Certes, Makhno était ukrainien, enraciné à cette terre méridionale,
intimement lié à la paysannerie locale, mais il n'a pas mené son véritable
combat pour des motifs nationaux. Il est le produit d'une société déjà
profondément marquée par la politique de russification. Ses idéaux anar-
chistes le portent à lutter contre les grands propriétaires fonciers, les
patrons d'usine et plus largement contre tous ceux qui cherchent à impo-
ser un pouvoir centralisé, que celui-ci soit incarné par l'armée blanche
des volontaires ou par les bolcheviks. Dans ces conditions, Makhno
trouve facilement un appui populaire dans la paysannerie ukrainienne,
et il peut tenir longuement grâce à une tactique de guerre de partisans.
Mais, lorsque la guerre civile disparaît en 1920, lorsque la Nep en 1921
rassure les paysans, le destin de Makhno n'est-il pas prévisible puisque,
d'une part, le retour des propriétaires est exclu, et que, d'autre part,
l'Etat centralisateur, dirigé par les bolcheviks, n'est plus synonyme de
réquisitions ? Makhno, en suivant les revendications nationales ukrai-
niennes, aurait-il pu durer davantage ? On peut en douter.
En effet, pendant la guerre civile, le phénomène national a sans doute
joué un rôle modéré pour expliquer la victoire finale des rouges, soit
dans les régions où les structures politiques, économiques et sociales
du nationalisme étaient encore peu développées ou affirmées (on pense
ici aux zones du centre de la Russie, ainsi pour les populations tatares),
soit dans celles qui, aux marges de l'ex-Empire russe, se trouvaient objets
de convoitise pour les Etats voisins ou les grandes puissances. L'exemple
des éphémères républiques caucasiennes est probant. Dans une thèse
volumineuse et largement fondée sur le dépouillement des archives
occidentales, Werner Zurrer montre parfaitement le destin malheureux
des populations caucasiennes28. Dans cette région qui forme une zone
naturelle de liaison et de passage entre l'Europe et l'Asie, via la mer
Noire et la mer Caspienne et dont les ressources du sous-sol, notamment
le pétrole, attirent bien des convoitises, rarement les autochtones ont
pu mener une politique nationale vraiment indépendante.
Pendant l'année 1918, après la paix de Brest-Litovsk, les Turcs qui
peuvent compter sur une certaine solidarité pan-turque, ont tenté de
s'imposer sur la Transcaucasie il faut alors la « protection n allemande
pour sauver l' « indépendance » géorgienne. Ensuite, pendant la guerre
civile, le rapport des forces militaires est vraiment déterminant au mépris
des aspirations nationales locales. En vérité, chaque puissance directe-
ment intéressée par cette zone, soit les deux précédentes, plus la Russie
soviétique et la Grande-Bretagne qui entend surveiller le réaménagement
politique du Moyen-Orient (le Caucase en constitue la marge septentrio-
28. Werner ZURRER, Kaukasien 1918-1921, Der Kampf der Groβmächte um die
Landbrücke zwischen Schwarzem und Kaspichem Meer, Dosseidorf, Droste Verlag, 1978,
733 p.