubliée (2). Puis, ses relations épistolaires cessant avec sa sœur, il n'en est plus question (3) et ce n'est qu'en 1830 qu'elle reparaît dans le Rouge et le Noir sous la forme d'un personnage épisodique du roman. Mme Derville a donc existé, et cependant il n'y avait point à Vizille de Mme Derville, pas plus qu'à Vienne de comtesse Palfy ou Paris de Mme Doligny. Quelle (1) Correspondance, éd. Paupe et Chéramy, I, p. 415.

(2) Lettres d Pauline, Paris, 1921, p. 149, 151, etc.

(3) A moins qu'il ne faille la reconnaitre dans cette phrase de la première édition de Rome, A'ap/M et Florence (1817, p. 77) <: Au château de Vizille en France, Mme B. contant le ballet du Chêne de Beneuent nous faisait passer une partie des nuits s et dans une note de la Vie de //enrt Brulard (éd. Champion, II, 254) <: En 1814 et 1816, je us l'amour à Sophie Vernier (sic) et a Mlle Elise, mais pas assez, je me serais moins ennuyé. »


est donc cette amie de Pauline, à la fois réelle et imaginaire, qui exerça sur Beyle un attrait passager et persistant? La réponse est encore dans la Correspondance de Stendhal. En 1807, Beyle est à l'armée d'Allemagne; malgré l'éloignement, il se montre toujours plein d'attention vis-à-vis de sa sœur il s'informe de ses lectures, de ses distractions, de ses relations. Par son domestique Jean, nouvellement venu du Dauphiné, il apprend que Pauline vient de se faire une nouvelle amie, Mlle Boulon (4). Quelle est cette jeune fille, s'empresse-t-il de demander à sa sœur, est-elle naturelle, a-t-elle de l'âme et de l'esprit? Mais Pauline était indolente; les mois s'écoulent, elle se marie, et, en 1810, elle n'avait pas encore satisfait à la curiosité de son frère (5).

Ce que Beyle n'arrivait pas à savoir de sa sœur, demandonsle à l'état-civil de Vizille. En quelques lignes tracées d'une plume aussi régulière qu'indifférente, le greffier qui a dressé ce registre nous révèle que, le 2 novembre 1806, « demoiselle Marie-Sophie Boulon, âgée de 19 ans, née et résidante à Vizille, fille mineure de M° François-Philibert Boulon, notaire et de dame Marie Turc-Durif » a épousé « Antoine-Casimir Gauthier, âgé de 23 ans, né à La Saulce (Hautes-Alpes), négociant résidant à Vizille.

Sophie Boulon, devenue Mme Gauthier, telle est, à n'en pas douter, la vraie personnalité de Mme Derville. Pauline pouvait-elle avoir une autre amie intime à Vizille? Bien mieux, cette ombre féminine reparaît encore une fois tardivement dans l'existence de Stendhal. C'est dans un de ces innombrables testaments où, nouveau Villon, il a nommé tour à tour à peu près tous les êtres qui avaient marqué dans sa vie. Le 8 février 1835, à Rome, il pense à trois femmes qu'il a connues la comtesse Curial, Mme Martini (la Giulia Berlinghieri qu'~1 avait failli épouser) (6) et Mme Sophie Gauthier (de Vizille) à Grenoble. A chacune il lègue un exemplaire de ses ouvrages et une gravure.

.(4) Correspondance, I, 295. Correction d'après l'autographe; l'imprime porte Bonler (!) Cf. ibid., p. 305.

(5) 11 août 1810. Lettres d PftMHne, p. 87. Désignée seulement sous le prénom de Sophie.

(6) Voir F. Boyer Gttth'a ou le mariage manqué de Stendhal, éd. du Stcndhal-Club, n" 29, 1930.


S'il ne se trouve pas de gravure présentable à mon décès, ajoutet-il, mon héritier achètera trois exemplaires de la gravure des Cygnes (gravée par Porporati d'après le Corrège) et les enverra aux dames ci-dessus nommées sans dire de quelle part (7). N'essayons pas d'alourdir d'un commentaire le sentiment subtil qui unissait à cette minute, dans sa mémoire émue, ces trois noms de femmes avec les trois figures de ce tableau voluptueux du peintre de Parme.

Au regard de notre curiosité, ce que nous savons de Sophie Gauthier est bien peu de chose. Pauline s'était sans doute liée avec elle dans cette institution des dames de Saint-Pierre fondée à Grenoble au sortir de la Révolution par Mlle de Bourcet de la Saigne, et dans laquelle, au grand désespoir de Beyle, on apprenait aux jeunes filles plutôt à faire des bas qu'à connaître le cœur humain suivant Helvétius. En 1809, son mari, succédant à son beau-père, de négociant devint notaire. Le ménage marchait si mal qu'en 1815, Sophie Boulon consultait les avocats et notamment cet équivoque Paul Didier, le futur conspirateur, en vue d'une instance en séparation (8). « Elle et moi sommes presque dans un embarras aussi inextricable », disait Stendhal, faisant sans doute allusion à ses difficultés conjugales (9). Difficultés financières? Incompatibilité d'humeur aussi, peut-être, entre un mari terre-à-terre et une jeune femme à l'esprit romanesque, ayant du caractère (10) et que la vie n'avait point satisfaite. On conçoit quelle agréable diversion dut être dans l'existence monotone de Pauline et de Sophie l'apparition de l'auditeur Beyle, élégant, désinvolte, rompu aux habitudes des femmes de la ville et du théâtre, émaillant sa conversation d'aperçus ingénieux et piquants sur le monde et les arts. Lui-même, blasé seulement en apparence, était ravi de rencontrer des <: têtes pures s' prêtes à partager son enthousiasme; 'il rêvait de transporter sur le sol italien ces plantes alpestres qui s'étiolaient sur place (11).

(7) Cordier Stendhal et ses amis, p. 57.

(8) H. Dumolard Jean-Paul Didier et la conspiration de Grenoble. Grenoble, 1928, p. 70, 87.

(9) Lettres à Pauline, p. 161.

(10) Au chapitre LXXI du Rouge, Madame Derville assiste au jugement de Julien et ne s'attendrit point, comme les autres femmes. (11) Lettres à Pauline, p. 156, 176. Deux lettres de la corresp&m*


li serait assez vain de rechercher pourquoi Stendhal a dissimulé la vraie personnalité de Sophie Gauthier sous le nom de Mme Derville. Nom de théâtre, avons-nous dit. Oui et d'un théâtre que Stendhal avait beaucoup pratiqué, celui de LouisBenoît Picard il y a un Derville dans les Amis de collège, un autre dans le Collatéral. Nom romanesque aussi puisque c'est celui d'une mère coquette de J.-N. Bouilly (12) et que, l'année même où paraissait le Rouge et le Noir, Balzac le donnait à un personnage de Gobseck. Et puis Stendhal voulait peut-être éviter toute confusion possible avec une autre Mme Gauthier, la fille de l'ancien préfet Rougier de La Bergerie, Mme Jules, qui allait devenir plus tard sa meilleure amie.

Rentrons maintenant dans la fiction et ouvrons le Rouge e/ le Noir au chapitre VIII « Dès l'arrivée de Mme Derville, il sembla à Julien qu'elle était son amie, il se hâta de lui montrer le point de vue qu.e l'on a de l'extrémité de la nouvelle allée sous les grands noyers; dans le fait il est égal, si ce n'est supérieur à ce que la Suisse et les lacs d'Italie peuvent offrir de plus admirable. Si l'on monte la côte rapide qui commence à quelques pas de là, on arrive bientôt à de grands précipices bordés par des bois de chênes qui s'avancent presque jusque sur la rivière. C'est sur le sommet de ces rochers coupés à pic que Julien, heureux, libre et même quelque chose de plus, roi de la maison, conduisait ses deux amies. et jouissait de leur admiration pour ces aspects sublimes. Les noyers, les grands précipices bordés de bois de chênes qui s'avancent vers la rivière, c'est Claix, Furonières, le rocher de Comboire qui se découpe comme une proue de navire sur la plaine du Drac, et Julien c'est, à cette minute même, Henri Beyle, « roi de la maison jouissant du plaisir des âmes sympathisantes de Pauline et de Sophie, dans une de ces rares journées de bonheur que lui avait réservées son triste séjour à Grenoble en 1814. LOUIS ROYEli. dance de Stendhal sont adressées à Sophie Gauthier la première du 30 septembre 1822 (H, 265) ne contient rien de personnel; la seconde, datée de Rome, 30 juillet 1835 (III, 148) prodigue des conseils paternels et fait allusion au fils de Mme Gauthier, Casimir Paul Albin, né à Vizille le 3 mars 1810. Sophie ne survécut guère à Henri Beyle. Elle est morte quelques mois après lui, le 30 juillet 1842, à Grenoble, où son mari qui avait abandonné le notariat, occupait un emploi à la recette des finances. (12) Les Mères de famille, Paris, Janet, 1823, tome II, p. 182; nouvelle intitulée Marta~e précoce.


NOTES ET DOCUMENTS D'HISTOIRE

A propos du Masque de Fer (Lettres !7:ëd~es de Afa~ar~). Le Mercure a publié le 15 août 1932 un lumineux article de M. Emile Laloy sur le livre que M. Maurice Duvivier a consacré à l'énigme du Masque de Fer.

Il résulte de ce compte rendu que la solution qui vient d'être proposée sous une forme très pittoresque et avec d'impressionnantes précisions ne repose, au fond, que sur une simple similitude de noms.

Eustache Dauger, enfermé à Pignerol en 1669 et transféré à Paris en 1698 était, après Matthioli, le personnage qui excitait au plus haut point la curiosité des chercheurs, depuis que M. Jules Lair l'avait mis en vedette par un travail publié en 1890. M. Duvivier a cru le reconnaître dans le chevalier de Cavoye, appelé « Eustache Dauger en son acte de baptême du 18 février 1639, mais dont le nom patronymique aux formes assez variables était Ogier.

M. Duvivier s'est efforcé, par d'ingénieuses déductions, accompagnées d'une documentation très serrée, de justiner l'opinion qu'il s'est formée. De même s'est-il appliqué à démontrer la nécessité de l'arrestation et, ce qui était plus difficile, celle de l'emprisonnement au secret avec accompagnement du fameux loup de velours que l'imagination de Voltaire a transformé en un masque de fer, emprisonnement aggravé dans des conditions rigoureuses et insolites qui ont créé, autour de l'inconnu mort à la Bastille en 1703, tant de fables absurdes.

L'impression de M. Laloy est que les trouvailles de l'auteur ne sont pas concluantes, que le mystère demeure tout entier, que la discussion n'est pas close, et son avis est qu'il faut chercher la solution des problèmes restés en suspens en « prenant comme base l'extraordinaire probabilité que le Masque était l'aîné des Cavoye

C'est en me conformant entièrement à cette manière de voir que je crois utile de verser quelques documents aux débats, non point d'ans l'intention de tirer toute l'affaire au clair, tant s'en faut! mais simplement parce que ces renseignements nouveaux éclairent l'histoire encore p'eu connue


des frères de Cavoye, et qu'ils se ,rapportent plus ou moins directement, le lecteur jugera dans quelle mesure, à des faits invoqués par M. Dt:vivier à l'appui de sa thèse. J'y ajouterai, en petit nombre, quelques remarques sur certaines citations de l'auteur. Duvivier, très loyalement, a reconnu, dès la page première de sa préface, qu'il a sollicité les textes, mais « sans avoir de système fait à l'avance ». Le simple curieux n'est pas toujours à même de distinguer à quels moments et dans quelles proportions l'historien a interprété certains témoignages conformément à sa propre manière de voir. J'essaierai d'aider le lecteur, en deux ou trois occasions, dans cette tâche épineuse.

L'auteur du Masque de Fer assure qu'Eustache de Cavoye était celui des six fils du capitaine des mousquetaires de Richelieu qui fut de l'esclandre de Roissy. Ce point n'est pas absolument établi.

D'après Gatien des Courtilz de Sandras, le Cavoye de Roissy était « le frère aîné de celui qui est grand maréchal Il ne dit 'pas « l'aîné des Cavoye ». Eustache et Armand étaient tous deux les aînés de Louis, grand maréchal, quand parurent les Mémoires de Monsieur d'Artagnan; on a donc le choix. Bussy-Rabutin, un peu plus précis, a écrit « le jeune Cavois, lieutenant aux gardes ». Mais aucun des trois frères n'avait ce grade au. moment de l'affaire. Au surplus, cette question de hiérarchie militaire ne peut prouver grand'chose, si l'on songe que les Mémoires de Bussy coururent sous le manteau longtemps avant d'être imprimés, et que la version qui nous est parvenue n'eut sa forme définitive qu'en 1696,, qui est, si je ne me trompe, l'année de la première édition chez Jean Anisson, c'est-à-dire à une époque où quatre des frères avaient passé par la lieutenance. En spécifiant « le jeune Cavois le cousin et correspondant de Mme de Sévigné pouvait aussi bien désigner le plus jeune des aînés de Louis, soit Armand. Donc, aucune certitude.

Ceci a son importance, car M. Duvivier fait de l'orgie de Roissy le pivot de son système.

Admettons cependant qu'Eustache était l'un des convives de cette ripaille sacrilège. L'influence qu'elle aurait eue sur l'avenir du jeune sous-lieutenant aux gardes oblige à examiner


d'un peu près quelle est la part qui lui revient" exactement dans les faits.

On ne sut ce qui s'était passé à Roissy que par ceux qui assistèrent à ce dévergondage. Une chose dont on est sûr, c'est qu' « on se moqua de deux des sacrements les plus augustes que nous ayons dans nôtre religion, le baptême et l'eucharistie On raconta là-dessus, dit Sandras, « des choses effroyables qui ne sont bonnes qu'à être passées sous silence M. Duvivier précise un porcelet fut baptisé carpe, accommodé et mangé pendant les jours saints. L'auteur charge un peu sur les détails connus et déjà suffisamment amplinés, en rajoute « On flaire, dit-il, un parfum de sabbat, de messe noire s<. Il mêle à l'affaire, de sa propre autorité, le curé de Roissy, malgré le silence unanime des contemporains sur ce prêtre. Deux fois, les mots « messe noire reviennent sous sa plume. Cependant, les mémorialistes ne parlent que de la vraie messe à laquelle les libertins dégrisés assistèrent le lendemain matin, jour de Pâques, en la chapelle du château. M. Duvivier estime qu'à partir du scandale de Roissy, Eustache de Cavoye, compromis à fond, traîne après lui « un relent de mystère et de soufre et jouit d'une « diabolique réputation Satan le tient. Il a perdu l'estime de la cour. Il est « classé amoral, pervers, dangereux tel le jugea certainement Louis XIV. Tout cela, ajoute M. Duvivier, < devait peser lourd sur le destin d'Eustache &.

Les suites de l'escapade ne concordent nullement avec cette opinion. Bussy, dans son récit des Amours des Gaules, ensuite dans sa lettre à Mme de Sévigné du 17 avril 1692, oublie complètement de citer le nom de Cavoye. Les Mémoires de Mme de Mofteu~e ne soufflent pas mot du même personnage. Même silence dans les Mémoires de la duchesse de MajMrz'n où il n'est guère question que de Mancini. Autre silence non moins remarquable de l'annotateur de ces Mémoires. Aucun écrit de l'époque n'attribue à ce Cavoye une place quelconque dans l'organisation des scènes scandaleuses. Aucun rôle ne lui est assigné. Ce fut un comparse amené par hasard, au dernier moment, par des compagnons de plaisir, Guiche et Manicamp.

Lorsque Mazarin se décida à sévir, il frappa à la tête et


négligea le menu fretin. Mancini, Guiche, Bussy, Vivonne, Manicamp et Le Camus n'échappèrent pas à sa colère. « Cavoye est le seul qui paraisse avoir été épargné fait observer avec raison M. Laloy. En réalité, Cavoye, figurant accessoire et effacé, passa à travers les mailles du filet et s'en tira indemne.

« Aucun témoignage ne nous apprend ce qui lui arriva », constate M. Duvivier avec quelque déception.

L'auteur, qui a fait un si parfait exposé de la question du Masque de Fer, n'a pas eu connaissance de deux lettres inédites du cardinal de Mazarin qui permettent de répondre à la question qu'il a posée et qui montrent qu'il ne survint aucun désagrément au Cavoye de Roissy. Ces lettres donnent exactement la mesure du crédit de la famille à la cour, immédiatement après les incartades des jeunes écervelés.

La veuve du factotum de Richelieu possédait l'amitié de la reine Anne d'Autriche et savait manoeuvrer adroitement dans les situations les plus délicates et les plus difficiles. Cet art lui valut d'être rangée par Saint-Simon parmi les « femmes d'intrigues de la vieille cour.

Soupçonna-t-elle que le fâcheux éclat des divertissements nocturnes de Roissy avait pu nuire aux siens dans les bonnes grâces de Leurs Majestés et du puissant ministre? Toujours est-il qu'elle jugea prudent de s'en assurer. La réponse qu'elle reçut leva tous ses doutes. La malédiction royale n'avait pas été lancée contre l'un des Cavoye.

Le 5 juillet 1659, Mazarin écrivait de Poitiers à Mme de Cavoye

Madame,

Je vous puis asseurer que qui que ce soit ne m'a dit la moindre chose qui vous pust nuire dans mon esprit. Mais quand on l'auroit voulu faire, je vous asseure avec franchise qu'on n'y auroit rien gaigné. Je scay que vous estes bonne et raisonnable, et cela estant, je suis persuadé qu'il n'est pas possible que vous n'ayez tousjours quelque amitié pour moy, puisque, de mon côté, je souhaite passionnément les occasions de vous confirmer par les effectz que je suis, M[adame] V[ostre].. (Suivait la /CTmufe ordinaire d'affection.)

Le 10 juillet, c'est-à-dire le jour même où cette missive par-


venait à la mère d'Eustache, Bussy-Rabutin, le plus âgé et par conséquent le plus coupable des libertins dé Roissy, était condamné à l'exil par lettre de ~cachet donnée Fontainebleau, qui lui arriva le 14.

Cette différence de traitement est-elle assez significative? Au reçu de cette réponse, une réflexion dut venir à l'esprit de la destinataire, réflexion que le lecteur s'est certainement déjà faite. Le ministre affirmait bien à Mme de Cavoye que son crédit n'avait point souffert, mais il ne disait rien de ses fils. Une nouvelle démarche, ou une nouvelle requête de la veuve du capitaine des gardes, provoqua une réponse dans laquelle le point qui tenait tant au cœur de la solliciteuse n'était plus passé sous silence.

Le 23 du même mois, Mazarin envoyait de nouvelles protestations d'amitié à sa correspondante

Madame,

Ce que vous avez veu dans la dernière lettre que je vous ay escrite soùbs le véritable sentiment de mon coeur que vous trouverez tousjours remply' de beaucoup d'estime pour vostre personne et d'affection pour yostre famille, je vous prie de me faire la justice d'en estre persuadée et que je suis sincèrement.. (etc.) Je vous prie de croire que vous n'avez serviteur plus asseuré que moy et quy vous le tesmoignera tousjours et à toutte vostre famille (1).

-<: A toute votre famille! Cette phrase est répétée deux fois. Eustache y compris, par conséquent.

Si le cardinal avait voulu détruire par avance toute supposition d'une disgrâce frappant un Cavoye après l'affaire de Roissy, il ne s'y serait pas pris autrement.

La renommée du Cavoye de Roissy fut à peine effleurée. Son nom n'était pas parvenu aux oreilles de Mazarin, cependant si exactement renseigné. Ce nom n'apparut publiquèment qu'en 1696; il ne fut reproduit dans les Mémoires de AfonsteHr d'Artagnan, parus à Cologne, qu'en 1700.

Si la réputation satanique d'Eustache est illusoire, toute la combinaison chancelle et menace de s'effondrer. Car l'auteur du Masque de Fer a besoin d'un d'Auger im(1) Archives du Ministère des Affaires étrangères, t. 279, f" 329, et t. 284, f" 433 V.


pliqué dans des 'affaires louches, engagé dans des pratiques occultes, évocateur d'esprits infernaux, d'un d'Auger magicien ou sorcier, pour échafauder à l'appui de sa thèse des suppositions qui prendront insensiblement figure de certitudes.

La mémoire d'Eustache endossera donc les accusations les plus terribles et ne bénéficiera jamais du doute. De page en page s'accumuleront, en ce réquisitoire inexorable, les charges indispensables, mais toutes aussi aléatoires les unes que les autres.

C'est d'abord le meurtre involontaire d'un page à SaintGermain qui force l'un des Cavoye à quitter le régiment des Gardes. Lequel des Cavoye? M. Duvivier rend Eustache responsable de l'homicide et lui impute gratuitement des intentions ignobles.

L'historien s'est livré à des recherches méritoires dans le dossier de la vaste enquête de la Chambre ardente chargée de faire la lumière dans l'affaire de la Voisin, la célèbre empoisonneuse qui fut brûlée comme sorcière .en 1679. Il est arrivé à repérer le nom d'un chirurgien qui fut désigné par l'empoisonneur Bélot comme ayant pu fournir des compositions d'arsenic et d'opium. Ce préparateur de drogues mortelles s'appelait Auger et non d'Auger et encore moins Ogier; son prénom n'est pas connu. M. Duvivier reconnaît d'emblée, dans ce médicastre dangereux, le chevalier Eustache Ogier de Cavoye, sans s'étonner le moins du monde de retrouver l'élégant habitué des salles d'armes et des salons aristocratiques au milieu des emplâtres et des seringues en étain!

Quelle apparençe y a-t-il que l'ancien lieutenant aux gardes, obligé de travailler pour vivre, à ce que prétend l'auteur du nouveau Masque de Fer, ait choisi ce métier qui exigeait un long apprentissage, de préférence à celui de maître d'armes, de moniteur dans une académie de cheval, ou de cuisinier ?

M. Laloy a d'ailleurs montré, par une différence de dates, qu' « il est tout à fait invraisemblable qu'Auger le chirurgien ait été Eustache Dauger

En 1680, M. de la Reynie, continuant l'instruction des affaires scandaleuses, un nommé Guibourg ,prêtre renégat, avoue


qu'il a dit une « messe noire quelque part, au Palais Royal ou ailleurs, à la demande d'un chirurgien jeune et bien fait. Quel chirurgien?. Son nom n'est pas cité. On sait seulement qu'il demeurait avec son frère, au faubourg Saint-Germain, vis-à-vis la grand'porte des malades de la Charité. Devant ce signalement indécis, M. Duvivier n'a pas la moindre hésitation. Il décrète que c'est Auger, ou pour mieux dire Eu~ache de Cavoye.

Quand il s'agit d'aggraver les charges, Guibourg est cru sut parole, non seulement dans tout ce qu'il dit, mais dans ce qu'il laisse à entendre. Une messe noire au Palais Royal?. Mais alors, Madame Henriette aurait accepté de se prêter au prêtre infâme? « Hélas! on ne peut la disculper, comme on le voudrait si ardemment. Ah! fine et tendre Madame, délicate figure tracée par La Fayette, charme et douceur de votre temps, inspiratrice de Racine et de Bossuet, avez-vous vu cela? Sur une vague insinuation de Guibourg, la condamnation est prononcée.

Mais lorsqu'il s'agit d'un défaut de concordance pouvant nuire à la thèse, lorsqu'on constate que le domicile exact des frères de Cavoye ne correspond pas précisément avec l'indication d'adresse donnée par Guibourg, la mémoire du prêtre coupable est supposée avoir des lacunes et devient sujette à caution « .Faut-il prendre à la lettre ce que raconte Guibourg? »

L'identification hasardeuse deviendrait à la rigueur acceptable si l'on pouvait établir qu'Eustache était un déséquilibré, un sorcier, un pratiquant attitré des offices lucifériens. C'est pour tendre à ce résultat impossible en l'état actuel des recherches que l'auteur a pris la précaution de poser un jalon dès l'affaire de Roissy en introduisant, sans que rien ne l'y aut'orise, une messe noire et une apparition infernale parmi les folles distractions des jeunes débauchés. L'étançon planté là pour soutenir l'édifice aux lignes séduisantes est un peu trop visible.

Enfin, le même Auger aurait eu des relations coupables avec la Brinvilliers, l'aimable marquise qui empoisonna son père et ses deux frères. M. Duvivier le suppose, parce que, dans sa fameuse concession écrite, cette charmante personne citait


parmi ses « amis un sien cousin. Le nom manque. Cette lacune permet de tout arranger. Cavoye le sorcier, l'empoisonneur, lui avait enseigné l'art qu'elle pratiqua si brillamment. Elle était son élève! « Ils étaient cousins. « La parenté des deux familles n'a jamais été signalée, dit M. Duvivier, mais elle est indéniable. »

Tant pis pour celui qui se contente de l'assertion sans remonter jusqu'à la preuve donnée par l'auteur lui-même. M. Laloy l'a fait remarquer en réalité, Eustache était le cousin issu de germain d'un Cavoye de Beaufort-en-Santerrc, qui avait épousé une Aubéry, laquelle se trouvait avoir la trop célèbre marquise pour cousine sous-germaine. Entre les Cavoye de Beaufort et les Brinvilliers, il y avait affinité lointaine. Entre les Cavoye de Paris et les Brinvilliers, il n'y avait absolument rien.

« C'est de ces Cavoye de Beaufort qu'est issu notre Eustache affirme M. Duvivier. L'auteur, qui a consulté toutes les généalogies du Cabinet des Titres, à la Bibliothèque Nationale, sait bien qu'il n'en est rien. La terre de Beaufort, en Picardie, ne fut achetée par un Cavoye de la branche aînée que le 4 juin 1617. Or, la branche cadette, à laquelle appartenait incontestablement Eustache, était fixée à Breteuil avant 1589; elle émigra à Paris, en la personne de François, père d'Eustache, dans le premier quart du xvn° siècle.

A-t-on, par ailleurs, quelque trace des rapports entretenus entre les Cavoye et les Brinvilliers? Aucune.

Un assemblage de suppositions présentées avec une extrême habileté sous forme de faits acquis, et voilà Eustache devenu un anormal, un monomane du sortilège et du poison, un dément sacrilège à double visage et à triple domicile, fréquentant d'une part la haute société en la demeure qu'il partage avec son frère Louis, et menant d'autre part une existence satanique en l'antre ténébreux où il reçoit la basse pègre, noue de sombres intrigues, lance des maléfices et compose des breuvages qui assassinent.

Si l'on admet comme paroles d'évangile cet amalgame de conjectures, on comprend pourquoi Louis XIV aurait tenu à débarrasser la société de ce fou criminel et l'aurait envoyé sous bonne garde moisir à Pignerol.


Reste à établir l'opportunité du loup de velours noir et de l'incarcération à la Bastille.

Emprisonné d'abord à Pignerol avec Lauzun et Fouquet, Eustache serait devenu le serviteur de ce dernier, distançant ainsi le maître Jacques de Molière et passant successivement par les emplois de lieutenant aux gardes, de barbier-chirurgien-apothicaire, et de valet de chambre.

Ici, une difficulté se présente.

Si le Dauger donné par Saint-Mars à Fouquet pour serviteur, qualifié « valet par Louvois dès son arrivée à Pignerol et considéré comme laquais de profession, n'est autre que le chevalier de Cavoye, il faut admettre, de toute nécessité, que les deux hommes étaient des inconnus l'un pour l'autre. « Eustache, comme toute la cour, connaissait Fouquet, mais la réciproque est improbable, fait observer M. Duvivier allant au-devant de l'objection, qu'était-ce qu'un jeune sous-lieutenant aux gardes pour Monseigneur le Surintendant ? »

M. Duvivier ne semble pas se -douter que des liens de parenté unissaient les Cavoye aux Fouquet.

Anne Le Page de Hédouville, veuve de Jean Ogier de Cavoye, grand'tante d'Eustache, avait épousé en secondes noces Nicolas de Héricourt et en avait eu une fille, Louise, mariée à Daniel de Saint-Aubin, dont naquit Suzanne de Saint-Aubin, dame d'Aubigny et de Faye, laquelle s'était mariée en 1632 à Jacques-Emmanuel d'Aumont, frère d'Antoine, maréchal de France, et de César, marquis de Clairvaux. De cette alliance était née une fille unique, Anne-Elisabeth d'Aumont, la seconde des trois femmes d'Erard du Châtelet, mère d'Antoine du Châtelet, marquis de Clefmont. Cet Antoine, cousin des Cavoye, était le mari de Suzanne Gigault de Bellefonds, fille du maréchal, et de Madeleine Fouquet, cette dernière fille de Jean Fouquet, marquis de Chalain.

D'autre part, César d'Aumont, frère de Jacques-Emmanuel petit-fils par alliance de Mme de Cavoye née Le Page de Hédouville, avait eu une fille, Anne, qui avait épousé Gilles Fouquet, propre frère du surintendant (2).

(2) Le P. Anselme. Histoire f/enf'aio~ttf, t. IV, page 877.


Comment croire, dans ces conditions, que Nicolas Fouquet ignorait les Cavoye?

L'affinité était assez éloignée, mais il est certain qu'elle n'avait pas été perdue de vue, de part ni d'autre, et les relations entre les deux familles étaient encore suivies du vivant de la maréchale de Bellefonds. Quand Madeleine Fouquet voulut marier Clefmont, son petit-fils, elle sollicita la survivance du gouvernement de Vincennes en faveur du jeune homme, ce qui lui fut refusé. Quelqu'un se chargea de tout arranger. Ce quelqu'un possédait l'amitié de Louis XIV et sut agir efficacement. Le comte de Clefmont obtint la survivance et put épouser la fille du duc de Richelieu. L'artisan de cette union fut Louis de Cavoye, frère d'Eustache. J'ai conté tout au long l'histoire de ce mariage dans mon travail, le Marquis de Cavoye.

D'autre part, Charles-Armand Fouquet, fils du surintendant, figurait en 1707 parmi les créanciers du marquis de Cavoye. Voir même ouvrage, page 483.

On alléguerait en vain que les rapports de famille ici rappelés sont un peu tardifs et qu'il serait préférable de produire des preuves de contact antérieures à l'arrestation de Fouquet, car, sur ce point, l'on est servi par les documents. Mazarin avait tout particulièrement recommandé la veuve du capitaine des gardes de Richelieu aux surintendants Servien et Fouquet, en 1657. Deux lettres inédites trouvées dans un dossier que M. Duvivier n'a pas ouvert en font foi. Les voici

Lettre de Mazarin « Mme de Cavoye, née Marie du Lort de Sérz'~naf!, du 27 mai 1657

Madame,

Je vous adresse le billet pour Messieurs les Surintendants que je vous avois promis, et je vous dois des excuses de ne vous l'avoir pas envoyé plus tôt.. Je souhaitte de tout mon cœur qu'il produise tout l'effect que vous pouvez désirer. Et en tout cas qu'ils différassent à vous donner satisfaction et qu'il fallust encore leur faire une recharge pour vous la procurer, vous n'aurez qu'à me le faire sçavoir, et vous esprouverez en cela comme en toute autre chose que je suis véritablement, etc.


Lettre de Mazarin aux Surintendants, du même jfour A messieurs les surintendants,

Il y a tant de justice dans la poursuite que fait Madame de Cavoye pour le payement de ce qui luy est deub qu'elle ne devroit pas avoir besoin de recommandation auprès de vous, mais comme elle est fort de mes amis, je n'ay pu m'empescher de vous escrire ces lignes pour vous faire sçavoir que l'intention du Roy est qu'elle soit promptement satisfaitte. Et je vous seray sansiblement obligé en mon particulier du soin que vous en prendrez (3). Fouquet, du vivant de Servien, et dès 1657, avait absorbé tout le pouvoir en attendant de devenir seul surintendant deux ans plus tard. Il n'avait pu faire autrement que de s'occuper des intérêts des protégés du cardinal. Nulle part il n'est question de la « recharge envisagée par Mazarin. Eustache', alors âgé de vingt ans, était déjà officier au régiment des gardes.

L'énigme de Pignerol, au lieu de s'éclaircir, paraît ici se compliquer. Est-il possible d'admettre que, lorsqu'on lui présenta Eustache Dauger comme serviteur de métier, l'ancien surintendant, cet homme qui possédait « le génie de la clientèle et « le don de s'attacher à tout ce qui évoluait autour de lui », avait oublié et le client patronné autrefois par Mazar,jn, et les biens de famille qui les rapprochaient, et le héros de J'affaire de Roissy, à laquelle avait été mêlé, à tort ou à raison, l'abbé Basile Fouquet, son frère?

M. Duvivier a essayé ensuite de prouver qu'Eustache avait empoisonné Fouquet à Pignerol, crime particulièrement lâche contre un prisonnier et un bienfaiteur. Je me borne à renvoyer, sur ce point, à l'opinion exprimée par M. Laloy. L'auteur du Masque de Fer a cité à maintes reprises mon travail sur le Marquis de Cavoye publié en 1920, et a bien voulu le juger favorablement. « La mère du Masque de Fer, dit-il, méritait les honneurs d'une étude un peu poussée et elle l'a obtenue de M. Huguet, auquel je renvoie le lecteur pour son agrément. Plus loin, il constate que j'ai nommé bien exactement les six fils de Marie de Sérignan et achève par cette remarque moins flatteuse « M. Huguet, dans sa (3) Archives du Ministère des Affaires étrangères, t. 274, f° 263 et 265 v.

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biographie du marquis de Cavoye. ne disposait pas des documents nécessaires pour leur donner à chacun son étatcivil et il s'est abondamment trompé sur cette question, qui d'ailleurs était pour lui bien secondaire.

J'ai donné pour enfants au capitaine des gardes de Richelieu 1° Pierre, qui fut tué à la bataille de Lens; 2° Charles, lieutenant aux gardes; 3° Eustache, né en 1637; (dans un document du Cabinet des Titres ces trois premiers enfants sont appelés aussi Gaspard, Hector et Jacques); 4° Armand; 5° Louis; 6° Jacques, dernier né des garçons; 7° Henriette; 8° Constance; 9° Charlotte; 10° Marie; 11° Anne. On retrouve ces mêmes noms,' en ce même ordre, dans le Masque de Fer, mais l'autour n'a tenu compte ni des seconds prénoms des trois premiers fils, ni de ceux des cinq filles. Peut-être est-il utile de faire remarquer que la postérité de l'une de ces filles survit, très nombreuse, en la famille des de Sarret, marquis de Fabrègues. Du. mariage de Jean.Henri de Sarret, marquis de Fabrègues et de Catherine d'Argelliès, célébré en 1704, naquirent onze enfants qui ont fait souche.

Je dois avouer que, me basant sur des renseignements exacts mais insuffisamment explicites, j'ai confondu plus loin deux frères entre eux. Une pièce que j'ai publiée en fac-similé donne pour vivant, en 1666, « Calvant de Cavoye ». Aucun des fils ne portant un prénom semblable, j'ai cru qu'il s'agissait d'Armand. Les mots Calvant et Armand offrent quelque ressemblance et ont l'avantage de la rime. M. Duvivier m'apprend, sans rime, mais avec raison paraît-il, que le nom placé avant le patronyme est, en l'espèce, celui d'un fief, le fief d'Esclevaux. Je m'incline, bien que le fait de disposer les noms dans cet ordre soit à peu près sans exemple. La Gazette n'indiquant jamais le prénom quand elle enregistre la blessure ou la mort d'un Cavoye à la guerre, j'ai donc porté Charles tué à Lille au lieu d'Armand supposé vivant en 1666, tandis que, véritablement, il était tombé à Arras dès 1654. Je confesse bien volontiers cette méprise et regrette les conséquences d'ailleurs peu considérables qu'elle a pu avoir. Mes erreurs s'arrêtent là, jusqu'à plus ample informé.

M. Duvivier ajoute « .S'il fallait, par exemple, admettre avec M. Huguet qu'Eustache de Cavoye trouva une mort glo-


rieuse en 1654, mon livre est bon à déposer en ces archives où Alceste logeait le sonnet d'Oronte. :1>

Ainsi, me voilà sommé dé parler, de m'expliquer, de donner un avis.

Effrayé de la responsabilité que l'auteur m'attribue, je me suis reporté à mon texte, et, à l'aide de la table onomastique finale, j'ai constaté que j'avais cité Eustache Dauger, puisque Dauger il y a, deux fois seulement, et pas davantage une première fois pour donner la date de sa naissance, avec le texte !'n extenso de l'extrait de baptême dont la découverte donna tant d'émoi à M. Duvivier (page 135), et l'autre encore pour parler de la naissance (page 278). Nulle part je n'ai pu découvrir un mot qui puisse me valoir le reproche de l'avoir prématurément envoyé en l'autre monde. Mieux encore, j'ai recherché aux événements de'1654, année donnée par M. Duvivier comme étant celle à laquelle j'aurais fait mourir par anticipation le troisième fils Cavoye, et j'ai lu, page 173, ligne 20, qu'après avoir eu la douleur de survivre à Pierre tué à Lens à peine âgé de vingt et un ans, Mme de Cavoye avait vu tomber, mortellement frappé, Jacques, au siège d'Arras, en 1654.

Ce Jacques est incontestablement celui qui figure sous ce prénom comme sixième et dernier né des garçons, mais qui, à vrai dire, était un peu jeune alors pour finir si glorieusement.

Loin de s'opposer à l'opinion de M. Duvivier, l'absence de toute indication de décès peut laisser croire à la survivance d'Eustache, et mon livre pourrait donc concourir à renforcer les suppositions de l'auteur du Masque de Fer, et non à les infirmer,

On ne voit donc pas la raison pour laquelle le livre de M. Duvivier serait condamné à aller grossir les archives secrètes auxquelles l'homme aux rubans verts destinait le sonnet à la belle Philis. C'est déjà trop, dans cette affaire, d'avoir sacrifié tout à J'heure l'une des plus belles pages des Oraisons funèbres.

Je consigne ici ces remarques dans l'intention, non de me disculper, mais de montrer comment M. Duvivier prodigue


les oppositions de textes sensationnelles capables de souligner l'originalité de ses conclusions (4).

M. Duvivier a soigne tout spécialement la biographie des fils de Cavoye parce que la question était pour lui, comme il le dit, préalable.

Cependant, il doit reconnaître qu'il n'a pu découvrir grand'chose sur Eustache, et il suppose que la carrière de ce soldat fut aussi brillante que celle de ses frères. « Mais tout ce détail est perdu, dit-il, et l'on en est réduit, ne sachant rien de l'homme, à parler de son régiment. »

L'auteur du Masque de Fer, qui a pourchassé avec tant de soin dans les mémoires et papiers du temps toutes les traces laissées par les frères de Cavoye, a omis de mentionner le duel de l'un d'eux avec M. de Thionville, que Loret a enregistré dans sa lettre rimée du 28 décembre 1652 (5). Rien, dans cette affaire, ne décèle ces mœurs à l'italienne qui auraient entraîné, d'après M. Duvivier, le coup d'épée de Saint-Germain. Le motif est tout autre. Le poète nous apprend qu'ils eurent « castille »,

Pour veuve, pour femme ou pour fille.

Obligé de se borner à évoquer les fastes du régiment des gardes, faute de pouvoir se consacrer exclusivement aux faits et gestes d'Eustache qui lui échappent, M. Duvivier fait le récit du siège de Mouzon, de celui d'Arras, en 1653, de la (4) M. Emile Laloy, en résumant les suites du duel Cavoye-de Courcelles, formule une remarque qui demande un mot d'explication. Cette remarque concerne l'intervention de Louvois dans cette affaire Mais, a écrit M. Huguet, la haine des Le Tellier veillait. Louvois pressa Sa Majesté de s'opposer à l'exécution de cet arrêt, ce qu'il obtint à force de sollicitations, le jour qu'il fut rendu. » Cette opinion, qui est adoptée par M. Duvivier, ne parait reposer que sur le fait que les ordres du Roi pour poursuivre Courcelles et Louis furent signés par Le Tellier et Louvois. »

J'ai peut-être exagéré en employant le mot « haine », mais le sentiment d'une inimitié entre les Le Tellier et le marquis de Cavoye se fonde aussi sur ce passage des Mémoires de Saint-Simon concernant le grand maréchal « M. de Seignelay étoit son ami intime, par conséquent M. de Louvois ne lui vouloit pas de bien. » Fragments inédits de Sant-Simon, publiés par M. de Boislisle, Revue Historique, année 1881. Le mémorialiste laisse à entendre que l'hostilité de Louvois empêcha le marquis de Cavoye d'avoir le cordon du Saint-Esprit'que Louis XIV lui avait promis. (5) 7~ Mftze 7<t.!<or~!te, t. 1, p. 322.


campagne de Calais, de 1657-1658, suivie du siège de Gravelines (26-30 août 1658).

Mouzon! Arras! Gravelines! Ces noms ne disent rien à M. Duvivier. On le regrette, car on perd ainsi l'une de ces pages savoureuses comme il sait en écrire, pleines de finesse et de coloris, puisqu'il laisse passer l'occasion de parler de l'amitié qui unissait MM. de Cavoye à un personnage héroïque et burlesque qui mérite cependant quelque attention Savinien Cyrano de Bergerac.

A Mouzon, Cyrano fut atteint d'une balle de mousquet qui lui traversa le corps. A Arras, il reçut, à côté de Charles de Cavoye, frappé à mort, un coup d'épée à la gorge dont il garda les traces toute sa vie.

M. Duvivier, qui aime les rapprochements suggestifs, s'est arrêté avec complaisance devant les exercices militaires des enfants d'honneur de la jeunesse du roi. Le Masque avait défilé dans la galerie d'Apollon au tambour de Louis XIV. « Joli sujet de tableau pour un concours de Rome! » Cyrano de Bergerac et le Masque de Fer bras dessus, bras dessous. Quelle belle entrée en scène pour le prologue d'un drame de cape et d'épée où revivrait la fleur éblouissante du lyrisme romantique!

Cyrano, lié avec les fils du capitaine des gardes de Richelieu, vénérait la mémoire de Pierre, l'aîné, qui l'avait fort poussé dans le métier des armes. Le Bret, avocat au Conseil du roi, en porte témoignage dans la Préface des ŒHures de son ami

Je crois que c'est rendre à M. le maréchal de Gassion une partie de l'honneur qu'on doit à sa mémoire, de dire qu'il aimait les gens d'esprit et de cœur, parce qu'il se connaissait en tous les deux, et que, sur le récit que MM. de Cavoye et de Cuigny lui firent de M. Bergerac, il le voulut avoir auprès de lui. Et pour qu'il n'y ait nul doute sur la personnalité, il a eu soin de dire en un autre endroit

L'illustre Cavois, qui fut tué à la bataille de Lens, et le vaillant Brissailles, enseigne des gendarmes de Son Altesse Royale, furent non seulement les justes estimateurs de ses belles actions, mais encore ses glorieux témoins et ses fidèles compagnons en quelques-unes.

t


Est-ce une raison de taire ces liens intimes et honorables parce que Cyrano de Bergerac est l'auteur d'une célèbre Lettre contre les sorciers?

GravelinesL. Dunkerque 1. Il aurait fallu, semble-t-il, saisir ici la balle au bond, et, au lieu de s'attarder à la blessure que reçut le comte de Guiche à la main, parler de celle qui atteignit l'un des Cavoye, le 12- août 1658, comme en témoigne une lettre du cardinal de Mazarin au maréchal de Turenne M. le maréchal de La Forte me vient de dépescher pour me dire. qu'il y avoit eu quelques soldats hors de combat et quelques lieutenans et soubs lieutenans des gardes blessez, parmi lesquels il m'avoit nomme Cavoye (G).

Même silence sur une missive du cardinal à la reine Mme de Cavoye ne se doit pas mettre en peine, car, sur ma parole, son fils est blessé sans seulement apparence de [s'en] douter (7).

Dépisté par l' « odeur du soufre D, M. Duvivier n'a pas prêté d'attention à celle de la poudre. C'était celle-ci, cependant, qu'il fallait suivre!

Le 21 août 1658, le ministre écrivait cette autre lettre qui n'a jamais été publiée

Madame de Cavoye,

Vous me rendez justice lorsque vous me croyez entièrement vostre serviteur et très affectionné à vostre famille. Le chevalier n'en aura que le mal, mais je me dois plaindre de luy qu'il n'aye pas voulu recourir les assistances que je luy avois fait offrir par Biscarat, quoy que je s~achc bien que vous ne [le] laissez manquer de rien, je vous prie d'csti'c bien assure de mon amitié et de croire (etc.) (8).

Quel était ce Cavoye?

(6) A vrni dire, cette lettre, d'après la table alphabétique des noms du recueil des Lettres de A~znrtn, cohcernerait Gilbert Ogier de Cavoye, de la branche des seigneurs de Bcaufort, mais c'est une erreur de l'éditeur, erreur qui se trouve rectifiée d'ailleurs par l'attribution à Mme de Cavoye née de l'Or (pour du Lort), de la lettre suivante qui complète les renseignements sur la blessure. Les Mémoires de SotfrcTtes, t. V, p. 95, donnent les états de services de Gilbert de Cavoye. Il n'avait jamais servi au régiment des gardes.

(7) lettres du cardinal de Mft~tfnft, publiées par M. te vicomte d'Avencl, t. VU!, pp. 577 et 578.

(8) Archives du Ministère des Affaires étrangères, t. 279, f 104.


Pierre était mort en 1648 et Charles en 1654; restaient en cette année Eustache, Armand et Louis, le futur grand maréchal des logis. Il faut se garder de se prononcer sans preuves, mais on peut supposer qu'il s'agissait de l'aîné d'alors, Eustache. le Masque de Fer!.

Grâce à M. Duvivier, la biographie des frères de Cavoye a fait un pas de géant.

Quant à l'affaire du Masque de Fer, sous l'effort considérable qui vient d'être fourni, la serrure qui ferme la porte sur le mystère légendaire a grincé, certes, mais s'est-elle ouverte? Rien ne s'oppose, en raison 'du silence des documents, à ce qu'Eustache Dauger et Eustache Ogier de Cavoye ne soient qu'un seul et même personnage, mais rien ne le prouve. Le champ reste ouvert aux suppositions.

ADRIEN HOGUET.

LETTRES ~A'o-~o/e/.E'A'.vr.? S

HenriJt Ibsen ŒttprM comp!~<M, traduites par P.-&. La Chcsnais. Tome II, Œuvres de Bergen (octobre 1851-août 1857). Paris, Plon, 1932. P.-G. La Chesnais poursuit sa grande et admirable entreprise. Le troisième tome bientôt suivi d'un quatrième de sa traduction des Œuvres complètes d'Ibsen, vient de paraître. Des préfaces approfondies précèdent les oeuvres. Une notice biographique, qui ne compte pas moins de cent pages; est consacrée au séjour qu'Ibsen a fait à Bergen. Non seulement P.-G. La Chesnais a étudié et passé au crible une ample littérature, mais il a poursuivi sur place une enquête minutieuse et su recueillir, après les chercheurs norvégiens, des témoignages nouveaux. Ce prodigieux savoir fait de son œuvre la plus complète et la plus sûre des études qui aient paru; une véritable « somme ibsénienne.

Ce volume est consacré aux années et, en partie, aux œuvres de Bergen. Pendant six ans, jusqu'à la veille de la trentaine, Ibsen a été attaché comme <: instructeur au théâtre de cette ville. Quand il y arrive, il est l'auteur génial, mais très inexpérimenté, de Catilina. Mais quand il part, il a presque terminé ce qu'il appelle lui-même son apprentissage. Ce séjour est bien d'une importance capitale.

Le vieux théâtre de bois qu'on voit encore à Bergen,


salle longue et un peu basse, à un seul balcon, intime et simple, est un des lieux sacrés de l'art dramatique européen au xix° siècle. C'est là qu'Ibsen et Bjôrnson ont commencé à prendre leur essor. Une ville hospitalière, pratique et lyrique, très patriote, les a accueillis et encouragés. Des pages très nourries de l'introduction font revivre la société de Bergen, les débuts mouvementés du théâtre, la rayonnante intervention d'Ole Bull; c'est une histoire pittoresque et dramatique à souhait.

Ibsen prendra plus tard un masque de sévérité et une attitude distante qui obligent le critique à chercher sous les apparences l'homme véritable et ses réactions instinctives. Sans être d'une lecture toujours facile, le livre de sa vie, à Bergen, est plus accessible. On y trouve l' « instructeur attentif et timide, le jeune homme qui s'essaie à l'élégance, portant jabot de dentelle et canne courte, le solitaire qui a la nostalgie de la société et qui se laisse aller de rares fois à la joie aisée qu'elle procure. On aime constater que ce pessimiste ait eu d'assez heureux moments, à Copenhague et à Dresde, au cours d'un rapide voyage, et qu'un juste orgueil ait gonflé son cœur après le grand succès de La Fête à Solhaug. Un scrupule excessif nous laisse ignorer ce qu'on sait par ailleurs des libations trop copieuses en compagnie de gais amis et des rentrées tardives et titubantes au. petit appartement qu'il occupait dans une dépendance du théâtre. Péché véniel; mais il n'est pas sans rapport avec le difficile équilibre intérieur du poète, ni même, sans doute, avec le tour puissant de son imagination.

Sur la vie sentimentale d'Ibsen, P.-G. La Chesnais nous renseigne excellemment. L'épisode Rikke Holst et les fiançailles avec Susannah Thoresen appartiennent en effet aux années de Bergen, et ce sont des événements importants. L'amour printanier pour les seize ans de la rieuse et charmante Rikke a peut-être eu plus de signification et de résonances qu'on ne dit. La vie amoureuse d'Ibsen est pauvre en épisodes, mais dans cette âme avare et profonde, rien ne s'oublie, rien ne se perd. Je regrette que la thèse un peu folle de Haakon Loken à ce sujet n'ait pas été citée. Par contre, je ne puis que louer l'auteur de ce qu'il dit sur la façon dont Ibsen considère le


rôle de la femme. « Il y a en vous, disait Ibsen à sa fiancée en songeant au drame qu'il venait d'écrire, à la fois l'étoffe d'une Inger et d'une Eline il entendait par là l'idéal d'une femme toute de dévouement et de soumission et l'idéal d'une volonté héroïque.

Le dévouement, ajoute P.-G. La Chesnais, est au premier plan dans l'idéal féminin d'Ibsen en 1854. La forte personnalité semble n'avoir de raison d'être, chez la femme, que pour rendre ce dévouement plus parfait et plus efficace.

Aussi Bjôrnson a-t-il plus d'une fois, dans la conversation, critiqué chez les femmes d'Ibsen, chez Solveig en particulier, « cet amour de chien ». Plus tard, « ce sera l'autre aspect de l'idéal féminin qui prédominera Le féminisme d'Ibsen, comme celui de Bjôrnson, est loin d'être aussi simple que le feraient croire certaines œuvres retentissantes. Il était bon de signaler dès maintenant les complications qu'il recèle. On voudrait s'attarder à l'histoire d'une femme qui futgrande par la passion et qui occupe une place de choix dans l'œuvre d'Ibsen et dans celle de Bjôrnson, Magdalene Thoresen, belle-mère de Mme Ibsen (p. 71 et suiv.). Mais il faut s'en tenir à la question capitale à laquelle ramène toujours l'étude de ces années celle de la naissance du drame norvégien. Elle a bien des aspects, mais nous avons chance ici, dans le cas d'Ibsen, d'en discerner une étape significative.

D'abord, l'introduction de P.-G. La Chesnais nous fait voir les formes multiples de l' « apprentissage d'Ibsen, qu'il s'agisse du voyage déjà cité à Copenhague et à Dresde, de l'exemple fécond de J.-L. Heiberg et des idées exposées par Hermann Hettner, ou du vaste répertoire, où dominent les pièces françaises, dont Ibsen prit connaissance pour une troupe qui devait renouveler son affiche si souvent. Les tableaux que P.-G. La Chesnais a pris soin d'établir à ce sujet sont bien instructifs.

On consultera ensuite les notices écrites pour les deux pièces traduites dans ce volume, La Nuit de la Saint-Jean et Madame Inger d'Oestraaf. La critique a commencé par chercher dans La Nuit de la Saint-Jean les thèmes proprement ibséniens. Puis, on est parti à la quête des sources, modèles et


influences. Recherche nécessaire, qu'il faut louer et pratiquer, sans ignorer les excès auxquels elle se porte. Aussi, je donne mon approbation totale aux déclarations de méthode que voici « lorsqu'un historien de la littérature a vu quelque rapprochement entre l'œuvre qu'il étudie et les œuvres que son auteur a probablement connues, il est toujours tenté d'y voir une influence. Or les rapprochements possibles sont toujours nombreux et l'on arrive bientôt, avec ce système, à dépouiller l'auteur de lui-même, en sorte qu'il n'est plus qu'un amalgame d'éléments étrangers (p. 391). Parties d'Ibsen, les notices présentent reviennent à Ibsen, pour en dégager, comme il convient, l'originalité grandissante.

Madame Inger d'Oestraat, surtout, est à retenir. Quand on voit jouer ce sombre drame au théâtre national d'Oslo, on est d'abord stupéfait, ou amusé, ou fatigué, de la prodigieuse technique qui embrouille, avec la virtuosité d'un maître, les fils de l'intrigue; puis on admire que le jeune dramaturge ait su peindre avec tant de force, en Madame Inger, une haute figure de femme en lutte contre son destin. Enfin, on est brusquement ému par une délicieuse scène d'amour, si fraîche et si sentie qu'elle paraîtrait inconcevable si Rikke Holst n'en donnait la clef.

Le drame a ses défauts et ses longueurs, mais il est considérable. Et ce qui importe, ce n'est pas la foule des emprunts et des influences, mais comment un jeune génie trouve son chemin et sait faire entendre sa voix. Le succès de la première fut médiocre et pourtant Ibsen était fier. Il savait désormais qu'une grande œuvre de lui pouvait se tenir debout sur la scène.

Mais faut-il dire qu'elle est gâtée par l'inilucnce de Scribe? Je ne puis en terminant qu'indiquer cette très importante question. Et d'abord, il faut savoir gré à P.-G. La Chesnais de nous avoir, en maints endroits, si abondamment renseignés sur la place qu'occupait Scribe au répertoire ou dans les préoccupations, sympathies ou répulsions d'Ibsen et des contemporains. Le drame norvégien a eu bien des antécédents et bien des maîtres. En particulier, il est né d'une greffe française, plus exactement d'une double greffe, celle de Scribe, chez Ibsen surtout, et celle d'Augier, chez Bjorn-


son. Mais ni l'un ni l'autre n'ont subi leurs modèles. Ibsen a pu protester contre Scribe; si nous le voyons, dans Madame /7:g'er d'Oestraat, l'imiter à la perfection et presque le dépasser, ce n'est pas seulement parce que J.-L. Heiberg et Hettner l'y ont poussé. C'est qu'il y avait en lui un Scribe prêt à s'éveiller, un curieux de technique et de virtuosité, un apprenti sorcier qui avait déjà fait des siennes dans sa jeunesse et qui continuera, fort avant dans sa carrière, ses exploits méphistophéliques. Qu'on blâme cette tendance d'accord; elle mène à un art inférieur et en ce sens je suis prêt aussi à dire qu'elle gâte Madame Inger d'Oestraat. Mais Scribe n'a guère fait que donner à Ibsen pleine conscience d'un don qu'il possédait à un degré éminent. Plus tard, heureusement, il saura le discipliner et trouvera le secret d'un grand art classique.

Le prochain volume contiendra les autres oeuvres de Bergen. Il est superflu de louer la parfaite fidélité des traductions oifertes ici. Enfin, Ibsen est présenté d'une façon qui est, à tous égards, digne de lui. Pour les vers, P.-G. La Chesnais a raison d'en sauver le plus qu'il est possible en usant, à défaut de la rime, de mètres et de rythmes français. On attend avec confiance ces grands monuments que sont Brand et Peer Gynt.

JEAN LESCOFFIER.

~C/OG7~A' PO/7V<W/T

Jean Jaurès Œaurex, M, études socialistes, 1 (1888-1S97) IV, l'Armée ~tuttOeHe; Rieder. Ella MaiIIart Pùrmt la yetMtCi.se t'it~Sf' (de 3/o~cou ail Caucase); Fasquclle. Mémento.

M. Max Bonnafoux, l'éminent professeur chargé de la publication des Œuvres de Jean Jaurès, vient d'en faire paraître les tomes III et IV. Ils reproduisent sous une forme élégante et durable des travaux dont l'éclat et la valeur faisait contraste avec la pauvreté de leurs précédentes exécutions typographiques.

Le tome III est consacré aux études socialistes du grand tribun de 1888 à 1897. Il ne contient, d'ailleurs, qu'une partie des écrits de Jaurès sur le socialisme pendant ces années; celles qu'il avait réimprimées lui-même sous le titre Etudes


socialistes seront reproduites en bloc dans un prochain volume afin de ne pas dissocier ce qu'il avait luj-même réuni. Près de la moitié du volume est formé d'articles de la Dépêche de Toulouse; une autre partie provient (à partir de 1894) de la Revue socialiste.

Dans son avant-propos, M. Bonnafous écrit que « le socialisme de Jaurès est fait de découvertes et d'intégrations successives Il est certain qu'à l'origine il n'avait pas l'empreinte marxiste qu'il eut plus tard.

Le 19 août 1888, Jaurès demandait « qu'on ne l'accuse pas de condamner les grandes fortunes dans certaines conditions générales d'ordre social, elles peuvent être à la fois légitimes et bienfaisantes mais il réclamait en même temps « que les classes ouvrières soient assurées de l'existence, que de sages lois de mutualité les mettent à l'abri des conséquences de la maladie, de l'accident, de la vieillesse, du chômage prolongé, que l'Etat cesse, par des impôts de consommation démesurés, d'absorber le léger excédent du salaire, quand excédent il y a, d'épuiser l'épargne naissante et de resserrer la consommation Le 28 mai 1890, il protestait encore que « le socialisme vrai ne veut pas renverser l'ordre des classes, mais fondre les classes dans une organisation du travail qui sera meilleure pour tous que l'organisation actuelle

Je sais bien, ajoutait-il, que les meneurs du socialisme le réduisent trop souvent par des déclarations violentes et creuses, à un socialisme de classe, d'agression, de convoitise; mais je sais aussi que la vraie doctrine socialiste, telle que les esprits les plus divers (les Louis Blanc, les Proudhon, les Fourier) l'ont formulée, est bien plus large et vraiment humaine.

Le 3 mars 1889, il distinguait encore trois classes « le prolétariat, la classe moyenne, la classe capitaliste Sur un point, Jaurès n'a jamais varié il ne conçoit d'action socialiste que dans le cadre des principes de 89; chez lui, pas de dictature du prolétariat, ni de vacances de la légalité. Le 22 octobre 1890, il écrivait « Je me sens plus près, par la raison et par le cœur, d'un républicain, si modéré soitil, qui verra dans la République, non seulement le fait, mais


le droit, que des prétendus socialistes qui ne se réclameraient pas de la République. Notre but doit être, non pas de fonder des sectes socialistes en dehors de la majorité républicaine, mais d'amener le parti de la Révolution à reconnaître hardiment et explicitement ce qu'il est, c'est-à-dire un parti socialiste. & Le 18 décembre 1898, il écrira de même « Il n'y a de justice sociale possible que par la liberté républicaine défendre la patrie et la République est pour nous tous, comme pour Blanqui, le premier article du Credo socialiste. » Le tome IV contient une réimpression de L'Armée nouvelle. C'était à l'origine un ouvrage sur « la Défense Nationale et la Paix Internationale ». Jaurès passa le 25 novembre 1907 avec la maison Rouff le contrat pour sa publication. Mais il ne termina son travail qu'à la fin de 1910 et il parut tout d'abord comme une impression parlementaire sous le titre de « Proposition de loi sur l'organisation de l'armée avec la mention « Annexe au procès-verbal de la séance du 14 novembre 1910 Peu après, Rouff publia la première édition destinée au public, mais comme fragment de l'ouvrage plus vaste que Jaurès voulait écrire sous le titre général « L'organisation socialiste de la France En 1915, les circonstances ayant donné une valeur d'actualité au livre, une 2° édition en fut publiée.

Ce travail de Jaurès est un reflet à la fois de ses sentiments patriotiques et de ses convictions socialistes. Il l'a conçu, comme le prouve l'historique ci-dessus, sous l'influence de ses idées socialistes, mais voulut cependant avant de l'écrire s'informer consciencieusement des répercussions qu'auraient pour la défense nationale les innovations qu'il proposait; voulant réfuter les objections- des techniciens, il se trouva conduit à étudier pendant quelque temps la littérature militaire de l'époque; quoiqu'il n'ait fait qu'en parcourir une partie, il a dû à ce travail les meilleurs chapitres de son livre, ceux où il a étudié la question de l'utilisation des réserves. Ils donnent une place à part à Jaurès parmi les orateurs marquants de la IIP République il est (je laisse de côté Freycinet, qui était devenu peu à peu un spécialiste) le seul d'entre eux qui ait étudié le problème de la défense contre l'Allemagne et ait cherché à le comprendre. Pendant la


guerre mondiale, nos hommes d'Etat ont rivalisé de dédain pour les généraux et le choix des généraux; Viviani et CIer menceau, l'un au commencement de la guerre et l'autre à la fin, diront sans s'être entendus « Est-ce qu'il va falloir s'occuper des querelles entre généraux? Les études de Jaurès l'auraient probablement conduit à mieux comprendre la nécessité de rechercher un généralissime capable; en tout cas, ses études de 1907-1910 lui avaient permis d'entrevoir nettement un défaut des plans de notre état-major l'utilisation des réserves successivement et non simultanément. Naturellement, il n'avait.pas pu voir que là ne s'arrêtait pas la faute de l'état-major, et que celui-ci en ne dotant que de 3 groupes (36 pièces) la division de réserve (12.000 fantassins) [l'ennemi a commis la même faute] et de 2 groupes (2~ pièces) celle de territoriale, rendait leur utilisation difficile; il n'a pas pu prévoir non plus un généralissime aussi aveugle que Joffre qui voulait couvrir son armée avec deux divisions de réserve retranchées à Vervins. Mais Jaurès lui-même n'a ni entrevu l'importance énorme du matériel, ni la force supplémentaire que confère à une armée le potentiel résultant de l'accumulation de matériel et des moyens de le produire; il n'a pas compris non plus que l'organisation d'une armée (comme presque tous les problèmes d'organisation administrative) est en réalité un problème technique se résolvant de la même façon quel que soit le régime politique. Aussi, loin d'avoir compris l'absurdité qu'il y avait à faire faire un an dans les régiments aux futurs élèves officiers, discute-t-il l'introduction d'autres mesures de ce genre pour que o: la puissance d'organisation prolétarienne, qui contient tout l'avenir, soit représentée par une élite d'officiers jusque dans les plus hauts commandements

A quelles propositions Jaurès aboutissait-il dans la pratique ? Il voulait réduire le service militaire à la caserne à 6 mois, mais le faire précéder d'une éducation militaire donnée par les instituteurs et qui commencerait à 10 ans (renouvellement de la chimère des bataillons scolaires); l'organisation militaire devait devenir rigoureusement territoriale, les soldats étant incorporés dans le régiment de leur arme qui se recruterait dans la localité de leur domicile (dangereux pour


l'unité nationale). Pour organiser la couverture, on se contenterait de remettre aux hommes dans l'Est leurs armes dès le temps de pai~ et de créer dans la même région des dépôts d'artillerie et de cavalerie; « de plus, des recrues de tout le pays pourraient, après un premier apprentissage de trois mois, être appelées pour compléter leur éducation dans des camps d'instruction établis dans l'Est*(affaiblissenient de la couverture). »

L'Armée 7!0fwe//e eût donc été plus faible que celle qu'elle aurait remplacée et aurait ressemblé à celle à laquelle H sernble qu'on va réduire notre armée actuelle.

Parmi la jeunesse russe (de Moscou au Caucase) est un livre d'Ella Maillart, une jeune Genevoise passionnée pour les sports; après avoir cinglé jusqu'en Corse sur un 7 20, elle alla en Grèce sur un yawl de 15 tonneaux avec pour tout équipage trois de ses amies. Ayant accompli ces prouesses, elle rêva d'un voyage en Russie. Elle alla à l'ambassade des Soviets à Paris, et y subit l'examen qu'il faut y passer pour obtenir la permission d'entrer en Russie; ayant déclaré que son but était « d'étudier les conditions du sport et du cinéma », elle obtint le visa si souvent refusé, mais, comme elle n'avait pas d'argent, elle dut s'arrêter à Rerlin et y donner des leçons d'anglais pour vivre; ayant pu économiser 150 dollars et en ayant reçu en don 50 de la femme de Jack London, elle partit enfin pour Moscou, ville « aux maisons décrépites et aux tramways innombrables et s'y aida du peu de russe qu'elle avait appris, ce qui lui permit de vivre comme une indigène; la société Voks, destinée à renseigner les étrangers, l'aida d'ailleurs beaucoup; elle fit connaissance avec le plaisir de faire la queue pour ses achats; peu après son arrivée, elle voulut acheter un gâteau à une pâtisserie, mais avant qu'elle arrivât à la caisse, elle apprit « qu'on ne vendait plus de bons, qu'il n'y avait plus de gâteaux Elle fit du sport dans le stade des travailleurs de l'alimentation. Les sexes y vivent mélangés, mais personne n'y voit du mal; on parle même de la suppression de l'unique formalité du mariage l'inscription au registre de la commune. Mais la recherche de la paternité est permise et plusieurs hommes peuvent être condamnés à se partager la somme a payer pour l'enfant. De là cette


réponse typique d'un jeune garçon « Je suis le fils d'une paysanne et de deux ouvriers. »

Ella apprécia les qualités de ses compagnons de sport, en particulier celles de l'un d'entre eux, « rayonnant de beauté », auquel « l'harmonie de ses proportions donne l'aisance de maintien d'un dieu antique Avec un petit groupe de ses amis des deux sexes, elle entreprit le voyage du Caucase et le traversa au pied de l'Elbrouz. Elle sait écrire, et son récit est à la fois fort attrayant et très instructif. Elle est rentrée en France sans savoir pourquoi

J'ai l'impression, conclut-elle, de devoir revenir prochainement à Moscou, rappelée par les êtres que j'y laisse et qui sont devenus partie de moi-même.

ÉMILE LALOY.

MÉMENTO. Affaires étrangères; Recueil Sirey, 22, r. Soufflot; 25 septembre 1932 «Le point de vue soviétique [sur la démarche allemande pour l'égalité des droits] se déduit d'un article de Karl Radek dans les Izvestia, où il est fait allusion à la < faillite de la Conférence du désarmement et où le memorandum allemand est regardé comme un événement capital parce que susceptible de devenir le point de départ d'un regroupement dans <a politique internationale, la question des frontières devant, selon Radek, venir à l'ordre du jour aussitôt après celle des clauses militaires. a Antieuropa; Roma, N. 45, via dell'Anima; 29 juin 1932 « Il est des traités qui déshonorent ceux qui les observent.. La ploutooratie franco-anglaise avait vu avec une rage hystérique la victoire italienne. Elle avait toujours espéré notre ruine (Caporetto fut préparé par elle) Le traité de Rapallo et la paix de Versailles furent la conséquence logique d'un état mental qui nous était hostile avec sincérité, avec un esprit généreux et sans rancune, nous nous efforçons aujourd'hui de le changer. a

L'Europe orientale; Roma, Anonima romana editoriale; août 1932 Un journaliste bulgare, M. Antonov, est allé à Belgrade pour étudier de meilleures relations serbo-bulgares, il lui fut dit que, si elles n'étaient point bonnes, la faute en était à la Bulgarie, qui tolère les organisations macédoniennes; « les Serbes ne veulent entendre parler ni d'une Macédoine bulgare, ni de cessions, au contraire, l'objet de l'ambition des nationalistes de Belgrade est l'assimilation de la Bulgarie au sein d'une Yougoslavie agrandie. M. Bourov, ancien ministre des Affaires étrangères, répondit


dans la Sobranie que même une fédération des deux peuples ne pouvait être crue possible que par ceux qui ignoraient l'histoire de leur dévetoppement; M. Paolo Pietri est d'avis que <Ies manœuvres pour la création d'une grande Yougoslavie sont inspirées par des tiers qui ont intérêt à créer un équilibre balcanique artinciel; ce n'est un secret pour personne que les Français ont toujours recherché à rapprocher la Yougoslavie et la Bulgarie. a EuropaMcTte Gesprache, Berlin-Grunewald, W. Rothschild; août 1932; le prof. Charles Grant Robertson ayant fait observer combien étaient fausses les 'versions de E. Brandeburg et de Pribram au sujet du discours du lord civil de l'Amirauté Lee, et leur ayant opposé un résume qui laissait de côté la seule phrase critiquable (<: si par malheur on devait en venir à une déclaration de guerre, la flotte anglaise frapperait le premier coup avant que chez l'adversaire on ait pu lire la déclaration de guerre dans les journaux ~), A. Mendeissohn Bartholdy la répudie, mais néglige de faire observer combien progressivement sont devenues de plus en plus inexactes les versions qu'en ont données les historiens allemands, c'est ainsi qu'en février 1914, Reventlow (Deutschlands ausw. Politik, p. 251, fait de la phrase de Lee une énormité en supprimant '<: dans les journaux quant à Pribram, il a écrit en 1929 <: Lee déclara que <: les Allemands devaient être empêchés de développer davantage leur flotte, mais que si malgré tout la guerre survenait, la flotte allemande devrait être détruite avant que l'Allemagne ait eu le temps de lire la déclaration de guerre dans les journaux Comme déformation, c'est pire que la dépêche d'Ems, car la première partie de la citation est complètement inventée,

V. 0. X. S., or~ftne de la Société pour les relations cu~Mre~es entre Z'i7. R. S. S. et l'étranger; 2' année, n° 6 Le second plan quinquennal réalisera la décision du 1" Congrès des Soviets de l'Union <: atteindre et dépasser les pays capitalistes OUVRAGES SUR LA GUERRE DE ~4

Commandant Ladoux Mémoires de guerre secret. 1 les' Chasseurs d'espions; comment ~'Œ[ fait arrêter Mata Ntu't; 2 Marthe Richard; Editions du Masque. Sir George Aston Secret Seruice; Payot. Le commandant Ladoux, sorti en 1897 de Saint-Cyr comme sous-lieutenant, après avoir été officier d'ordonnance des ministres Berteaux et Noulens, fonda, avec quelques camarades, vers 1912, étant encore en activité de service, une petite revue, l'Opinion militaire, pour y exprimer « leurs inquiétu48


des au sujet des armements de l'Allemagne et de notre infériorité. Il écrit à son sujet « L'appui tacite du général en chef et la collaboration discrète de quelques jeunes et brillants officiers de son entourage nous avaient même enhardis au point que nous osions parfois nous attaquer aux dogmes, voire même à l'infaillibilité de l'offensive « à corps perdus et « au miracle par lequel la loi de trois ans prétendait pouvoir produire à elle seule la transformation de notre préparation à la guerre ». Cette affirmation laisse rêveur comment Joffre, l'homme de l'offensive à corps perdus et de la loi de trois ans, a-t-il pu « appuyer une revue qui attaquait ces dogmes et même coopérer à cette revue par un article « La guerre est-elle proche? rédigé par un de ses officiers, mais qu'il devait primitivement signer? L'origine de l'article aurait d'ailleurs été apprise par les Allemands? Quoi qu'il en ait été, en mars 1914, « persuadés .qu'il était impossible de prendre instantanément les mesures qui auraient permis une réduction du service et notamment l'organisation d'une préparation militaire méthodique désirée et depuis longtemps proposée par Joffre, les camarades [de Ladoux] lui conseillèrent d'accepter la place qui venait de lui être inopinément proposée de secrétaire général du Radical ». Pour le lui permettre, Noulens « lui fit délivrer de suite un congé d'un an.

Le 31 juillet, vers une heure un quart, Ladoux reçut d'un coulissier un coup de téléphone l'avertissant que son « correspondant de Berlin venait de communiquer à l'instant la phrase conventionnelle annonçant la mobilisation; quelques minutes après l'état-major était prévenu. » Le 4 août, Ladoux, en arrivant au ministère, y fut appelé par Joffre qui lui dit « Je ne veux pas être poignardé dans le dos comme nous l'avons été en 1870. Messimy va créer un bureau de censure de la presse. Mais encore faut-il savoir ce qu'il faut censurer. Vous êtes le seul journaliste de l'état-major de l'armée. Je vous place en sentinelle. »

Le lendemain matin 5, Ladoux alla au 2° bureau et y apprit qu'un service de presse fonctionnait depuis deux jours au cabinet du ministre. Il y alla et vit le chef de ce service, « un jeune et brillant artilleur qui l'engagea à aller au Central télégraphique de la rue de Grenelle, où l'on essayait


de faire fonctionner un bureau de la censure des dépêches, mais en vain, cent mille télégrammes y transitant chaque jour; Ladoux « battit en retraite en présence de l'énormité de cette première besogne ce ne fut que peu à peu qu'on arriva, grâce à une énorme augmentation de personnel, à établir une surveillance.

Vers le 28 août, quand les armées battirent en retraite, Ladoux fut envoyé à Clemenceau pour le prévenir que le gouvernement allait peut-être se retirer à Bordeaux, mais que l'on comptait sur lui pour maintenir le moral de la population. Ladoux dit au Tigre « Mais vous, monsieur le Président, vous ne partirez pas? « Rester ici pour revoir la Commune, moi, ah! non, tout, vous entendez, mon ami, tout, mais jamais ça! Le 4 septembre, quand Ladoux vint revoir Clemenceau, celui-ci venait de partir pour Bordeaux. Le 11 septembre, Ladoux fut appelé à Châtillon-sur-Seine par Joffre; on y était réconforté de toutes parts arrivaient des télégrammes annonçant la retraite des Allemands. Joffre envoya Ladoux à Bordeaux réclamer à Millerand l'arrivée des Japonais, des obus, des vêtements chauds et la marche en avant des Russes. De ses conversations avec Millerand et Buat, Ladoux rapporta l'impression « que rien n'avait été préparé chez nous pour une guerre d'usure et qu'il « faudrait se mettre à créer ». De retour à son poste du Central télégraphique, il adressa le 21 septembre au ministre une proposition pour la création de Commissions militaires de contrôle, mais ce ne fut que le 13 mai 1915 qu'il obtint un commencement de satisfaction; le 28 suivant, sous le titre de Section de centralisation des renseignements, un service de contreespionnage fut enfin installé au Ministère de la Guerre; Ladoux fut chargé de le diriger et commença la Chasse aux espions.

Elle le conduisit à faire la connaissance de Mata-Hari. .Celle-ci avait déjà été signalée par la police anglaise comme suspecte d'espionnage quand, en août 1916, elle demanda à voir Ladoux. Elle se plaignit à lui d'être surveillée et sollicita néanmoins la permission d'aller à Vittel. Ladoux lui signa son laissez-passer. Elle lui promit de le remercier à son retour si elle n'était pas arrêtée. « Je n'ai qu'une crainte, lui


répondit Ladoux, c'est que, vous ayant chez eux, les camarodes du front ne veuillent vous garder. :f « Ils en seront pour Jeurs frais; j'aime quelqu'un. <: Masloff ? « Ah! Vous voyez bien que c'est vous qui avez fouillé dans mes papiers. <: Ça ne m'arrivera plus, ils sont maintenant en règle. »

Mata-Hari partit pour Vittel et s'y comporta correctement; à son retour ,elle revint voir Ladoux et lui proposa ses services. « J'ai déjà été la maîtresse du kronprinz, lui dit-elle, et il ne tient qu'à moi de le revoir. EUe demandait un million pour cela. En fait, elle était alors très gênée et avait dû changer d'hôtel, faute de pouvoir payer. Ladoux exprima ses doutes, à la fois sur la possibilité pour lui de payer cette somme et pour elle d'être reçue par le kronprinz à son retour de France. « Si, un homme pourra me l'obtenir, et il a été aussi mon amant. Comment s'appelle-t-il? « Craemer. C'était l'un des principaux agents do recrutement en Hollande de <:Frautein Doktor D, l'espionne de l'Empereur. Ladoux fut fixé, Mata-Hari s'obstinant à partir pour gagner son million, il lui donna son passe-port pour Vigo. Mais, avant de partir, elle commit une nouvelle imprudence « Puisje faire prévenir chez moi de mon arrivée par mon ministre? demanda-t-e!!e. « Mais tout à votre aise, Mata-Hari. » EUe correspondait donc, grâce à la valise diplomatique de la Hollande, par des missives ouvertes, mais où elle glissait des notes écrites d'une encre sympathique!

Mata-Hari partit pour l'Espagne. Arrêtée en mer par une croisière anglaise, elle dit qu'elle était à notre service. Ladoux, questionné, pria de la laisser passer, mais ordonna à la Tour Eiffel de capter les radios envoyés de Madrid en Allemagne. Dix jours plus tard, le radio suivant était intercepté « L'agent H 21 vient d'arriver à Madrid. Il a réussi a se faire engager par les services français, mais il a été refoulé par la croisière anglaise' et il demande des instructions et de. l'argent, Quarante-huit heures plus tard, la réponse était interceptée & son tour <s Dites à l'agent H 21 de rentrer en Franco et d'y continuer sa mission. Il recevra un chèque de 5.000 francs tiré par Craoner sur le Comptoir. d'Escompte. » Ce fut Mata-Hari qui vint toucher le chèque.


Les Allemands désignaient leurs espions par une lettre et un chiffre; ceux de la série H avaient été embauchés avant la guerre.

M. Ladoux consacre un second volume à Marthe Richard, espionne au service de la France. Jadis hardie aviatrice, notre jolie compatriote, de juin 1916 à décembre 1917, flirta avec les agents allemands en Espagne pour leur arracher leurs secrets. Comment elle parvint à faire pincer plusieurs de leurs correspondants en France et à dérober nnalement le secret de la meilleure des encres sympathiques allemandes, est raconté par M. Ladoux avec un talent captivant. J'ai lu peu de romans d'aventure aussi attachants. A vrai dire, c'est à la fois de l'histoire et du roman, car M. Ladoux prévient « qu'aucun des noms des personnages étrangers évoqués dans le récit ne doit être tenu pour vrai et qu'il s'est efforcé d'être aussi distant de l'indiscrétion que du scandale mais il faut reconnaître que des aventures de ce genre ne peuvent être racontées exclusivement d'après les documents; l'imagination doit combler les lacunes. M. Ladoux a prouvé combien la sienne est riche.

Le major-général Sir George Aston est un enthousiaste du Secret Service, qui, en Angleterre, comprend à la fois les services d'espionnage et de contre-espionnage. Dans un livre fort intéressant, il raconte ses souvenirs sur ce service avant et pendant la Guerre mondiale. Il y débuta en 1886; rien ne le désignait alors particulièrement à cet emploi; il avait seulement douze ans de service à la mer comme officier d'artillerie de marine, et ne savait encore aucune langue étrangère. Son chef, à ses débuts, lui conseilla de porter ses premiers efforts à rassembler des renseignements sur Hong-Kong, « étant donné que les amiraux ne savaient pas comment étaient défendus les ports relevant de leurs commandements Ces renseignements, le service les notait alors sur de gros registres, car, comme les bibliothécaires d'autrefois, il ignorait l'usage des fiches; elles ne furent adoptées par lui que quelques années plus tard, quand il eut reçu une nche du service américain correspondant elle fut une révélation. Aston commença par recueillir des renseignements sur la France, son attention se porta ensuite sur l'Allemagne. En


1908, il servait-comme chef du service de renseignements dans l'Afrique du Sud quand la' rupture du câble de Swakopmund détermina les Allemands de l'Afrique du Sud-Ouest à mettre en action leur système de défense, croyant que la guerre était déclarée; on connut ainsi leur plan d'opérations dans ce pays et ce fut d'un grand secours en août 1914. En 1913, Aston revint en Angleterre et fut de nouveau enrôlé dans « l'Etat-major de la guerre à l'Amirauté; il y était lorsque les hostilités commencèrent en août 1914; le service était alors au courant des faits et gestes des 22 agents secrets allemands en Grande-Bretagne; il y était arrivé en prenant en filature un officier allemand de haut rang. Celui-ci, se soustrayant « à ses fonctions officielles », alla visiter un coiffeur allemand dans le nord de Londres; en observant ce dernier, on s'aperçut qu'il servait'de boite aux lettres, expédiant dans toute l'Angleterre les correspondances à destination des espions; on connut ainsi les noms et domiciles de ceux-ci; le jour de la' déclaration de guerre, on les arrêta tous, et l'espionnage allemand fut entièrement désorganisé pour quelque temps.

Le 25 août 1914, Aston fut envoyé avec environ 3.000 hommes à Ostende pour y encourager les Belges et pousser une pointe vers Thielt pour inquiéter les Allemands, alors en marche de Tournai vers Arras. Il débarqua le 28, mais au lieu des 500 bicyclettes qu'il avait demandées pour pousser une pointe, il n'en reçut qu'une douzaine; il réussit cependant à inquiéter les Allemands, car le colonel Hentsch, pour décider von Kluck à battre en retraite, lui dit « Les Anglais débarquent sans arrêt de nouvelles troupes sur la côte belge. A ce moment, Aston s'était d'ailleurs déjà rembarqué. Aston reprit son service de contre-espionnage en Angleterre le nombre d'agents qui y furent employés passa de 14 à 800; Aston ne se borne pas à raconter leurs principaux succès, il raconte aussi la part que le service des renseignements prit dans les principales opérations sur mer et sur terre; malheureusement, dans nombre de cas intéressants, il n'a pu tout dire, certains de ceux qui avaient fourni les renseignements pouvant encore être compromis par des révélations. ÉMILE LALOY.


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Criminologie

Jack Black Rien a /<[:re (You cant win), souvenirs d'un cambrioleur américain traduit de l'anglais par M. Lemierre; Nouv. Revue franç. 12 y

Esotérisme et Sciences psychiques

Camille Spiess L'énigme de !'7!0mme, n. L'Eros de Pict~oft et le probléme de l'inversion sexuelle; Edit. Athanor, 23, rue de la Fraternité, Co-

lombes, Seine. Ethnographie, Folklore

Renée de Brimont Les Otseatu:; Edit. des Portiques. » » Histoire

François Eckhardt Histoire de la Hongrie; Œuvres représentatives. 12 »

Littérature

Jacques Boulenger Sous LouisPhilippe. Les Dandys. Avec 2 h. t.; Calmann-Lévy. 15 » Eugène Figuière Le bonheur à cinquante ans. Préface de Gaston Dujarric; Figui'ère. 15 » Maurice Kunel Cinq journées avec Ch. Baudelaire; Edit. de Vigie, Liëge. » » Magdeleine de Lanartic Les plus belles paroles de la Bible, recueil. Préface de M. Eugène Figuière Figuière. 12 s Louis Ménard Lettres inédites publiées et présentées par Henri

Peyre; Presses universitaires. D

Pierre Moreau Le Romantisme (Histoire de la littérature franpnt~e, sous la direction de J. Calvct, tome V!II). Avec des illustrations J. de Gigord. 60 & Paul-'Napoléon Roinard Choix de Poèmes. Préface de Paul Pourot. Avec un portrait; Figuière.

15 »

Alexandre Zévaes Jules VetHét, ~on œtture. Portrait et autographe Nouv. Revue critique.

»

Musique

Louis Barthou L<t vie ardente de Wagner. Avec 4 pi. h. t. en héliogravure; Flammarion. 3.75 Ouvrages sur la guerre de 1914-1918

Maréchal Joffre Mémoires. 1910-1917; Tome 1 L'Avant-Guerre. La guerre de mouvement. Avec 18 gravures et 10 cartes; Pion. 36 & Poésie

Henry Gautier du Bayte Faste,; Joseph Joset L'Imagier; la Jeune Grasset. n Académie. & » Politique

Louis Duffort L'Autre Po!os'ne; Revue Mondiale: 15 »


Questions religieuses

Père Debout Vie de saint Camille l'original; Desclée de Brouwer. de Lellis, fondateur de l'Ordre & )} des Clercs réguliers, ministre des S. S. Pie XI Paroles; Figuière. 7n/trme.<, 1550-1614, écrits par le 7,50 P. Santio Cicatelli, traduit de

Roman

Robert Bourget-Pailleron Le pouvoir absolu; Nouv. Revue franc. 15 »

Cardona L'homine au chapeau &!en; Figuière. 12 » Lonts-Ferdinand Céline Voyage air bout de la nuit; Denoël et Steele. 24 » Hubert Chatelion Sous-Dostotef~A'f; Nos Loisirs. 12,50 Jean-Jacques Chretiennot Roman. en cent une cartes postales; 5fessein. 8 » Huguette Garnîer Lttp Bouquet; Flammarion. 12 »

Jean Giono Solitude de ~p«té; Nouv.Rcvucfranç. 12 s Michel Herbert et Eugène Wyl La maison interdite. (Coll. Les c~e~-ffa'm're du roman d'aventures) Nouv. Revue franc. 7,50 Charles Joannin P~WMoud, mititant tj/onnat~ Mercure universel. 15 :t>

Georges Lecomte Je n.'a< menti gu'ft moi-même »; Ftammarion. 12 »

Jean Misthtr La Maison du DocfettrCtt/ton; Emile Paul. 12 r

Sciences

Havelock Ellis Le mécanisme des Déviations sexuelles. Le Narcissisme. (Etudes de P~e/;o!o<?t's sexuelle, XIII). Edition française revue et augmentée jar l'auteur, traduite par A. Van Gennep; Mercure de France. 20 s

Maurice Lecat fctz~o/rop~me. La tension de vapeur des m~nnyej de liquides. Bibliographie; Lamertin, Bruxelles. D D Sociologie

Louis Lièvre Le procès de notre époque; Tallandier. 18 f Théâtre

Edgar Tant Trois drames; Imp. Vanmelle, Gand. XI Voyages

R. P. Hue Tartarie et r/t[&et tncon)tt! Introduction de P. Deffontaines. Illustrée de & h. t.; Œuvres représentatives. 12 » MERCVRE.

~C~O~

Mort de Jean Carrère. Mort de Théodore Chèze. Mort de la sœur de Jules Laforgue. Les logis parisiens de Gobineau. Joffre écrivain. A propos de jumeaux. Une rectifleation. Errata. Le Sottisier universel. Publications du « Mercure de France &.

Mort de Jean Carrère. Jean Carrère est mort le 5 octobre dernier, à Nérac, où il s'était retiré depuis plusieurs années, contraint par une crnelle maladie de renoncer à toute vie active. Né a Gontaud (Lot-et-Garonne), le 5 septembre 1865, il avait commencé à Agen de brillantes étndes qu'il termina à Paris, au Lycée


Henri IV, où il eut pour condisciples Louis Bertrand, Charléty, Charles Dumont, Firmin Roz, Th. Steeg, Paul Gautier, etc. Dans cette pléiade, disait Louis Bertrand, au lendemain de la mort de son ami, Jean Carrère brilla tout de suite d'un vif éclat, avec sa magnifique tête romaine aux longs cheveux noirs, aux yeux bleus, à la voix chaude et chantante, avec aussi son enthousiaste inspiration de poète aux horizons très purs et très larges. Nous nous liâmes en .Lamartine et'en Hugo, en Sully Prudhomme et en Albert Samàin aussi. p

Son premier recueil de poèmes, aujourd'hui introuvable, car luimême le retira de la circulation, a pour titre Ce qui renaît toujours (Paris, Charles, édit., 1891) et la dédicace est significative de la généreuse ardeur, de l'enthousiasme militant de Carrère A la nouvelle génération, à mes amis connus ou inconnus, à ceux qui, humbles et obscurs comme moi, veulent puiser leur grandeur dans la grandeur d'un idéal d'amour humain.

Deux ans plus tard, la popularité qu'il avait conquise au Quartier Latin devint considérable lorsqu'au cours des émeutes qui se produisirent en juillet 1893, il fut légèrement blessé d'un coup de couteau à l'épaule.

De 1894 a 1900, on le trouve, aux côtés de Charles Maurras et de Paul Mariéton parmi les hérauts du félibrige, puis il débute dans le journalisme, au ~aft'n, comme correspondant de guerre au Transvaal. Il réunit en deux volumes ses articles et impressions sur ce conflit (1. En pleinc épopée; IL Le pays de l'or rouge; Paris, E. Flammarion, 1901-1903), après quoi il devint correspondant du Temps à Rome, poste qu'il occupa avec autant de tact que d'autorité jusqu'en 1927.

La bibliographie de ses ouvrages montre que Jean Carrère sut toujours mener de front son labeur .d'informateur, de journaliste et ses élans de poète, d'essayiste et de critique

La dame du Nord, nouvelle, Paris, Grasset, édit., 1909; La terre ~remManfe, Calabre et Messine, Paris, Plon-Nourrit, 1909; Les Buccins d'or, chants devant l'Aube, Paris, Grasset, 1911; Pages d'avant-guerre, l'impérialisme britannique et le rapprochement franco~anglais, Paris, Perrin, 1917; Onze sonnets de la grande épopée, Rome, Typ. Bertero, 1918; Ode triomphale à la gloire de Victor Hagfo, Paris, librairie de France, 1920; Les mauvais maîtres (Rousseau, Chateaubriand, Balzac, Stendhal, George Sand, Musset, Baudelaire, Flaubert, Verlaine, Zola), Paris, Plon-Nourrit, 1922; Les Cha/tfs orphiques, premières poésies, les Buccins d'or, la Gloire et la Bête, Paris, Plon-Nourrit, 1923; Le Pape, ~ome éternelle, Pierre et César, Canossa, Dante, Charles-Quint, Napoléon, la ques-


tion romaine, Paris, Plon-Nourrit, 1924; Avec Gabriele d'Annunzio en mai 1915, Abbeville, Imp. Paillart, 1925; la Fin d'Atlantis ou le Grand Soir, roman, Paris, Plon-Nourrit, 1926.

Il avait tenu au Mercure de France la Chronique du Midi (18981901), publié des Odes d'amour et de joie à l'Ermitage (1893), collaboré à la Revue illustrée, à la Revue universelle, à la Nouvelle Revue, aux Annales, à la Revue des Revues, à /'0pm!'on, ainsi qu'à un grand nombre de périodiques italiens. L. DX.

8

Mort de Théodore Chèze. Théodore Chèze, romancier et journaliste, est mort le 13 octobre dernier. Ses obsèques ont été célébrées le samedi 15 octobre, en l'église Notre-Dame des Champs. Familier, à ses débuts, du groupe littéraire que composaient G. Albert Aurier, Edouard Dubus, Charles Morice, Julien Leclercq, P.-N. Roinard, il avait publié, chez Savine, en 1891, son premier. roman, Z,'7nstt<uteur, qui fit grand bruit et lui valut deux mois d'incarcération à Sainte-Pélagie (Edouard Drumont qui occupait, à la même époque, une des chambres de la vieille prison, mentionne dans ses Souvenirs la présence de Théodore Chèze, rue de la Clef). Deux curieuses nouvelles de lui parurent au Mercure de France en 1896, L'homme qui a uu le Néant et l'Homme qui avait perdu une virgule; en 1903, un Conte à se conter au bord du crépuscule. Il donna ensuite Myriam de Magdala, roman, Paris, Plon-Nourrit, 1903; Les forces de vivre Claude Lenoir, Paris, Librairie Mondiale, 1907; une préface pour Cavaliers de France (1914) du Capitaine Langevin, Paris, Edition Française illustrée (1917) Marthe Pierron, roman, Paris, Quérelle, 1930. On lui doit également deux excellentes adaptations de romans anglais Le train fant6me, d'Alexander et Ridley (1929) et Le fou qui chante d'Hubert Dail (1930).

Rédacteur en chef de la revue hebdomadaire En route (1916), il s'était consacré depuis cette date et sans négliger ses travaux littéraires aux questions de tourisme et de folklore.

C'était un esprit très cultivé qui, dans tout ce qu'il écrivait, jusqu'aux moindres articles de journaux, apportait une extrême conscience et un.talent très personnel. L. DX.

§

Mort de la sœur de Jutes Laforgue. Dans son numéro d'octobre, la Petite Gazette, de Bagnères-de-Rigorre, a annoncé la mort, à Tarbes, à l'âge de 71 ans, de Mme Marie Labat, née Laforgue,


sœur du poète des Moralités légendaires. Elle a été inhumée dans le cimetière de cette ville.

Une partie des lettres adressées par Laforgue à sa sœur a été publiée aux éditions du Mercure de France. Il n'est pas de lecture plus émouvante pour être renseigné sur les années de misère du poète.

5

Les logis parisiens de Gobineau. Dans sa thèse sur le Comte ~irf/uzr de Gobineau (Strasbourg, Librairie Istra, 1924), Maurice Lange énumère les premiers logis parisiens de l'auteur des Pléiades, à partir de 18~6 (rue Richelieu n" ?) jusqu'en 1843 (9, rue Roquépine où il habita avec Hercule de Serre après un court passage, en 1842, 16, rue Miromesnil). A l'occasion des cérémonies qui vont être organisées pour le cinquantième anniversaire de la mort de l'écrivain, nous demandions à son petit-fils, M. Clément Serpeille de Gobineau, s'il pourrait compléter cette liste. Ce n'est que partiellement possible et les adresses que nous donnons ci-dessous, relevées sur la correspondance, comportent des lacunes que des gobinistes seront peut-être en mesure de combler.

En 1846, l'année de son mariage, Gobineau habitait 23, rue Miromesnil en 1848, boulevard des Capucines n" ?; en 1859, à l'hôtel Westminster, 11, rue de la Paix; en 1860, à l'hôtel Vpuillemônt, 15, rue Boissy-d'Anglas; en 1861, 37, avenue d'Antin; en 1863-64, à l'hôtel Vouillemont; enfin, lors de ses derniers séjours à Paris, après 1871, il avait coutume de descendre <Au Bon La Fontaines, rue de .Grenelle, au coin de la rue des Saints-Pères un hôtel où vint plus tard un autre voyageur, Pierre Loti.

Mais parmi toutes ces maisons, il serait bien difficile de retrouver celle où l'on pourrait apposer une plaque commémorant un séjour de quelque durée et ayant une signification profonde dans sa vie. Au vrai, Gobineau ne fut jamais qu'un passant à Paris. Son logis de prédilection se trouve au château de Trye, à une Heue de Gisors, dans ce Beauvaisis où il pouvait évoquer le héros qu'il s'était choisi pour ancêtre, Otfer Jarl, sur la terre même de ses légendaires exploits. Et, puisque J.-J. Rousseau a, lui aussi, vécu un moment dans ce château, pourquoi ne rappellerait-on pas à cet endroit, dans une même inscription, le séjour des deux philosophes? L. Dx.

§

Joffre écrivain. Les éditeurs des Mémoires du Maréchal Jo~/re, en tête du premier tome qui vient de paraître, ont cru devoir


donner quelques éclaircissements sur les circonstances de la rédaction de l'ouvrage, précaution qui n'avait pas été prise pour les Mémoires de Foch.

Commencés en 1922 est-il dit, notamment ces Mémoires ont été achevés en 1928. Ils forment un manuscrit dactylographié de 1218 pages dont chaque feuillet porte en haut ét à droite la signature du maréchal J. Joffre.

Cette signature répétée 1218 fois, c'est proprement la participation authentique de Joffre à l'ouvrage. Elle signifie qu'il a pris effectivement connaissance d'un texte élaboré par ses ofnciers d'ordonnance, et rassure tous ceux qui savent quelle était son horreur d'écrire. On ne connaît guère, en effet, qu'une œuvre qui soit vraiment sortie de sa plume, c'est le Rapport s~r les opérations de la colonne Joffre, avant et après l'occupation de Tombouctou (Paris, Berger-Levrault, 1895), et ce n'est point un morceau de littérature. Dans son numéro du 29 septembre dernier, Paris-Midi a fourni d'intéressantes précisions sur les méthodes de mémorialiste du maréchal, qui, au fur et à mesure, prenait connaissance des chapitres rédigés sur ses indications, par un de ses ofnciers d'ordonnance.

Complétons cette information en ajoutant que l'œuvi'e, commencée en 1922 par le commandant Davy, a été continuée à partir de 1925 par le 'commandant Desmazes (qui appartenait encore au cabinet du maréchal au moment où celui-ci mourut) et que Joffre est souvent intervenu pour faire recommencer une rédaction qui lui paraissait insuffisamment objective.

Cela ne signifie pas que tes deux gros in-8" manqueront d'intérêt pour les spécialistes; mais voilà prévenus ceux qui seraient tentés, dans le lointain des temps, de disputer sur les mérites de Joffre écrivain.

§

A propos de jumeaux.

Bougie, le 22 septembre 1932.

Souvenez-vous d'AIcmène, de son adultère classique, de ses fils jumeaux Hercule, né de Zeus, et Iphielé, né d'Amphytrion, que rappelle Pline, lib. VII, cap. IX.

Et il écrit

Sed ubi paululum temporis inter duos conceptus intercessit, utrumque perfertur ut in Hercule et Iphicle fratre ejus apparuit; et In ea quae gcmino partu alterum marito similem, alterumque adultère genuit; item in Proconncsia ancilla quae cjusdem diei coitu, alterum domino simUem, alterum procuratori ejus.


Ce sont là des aventures qui arrivent tous les jours; mais les pères se taisent et les mères ne disent rien.

UN LECTEUR.

§

Une rectification.

VersutHes, 5 octobre 1932.

Monsieur lc Directeur,

En parcourant le numéro du ~Ërcnyc de Ff<H!cp du 15 septembre J!)32, je constate que je suis mis en cause personnellement, par M. Emile Laloy, dans le compte rendu d'un ouvrage. Votre collaborateur s'est mépris. L'auteur des Frontières Oft'en~es de ~enMpnc, qui vous écrit, n'a jamais été professeur à t'Universitc de Lille. On l'a confondu avec son frère, Antoine Martel, maître de conférences a cette Université, enlevé, il y a un an, à l'affection des siens par une mort prématurée.

VeuiUe? agréer, etc.

R.MARTEtt

Agrëgë;iet'Ur)iYCt'sitë.

Errata. Dans les Lettres et notes de Pierre jLou~/s publiées

dans notre dernier numéro, p. 315, 1. 17, au lieu de <: ouï lire ait. P. 330; au lieu de <: Bajzac, j'ai honneur de tes gants lire Balzac, j'ai horreur de tes gants.

Le Sottisier universej).

L'accueil que je reçus de ces Alsaciens, dont un demi-siècle de captivité n'avait pas ébranlé la Mëlité, m'a laissé un souvenir, que je n'ai point oublié. MARHCiiAi. JOFFRE, Mémoires, cité par le Temps du 10 octobre.

Des lors l'ombre de Balzac hanta Paul Bourget, Marcel Bouteron a naguère montré, dans une étude fouillée, comment Paul Bourget est balzacien, comment ses façons de vivre, quand il débuta dans la carrière des lettre's, furent copiées sur celles de Balzac à vingt ans, comment il eut, plus tard, comme son héros, sa crise de dandysme, ses cravates, ses cannes, comment la Comédie AunMtne/cst demeurée depuis plus de cinquante ans son livre de chevet, et mille traits de ce genre. L'Oue~Eclair, 20 septembre.

une lampe à pétrole qui éclairait la forte et petite figure du vieillard qui avait fait sortir de sa tête un monde de personnages imaginaires et ces cris déchirants. G. DE pouRTAi.Ès, Wagner, la vie d'un artiste. 1

Une maîtrise allait exécuter d'admirables morceaux liturgiques le Vent Creator, une Sérénade de Saint-Saëns. L'Jnh-cn~eanf, 8 octobre. Quant à la caissière assommée, elle ne porte que des blessures légères. La Croix, 12 octobre.


4347. Mérimée (Prosper), le fameux poète. L. à S. à un confrère, 1 p. 15 1. 25 fr. Catalogue 133, Georges Saffroy.

M. Gaunon, le manager, a garanti à son poulain la somme de 500 livres pour quinze jours. Lundi dernier, 11.000 personnes déposèrent 95 livres en pièces de deux pence pour regarder le pasteur à travers un morceau de carreau, et les'autres jours la collecte fut d'une cinquantaine de livres. Je suis partout, 24 septembre.

Ce musée [le musée des tissus, de Lyon] est installé au second étage du Palais du commerce et de la Bourse, celui-là même sur les marches duquel fut assassiné Carnot par un Gorguloff italien. Tout, 11 septemb. Vous voyez là, sur ce crayon, reliés en veau, trente-deux volumes du catalogue Yvert et Tellier. J'ai commencé à collectionner en l'an 1900, qui clôtura le vingtième siècle. Echo de la rim&roiogfe, 15 septembre. Dans l'intervalle, pour se calmer, il s'habilla très soigneusement culotte de cheval blanche, chemise en crêpe de soie pourpre, une grosse cravate noiré tachée de rouge comme une coccinelle et des bottes noires. DAVID nEHDERT LAWRENCE La femme et la bête, traduction Jean Cabalé, p. 46.

Je vous répète qu'il faisait très sombre et que la voiture me doubla à toute vitesse. En outre, je fus, en quelque sorte, aveuglé par les phares. Tout cela est bien étrange, murmura M' Gilaine. Feuilleton de t'Amt du Peuple, 2 octobre.

A Southampton il pleuvait. Elle sentit les machines s'ébranler et elle sut que le voyage était commencé. Ils entrèrent dans le Pas-de-Calais et sentirent les premières palpitations de la mer. Dans l'après-midi, resplendissait l'été bleu sur les eaux bleues du Pas-de-Calais. Peu après, le navire, faisant route sur Santander, ce fut la côte de France. /.a Femme et la Bête, de D. H. Lawrence, traduction de Jean Cabalé, p. 167168.)

Publications du « Mercure de France ».

LE MÉCANISME DES DÉVIATtONS SEXUELLES. LE NARCISSISME (Etudes de Psychologie sexuelle, X7/7), par Havelock Ellis, édition française revue et augmentée par l'auteur, traduite par A. Van Gennep. Volume in-8 carré, 20 francs.


TABLE DES SOMMAIRES

DU

TOME CCXXXIX

CCXXXtX ? 8-23. i" OCTOBRE.

STENDHAL. ~<e~f<6. 5 CLAIRE VALÈRË. ~CCOt~e 7Vat~<!Kce~ HOUVC]Ic. 2~ JEAN BENOÎT. ~)'cA~!<a, poèmes. 5~ D. MEREJKOWSKT. yMfM a-f- e~:M<e. Ct PIERRE DUFAY Ze 7'a;<:Me /<M<~t.!<e. Qt CARLOsLARROKDE. ~-aCofe~amOM; 110 RAcmmE. yeK~t.t;'<t/?ce, roman (jt!n). 1~3

REVUE DE LA QUINZAINE. ANDRÉ FoNTAtKAS Les Poèmes, !5G 1 .JOHN CuARpEXTiER Les Romans, t6t j 1 PIERRE Lo~'Rr: Théâtre, iGC &EOKGES BonN Le Mouvement scientifique, 170 A. VAN GEKKEp Ethnographie, !?5 MAumcE MAGRE Sciences occultes et Théosophie, 1~3 SAtKT-ALBAx Chronique des Mœurs, t83 CHARLES-HENRY HIRSCII Les Revues, 187 ) P. P. P. Les Journaux, igo R~xE DuMEsxtL Musique, 200 AUGUSTE MARouiLHER Musées et Collections, aoS CHAKLM M):RKi Archéologie, 2t5 j RENE MARTtKEAU Notes et Documents littéraires. Quelques lettres de ~.eon ~<oy à 7'ay:co:s Coppée, 217 MARiO MEUri[ER Lettres antiques, 224 R~NË DE W~cK Chronique de la Suisse romande, 229 JEAN-EDOUAM SpENLË Lettres allemandes, a33 EMiLE LALOY Bibliographie politique, 240 j Mi:RcvRE Publications récentes, 245 Echos, 246.

CCXXXIX ? 824. i5 OCTOBRE.

J.jACOBf. MAURICE WOLFF. ANDRÉ FoNTAtKAS. FRÉDËRtC LACHEVRE A. Cmi,DE. GAETAN DE HEREDtA. RENE DE WECK.

Le -Seo'etf~e Jehnne <]!c.Ze~ ~b:.Ket/eM7'efe~s<tons. ~5~ Les Deux Centenaires de l'Aca- ° démie des Sciences ?HO;'< 283 Reflets ~'M~e~aK lisse, poème. 3o'2 /.eft/'e~ et Notes inédites de Pierre Zo~'s. 807 ~4n<:ft/'e OH le 7?etOMr efe7'ne/ 3x3 Les Livres de Napoléon. 36'~ P~cto;' et /'7i'f/'<!Kg'e)'e, roman (1) 3~;j


REVUE DE LA ÇC/~VZ~AV~. EMiLK MAGNE Littérature, 411 ANDRE FoNTAi~As Les Poèmes, 418 JonN CtiARpENTtER Les Romans, 4a3 MARGE;. BoD, Le Mouvement scientifique, 4'~ HExtti ~)Ax~:). Science sociale, 43! CAMtD.f; VAn.Aux Géographie, 43') A. \Ax Gi'xNEp :'Folklore, 445~ A. ]JARTnt!L!:MY Questions religieuses, j4<)~ CnAH).ES-HEN)<Y HiHscn Les Revnes, 453 P. P. P. Les Journaux, 461 RENÉ DuMEsxn. Musique, 4G5 [ GusTAVE KAnx Art, 470 C]]A]:L) s AfERKi Archéologie, 474 Ff:RXAXD CAUET Notes et Documents littéraires. ~o~fts du /'t-<;c'~<t/f drt ~of'/e 77<o/7/n.s, 477 ~OU).).T Chronique de Belgique, 483 Pi~. JjEuEscuE Lettres portugaises, 487 FmAxcisco CoxTR.:i(As Lettres hispano-américaines, 4<)4 j Dn-i.):s Bibliographie politique, 5oo Mf Rcvtu; Publications récentes, 5oj Echos, 5o6.

CCXXXIX 8~5. i~ XOYEM~RE.

a.

HHNRYMA.SSOUL. J.JACOHY. RAYMOND DATHEIL. ÏESTiS. ~MfLEUHRXARD. E.PtCCARD. RENE DE W~CK.

Les /iY< de la 7~t'o~Kftn/t (;f.s' 5~! i /.<S'<'cr<</<;7c<ïHne~rc. /,« 7~«'c//f~'0~<<f;A' ').< Le Chant du ~OM de la ~/oyt~)< poème 5~ <.);<iM;e~<nAd'e/o//erM~c. ;y8 8 7,off«~ifyfi<'<<<Mfe7~ftM<e. ogf' .S'ce/;eA' de la Vie tf/ttt'c/c en ~U6'e.50t'/a'<!<yf«' <joK F«'tc"' et ~'7~'h'(!t'f. roman (fJ). Cn'j

REVUE DE LA Q~AV~.i/.YA'. GA])Rn:L Bpuxj:T Littérature, G5C j A~pME FoNTAtxAs Les Poèmes, 6<t j .toux CnAn)'):rfTH:R Les Romans, 670 PtEME LtEVRE Théâtre, C';(! EoMONu BARTHi:nan' Histoire, 6';9 j P. MAssox-OtjRMKL Phitosophie, CS~ GEoneEs Boux Le Mouvement scientifique, 6<)t CnA;tD:s ~tf:RKr Voyages. (i')5 C))AR's-thx)n' H;Rscn Les Revues, GgS P. P. P: Les Journaux, ':oU R~); Pm!sNtL Musique, 711 Louis LnvisTRE Chronique de Glozel, ?<() Louis RovER Notes et Documents littéraires. J/n~amc Derville de 7!uty~c et A'ot/' n, 729 ADt'.ŒN Huou)!T Notes et Documents d'Histoire. ~"f'/)o< dtt 37asyMc f/c /'e; 727 JEAN LEScoi'FniR Lettres dano-norvégiennes, 743 ) LMff.HLAt.oY Bibliographie poUtiqua,74?; Ouvrages sur la Guerre de 19i4, 7.3~[HRcvR! Publications récentes, ;5g; Echos, ';Co; Sommaire du Tome CCXXXIX, 767.

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I. *Les Médailles d'argile. La Cité des Eaux. i vol. Il. *La Sandale allée. Le Miroir des Heures. 1 vol. IU. *Les Jeux rustiques et divins l vol. IV. "Les Lendemains. Apaisement. Sites. Episodes. Sonnets, t vol. V.~Poésies diverses. Poèmes anciens et romanesques. Tel qu'en songe. 1 vol. VI. *Vestigia Flammes et autres Poèmes l vol. VII.~F.Iamma tenax. Ariane et autres poèmes. 1 vol. ARTHUR RIMBAUD

*Vers et Proses. Revus sur les manuscrits originaux et les premières éditions, mis en ordre et annotés par PATERNE BERRICHON. Poèmes retrouvés. Préface de P. CLAUDEL. l vol. GEORGES tfoDENBACH

*La Jeunesse blanche. Le Règne du Silence. l vol. II. *Les Vies encloses. Le Miroir du Ciel natal. Plusieurs Poèmes. 1 vol. ALBERT SAMAIN

t. *An Jardin de l'Intante, augmente de plusieurs poèmes. 1 vol. Il. *Le Chariot d'or. La Symphonie héroïque. Aux Flancs du Vase 1 vol. 111. *Con tes. Polyphème. Poèmes inachevés. i vol,

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"Spicilège i vol. 1. "La lampe de Psyché. Il licro della mia Memorta. 1 vol. LAURENT TAILHADE

1. "Poèmes élégiaques. l vol. "Poèmes ariatophanesques. i vol. JEAN DE TINAN

"Penses-tu réussir? ou te< Dt/erente~ ~ntour~ de mon ami. Raoul de ~a«onye~ i vol. Il. "Aimienne ou Le détournement de mineure. L'Exemple de Ninon de Lenclos amoureuse. 1 vol. ÉMILE VERHAEREN

L Les Campagnes haUucinées. Les Villes Tentaculaires. Les Douze Mois. Les Visages de la Vie. l vol. H. Les Soirs. Les Débâcles. Les Flambeaux noirs. Les Apparus dans mes chemins. Les Villages illusoires. Les Vignes de ma muraille. 1 vol. III. *Les Flamandes. Les Moines. Les Bords de la route. 1 vol. IV. *Les Blés mouvants. Quelques chansons du Village. Petites Légendes l vol. V. *La Multiple Splendeur. Les Forces Tumultueuses. 1 vol. VI. *Les Rythmes souverains. Les Flammes hautes 1 vol. VII. *Les Heures claires. Les Heures d'après midi. Les Heures du soir. Avec des Variantes en Appendice 1 vol. VItt. *Toute la Flandre, I. Les Tendresses premières. La Guirlande des Dunes. Les Héros. 1 vol. FRANCIS VIELÉ-GRIFFIN

I. *Cueille d'avril. Joies. Les Cygnes. Fleurs du Chemin et Chansons de la route. La Chevauchée d'Yeldis. i vol. Il. *La Clarté de Vie. Chansons à l'ombre. En Arcadie. Trois Chansons trançaises. Visions de Midi. La Partenza. t vol. 111. "L'Ours et l'Abbesse. Saint-Martinien. Phocas le Jardinier. Sainte-Marguerite de Cortone. La Rose au flot. L'Amour sacré 1 vol. IV. *La Lumière de Grèce. Ancaeus. Le Délire de Tantale. Sapho. La Légende ailée de Bellérophon Hippalide. 1 vol. VILLIERS DE L'ISLE-ADAM

t. "L'Eve future vol. Il. *Contes cruels. vol. ))). *Tribulat Bonhomet suivi de Nouveaux Contes cruels vol. IV. "Axel. vol. V. *L'Amour suprême. Akëdysséril. vol. VI. "Histoires Insolites. vol. VII. "La Révolte. L'Evasion. Le Nouveau Monde. vol. VU). "Morgan. Elén. 1 vol. IX. "lais vol. X: "Premières Poésies. vol. XI. "Propos d'au-delà. Chez les Passants. Pages posthumes 1 vol.


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BULLETIN FINANCIER

L'année financière ig3'2-ig33 s'ouvre dams des conditions peu favorables. Sur tous les marches financiers règne l'incertitude. A Kcw-York, la baisse a prévalu, a la suite du discours électoral qu'a prononcé le président Moover. Aux épargnants américains, il a été révèle qu'au printemps dernier les Htats-Lnis faillirent suspendre le régime de l'étalon d'or et proclamer le cours force, il 1 exemple de lAngIeterre. Depuis les déclarations de M. Hoover, se sont instituées de très vives polémiques au sujet de la véritable situation actuelle des Ktats L'nis. 11 en ressort qne cette situation est peu brillante et qu'on peut douter de l'efficacité des efforts faits par les autorités monétaires et gouvernementales pour restaurer la confiance, tant par des <( booms o boursiers « sensationnels n que par la création d'organismes très spéciaux de crédit au commerce et à 1 industrie. Les banques américaines ont dù intervenir pour enrayer une chute du dollar; et leurs opérations d'arbitrage ont nui à la bonne tenue de la livre sterling.

Naturellement, le marché de Londres s'est ressenti de cette situation, d'autant plus que la < reconstruction » du ministère Mac Donald-t.a)d\vin est diversement commentée. L'attitude prise par l'Allemagne dans la question du désarmement est venue ajouter à l'incertitude générale. Et si l'on admet généralement que les Allemands sont responsables de la persistance du malaise actuel, on ue voit pas eu revanche comment on peut les amener il composer avec la France. Les esprits sont donc tendus. Ue surcroit, la Yougo-Slavie n'a pas tenu certains engagements concernant le service de ses emprunts; ]a Ueumanie a demandé' nue suspension de l'amortissement de sa dette extérieure; et la Bulgarie se prépare c éluder des obligations solennellement reconnues. Tous ces moratoires lie sont pas faits pour ranimer la confiance.

La crise morale subsiste donc, si la crise économique tend a s atténuer. Consécutivement, l'activité des marchés financiers et notamment cette de la Hourse de Paris est réduite. La spéculation professionnelle n'est pas encore parvenue à convaincre 1 épargne de la nécessité de revenir aux valeurs mobilières. Les placements de capitaux n'ont pas retrouvé leur rythme, normal. Combien de temps cette situation durera-t-elle? Il serait téméraire de répondre avec assurance. Les disponibilités sont sans doute surabondantes, mais les n occasions s de placements intéressants demeurent rares. Et Its comptes publiés par nos sociétés ne sont guère encourageants.

Au milieu de la dépression, nos routes continuent toutefois a manifester beaucoup de fermeté. Il est vrai que leur rendement net est attrayant. Mais les banques souffrent de la baisse du loyer de l'argent et du marasme des affaires. Mais les affaires de transports connais'.) nt des difficultés sans précédent. ~\os charbonnages doivent compter avec la concurrence étrangère, qu'avantage une déflation autrement prononcée que celle constatée en I-'rance et qui n'atteint pas les prix de détail. Les recettes de nos sociétés d'électrici!.é déclinent. Le marché des produits du pétrole n'est pas affermi, malgré la nouvelle limitation de la production au Texas. Si les efforts faits par les planteurs en vue de réduire la saignée des arbres à caoutchouc sont sérieux, il reste que la production dépasse toujours les besoins de la consommation. En bref, si l'un ne constate plus de graves défaillances commerciales et industrielles dans les principaux pays, on ne note pas encore d'indice durable de reprise.

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Un an 105 tr. ) 6 mMS 56 tr. 3 mois 29 fr. j Un numéro 5 !r 79 2° Tous autres pays étrangers

Un an 125 !r. 6 mois 66 tr. ) 3 mois 34 tr. Un numéro 6 fr. En ce qui concerne les ~bonn<:mMtt< «r<tBfr<f<, certains pays ont adhère à une convention postale internationale donnant de. avantages appréciables. Nou< contenions à nos abonnés résidant a i'étranger de se renseigner à ia poste de la localité qu'ils habitent.

On t'abomnt à nos guichets, M, rue de Condé, chez les libraires et dans tes bureau* de poste. Les abonnement* sont égaiement reçue en papier-monnaie tramais et étranger, mandats, bons de poste, chèques postaux, chèques et valeurs à vue, coupons de rentes françaises nets d'impôt à échéance de moins de 5 mois. Pour ia France, nous faisons prétenter à domicile, sur demande, une quittance augmentée d'un franc pour frais.

Il existe un stock important de numéros et de tomes brochés, qui se vendent, quel que soit le prix marqué ie numéro 5 tt. le tome autant de fois 5 fr. qu'il contient de numéros. Port en sus pour l'étranger.

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TYP. FIRMIN-DIDOT C". MEStt~L. HM.