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Titre : Paris au temps de saint Louis : d'après les documents contemporains et les travaux les plus récents... / Louis Boutié

Auteur : Boutié, Louis. Auteur du texte

Éditeur : Perrin (Paris)

Date d'édition : 1911

Sujet : Paris (France) -- Histoire

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34217112f

Type : monographie imprimée

Langue : français

Format : 1 vol. (V-408 p.) : pl. ; in-16

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Format : application/epub+zip

Description : Collection numérique : Fonds régional : Ville de Paris

Description : Appartient à l’ensemble documentaire : CentSev001

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k1651281

Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, 8-LK7-37366

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 24/01/2011

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IL A ÉTÉ IMPRIMÉ

Dix exemplaires numérotés sacr papier de Ilollande Van Celder.


PARIS

AU TEMPS DE

SAINT LOUIS

Copyright by Perrin and C° 1910.


DU MÊME AUTEUR

Un seigneur au XIII siècle. Jean de Joinville. grand in-S. Mame.

Fénelon, in-S. Retaux, Paris.


LOUIS BOUTIÉ

AU TEMPS DE

SAINT LOUIS D'APRÈS LES DOCUMENTS CONTEMPORAINS

ET LES TRAVAUX LES PLUS RÉCENTS

Ouvrage orné de 8 gravures.

PARIS

LIBRAIRIE ACADÉMIQUE

peRRIN ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS 35, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 35

1911

Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.


AVANT-PROPOS

La physionomie de Paris et des Parisiens a varié au cours des siècles. Elle a reflété, avec toutes leurs nuances, les divers états de civilisation que la France a traversés. Nous voudrions essayer de la reproduire au moment où la civilisation chrétienne à son apogée lui a donné sa plus belle expression. En s'éloignant de cette civilisation, elle a pris d'autres traits, que beaucoup admirent. Pour nous, nous regrettons ceux qu'elle a perdus. Évoquée à travers les documents du temps, l'image du Paris de saint Louis nous a montré des beautés que les splendeurs du Paris actuel ne font pas pâlir. La plupart de nos historiens ne les voient pas, ou n'en voient qu'une partie. C'est que leur esprit n'est pas au point pour les bien voir. « L'histoire, dit Fustel de Coulanges,


n'étudie pas seulement les faits matériels, les institutions; son véritable objet d'étude est l'àme humaine, ce qu'elle a cru, pensé, senti aux différents âges de la vie du genre humain. » Ce que les hommes de l'âge chrétien par excellence ont cru, pensé, senti, nos libres penseurs ne le croient plus, ne le pensent plus, ne le sentent plus. Avec une mentalité si différente, sont-ils en état de comprendre et de juger ces âmes d'autrefois, leur vie intellectuelle et morale ? Pour eux le moyen âge est l'âge des pleurs, Étrangers à l'élément surnaturel qui tenait une si grande place dans ces vies et leur assurait tant de certitudes et de motifs de joie, ils ne peuvent peindre qu'aven de sombres couleurs des existences auxquelles, d'après eux, les douceurs de la civilisation moderne, le bien-être matériel et la liberté étaient à peu près inconnus, une époque où la puissance civile et la puissance ecclésiastique combinaient leurs efforts pour étouffer toute indépendance. Le gouvernement tout clérical de saint Louis abandonnait à l'église la direction de l'enseignement à tous les


degrés, la laissait empiéter sur ses droits, prêtait l'appui du bras séculier à toutes ses mesures d'intolérance.

Imbus des préjugés du laïcisme gallican, des historiens catholiques trouvent aussi qu'au xmr° siècle l'Église se mêlait de trop de clioses et exerçait trop d'influence sur la société. L'émancipation de cette autorité et de cette influence a-t-elle été un progrès, et, depuis que la France est gouvernée d'après les théories de Rousseau, est-elle plus prospère et plus heureuse qu'au temps « où la philosophie de l'Évangile la gouvernait. où l'influence de la sagesse chrétienne et sa divine vertu pénétraient les lois, les institutions, les mœurs des peuples, tous les rangs et tous les supports de la société, où le sacerdoce et l'Empire étaient liés entre eux par une heureuse concordance et l'amical échange de bons offices? Organisée de la sortc, dit Léon XIII, la société civile donna des fruits supérieurs à toute attente, dont la mémoire subsiste dans d'innombrables documents' ». 1 Encyclique Immortale.


Dans son bref sur les Études historiques, le même souverain pontife dit « que les incorruptibles monuments de l'histoire, à les considérer avec un esprit calme et dégagé de préjugés, sont par eux-mêmes une magnifique apologie de l'Église ».

C'est à cette apologie de l'Église par les monuments de l'histoire que nous voudrions consacrer ce travail. Nous avons choisi un des rares moments oii elle a pu exercer ses droits dans toute leur étendue, jouir de ses immunités et même de certains privilèges, sous un roi qui fut le type le plus pur du roi chrétien, et parmi les sujets de ce roi, ceux qui, plus près de lui, placés immédiatement sous son autorité, eurent le plus de part aux bienfaits de son gouvernement. Nous avons demandé aux documents du temps quelle fut la vie religieuse, intellectuelle, morale et matérielle des Parisiens du temps de saint Louis, entrant dans tous les détails dui pouvaient nous la remettre sous les yeux, et ne craignant pas de citer des textes nombreux qui, avec la preuve des faits, offriront au lecteur


l'expression fidèle, la naïve peinture des mœurs et de la société de ce temps.

Beaucoup de travaux ont été faits sur cette époque. Nous avons mis à profit ceux dont les auteurs ont le plus d'autorité.


LIVRE PREMIER

COMMENT LES PARISIENS ÉTAIENT GOUVERNÉS ET ADMINISTRÉS


PARIS

AU TEMPS DE SAINT LOUIS

CHAPITRE PREMIER

COUP D'ŒIL SUR PARIS. SAINT LOUIS ET SA COUR

1. Avant de pénétrer dans Paris pour en étudier les détails, du haut de la colline de Montmartre, couronnée par des moulins à vent et par la petite église de Saint-Pierre, nous jetterons un regard d'ensemble sur

La ville aux longs cris,

Qui profile son front gris

Des toits frêles,

Cent tourelles,

Clochers gris

C'est Paris.

(V. HUGO).

C'est une forêt de clochers, de tours et de tourelles, de toits aigus qui se profilent sur l'horizon. De blanches murailles, flanquées de 100 tours et percées de 20 portes, lui servent de


ceinture et la resserrent dans un assez étroit espace. Comparé au Paris actuel, le Paris de Philippe-Auguste et de saint Louis est bien petit. Il ne s'étend guère au delà de notre 4e arrondissement, et d'une partie du i"\ du 5' et du 6". A peine un dixième de la ville actuelle. Au centre, entre les bras de la Seine, nous voyons la Cité « semblable à un grand navire enfoncé dans la vase et échoué au profil de l'eau » (Sauval). C'est du fond de ces marécagesqu'est sortie Lutèce, « dans cette vieille île en forme de berceau » qu'est né Paris.

Aux deux extrémités opposées, au-dessus des maisons entassées dans l'étroit espace de l'île, se dressent la Cathédrale avec l'évêché et le Palais, la résidence de l'évêque et du roi, le siège des deux autorités à l'ombre desquelles les Parisiens vivent dans la paix et la tranquillité.

Une quinzaine d'églises et les deux places du Marché Neuf, et du Marché Palud, parfois submergé, se partagent l'espace bien restreint de la Cité.

« La Seine, dit un ancien auteur, entoure de ses deux bras la tète, le cœur, la moelle de la Cité dont elle fait une île. Deux faubourgs s'étendent sur la rive droite et la rive gauche. Chacun est relié à l'île par un pont de pierre.


Les richesses, les navires, le commerce, les acheteurs, les marchands, se pressent autour du Grand Pont. Le Petit Pont est le rendez-vous des promeneurs et de ceux qui aiment à disputer sur la logique »

Le Petit Pont, dont l'accès était défendu par le Petit Châtelet, faisait communiquer la Cité avec le faubourg de la rive gauche, en partie couvert de vignobles, divisés en clos. Les principaux étaient le clos Saint- Victor, le clos des Arènes, dont on a découvert les ruines en perçant la rue Monge, les clos de Garlaa.de et de Monvoisin, les deux clos Bruneau, le clos Saint-Sulpice, etc. Ces clos étaient séparés par des rues et arrosés par la Bièvre. Au temps de saint Louis, une grande partie de ces vignobles avait été remplacée par des rues et des établissements universitaires et religieux.

Ce boulevard, comme celui de la rive droite, était entouré d'un mur d'enceinte qui datait de Philippe-Auguste. Pour protéger ces deux boulevards, ce prince avait fait construire une muraille épaisse, flanquée de portes et de tourelles. Sur la rive droite, elle partait de la tour du Louvre et, après un grand circuit, elle se terminait à la Seine par une tour dite la tour Barbeau. 1 De Ménorval. Paris, t. I, p. 178.


Elle était percée de quatorze portes ou poternes « hautes et fortes et bien défendables ». Sur la rive gauche, le mur d'enceinte commençait à la grosse tour de Nesle, et aboutissait à la porte de la Tourelle, qui faisait pendant à la tour Barbeau.

L'épaisseur des murailles était de trois mètres environ, et la hauteur de neuf.

De distance en distance s'élevaient des tour- nelles, petites tours crénelées, couvertes d'une plate-forme, et ayant environ quatre mètres de diamètre à l'intérieur. Les portes étaient fortifiées de tours à deux étages, de quinze à seize mètres de hauteur. Les quatre tours qui formaient tête d'enceinte avaient trois étages voûtés, vingt-cinq mètres de hauteur et dix de diamètre'. Si, du haut de ces tours, nous jetons un regard sur la ville, au-dessus des maisons, nous verrons émerger dans tous les quartiers les églises, les abbayes, les monastères, avec leurs clochers et leurs hautes murailles. Les monuments civils sont encore rares. Si nous cherchons la demeure des rois, sur les bords de la Seine, rive droite, nous voyons se dresser un donjon colossal de quatre-vingt-seize pieds de haut, et tout autour une enceinte quadrangulaire défendue par des 1 A. Les rues et les cris de Paris.


tours rondes. C'est le Louvre que Philippe-Auguste fit construire pour défendre le cours de la Seine, mettre à l'abri son trésor et ses archives, et en faire le centre de l'autorité royale. C'est de là que relevaient tous les fiefs du royaume, et là qu'il recevait l'hommage de tous les grands vassaux.

Cependant ce n'est pas dans ce château-fort, aux tours menaçantes, que nous trouverons saint Louis. Il avait choisi pour sa résidence ordinaire le Palais de la Cité, qui était en même temps le palais de justice, non loin du palais de l'évêque.

Il l'avait embelli et reconstruit en partie.

De ce monument nous n'avons aucune description ou représentation qui date du temps de saint Louis. Mais une précieuse miniature du Livre d'heures du duc de Berry (XIVe siècle) Peut nous en donner une idée. Dans un charmant paysage, à côté des hautes murailles, des toits aigus et des tours du Palais, elle nous montre le verger royal, ou des hommes et des femmes sont occupés à faucher l'herbe et à faner. Tout autour on voit de petits saules qui ont servi de cadre aux scènes si bien décrites par Joinville.

« Je vis quelquefois en été que, pour expédier ses gens, il venait dans le jardin de Paris, vêtu


d'une cotte de camelot, d'un surcot de tiretaine, sans manches, un manteau de taffetas noir sur les épaules, très bien peigné, et sans coiffe, et un chapeau de paon blanc sur sa tête. Il faisait étendre des tapis pour nous asseoir autour de lui, et tout le peuple, qui avait affaire par devant lui, se tenait autour de lui debout. Et alors il les faisait expédier de la manière que je vous ai dite tout à l'heure pour le bois de Vincennes. » II. Approchons, nous aussi, d'un roi si accessible et si familier, pour étudier de près sa personne, sa famille et sa cour. Point de gardes et d'étiquette sévère pour nous tenir à distance l'amour et la vénération de ses sujets le défendent assez.

Rien de plus simple que sa cour ordinaire. Il aimait trop ses sujets et craignait trop de les grever pour entretenir tous les jours une pompeuse et ruineuse parade.

Dans les grandes circonstances, il savait cependant s'entourer d'une magnificence vraiment royale. Joinville nous dit qu'il se comportait libéralement et largement dans les parlements et les assembLées cles seigneurs. L'imagerie des sceaux nous le représente dans son costume d'apparat, assis sur le pliant traditionnel à têtes et à pieds de dragon, la couronne royale sur le


front, le sceptre fleuronné à la main, une ample tunique tombant sur ses pieds, recouverte d'une dalmatique et d'un manteau taillé à la façon de l'antique chlamyde.

Mais les traits de sa figure, où les trouverons-nous exactement reproduits? Certes, de nombreux portraits nous restent de lui dans les sculptures et les peintures des xme et xive siècles statuettes en bois et en ivoire du Musée de Cluny, manuscrit 57i6 de la Bibliothèque nationale, registre 57 des Archives nationales, miniatures du Livre d'heures de Jeanne de Navarre (xive siècle), peintures représentant la vie de saint Louis exécutées par ordre de Blanche, sa fille, au couvent des Cordelières de Lourcine (Peiresc nous en a laissé une description accomPagnée d'un croquis fait par un artiste flamand), copie des peintures de la Sainte-Chapelle, représentant quatre scènes de la vie de saint Louis (exécutée par Peiresc) 1.

Mais parmi tous ces portraits si dissemblables, où est le véritable?

Nous devons nous contenter des rares indications que nous trouvons chez les contemporains. Le Franciscain Salimbenc, qui le vit en 1248, dit que « saint Louis était long et grêle, subtilis 1 Longnon. Iconographie de saint Louis.


et gracilis convenienter ci longus, avec un air angélique et un visage plein de grâce ». A la croisade, Joinville dit que « jamais si bel homme armé il ne vit, car il dépassait ses chevaliers de toute la tête, un heaume doré sur son chef, une épée d'Allemagne en sa main ».

Mais sa force physique n'était pas en rapport avec cette haute taille. Encadré dans sa blonde chevelure (héritage de sa grand'mère Isabelle de Hainaut) son visage, aux traits délicats et purs, n'annonçait pas une grande vigueur de tempérament.

Dans sa jeunesse il avait aimé les divertissements, la chasse, les beaux habits. Après le retour de la croisade, son costume ordinaire était simple, presque monastique, comme le montre le texte de Joinville que nous avons cité. Joinville nous le montre dans le jardin du Palais.

C'est surtout dans la Sainte-Chapelle, comme dans son cadre naturel, que nous aimons à évoquer cette angélique figure, pâlie par les austérités, rayonnante de foi et de piété, sous ces voûtes azurées, aux fines nervures, construction aérienne qui, comme le cœur du saint roi, monte vers le ciel d'un élan sublime.

A côté de saint Louis, nous trouvons la reine Marguerite, cette gracieuse et poétique fille de


la Provence, qui, habituée dès l'enfance aux élégances et au luxe d'une cour brillante, ne partageait pas les goîtts simples du roi, mais était digne de lui par sa piété et son noble caractère. G. de Nangis dit que « elle avait reçu les meilleures leçons de sagesse et de courtoisie qu'elle était belle etagréable, et craignant Dieu en toutes choses ». Ces qualités, sa grande charité, son admirable conduite pendant la croisade, la firent aimer de tous; dans les prières publiques du prône, on recommandait à Dieu l'âme du roi « quoiqu'elle n'en eût pas besoin », la reine Blanche « dont les aumônes méritent une éternelle reconnaissance » etla reine Marguerite « à qui l'on doit le trésor du royaume ». C'est ainsi qu'on appelait les jeunes Princes, ses enfants.

Entre les deux reines, saint Louis ne parvenait pas toujours à maintenir l'accord, et il n'avait pas seulement à apaiser ces rivalités féminines il devait encore surveiller les intrigues Politiques de Marguerite exposée à favoriser les intérêts de ses parents de Provence plutôt que ceux du royaume de France 1. Dans son gouvernement et son administration, il laissait une grande part à l'influence et aux conseils de la reine Blanche, sa mère, qui, même après la fin 1 E. Boutaric. Marguerite de Provence, Revue des Ques"ons hist., t. III.


de la régence, aux yeux des Français comme des étrangers, restait toujours la reine de France. Il n'oubliait pas les éminents services qu'elle avait rendus au royaume pendant sa minorité.

Formée à l'école de Philippe-Auguste, héritière de ses meilleures traditions politiques, cette grande espagnole « qui avait courage d'homme en cœur de femme », par la souplesse de son esprit et la ténacité de son caractère, avait réussi à déjouer les complots des grands et à dissoudre leurs coalitions'.

Elle avait eu pour l'assister les plus sages conseillers, chevaliers et clercs, fournis la plupart par les familles nobles de l'Ile-de-France et du Gâtinais Montmorenci, Montfort, Beaumont, Roie, Clément, etc., serviteurs éprouvés et dévoués, dont quelques-uns se succédaient de père en fils dans leurs charges et dans la confiance des souverains.

Saint Louis ne pouvait manquer de profiter de ce trésor de sagesse et d'expérience que la Providence avait placé à côté de lui.

« Il li portait si grant révérence et si grand enneur pour ce que ele estoit bone dame et sage et preude femme, dit le Confesseur de la reine s Élie Berger. manche de Crstillu.


SAINT LOUIS

D'après une miniature placée en tête de l'ordonnance de son hôtel.


Marguerite, que puis que il gouverna par soi le roiaume, il ne se voloit esloigner de li, ainçois (mais) requeroit sa présence et son conseil quand il le pooit avoir proufitablement ». Il se montra toujours pour elle plein de déférence, et conserva toute sa vie une tendre affection pour celle qui « l'avoit enformé comme celui qui devoit si grant roiaume governer, et comme celui qu'elle amoit devant tous les autres ».

De cette affection de la mère pour le fils et du fils pour la mère, les historiens du temps nous ont laissé de touchants témoignages.

Le Ménestrel de Reims nous raconte que, quand saint Louis partit pour la croisade, « la roine, et les frères et leurs femmes, deschauz et nu-pieds, et toutes les congrégations et le peuple de Paris les convoièrent jusqu'à Saint-Denis, en larmes et en pleurs. Et là prit à eux congié li rois et les renvoia à Paris, et pleura assez au départir d'eux. Mais la roine sa mère demeura avec lui, et la convoia trois journées, maugrée le roi. Et lors li dit « Bele tres douce mère, par cette foi que « me devez, retournez désormais ». Adonc li répondit la roine en pleurant « Biau tres doux « fiuz, comment sera que mes porra souffrir « le départi de moi et de vous. Vous m'avez « esté le mieudre (meilleur) liuz qui onques fust « à mètre»; A ces mots chei (elle tomba) pasmée,


et li rois la redreça et baisa, et prit congié à li en pleurant ».

Il ne devait plus la revoir. En apprenant sa mort à Joppé en Palestine, il se prosterna devant l'autel, les yeux baignés de larmes, et puis, levant la tête et les mains au ciel, il dit « Je vous rends grâces, mon Seigneur et mon Dieu, de ce que votre bonté a bien voulu me prêter la reine, ma très chère dame et mère, que vous venez de retirer à vous, selon votre bon plaisir. Il est vrai, Seigneur, que je l'aimais par-dessus toutes les créatures mortelles, comme elle le méritait. Mais puisque vous avez voulu en disposer ainsi, que votre saint nom soit béni à jamais ».

Cette grande chrétienne couronna sa vie par une mort qui fut pour les Parisiens le spectacle le plus édifiant. Elle avait fondé pour les religieuses de Cîteaux deux monastères Maubuisson près de Pontoise, et le Lis près de Melun. Dans sa dernière maladie, elle prit l'habit de cet ordre, et fit même les vœux ordinaires de cet institut. Sentant que la mort approchait, elle fit répandre de la paille dans sa chambre, et mettre par-dessus un simple tapis. Ce fut son dernier lit. Comme les clercs différaient de faire les prières des mourants, elle les commença elleFélibien. flist. de Paris, t. I.


même, et elle expira doucement avant qu'on les eut achevées. On la revêtit après sa mort des habits royaux par-dessus les habits de religieuse avec une couronne d'or sur le voile. Les plus grands seigneurs la portèrent ainsi dans Paris, assise sur une chaise fort riche, avant de la conduire à Maubuisson, où elle avait choisi sa sépulture. Son cœur fut porté à l'abbaye du Lis1.

Si elle avait donné des soins tout particuliers à l'éducation de celui de ses fils qui devait gouverner le royaume, la reine Blanche était loin d'avoir négligé celle des autres.

« La dite dame fist bien garder et nourrir mon seigneur Robert, et mon seigneur Alfons, frères du dit saint Louis, et avec ce, ma dame Ysabel, Suer du saint roi, et les fist bien garder, enformer et enseigner. Et les bones œvres que les dits mon seigneur Robert, et mon seigneur Alfons et leur dite suer firent et continuèrent en tout temps de leur vie donneront tesmoing de leur bone norriture et des enseignements qu'ils reçurent au commencement.

« Et certes li benoiz rois, mon seigneur Robert et mon seigneur Alfons et ensement la suer du benoist roy furent personnes de si grant purté et de si grant chastée. Car si comme mon sei1 Félibien. Ilist. de Paris, t. I.


gneur Challes, homme de tres chere mémoire, jadis roy de Sezile (Sicile) et leur frère germain, afferma, juré par son témoing, que il n'oy onques que l'on meist sur nul de ces quatre devant diz aucun péchié mortel, les ques frères certainement orent la grâce de Nostre Seigneur jusqu'à la fin de leur vie 1. »

Des trois frères de saint Louis, Alphonse de Poitiers était celui qui lui ressemblait le plus par son caractère, ses vertus privées, et sa manière de gouverner. Devenu par son mariage avec l'héritière de la maison de Toulouse le plus grande seigneur de France, il prenait pour modèle le saint roi dans l'administration de sa province. On le voyait souvent à la cour de son frère, qui avait pour lui une affection particulière. Rutebeuf disait de lui qu'il

« Ne fist pas honte à son bon père,

Ains monstra bien que prud'homme ière (était)

De foi, de semblant, de manière. »

Même foi, même piété dans Robert d'Artois « qui avait désiré qu'il put finir la vie par le martyre ». Brillant chevalier, caractère fougueux, il paya de sa vie sa témérité a la Mansoura, et quand à saint Louis qui demandait de ses nou1 Confesseur de la reine Marguerite, Édit. Delaborde; p. 132.


velles on annonça « qu'il était au paradis, des larmes lui tombaient des yeux bien grosses » (Joinville).

Parmi les frères de saint Louis nous en trouvons un qui, par son caractère, jetait une note un peu discordante dans cette famille où régnait la plus grande cordialité. C'est Charles d'Anjou, qui avait de commun avec ses frères la foi, la piété, la pureté des mœurs, mais que Villeroi nous dépeint « parlant peu, dormant peu, ne riant presque jamais, méprisant les gens de cour, les ménestrels et les jongleurs ».

En sa qualité de frère aîné, saint Louis mêlait à ses sentiments de tendresse fraternelle Quelque chose de paternel, et pour sa sœur Isabelle il avait de plus le sentiment de vénération qui s'attache à la sainteté. On sait qu'elle a été placée sur les autels par le pape Léon X. Dans une prairie agréable, couverte d'un côté par le bois de Boulogne, bordée de l'autre par la Seine, elle avait fait construire l'abbaye de Longchamps Pour les filles de l'ordre de saint Francois. Saint Louis aimait à aller l'y visiter. « Devant lui elle se mettait à genoux, ce qui lui déplaisait fort, mais il ne l'en pouvait empêcher. » Agnès d'Harcourt, sa demoiselle suivante, raconte comment ses contemporains devançaient le jugement de l'Eglise « Elle avait trop durement beau chief


et reluisant quand on la pignait, ses demoiselles prenaient les cheveux qui lui chéaient (tombaient) et les gardaient moult soigneusement si que un jour elle leur demanda pourquoi elles faisaient ce, et elles répondirent « Madame, nous les gardons pour ce que, quand « vous serez sainte, nous les garderons comme « reliques ». Elle s'en riait, et tenait à folie ces choses. »

Tels furent les fruits de l'éducation donnée par Blanche de Castille à ses enfants un saint, une sainte et trois princes qui ne furent pas indignes de leur saint frère.

Les nombreux enfants de saint Louis (six garçons et cinq filles) ne furent pas moins bien « norris, gardés, enformés et enseignés ». Non content de choisir pour eux les meilleurs maîtres, le saint roi aimait à les instruire lui-même. « Avant qu'il se couchât, il les faisait venir devant lui, et leur rapportait les faits des bons rois. » Il les amenait avec lui dans ses visites aux hôpitaux pour les associer à ses œuvres de charité. Isabelle, femme de Thibaut, roi de Navarre, était sa fille préférée. C'est à elle qu'il adressa par écrit les admirables enseignements que le Confesseur de la reine Marguerite nous a conservés. Il lui envoya aussi des boîtes d'ivoire renfermant « des chainnettes de fer, desquelles


la dite royne se disciplinait et batoit aucune foiz, et des chainnettes de haire, desquelles elle se se ceignoit aucune foiz. et il la prioit que ele se disciplinast souvent a cele disciplines pour ses propres péchiez et pour les péchiez de son chétif père ».

SLir cette nombreuse famille royale, où les frères, même après leur mariage, continuaient à livre ensemble dans une concorde parfaite, l'autorité maternelle de Blanche de Castille se perpétuait, toujours aimée et respectée.

Les comptes de l'Hôtel nous montrent qu'on y vivait à frais communs.

Les dépenses de chacun des princes sont confondues dans les dépenses communes de toute la famille royale. Elles sont telles que leur rang les demandait, mais sans rien d'exagéré. Les Plus considérables sont en chevaux, faucons, distribution de robes aux seigneurs à l'occasion des grandes fêtes religieuses, des mariages, etc., selon l'usage du temps.

Les aumônes tiennent une large place dans le budget des dépenses 1. Jamais famille royale n'a mérité comme la famille de saint Louis l'amour que l'ancienne France avait voué à ses souverains. Parmi les nombreuses manifestations de Mlie Berger. Blanche de Castille.


cet amour nous, rappellerons seulement ce qui se passa au retour de la croisade en 1254.

« Quand li rois Loois, et la reine Marguerite et leurs enfanz (Jean et Blanche) qui furent nez outremer, revinrent de la Terre Sainte, ils furent receus à si grant honnour, que toutes les villes et toutes les gens, granz et menues, furent esmeus à leur faire feste de la joie qu'il eurent du bon roi et de la bonne reine et des bons enfanz. Et spéciamment li bourgeois de Paris et la bonne gent firent feste si grande à sa venue, que onques devinct ceste feste qu'ils li firent n'avait eu la pareille à Paris'. »

A la cour de saint Louis, nous trouvons attachés à son service le chevalier Jean de Soisi « qui fu avec le benoit roy par XXX ans, dès le temps de sa joenece, et avecdues lui demora mout privément » et clui rendit un si beau témoignage à la sainteté de son maître dans l'enquête qui fut faite après sa mort 2

Pierre de Laon qui « demora avec lui par XXXVIII ans, et fu son chambellan, et couchait à ses pieds, et le deschauçait, si comme seulent (ont coutume) de fere les sergenz des nobles seigneurs » Joinville dit de lui qu'il fut « l'homme 1 ilist. des Gaules, t. XXI, p. 85.

2 Confesseur de la reine Marguerite, p. i33.


le plus loyal et le plus droiturier qu'il eût jamais vu en l'hôtel du roi »

Pierre le Chambellan, qui mourut peu de temps après saint Louis, et fut enterré dans la basilique de Saint-Denis aux pieds de son maître; Parmi ses familiers, « Monseigneur de Sargines, li bon chevalier et li prudhomme » que Joinville nous montre à la croisade « défendant le roi contre les Sarrasins, comme le bon valet défend le hanap de son seigneur des mouches », et dont Rutebeuf a dit

« Douz et cortois et débonère

Le trovoit-on en son ostel.

Mult amoit Dieu et sainte Yglise

Ses povres voisins ama bien,

Volontiers leur donoit du sien. »

A côté des chevaliers, on voyait souvent auprès u roi des personnages ecclésiastiques qui donnaient à sa cour une physionomie cléricale Cuillallme d'Auvergne, évêque de Paris, Philippe, archevêque de Bourges, qualifié de bienheureux Par quelques historiens. Odon Rigaud, archevêque de Rouen, les évêques d'Évreux et de Senlis, les doyens de Saint-Aignan d'Orléans et de SaintMartin étaient appelés au Conseil du roi. Saint Thomas d'Aquin, Robert de Sorbon étaient aussi consultés, etVincent de Beauvais, le grand ency-


clopédiste dominicain, était choisi pour diriger les études des jeunes princes.

Parmi ces personnages qui jouissaient de sa confiance, et quelques-uns de son amitié, nous n'en trouvons pas qui ait joué le rôle de favori et de premier ministre. Joinville lui-même, si aimé pour sa loyauté, son dévouement, sa belle humeur, dans les fréquents voyages qu'il faisait à Paris, était traité en ami plutôt qu'en confident, et nous ne voyons pas qu'il fut consulté pour les affaires d'État.

On connaît sa franchise, et ce n'est pas lui qui aurait pu servir de modèle au courtisan peint par La Bruyère « qui dissimule les mauvais offices, sourit à ses ennemis, contraint son humeur, déguise ses passions, dément son cœur parle et agit contre son sentiment ».

Dans l'entourage de saint Louis on n'avait pas l'habitude de « contraindre son humeur et d'agir et de parler contre son sentiment ». La douce et condescendante gravité du saint roi ne gênait en rien la libre expansion des caractères.

Que de fières indépendances, d'originales physionomies, dans ces hommes qui, ennemis de tout déguisement, aimaient à se montrer dans toute la franchise de leur nature De cette sincérité dans les relations, et aussi de la gaieté et de la malignité qui assaisonnaient souvent les con-


versations, quelques anecdotes tirées des chroniqueurs du temps nous fourniront des exemples.

Bien que Champenois comme Joinville, Robert de Sorbon offrait avec lui plus d'un contraste figure austère, âpre et hardi censeur du vice et des abus dans ses sermons, dans les discussions il s'attirait parfois des réponses mortifiantes de la part du malin sénéchal. Un jour il. vint quérir Joinville et le prit par le bout de son manteau, et le mena au roi et tous les autres chevaliers les accompagnaient. « Alors, dit Joinville, je demandai à maître Robert « Que me « voulez-vous ? » Et il me dit « Si le roi s'asseyait dans ce préau, et si vous alliez vous asseoir sur son banc, plus haut que lui, je vous veux demander si on vous en devrait bien blâmer? » Et je lui dis que oui. Et il me dit « Donc vous faites chose bien plus à blâmer quand vous êtes plus noblement vêtu que le roi car vous vous vêtez de vair et de drap vert, ce que le roi ne fait pas ». Et je lui dis « Maître Robert, sauf votre grâce, je ne fais rien à blâmer si je me vets de drap vert et de vair car c'est l'habit que me laissèrent mon père et ma mère. Au contraire, vous faites chose à blâmer, car vous êtes fils de vilain et de vilaine et avez laissé l'habit de votre père et de votre mère, et êtes vêtu de plus riche camelin


que le roi ne l'est. » Et alors je pris le pan de son surcot et du surcot du roi et lui dis « Or, regardez si je dis vrai. » Et le roi se mit à défendre maître Robert en paroles et de tout son pouvoir.» »

On sait comment Joinville répondit au roi qui lui demandait ce qu'il aimerait mieux, ou d'être lépreux, ou d'avoir fait un péché mortel. « Et moi, qui jamais ne lui mentis, je lui répondis que j'aimerais mieux en avoir fait trente que d'être lépreux. »

Cette réponse étourdie et trop peu chrétienne lui mérita de la part du roi une douce réprimande.

Entre la maison épiscopale et le Palais du roi la distance était petite, et l'évêque Guillaume d'Auvergne était souvent appelé à la cour par le roi, qui ne goûtait pas moins la sagesse de ses conseils que le piquant de son esprit.

En 1240, la reine Marguerite allait donner le jour à son premier enfant. Le roi désirait et attendait un héritier de la couronne. Au lieu d'un garçon, ce fut une fille. Guillaume d'Auvergne, évêque de Paris, se chargea de porter la nouvelle au roi, et se présentant dans la chambre Sire, dit-il, réjouissez-vous. Je vous apporte d'heureuses nouvelles. La couronne de France s'est aujourd'hui enrichie d'un roi; car, ayant


une fille, vous pourrez, en la mariant, acquérir iln royaume; tandis que, si vous aviez un fils, vous lui céderiez un vaste comté'. »

Apprenant que les Frères Prêcheurs de Paris étaient à bout de ressources et accablés de dettes, Guillaume d'Auvergne alla trouver Blanche de Castille, dont il était le confesseur, au moment où elle se préparait à faire à grand frais un pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle, et il lui dit « Madame, vous avez dépensé la de grosses sommes en pure perte, pour être glorifiée aux yeux du monde et faire dans votre Pays natal étalage de magnificence. Cet argent Pouvait être mieux employé. Dites, répondit la reine, je suis prête à suivre vos conseils. Eh bien, je vais vous donner un sage avis, et, au Jour du jugement, je m'engage, si vous voulez, à répondre pour vous sur cet article. Nos Frères Prêcheurs, communément appelés les Frères de Saint-Jacques, doivent environ i.5oo livres. Prenez le bâton et la gourde, allez à Saint-Jacques (de Paris) et payez la somme. Je commue votre et vous promets de soutenir, au jugement dernier, qu'en agissant de la sorte vous avez mieux fait qu'en vous entourant d'un appareil de richesse tout à fait superflu. » Ainsi fit Blanche 1 Anecdotes d'Ét. de Bourbon édit. par l.ecoy de la Matche, P. 389.


de Castille, et le couvent des Frères Prêcheurs s'en trouva bien

Saint Louis avait pour chambrier messire de Beaumont chez qui la rudesse du caractère et la brusquerie du langage égalaient la fidélité et le dévouement. Un jour que Guillaume d'Auvergne dînait avec lui à la table du roi, messire de Beaumont lui dit « A quoi sert l'eau que vous avez sur votre table, si vous n'en mêlez jamais à votre vin? Cette eau, répondit-il, remplit justement le même service à table que vous à la cour du roi. -Est-ce à dire que je ne serve de rien, Seigneur ? — Au contraire, quand vous êtes au palais, si un prince ou un comte veut élever la voix, aussitôt vous le chapitrez sévèrement et vous le faites taire. Si un chevalier parle trop librement, vous lui fermez la bouche. De même si mon bon vin d'Angers, de Saint-Pourcain ou d'Auxerre voulait me faire le moindre mal, j'aurais recours à l'esprit contrariant de cette bouteille d'eau et le vin perdrait au même instant sa violences »

A la cour de saint Louis, il n'y avait pas encore une distinction parfaitement marquée entre les fonctions des personnes qui vivaient auprès du 1 Aneedotes d Ét. de Bourbon.

Ibid.


roi pour le servir, l'escorter, le conseiller, (haute et basse domesticité, dignitaires du palais), et celles des personnages qui aidaient le prince à gouverner et à administrer, et composaient la caria régis. Ces fonctions étaient quelquefois exercées par les mêmes individus, mais elles tendaient de plus en plus à se séparer, de même que dans la cccria les différentes branches de l'administration (politique, justice, finances) tendaient à avoir des organes particuliers 1. 1 Ch. V. Langlois. IIist. de France de Lavisse. t. III


CHAPITRE II

GOUVERNEMENT DE SAINT LOUIS

I. Un bon gouvernement est celui qui, à un grand amour pour la justice, et à un respect scrupuleux de tous les droits des sujets, joint un désir sincère de leur bien temporel et spirituel, et le zèle pour le leur procurer,

C'est celui dont saint Louis fit jouir les Français, et dont les Parisiens, placés plus près de lui, durent encore plus que les autres ressentir les bienfaits.

Quelle idée avait-il de ses droits et de ses devoirs comme roi?

Nous lisons dans un poète contemporain

« Le premier roi fist Dieu par son commant (commande[ment)]

Coroner a ses angles (anges) dignement en chantant Puis lui commanda estre en terre son sergent,

Tenir droite justice, et la loi mettre avant1. »

Comme notre premier roi chrétien, saintLouis avait lui aussi été couronné et sacré a Reims. Il Jeau Bodcl, dans la Chanson de Saisnes.


En lui donnant l'onction sainte, à l'autorité qu'il avait héritée de son père, l'archevêque avait ajouté la consécration religieuse qui faisait de la dignité royale une sorte de sacerdoce. Le roi avait prêté serment d'employer son autorité au maintien et à la défense des droits et des privilèges canoniques de l'Église, et à faire jouir de ses droits légitimes le peuple qui était sous sa garde.

Saint Louis se considérait comme le lieutenant de Dieu, de qui il tenait son autorité. Les actes émanés de sa chancellerie commencent Par cette invocation la nomine sancte et individue Trinitatis. Sur l'écu d'or qu'il fit frapper, on lit Ludovieus Dei gratia Francorum rex, et au revers XPC viacit XPC regnat XPC intperat.

C'était bien le Christ qu'il voulait faire régner sur la France, il ne se considérait que comme Son sergent.

Absolue en droit, la monarchie chrétienne était très tempérée en fait, et ne rappelait en rien la tyrannie de l'État-Dieu, source de tous les droits, règle du bien et du mal, du vrai et du faux, que nos Jacobins ont renouvelée de l'antiquité païenne.

Saint Louis gouvernait « le regard fixé sur le souverain modérateur du monde, qu'il prenait


pour modèle et pour règle, et son autorité, qu'il exerçait à l'avantage de tous, pour le bien commun, était l'image de l'autorité divine, à la fois très juste et unie à une paternelle bonté ». Au temps où le roi et le peuple s'inclinaient devant la volonté de Dieu, le peuple obéissait au roi, parce qu'il commandait au nom de Dieu, et le roi respectait les droits et les libertés du peuple, parce que ces droits et ces libertés étaient établies de Dieu. Entre la liberté et l'autorité l'équilibre se maintenait parce qu'il avait son centre en Dieu, au-dessus des fragiles combinaisons de la politique, et, s'il étaitaccidentellementtroublé, il était facilement ramené à ce centre toujours subsistant. On connaissait des révoltes, mais non pas les révolutions.

Montesquieu a pu dire « La liberté civile du peuple, les prérogatives de la noblesse et du clergé, la puissance du roi se trouvèrent dans un tel concert, que je ne crois pas qu'il y ait eu sur la terre de gouvernement si bien tempéré 2. » Saint Louis disait à son fils « J'aimerais mieux qu'un Écossais vînt d'Ecosse et gouvernât le royaume bien et loyacin-rent, que si tu gouvernais mal ». Et comment n'aurait-il pas aimé 1 Encyclique Immortale Dei.

2 Esprit des lois, liv. XI, chap. VIII.


cette France que ses ancêtres avaient faite, que ses descendants devaient gouverner après lui, et dont la prospérité et la grandeur s'identifiaient en quelque sorte avec celle de sa dynastie Beatu zerncz cujus rex est Ilobilis (Eccles., X). L'obéissance, le respect, l'amour des Français montaient alors naturellement vers un trône ou ils voyaient assis, non seulement l'oint du Seigneur, et son sergent sur la terre, mais aussi l'auguste héritier de ces rois, qui, par leur bravoure sur les champs de bataille et par leur sage politique, avaient su tirer le royaume du chaos féodal et fonder sa prospérité et sa grandeur. « Puisqu'il faut servir, disait Voltaire, je pense qu'il vaut mieux le faire sous un lion de bonne maison, qui est né beaucoup plus fort que moi, clue sous deux cents rats de mon espèce. »

La Révolution a chassé les lisons de bonne maison, et a livré la France à quelques centaines de rats, sortis on ne sait d'où, et qu'on n'aurait jamais soupçonnés devoir être ses maîtres « Insllspicaúilis portavit diadema (Eccles., XI, 5). Pour ses droits et ses libertés la nation avait moins à craindre de ces linons cle bonne maison que des maîtres qu'elle s'est donnés de nos jours. Les savantes combinaisons, les mécanismes compliqués, les contrepoids que la sagesse humaine a imaginés pour protéger les


droits de l'homme, étaient avantageusement remplacés par l'amour de la justice, le respect des droits de tous, le désir du bien de ses sujets que saint Louis portait dans son cœur, et par les garanties que la liberté trouvait dans l'organisation sociale de cette époque.

Les princes et les peuples étrangers euxmêmes rendaient hommage à son amour pour la justice en recourant à son arbitrage dans leurs différends.

Ses enseignements comme ses actes témoignent du religieux scrupule avec lequel il l'exerçait et voulait la voir exercée par tous ses juges.

Dans les enseignements à son fils, il disait « Chier filz, se il avient que tu viegnes a régner, porvoi que tu aies ce qui a roi apartient, c'est-àdire que tu soies si justes que tu ne desclives ne desvoirs de justice pour nuls riens qui avenir puisse, se il avient que aucune querelle qui soit meue entre riche et povre viegne devant toi, soustien plus le povre que le riche, et quand tu entendras la vérité, si leur fais droit. » Dans les différends qui pourraient s'élever entre le roi et des particuliers, il lui recommande « de ne pas montrer qu'il aime rnout sa querele (sa cause) jusque a tant qu'il connaisse la vérité, car cil (ceux) de son conseil pourraient estre


cremeteux (craintifs) de parler contre lui, et ce il ne doit pas vouloir' ».

Sans rompre brusquement avec les traditions du droit féodal, saint Louis emprunta au droit romain et au droit canonique des principes de gouvernement et d'administration qui aidaient au maintien de l'ordre et de la paix dans le royaume.

Ce fut surtout par l'extension de son pouvoir judiciaire qu'il fit faire des progrès à l'autorité royale. Représentant sur la terre du Souverain juge, il se considérait comme juge suprême, comme source et distributeur de toute justice; et, suivant la formule de Beaumanoir, « toutejustice laïquc était tenue du roi en fief ou en arrièrefiel' » et n'était qu'une délégation de la souveraineté judiciaire du monarque. De tous les jugements il pouvait être fait appel à la cour du roi. Les cas royaux, affaires qui touquent le roi, selon l'expression de Beaumanoir, et ne peuvent être jugés que par ses tribunaux, s'étaient multipliés. De nombreux magistrats, soit à la Czzria, soit dans les tribunaux inférieurs, étaient délégués pour juger ces cas et ces appels. Mais saint Louis ne renonçait pas à exercer personnellement sa fonction de juge suprême. Joinville 1 Beaumanoir.


nous en a cité un exemple célèbre (Chêne de Vincennes).

Parmi les membres de la Curia, il avait choisi ceux qui étaient plus particulièrement versés dans la connaissance du droit, et en avait formé des commissions judiciaires qui devaient se réunir à des époques déterminées. Elles étaient présidées par un bailli, qui « rendait les arrêts » au nom du roi. On donnait le nom de parlements aux différentes sessions de ces commissions. Presque toujours ces assemblées se tenaient dans le palais du roi. Mais quelquesunes se sont tenues au Temple, à l'hôtel de Nesle, et même hors de Paris, à Vincennes, à Pontoise, à Poissi'. On pouvait toujours faire appel au roi des jugements rendus par les commissions judiciaires de la Cttria.

Saint Louis avait soin de bien choisir ses représentants, ne leur demandant pas seulement la connaissance des affaires et la capacité administrative, mais encore la crainte de Dieu. Joinville dit « qu'il donna la connétahlie de France à Monseigneur Gilles Le Brun, qui n'était pas du royaume de France, parce qu'il avait grande renom de croire à Dieu et de l'aimer ». Il recommandait à son fils « d'avoir 1 Ch.-V. Langlois. Hist. dc France de Guvisse, t. II, p. 328.


avec lui compagnie de bonnes gens, de donner volontiers pouvoir aux gens de bonne volonté 1 ». La meilleure garantie de la bonne volonté était dans la mise en pratique de la réflexion que Pierre de Fontaines, un de ses conseillers, recommandait aux juges « Saches-tu que si les parties sont par desoz (dessous) les hommes qui les jugent, li jugeor (juges) sont par desoz Deu, qui toz jors li regarde quex jugemens il font, si come la lois dit. »

Les plus sages mesures furent prises pour prévenir ou réparer les abus de l'administration. Les ordonnances de 1254 et 1256 établissent que les « baillis, vicomtes, prévots, maires et tous autres fassent serment qu'ils ne prendront ou recevront pour eux ou pour autrui ni or, ni argent, ni bénéfices. qu'ils ne recevront nul don d'homme qui soit de leur baillage, ni d'autres qui aient affaire ou plaident par devant eux ». Ils doivent jurer aussi qu'ils feront droit à chacun, au pauvre comme au riche, à l'étranger comme au privé. Et il veut que ces serments soient pris en pleine assise devant tous, afin qu'ils craignent le vice du parjure, non pas seulement par la Peur de Dieu, mais par la honte du monde (Joinville).

1 Confesseur de la reine Marguerite.


Après l'expiration de leurs fonctions, les officiers royaux devaient rester cinquante jours sur les lieux pour répondre aux plaintes qui pouvaient se produire contre eux. S'ils étaient convaincus d'avoir manqué à leur devoir, ils étaient punis « en leurs biens et en leur personne ». Mais on n'attendait pas la fin de leur administration pour leur en faire rendre compte. « Pour ce que, aucunes fois, le benoit Roy oyait que ses Baillis et ses Prévots fesaient au peuple de sa terre aucunes injures et torts, ou en jugeant mauvaisement, ou en ôtant leurs biens contre justice, pour ce il ordonna certains enquêteurs, aucunes fois Frères Mineurs et Prêcheurs, aucunes fois clercs séculiers, et aucunes fois même chevaliers, aucunes fois chaque année une fois, et aucunes fois plusieurs, à enquérir contre les Baillis et contre les Prévôts, et contre les autres Sergents, par le royaume. Et il donnait aux dits enquêteurs pouvoir que si ils trouvaient aucunes choses par les dits Baillis ou autres officiaux ôtées malement ou soustraites à quelque personne que ce fut, qu'ils lui fissent rendre sans retard, et avec tout ce, qu'ils ôtassent de leurs offices les mauvais Prévots et les autres moindres Sergents que ils trouveraient dignes d'être ôtés » (Confésseur de la reine Marguerite, ch. XVIII).


SCEAU DE LA PRÉVOTÉ DES MARCHANDS (l'an 1200)

Archives Nationales.)

SCEAU DES QUINZE-VINGTS

,Saint Louis montrant leur maison aux aveugles.) (Archives Nationales.)


Non content de réparer les torts faits aux populations sous son règne, il voulut aussi réparer ceux qui avaient été faits sous ses prédécesseurs. Une grande enquête fut par lui ordonnée en 1247 dans les provinces annexées au royaume depuis Philippe-Auguste. « Tous ceux qui avaient été maltraités ou dépouillés par les baillis, les sénéchaux, les prévots, etc., venaient exposer leurs griefs aux enquêteurs, et demander la réparation qui leur était due. » Les fonctions financières n'étaient pas moins contrôlées par le pouvoir central que les fonctions judiciaires. Il y avait à la Curia une commission spéciale des comptes (curia in compotis) qui tenait régulièrement ses sessions, pour reviser les rôles des baillages du domaine royal et des autres bailliages et sénéchaussées revision qui était effectuée au moyen d'états de prévision et de listes d'arriérés dressés et préparés par une sous-commission dans l'intervalle des sessions 1.

Dans son ordonnance, saint Louis avait recommandé aux enquêteurs « qu'ils ôtassent de leurs offices les mauvais prévots et les autres moindres sergents que ils trouveraient dignes d'être ôtés ». Ces enquêteurs jugèrent digrze d'étre 6té de son Ch.-V. Langlois. Op. cit.


office le bailli de Brioude, parce qu'il donnait l'exemple des mauvaises mœurs en entretenant, quoique marié, une concubine 1. Avec l'ordre moral, ils rétablissaient partout la justice. « J'ai eu la bonne fortune, dit Boutaric, de trouver aux archives de l'Empire une partie des procédures des enquêteurs. C'est un spectacle admirable de voir le soin avec lequel ils allaient audevant des plaintes du peuple, et avec quelle justice ils prononçaient soit contre le roi, soit contre ses officiers 2. »

Ses ordonnances dont nous admirons la sagesse, saint Louis les préparait et les élaborait dans.le silence de son cabinet, sans autre préoccupation que celle du bien de ses sujets, sous l'œil de Dieu dont il invoquait les lumières. Il ne négligeait pas celles de ses conseillers. Mais « quand il voyait le droit tout clair et évident, dit Joinville, il prenait sa détermination tout seul, sans recourir à son conseil ».

Ajoutons qu'après l'avoir consulté, il ne suivait pas toujours son avis, comme lorsqu'il signa avec Henri III le traité de Paris (ia58) malgré les conseillers « qui furent très contraires à cette paix ».

En somme, il n'est aucun acte de son adminis1 Boutarie. Alph. de Poitiers, p. 4og.

2 Boutaric. Alph. de Poitiers, p. 388.


tration qui n'ait été inspiré par l'amour de la justice et du bien public, et, si l'on compare son oeuvre législative avec les lois innombrables issues des discussions passionnées et tumultueuses de nos assemblées, on n'aura pas de peine à se convaincre que

« Cet homme seul eut plus de sens

Qu'une multitude de gens ».

II. Sagement limitée par le pouvoir royal, la liberté dont les Parisiens jouissaient était encore sans orages au temps de saint Louis et leur ville ne connut guère d'autres troubles que ceux de la jeunesse des écoles. L'autorité judiciaire et administrative exercée au nom du roi par le Prévôt de Paris n'avait rien de despotique et laissait aux représentants de la municipalité une assez grande part dans l'administration. Protecteur de tous les droits et de toutes les libertés légitimes, saint Louis ne fut pas hostile aux libertés municipales. Dans ses Enseignements, il recommande à son fils « de garder les bones villes et citez de son royaume en l'estat et en la franchise où les devancier les ont gardées, et si il i a aucune chose à amender, si l'amende et l'adresse, et les tien en favor et en amor ».

Paris n'eut jamais de charte de commune. Mais


depuis longtemps il avait une administration communale qui en faisait une des villes les plus libres de France. Il avait adopté pour armoi-, ries celles de la puissante corporation des marclzands Un vaisseau d'argent à trois ponts, sur fonds de gueules, au chef d'azur semé de fleurs de lis d'or, avec la devise fluctuat ttec nzergitur. Ce navire d'argent se voyait aussi brodé sur le beau costume mi-partie rouge et bleu du Prévôt et des Échevins.

Représentant du roi, le hrévôt de Paris avait tous les pouvoirs de police nécessaires pour faire régner l'ordre. De plus « il était, dit le Grand Coutumier de France, chiel' du Chastelet institué par le roy et représentant sa personne quant au fait de justice. Il avait cognoissance de tous cas tant criminels que civils, et ses lieutenants représentaient sa personne ». De lui relevaient les juridictions seigneuriales laïques de Paris et celles des abbayes soumises à l'appel du Châtelet. La juridiction temporelle de l'évêque de Paris, qui s'étendait à un tiers du territoire de la capitale, et celle du Chapitre de Notre-Dame, ressortissaient directement au parlement'

Sur la rive droite de la Seine, entre la cha1 Glasson. IIist. dar droit et institutions, t. V, p. 1 34.


pelle Saint-Leufroy et le grand Châtelet, une modeste maison, sous le nom d'Ildlel des marchateds, servait d'Hôtel de Ville aux magistrats municipaux. Le premier de ces magistrats, le chef de la municipalité, portait le nom de Prévôt des Marchands.

Quatre échevins l'aidaient dans l'administration. Ces cinq magistrats, élus pour deux ans par les chefs de métier, assistés de bourgeois notables, rendaient la justice dans le tribunal du Parloir aux bourgeois, rue Saint-Jacques, près du Châtelet. Ce tribunal statuait sur les règlements du commerce et sur leur violation et interprétait officiellement la coutume de Paris. En matière civile et criminelle, il avait droit de basse justice. Les habitants de Paris pouvaient porter leurs litiges devant ces officiers municipaux par voie d'arbitrage

Les rois leur avaient accordé par privilège l'exemption de certains droits féodaux droit de prise, droit de franc-fief, droit de four banal (chacun boulanger pouvait faire son pain dans sa maison). De plus, les bourgeois de Paris avaient le droit de faire porter à leurs chevaux des freins dorés et autres ornements servant à la chevalerie.

1 Esncin. Hist. du droit français.


Le corps municipal exerçait aussi des droits de police. Il avait pour agents des sergents qui portaient une baguette fleurdelisée et étaient chargés des divers quartiers de la ville.

Les Parisiens avaient demandé au roi de se garder eux-mêmes et les gens de métier s'étaient engagés à faire le guet à tour de rôle et de s'armer à leurs dépens. Saint Louis le leur accorda, tout en entretenant à ses frais un autre guet de vingt sergents à cheval, et quarante à pied, sous le commandement du chevalier du guet. Le Prévôt du roi avait le suprême commandement des deux guets.

Le corps municipal était chargé des approvisionnements, de la voirie, des travaux d'utilité publique, de l'administration des biens municipaux il réglait l'ordre des fêtes et des cérémonies publiques.

Le service de la voirie était confié au voyer. Jean Sarrasin, qui eut cette charge sous saint Louis, nous en fait connaître les attributions. Sans l'autorisation du voyer, on ne pouvait ouvrir ni rue, ni marché. Il ne devait rien souffrir qui encombrât le chemin trop disconvenablement à l'égard des prud'hommes. Il faisait les saisies, demandait main forte au prévôt, etc. Dans les différentes corporations dont ils faisaient partie, les Parisiens trouvaient d'autres


libertés plus précieuses encore que les libertés communales.

Au temps de saint Louis, il y avait déjà à Paris une haute bourgeoisie formée de familles enrichies par le commerce et l'industrie et qui fournissaient au roi et à la ville des fonctionnaires et des administrateurs

Les familles Bourdon et Arrode, les familles Point-l'Asne (Pungens asinum), Barbette, Gratien, Piz-d'Oie, Porée, Troussevache, Sarrasin, Bonne-fille, de Meulan, de Saint Benoist, Paon, Papin, Augier, Marcel, Le Flament, Haudry, etc. Les plus influentes par leur fortune ont donné leur nom à des rues et à des portes de la ville, et fourni des prévôts des marchands et des échevins.

La petite bourgeoisie commerçante et industrielle était à la tête des corporations de métiers, qui englobaient presque toute la population ouvrière et marchande, c'est-à-dire la plus grande partie de la population de Paris.

En entrant dans les corps de métier, les Parisiens devenaient citoyens d'une petite république qui s'administrait elle-même, où ils obéissaient à des lois fruit d'une longue expérience et consacrées par le consentement universel, où le patronat et les dignités étaient accessibles à tous, où chacun était jugé par ses pairs et ses


élus, et ne payait que les redevances fixées par les statuts. La corporation a ses revenus qu'elle emploie en partie à secourir ses membres dans le besoin. Elle contribue à l'élection des magistrats municipaux. A partir de I2J2, c'est elle qui fournit à la ville, sous le nom de guet, une sorte de garde natiottrcle. Sous le commandement de quarteniers, de cinquanteniers et dizainiers, chaque homme devait à son tour le service. Les deux clercs du guet distribuaient chaque jour les billets de garde, et les hommes désignés se rendaient au Châtelet, à l'entrée de la nuit pendant l'hiver, et à l'heure du couvre-feu pendant l'été. Après l'appel, ils étaient distribués dans les différents quartiers, où ils devaient veiller et faire des patrouilles

L'ouvrier de cette époque ne connaissait ni la vie isolée et sans protection, ni l'envie et les aspirations subversives de l'ouvrier moderne. Content du rang oii la Providence l'avait placé, et du rôle actif qu'il jouait dans la corporation, il jouissait de la paix et de la sécurité à l'abri de l'autorité royale et de l'organisation corporative. Il était heureux et fier de prendre rang, en habit de fête, à côté des maîtres et des jurés, dans les processions solennelles de la confrérie, à la suite 1 Alfred Frauktin. Acx rues et les cris de Paris, p. 102.


de sa hannière, où étaient représentées les insignes de sa profession qui étaient comme ses armoiries.

Il y avait cependant des abus dans l'administration de certaines villes à cette époque. Beaumanoir nous apprend que dans plusieurs « bones villes les povres n'ont nules des administrations de la ville, ainçois les ont toutes li riche, parce qu'il sont doutés (craints) du commun pour leur avoir ou par leur lignage ». C'est une aristocratie bourgeoise qui s'est substituée à l'aristocratie féodale, et qui opprime la menue gent. Le devoir du seigneur qui a « bones villes dessous li est de savoir comment elles sont démenées et gouvernées, si que li riche soient en doute (crainte) que, s'il mesfont, il seront griement puni, et que li povre puissent gaigner leur pain en pes ».

C'est le service que saint Louis rendit à sa bonne ville de Paris lorsqu'il lui donna pour Prévôt Étienne Boileau. Avant lui, la prévôté était achetée par les bourgeois « et quand il advenait que d'aucuns l'avaient achetée, ils soutenaient leurs enfants et leurs neveux en leurs outrages. C'est pourquoi était trop le menu peuple foulé, et ne pouvait avoir droit des riches hommes, à cause des grans présents et dons qu'ils faisaient aux prévôts. Le menu peuple


n'osait pas demeurer en la terre du roi, mais allait demeurer en autres prévôtés et seigneuries. Le roi ne voulut pas que la prévôté fut vendue, mais donna gages bons et grans à ceux qui dès or en avant la garderaient 1, et fit acquerre par tout le royaume oir il pourrait trouver un homme qui fit bonne justice et roide, et qui n'épargnât pas plus le riche homme que le pauvre. Alors lui fut indiqué Etienne Boileau, lequel maintint et garda si bien la prévôté, que nul malfaiteur, ni larron, ni meurtrier, n'osa demeurer à Paris, qui ne fut tantôt pendu ou détruit. La terre du roi commença à s'amender, et le peuple y vint, pour le bon droit qu'on y faisait ».

1 Seize sous par jour équivalent à une soixantaine de francs aujourd'hui, d'après Boutaric, Philippe le Bel.

2 Joinville.


CHAPITRE III

SAINT LOUIS ET L'AUTORITÉ ECCLÉSIASTIQUE Saint Louis avait en main tous les pouvoirs nécessaires pour bien gouverner ses sujets. Aucune constitution ne limitait ni n'entravait son autorité. Une puissance plus haute que la sienne se dressait, il est vrai, à côté de lui mais, loin de lui créer des obstacles, elle concourait avec lui à rendre ses sujets heureux et le royaume prospère.

Les statues de nos vieilles cathédrales représentent l'Église la couronne en tête, le front levé, l'expression fière, tenant d'une main l'étendard de la foi, de l'autre un calice, tournée du côté de l'assemblée des apôtres, au milieu desquels se dresse le Christ enseignant'.

A leur reine et mère, les rois et les peuples ne refusaient pas alors l'honneur qui lui est dû. Les évêques, ses représentants, faisaient leur entrée dans les villes, portés dans une chaise recouverte d'étoffes précieuses. Les porteurs 1 Viollet-le-Duc. Dict. d'arch., t. V, p. i54-


étaient les quatre plus grands seigneurs du diocèse, ou les quatre plus nobles bourgeois, s'il était seigneur de la ville'.

Voici le spectacle que les Parisiens eurent sous les yeux lorsque Guillaume d'Auvergne entra dans Paris pour prendre possession de son siège.

D'après le Cartulaire de Notre-Dame, le nouveau prélat doit d'abord, selon l'usage, se présenter devant la porte de l'abbaye Sainte-Geneviève. L'abbé et le prieur s'avancent, l'introduisent dans le sanctuaire. Revêtu de l'aube aux somptueux parements, de la dalntatique aux longues manches, de la chasuble aux formes ondulées, coiffé de la mitre basse, il s'assied pour la première fois sur le siège réservé à l'évêque diocésain. Après l'oilice, quatre religieux élèvent sur leurs épaules la chaire où trône le prélat, et le conduisent lentement, majestueusement, à travers les cloîtres, jusqu'à la porte du monastère.

La foule regorge de tout côté, se pend en grappes aux fenêtres. Sept chevaliers richement vêtus accourent au-devant du cortège. Ce sont Monseigneur Anseau de Garlande, seigneur de Tournan, Ferry de Brunoy, Jean de Soisy, rem1 Viollet-le-Duc. Dict. £farcit., t. V, p. 154.


plaçant Guy de Chevreuse, malade. Adam de Boissy représente le comte de Bar, Pierre représente le seigneur de Montjoy. Quant à Beaudoin de Corbeil et à Thibaut le Maigre, ils représentent le roi lui-même, qui se reconnaît vassal de l'évêque pour les trois fiefs de Corbeil, de Montlhéry et de la Ferté-Aleps.

Des épaules des chanoines, la chaire de l'évêque passe sur celles des barons ses feudataires et, aux acclamations de la foule, la procession s'est remise en marche. Les religieux font suite au cortège jusqu'à la rencontre du doyen, des chantres, et de tout le clergé de la cathédrale dans la rue neuve Notre-Dame. Quelques pas encore et l'on débouchera sur le parvis. Avant de pénétrer dans la cathédrale, l'évêque jurera en présence du peuple de maintenir les droits du Chapitre'.

Aux assemblées d'État et à la table des grands, les évêques avaient la préséance sur tous les seigneurs ils siégeaient et signaient immédiatement après les princes de la famille royale2. Saint Louis, qui disait à son fils « Je t'enseigne que tu sois dévot à l'Église de Rome et au Souverain Pontife, notre Père, qui est le pape, et lui portes révérence et honneur, comme tu dois faire 1Noël Valois. Guillaume d'Auvergne, p. 17, 18.

2Hurter. Mœurs dtc moyen âge. t. Ii p. 3ig.


à ton père spirituel » donna toujours l'exemple de cet honneur rendu aux représentants de 1 Eglise. « Le benoist roy, dit le Confesseur de la Reine, honorait tant les clercs, que la table de ses chapelains, qui mangeaient devant lui pour faire la bénédiction à table et pour rendre grâces après manger, était plus haute que la table du roi, ou du moins égale. »

Dans les Enseignements à son fils, il nous fait connaître ses propres sentiments et ses dispositions envers l'Église « Sois bien diligent à faire garder toutes manières de gens dans ton royaumme, et spécialement les personnes de Sainte Église et défends qu'injure ni violence ne leur soit faite en leurs personnes ni en leurs choses. Et je te veux ici recorder une parole que le roi Philippe, mon aïeul, dit une fois. Le roi était un jour avec son privé conseil (et était là celui qui m'a recordé cette parole tout présent). Et lui disaient ceux de son conseil que clercs lui faisaient moult d'injures, et se merveillaient moult de gens comme il pouvait telle chose souffrir. Et adoncques le dit roi Philippe répondit en cette manière « Je crois bien qu'ils « me font assez d'injures. Mais quand je pense « aux honneurs que Notre-Seigneur m'a faits, « je veux mieux souffrir mon domage que faire « ce pourquoi discorde vint entre moi et Sainte


« Eglise. » Et cette chose, je te recorde pour que tu ne sois pas léger à croire aucuns contre les personnes de sainte Église, ainçois leur portes honneur et les gardes pour qu'ils puissent faire le service de Notre-Seigneur en paix. » Dans un temps où, par ses possessions territoriales, l'Église entrait dans l'organisation et la hiérarchie féodale, où la société civile et la société ecclésiastique étaient non seulement en Perpétuel contact, mais encore comme entremêlées, où, à Paris par exemple, les juridictions ecclésiastiques, enchevêtrées dans celles du roi, S'exerçaient sur un grand nombre de rues (celle de l'évêque sur io5 rues, du Chapitre de NotreDame sur 38, de l'abbaye Sainte-Geneviève sur 54, etc.), les démêlés et les conflits entre les deux puissances ne devaient pas être rares. Le règne de saint Louis n'en fut pas plus exempt que les autres. Quelle fut la conduite du roi dans ces circonstances ? D'après un bon nombre de nos historiens, elle aurait été telle qu'il faudrait voir en lui un précurseur du gallicanisme de nos rois modernes.

De l'examen des faits, nous devons tirer une conclusion bien différente.

Nous voyons que si, dans les démêlés et les conflits avec l'autorité ecclésiastique, il défendit avec fermeté les droits du pouvoir civil, il le fit


toujours dans un esprit de justice, d'équité et même de conciliation. Il ne se posa jamais en face de l'Église dans une attitude de susceptibilité jalouse, d'hostilité ouverte ou cachée, qui est le propre des gouvernements gallicans et révolutionnaires.

Il avait pour elle les sentiments d'un fils respectueux et dévoué, et n'aspirait qu'à la concorde et à l'entente cordiale.

Un fait rapporté par le Confesseur de la reine Marguerite nous donnera une idée de sa bienveillance et de la délicatesse de ses procédés envers l'Eglise.

« Comme l'abbé de Saint-Denis fut une fois allé à Pontoise, où le benoit roi était, qui croyait que l'abbaye de Saint-Denis lui dût le droit ordinaire de gîte, il dit à cet abbé, par bonne intention, comme l'on croit « Père abbé, pourquoi ne « vous accordez-vous avec nous pour le droit que « vous devez? Bien pourra être qu'aucuns des rois qui après nous seront ne vous aimeront pas « tant comme nous fesons. » Lors fut avis à l'abbé qu'il entendait à l'affranchir pour peu de chose de ce droit, s'il le devait, pour que l'abbaye ne fût pas grevée des rois qui viendraient après lui. Et l'abbé lui répondit qu'il ne lui devait nul droit, car il avait charte de rois qui avaient été avant lui, par laquelle la dite abbaye avait été


affranchie de telles choses, laquelle charte l'abbé fit montrer au benoit saint Louis quand il fut venu à Paris. Mais il fut trouvé ès registres du roi que les abbés qui avaient été devant avaient payé le droit dessus dit et ainsi il ne semblait Pas qu'ils dussent user de leur charte ni de leur privilège dessus dit, et ce avait été par aventure, et par le peu de soin et la négligence des abbés et des moines de l'abbaye dessus dite. Et néanmoins ce benoit roi approuva ces chartes et la dévotion des rois qui les avaient octroyées, et voulut clu'elles eussent force et fermeté, mais non sans y ajouter plus car il tint quitte, non seulement l'abbaye de SaintDenis, mais les hommes de la dite abbaye et d'Argenteuil, et de Cormeilles et de Reuil, qui au roi devaient droit de gîte, pour l'honneur de saint Denis et pour l'amour du dit moustier. « Et de plus le saint roi, qui voulait la dite abbaye garder de dommage au temps à venir, quand il eut entendu que le roi Charles leur avait octroyé privilège qu'ils ne payassent péage de tout son royaume, en eau ni en terre, et que aucuns gentilshommes voulaient empêcher les Privilèges du dit abbé, lors le benoît roi octroya tout de nouveau à la dite abbaye que en tous ses domaines, et en terre et en eau, l'abbé et le couvent de Saint-Denis ne soient tenus à nul


droit de passage, ni péage, ni acquit, ni à autre chose de ce qu'ils voudront amener pour leur usage1. »

Lorsque ses officiers violaient les droits ecclésiastiques consacrés par la coutume, il intervenait pour faire respecter ces droits.

L'Église de Paris avait le droit d'exercer toute justice dans des terres (Ivry, terre de Garlande, Saint-Merry) qui relevaient de Notre-Dame. Les officiers du roi s'étant permis d'y opérer des arrestations, et de lever des tailles sur les hôtes, le Chapitre suspendit la célébration des offices, espérant que l'évêque Guillaume prendrait en main les intérêts de son église, et lancerait l'excommunication contre les officiers du roi. Mais, voyant que le prélat n'intervenait pas, le Chapitre s'en plaignit au pape Grégoire IX, qui, dans une lettre sévère, reprocha à l'évêque de se montrer indifférent pour la défense des droits de son église, l'engageant à ne pas se laisser détourner de son devoir par la crainte des hommes. Mais, mieux informé, le Pape aurait épargné ces reproches à Guillaume d'Auvergne. Tout bien examiné, il ne s'agissait que d'une plainte articulée par les liôtes, ou agents inférieurs du Chapitre, contre des officiers d'un rang également 1 Confesseur de la reine, ch. vr.


inférieur. Espérant que le roi mieux informé ne tarderait pas à réparer les torts de ses agents, l'évêque n'avait pas cru devoir lancer les censures canoniques. En 1244, en relevant de la maladie qui précéda la croisade, le roi déclara s'en remettre à la décision de deux arbitres nommés par le Chapitre. Les deux arbitres choisis furent Raoul de Chevry, chanoine de Notre- Dame, et Eudes, archidiacre de Paris. La sentence fut prononcée solennellement en mai 1248. A côté du roi siégeait la reine Blanche. Le Chapitre avait député trois de ses membres. Le légat Eudes de Châteauroux représentait le Souverain Pontife des évêques et des officiers de la Couronne complétaient l'assistance.

Les arbitres furent introduits, et, après le serment d'usage, prononcèrent leur dit. Au sujet du premier grief (sergents fieffés du Chapitre qui avaient été forcés de payer la taille aux gens du roi), ils donnèrent raison au roi. Mais, sur les sept autres points litigieux, ils donnèrent gain de cause au Chapitre 1.

Dans ses possessions territoriales soumises au régime féodal, l'Eglise devait accommoder son droit de propriété au droit commun, et subir les charges imposées par ce droit. Mais, en dehors 1 Noël Valois. Guillaume d'Auvergne, p. et


de ce cas, ses biens en général jouissaient de l'immunité, et étaient exempts de tout impôt. Le concile général de Latran en 1177 avait interdit toute levée de deniers sur les églises sans le consentement de l'évêque et du clergé. Cependant l'Église accordait largement au gouvernement des contributions volontaires pour l'aider à supporter les charges. A. Vuitry estime à 525.000 livres (une dizaine de millions) les décimes (dixième des revenus ecclésiastiques) perçues sous saint Louis'. L'Église les accordait volontiers à un roi qui les demandait avec tant de discrétion et en faisait un si bon usage. Tous n'agissaient pas ainsi. D'après Boutaric, Philippe-le-Bel leva pour plus de 400 millions de décimes.

Le droit de régale pendant la vacance des évêchés, source de tant de conflits entre les deux pouvoirs, fut exercé par saint Louis avec beaucoup de circonspection. Il respecta et fit respecter par les autres le droit de propriété de l'Église, et les immunités dont elle jouissait pour ses biens. Aucune entrave, aucune limite n'était mise au droit d'acquérir pour les établissements ecclésiastiques.

En enseignant à son fils de ne « donner les 1 Études .sur les finances, t. I, p. 404.


bénéfices de la Sainte Église qu'à des personnes vertueuses, selon le conseil soigneusement pris de vrais prud'hommes », il1recommandait ce qu'il avait fait lui-même. Avec lui, l'Église n'avait pas à craindre de mauvais choix. Il avait recours aux lumières d'un conseil de personnes ecclésiastiques qui l'aidaient à découvrir les hommes les plus capables de remplir les charges vacantes. En tout il suivait exactement les règles canoniques. Depuis plusieurs siècles, la justice ecclésiastique, mieux organisée, plus douce, moins arbitraire, jouissait de la faveur publique, et s'était étendue aux dépens de la justice seigneuriale. En vertu du privilegium fori, le jugement de toutes les poursuites civiles ou criminelles contre les membres du clergé était réservé aux tribunaux ecclésiastiques. « Si le roi, ou le comte, ou le baron, ou aucun homme qui a justice en sa terre, prend clerc, ou croisé, ou aucun homme de religion, l'on doit le rendre à Sainte Église, quelque méfait qu'il fasse »

Les veuves, les orphelins (miserabiLis personæ) les écoliers de certaines Universités (Paris, Orléans) appartenaient à la juridiction ecclésiastique, et les causes qui touchaient à la foi (hérésie, sacrilège, sorcellerie), aux sacrements, 1 Établissement de saint l.ouis, édit. de Viollct, t. II, P. 145.


aux vœux, aux testaments, étaient de sa compétence.

Des jugements rendus par elle, on ne pouvait appeler à la justice séculière, mais seulement aux supérieurs ecclésiastiques, à l'évêque, au Pape. Le XIIIe siècle vit se produire un mouvement de réaction contre l'extension de la juridiction ecclésiastique. Un César révolutionnaire égaré dans ce siècle, Frédéric II, contribua à la développer. Se donnant comme le champion du pouvoir séculier contre les envahissements de l'autorité ecclésiastique, il adressa en 1246 une lettre enflammée au roi et barons de France. Un certain nombre de ces barons formèrent une confédération contre le clergé et lancèrent un manifeste ou ils disaient que nul, ni clerc, ni laïque, ne pourra, à l'avenir, intenter une action devant le juge d'Église, à part les cas d'hérésie, de mariage, et d'usure, à peine de confiscation des biens et de mutilation d'un membre 1.

Saint Louis ne prit pas parti pour les barons. Dans les bulles des papes qui les condamnent, il n'est fait aucune allusion au roi 2.

Pour prouver le gallicanisme de saint Louis, on a voulu s'appuyer sur le fait suivant

1 Élie Berger. Registres d'Innocent IV, t. II. P. Viollet, Institut., t. II, p. 3i5.

2 Paul Fournier. Revue des Questions hist.


« Tous les prélats de France lui mandèrent (au roi) qu'ils voulaient lui parler et le roi alla au palais pour les ouïr. L'évêque Guy d'Auxerre parla pour tous les prélats en telle manière « Sire, ces seigneurs qui sont ici, archevêques « et évêques, m'ont dit que je vous disse que la « chrétienté périt entre vos mains. » Le roi se signa et dit « Or, dites-moi comment cela se « fait. — « Sire, fit-il, c'est parce que on prise « si peu les excommunications aujourd'hui, que « les gens se laissent mourir excommuniés avant « qu'ils se fassent absoudre et ne veulent pas « faire satisfaction à l'Église. Ces seigneurs vous « requièrent donc, Sire, pour l'amour de Dieu, « et parce que vous le devez faire, que vous « commandiez à vos prévôts et à vos baillis que « tous ceux qui resteront excommuniés un an « et un jour, on les contraigne par la saisie de leurs biens à ce qu'ils se fassent absoudre. » A cela le roi répondit qu'il le leur commanderait volontiers pour tous ceux dont on lui donnerait la certitucle qu'ils eussent tort. Et l'évêque dit que les prélats ne le feraient à aucun prix, qu'ils lui contestaient la juridiction de leurs causes. Et le roi lui dit qu'il ne ferait pas autrement, car ce seratt contre Dieu et contre raison, s'il contraignait les gens à se faire absoudre quand le clergé leur ferait tort. Et il leur cite


l'exemple du comte de Bretagne qui, excommunié par les prélats, a plaidé pendant sept ans, et a tant fait que le pape les a condamnés tous (Joinville). »

Invoqué pour prouver le gallicanisme de saint Louis, ce fait prouve plutôt le contraire, puisque nous voyons le saint roi se soumettre à la suprême juridiction du Souverain Pontife à laquelle le comte de Bretagne en a appelé il prouve surtout son amour de la justice, son respect scrupuleux de tous les droits, sa prudence administrative avant de punir, le roi veut avoir la certitude que l'accusé a tort.

Ce respect des droits de l'Église a été reconnu par les papes eux-mêmes.

Dans une lettre de 1257, le pape Alexandre IV, loue « sa sollicitude à défendre et à propager la foi orthodoxe, son courage à maintenir Les libertés ecclésiastiques, sa munificence dans la construction et la dotation des établissements pieux, sa bienfaisance envers les personnes ecclésiastiques séculières et régulières ».

Sous son règne, l'entière jouissance de tous ses droits, privilèges et immunités jointe à l'appui du pouvoir royal pour la défense et la propagation de la religion et de l'ordre moral, assura il l'Eglise de France une plénitude de vie et d'action dont elle a bien rarement joui.


LIVRE II

ÉTAT INTELLECTUEL



CHAPITRE PREMIER

L'ÉGLISE ET L'ENSEIGNEMENT

A la plupart des Parisiens d'aujourd'hui on pourrait appliquer ce que dit Joubert dans ses Pensées: « Nous vivons dans un siècle où les idées superflues abondent, et qui n'a pas les idées nécessaires. » Ceux du temps de saint Louis avaient les iclées nécessaires, la vérité sur Dieu, l'àme, sa destinée, le chemin qu'elle doit suivre pour y parvenir. Ni dans les chaires de l'enseignement primaire, ni dans celles de l'enseignement supérieur, on ne trouvait de maîtres d'erreur, parce que le choix des maîtres dépendait de l'Église, et que leur enseignement était contrôlé par elle. Saint Louis n'avait garde de' contester à l'Église le droit imprescriptible de s'occuper de l'âme de ses enfants, de veiller à la conservation de la vie surnaturelle qu'elle leur a donnée par le baptême. De concert avec elle, il ouvrait à ses sujets les sources de la vérité et leur fermait celles de l'erreur.

Personne ne pouvait enseigner sans en avoir obtenu la licence de l'Écolâtre, ou du clrance-


lier, représentant de l'évoque. Dans une bulle de Grégoire IX, en 1231, on lit « A l'avenir tout chancelier de l'Église de Paris devra, le jour de sa prise de possession, en présence de l'évêque ou sur son ordre, dans le chapitre, et après avoir appelé deux maîtres représentant l'université des écoliers, prêter serment que, pour les études de théologie et de décret, il n'accordera la licence qu'à ceux qui en seront dignes. Avant qu'il n'accorde la licence à quelqu un, il devra pendant trois mois faire avec le plus grand soin, tant auprès des maîtres présents dans la ville qu'auprès des personnes honorables et lettrées desquelles il pourra savoir la vérité, une enquête sur la vie, la science, le talent du postulant. » L'Église ne se préoccupait pas seulement de la science et de la capacité des maîtres leur moralité et leur orthodoxie étaient l'objet d'une enquête sérieuse.

La licence d'enseigner est accordée largement à tous ceux qui n'en sont pas indignes. Le pape Alexandre IV écrivait à l'archevêque de Rheims « Nous avons appris que l'écolâtre de Châlons revendique le monopole de l'enseignement. Comme la science des lettres est un don de Dieu, il doit être libre à chacun de prodiguer gratuitement son talent à qui il veut. C'est pourquoi nous enjoignons à l'Écolâtre de


n'interdire à aucun homme hrobe et lettré l'ouverture d'une école oit bon lui semblera. »

A ces écoles librement fondées l'Église veut que tous puissent avoir accès.

Par le i8c canon du troisième concile de Latran, elle pourvoit à ce que les pauvres qui ne trouvent pas dans la fortune de leurs parents des ressources suffisantes ne soient pas pour cela privés de la facilité d'apprendre les lettres et les sciences. C'est pourquoi elle ordonne « que chaque église cathédrale entretienne un maître chargé d'instruire gratis les clercs de l'église et les écoliers pauvres. C'est la vraie gra- luité et la vraie liberté dans le haut enseignement. Pour l'enseignement populaire Paris possédait les petites écoles, qui étaient sous l'autorité du Chantre de la Cathédrale, le second dignitaire du chapitre, et sans la permission duquel personne ne pouvait enseigner. Dans ces écoles, dit un contemporain, J. de Vitry, « on apprend aux enfants avant tout le Pater, l'Ave, le Credo, qu'ils doivent réciter chaque fois qu'ils entrent dans une église, au moins en langue vulgaire, s'ils ne le savent pas en latin ».

On leur enseigne ensuite le respect des parents, l'horreur de l'impureté on leur rend familières les pratiques pieuses, la confession, la communion.


Des parchemins suspendus aux murs de l'école leur mettaient sous les yeux les principaux faits de la religion qui y étaient dessinés. Aux écoles, comme dans les familles, l'éducation est empreinte de sévérité. La verge traditionnelle y joue son rôle. « Les enfanz sont batuz aux écoles quand ils ne savent leurs leçons ». dit le confesseur de la reine Marguerite.

Au sortir des petites écoles, où on lui avait enseigné à lire, à écrire, à compter, l'enfant pouvait poursuivre ses études à l'Université, ou bien entrer au service de quelque grand seigneur pour tenir les écritures et les comptes. Mais la plupart restaient dans l'ignorance abécédaire. On ne connaissait pas alors cette classe de métis, dont parle Montaigne, « qui ont desdaigné le premier siège de l'ignorance des lettres, et n'ont pu joindre l'autre (le cul entre deux selles), qui sont dangereux, ineptes, importuns et troublent le monde1».

Dans les rôles de la taille levée en 1292, nous trouvons à Paris n écoles de garçons, avec les noms des maîtres et des rues et une école de l Livre I, chap. LIV.

Mestre Pierre, ruc des Déchargeurs. Mestre Eude, rue aux Prouvaires (prêtres). Mestre Guillaume, rue dc la Bretonnerie, imposé à cinq sous (cinq francs). — Mestre Jourdain. rue où t'ou cuit les oes. Giéfroi le cler, rue aux Prescheurs. Mestre Nicolas, rue Saint-Jacques de la Boucherie.


filles, dirigée par Tyfaine, rue ou l'on cuit les oes (oies).

S'il n'y avait eu que cette seule école pour les filles, on pourrait croire qu'on y mettait en pratique les conseils d'un jurisconsulte du XIIIe siècle, Philippe de Navarre, qui dans son livre sur les Quatre temps de l'honlnae dit Toutes famés doivent savoir filer et coudre car la pauvre en aura mestier (besoin) et la riche conoistra mieux l'ovre des autres. A fânae ne doit-on apprendre lettres, ni escrire, si ce n'est especiamment pour estre nonnain ».

Mais aux xm° et XIIIe siècles, c'était surtout dans les monastères que les jeunes filles recevaient l'instruction.

Pour la plupart, l'enseignement ne comprenait que la lecture, l'écriture, le chant, le comput. Quelques-unes apprenaient le latin. Leur connaissance du latin, qui n'était pas rare chez les religieuses, leur permettait de comprendre l'office, de lire la Bible, les Pères de l'Église, les écrivains ecclésiastiques, les historiens et les Poètes, tout ce qui pouvait servir à leur édification et à leur instruction 1.

Mestre Yvon, rue des Blancs-Mantiaux (Blancs-Manteaux). Mestre Pierre, rue Sainte-Geneviève. Mestre Thomas, rue Neuve. Guillaume le Clerc, rue de la Truanderie.

1 Ch. Jourdain. Méntoires sur l'éducation des femmes au moyen âge, p. 18.


Les filles de la bourgeoisie et de la noblesse apprenaient, avec les éléments de la grammaire et de la versification latine, le chant, le comput, l'art de copier et d'illuminer les manuscrits. Aux pauvres veuves des chevaliers morts en Terre Sainte, saint Louis demandait si leurs filles « savaient lettres, et disait qu'il les ferait recevoir en l'abbaye de Pontoise, ou ailleurs ». Là les jeunes orphelines pouvaient compléter l'éducation commencée sous le toit paternel.

La sœur de saint Louis, Isabelle, fondatrice de l'abbaye de Longchamps, « entendait moult bien le latin, et si bien l'entendait que, quand les chapelains ly avaient escrit les lettres qu'elle leur faisait faire en latin et les ly apportaient, elle les amendait quand il y avait un faux mot ». Cependant, dès le XIIIe siècle, beaucoup de familles de la noblesse et de la riche bourgeoisie avaient renoncé pour leurs filles à l'éducation monastique, et l'avaient remplacée par une éducation plus mondaine donnée au foyer paternel. Des maîtresses particulières, et des Latiniers, clercs familiers qui servaient de chapelains et d'instituteurs, leur enseignaient, avec la doctrine chrétienne, la langue française, les éléments de la langue latine, la littérature, la musique, et même quelques rudiments de médecine.


SAINT LOUIS, SCEAU DE MAJESTÉ

SCEAU DE LA REINE MARGUERITE

(Archives Nationales.)


Rien n'était négligé de ce qui entrait dans l'éducation d'une jeune fille noble récitation des fabliaux et des romans1, chant, art de s'accompagner sur les instruments les plus en vogue (harpe, viole), un peu d'astrologie, un peu de fauconnerie, la science des dés et des échecs, enfin les connaissances médicales nécessaires pour soigner, au retour d'un tournoi, d'une chasse, d'un combat, les seigneurs et les chevaliers blessés 2.

Parlant d'une jeune fille noble, un roman du XIIIe siècle, Beaudous dit

Faucon, tercieul et esprevier (épervier),

Sout bien porter et afaitier (élever).

Moult sot d'achas (échecs) moult sot de tables,

Lire romans et conter fables,

Chanter chansons, envoiseures (divertissements),

Toutes les bones aprésures,

Que gentil fame savoir doit.

Sout-elle, que rien n'i falloit.

1 Sans doute les mères ne mettaient pas indistinctement entre les mains de leurs filles les chansons et les romans de ce temps. Mais si la prudence demandait qu'elles lissent un choix, parmi ces œuvres poétiques et romanesques, elles ne pouvaient pas exclure entièrement de l'éducation une littérature qui faisait alors le charme du peuple comme des grands. 2 Ch. Jourdain. Op. cit.


CHAPITRE II

L'UNIVERSITÉ

En passant des écoles primaires à l'Université, pour y recevoir l'enseignement supérieur, les étudiants continuaient à être sous la tutelle de l'Église. D'après certains historiens, la création des Universités aurait eu pour objet principal de remplacer par des corporations pénétrées de l'esprit laïque les écoles cléricales des chapitres et des abbayes. C'est une erreur. « L'Université, dit un savant professeur de l'Université de Paris, A. Luchaire, est composée presque entièrement de clercs maitres et étudiants portent la tonsure ils constituent dans leur ensemhle un organe de l'Eglise » Elle est placée sous la surveillance de l'autorité épiscopale, et c'est de l'Éâlise qu'elle reçoit ses statuts.

Le sceau de l'Université nous montre bien le caractère religieux et ecclésiastique de cette institution. Dans la niclie du haut, la plus grande, à la place d'honneur, apparait la Vierge, 1 L'Université de Paris sous Philippe-Auguste.


Notre-Dame, patronne de l'Université et de l'église oit est née la grande école parisienne. A droite, un évêque tenant sa crosse des deux mains. A gauche, une sainte tenant des palmes. Dans les cadres inférieurs plus exigus, des maîtres et des écoliers. Le tout surmonté de la croix. Au revers une femme assise tenant d'une main la colombe, emblème du Saint-Esprit, et de l'autre une fleur de lis.

En 1200, une charte de Philippe-Auguste avait enlevé l'Université à lajuridiction civile, pour la soumettre aux juges d'Église. Les gens du roi ne pouvaient mettre la main sur les membres de l'Université, même sur les domestiques des écoliers, si ce n'est en cas de flagrant délit évident. En 1215, le cardinal Robert de Courçon, légat du Pape, donna à la grande corporation sa première loi constitutive. Grégoire IX, qui avait fréquenté ses cours, compléta son organisation par une bulie du 13 avril 1231. Robert de Courçon avait réglé les conditions du professorat. Pour être maître ès arts, il fallait avoir au moins vingt ans, compter six années de scolarité et avoir la licence. Le costume devait être approprié à la condition ecclésiastique une chape ronde, de couleur foncée et descendant jusqu'aux talons'. 1 A. Luchaire dans l'Histoire de France de Lavisse, t. III.


Trente-cinq ans d'âge et huit années d'études théologiques étaient exigés pour les chaires de théologie. Grégoire IX accorda à l'Université le pouvoir de faire des statuts pour la discipline des écoles, laméthode d'enseignement, la soutenance des thèses. En cas de grave déni de justice, elle pouvait suspendre ses leçons, jusqu'à ce qu'elle eût reçu entière satisfaction. Il était défendu aux étudiants de porter des armes dans la cité, et l'évêque de Paris devait citer à sa barre et punir ceux qui se rendaient coupables de désordres. Le corps universitaire ne pouvait être frappé d'excommunication qu'en vertu d'un mandat spécial du siège apostolique1.

En 1259, Innocent IV lui accorda le droit de sceau, signe et garantie de la pleine personnalité morale.

Ce n'est pas seulement vis-à-vis du roi, mais aussi vis-à-vis de l'Église de Paris que les Papes favorisèrentl'autonomie de l'Université.

Comme représentant de l'évêque, le Chancelier de Notre-Dame était chargé de diriger et de surveiller l'enseignement dans tout le ressort épiscopal. Il conférait le droit d'enseigner. Le pouvoir qu'il exerçait sur les écoles épiscopales, il continua d'abord de l'exercer sur les écoles de 1 Féret. Revue des Qttestions historiques, oct. 1892.


l'Université. Placée sous sa juridiction spirituelle et temporelle, elle était à sa merci, même pour son recrutement, qui était une source de revenus pour lui. Mais au XIIIe siècle la papauté intervint pour assurer peu à peu son affranchissement. Elle permit aux artistes d'abord, et aux théologiens ensuite d'abandonner la Cité, où le Chancelier voulait les retenir de force, pour aller s'établir sur la rive gauche, sur le territoire et sous la juridiction de l'abbé de Sainte-Geneviève, qui eut, concurremment avec le représentant de l'évêque, le droit de donner la licence d'enseigner.

La collation de cette licence ne devait plus dépendre du bon plaisir du Chancelier le corps professoral devait être consulté.

Son autorité tomba peu à peu en désuétude, et il ne conserva guère qu'une présidence d'honneur. L'Université échappaitau pouvoir diocésain pour se rattacher directement au Pape, sous le gouvernement de son Recteur. Ce fut pour elle un grand avantage. Rome exerça son autorité avec une grande largeur, pour le bien de tous, en se mettant au-dessus de tout esprit de parti. Si elle prenait la défense de l'Université contre le pouvoir royal, contre l'évêque, ou contre les bourgeois de Paris, elle savait la rappeler au devoir, lorsqu'elle abusait de ses privilèges,


suspendait ses cours sans raison suffisante, ou bien, par un étroit esprit d'égoïsme et de jalousie, voulait exclure les ordres religieux de l'enseignement public.

Fille privilégiée des papes, l'Université se voyait entourée par eux d'une sollicitude toute maternelle, qui s'étendait jusqu'aux intérêts matériels des écoliers. Pour empêcher les bourgeois de leur faire payer pour les logements des prix exorbitants, Grégoire IX avait ordonné en 1231 que les prix seraient taxés par quatre arbitres, deux maîtres de l'Université et deux bourgeois assermentés. Le propriétaire devait se soumettre à leur décision sous peine de voir sa maison interdite.

Sous la sage direction des Souverains Pontifes, et avec le concours des rois, l'Université de Paris parvint à un haut degré de prospérité au XIIIe siècle. Les étudiants et les maîtres y accoururent de toute l'Europe. Le cardinal Eudes de Châteauroux disait que « la Gaule est le four où cuit le pain intellectuel du monde entier ». Il n'est guère de théologiens éminents à cette époque qui n'aient figuré sur ses listes comme maîtres ou comme élèves. Les papes Grégoire IX, Urbain IV, Clément IV en étaient sortis.

L'Université de Paris jouissait dans toute l'Europe de la plus brillante réputation.


Les auteurs du temps en font l'éloge le plus enthousiaste. « C'est à Paris, dit l'un deux, que la main du Très-Haut a pl.anté ce jardin de volupté d'ou les quatre facultés coulent comme les quatre fleuves de l'Éden pour arroser les quatre parties du monde. »

Si, pour le droit et la médecine, les écoles de Bologne et de Montpellier tenaient le premier rang, Paris n'avait pas de rivale pour la théologie et les sept arts du tnivtum et du quadrivium. Nous lisons dans la Chronique de Guillaume le Breton « En ce temps florissait à Paris philosophie et toute clergie et étaient l'estude des sept arts si grand et de si grande autorité, que l'on ne trouve pas qu'il fut onques si pleines ni si ferventen Athènes, ni en Égypte, ni à Rome. Ce n'était pas tant seulement pour la délitabilité du lieu, ni pour l'abondance des biens de la cité, mais pour la paix et pour la franchise que le bon roi Louis et le roi Philippe son fils portait aux maîtres et aux écoliers, et à toute l'Université. On ne lisait pas seulement en cette noble cité des sept arts libéraux, mais de décrets et de lois et de phisique (médecine) et sur toutes les autres était lue par plus grand ferveur et par plus grande estude la sainte page de théologie » 1 Recueil des Ilist. des Gaules? t. XVII, p. 391.


1

FACULTÉ DE THÉOLOGIE

La science théologique fut particulièrement chère à saint Louis, qui contribua beaucoup à la fondation de la Sorbonne et des établissements religieux où elle était enseignée.

De la préférence que ce siècle de foi accordait à la théologie sur toutes les autres sciences, un contemporain nous donne très bien la raison.

Parlant des mathématiques, Guillaume d'Auvergne dit qu'on n'y trouve « qu'une vérité nue, sèche, froide, morte, pour ainsi dire une lumière nocturne et glacée. Ou est la clarté bénie, le fruit salutaire qu'elle apporte aux âmes ? Sait-elle les meubler, les orner, les porter à Dieu, créer en elles des vertus divines' Non elle les maintient froides, loin de la chaleur vitale et vivifiante qui est l'amour de Dieu. Le monde des choses sensibles semble petit et étroit ce n'est point pour l'àme un logement convenable ce n'est qu'un vestibule ou une auberge. Incomparablement plus large, le monde des intelligibles ne lui suffit pas encore il lui faut l'immensité de


la région de la gloire. Là seulement est le repos etla béatitude' ».

Cette reine des sciences, l'art la représentait « tenant un sceptre de la main gauche, dans la main droite un livre ouvert, au-dessus un livre fermé, la tête se perdant dans une nuée. Une échelle partait de ses pieds pour arriver jusqu'à son col et figurait les degrés qu'il faut franchir pour arriver à la connaissance parfaite de cette science (sculpture du portail occidental de la cathédrale de Laon)2 ».

Divers ordres religieux avaient à Paris des couvents oit ils envoyaient leur sujets les plus capables c'était comme une sorte d'école normale de théologie. Sur le modèle de ces établissements, Robert de Sorbon organisa la Sorbonne, qui devint le centre de l'enseignement théologique.

Dans la rue Coupe-Gueule, « Il benoict rois f st acheter mesons devant le palès de Termes, es queles il fist fere mesons bonnes et granz pour ce que escoliers estudianz a Paris demorassent ilecques. Et encore de ces mesons sont aucunes louées à autres escoliers, des queles le pris ou le louage est converti au proufit des po1 Noël Valois. Guillaume d'Auvergne, p. 422.

2 Viollet-Ie-Duc, t. II.


vres escoliers devantdiz, les que les mesons cousterent au benoict roy, si comme l'on croit, IIIJ mile livres de tornois (cinq ou six cent mille francs d'aujourd'hui)' ».

« Dans la pacifique rue de Sorbonne, dit Jean de Jeandun, vous pourrez admirer de vénérables pères et seigneurs, que j'oserais nommer de célestes et divins satrapes, qui, heureusement élevés au comble de la perfection humaine, joignent la grandeur morale à l'intelligence, expliquant par des lectures et des disputes fréquentes les Saintes Écritures. Par combien de travaux, de veilles, d'inquiétudes sont exercés, mortifiés, tourmentés tant et de si grands lecteurs des sentences. Tous ces professeurs qui enseignent avec génie la vérité n'ont qu'un but, c'est de faire connaitre, aimer la Trinité Sainte2. »

Sous la présidence d'un proviseur, les divins satrapes formaient une société qui se rapprochait beaucoup d'une société religieuse. La pauvreté y était en honneur. Ils s'intitulaient euxmêmes les pauvres maîtres de Sorbonne. Contents 1 f.e Confesseur de la Reine Marguerite, édit. Dclaborde, p. 86.

2 Nous possédons encore des manuscrits qui sont des rédactions des étudiants et des ouvrages des professeurs de la Sorbonne a son origine. Ou y lit Hic liber est pauperum magistrurum de Sorbona ou pauperum de Sorbona scholarium (V. Ilist. littér.. t. XXIV).


du strict nécessaire, ils renonçaient à toute rémunération professorale.

La plupart des étudiants étaient boursiers. La bourse était accordée pour dix ans (c'était la durée des études théologiques) mais si, au bout de sept ans, on ne donnait pas de preuves de capacité pour l'enseignement ou pour la prédication, on cessait d'en bénéficier'.

Jean de Jeandun appelle les professeurs de Sorbonne, Lecteurs des Sentence. C'est qu'en effet Pierre Lombard, avec ses IV Libri selttentiarunz, était l'auteur classique que tous les maîtres en théologie commentaient et expliquaient concurremment avec l'l:critnre Sainte. Ce n'est qu'après de longues études et des épreuves multipliées qu'on était admis à enseigner la théologie sept années pour arriver au baccalauréat ensuite deux années de leçons d'Écriture Sainte, comme Biblicus, une année d'interprétation des Sentences de Pierre Lombard, comme Sententiarius, sous la surveillance d'un docteur ou professeur. Après commençait la préparation immédiate à la licence, qui durait quatre années, pendant lesquelles le candidat devait ttre présent aux actes publics, attaquer des 1 )'Y't'ct La faculté de théologie de l'Université de Paris.


thèses, soutenir des argumentations, prêcher la parole évangélique.

Avant d'admettre le licencié, le Chancelier devait faire une enquête sur sa capacité et ses mœurs, et la corporation des maîtres ou docteurs était appelée à se prononcer. On exigeait de lui le serment de se conformer aux statuts, de ne point révéler les secrets ni les délibérations, de revendiquer les droits et privilèges de l'Université et il devait faire une leçon ou une argumentation solennelle, qui portait le nom de Principium

Les cours de théologie duraient depuis la fête de saint Denis en octobre jusqu'à la fête des saints Pierre et Paul. Comme dans les cours de philosophie, la disptttatio, la discussion selon la méthode scholastique y jouait un grand rôle. Voici quelques conseils que Robert de Sorbon donnait aux écoliers pour bien profiter des lectiones que faisaient les professeurs.

« L'écolier doit conférer avec ses condisciples dans les dispulationes, ou bien dans les entretiens familiers. Cet exercice est encore plus fructueux que la lecture, parce dn'il a pour résultat d'éclaircir tous les doutes, toutes les obscurités que celle-ci a pu laisser.

Féret. Op. cit.


« La méditation ne convient pas seulement au maître. Le bon écolier doit aller se promener le soir sur les bords de la Seine, non pour y jouer, mais pour y répéter ou y méditer sa leçon.

« Pour acquérir l'instruction, il faut prier, s'abstenir des plaisirs et ne pas s'embarrasser des soucis matériels'. »

L'enseignement théologique était donné par les religieux concurremment avec le clergé séculier. Sur les douze chaires académiques (ayant droit de donner les grades) que l'on comptait à Paris en 1253, neuf appartenaient aux réguliers. En 1252, l'Université statua qu'aucun Monastère ne pourrait jouir de plus d'une chaire, mais sans interdire les leçons particulières qui ne donnaient aucun droit aux grades académiques.

En prenant la défense des religieux contre les jalousies mesquines de l'Université qui voulait les exclure de l'enseignement public, les Papes défendaient les intérêts de l'Université ellemême.

Quel éclat ne reçut-elle pas de professeurs comme Alexandre de Halès, Albert le Grand, saint Thomas d'Aquin, saint Bonaventure, etc.? En 1230, les Franciscains avaient fondé sur la 1 Extruit d'un manuscrit de la Biblioth. nat. par Lecoy de la Marche. XIIIe siècle littéraire.


paroisse des Saints Cosme et Damien une école de théologie qu'illustrèrent, au temps de saint Louis, Alexandre de Halès et saint Bonaventure.

Alexandre de Halès, le docteur irrefragabilis, venu d'Angleterre à Paris, y était déjà un professeur renommé de théologie quand il entra dans l'ordre des Franciscains en 1231. Il fut aussitôt chargé de la direction des études. La Somme théologique qu'il composa prépara les voies à celle de saint Thomas, qui s'inspira de sa méthode en la perfectionnant. Si le pape Alexandre IV a pu dire « que les arguments de la Somme d'Alexandre présentent l'aspect d'une armée rangée en bataille pour écraser de son poids les arguments de l'erreur », combien plutôt pourrait-on le dire de saint Thomas, qui a donné à son ordre de bataille plus de régularité, de cohésion et de force? L'oeuvre d'Alexandre de Halès est prolixe. (Roger Bacon disait irrespectueusement « qu'un cheval aurait plus que sa charge de cette lourde somme ».) Mais elle renferme d'excellents matériaux que saint Thomas a su utiliser pour construire un édifice d'une parfaite unité et d'une admirable solidité' Saint Bonaventure s'est beaucoup inspiré des écrits du docteur irréfragable. 1 A. Vacant. Dictionnaire de théologie.


Au temps de saint Louis, non loin de l'école franciscaine, les Dominicains avaient dans la rue Saint-Jacques un centre d'études théologiques. En 1245 Albert le Grand, fut envoyé de Cologne pour conquérir le titre de Maître en théologie, et régenter une des deux écoles dominicaines incoporées à l'Université. « C'est là qu'il commença la publication de la vaste encyclopédie scientifique qui lui valut une incomparable célébrité. L'action intellectuelle exercée par Albert le Grand sur le moyen âge a été probablement de toutes la plus puissante. Son influence fut grande surtout dans le domaine des sciences Profanes. Il a été le premier et le plus grand intermédiaire qui ait porté à la connaissance des lettres de son temps, l'ensemble de la sience grecque, latine et arabe. Il chercha à réaliser une encyclopédie formant un corps organique et embrassant l'ensemble du savoir humain tel qu'il était possible de l'exposer en ce temps. Non seulement il incorpora à son encyclopédie tout ce qui lui venait d'Aristote, mais il y joignit ses recherches et ses expériences personnelles, souvent très importantes1. »

Dans le domaine de la théologie il a eu une action moins éclatante. Mais en mettant au ser1 P. Mandonnet. Ibid.


vice de la science sacrée les connaissances philosophiques et les sciences profanes, il a inauguré un mouvement dont saint Thomas, le plus illustre de ses disciples, est devenu le chef. Saint Thomas avait suivi d'abord ses cours à Cologne. En 1245 il l'accompagna à Paris. C'est là qu'après avoir étudié et enseigné pendant quelques années, il prit le grade de docteur et composa sa Somme contre les Gentils. « Il recueillit les doctrines des docteurs qui l'avaient précédé, les réunit, les classa dans un ordre admirable et les enrichit tellement, qu'on le considère à juste titre comme le défenseur spécial et l'honneur de l'Église. En même temps qu'il distingue parfaitement, comme il convient, la raison d'avec la foi, il les unit par des liens étroits il conserve à chacune ses droits, de telle sorte que la raison portée sur ses ailes jusqu'au faîte de l'intelligence humaine, ne peut guère monter plus haut et que la foi peut à peine espérer de la raison des secours plus nombreux ou plus puissants que ceux que saint Thomas lui a tournis » A côté de ces grands théologiens nous devons citer Roger Bacon, qui s'illustra surtout dans l'étude des langues savantes et des sciences. Bien en avance sur son temps, il connaissait le l' Encyclique OEterni Palris,


chaldéen, l'arabe, l'hébreu, le grec. Il se plaint que dans l'enseignement on donne la préférence aa Livre des sentences sur le texte biblique que dans la recherche du sens littéral de la Bible on tombe dans des erreurs résultant soit de la corruption du texte, soit de l'ignorance du grec et de l'hébreu'. En prescrivant dans les Universités l'enseignement des langues orientales, le concile de Vienne s'appuyait sur des considérants qui semblent empruntés à Roger Bacon'.

Quoique bien en retard pour la critique biblique, le XIIIe siècle vit cependant paraître d'imPortants travaux sur l'Écriture Sainte. Au dominicain lingues de Saint-Cher, nous devons une revision de la Bible, des commentaires, une concordance, la première qui ait été faite.

II

FACULTÉ DES ARTS

Non loin de la pacifique rue de Sorbonne fréquentée par les graves théologiens, nous trouvons la hruyante rue de Fouarre (slrepidulus straminum vicus). C'est là qu'à la partie la plus 1 Delorme. Dictionnaire de théologie, article Roger Bacon. 2 E Charlcs. Rogner Bacon, p. 47.


jeune et la plus turbulente des étudiants de Paris on enseigne les sept arts libéraux du trivium et du quadrivium.

« Dans la rue dite de Fouarre, dit l'enthousiaste et naïf Jean de Jeandun, non seulement on enseigne les sept arts libéraux, mais de plus la clarté très agréable de toute lumière philosophique répandant les rayons de la pure vérité. Là se réunissent en foule de savants maîtres qui enseignent non seulement la logique, mais encore toutes les connaissances qui préparent aux connaissances plus élevées. Enfin n'est-ce pas dans cette rue que sont démontrés les résultats certains d'une philosophie infaillible et d'une science mathématique incontestable? »

Essayons de nous rendre compte autant que les documents nous le permettent de l'objet, de la méthode, de l'organisation de cet enseignement.

En arrivant aux écoles de la rue de Fouarre, vers l'âge de quatorze ou quinze ans, l'étudiant commençait par compléter les études grammaticales des petites écoles.

Sur l'enseignement de la grammaire et des humanités nous trouvons des renseignements dans un document manuscrit de la bibliothèque de Chartres, document précieux publié par M. l'abbé Clerval. C'est un tableau des lettres


profanes telles qu'elles étaient enseignées à Paris et à Chartres dans la seconde partie du xrre siècle, une sorte de plan d'études composé par l'un des plus fameux écolâtres de Paris et de Chartres, Thierry de Chartres.

Dans le prologue de son Heptateuchon (c'est le titre de l'ouvrage), Thierry nous représente la grammaire comme une grave matrone marchant la première en tête des sept arts libéraux, avec un visage et une tenue sévère, et convoquant les enfants pour leur apprendre à bien écrire et à bien parler. Prima omnium grammatica procedit ln medium, matrona vultuque habituque severo. pueros convocat, l'atiolles l'ecle scribendi l'eclcqjle loquendi prœscribit.

La grammaire, que Jean de Salisbury appelle le berceau de la philosophie, et la première nourrice de la littérature, folius philosophiæ cunabulum totius Litterarii studii allrix prima, était le premier degré du trivium.

C'est en latin que la grammaire latine était enseignée dans les livres et dans les écoles. Nous ne voyons pas qu'on fit faire des thèmes mais les versions étaient en honneur. Le goût des traductions en langue vulgaire se répandait de plus en plus 1.

1 Daunou. Discuurs sur les lettres au XIIIe siècle.


En fait de langues anciennes, on n'enseignait encore que le latin, la langue de l'Église et de la science. Les hellénistes et les hébraïsants étaient rares, et ce n'est qu'au siècle suivant qu'on fondera des chaires de langues orientales. Toutefois l'étude du grec et de l'hébreu commençait à se développer dans les couvents des Dominicains.

Si les auteurs grecs étaient peu connus (on n'avait que des traductions d'Aristote, de quelques traités de Platon, un abrégé d'Homère en vers latins), les principaux auteurs latins, à l'exception de Tite-Live et de Tacite, étaient entre les mains des maîtres et des élèves. Dans Priscien, clui était l'auteur classique pour les études grammaticales et littéraires, les étudiants trouvaient de nombreuses citations des poètes et des prosateurs latins.

On expliquait et l'on commentait aux élèves Cicéron, 'Térence, Salluste, Virgile, Horace, Ovide, Perse, Pétrone, Lucain, Juvenal, Stace, Quintilien 1.

Nos pères avaient sagement résolu la question des classiques païens. Dans l'étude de ces auteurs ils savaient trouver un profit litté1 D'après le manuscrit du commentaire de Thierry de Chartres sur la rhétorique de Cicéron, conserve à la bibliothèque de Bruxelles.


raire, sans danger pour la foi et pour les mœurs.

« Nous prenons les vases d'argent des Égyptiens, dit le cardinal J. de Vitry, lorsque nous cherchons dans les livres des Gentils, l'art de Parler correctement. Malgré l'utilité de la science du beau langage que nous puisons dans les ouvres des poètes, il convient de choisir pour nous instruire celles de ces compositions qui contiennent un enseignement moral. Les livres de cette espèce ne suffisent-ils pas sans aller demander aux historiographes et aux poètes des excitations à la débauche et à la vanité? Les hommes d'expérience peuvent extraire des poésies profanes les bonnes pensées, les maximes judicieuses qu'elles renferment, comme on retire l'or de la bouc. »

Un peu plus tard Arnoul d'Humhlières, évêque de Paris, dans sa Somme théologique, posait la question s'il est permis d'associer à l'étude des sciences divines celles de la philosophie et des lettres païennes; et il répondait « Oui, quand cette érudition accessoire n'est employée (lui'à» mieux interpréter la Sainte Écriture, à étendre et à raffermir la foi, etc. Mais si, au contraire, on Prend plaisir aux fables des poètes et aux mondains ornements de leur style, ce n'est la qu'une science impie et corruptrice. »


Ainsi cette littérature païenne, justement suspecte à l'Église, n'est tolérée qu'à titre d'accessoire. Les auteurs chrétiens, la Bible surtout, doivent tenir la première place'.

Sans être encore fixée, la langue française avait des règles, mieux observées qu'elles ne le furent au siècle suivant, et il devait y avoir des livres pour l'enseigner. Mais il n'en est pas resté de traces-

Si la langue française du xm° siècle était en progrès sur celle du xiie, il n'en était pas de même de la langue latine. Le triomphe de la scholastique ne fut pas favorable au développement de la littérature, et les auteurs classiques de l'antiquité furent moins en faveur que dans le siècle précédent.

Le XIIe siècle avait cherché à faire des littérateurs5. Le XIIIe s'efforçait de faire surtout des dialecticiens et des logiciens.

1 Lecoy de la Marche. La Chaire au moyen âge, z° édit., p. 474-476.

2 Victor Leclerc, llist. litl., t. IXIV, p. 400.

Dans son Metalugicus (Patr. Migne, t. CXCIX, p. 854) Jean de Salisbury nous parle des exercices que les maitres de son temps faisaient faire à leurs élèves, entre autres l'imitation de morceaux de poésie et de prose. « Comme il n'y a pas, dit-il, d'exercice plus utile que de s'accoutumer à la composition, ils écrivaient chaque jour des morceaux de prose et de poésie et s exerçaient dans des conférences mutuis collatio- nibtts. »


Au moyen âge, la dialectique venait après la grammaire, avant la rhétorique.

« Li second ars si est Logique

Ç'on apiele Dyalectique

Par li (elle) prouve on voir (vrai) ou faus' )).

Jean de Salisbury dit « que parmi les arts libéraux, il n'en connaît pas de plus utile que celui qui nous ouvre une entrée facile dans les autres parties de la philosophie, et que c'est une manifeste folie de rabaisser une science qui règle toutes les autres, et sans laquelle toute investigation scientifique bien dirigée est impossible. (;'est dans Aristote qu'on puisait les règles de cette science qui occupait une place si importante dans l'enseignement de cette époque.

Les statuts de 1259 et 1255, cités par le Père Denille (t. I), nous font connaître les livres qui servaient de texte aux leçons des professeurs de la raculté des arts ils fixent le temps qui doit être consacré à chacun de ces livres, et le nombre d'années pendant lesquelles l'étudiant a dû suivre les cours avant de subir l'examen du baccalauréat. Il doit être âgé de vingt ans et avoir, pendant cinq ans, ou quatre au moins sans discontinuer (continue), entendu les maîtres Guillaume de Metz. Inzage drc moade.


lui expliquer les livres d'Ariatote, De veteri logiea les trois premiers livres des Topiques, le livre des Divisiotzs, les livres des Six principes, le livre De animcz, priscianum minorem (le petit Priscien) et Barbarismum (3e livre de l'Ai-lis majoris de Donat), le grand Priscien. I)e plus, il doit prouver que pendant deux ans il a assisté aux disputes publiques « diligenter, disputationes magistrorum in studio solemni frequentavit On ne se contentait pas d'apprendre les règles de la logique on les mettait en pratique dans de fréquents exercices d'argumentation.

La disputatio jouait un grand rôle dans l'enseignement philosophique et théologique de cette époque. Pétrarque qualifie de disputcuse la ville de Paris « contentiosa Parisios ». Jean de Jeandun nous dit naïvement « que, quoique tous ces hommes qui font profession de chercher la vérité fassent pour tendre à une fin unique et suprême, savoir la connaissance et l'amour de la Souveraine Trinité, il leur arrive souvent (ce qui ne laisse pas d'étonner les gens un peu simples), de soutenir sur les mêmes conclusions des opinions opposées. C'est dans ces questions, et d'autres semblables, que des hommes spéculatifs, dont le regard n'est pas obscurci par le nuage des passions terrestres, livrent des combats intellectuels pour la découverte de la vérité.


L'un objecte, l'autre résout l'objection l'un réPlique, l'autre réfute1. »

De cette méthode, Montaigne fait bien ressortir les avantages « L'étude des livres est un mouvement languissant et faible qui n'eschauffe point, là ou la conférence apprend et exerce en un coup. Si je confère avec une âme forte et un rude jouteur, il me presse les flancs, me plique a gauche et à dextre, et ses imaginations élancent les miennes. »

Vigueur, souplesse, pénétration, perspicacité pour discerner l'erreur et démasquer les sophisnres, voilà ce que les esprits acquéraient dans cette escrime, dans cette gymnastique intellectuelle. La lutte doublait les forces. Notre langue y a gagné son admirable clarté, « le génie logique et analytique qui préside à la c;onstruction de ses phrases ».

« Appliquant cette méthode philosophique à la réfutation des erreurs, dit Léon XIII (Encyclique Ӕterni Patris), saint Themas est parvenu à triompher seul de toutes les erreurs précé- dentes et à fournir des armes invincibles pour 1 Dans l'IIortus deliciorum de l'abbessc Herrade de Landeberg les sept arts libéraux sont représentés sous des figures symboliques. Le symbole caractéristique de la dialectique est un chien, avee l'inscription Argumenta sino concrrero


vaincre celles qui surgirent dans la suite des temps. »

Après la Dialectique venait la Rhétorique.

Avant donc que d'écrire, apprenez à penser.

Dans son Anti-Claudien, Alain de Lille nous montre comment les sept arts libéraux façonnent le char allégorique sur lequel doit monter la sagesse pour s'élever jusqu'à Dieu. La tâche de la rhétorique, dit-il, est d'orner et de faire valoir les travaux de ses sœurs, la grammaire et la logique. Elle couvre d'argent et de pierreries le timon ébauché par l'une, et cache sous les fleurs l'essieu consolidé par l'autre 1.

C'est dans les œuvres d'Aristote, de Cicéron et de Quintilien que les maîtres de rhétorique puisaient les préceptes de la bonne parlure. Les figures, les allégories, étaient fort en honneur on en faisait même souvent un usage abusif.

Dans le De faciebus mundi, ouvrage inédit dont le manuscrit est à Oxford, et dont M. Noël Valois nous donne une analyse2 Guillaume d'Auvergne, archevêque de Paris, dit que le monde matériel est comme un livre où chaque objet nous représente un ou plusieurs objets spiri1 Lecoy de la Matche. XIIIe siècle littéraire, p. 113.

Noël Valois. Guillaume d'Auvergne, p. 225.


tuels, mine inépuisable de comparaisons pour l'orateur sacré.

Dans ce traité De faciebus mundi, Guillaume d'Auvergne, qui fut un des principaux orateurs chrétiens de son temps, fournit aux prédicateurs vn riche répertoire des images et des comparaisons qu'on peut tirer du monde matériel.

Il y eut abus dans l'usage immodéré qu'ils en firent. Leurs sermons offraient souvent le contraste de cette surabondance de figures avec la sécheresse de l'argumentation scolastique et des divisions et subdivisions à l'infini.

Jacques de Vitry mit en vogue un moyen oratoire, les histoires et les exemples, qui eut un grand succès, surtout dans les auditoires populaires.

« Le glaive aflilé de l'argumentation, dit-il, n'a pas de pouvoir sur les laïques. A la science des Écritures, sans laquelle on ne peut faire un Pas, il faut joindre des exemples encourageants, récréatifs, et cependant édifiants. Laissons de côté les fables et les poésies païennes, qui ne Portent point avec elles un enseignement moral, mais ouvrons la porte aux enseignements des Philosophes exprimant des idées utiles. Les apprentis qui blâment ce mode de prédication ne soupçonnent pas les fruits qu'il peut produire quant à nous, nous l'avons expérimenté. »


Dans les écrits du temps, nous trouvons d'excellents préceptes pour la prédication. « La prédication ne doit pas briller par de vains enjolivements, ni par l'éclat des couleurs; car alors elle semblerait faite pour capter la faveur des hommes, plutôt que pour leur être utile. » Elle avait surtout un caractère pratique, et son but principal était d'instruire, visant avant tout à la simplicité et à la solidité

Les longues expositions dogmatiques n'effrayaient pas des auditoires vraiment avides de la vérité évangélique.

Enseignement scientifique. Ce n'est qu'après avoir formé l'esprit par une longue étude des lettres et de la philosophie, qu'on abordait l'étude des sciences.

Montaigne, qui n'avait « gousté des sciences que la croûte première en son enfance », disait « La meilleure part des sciences qui sont en usage est hors de notre usage, et à celles même qui le sont, il y a des estendues et enfoncures très inutiles que nous ferions mieux de laisser la. » C'est ce que faisaient la plupart des étudiants du moyen âge, qui se contentaient de la croûte première.

Les sciences comprises dans la Ouadrivium 1 Lecoy de la Marche Chaire au moyen âge.


(arithmétique, géométrie, musique, astronomie), n étaient guère plus avancées au moyen âge qu'au temps des Grecs.

L'Arithmétique était généralement enseignée d'après le traité de Boèce. Elle avaifété radicalement transformée par l'introduction récente des chiffres arabes.

Dans son Speculum doctrinale, Vincent de Beauvais nous explique, très clairement, le mécanisme.du système décimal « Inventa est décima f gura talis, scilicet 0 nihil qui représentât, sed facit aliam figuram decuplam significare'. »

Les règles du calcul étaient connues de tout le monde. C'est à peu près tout ce qui, au bout de quelques années, reste à nos bacheliers de leurs études mathématiques.

beaucoup se passaient même des chiffres, et continuaient à se servir de la vieille méthode des jetons, avec lesquels ils effectuaient rapidement des calculs complexes. A l'aide de divers artifices, aujourd'hui négligés, ils résolvaient aussi, en se jouant, des problèmes très compliqués.

La Géométrie, comme l'arithmétique, était une science moins théorique que pratique. Boèce avait traduit la géométrie d'EucJide. Mais dans 1IIist. litt., t. XVIII, p. 449.


les siècles de décadence l'usage s'était introduit de réduire l'enseignement de la géométrie à l'énoncé des propositions d'Euclide, en supprimant les démonstrations, et lorsque, aux XIIe et XIIIe siècleb, parurent les traductions complètes t'aites par les Arabes, on prit les démonstrations pour des additions étrangères au texte grec, et on les négligea en se contentant d'apprendre par cœur l'énoncé des propositions t.

Quoi qu'il en soit de la théorie, les voûtes si hardies et si légères des cathédrales du moyen âge, les poussées si bien calculées, tant de combinaisons profondes mises au service de l'art sans gêner son essor, montrent combien loin était poussée la science pratique de la géométrie, de la statidue et de la mécanique.

Li sisillle (sixième) ars si est Musique

Qui se forme d'arithmétique.

De ceste vient tote atrempance

Qui naist de toute concordance,

Et toute douce mélodie

Qui au monde puct estre oïe.

dit Gautier de Metz dans l'Image du monde. Sous saint Louis, la gamme de Guy d'Arezzo substituée au vieux système de notation par lettres aida beaucoup au progrès de la Musique 1 P. Taunery. lli.st. générale lavisss et Rambaud, t. IIIe


et en facilita l'enseignement. Les orgues se multiqlient. Le goitt du discant, déchant (chiant en parties), se répand.

« Saint Louis faisait chanter dévotement la messe et solempnellement glorieuses vespres et lnatines, et tout le service à chant et déchant, à ogre (orgue) et a trèble (instrument à corde) », dit Guillaume de Nangis.

La plus importante des sciences du Quadrivium était l'Astronomie.

Li VIIe (art) est Astronomie

Qui est lins de toute clergie.

Image du monde.

L Astrologie, si en faveur à celle époque, servit au progrès de l'astronomie. Il s'agissait de reconstituer l'état du ciel, la position des étoiles et des planètes à l'heure de la naissance de la personne dont on voulait prédire le sort.

« Le christianisme fut impuissant à combattre ces vaines croyances'. »

Vincent de Beauvais, tout en admettant l'action Commune des corps célestes sur l'univers, nie que chaque planète ait une inflvence sur la marche des choses humaines. « Certains esprits, ditJ. de Vitry, prétendent faussement que les constella1P Tanuery. Op. cil.


tions enchaînent le libre arbitre. Il faut fuir ces docteurs dépourvus de raison qui repaissent de nouveautés et d'extravagances leurs veilles curieuses. »

Guillaume d'Auvergne, archevêque de Paris, admet l'influence des astres sur quelques objets matériels (moelle des os, sève des plantes, marées) mais il défend énergiquemeni contre les astrologues le libre arbitre et la Providence. A ses yeux l'astrologie était non seulement une erreur, mais encore une hérésie

Albert le Grand, saint Thomas, Roger Bacon, Robert Grosse-tête écrivirent sur la sphère, expliquant le mouvement des planètes, les zones, les 12 signes du Zodiaque et les éclipses. Les éclipses et les comètes ne cessaient pas néanmoins d'inspirer une terreur superstitieuse. Un Anglais, élève de l'Université de Paris, Holywood (Jean de Bosco) enseigna l'astronomie avec éclat à Paris, et son traité devint le livre classique des astronomes pendant quatre siècles- Roger Bacon signala un défaut de concordance entre l'année civile et l'année astronomique et proposa au pape Clément IV la réforme du calendrier qui devait être exécutée plus tard sous Grégoire XIII.

1 Noël Valois. Guillaume d'Auvergne, p. 309.

2 Ilist, litt., t. XIX.


La sphéricité de la terre, déjà connue au XIIIe siècle, est affirmée dans bien des livres. Il n'en est pas de même de sa rotation autour du soleil. On en estencore au système de Ptolémée. Honoré d'Autun nous dit que « l'œuf est entouré de toute part de sa coquille, dans la coquille est enfermée l'albumine, dans l'albumine le jaune, et dans le jaune le germe; ainsi dans les cieux nage le monde, dans le pur éther nage l'atmosphère, et dans l'atmosphère la terre qui est la substance solide placée au centre ».

C'est par les Arabes que les connaissances astronomiques furent apportées en Occident, avec l'Astrolabe (instamment inventé par les Grecs), l'Almageste, et divers traités, qui furent traduits en même temps qu'Euclide.

Beaucoup d'étudiants négligeaient cet enseignement scientifique du quadrivium et avaient hâte d'arriver à l'enseignement supérieur donné Par les facultés de théologie, de décret et de médecine.

L'Histoire. Le XVIIe siècle n'était pas, comme le notre, le siècle de l'Itistoire.

Elle n'avait pas de place dans les programmes de l'enseignement, et les ouvrages historiques de cette époque n'avaient pas le caractère scientifique que nous affectons de donner aux nôtres.


La critique était encore peu avancée, et souvent complètement absente.

Cependant dans l'Abbaye de Saint-Denis s'élahorait une œuvre que Paulin Paris appelle un glorieux monument historique. Depuis Suger, cette abbaye était devenue la gardienne de notre histoire nationale. Pour rendre cette histoire accessible à tous, les moines bénédictins traduisirent en français l'immense recueil des chroniques latines composées depuis les temps les reculés. Ce sont les Grandes Chroniques de France ou Grandes Chroniques de Saint-Denzis. Pour l'histoire universelle, on avait l'Imago mundi, les six âges du monde, d'Honoré d'Autun, et le Speculum Historiale, de Vincent de Beauvais, vaste compilation où étaient réunis tous les textes qui pouvaient servir à la connaissance du passé.

Mais beaucoup se contentaient d'apprendre l'histoire ancienne dans les romans et dans les toiles peintes qui tapissaient les salles des châteaux et les rues des villes aux jours de fêtes. Là on retrouvait les mœurs et les costumes du moyen âge transportés dans les âges antiques, les Troyens, en qui on voyait des ancêtres, déguisés en chevaliers, Alexandre, entouré de ses douze pairs, comme Charlemagne, etc.

L'Histoire Sainte aussi était empreinte des


couleurs du moyen âge. Les toiles peintes et les romans représentaient « Damedex » (Dieu) créant le monde, faisant voler les oiseaux, verdir les herbes, pousser les fleurs, de ses deux mains façonnant, sculptant la femme et l'homme; Adam et Eve succomhent a « l'engien de Satenas felon » toute leur leur lignée depuis lors « en painne et en frichon » « le baron Abralram » faisant le sacrifice de son enfant. l'Enfant-Dieu « le bers (baron) de haut parage », « qui est né de la vierge si belle » et dont chacun connaissait la vie mieux que celle de son propre père'. Si les chroniqueurs latins du XIIIe siècle, enregistrant, sans beaucoup de critique, les textes et les traditions, ne donnent pas toujours une connaissance vraie du passé, en revanche, pour les événements contemporains, cette époque nous a laissé des récits en français d'une sincérité et d'une bonne foi parfaite.

Les Mémoires de Villehardouin et de Joinville sont comme des miroirs fidèles qui nous mettent sous les yeux la société de leur temps.

Sur le champ de bataille de la Mansourah, Joinville avait dit au comte de Soissons « Nous Parlerons de cette journée dans la chambre des dames. »

1 Léou Gauticr. La Chevalerie, p. 164.


Dans ses fréquents voyages à la cour de saint Louis, il dut souvent charmer les dames et les seigneurs par le récit de la croisade, dont il raconta plus tard les événements dans ses délicieux Mémoires.

Parmi les contemporains qui ont écrit des biographies de saint Louis, Joinville est incomparable pour les fraîches couleurs, la grâce naïve, la candeur, les vives saillies de ses récits, le pittoresque, la saveur de son style. Ce qu'il nous dit de sa sainteté est complété par les écrits hagiographiques de Geffroi de Beaulieu, Dominicain, qui fut pendant vingt ans son confesseur, de Guillaume de Chartres, qui fut son chapelain, et surtout du Confesseur de la reine Marguerite, Guillaume de Saint-Pathus, dont le nom, ignoré jusqu'ici, a été récemment mis en lumière par H. François Delaborde 1. L'œuvre du Confesseur de la Reine est une source extrêmement riche de renseignements sur la vie, les mœurs et la personne de saint Louis, et une source d'autant plus sure que Guillaume ne fait guère que résumer très fidèlement, en reproduisant souvent jusqu'aux expressions, les enquêtes de canonisation du saint roi, dont elle nous a conservé la substance 2.

1 Vie de saint Louis, par Guillaume de Saiut-Pathus.

2 Ibid. Préface, p. XXV.


Géographie. La Géographie était encore moins avancée que l'Histoire. On n'avait pas pu, comme de nos jours, parcourir la terre dans presque toute son étendue, la mesurer, la reproduire avec exactitude par les cartes et les photographies. On ne connaissait guère, en dehors de l'Europe, que l'Asie Mineure, la Syrie, l'Égypte, le nord de l'Afrique. Des missionnaires (Plan Carpin, Rubruquis) visitèrent les pays tartares et Mongols. Les régions du Nord (Scandinavie, Pologne, Russie), presque inconnues des Grecs et des Romains, entrèrent dans la communauté chrétienne. Trois cents ans avant Christophe Colomb, des Scandinaves avaient découvert le Labrador, l'Amérique polaire.

Sur les pays lointains, nos pères n'avaient pas toujours des sources d'information bien sûres. La lettre du prêtre Jean, par exemple, adressée à « Fedri (Frédéric), l'empereour de Romme », donne de singuliers détails sur la terre qu'il habite c'est l'Inde « plantieuse de pain, de char et de vin, ou naissent li oliphant (éléphants) et autres manières de biestes, camel blanc, leu (loup) blancs, lions de III manières aussi grant e°mme bugle (bœuf) et oiseaux de si grant vertu qu'ils portent bien 1 bœuf. et hommes cornus, gens ki ont ieux et devant et derrière. Il y a Une tierre que on apiele Femmeine, en laquelle


nus hom ne puet vivre 1 senl an. Et en ccle tierre a III roines, sans les autres dames ki tiennent leur viles et leur castiaux. Quant ces dames veulent cevaucier (chevaucher) sour leur enemis, eles mainent bien C mille dames. etc.». Les poètes parlent de pays oit il n'y a ni soleil ni lune 1. En Asie, le Paradis terrestre existe encore, mais inaccessible aux hommes, entouré d'un mur de feu qui s'élève jusqu'au ciel-. Au fond des croyances populaires les plus fabuleuses se trouve souvent quelque fait vrai. Joinville nous dit, par exemple, qu'avant que le Nil « qui vient du Paradis terrestre, entre en Égypte, on jette des rôts déliés parmi le fleuve au soir, et quand ce vient au matin, on trouve en ces rêts les marchandises à vendre gingembre, rhubarbe, aloès et cannelle, et l'on dit que ces choses viennent du Paradis terrestre, que le vent abat des arbres qui sont en Paradis, de même que le vent abat en ce pays le bois sec ». C'est que le Nil était un des grands courants qui apportaient les épices en Europe. Les Vénitiens et les Génois allaient leschercher dans les ports d'Alexandrie et de Damiette.

Une figure de l'Image du monde de Gauthier de Metz nous offre le système du monde tel qu'on 1 Roland. V. 980-984.

2 IIonoré d'Autun. ne


le connaissait alors sept cercles concentriques. Au centre, la terre, où est renfermé l'enferreprésenté sous la forme d'une fournaise ardente. Audessus de la terre les cercles successifs de l'eau, de l'air, du feu, des planètes, du firmament du ciel empiré. Au-dessus de ces cercles on voit Parfois une grande image de Dieu tenant entre ses mains le monde qu'il bénit.

Bien qu'on crût généralement à la rondeur de la terre, les géographes de cette époque ne nous ont laissé que des cartes plates. La terre y est représentée sous une forme ronde ou ovale, toute enveloppée par « la mer océane », comme Par un grand ruban, ou l'on voit des poissons grands comme des îles. Elle est divisée en plusieurs continents par la Méditerranée et d'autres bras de mers l'Asie la yrrrml, l'Europe, l'Afrique. « Il sont trois terres que je sai bien nommer:

L'une a nom Aise, et Erope sa pcr,

La tierce Anfrique; plus n'en poons trover. »

lAspremont.)

En géographie comme dans les autres sciences Roger Bacon était en avance sur son siècle. Dans son Opus majus il relève les erreurs des anciens géographes, et soulève des questions dont il pressent la solution qui sera donnée plus tard. Il Soutient que l'Afrique s'étend très loin vers le


Sud, qu'elle a des habitants par delà l'équateur, que la température sous le pôle est intolérable, etc.

«La Géographie, dit-il, comme l'Astronomie et la chronologie, a ses racines dans les mathématiques, parce qu'elle devrait reposer sur la mesure et la figure de la terre et sur la détermination exacte des longitudes et des latidudes. On ne peut connaître les hommes si on ne sait pas sous quel climat ils habitent; car si les productions du règne animal et végétal dépendent de l'influence du climat, les mœurs, les caractères, les institutions des peuples en dépendent aussi. »

III

FACULTÉ DE DÉCRET

« Dans le clos Bruneau, dit Jean de Jeandun, les lecteurs des décrets et des décrétales professent devant de nombreux auditeurs. »

C'était la Faculté canonique. A cette époque, la nécessité de défendre les intérêts temporels de l'Église ouvrait aux canonistes beaucoup d'emplois, etces emplois lucratifs étaient recherchés.

Sur l'organisation de la faculté de décret, ou


droit canon, on n'a des renseignements qu'à la fin du xive siècle.

Quant au droit civil, on sait que l'enseignement en avait été supprimé à Paris dès le commencement du xme siêcle, et il n'y a été rétabli qu'au xvrn.

Le décret d'Honorius III, en 1219, donne les motifs de cette suppression « Sans doute, la Sainte Église ne repousse pas le service des lois civiles qui suivent les traces de la justice et de l'équité. Cependant, comme dans l'Ile-deFrance et dans quelques provinces les laïques ne font pas usage des lois des empereurs romains, et comme d'ailleurs il se présente rarement des causes ecclésiastiques qui ne puissent être jugées par le droit canon, afin que les étudiants se consacrent plus complètement à l'étude des Saintes Écritures, nous interdisons et défendons strictement à quiconque d'enseigner ou d'étudier le droit civil, soit à Paris, soit dans les villes et autres lieux voisins. »

A l'occasion de ce décret renouvelé par Innocent IV, des savants ont accusé la papauté d'avoir voulu arrêter le mouvement scientifique, Substituer le droit canonique au droit romain, empêcher les pouvoirs civils de s'organiser, etc. Un savant professeur de l'Université de Paris, A. Luchaire, dans son récent travail sur L'Uni-


versité de Paris sous Philippe-Auguste (1899), a bien réfuté cette accusation. Si les papes ont prohibe l'enseignement du droit romain à Paris, ce n'est pas qu'ils fussent hostiles à ce droit puisqu'ils l'ont laissé enseigner librement dans les autres universités françaises (Orléans, Angers, Montpellier, Toulouse) «. Leur but était d'abord de fortifier la science théologique en donnant à l'Université de Paris une sorte de monopole de cette branche du haut enseignement, en faisant de cette Université l'école de théologie par excellence, chargée de subvenir aux besoins du monde chrétien tout entier; ensuite, d'interdire aux clercs el aux moins l'abandon de leurs devoirs professionnels, et les empêcher de poursuivre à Paris, par l'étude du droit civil, les carrières lucratives d'officiers de justice, d'administrateurs et d'avocats. Cette prohibition n'était pas contre la science c'était un acte de réforme ecclésiastique doit le sens a été mal compris 1. »

Dans une encyclique aux évêques de France et d'Angleterre2, Innocent IV, parlant des lois impé riales, dit que « les coutumes reçoivent de ces lois plus de confusion que de soutien, par suite de la perversité de ces mêmes lois p.

1 Université de Paris, p. 58.

2 Citée dans Rerum britannicorum medii ævi scriptores


fout en favorisant le développement de la science, les papes se préoccupaient de la préserver de l'erreur, et maintenaient partout la pllrs stricte orthodoxie. En face des chaires de droit romain, qui leur était suspect, ils dressaient les chaires de théologie qui le contrôlaient. Le Chancelier, leur représentant, surveillait les écarts de doctrine dans toutes les branches de l'enseignement. Par là fut retardé le règne des avocats et la tyrannie des légistes qui devaient plus tard devenir le fléau de la fr'anc;e.

« Depuis qu'il est des lois, l'homme pour ses péchés 8e condamne à plaider la moitié de sa vie. »

(LA FONTAINE.)

Les avocats, dont Dieu a tant béni l'engeance, n étaient pas encore aussi multipliées que de nos Jours mais on leur reprochait déjà les défauts et les abus auxquels expose leur profession. Beaumanoir, dans le chapitre v des Coutumes de Beauvoisis dit que « culni qui se veut meller d'avocacion doit jurer qu'il se maintenra en l'office bien et loiaument et qu'il ne soustenra (soutiendra) a son escient fors que bonne querele et loial, et s'il en commence a maintenir aucune laquele il creoit a bonne quant il la prist et il la connoist pnisa a mauvese, aussi tost comme


il la connoistra, qu'il la delera (abandonnera). » Il leur demanda « de comprendre tout leur fet en moins de paroles qu'il pourront. car grant empechemens est as baillis et as jugeeurs d'oïr longues paroles qui ne font rien en la duerele ».

Pour leurs honoraires, il fixe un prix qu'ils ne doivent pas dépasser. « Il pueent prendre le salaire qui leur est convenanciés; mes qu'il ne passent pour une querele XXX livres (deux ou trois mille francs de notre monnaie actuelle). Et s'il ne font point de marchié, il doivent estre paié par journées selonc ce qu'il sevent et selonc leur estat, et selonc que la querelle est grant ou petit. »

Il était permis à la femme d'être « en office d'avocat non pour autrui pour louier (salaire), mes sans louier pour soi et pour ses enfanz, ou pour aucun de son lignage, mes de l'autorité de son baron, si elle a baron ».

Dans les ÉtabLissements de Sainl-Louis (liv. Il, ch. XIV), il est dit que « toutes les raisons a destruire la partie adverse, l'avocat les doit dire courtoisement, sans vilenie dire de sa bouche ni en fet ni en dit ».


IV

FACULTÉ DE MÉDECINE

«Puisqu'on plaide, et qu'on meurt, et qu'on devient malade, Il faut des médecins, il faut des avocats. »

(LA FONTAINE.)

Le xm° siècle ne manquait ni des uns ni des autres. « Dans le sein de cette tendre mère (l'Université) qui a des consolations pour l'esprit et des remèdes pour le corps, les maîtres de la Médecine, dit Jean de Jeandun, se montrent en si grand nombre, marchant dans les rues revêtus d'habits précieux, la tête couverte d'un bonnet doctoral, lorsqu'ils vont remplir les l'onctions de leur état, qu'il est facile à quiconque a besoin d'eux de les y rencontrer. Quelle reconnaissance ne doit-on pas à ces princes de la méde- cine, qui par la finesse de leur sagacité ou la continuité de leurs études connaissent à l'avance les principes des maladies, grâce aux symptômes qu'ils comprennent, recueillent et comparent, extirpent les maladies par des remèdes eflicaces, éprouvés et appropriés. C'est ainsi que, enlevant aux malades les chagrins et les terreurs de la mort, ils se font une joie de s'employer, avec 8


l'aide de Dieu et l'influence du printemps, pour conserver aux hommes la douceur de vivre, et leur faire retrouver les consolations de l'existence. »

Les apothicaires qui préparent la matière des médicaments, et qui fabriquent d'infinies variétés d'épices aromatiques, habitent sur le très célèbre Petit-Pont, ou aux alentours, ainsi que dans la plupart des autres endroits fréquentés, et ils étalent avec complaisance de beaux vases contenant les remèdes les plus recherchés.

Pour se consoler de Molière, les médecin pourraient relire les pages de leur naïf admirateur du XIIIe siècle.

Les médecins les plus renommés n'étaient pas alors à Paris, mais à Montpellier. Un charlatan qui « garit de toz malages » dit

« Vous qui de mire (médecin) avez mestier (besoin)

N'a si bon jusqu'à Montpellier'. »

Dans ce siècle éminemment spiritualiste, la médecine, appelée alors physique, était, comme les sciences ayant pour objet l'étude de la matière, reléguée au second plan. Dans le Mariage de sept ants et des sept vertus, la Grammaire, après avoir marié ses filles (Dialectique, Géo1 Rutebeuf. Edit. Jubinal, t. III, p. 193.


métrie, Arithmétique, Musique, Rhétorique, Théologie) et s'être mariée elle-même à Clergie, voit se présenter à elle dame Physique qui demande elle aussi à prendre un époux. Mais elle est mal reçue. On lui répond Vous n'êtes pas des nôtres'.

La médecine fit d'abord partie de la Faculté des arts, et ce n'est que vers le milieu du XIIIe siècle qu'elle forma une Faculté distincte, ayant ses statuts, ses registres particuliers, et même son sceau, qui représentait une femme assise sur un siège élevé, tenant dans sa main droite un livre, dans sa main gauche un bouquet de plantes médicinales 2.

Dans le livre de la Taille de 1292, nous trouvons le nom et l'adresse de 3o mires (médecins) et 8 mirgesses.

Au XIIIe siècle, les médecins, comme tous les membres de l'Université, étaient tenus au célibat. Quelques-uns même étaient revêtus de dignités ecclésiastiques. A la cour de saint Louis nous mouvons Roger de Provins, chanoine de Paris, Robert de Douai, chanoine de Senlis, Ernaud de Poitiers, chanoine de Saint-Quentin, Dudon, chanoine de Paris

Divers conciles avaient interdit la médecine 1 Lecoy de l;i Marche. XIIIe siècle littéraire, p. 337.

2 Franklin. Vie privée d'autrefois. Les médecins.


aux ecclésiastiques mais cette interdiction n'était pas absolue.

En dehors des vrais médecins qui avaient fait des études régulières, une foule de charlatans, herbiers ou, épiciers, d'apothicaires, etc., se mêlaient d'exercer la médecine, et fournissaient à bas prix de prétendues panacées. Rutebeuf nous en fournit un exemple.

C'est le boniment d'un herboriste en plein vent qui dit à la foule

Je sui uns mire

Si ai estes en mainz empires.

Grant avoir i ai conduestei.

Ai herbes prises

Qui de granz vertus sunt emprises

Sur quelque mal qu'il soient mises

Li maux s'enfuit.

Moût riches pierres en aport

Qui font ressusciter le mort

Ce suut ferrites

Et dyamans et cresperites

Rubis, jagonces, marguarites,

Grenaz, stopaces.

De mort ne doutera (craindre) menaces

Cil qui les porte.

Contre les faux médecins « qui font grand tort aux habitants de Paris et déshonorent la médecine » on faisait des ordonnances qui n'étaient guère observées.


(En 127 l, nous trouvons un statut de la Faculté de médecine défendant « ne qui Judaeus in aliquam personam fidei christianæ chirurgice vel medicinaliter operari praesumat. Ne aliquis cirurgiens vel cirurgica, apothecarius vel apothecaria, herbarius vel herbaria limites seu metas sui artificii clam vel palam excedere praeDans les ordonnances relatives aux métiers de Paris, on lit « Et comme en Paris soient aucuns et aucunes qui s'entremètent de cyrurgie, qui n'en sont pas dignes, et périlz, de mort d'omes et de mehains (souffrances) de membres en viennent, li prévoz de Paris a esleu VI des llleilleurs et des plus loiaux cyrurgiens de Paris liquel ont juré sur sains que eux bien et loiauinent enchercheront et examineront ceus qu'il créront qu'il ne soient pas digne d'ouvrer, et nos leur deffenderons le mestier". »

étudiait la médecine dans les œuvres d'Hippocrate, de Galien et des commentateurs arabes.

Un calendrier de 1268 renferme une suite de Prescriptions hygiéniques (lui nous font connaître les ldées courantes de l'époque en fait de médene « En janvier ne convient pas sainier, mais 1 P. Denifle. Chart. paris. t. I, p. 489

2 Depping Livne des métiers, p. 419


prendre potion et gingembre. En février fait bon sainier la vaine et prendre potion d'aigremore et d'ache. En mai doit on chaut manger et chaut boire. En juin doit on boire eghe (eau) froide cascun (chaque) jor, etc. »

La saignée joue un grand rôle, ainsi que les potions végétales et les ognements (emplâtres). On emploie l'euphorbe, la scammonée contre la fièvre, le soufre contre les maladies de la peau. L'anatomie n'était pas aussi ignorée qu'on le dit. Vincent de Beauvais, dans le 14e livre de son Speculum, décrit minutieusement la structure du corps humain, mais d'après les livres principalement. Un scrupule dicté par le respect des morts avait jusque-là empêché des dissections, qui ne tarderont pas à être pratiquées

Sur la proposition du chirurgien Jean Pitard, saint Louis créa un collège de chirurgiens régis par des statuts sévères. Il leur était enjoint de soigner gratuitement les pauvres. Il y avait des chirurgiennes pour les femmes.

Vers la fin du siècle, Lanfranc de Milan, auteur de la Chirurgia magna et de la Chirurgia parva, fera une réforme complète dans la chirurgie française. Avant lui, les chirurgiens devaient s'engager à ne sortir jamais de l'œuvre de la 1 Lcbeuf. Etat des sciences en France, p. 2°9.

2 Lecoy de la Marche. XIIIe siècle littéraire, p. 3So.


main, à n'administrer aucun remède sans la permission du médecin. Lanfranc déclara qu'on ne peut être bon médecin sans connaître les opérations. Il y avait guerre entre les chirurgiens du collège chirurgical de Saint-Côme fondé par Lanfranc, et les barbiers des corporations. Pour y couper court, une ordonnance permit aux barbiers « d'administrer emplastres, onguents et autres médecines convenables pour boces, apostumes et autres plaies ouvertes, à moins que le cas ne puisse entraîner la mort. Car les mires Médecins) sont gens de grand estât et de grand salaire que les pauvres n'auraient pas le moyen de payer ».

Il y eut donc parmi ceux qui exerçaient l'art médical

1° Les praticiens à robes longues (mires ou Physiciens) que Jean de Jeandun nous représente « nlarclrant dans les rues de Paris avec leur costume brillant et leur bonnet doctoral pour aller Accomplir les devoirs de leur état »

2° Les chirurgiens à robe courte, formant confrérie sous le patronage des saints Cônre et Damien;

3" Les barbiers portant épée, réunis en corps de métier et remplissant office de barberie sans Conteste.

De plus, en certaines provinces, on distinguait


les petits barbiers, allant de paroisse en paroisse à pied, en clétif équipage, vendre antidotes et clrobues renfermés dans leur boitier, et les grands barbiers, au maintien grave et solennel, visitant leurs clients, vêtues d'une longue robe garnie de fourrures et montés sur une haquenée dont les énormes grelots annonçaient de loin leur passage.

Le maître chirurgien, suivi souvent d'un aide et de plusieurs valets, portait en son pannerol ou étui des ciseaux, des pinces, des éprouvettes, des rasoirs, des lancettes et des aiguilles. Il avait en outre cinq onguents qui semblaient alors indispensables le basiticon, remède maturatif, l'onguent des apôtres, pour raviver les chairs malades; l'onguent bLanc pour les consolider, l'onguent jaune pour faire pousser des bourgeons charnus et l'onguent dialtea pour calmer la douleur locale.

Nous lisons dans un poème médical du xiiie siècle' « Quand vous serez appelé, ô médecin, auprès d'un malade quelconque, demandez du secours à Celui qui gouverne tout, afin que l'ange du Seigneur, qui accompagna Tobie, dirige vos intentions, vos actions et vos pas. Demandez, eu entrant, si le malade s'est con1 Histoire litlér., t. XXII, p. to6.


fessé et s'il a reçu le corps du Christ, première causè du salut. »

(f La médecine matérialiste d'aujourd'hui, dit Michelet, soigne le corps sans rechercher le mal nloral. Le moyen âge faisait tout le contraire. Il ne connaissait pas toujours les remèdes matériels; mais il savait à merveille calmer, charmer le malade, le préparer à se laisser guérir. On Commençait par confesser le patient; on lui donnait ensuite la communion, et alors on cherchait quelque remède. »

Les remèdes employés n'étaient pas toujours blen choisis. Bien d'absurdes recettes étaient même en usage, et les médecins d'alors étaient déjà l'objet des satires que moulière a renouveV

GOUP D'ŒIL SUR LA MONTAGNE SAINTE-GENEVIÈVE. VIE ET MŒURS DES ÉTUDIANTS

Pour étudier de près la vie des étudiants et nous rendre compte de l'enseignement qu'ils recevaient dans les différences facultés, transPortons-nous sur la rive gauche de la Seine. ra.vissons la montagne Sainte-Geneviève par


la rue Saint-Jacques, la grande artère du quartier latin.

Au commencement du XIIIe siècle, ce territoire appartenant à l'Abbaye était encore occupé en grande partie par des fermes, des vignes, des jardins, des clos, aux dépens desquels furent bâties les rues universitaires de Fouarre, de Jean-de-Beauvais, etc., et les monastères des Dominicains, des Franciscains, des Trinitaires ou Mathurins, etc. Au milieu du siècle, ces constructions n'avaient pas encore fait disparaitre l'aspect primitif de ce quartier.

S'ils revenaient visiter aujourd'hui la Montagne Sainte-Geneviève, les étudiants du temps de saint Louis la reconnaîtraient-ils ? Plus de rues étroites et sombres, plus de pauvres masures, plus de clos plantés de vignes, plus de frais ombrages. Leurs yeux ne verraient plus a l'horizon les grandes abbayes de Saint-Victor et de Saint-Germain, qui formaient un si beau tableau avec leurs grands jardins, leurs liautes murailles crénelées, leurs tourelles et les flèches de leurs églises. Ils trouveraient leurs pauvres petits collèges remplacés par des palais. A la vue des grandes salles, des vastes amphithéâtres de la nouvelle Sorbonne, des écoles de droit et de médecine, ils se rappelleraient combien plus pauvre était l'Université de leur temps, qui


n'avait pas d'édifice public, pas même une aula Pour leurs grandes réunions. L'église de SaintJulien-le-Pauvre était le lieu ordinaire de ces réullions.

La plupart de ces étudiants étaient de pauvres fils de paysans ou d'ouvriers, en qui j'Égjise avait reconnu des aptitudes remarquables, et qu'elle faisait instruire dans l'espoir de trouver en eux de dignes ministres.

Un contemporain, Jean d'Hauteville, nous les représente dans leur pauvre chambre, penchés leurs livres, l'œil ardent, luttant avec effort contre les difficultés, pendant que

Près du tison murmure un petit pot de terre,

Où nagent des pois secs, un oignon solitaire,

Des fèves, un poireau, maigre espoir du dincr.

Ici cuire les mets, c'est les assaisonner'.

Descendus de bonne heure de leurs greniers où quelquefois, faute d'huile, ils étudiaient aux rayons gratuits de la lune, on les voyait parcoules rues étroites et tortucuses du quarter latin pour se rendre, soit aux cours de théologie de la Sorbonne, soit aux cours de lettres et de sciences de la rue de Fouarre. Ici encore, la Pauvreté les attendait. Pas d'autres sièges que 1 Demogeot. IIist. de la littér. française.


des bottes de paille sur lesquelles ils écoutaient ou écrivaient sur leurs genoux les leçons du professeur. Chacun avait son scriptionale, composé de deux tablettes, entre lesquelles on serrait les papiers ou parchemins et les plumes, son scalpellum (canif), son crayon de plomb (plumhum) et sa règle.

Une miniature, placée en tête d'un manuscrit de Jean d'Abbeville (XIIIe siècle), représente des écoliers assis devant la chaire du maître et suivant sa leçon dans un livre qu'ils ont entre les mains. C'est que le professeur était ordinairement un Lector qui lisait, expliquait et commentait un texte.

Chaque maître louait à son compte la salle ou il donnait ses leçons. Il devait être en robe noire, avec capuchon, fourré de menu-vair.

Les leçons commençaient de très bonne heure, et en hiver les étudiants devaient s'y rendre une lanterne à la main.

L'année scolaire était divisée en deux parties. La première, du Ieroctobre au premier dimanche de carême, était appelée le grand ordinaire La seconde, du jeudi après Pâques jusqu la fête de saint Pierre, était appelée le petit ordinaire

Les grandes vacances duraient du 29 juin au 25 aoùt. Celles de Noël du 18 décembre au 8 jan-


vier1. Pour les leçons ordinaires, en retranchant les 18 dimanches et les 47 jours de congé, il ne restait que 75 jours environ

D'après les statuts de la Faculté des arts de 1255, aucune leçon ne doit se faire le jour de la Fêts des apôtres et des évangélistes, les trois Jours qui suivent Noël, Pâques et la Pentecôte, et le jour de la Vigile de ces trois fêtes ultra horam lertiam

Un manuscrit du xv° siècle nous représente Saint Louis allant de nuit à matines aux Cordeliers de Paris, et pendant qu'il passe dans la rue « ung estudiant par mesprison (méprise) lui tombe son orinal (vase de nuit) sur son chief 11 lieu de punir l'étudiant, le roi lui donna la prébende de Saint-Quentin en Vermandois Pour ce qu'il était coustuier de soy relever cette heure pour estudier »

Tous les étudiants qui se releuaient pendant la nuit ne se relevaient pas pour estudier, et il v en avait qui se donnaient pendant le jour d'autres distractions que la pacifique promenade au Pré aux clercs.

« C'était pour le bourgeois un mauvais voisit P. Denifle. Chartular. Univers. Paris., t. l, p. 178.

2 Ch. Thurot. Organisation de l'enseignement.

3 P. Denifle ibid., p. 278.

aul Lacroix Lettres et sciences au moyen âge, p. 21.


nage », troublant son sommeil, rossant le guet, se livrant à mille folies.

Cette population d'étudiants composée de jeunes gens de diverses nationalités, dans la force de l'âge (de 15 à 35 ans), livrés à toute la fougue des passions, lâchés en liberté dans une ville où la police n'était pas organisée (privilège d'intangibilité vis-à-vis des agents du roi), ne pouvait que la remplir de bruit, de rixes, de désordres de toute sorte « L'étudiant ès arts, dit le Chancelier Prévostin, court la nuit tout armé dans les rues, brise la porte des maisons, remplit les tribunaux du bruit de ses esclandres. »

Le pouvoir royal dut plus d'une fois intervenir pour réprimer ces désordres.

Mais ce fut surtout par la fondation des collèbes qu'on remédia peu à peu à ces abus. Les 1 « Le fils d'un pauvre paysan

Viendra à Paris pour apprendre

Tant que son père pourra prendre

En un arpent ou deux de terre

Pour conquérir prix et honneur

Baillera le tout à son fils

Et lui, en reste ruiné.

Quand il est à Paris venu

Pour faire à quoi il est tenu

Et pour rnener honnète vie,

II retourne la prophétie.

Partout regarde, partout muse,

Son argent part, sa robe s'use. »

RUTEBEUI'.


Premiers furent plutôt des établissements de charité que d'instruction. Ils furent fondés par de Pieux donateurs en faveur des écoliers pauvres d'un même diocèse ou d'une même province, auxquels ils fournissaient le vivre et le couvert péndant la durée de leurs études. De là ils étaient conduits aux écoles universitaires de la rue de Fouarre, ou aux leçons que donnaient dans leur propre demeure des maîtres ès arts autorisés par l'Université.

Le collège des Dix-huit avait été fondé en 1180 dans une grande maison du Parvis Notre-Dame, tour dix-huit pauvres écoliers qui avaient coutUme d'aller jeter de l'eau bénite et dire quelques prières sur les corps des pauvres tréPassés.

En 1208, le collège des Bous-Enfants fut fondé Par un bourgeois de Paris en faveur de i3 bons enfants, qui vivaient d'aumônes, et figurent dans les Cris dc Paris

Les bons enfans orrez crier

Du pain Ne veuils pas oublier.

Saint Louis aimait beaucoup ces bons cnfants et les appelait aux bonnes fêtes dans sa chapelle où ils chantaient la messe et les vêpres.

Le collège de Saziat-Nicolas du Lonore eut pour


fondateur Robert de Dreux en 1187. Saint Yves, patron des avocats, y fut élevé.

Sur la rive gauche, nous trouvons le collège cles Dccnois, fondé au xm° siècle le collège de Constinople, fondé au commencement du XIIIe siècle par Pierre, patriarche de Constantinople, en faveur des pauvres clercs latins qu'on faisait venir d'Orient en vue de la réunion de l'Église grecque.

Le collège des Bernardins fondé en 1245 par l'abbé de Clairvaux.

Le collège cCe Calvi, fondé par Robert de Sor- hon, à côté de la Sorbonne, comme une sorte d'école préparatoire pour les hasses classes et les humanités 1.

En 1266, le collège du Trésorier fut fondé par un trésorier de l'église de Rouen pour 24 étudiants originaires du pays de Caux.

Les collèges ne furent d'abord peuplés que de boursiers, originaires du diocèse auquel le fon- dateur appartenait. Un licencié ès arts, élu par les boursiers ou par le supérieur majeur, était chargé, sous le nom de maître, de maintenir la discipline. Chaque semaine, chacun des étudiants recevait une certaine somme destinée à sa nourriture et appelée bourse au minimum 1 De Ménorval. paris. t. I. 1.


2 sous, au maximum 8 sous, en moyenne 3 ou 4 sous (une quinzaine de francs de notre monnaine) 1.

Fondés sur le modèle de la Sorbonne, la plupart de ces collèges furent moins bien administrés et ne jouirent pas de la même prospérité. f'e supérieur majeur résidait dans son diocèse, loin de Paris, et ne pouvait prévenir ou réprimer les abus. Dans plus d'un on aurait pu constater Ce qu'en 1228 l'archevêque de Paris, en visitant le collège de Saint-Thomas du Louvre, y trouva des écoliers qui vivaient, sans rien faire, sur les entes de la fondation, et ne travaillaient pas parce qu'ils se savaient surs d'avoir à manger quasi de cibo securi.

Bientôt aux boursiers se joignirent des écoliers payant pension, qu'on voulait soustraire aux dangers de la vie libre. Peu à peu l'enseignernent fut organisé dans ces collèges, et leurs élèves cessèrent d'aller aux lecons de la rue de Fouarre ou de la Sorbonne.

Grande inégalité de fortune entre les étudiants. Il y en avait de riches, ayant à leur service des domestiques servientes, qui les accomPagnaient au cours, portant leurs livres. Il y en avait qui habitaient avec leurs maîtres, mangeant sité Ch Thurot Organisation de l'enseignement dans l'Université de Paris au moyen age.


à leur table et payant pension. Beaucoup étaient pauvres, vivant d'aumônes, de petites rémunérations pour des services rendus, surtout de privations.

Michelet nous les représente « dans les greniers du pays latin, étudiant, faute d'huile, au clair de lune, vivant d'arguments ou de jeîines, ne descendant des sublimes misères de la Montagne que pour disputer à mort dans la boue de la rue de Fouarre ou de la place Maubert ». L'ardeur pour l'étude, l'estime et l'amour de la science n'étaient pas le privilège exclusif des écoliers pauvres. Les fils de la noblesse n'étaient pas, quoi qu'on en ait dit, des ignorants qui ne savaient pas même écrire. Les ouvrages du sire de Villehardouin, du sire de Joinville, du sire de Beaumanoir, de Pierre de Fontaines, etc., non moins qu'une foule de documents historiques, protestent contre ce vieux préjugé. Dans une dissertation sur ce sujet, M. Léopold Delisle conclut que « la portion savante du clergé mise à part, les nobles n'étaient pas plus ignorants que les membres des autres classes de la so- ciété ».


VI

LES LIVRES. LES BIBLIOTHEQUES

Un orateur du temps nous représente un jeune clerc qui « disperse à travers nos provinces son Vigile, son Ovide, son Lucain, les livres de son état, ses litanies, ses patenôtres, toute sa clergie ». D'autres mettent leurs livres en gage, les Jouent, les laissent à l'usurier. L'insouciance de ceux qui jouaient ainsi leurs livres, la modération des tarifs pour le prix de location, semblent Prouver qu'on a fort exagéré la rareté et la cherté des manuscrits 1. En 1299, on constate à Paris la présence de 17 lieurs de livres. La plupart des écoliers reliaient eux-mêmes leurs livres et les monastères avaient leurs relieurs.

Si les écoliers du xIII° siècle n'avaient pas des livres en abondance comme ceux de nos jours (ce qui favorisait le travail personnel), les livres nécessaires et utiles ne leur faisaient pas défaut: « Ob quel torrent de joie a inondé notre cœur, S'écrie dans son Philobiblion Richard de Bury, evéque de Durham, toutes les fois que nous avons pu visiter Paris, ce paradis du monde. Là sont des bibliothèques plus suaves que tous les Victor Leclerc. llist. littér., t. XXIV.


parfums, là, des vergers où fleurissent d'innombrables livres. Là, nos trésors ouverts, les cordons de notre bourse déliés, nous sommes heureux de jeter l'argent, et il nous semble que des livres inappréciables ne nous croûtent qu'un peu de sable et de poussière. Quand il s'agit de la vérité, croyez-en Salomon, achetez, ne vendez pas. »

Paris comptait alors un grand nombre de bibliothèques (la plupart ouvertes au public), où se trouvaient réunies de grandes collections de manuscrits chez les religieux des grandes abbayes, chez les Célestins, les Feuillants, les Jacobins, les Carmes, les Cordeliers, etc. Les églises séculières ouvraient aussi leurs librairies aux étudiants et aux travailleurs. Notre-Dame de Paris, en particulier, en possédait une fort riche. Les collèges avaient chacun la sienne, sans cesse augmentée par les dons de ses anciens élèves.

La plus considérable était celle de la Sorbonne, qui contenait deux dépôts distincts la grande librairie, dans laquelle on enchaînait les ouvrages les plus consultés, et les meilleurs exemplaires des traités dont la maison possédait plusieurs copies; et la petite librairie, comprenant les doubles et les ouvrages moins consultés, qui pouvaient seuls être prêtés. En 1290, elle


comptait mille dix-sept volumes, presque tous formés de plusieurs ouvrages. Si les livres grecs y étaient rares, la littérature latine y était représentée, à peu près, comme dans nos bibliothèques actuelles.

Ces bibliothèques, où ils pouvaient consulter el se faire prêter des livres, étaient une grande ressource pour les étudiants pauvres.

Pour ceux qui pouvaient les payer ou les louer, il y avait les Librccrii, ou stationarii qui, sous la dépendance de l'Université, vendaient 011 prêtaient des livres aux étudiants. Ils devaient afficher le titre et le prix des ouvrages dont ils étaient dépositaires, et ne prendre pour leur courtage que 4 deniers pour livre. Pour les livres prêtés, ils exigeaient sans doute le dépôt d'un gage et une petite somme.

Les stationarii étaient en même temps des entrepreneurs de copies. Ces copies étaient faites souvent par des étudiants pauvres, dont le travail était loin d'égaler celui des moines copistes. L Université vérifiait la correction des textes mais, afin de réduire le prix des volumes en économisant le parchemin, laissait multiplier les abréviations. Aux anciens manuscrits, luxueux et d'un grand prix, on substituait des volumes à meilleur marché, sans ornements et à écriture serrée.


Les livres n'en restaient pas moins assez chers. Rares étaient les étudiants qui pouvaient acquérir, pour leur usage personnel, certains ouvrages fort étendus, qui leur étaient nécessaires.

Pour l'étudiant en droit, le Décret dc Gratien et le Corpus juris civilis coûtaient un millier de francs. Pour le théologien, la Bible complète et les Sentences de Pierre Lombard étaient aussi d'un prix élevé. La plupart devaient recourir aux bibliothèques de prêt. L'Université s'efforçait de diminuer ces prix en faisant multiplier les copies économiques.

Pour les seigneurs et les riches amateurs, il y avait d'habiles calligraphes, qui continuaient à couvrir les parchemins de cette belle écriture gothique, si nette et si élégante au temps de saint Louis, et qui ne devait pas tarder à se déformer. Il y avait aussi des miniaturistes, qui ornaient d'admirables peintures les livres de littérature et de piété. Quelques-uns de leurs chefsd'œuvre, entre autres le Bréviaire de sczizzt Louis, sont parvenus jusqu'à nous. L'inhabileté en fait de dessin y est rachetée par le goût exquis, l'ingéniosité des artistes, l'éclat et l'heureuse combinaison des couleurs.

Les artistes du moyen âge donnent à leurs personnages (sauf pour Jésus, Marie et les


apôtres), la figure et le costume de leur temps. De là l'intérêt archéologique des miniatures, qui fournissent de précieux renseignements sur cette époque. Malheureusement, les portraits qu'ils nous ont laissés manquent de ressemblance, et ne reproduisent pas le caractère propre des physionomies. Voilà pourquoi nous n'avons pas de vrai portrait de saint Louis, quoiqu'il ait été souvent représenté

Au témoignage du Dante, Paris se distinguait par l'habileté de ses enlumineurs.

La mode était aux beaux livres, qui étaient à la fois une jouissance pour les yeux et pour l'esprit, et une richesse. Il n'est guère de testament, au XIIIe siècle, qui ne mentionne quelque livre en latin ou en français.

Les enlumineurs hisioi-ictietit, embabuinaient toutes sortes de livres œuvres de poètes, livres de piété, etc. Tout seigneur, tout homme riche, tenait à honneur d'un posséder quelques-uns. Heures me fault de Nostre-Dame

Si, comme il appartient à famé,

Venue de noble Paraige,

Qui soient de soutil ouvrage,

D'or et d'azur, riches et cointes,

De fin drap d'or très bien couvertes. etc.

1 Moliuier. les manuscrits. Lccoy de la Marche. Siècle littéraire.


Nous possédons encore des reliures du XIIIe siècle, qui sont des chefs-d'œuvre d'orfèvrerie et de ciselure.

A tous ses autres mérites, saint Louis a ajouté celui de favoriser le progrès des sciences par son exemple et par son zèle à multiplier et à propager les manuscrits et les traductions. On aime à le voir, dans l'intervalle des offices et des affaires, s'enfermer dans une salle attenante à la Sainte-Chapelle, où il a eu la gloire de fonder la première bibliothèque publique de la France et, peut-être même, de l'Europe. C'est là que, sous la direction de Vincent de Beauvais, il avait réuni les manuscrits rares et importants qu'il avait fait copier dans les abbayes et les monastères, et ces richesses littéraires, il voulait qu'elles fussent accessibles aux savants, aux professeurs, aux étudiants même. Il ne négligea rien pour faire passer dans notre langue tout ce qu'il connaissait d'ouvrages instructifs dans la littérature profane et surtout dans la littérature sacrée

Il était lui-même très versé dans la science sacrée, comme le prouve le fait suivant, raconté par Robert de Sorbon, dans un de ses sermons inédits2. Une discussion s'étant élevée entre 1 Daunou. Discours sur les lettres au XIIIe siècle.

2 Lecoy de la marche. La société au XIIIe siècle, p. IIO.


deux ecclésiastiques sur un point de l'Évangile, saint Louis fit apporter le livre de saint Augustin, son auteur de prédilection, et leur montra un texte qui tranchait la question. Bannissant toute occupation oiseuse et futile, dit G. de Nangis, le pieux roi préférait passer son temps à lire la sainte Écriture. Il avait une Bible, avec de nombreuses gloses, les ouvrages de saint Augustin, des docteurs et des Pères de l'Église. Le soir, après l'office de Complies, on allumait dans sa chambre une chandelle de trois pieds environ, et tant qu'elle durait, il lisait dans un saint livre. Malgré tout ce que saint Louis, l'Université et les monastères faisaient pour multiplier les Manuscrits et les mettre à la portée des étuarants et des savants, les livres restaient encore assez rares. Mais cette rareté n'était pas sans avantages. Le règne des manuels et des dictionnaires a-t-il été plus favorable aux études et à la science? « Nous ne travaillons du'à remplir la Mémoire, dit Montaigne, et laissons l'entendement et la conscience vuides. Tout ainsi que les oyseaux vont quelquefois à la quête du grain, et le portent au bec sans le taster pour en faire bechée à leurs petits, ainsi nos pédants vont pillotant la science dans les livres, et ne la logent qu'au bout de leurs lèvres, pour la dégorger seulement et mettre au vent. »


VII

COUP D'ŒIL D'ENSEMBLE SUR L'ENSEIGNEMENT

ET LA SCIENCE

L'enseignement de l'Université de Paris nous paraît organisé avec beaucoup de sagesse.

L'enfant était d'abord appliqué à l'étude des langues, le meilleur des exercices pour ses facultés naissantes. Quand elles étaient plus développées, on formait son goût par l'étude des chefs-d'œuvre de la littérature profane et sacrée. Ensuite venaient les exercices longtemps prolongés de la dialectique, qui donnaient à l'esprit la solidité et la souplesse, à la raison tout son développement.

Dans cette organisation, rien de hâté, rien de forcé. On ne fait pas violence à la nature, lente à former les esprits comme les corps; on suit pas à pas son évolution progressive. C'est en se préoccupant moins d'entasser les connaissances dans l'intelligence que de lui donner une forte trempe qu'on la rend capable d'aborder plus tard avec succès les diverses sciences.

Une large part est laissée à l'initiative de l'élève, à qui de nombreuses journées sans


classe permettent de travailler seul, ou de conférer avec ses condisciples sur les matières qui leur ont été enseignées.

« Clergie règne ore à Paris

Ensi comme elle fit jadis

A Athenes qui sied en Grèce. »

(GAUTHIEIT DE METZ. Image du Monde.)

Sans doute, entre la clergie des professeurs de la Sorbonne et de la rue de Fouarre, et celle des écrivains d'Athènes, la différence était grande au point de vue littéraire, le siècle de saint Louis, inférieur même au siècle précédent, ne saurait être comparé au siècle de Périclès. Mais, si le latin des écoles n'avait rien de cicéronien, par sa clarté et sa sobriété, avec son vocabulaire technique, ses formules si précises et si riches, il était parfaitement adapté à l'enseignement de la philosophie et de la théologie, et la philosophie scolastique laissait bien loin derrière elle la philosophie de l'Académie, du Lycée et du Portique. Les docteurs chrétiens du moyen âge ont emprunté à Aristote sa méthode Philosophique, mais en la perfectionnant, sa doctrine, mais en la débarrassant des nombreuses erreurs qui la déshonorent. Saint Thomas fut son disciple, mais un disciple de génie, qui a poussé plus loin que lui l'investigation psycho-


logique, l'analyse et la synthèse des facultés et de leurs actes, la description de l'opération intellectuelle surtout; un disciple indépendant, qui jurait par un autre Maître que lui, et abandonnait sa doctrine quand il la trouvait en opposition avec la doctrine révélée.

Cette opposition constatée avait fait condamner par l'Église, au commencement du xrme siècle, une partie des ouvrages d'Aristote (les livres de philosophie naturelle et de métaphysique). Pour les faire introduire dans les écoles, Grégoire IX (vers r 230) avait chargé trois maîtres ès arts de l'Université de Paris de corriger et d'expurger ses œuvres. Mais ce travail de correction ne fut pas fait. Une certaine tolérance de l'Église permit aux professeurs de faire usage des écrits condamnés. Les statuts des arts de 1255 montrent qu'à cette époque presque tous les ouvrages d'Aristote étaient enseignés'. Des professeurs comme saint Thomas pouvaient sans danger emprunter des armes à l'arsenal d'Aristote et les faire servir au triomphe de la vérité.

La philosophie chrétienne lui a pris tout ce qu'il a de bon, et y a ajouté les précisions, les délicatesses, les sublimités de la pensée chré1 P. Mandonet. Siger de Brabant. L'averroïsme latin au XIIIe siècle.


tienne, la philosophie du vrai Dieu, de l'homme véritable, de la vraie morale'.

Étroitement unie à la théologie dans l'enseignement du moyen âge, la philosophie devait harmoniser sa doctrine avec la doctrine révélée. Il n'en résultait pour elle que de grands avantages, et, loin de se nuire, les deux sciences se rendaient de mutuels services.

« La philosophie, dit Léon XIII, donne à la théologie sacrée le caractère, la forme, l'esprit d'une véritable science car elle rassemble en tln seul corps les parties diverses des doctrines célestes, les range à leur place, les fait dériver de leur propre principe, les unit et les lie fortement ensemble, les démontre invinciblement les appuyant chacune sur leurs preuves. » (Encyclique Æterni Patris.)

De son côté. tout en laissant la raison se mouloir librement dans son domaine, la révélation la préserve de l'erreur par les barrières tutélaires qu'elle oppose à ses égarements. De plus, loin de la condamner à une immobilité stérile, elle lui ouvre de nouveaux horizons et lui fournit un Point d'appui pour de nouvelles conquêtes. « La lttmière des vérités divines étant reçue dans l'âme, dit Léon XIII, non seulement elle ne lui 1 D'Hulst. mélanges philosophiques.


ôte rien de sa dignité, mais encore elle lui donne beaucoup de noblesse, de pénétration, de force »

Dante, dans le chapitre xm du Paradis, met dans la bouche de saint Thomas ces paroles « En vain celui-là s'éloigne du rivage, pour pêcher la vérité, qui ne connaît pas l'art de la trouver, comme ces philosophes, Parménide et d'autres, qui allaient et ne savaient où ils allaient. » Il en était autrement des philosophes du xme siècle qui partaient à la conquête de la vérité avec l'arme de la raison éclairée, dirigée, fortifiée par la foi.

De même que l'enseignement de la philosophie ne se séparait pas de celui de la théologie, l'enseignement des sciences de la nature ne se séparait pas de celui de la philosophie. Dans le règlement de 1255 qui traite de libris qui legendi sunt, on trouve la physique et divers traités scientifiques d'Aristote.

Encore peu développées à cette époque, les sciences particulières pouvaient entrer facilement dans le programme de l'enseignement philosophique, et si elles n'ont pas retiré de cette union autant d'avantage que la philosophie en a retiré de son union avec la théologie, si on leur 1 Encyc. Ælerni Patris.


a trop souvent appliqué les méthodes déductives sans donner assez de place à l'observation des faits, si les théories a priori ont trop remplacé les données expérimentales, l'édifice scientifique qui a été construit, inachevé et ruineux dans bien des parties nous frappe par l'unité qui Y régnait. Groupées autour de la religion comme autour de leur reine, rattachées à la théologie et à la philosophie chrétiennes « comme les nervures d'une voûte se relient à la clef qui les soutient et les couronne », les diverses branches du savoir humain formaient une vaste synthèse, bien plus propre à satisfaire l'intelligence que les minutieuses observations, les détails infinis, les théories fragmentaires de la science contemporaine.

Léon XIII montre comment cette dernière gagnerait à s'inspirer de la science scolastique « Non seulement la restauration de la philosophie scolastique ne nuira pas aux sciences physiques,mais elle leursera d'un grand secours; car leur progrès ne demande pas seulement qu'on étudie les faits particuliers, les phénomènes de la nature, mais qu'après les avoir constatés, l'on s'élève plus haut, et qu'on cherche à connaître la nature des corps, les lois auxquelles ils obéissent, les principes d'où découle l'ordre de ces lois, leur liaison, leur unité dans


la variété, toutes choses sur lesquelles la philosophie scolastique jettera beaucoup de lumière. »

Si la méthode expérimentale n'était pas pratiquée au moyen âge, avec la perfection et la rigueur que lui a donnée la science moderne, elle était loin d'y être inconnue. La plupart des savants s'en tenaient aux doctrines scientifiques d'Aristote transmises par les commentateurs grecs et arabes et grossies de théories traditionnelles souvent absurdes mais des esprits éminents ne s'en contentaient pas, et recouraient à l'observation et à l'expérimentation. Dans le traité de Mineralibus, Albert le Grand discute longuement les opinions alchimiques et finit par en contester la réalité d'après sa propre expié- rience des faits. Vincent de Beauvais et Roger Bacon se montrent également sceptiques à l'égard de l'alchimie 1. Les premières tentatives pour étudier la nature en elle-même et non dans les livres ne furent pas sans résultats. La recherche de la vérité, même à travers les absurdités de l'alchimie, amena des découvertes dont la chimie a profité.

Des inventions d'une importance capitale, dont la première origine est douteuse, mais dont 1 P. Tannery. IIist. générale de Lavisse et Rambaud, t. III.


la première application appartient au XIIIe siècle, ont illustré cette époque.

Roger Bacon nous décrit les effets du mélange du salpêtre, de charbon et du soufre, qu'il dit « propre a détruire une armée, une ville entière, avec un bruit terrible, accompagné d'une vaste illumination ».

C'est ce feu volccnt qui effrayait nos Croisés, lorsque les Musulmans le lançaient sur eux (feu grégois). « Il faisait tel noise (bruit) au venir, que il semblait que ce fuste la foudre du ciel il semblait un dragon qui volest par l'air. Tant jetait grand clarté que l'on voit aussi clair parmi l'est comme s'il fust jour » (Joinville). On ne tardera pas à utiliser la force explosive de la Poudre pour lancer des projectiles meurtriers. En étudiant les phénomènes de la réflexion de la lumière sur les surfaces planes, concaves et convexes, et de la réfraction, dans un milieu dense et sphérique, qui agrandit les images, Roger Bacon prépara la découverte des lentilles et du télescope.

Ce génie inventif entrevit même une partie des grandes découvertes modernes. Dans ses écrits, il parle de navires qui marcheront sans le secours des voiles ni des rames, de voitures roulant sans chevaux, de ponts sans piles, d'instruments pour s'élever dans l'air.


Parmi les sciences naturelles, la plus cultivée était la zoologie. Aux notions puisées dans les livres des Grecs et des Arabes, Albert le Grand et Vincent de Beauvais joignent le fruit de leurs propres observations. Mais, d'une manière générale, dans l'étude des animaux à cette époque, on est bien éloigné du procédé scientifique. Que de descriptions fantaisistes, où la légende, l'irnagination, les fables naïves prennent la place de l'observation

Depuis le temps de saint Louis, d'immenses progrès ont été faits dans toutes les branches de la science. Aux savants du moyen âge, on ne peut pas reprocher les erreurs et les lacunes de leur science, pas plus qu'à nos savants, l'ignorance de ce qui sera découvert dans mille ans. De Maistre nous représente la science moderne, « les bras chargés de livres et d'instrmuents de toutes sortes, pâle de veilles et de travaux, baissant toujours vers la terre son front sillonné d'algèbre ». Celle du moyen âge ne baissait pas toujours son front vers La terre, et si ce front était moins changé d'algèbre, il était illuminé de philosophie et de théologie. De ces hauts sommets tombaient, sur son vaste domaine, des clartés supérieures, qui guidaient sa marche, dirigeaient et fécondaient ses recherches, et préparaient les grandes découvertes des siècles suivants.


CHAPITRE III

L'ART

1

L'ART CHRÉTIEN

Un coup d'œil jeté sur les monuments de Paris au temps de saint Louis, suffirait pour nous donner une idée de la place que la religion tenait dans la société en ce temps. La ville brillait surtout par la beauté de ses monuments religieux (églises et abbayes).

On croyait alors que la richesse doit être, avant tout, consacrée à la gloire de Dieu, à l'embellissement de ses temples et à la splendeur de 80n culte, et les plus beaux chefs-d'œuvre qui aient été composés en son honneur sont peutêtre ceux qu'a produits le génie des artistes du XIIIe siècle inspirés par leur foi.

A la suite de Viollet-le-Duc, la plupart de nos critiques voudraient faire des architectes et des sculpteurs du xnI° siècle des laïques, c'est-à-dire des hommes qui, non seulement n'appartenaient


pas au clergé séculier et régulier, mais qui, affranchis de la religion, étaient les précurseurs de nos rationalistes. « Lorsque l'art franchit les limites du cloître, pour entrer dans l'atelier du laïque, celui-ci s'en saisit comme d'un moyen d'exprimer ses aspirations longtemps contenues, ses désirs et ses espérances. L'art devient une sorte de liberté de la pnesse, un exutoire pour les intelligences toujours prêtes à réagir contre les abus de l'état féodal. Si l'on examine la sculpture laïque du XIIIe siècle, on y découvre bien autre chose que le sentiment religieux. On y voit le dégagement de l'intelligence des langes théocratiques et féodaux. une école qui, élevée sous les cloîtres, dans des traditions respectées, s'en éloigne brusquement, pour aller demander la lumière à sa propre intelligence, à sa raison et à son examen, pour réagir contre un dogmatisme séculaire, et courir dans la voie de l'émancipation en toute chose 1. »

Rien de plus faux que cette conception de l'art laïque du XIIIe, siècle. Pour être sorti du cloitre, l'art ne s'était pas émancipé de l'Eglise. Il avait suivi le mouvement général de sécularisation que l'ou constate à cette époque. Mais, en passant aux artistes laïques, il ne s'était pas plus 1 Dicl. d'archit., l. VIII, p. 142, 143


affranchi de l'autorité religieuse que l'enseignement, en passant des écoles monastiques aux Universités.

A cette époque, l'art concentrait autour de l'autel toutes ses merveilles. L'église était, à la fois, musée et école. La cathédrale était, comme on l'a dit, la Bible des pauvres. Les simples et les ignorants y apprenaient, par les yeux, les mystères de leur religion.

Devenu une des formes de la liturgie, dans la représentation des sujets sacrés, l'art ne pouvait pas être abandonné à la fantaisie individuelle. Demandant leur inspiration à la liturgie chrétienne, les artistes devaient rester sous l'autorité et la direction de l'Église dans la réalisation de leurs œuvres.

Ces artistes n'avaient pas de peine à se soumettre à la direction et aux programmes de l'autorité religieuse. C'étaient de vrais chrétiens, membres de corporations ou la pratique des devoirs religieux était prescrite par les statuts. Leur mobile n'était pas l'amour du gain ou de la gloire humaine. Souvent même, ils ont négligé d'attacher leur nom à leurs œuvres. Parlant de nos cathédrales, Michelet dit « Élevezvous dans ces déserts aériens, aux dernière pointes de ces flèc;hes, où le couvreur ne se hasarde qu'en tremblant vous rencontrerez


souvent, solitaire sous l'œil de Dieu, aux coups du vent éternel, quelque ouvrage délicat, quelque chef-d'œuvre d'art, où le pieux auteur a usé sa vie. Pas un nom, pas un signe, pas une lettre. Il eut cru voler sa gloire à Dieu. Il a travaillé pour Dieu seul, pour le (le son âme 1, Parmi les grands architectes du XIIIe siècle, trois ou quatre a peine nous sont connus par leur nom. Il en est un qui nous a laissé son nom et même un livre. C'est Villard de Honnecourt, dont le précieux ElLbum nous montre ce qu'était un maître de L'cr'uvnc, à cette époque, artiste universel, au courant de tous les métiers, pratiquant tous les arts, non moins pieux que savant. Sa préface est caractéristique « Wilars de Hone- cort vous salve, et si proie (prie) a tos ceus qui de ces engins ouvreront con trovera en cest livre, qu'ils proient (prient) por s'arme (son âme) et qu'il lor aoviengne de lui. »

L'art chrétien du xtrr° siècle produisit des chefs-d'œuvre que les brillantes civilisations d'Athènes et de Rome ne connurent pas et que les civilisations chrétiennes, en décadence, ne sauraient plus égaler. Sous la main des maîtres des pierres vives (magister de vivis lapidibus), la pierre s'anime et se spiritualise. « L'esprit 1 Hist de France, t. II. Éclaircissements.


est l'ouvrier de sa demeure Voyez comme il travaille la figure humaine dans laquelle il est enfermé, comme il imprime la physionomie, comme il en forme et déforme les traits De même il fut l'artisan de son enveloppe de pierre. Il la façonna à son usage, il la marqua au dehors, au dedans, de la diversité de ses pensées. Il y grava tous ses souvenirs, toutes ses espérances, tout son amour1, »

Dans ses œuvres, l'artiste met, non seulement ce qu'il trouve en lui, ses souvenirs, ses espérances, ses amours, mais encore ce qu'il voit autour do lui. Chaque siècle a les artistes qu'il mérite. Celui de saint Louis, si riche de foi et de vie surnaturelle, devait produire des artistes et des chefs-d'œuvre en harmonie avec un tel milieu. Leur idéal ne se bornait pas à la beauté du corps humain et de la nature matérielle, ni à la beauté morale que les vertus naturelles peuvent donner à l'âme. Leur esprit et leur cœur s'élevaient au-dessus des horizons de la terre, et c'est au ciel, dans Dieu et dans ses saints, qu'ils allaient chercher le type de la beauté parfaite. Et, de cet idéal céleste, ils ne recevaient pas seulement le rayonnement direct au fond de leur âme croyante ils en trouvaient 1 Michelet.


partout le reflet autour d'eux. La sainteté, à des degrés divers, était assez commune chez leurs contemporains, pour leur donner souvent le beau spectacle de la figure humaine, transfigurée par la grâce divine. Cette vue leur laissait des impressions qui, fortifiées par la méditation et la prière, leur faisaient trouver les admirables types des statues de nos cathédrales. Inspirées par la sainteté, ces statues inspiraient, à leur tour, des sentiments de sainteté à ceux qui les contemplaient, et l'art devenait ainsi, pour tous, une école de vertu.

L'art remplissait alors sa vraie mission. A la portée de tous, compris et goûte de tous, parce qu'il exprimait les pensées et les sentiments de tous, il donnait à tous, aux pauvres et aux riches, aux ignorants et aux savants, de nobles jouissances et de salutaires enseignements.

II

L'ARCHITECTURE RELIGIEUSE

A Notre-Dame de Paris, l'art chrétien avait prodigué ses merveilleuses créations. Tout ce qui pouvait charmer les yeux et l'imagination, remplir le cœur des plus pures émotions et des


NOTRE-DAME DE PARIS


plus sublimes sentiments, s'y trouvait réuni. Quelle joie pour les Parisiens, aux jours de fête, si multipliés alors, de se transporter en foule dans leur magnifique cathédrale, encore dans tout l'éclat de sa jeunesse.

Commencés au xrr° siècle les travaux de NotreDame se continuèrent pendant le XIIIe, et un chroniqueur du temps disait que « cette œuvre, une fois terminée, n'aurait point d'égale eu deçà des monts ».

Reims, Amiens, Chartres lui ont donné des rivales où l'on peut admirer des voûtes plus hardies, de plus riches sculptures. Mais aucune n'offre autant d'unité, une si harmonieuse beauté de l'ensemble, et l'on s'explique le naïf enthousiasme d'un de ses admirateurs du xrve siècle « Quoique des esprits étroits prétendent connaître de plus belles églises, je trouve pour ma part, sauf le respect qui leur est du, que, s'ils voulaient tenir compte de l'ensemble et des parties, ils renonceraient bien vite à une telle opinion. Ou trouver deux tours si parfaites dans leur magnificence, si hautes, si larges, si solides, entourées d'une si grande variété d'ornements? Où trouver une suite si compliquée de voûtes latérales? Où trouver un ensemble si éclatant de chapelles adjacentes?.J'apprendrais volontiers où l'on pourrait voir deux rosaces comme celles


qui se correspondent dans les deux transepts, et dont chacune embrasse par une combinaison admirable des rayons de cercles plus petits, deux rosaces rayonnant de couleurs si vives, de peintures si riches et si variées1? »

Plus admirables encore que les deux façades des transepts et leurs rosaces, est la grande façade occidentale, qui, avec ses trois portes, sa galerie des statues des rois, sa grande rosace, sa balustrade, forme au monument un si merveilleux frontispice. Quelle belle harmonie des lignes dans l'ensemble, quelle sobriété et quelle pureté de goût dans les détails de la décoration! En entrant dans l'église, les Parisiens avaient sous les yeux la scène du Jugement sculptée au tympan du grand portail au sommet, JésusChrist majestueusement assis sur son trône, à ses côtés, deux anges portant les instruments de la Passion et saint Jean et la sainte Vierge agenouillés pour demander miséricorde.

L'image de la Mère de miséricorde ils la retrouveront partout dans cette église qui lui est dédiée. Sur six portails, quatre lui sont consacrés elle occupe le milieu de deux des grandes rosaces. Non moins que les sermons de saint Bernard, les écrits d'Albert le Grand et de saint Bonai Jean de Jeindiiii.


venture, le rosaire de saint Dominique, les nombreuses églises construites au XIIe et au xmesiècle sous le vocable de Notre-Dame (Reims, Amiens, Chartres, etc.) attestent combien était vive et répandue la dévotion à la sainte Vierge.

Le XIIIe siècle aimait surtout à proclamer sa royauté. A la porte Sainte-Anne de Notre-Dame de Paris, nous voyons la Vierge assise sur son trône avec une solennité royale, la couronne sur la tête, un sceptre fleuri à la main, l'Enfant Jésus reposant sur ses genoux.

Le portail occidental nous représente le Couronnement de la Vierge. Assise aux côtés de son fils, elle tourne vers lui son pur visage, et le contemple en joignant les mains, pendant qu'un ange pose la couronne sur son iront Jésus, éclatant d'une beauté divine, la bénit et lui présente un sceptre qui s'épanouit en fleurs. « Ce groupe était jadis doré, et Marie apparaissait vêtue d'uu manteau d'or. Tout autour se groupent dans les voussures les anges, les rois, les prophètes, les saints qui forment la cour de la reine du ciel. Tout le paradis est rangé en en cercles concentriques autour d'elle 1.»

Mais à côté de la reine du Ciel, les artistes du moyen age aimaient à représenter la Mère de 1 E. Mâle. L'art chrétien au XIIIe siècle.


miséricorde. Au tympan de la cathédrale de Paris, ils la montrent agenouillée près de son Fils quand il s'apprête à juger le monde, et au portail nord ils reproduisent le Miracle de Théophile, si populaire au moyen âge, et qui est le triomphe de la miséricorde de Marie, sauvant les pécheurs de la justice humaine et de la justice divine.

La douce image de Marie se dressait partout pour accueillir les Parisiens à leur entrée dans leur église. Ils étaient heureux d'ytrouver aussi celle de leurs saints patrons sainte Geneviève, saint Marcel, saint Denis perçant le dragon de sa crosse au portail Sainte-Anne. Pour ne pas perdre le souvenir de la vieille église de SaintÉtienne que la construction de la cathédrale avait fait disparaître, on consacra à saint Étienne l'admirable has-relief du tympan du portail sud, à l'endroit ou se trouvait l'église.

Les vitraux nous montrent les conquérants agenouillés au pied des saints, et plus petits que des enfants. C'est que, pour les chrétiens du moyen âge, les grands hommes, les personnages importants de l'histoire, ce n'étaient point les empereurs et les conquérants, mais les martyrs, les docteurs et les confesseurs. Dans son Miroir historiquc, Vincent de Beauvais ne conçoit pas


d'Allemagne, aux rois de France, à leurs batailles et à leurs traités il accorde moins de place qu'aux saints Abbés, aux fondations de monastères, aux translations de reliques, à la vie des saints solitaires. Ce sont là ses héros. Rien d'étonnant qu'on en ait multiplié les images dans nos cathédrales, à la grande joie des fidèles, qui voyaient en eux non seulement les héros de l'histoire, mais surtout des patrons et de puissants intercesseurs, qui leur étaient secourables dans leurs maladies (sainte Geneviève pour les fièvres, saint Blaise pour les maux de gorge, sainte Apollonie pour les maux de dents) et dans leurs dangers. Les voyageurs égarés dans la nuit invoquaient saint Julien l'Hospitalier. Sur tous les points de la France, une foule de sanctuaires, d'ermitages, de fontaines saintes attiraient les pèlerins, qui s'en allaient sur les routes, portant à leur chapeau l'image de plomb du Saint vénéré. Le nom des Saints marquait les principales dates de l'année, leur souvenir était mêlé à tous les actes de la vie'. Les pieux fidèles étaient heureux de retrouver à l'église leur image aimée rayonnant dans les hauts vitraux d'une lumière toute céleste, ou sculptée dans la pierre et le marbre sur les piliers et sur les murs. Chacun 1 E. Mâle. Op. cil.


avait sa physionomie etses attributs traditionnels, mais tous portaient sur leur visage transfiguré le reflet de la sainteté. Quelquefois une série de médaillons retraçaient leur vie avec ses luttes et ses souffrances.

Ce n'était pas seulement les exemples des saints dui invitaient les fidèles à la sainteté les vertus elles-mêmes personnifiées étaient représentées immobiles dans une noble et majestueuse attitude leurs calmes figures étaient le le symbole de la paix clu'elles donnent à l'âme tandis que, à côté d'elles, les vices représentés en action exprimaient le trouble et l'agitation. Dans la grande rose de la façade occidentale de leur cathédrale, les Parisiens pouvaient contempler douze vertus contrastant avec douze vices foi et idolâtrie, espérance et désespoir, charité et avarice, chasteté et luxure, prudence et folie, humilité et orgueil, force et lâcheté, patience et colère, douceur et dureté, concorde et discorde, etembaumer leur âme du parfum de sainteté qui se dégage de ces chastes figures.

Sur les hautes verrières de la Sainte-Chapelle, ils pouvaient lire admirablement illustrée l'histoire de l'Ancien Testament. Quels beaux livres que Notre-Dame et la Sainte-Chapelle pour apprendre la religion

Elle y était souvent enseignée sous les voiles


du symbole. Toutes les créatures étaient appelées à coopérer à cet enseignement, et la cathédrale devenait un abrégé du monde. Soumis à la direction du clergé les artistes savaient interpréter les leçons cachées que renferme la nature, et les traduisaient sous des formes qui impressionnaient vivement les fidèles. Parfois ils donnaient libre carrière à leur fantaisie, et nous trouvons dans leurs œuvres certaines joyeusetés qui nous étonnent. Mais l'église les tolérait, parce qu'à cette époque on ne trouve encore rien qui sorte des limites des convenances et de la décence 1.

Des grandes pages théologiques et morales écrites sur les murs des cathédrales et destinées à enseigner la doctrine chrétienne à la foule des illettrés qui n'avaient ni psautier ni missel, nul doute que l'ordonnance ne fut réglée par le clergé.

Les artistes n'étaient que les interprètes de la pensée de l'Église, qui leur traçait leur programme. Ils ne pouvaient se départir des traditions, des formules d'art élaborées par des moines artistes et théologiens des siècles précédents, traditions renfermées dans des manuels écrits, ou dans des modèles dessinés transmis i E. Male. Op. cit.


d'atelier en atelier, de génération en génération 1. Mais la fidélité à ces prescriptions ne gênait en rien l'originalité et l'indépendance des œuvres d'art auxquelles chaque artiste donnait son cachet individuel.

Dans la cathédrale, comme dans la Jérusalem céleste, dont elle est une image, toutes les parties, tous les détails forment un ensemble admirable, oit tout concourt harmonieusement au même but « quæ ædificatur ut civitas, cujus par- ticipatio eju.s in idipsum ».

Pour produire l'effet d'ensemble que le maître de l'œuvre a conçu, tous les autres artistes qui travaillent avec lui suivent sa direction et subordonnent leur œuvre particulière à l'œuvre générale. Les statues qui doivent décorer le monument ne sont pas un morceau d'atelier, un horsd'œuvre créé par la libre fantaisie. Elles ont été faites dans le monument, pour la place qu'elles doivent y occuper et en vue d'un effet décoratil' déterminé.

III

LA SCULPTURE

Au XIIIe siècle, la statuaire avait fait de grands progrès, et nos meilleurs critiques en font des 1 E. Mâle. Op. cil.


éloges que les sculpteurs modernes pourraient envier. « Leurfaire, dit Viollet-le-Duc', est large, simple comme celui des belles œuvres grecques. C'est la même sobriété de moyens, le même sacrifice de détails, la même souplesse et la même fermeté dans la manière de modeler les nus. Non seulement l'expression des têtes est très noble, mais la composition est excellente. Le bas-relief de la Mort de la Vierge, celui du Couronnement, à Notre-Dame de Paris, sont des scènes admirablement entendues comme effet dramatique et comme agencement de lignes. Les bas-reliefs de la Vierge à la porte occidentale peuvent rivaliser avec les plus belles œuvres de l'antiquité. »

« Si la sévérité du climat et des mœurs voilait la nature vivante aux artistes, du moins elle leur apparaissait sous des draperies dont rien depuis lors n'a atteint la noble simplicité. Le costume de la haute classe du temps de saint Louis est un des plus beaux de notre histoire. Les habits étaient favorables à la statuaire. Mais les artistes ne reproduisaient guère les habits de leur temps. Ils drapaient leurs figures suivant leur goût, leur fantaisie, et jamais on ne sut mieux, sinon dans la belle antiquité grec1 Dictionnaire d'archit., t. VIII.


que, donner aux draperies le mouvement, la vie, l'aisance. Et même quand ils reproduisaient les vêtements portés de leurs temps, avec quel art ils savaient les arranger, leur donner lanoblesse, le style, sans s'écarter de la vérité ».

« L'artiste, dit H. Havardl contemple la nature, l'interprète avec respect. Son l'aire est devenu large, simple, sobre comme aux grandes époques. Les personnages sont encore naïfs, mais charmants, gracieux, et nous parlent au cœur par leur naïveté. Le corps est revenu aux belles proportions de la statuaire grecque. Ces ouvrages sont remarquables non seulement par la pureté des traits et la vérité des formes, mais encore parl'expression du visage, la convenance des attitudes, la noblesse des poses et le sentiment profond qui se dégage de tout leur être. » Mais c'est surtout dans l'expression humaine que l'art chrétien concentre ses efforts et montre sa supériorité. Travaillant pour une société où régnait la foi et la piété, où le surnaturel éclataitde toute part, imprégnés eux-mêmes d'esprit chrétien, les artistes du temps de saint Louis ne se contentaient pas de reproduire par deslignes et des couleurs les formes de la matière, la beauté plastique du corps humain. A des regards 1 L'art à travers les mœurs.


purifiés, transformés par la foi, il fallait d'autres spectacles. Il fallait les transporter bien au-dessus des réalités terrestres leur faire entrevoir le ciel, un rayon de l'infinie beauté dans des visages de saints, des physionomies chrétiennes d'une expression étrangère à la terre.

Cette expression de la beauté céleste, nous la trouvons surtout dans les statues de Notre-Seigneur et de la sainte Vierge, et aussi dans celles qui ornent les tombeaux. Rien de lugubre dans ces tombeaux. Le moyen âge aimait à entourer la mort des images gracieuses de la vie les feuilles et les fleurs y symbolisaient la renaissance et l'immortalité. La mort n'était pas représentée comme la cessation de la vie, ni même comme un sommeil. « C'était plutôt la translation dans une autre sphère, dans un autre mode d'existence. C'est, sous l'enveloppe du corps qui se dissout, mais pour renaître, la vision interne d'un monde nouveau, de réalités jusque-là voilées. Ces yeux fermés contemplent quelque chose intérieurement (Lamennais).

Pour mettre leurs statues en harmonie avec les vitraux et les peintures des voûtes, les artistes du XIIIe siècle leurappliquaient l'or et les couleurs, mais avec discrétion et intelligence, de manière à leur donner plus de valeur et de relief, sans rien leur enlever de leur gravité monumentale.


IV

LES VITHAUX ET L'ART DÉCORATIF

Avec l'architecture gothique la peinture murale ne trouva presque plus de place dans les églises. Elle disparut à mesure que dans les murs les pleins diminuaient et les vides augmentaient jusqu'aux limites extrêmes du possible.

En dépit de notre ciel gris et voilé, les artistes du moyen âge ont trouvé le moyen d'éclairer l'intérieur de nos églises de la plus belle lumière. Les hautes baies des murs évidés lui ouvrirent un large passage. « Cette profonde poésie de la lumière que nos climats ne connaissent pas, éclat des verdures éternelles, splendeur des montagnes lointaines et de la mer, tout cet enchantement dont rêve l'homme du Nord, nos artistes la mirent dans leurs vitraux. Dans la Sainte-Chapelle, saint Louis retrouvait la lumière de la Méditerranée, de l'Egypte et de la Syrie1. » « Le soleil en traversant les vitraux, jette sur les dalles l'ondoyante richesse des tapis d'Orient. Là-haut resplendit un immense écrin de diamants, de saphirs, de rubis, d'émeraudes. » 1 A. Michel. Ilist. de l'art, t. Il.


Construite pour renfermer les précieuses reliques, la Sainte-Chapelle, avec ses élégantes colonnes qui encadrent les vitraux aux mille couleurs, ses arcades et ses colonnettes peintes, ses chapiteaux dorés, ses médaillons en verre émaillé, n'est elle-même qu'une grande châsse d'une richesse et d'une beauté incomparable C'est bien surtout à la Sainte-Chapelle qu'on peut appliquer le mot si juste de F. de.Lasteyrie que « l'architecture des temples n'était plus que la monture de la vitrerie ».

L'époque de saint Louis fut la belle époque de la peinture sur verre. « Personne n'a surpassé les peintres verriers du XIIIe siècle dans l'art de la décoration. C'est une merveilleuse entente du choix des sujets, de l'ornementation et du contraste des couleurs'. » Vues de près, les couleurs aux tons tranchés auraient paru dures mais, à la hauteur ou elles étaient elles n'offraient que des teintes fondues dans le plus harmonieux ensemble, et s'accordant parfaitement avec la décoration intérieure de l'église. La lumière discrète et voilée qui tombait des vitraux était éminemment favorable à la méditation et au recueillement.

Chacun des vitraux était comme un livre, t F. de Lasteyrie. Hist. de la peinture sur verre, t. I.


dont les médaillons étaient les chapitres, où les fidèles pouvaient lire les pieuses légendes des saints.

Sous le règne de saint Louis, les maîtres verriers de Paris firent preuve d'une activité étonnante. En 1248, la Sainte-Chapelle fut ornée de ses quinze verrières, les plus grandes qu'on eîit encore vues. Aux deux nouveaux transepts de Notre-Dame on plaça les rosaces, qui ont 13m, 5o de diamètre. Les nombreuses églises de Paris reçurent alors ces innombrables verrières, dont on voyait encore des restes au xvme siècle.

Au xme siècle, dans les vitraux on ne voit plus les draperies collant au corps, mais les robes flottantes et les larges manteaux où le corps est à l'aise. Les plis simples et sobres n'ont presque plus rien de conventionnel. Le geste devient plus vrai la figure humaine est mieux dessinée'.

Dans les églises gothiques, la peinture murale fut profondément modifiée. Il fallut exalter les tons des couleurs jusqu'au ton des vitraux. Alors apparurent les bleus d'azur, les vermillons, les pourpres, et les ors. A la Sainte-Chapelle, le rouge et le bleu, relevés de touches d'or, rivalisent avec les couleurs translucides des vitraux. 1 A. Michel. Ilisl. de l'art, t. II.


UNE SCÈNE DE PRÉDICATION ET LE GRAND PONT

Avec les métiers 'lui s'y exerçaient, d'après une miniature du commencement du XIVe siècle.

(Bibliothèque Nationale.)


Les nervures en or pur et les voûtes d'un bleu d'azur que les étoiles rendent plus lumineux, complètent l'harmonie de l'ensemble

La sculpture d'ornement ajoutait une nouvelle richesse à la décoration intérieure des églises. « L'ornementation florale de Notre-Dame de Paris, dit E. Lambin, apparaît comme le type de l'art sculptural de cette région. Tout est simple, grand, magistral dans la conception et dans l'exécution. C'est la réalisation du beau dans l'ornementation monumentale. »

Cette ornementation s'harmonise si bien avec la structure des édifices qu'elle paraît en être la végétation naturelle.

A côté des fleurs et des plantes de leurs jardins et de leurs prairies les Parisiens pouvaient contempler une série de beaux bas-reliefs représentant le cercle des travaux agricoles de l'année, sorte de grands calendriers, qui sont comme les Géorgiques de la vieille France, et dont il ne reste que quelques débris2.

La cathédrale est une véritable encyclopédie, où le fidèle trouve représentées toutes les beautés de la religion et de la nature, et oit il peut s'instruire des vérités dogmatiques et morales qu'il doit connaître.

1 A. Michel. Ilist. de l'art, t. II.

2 Flore des grandes cathédrales.


Tels étaient les monuments que les architectes du xIIe et du xIIIe siècle avaient su créer pour servir de demeure à Dieu et à son peuple. Ils étaient admirablement appropriés à leur sublime destination. De vastes espaces, des nefs larges et profondes s'ouvraient devant la foule chrétienne. Au-dessus de leur tête, à une hauteur prodigieuse, les voûtes de ces nefs étaient suspendues par un merveilleux système d'équilibre. Des faisceaux de colonnes jaillissaient du sol vers ces voûtes et allaient se perdre dans la lumière des hauts vitraux. La prière montait avec elles, jaillissant des cœurs exaltés par tant de grandeurs et de splendeurs. On oubliait la terre et ses misères en face de ces spectacles qui donnaient un avantgoût du ciel.

Notre-Dame et la Sainte-Chapelle étaient les principaux, mais non pas les seuls chefs-d'œuvre que l'architecture religieuse offrait aux Parisiens. Sans parler des nombreuses églises paroissiales, les grandes abbayes dressaient autour de la ville leurs majestueuses constructions. Aux xie, xIIe etxIIIe siècles l'architecture monastique éleva des monuments dont le mérite artistique a été reconnu par les meilleurs critiques. « Les Bénédictins, dit Viollet-le-Duc, habituaient les yeux aux belles et bonnes choses. Leurs constructions étaient durables, bien appropriées


au besoin et gracieuses cependant et, loin de leur donner un aspect repoussant, ou de les surcharger d'ornements et de décorations menleuses, ils faisaient en sorte que leurs écoles, leurs couvents, leurs églises laissassent des souvenirs d'art qui devaient fructifier dans l'esprit des populations. Les Clunistes avaient formé une école d'artistes et d'artisans très avancés dans l'étude de la construction et des combinaisons architectoniques, des sculpteurs habiles dont les œuvres sont empreintes d'un style remarquable. C'est quelque chose de grand, d'élevé, de vrai, qui frappe vivement l'imagination.

C'est ce que nous pouvons constater encore en visitant au Conservatoire des Arts et Métiers l'ancien réfectoire du couvent de Saint-Martindes-Champs que le prieur de Cluny avait fait


v

L'ARCHITECTURE CIVILE

Bâti par saint Louis et achevé par Philippe-leBel, le Palais était le plus beau monument civil de Paris, qui n'avait encore pour hôtel de ville que la modeste Moison de la Marchandise et le Parloir aux bourgeois. Jean de Jeandun nous parle de « ce plendide palais, témoignage superbe de la magnificence royale, dont l'enceinte était assez vaste pour contenir un peuple innombrable ».

La grand'salle, qu'on attribue à Philippe-leBel, passait pour la plus vaste du royaume. Elle était partagée en deux galeries par des piliers centraux, sur chacun desquels était placée la statue d'un roi de France sculptée en bois Sur tous les points de la ville, l'architecture civile avait construit des hôtels et des maisons particulières qui prouvaient que tout l'art n'était pas concentré dans les églises. « Que de grands et beaux hôtels s'écrie Jean de Jeandun. Les uns sont ceux des rois, des comtes, des ducs, des chevaliers et des autres barons; les autres 1 A de Champeanx. Les monuments de Paris, p. 42.


appartiennent aux prélats tous sont nombreux, grands, bien bâtis, beaux et splendides, à tel point qu'à eux seuls et séparés des autres maisons, ils pourraient constituer une merveilleuse cité. »

Si, au temps de saint Louis, ces beaux hôtels n'étaient pas aussi multipliés qu'au xm° siècle, où vivait Jean de Jeandun, ils étaient déjà bien nombreux, et les demeures des grands, comme celles des riches bourgeois, ornaient les rues de leurs façades embellies par l'art.

Ces façades donnaient à ces rues une variété, un pittoresque que nos villes modernes ne connaissent plus. Au lieu de la longue perspective de hautes bâtisses qui semblent coulées dans le même moule, d'une ornementation presque toujours identique à elle-même, on avait sous les yeux une série de maisons offrant chacune une physionomie particulière, où le goût du propriétaire et le talent de l'artiste avaient marqué son empreinte originale.

« Chaque corps de logis, chaque pavillon, chaque escalier possédait son comble particulier soit en pyramide, soit en appentis, soit à deux pentes avec pignons. »

Au pittoresque des combles s'ajoutait celui des façades encorbellements fournissant matière à une riche ornementation sculpturale, jolies tou-


relies suspendues sur les carrefours à l'angle des maisons, pièces de charpente apparentes, sculptées ou peintes de couleurs tranchantes, enseignes de toutes formes et de toutes couleurs. Parlant de l'architecture gothique, qui atteignit au xiiie siècle son plus haut point de perfection, Viollet-le-Duc dit « C'est l'éternel honneur du moyen âge français d'avoir donné naissance à un art nouveau, puissant et gracieux, élégant et robuste, non importé du dehors, mais jaillissant du sol, manifestation de la race, expression de son idéal, résultat de ses qualités, satisfaction de ses besoins. Il puise dans son propre fonds, trouve dans son imagination un ensemble de principes dont il suit l'application'. Les dispositions, la construction, la décoration, la statique inaugurée par lui diffèrent complètement de ce qui s'était produit jusque-là. »

VI

LE MOBILIER

D'après Jean de Jeandun, dans les Louanges de l'aris, « les artisans manuels se pressent dans 1 Le génie créateur dans l'art, qui fait la gloire du moyen âge, manque à notre siècle. Nos meilleurs critiques le recon-


un voisinage si rapproché, et à tel nombre, que, en parcourant toutes les rues, on ne peut trouver deux maisons contiguës qui n'en soient plus ou moins peuplées. On trouve des imagiers très habiles, soit en sculpture, soit en peinture, soit en relief. Là vous verrez d'ingénieux constructeurs d'instruments de guerre, et même de tous les objets nécessaires aux cavaliers selles, freins, épées et boucliers, lances et javelots, cuirasses, bonnets de fer et casques. En outre, d'excellents ciseleurs de vases de métal d'or, d'argent, de cuivre, se trouvent sur le Grand Pont et en beaucoup d'autres endroits, et font naissent. « L'architecture, dit L. Vilet1, est un art qui reproduit trop fidèlement l'état des mœurs et de la société, pour que de notre époque elfacée et sans relief il puisse sortir une empreinte nettement caractérisée. Ce privilège n'appartient qu'aux siècles où tout un peuple semble soumis à une même croyance, animé d'une même pensée, agité par une même passion. C'est alors qu'on voit s'opérer les grandes révolutions dans l'art de bâtir. Mais le doute, le scepticisme, l'indifférence ne peuvent rien eugendrer. »

« Ce vieux et riche sang gaulois, dit Viollet-le-Duc, qui avait pu vers le xiii" siècle. couvrir le sol d'édifices de toute nature, originaux, logiques, francs, sans alliage, véritable enveloppe d'une nation pleine de qualités brillantes, ce sang limpide et pur s'est coagulé de nouveau. une imitation pâle d'un art mort s'est substituée à l'originalité native de notre pays.Nos monuments paraissent des corps dépourvue d'âmes, restes d'une civilisation effacée, langage incompréhensible même pour ceux qui l'emploient2. »

1 llÙt. de l'art, 2° série.

1 Entretien sur 1 architecture.


retentir les marteaux sur les enclumes en formant comme une cadence harmonieuse. Il y a encore les parchemineurs, les écrivains, les enlumineurs et les relieurs, qui travaillent avec ardeur à décorer les œuvres de la science dont ils sont les serviteurs. »

Les éloges de Jean de Jeandun n'ont rien d'exagéré. Les œuvres d'orfèvrerie, de menuiserie et de ferronnerie que le moyen âge nous a laissées nous donnent une haute idée des artisans de cette époque, qui étaient souvent de véritables artistes. Ceux de Paris se faisaient remarquer entre tous. Les objets de fabrique parisienne, ex opère parisiensi, avaient un prix spécial.

« L'industrie du moyen âge, dit G. Fagniez, était supérieure à l'industrie contemporaine par le sérieux, par la sincérité, par la perfection du travail. Ne fabriquant guère que pour la consommation locale, n'étant pas obligée de faire vite, en gros et à bon marché, elle était exempte du charlatanisme et de la nécessité de sacrifier la réalité à l'apparence. Elle n'employait guère que la main de l'homme, et ses produits échappaient à l'uniformité banale que présentent ceux de l'industrie moderne'. » Le travail intelligent et 1 G. Fagniez. L'industrie au XIIIe siècle.


personnel de l'ouvrier n'était pas encore remplacé par la machine, et les objets portant l'empreinte de son adresse et de son talent avaient un charme et un prix particulier.

Une grande unité se faisait remarquer dans l'ensemble des arts décoratifs. Les formes de l'architecture ogivale se retrouvaient partout; dans l'orfèvrerie en particulier, qui se fit frêle, délicate, élancée. Forêts de colonnettes, pignons aigus, tourelles, balustrades, flèches, créneaux, paraissaient dans le mobilier profane comme dans le mobilier religieux.

Le bon goût régnait dans la décoration et l'ameublement.

Dans notre siècle d'égalité menteuse, tout le monde vise au luxe, et comme peu sont assez riches pour payer le vrai luxe, les fabricants s'efforcent de le contrefaire. Le moyen âge ne connaissait pas cette triste contrefaçon. L'organisation des maîtrises ne permettait pas l'avilissement de la main-d'œuvre. « Les objets les plus ordinaires reproduisaient des types charmants qui, loin de fausser le goût du public, ne lui montraient que des formes d'art parfaites. L'art n'était pas relégué dans les académies il vivait dans la cité, circulait dans les ateliers des corporations appartenant à tous et procurant à tous des satisfactions élevées. »


(Viollet-le-Duc, Dictiotttcoire du mobilier, t. I.) Le mobilier et le costume s'harmonisaient très bien avec la riche décoration des appartements. L'ampleur majestueuse des vêtements, avec leurs lignes simples et naturelles, leurs vives couleurs, leur variété d'après les classes de la société, offrait un contraste complet avec notre costume masculin, si peu artistique, si monotone, si sombre.

Les vives couleurs, nous les trouvons surtout dans les chefs-d'œuvre des imagiers, des miniaturistes. « Que d'élégance, d'invention, de grâce, de fini dans les bordures des manuscrits On y voit des scarabées qui étincellent, des limaçon qui rampent, des lézards qui fuient sous l'herbe. Des insectes sans nombre fourmillent et se cachent parmi les fleurs et la frondaison qui festonnent l'écriture sacrée et profane. La nature entière est appelée à broder un cadre aux idées de l'homme ou à ses songes »

Jusqu'au milieu du règne de saint Louis, c'est la période hiératique de l'enluminure. Sur le velin des Missels, des Évangéliaires, des Livres d'Heures, les moines dessinent de merveilleuses lettrines, peignent en or, en argent, en vermillon, des portraits, des scènes pieuses, Ch. Blanc. Hist. des peintres. Introduction.


heureux de travailler ainsi à la gloire de Dieu et de ses saints.

Un contemporain de saint Louis, Étienne de Bourbon, nous raconte qu'un de ces pieux artistes avait pris l'habitude, toutes les fois qu'il avait à transcrire le nom de la sainte Vierge, de le peindre élégamment en trois couleurs différentes, en or, en vermillon et en jaune safran, et toutes les fois qu'il le rencontrait écrit quelque part, il le baisait avec dévotion. Un jour qu'il était tombé gravement malade, un de ses frères vit en songe la sainte Vierge descendre du ciel vers lui. Elle s'approcha de son lit et lui dit « Ne crains rien, mon fils, Lu vas te réjouir bientôt avec les habitants du ciel. Parce que tu as pris le soin d'honorer mon nom dans tes livres, le tien à son tour vient d'être écrit sur le livre de vie. Tu vivras avec moi dans le paradis'. »

Au xIIIe siècle, l'enluminure se sécularisa comme les autres arts. Des corporations de calligraphes et de miniaturistes se formèrent et devinrent très florissantes. La France ne connaissait pas de rivale dans cet art, et Paris surtout jouissait d'une renommée que Dante lui-même a constatée dans ses vers.

Anecdotes historiques tirées d'Ét. de Bourbon, p. 119.


VII

MUSIQUE

Au xIII° siècle, la musique était en retard sur les arts plastiques et décoratifs. Elle était cependant assez avancée pour procurer à nos pères de vives jouissances.

Pendant qu'ils promenaient leurs yeux émerveillés sur les trésors artistiques de leurs églises, ils avaient l'oreille charmée et l'âme profondément remuée par la voix puissante de l'orgue, par les mélodies graves et solennelles du plein chant, au service de la liturgie sacrée. Quels accents du ciel, qunelle merveilleuse alliance de la théologie et de la poésie dans les proses liturgiques, dans les hymnes d'Adam de Saint-Victor, de saint Thomas d'Aquin, dans le Dies iræ, le Stabat! « Aucun siècle, dit D. Guéranger, n'a surpassé le treizième dans l'art de rendre les passions de la liturgie avec les ressources en apparence si bornées du chant ecclésiastique. » Exécuté par des hommes bien pénétrés du sens des paroles sacrées et des sentiments qu'elles exprimaient, ce chant ne donnait-il pas des ailes à la prière, et ne faisait-il pas partager à tous les joies de la Nativité, les douleurs de la


Passion, les triomples de la Résurrection, etc. ? La piété de saint Louis ne négligeait pas ce secours, et il aimait à en faire profiter sa cour, non seulement dans la Sainte-Chapelle de Paris, mais encore sous la tente, dans ses expéditions. Guillaume de Nangis nous dit que, pendant sa première croisade, dans son pèlerinage à Nazareth, « il fit chanter la messe et solennellement vêpres et matines, à chant et à déchant, à orgue et à trèbes. »

Grâce à la notation de Gui d'Arezzo, substituée aux neumes, la musique avait fait de grands progrès au xin0 siècle. Avec le déchant (discantus), l'harmonie a commencé. Elle est incorrecte encore, mais dans ces sons simultanés, on trouve les éléments de l'art qui sera le contrepoint, et les principes de la musique rythmée des modernes.

Les musiciens connaissaient déjà les artifices de notre art du chant (vocalises, trilles, etc.), qu'on appelait florificationes vocis. Dans la mélodie, on pouvait déjà reconnaître le tour facile, juste, spirituel, qui nous est particulier. Ils coloraient leurs mélodies par les timbres variés des instruments 1.

Le goût de la musique était déjà très répandu. i H. Lavoix. La musique française.


Ce n'était pas seulement dans les églises et dans les représentations dramatiques que l'on entendait des chants et des instruments. Il y avait des concerts dans les maisons particulières, dans les châteaux surtout, qui attiraient les ménestrels. Il y avait même des puys de musique, organisés par les trouvères, et qui correspondaient à nos concours.

« Les chansons mondaines conservaient les tons mineurs et les rythmes lents des morceaux d'église, absolument comme la danse du temps garde l'allure grave et posée des cérémonies religieuses. Leur mélodie nous paraît triste, à nous qui avons introduit la pétulance dans la musique, et cependant elle réjouissait les auditeurs tout aussi vivement, plus vivement peutêtre que ne le font nos airs mouvementés et rapides »

La musique instrumentale comprenait un grand nombre d'instruments, hérités des Romains, apportés d'Orient par les Croisés, ou empruntés aux Arabes d'Espagne. Les miniatures, les sculptures et les textes du temps nous en donnent une connaissance assez exacte. Les statuaires et les peintres les représentent souvent, dans les mains des anges ou des saints. Comme instru1 Lecoy de la Marche. Le XIIIe siècle artistique, p. 4o4-


ments à cordes, nous y voyons la gigue, la rote, la gutiterne, la harpe, le psalténiort, qui servait à accompagner les psaumes. Le plus noble était la vièle. Les seigneurs avaient toujours auprès d'eux des viéleurs pour les faire danser, pour les accompagner dans les promenades et les fêtes. Au xme siècle, les trouvères se plaignent du goût exagéré du public pour les jongleurs, qui abandonnaient les instruments plus nobles et remplaçaient la chanson par le tambourinage. Instrument de guerre et de plaisir, le tambour était porté sous le bras par les musiciens, qui frappaient sur la peau sonore, avec un bâton garni d'une boule. Il y avait des tambours doubles ou timbales.

Sur la façade de la Maison des Musiciens, de Reims, nous voyons représenté un ménestrel jouant de la flûte et s'accompagnant d'un tambourin, maintenu sur l'épaule gauche au moyen d'une courroie, et qu'il fait résonner avec la tête.

Une autre statue représente un cornemuseur, avec sa cornemuse ou chevrette. Le bourdon ne s'y trouve pas encore.

Outre la flûte et la cornemuse, comme instruments à vent, on avait la busine, le cor, l'olifant, trompe des nobles et seigneurs, faite d'une dent d'éléphant et richement sculptée.


L'orgue à main, composé d'un coffre sur lequel sont plantés les tuyaux, d'un clavier et d'un soufflet, était fort prisé dans la vie civile, tandis que les grandes orgues pneumatiques étaient réservées pour les églises

VIII

LA POÉSIE

Le siècle de la scholastique fut aussi celui de la poésie. On ne compte pas moins de deux cents poètes dans le nord de la France, au XIIIe siècle. Le midi était encore plus riche. Mais on n'y trouve guère de chefs-d'œuvre. L'époque n'était pas favorable aux chefs-d'œuvre littéraires. L'enseignement n'y préparait guère. Négligeant les modèles de l'antiquité classique, n'ayant pour guide que de vagues instincts dans leurs œuvres improvisées, les poètes de cette époque devaient tomber et sont tombés, en effet, en général, dans bien des défauts. Il ne faut pas leur demander les habiletés de composition des littératures savantes, l'art de préparer un effet, les gradations, les fines nuances, les analyses subtiles d'une psychologie raflinée. Ils s'adres1 Viollet-le-Duc. Dictionnaire du mobilier, t. II.


saient à un public peu préoccupé des questions de forme, dont la culture littéraire était encore dans l'enfance, qui ne demandait qu'à être amusé ou ému par la vive et sincère expression de ses croyances, de ses passions, de ses sentiments. C'était, pour la France, la période de la jeunesse, de l'imagination, de l'enthousiasme, de la foi vive, de la chevalerie. L'âme naïve, croyante, généreuse de nos pères, était toujours prête à vibrer aux accents des poètes.

Au XIIIe siècle, une nouvelle chevalerie avait succédé à la rude chevalerie des siècles précédents, et on avait vu se former une haute société, polie, courtoise, amie du luxe, des fêtes, de la galanterie. A cette société, il fallait une poésie qui lui ressemblât, en harmonie avec ses goûts, la douceur de ses mœurs, l'élégance de sa vie. De là, les romans de la Table-Ronde et des oeuvres lyriques où la recherche de la grâce et les formes courtoises se sont substituées à la rude et forte inspiration de la poésie primitive. Dans la poésie légère on trouve des pièces qui pourraient être citées comme des modèles du genre, celles de Thibaut de Champagne, par exemple, qui « malgré la vétusté du langage, sont déjà d'un français achevé par la netteté du tour et la délicatesse élégante du sentiment ». Quelquefois même on trouve beaucoup d'art et


de goût dans les combinaisons de la versification, le croisement des rimes, le mélange et l'assortiment des différentes mesures de vers'. La critique littéraire doit signaler les imperfections et les défauts de style et de composition qui, dans les œuvres poétiques de ce temps, blessent notre délicatesse et notre goût. Mais ne doit-elle pas se montrer indulgente pour les auteurs ? Tout ce qui commence est imparfait. La littérature était encore dans l'enfance. Si, de la jeunesse et de l'enfance elle avait l'inexpérience, la gaucherie, les ignorances, le manque de culture, n'en avait-elle pas aussi la naïveté, la sincérité, la spontanéité, les libres et franches allures, que ne connaissent pas les littératures vieillies et raffinées?

« En sortant des harmonies savantes de nos grandes œuvres littéraires, il nous semble entendre le bégaiement de l'enfance. Mais, surmontons cette première impression, et nous reconnaîtrons que cet enfant, robuste et sain, plein de vigueur, de bonté, de courage, parle aussi la grande langue française. Elle aura plus tard des accents plus souples, plus nuancés, plus délicats, et n'en aura jamais de plus pleins et de plus justes 2. »

1 Aubertin. Hist. de la littér. du moyen âge, t. I, p. 211. 2 Gaston Paris. La poésie au moyen ûbe.


Les principaux poètes de cette époque, parmi lesquels on comptait un certain nombre de seigneurs, se rattachent à deux groupes celui du Nord, qui avait pour centre Arras, avec Adam de la Halle, dont la poésie courtoise est d'un art si raffiné, et Jean Bodel, qui accompagna saint Louis à sa première croisade celui de Cham- pabne, illustré par son comte Thibaut IV, Colin Muset, le ménestrel vagabond, et peut-être par Rutebeuf, dont le lieu de naissance est incertain, le poète le plus remarquable de son temps, plein de verve, d'entrain et d'esprit, précurseur de Villon et de Marot. Il vécut à Paris en vrai bohème « compagnon à Job », chantant sa pauvreté, ses malheurs domestiques, se plaignant d'être abandonné de ses amis

Ce sont amis que vent emporte,

Et il ventait devant sa porte.

Rien de plus varié que ses poésies par leur mètre et leurs sujets dits, disputes, batailles, pièces lyriques, allégoriques, dramatiques, satiriques. Ces dernières dominent, et ne durent pas le recommander à saint Louis, à qui il s'adressait dans sa détresse

Pour Dieu vous prie, franc roi de France

Que me donniez quelque chevance.


Vous ferez grande charité.

Sire, je vous fais à savoir,

Je n'ai de quoi du pain avoir.

A Paris suis entre tous biens,

N'est aucun d'eux qui soit à moi.

Avec les œuvres poétiques de Rutebeuf, pour charmer Leurs loisirs, les bourgeois parisiens avaient le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris, poème allégorique dans le goût du temps, le poème du Renard, si populaire au moyen âge, où les hommes sont mis en scène sous le nom d'animaux des Castoiements, sortes de manuels moraux en vers, le Castoiement des Dames, de Robert de Blois entre autres, les Fables de Marie de France, etc.

La première partie du Roman de la Rose, composée au XIIIe siècle, par Guillaume de Lorris, est une sorte d'épopée psychologique, ou l'auteur chante l'amour courtois, l'amour platonique et chevaleresque, sous des formes allégoriques, dans le goût de l'époque. Adressé à la société aristocratique, ce poème est écrit avec grâce, élégance et sobriété, et renferme des pages citées parmi les plus belles de notre ancienne poésie. Au point de vue de la morale, sans être irréprochablc, il est loin de mériter les mêmes reproches que la seconde partie, composée par Jean de Meung, au siècle suivant.


Marie de France, ainsi nommée parce qu'elle était Française et écrivait en Angleterre (sous Henri III), a laissé des Lais et un recueil de fables imitées d'Ésope. On y trouve de la grâce et de la naïveté, et elles étaient goûtées au moyen âge. Aujourd'hui, celles de La Fontaine les ont fait oublier.

En dehors des fables, qui se proposaient un but moral, il y avait les Contes d'aninaaux, qui n'avaient pour but que d'amuser et de faire rire. Le plus célèbre et le plus populaire fut le Roman du Retard, collection de récits d'origine et d'époques diverses, commencés au XIIe siècle et qui s'enrichit de branches nouvelles dans les siècles suivants.

C'est une sorte d'épopée animale dont les héros principaux sont le goupil (nom du renard au moyen âge) et le loup, désignés par les noms propres de Renard et d'Isengrin. L'esprit satirique des bourgeois s'y donna carrière contre les grands. C'est le triomphe de l'habileté, de la ruse, de la fourberie du faible, représenté par le Renard, sur le fort, représenté par le loup et l'ours.

« Les meilleures branches de Renard se distinguent par de fort agréables qualités le style en est naturel et aisé, les peintures sont fines et vraies c'est une parodie aimable de la société


humaine et de l'épopée sérieuse. Mais tout ne tarde pas à se gâter et à s'alourdir la grossièreté des pires tableaux s'introduit dans les récits, ou bien ils servent de véhicule à une satire âpre et excessive. Dans les branches les plus anciennes on trouve, dans la façon dont les animaux sont mis en scène, la fraîcheur et la malice enfantines de l'observation populaire encore proche de la nature dans les suivantes, l'assimilation de la prétendue société animale à la société féodale est discrète et amène la gaieté; mais plus tard, le déguisement des hommes sous des noms de bêtes et d'oiseaux, n'est plus que ridicule, ou donne lieu aux incohérences les plus choquantes 1. »

Gaston Paris. La litfér. fr. au moyen âge, Ire édit., p. 122.


LIVRE III

ÉTAT RELIGIEUX



CHAPITRE PREMIER

PAROISSES. CLERGÉ SÉCULIER

Dans le Paris de saint Louis, on voyait peu de monuments civils, point de théâtres ou autres lieux de réunions mondaines, mais beaucoup d'églises. Les paroisses étaient très multipliées. Dans un temps ou à peu près tous les habitants fréquentaient l'église et s'approchaient des sacrements, des paroisses de soixante ou quatre-vingt mille habitants eussent été impossibles. Elles ne comptaient en moyenne que quatre ou cinq mille fidèles.

Dans la Cité, nous ne trouvons pas moins de douze paroisses. D'abord Notre-Dame, l'église nlère, flanquée de plusieurs petites églises qui se serraient autour d'elle, comme pour s'abriter sous ses ailes Saint-Jean-le-Rond, qui lui servait de baptistère, Saint-Christophe, Saint-Denisdu-Pas.

Les Parisiens avaient une dévotion particulière à leurs saints. Il y avait dans la Cité une autre église dédiée à saint Denis, l'église paroissiale de Saint-Denis-la-Chartre, l'église de Saint-Lan-


dry (évêque de Paris), Sainte-Geneviève-desArdents, appelée aussi la Petite pour la distinguer de la grande abbaye de la rive gauche, SaintGermain-le-Vieux.

Le Paris de la rive droite était partagé en quatorze paroisses Saint-Germain-l'Auxerrois, d'où dépendait le Louvre, et dont les chanoines exerçaient la haute justice sur un grand nombre de rues, Saint-Eustache, Saint-Sauveur, le SaintSacrement, Sainte-Opportune, Saint-Leu et SaintGilles, Saint-Josse, Saint-Laurent, Saint-Nicolasdes-Champs, Saint-Merry, une des paroisses les plus importantes de Paris, Saint-Jacques-de-laBoucherie, Saint-Gervais, Saint-Jean-en-Grève, Saint-Paul'.

Sur la rive gauche, nous trouvons sept paroisses Saint-Séverin, Saint-André-des-Arts, Saint-Come et Saint-Damien, Saint-Benoit, SaintHilaire, Saint-Nicolas-du-Chardonnet et SainteGeneviève la Grande.

En dehors de l'enceinte de Philippe-Auguste, soit sur la rive droite, soit sur la rive gauche, on comptait encore huit autres paroisses SaintIlonoré, Saint-Sulpice, Saint-Médard, NotreDame-des-Champs, Saint-Hippolyte, Saint-Marcel, Saint-Pierre, Saint-Martin.

1 De Ménorcal. IIist. de Paris, t. I.


Le clergé chargé d'administer ces paroisses, qu'était-il ? S'il fallait le juger d'après les poésies satiriques de l'époque, il aurait été peu édifiant. Dans l'Ave Maria de Rutebeuf nous lisons

C'est vérité que je vous conte,

Chanoines, clercs et rois et comtes

Sont trop avares.

N'ont souci de sauver leurs âmes,

Mais leur corps baigner et laver

Et bien nourrir.

Bref tous clercs, hors les écoliers

Veulent avarice embrasser.

Au temps de saint Louis, une partie du clergé pouvait encore donner prise à la critique. Mais, si les abus et les désordres des temps précédents n'avaient pas entièrement disparu, ils se corrigeaient peu à peu, grâce au zèle réformateur des papes et des conciles, aux prédications et aux exemples des nouveaux ordres mendiants, aux évêques de grand mérite que le roi avait soin de choisir. Un certain nombre sortaient des rangs de l'ordre de saint François et de saint Dominique, et leur vie exemplaire contrastait avec le luxe et les maeurs féodales dui déshonoraient une partie de l'épiscopat.

Les Parisiens eurent le bonheur d'être gouvernés par de bons évoques. Sous Philippe-Auguste, ils avaient eu Maurice de Sully, dont un contem-


porain dit « Maurice de Paris, vase d'abondance, olivier fertile dans la maison du Seigneur, fleurit parmi les autres évêques des Gaules. Sans parler des qualités intimes que Dieu seul connaît, il brilla en dehors par son savoir, sa prédication, ses larges aumônes et ses bonnes œuvres. »

Sous saint Louis, de 1228 à 1249 le siège épiscopal de Paris fut occupé par Guillaume d'Auvergne, un des plus remarquables docteurs de l'Université, ami et conseiller du saint roi. A l'exemple de Maurice de Sully, il se rapprocha de l'idéal que Jacques de Vitry proposait aux prélats « Être l'avocat des pauvres, le tuteur des orphelins, le bâton des vieillards, la verge des puissants, le vengeur des crimes s'entourer de familiers honorables et de coopérateurs ne cherchant pas leur intérêt, mais celui de JésusChrist ».

Les prédicateurs de ce temps, avec une vigueur toute apostolique, attaquaient le mal partout où ils le trouvaient, dans les prélats et dans le clergé, aussi bien que dans les fidèles. Certains historiens ont cru pouvoir se servir de ces sermons, ainsi que des règlements des conciles et des synodes, pour composer leur réquisitoire contre le clergé de cette époque. Mais ils ont tort de ne s'appuyer que sur des documents qui


ne présentent que le mauvais côté de la société. Les prédicateurs tonnent contre les vices et les désordres, alors même qu'ils ne sont qu'à l'état d'exception, et se taisent sur les vertus qui sont pratiquées par le plus grand nombre. L'âpreté des critiques de la chaire était ellemême une preuve du prix qu'on attachait à la vertu et des elrorts qu'on faisait pour y arriver. Par leurs prédications et par les exemples de leur vie si pauvre et si édifiante, les fils de saint François et de saint Dominique exercèrent la plus heureuse influence sur le clergé séculier, qu'une sainte émulation poussa à imiter leurs vertus et l'on vit même un grand nombre de prêtres quitter leurs paroisses pour embrasser leur règle.


CHAPITRE II

LES ORDRES RELIGIEUX

Joinville nous dit que, « ainsi que l'écrivain qui fait son livre, et qui l'enlumine d'or et d'azur, le dit roi enlumina son royaume de belles abbaye qu'il y fit, et de la grande quantité d'Hôtels- Dieu, et de couvents de Prêcheurs, de Cordeliers et d'autres ordres religieux. Ainsi le bon roi environna de gens de religion la ville de Paris. C'est qu'en effet ces gens de religion par leurs prières attiraient les bénédictions du ciel sur le roi et sur le royaume. « Quand aucune grande besogne venait au saint roi au temps du parlement, il envoyait ses messagers aux couvents des religieux, et leur priait qu'ils suppliassent Notre-Seigneur en leurs maisons que notre Sire lui donnât de faire la chose qui meilleure serait, et qui plus tournerait à l'honneur de Dieu, et que notre Sire lui donnât conseil.

« Chascun an, il envoyait dévotes lettres au Chapitre général qui est l'ait à Citeaux d'an en an, es quelles lettres il se recommandait au dit chapitre et à leurs oraisons; et ils lui renvoyaient


leurs lettres que par tout l'ordre ils feraient dire trois rnesses de chascun moine en l'an une du Saint-Esprit, l'autre de la Croix, et la tierce de Notre-Dame, pour lui.

« Quand le benoît roi dut aller outre-mer, à la dernière fois qu'il y alla, il visita les maisons des religions de Paris. Et donques es maisons des Frères Prêcheurs de Paris, et des Frères Mineurs, et d'aucuns autres religieux, il se mit à genoux devant les Frères assemblés et leur requit humblement et dévotement qu'ils priassent Dieu pour lui. Et lors il s'en alla à la maison de SaintLadre (Lazare) de Paris et s'agenouilla devant les meseaux (lépreux) assemblés, et leur requit humblement et dévotement qu'ils priassent NotreSeigneur pour lui. Et ces choses devant dites turent faites, présente sa maisnée, chevaliers et autres 1. »

En dehors de ces grandes circonstances, saint Louis faisait aux maisons religieuses de Paris de fréquentes visites, dans lesquelles il donnait encore plus d'édification qu'il n'en recevait, et que le Confesseur de la Reine nous raconte avec tant de charmante simplicité

« Le benoit roi, qui demeurait en ce temps en son manoir d'Anières, qui est assez près de 1 Confesseur de la reine Marguerite.


l'Abbaye de Royaumont, venait souvent à cette abbaye ouïr la messe et l'autre service, et pour visiter le lieu. Et comme les moines sortaient, selon la coutume de leur Ordre de Citeaux, après heure de tierce, au labour et à porter les pierres et le mortier au lieu où l'on fesait le dit mur, le benoit roi prenait la civière et la portait chargée de pierres, et allait devant, et un moine portait derrière. Et ainsi fit le benoit roi par plusieurs fois, au temps devant dit. Et ainsi en ce temps le benoit roi faisait porter la civière par ses frères Monseigneur Robert, et Monseigneur Alphonse, etMonseigneur Charles, et il y avait avec chacun d'eux un des moines dessus dits, à porter la civière d'une part. Et ce même faisait faire le saint roi par autres chevaliers de sa compagnie. « Et pour ce que ses frères voulaient quelquefois parler, et crier, et jouer, le benoit roi leur disait « Les moines tiennent maintenant silence, « et aussi le devons-nous tenir o. Et comme les frères du benoit roi chargeaient moult leur civière, et se voulaient reposer en la mi-voie avant qu'ils vinssent au mur, il leur disait « Les moines ne se reposent pas, nous ne nous devons « pas reposer ».

« Le benoit roi venait souvent l'abbaye de Royaumont et souvent, mêmement ès jours de vendredi et de samedi, il mangeait là, au réfec-


toire, à la table de l'Abbé, et l'Abbé seyait à côté de lui. Et toujours, quand il mangeait là il faisait pitance au couvent de pain et de vin et de deux paires de mets de poisson. Et il y avait en ce temps cent moines au couvent de ce lieu, ou environ, hors les convers qui étaient quarante ou environ. Et ès autres jours, quand le roi ne mangeait pas au réfectoire, il y entrait souvent, et accoutumérnent, et les moines séant à table, le benoît roi administrait avec les moines ordonnés à servir, et venait à la fenêtre de la cuisine, et prenait là les écuelles pleines de viandes, et les portait et les mettait devant les moines séants à table et parce qu'il y avait planté (abondance) de moines et peu de serviteurs, il portait longuement et rapportait ces écuelles, jusques à tant que l'on avait servi le dit couvent de tout. Et pource que les écuelles étaient trop chaudes, il enveloppait aucunes fois ses mains de sa chape et il répandait aucunes fois la viande sur sa chape, et l'Abbé lui disait adoncques que il honnissait sa chape. Et le benoit roi répondait « Ne me chaut; j'ai autre n.

« Et lui-même allait par les tables, et versait le vin ès hanaps des moines aucunes fois. Et aucunes fois il essayait de ce vin ù ces hanaps, et louait le vin quand il était bon, et s'il était


aigre, ou qu'il sentit le fut, il commandait que l'on apportât bon vin.

« Chaque fois qu'il venait à ladite Abbaye, il entrait lui-même à l'infirmerie de l'Abbaye, et voyait les Frères malades, et demandait à chacun de quelle maladie il était malade, et touchait à aucuns le pouls, et à aucuns les tempes, même quand ils suaient, et appelait ses physiciens (médecins) qui étaient avec lui, et leur donnaient conseil comment ils se devaient gouverner en leur maladie. Et disait souvent le benoît roi « Notre électuaire tel ou nos choses telles « seraient bonnes à ce malade » et il leur commandait, et leur faisait administrer de sa cuisine et de ses autres offices ce qui leur convenait. « Et en l'abbaye de Royaumont il y avait un moine qui avait nom Frère Légier, et était diacre en l'Ordre il était mésel (lépreux) et était en une maison séparée des autres il était si dégoûtant et si abominable que, pour la grande maladie, ses yeux étaient si dégâtés qu'il ne voyait goutte, et avait perdu le nez.

« Et Jonques, comme le roi fut venu, un jour de dimanche, entour la fête de saint Hémi, à la dite abbaye, et eut ouï là plusieurs messes, comme il avait accoutumé, et était avec lui le le comte de Flandre et plusieurs autres gentilshommes et, quand les messes furent dites, il


sortit de l'église et alla vers l'infirmerie, il la maison ou le moine demeurait ainsi mésel. Et quand il y voulut aller, il commanda à un de ses huissiers qu'il fit retirer en arrière ceux qui étaient avec lui, et ainsi il prit l'abbé de Royaumont, et lui dit qu'il voulait aller au lieu où le dit mésel demeurait, que il l'avait autrefois vu et le voulaitvisiter. Et après, l'Abbé alla devant, et le benoit roi alla après, et entra au lieu où le malade était, et ils le trouvèrent mangeant à une table assez courte, et il mangeait chair de porc car ainsi est la coutume des mésiaux (lépreux) en l'abbaye qu'ils mangent chair. Et le'. saint roi salua ce malade, et lui demanda comment il lui était, et s'agenouilla devant lui. Et lors il commença à trancher à genoux, et trancha devant lui la chair, d'un coutel qu'il trouva à la table du dit malade. Et comme il eut tranché la chair par morceaux, il mettait ces morceaux en la bouche du malade. Et le benoit roi demanda au malade s'il voulait manger des gélines (poules) et des perdrix. Et il dit « oïl ». Lors le saint roi fit appeler un de ses huissiers, et lui commanda qu'il fit apporter des gélines et des perdrix de sa cuisine. Et après le saint roi demanda au mésel lequel il voudrait mieux manger ou des gélines ou des perdrix, et il répondit «des perdrix ». Et le benoit roi lui demanda


à quelle saveur, et il répondit qu'il les voulait manger au sel. Et lors il lui trancha les ailes d'une perdrix, et salait les morceaux et puis les mettait en la bouche du malade.

« Et après le benoit roi demanda au malade s'il voulait boire. Et il dit: « oïl». Et il lui dit quel vin il avait. Et le malade répondit bon. Et lors le roi prit le hanap et le pot de vin qui étaient à la table, et mit le vin au hanap, et puis lui mit le hanap à la bouche et l'abreuva.

«Etquand ce fut fait, le benoitroi pria le malade qu'il priât Notre-Seigneur pour lui, et ainsi sortirent le benoit roi et l'Abbé 1. »

Non content de visiter les religieux, saint Louis les attirait à sa cour, aimant à s'édifier de leur conversation et à s'éclairer de leurs conseils. Rutebeuf nous dit « que son oster (hôtel) semble un reclusage (monastère) ».

Le prophète Isaïe avait prédit des temps où des rois seraient les nourriciers de l'Eglise Erunt reges nutritii ejus. Saint Louis a réalisé à la lettre cette prophétie. On peut en lire les détails dans les naïfs et touchants récits du Confesseur de la reine Marguerite. « On croit, dit-il, que les maisons religieuses lui coûtèrent, toutes 1 Le Confesseur de l;i reine Marguerite, édit. Delaborde, p. 9i-96.


choses prisées qui ès dites maisons et ès saints lieux furent mises des biens du roi, tant pour la construction que pour les rentes qu'il leur donna, jusqu'à la somme de deux cent mille livres tournois et plus (une vingtaine de millions, valeur actuelle). Et aucunes lois il advint que aucuns de ses conseillers le reprenaient de si grandes dépenses. Et le henoit roi répondait « Taisez« vous, Dieu m'a donné ce que j'ai. Ce que je mets en cette manière, c'est le mieux mis. » Parmi les religieux, les préférés de saint Louis étaient les Franciscains et les Dominicains, à cause de leur ferveur.

« Il fonda la meson des Frères Mineurs de Paris. En 1234, la communauté de Saint-Germaindes-Prés leur donna un grand logis, à la recommandation de saint Louis, qui céda en récompense à l'Abbaye cent sous parisis de rente qu'elle faisait au roi Il les autorisa à prendre dans ses forêts le bois nécessaire pour la charpente de la grande église qu'ils dédièrent en 1262 sous le vocable de Sainte-Magdeleine.

Aux Dominicains, établis dans la rue SaintJacques depuis i22o, il lit faire un dortoir, « et toutes les fois qu'il venait à Paris il faisait donner grand argent aux Frères Mineurs, et aux Frères


Prescheurs, et à tous les autres religieux qui n'avaient possession 1 ».

Pour les Chartreux il fonda la maison de Vauvert, près de Paris. Eudes de Montreuil construisit leur église, et le petit cloître sur le portail duquel on voyait sculpté saint Louis présentant à la Vierge les cinq premiers Cliartreux. A l'intérieur de l'enceinte, sur les bords de la Seine, il établit une maison de Carmes pour les six religieux de cet ordre qu'il avait amenés de la Palestine.

Saint Louis dépensa cent mille livres pour la fondation d'une maison de Béguines près de la porte Barbeel. « Il y avait dans cette maison environ quatre cents filles qui y vivaient avec beaucoup de piété et de réputation, et le roi en entretenait la plupart, particulièrement celles qui étaient de naissance, mais pauvres, par les rentes viagères qu'il leur donnait 2. »

Il donna aussi des rentes aux Filles-Dieu. Au chevet de l'église de leur couvent se trouvait une croix devant laquelle les condamnés qu'on menait au pilori de Montfaucon s'arrêtaient pour recevoir des religieuses trois morceaux de pain et un coup de vin, avec des paroles de charité. 1 Confesseur de la Reine.

2 Tillemont. Hist. do saint Louis, t. Y, p. 3i3.


ÉGLISE DES CHARTREUX DE PARIS

Fondée par saint Louis

Bibliothéque Nationale, Cabinet des Estampes.


Aux Frères Augustins, qui étaient venus d'Italie, saint Louis fit faire un moustier hors de la porte Montmartre. Au XIVe siècle, ils allèrent s'établir sur le quai qui a pris le nom de Grands Artgustius.

En dehors des fondations de saint Louis, Paris comptait de nombreuses maisons religieuses. Dans la région appelée le Marais, la maison des Templiers se dressait comme une vaste forteresse, avec ses remparts crénelés, ses tours, son donjon plus haut que celui du Louvre.

Non loin de là, le Prieuré de Saint-Martin-desChamps, entouré de murs élevés, avait aussi l'aspect d'une place forte. Son magnifique réfectoire, converti aujourd'hui en bibliothèque de l'École des Arts et Métiers, est un des plus beaux chefs-d'œuvre d'architecture du temps de saint Louis. Il est attribué à Pierre de Montereau.

Sur la rive gauche, en dehors des remparts, les grandes Abbayes formaient comme une nouvelle enceinte

L'Abbaye de Saint-Victor, sur la Bièvre, avec sa belle église ou étaient enterrés les évêques de Paris, ses grands jardins, sa riche bibliothèque

L'Ahhaye de Sainte-Geneviève, dont les terres, en partie en dehors, en partie en dedans de


l'enceinte de Philippe-Auguste, se peuplèrent d'écoles et de collèges;

L'Abbaye de Saint-Antoine-des-Chanups, où vivaient de saintes religieuses sous la règle de Cluny

L'Ahbaye de Saint-Germain-des-Prés, dont la vaste enceinte renfermait plusieurs chapelles. Dans la chapelle de la Vierge, chef-d'œuvre de Pierre de Montereau, rivale de la Sainte-Chapelle, on voyait le tombeau du grand architecte. La juridiction spirituelle et temporelle de l'Abbé s'étendait sur une grande partie du Paris de la rive gauche.

Parmi les pieuses fondations de saint Louis, signalons encore l'Hôpital des Quinze-Vingts, dans le quartier Saint-Honoré:

«Libenoicz rois fist acheter une pièce de terre delez Saint-Ennouré, ou il fist fere une grant mansion por ce que les povres aveugles demorassent ilecques perpétuellement jusques à III cents, et ont tous les anz de la borse le Roy, pour potages et pour autres choses, rentes. En laquelle meson est une église qu'il fist fere à l'onneur de Saint Remi, pour ce que les diz aveugles aient ilecques le service Dieu. Et plusieurs fois avint que li benoicz rois vint au jour de la feste Saint-Remi, oii les diz aveugles fesaient chanter solempnellement l'office en


l'église, les aveugles présenz entour le saint rois et donna rente à l'église »

Dans ses Ordres de Paris, Rutebeuf ne traite Pas mieux les aveugles des Quinze-Vingts, l'ordre des non-voJant.s, que les religieux en général

Qui par la ville vont criant

Donez por Dieu du pain aux frères.

Plus en i a de XX manières.

De ces aveugles, que le roi a mis en un repaire

II ne sait pas bien pour quoi faire,

Parmi Paris en va trois paire.

Toutes jour nefinent de braire.

Il s'élève contre les moines noirs et blancs Qui maint pays et maint manoir

Ont, et mainte richesse assise,

Qui tous sont serfs de convoitise.

Les Franciscains et les Jacobins eux-mêmes, qui jouissaient de l'estime générale pour leur vertu et leur esprit de pauvreté, ne trouvaient pas grâce devant lui. Il ne pardonnait pas aux 1 Confesseur de la !teille.


Dominicains d'avoir lutté contre l'Université

« Quand Jacobins vindrent el monde

S'intrèrent chiès Humilité.

Lors estaient et net et monde

Et s'amaient Divinité.

Mais depuis fi Frère sont seignor

Des rois, des prélas et des contes..

Et de fiasses mesons ont fait si granz palais. »

Il trouve les Frères Mineurs et les Frères Prêcheurs trop puissants

Les Jacobins sont si prudhommes

Qu'ils ont Paris et qu'ils ont Rome.

Ils sont à la fois rois et papes

Et de biens ils ont grande somme.

De cette faveur dont les Frères Mineurs et les Frères Prêcheurs jouissaient auprès des papes et des rois, il faut chercher la cause dans la vertu de ces nouveaux ordres mendiants, qui conservaient encore leur première ferveur, tandis que les anciens ordres, devenus trop riches, étaient pour la plupart tombés dans un certain relâchement. Cette ferveur leur attirait l'estime, la confiance et aussi les dons des fidèles. Les prêtres séculiers se plaignaient que les dîmes étaient mal payées, parcc qu'on préférait rem-


plir les paniers des Frères Mendiants qui accaparaient aussi les confessions et la prédication. Le Franciscain Salimbene leur répondait « Soyez plus instruits et plus éloquents, et le peuple ne désertera pas chaires ».

Rutebeuf avait beau dire

Si un loup avait chape ronde

Bien ressemblerait-il à prêtre

Si Renard ceint une corde

Et revêt une cotte grise

N'en est pas sa vie plus pure

Rose est bien sur épine assise.

En les voyant à l'œuvre, le peuple ne doutait pas de la vertu qui se cachait sous la chape ronde des Dominicains et la cotte grise des Franciscains.

Les prédicateurs leur rendaient également justice Jacques de Vitry, après avoir énuméré les Sept branches du grand fleuve de l'ordre de saint Augustin, vante particulièrement la dernière, celle des Dominicains, dont il admire le désintéressement, la pauvreté sincère.

A l'encontre des poésies satiriques, où les mœurs des moines et des religieuses sont si souvent attaquées, nous avons le témoignage des prédicateurs tandis qu'ils mettent à nu sans ménagenuents les plaies morales du clergé sécu-


lier, « les fautes contre les mœurs tiennent une place presque nulle » dans les critiques qu'ils adressent aux moines et aux religieuses 1.

1 Lecoy de la ra Clzaire au moyen âge, 2e édit., P. 366.


CHAPITRE III

LA PRÉDICATION

Pour la réforme et la sanctification du clergé et des fidèles, l'Église avait un puissant moyen la prédication. Le XIIIe siècle en usa largement. « C'est véritablement le siècle de la prédication. Avant lui, on trouva plus de rhétorique, mais moins de fécondité après lui, si la quantité des productions augmente encore, la qualité diminue 1. »

Dans la seconde partie du siècle, la prédication était en grande partie le domaine des Frères Prêcheurs et des Mineurs. Sur 61 orateurs qui se firent entendre en i272 dans les principales églises de Paris, 3o étaient Dominicains. Guillaume d'Auvergne, évêque de Paris de 1228 à 1249, se montra bienveillant pour les religieux et leur accorda largement la permission de prêcher.

Parmi les plus célèbres Prêcheurs, nous cite1 Lecoy de la Marche. La Chaire française au moyen age,


rons Henri le Teutonique, maître en théologie, qui fut cher à saint Louis et l'accompagna à la croisade. « Avec quelle force, dit Thomas de Cantimpré, les exhortations et les conseils de cet homme agirent sur le clergé de la capitale, ainsi que sur le peuple et les clercs des autres lieux: c'est ce que nul ne saura imaginer »; Saint Thomas d'Aquin, dont les sermons, sans avoir la réputation de ses écrits théologiques, rappellent la Somme par la clarté des divisions, la solidité de la doctrine, le talent de l'exposition

Geoffroy de Beaulieu, historien de saint Louis, Jean de Saint-Gilles, Barthélemi de Tours, etc. L'ordre de saint François rivalisait de zèle apostolique avec celui de saint Dominique et fournissait aux chaires de Paris des prédicateurs de renom. Le plus célèbre fut saint Bonaventure, dont les sermons sont si pleins d'onction. Joinville nous apprend avec quelle verve et quel franc parler Hugues de Digne prêcha à la cour. Jean de Parme voyait en lui un autre saint Paul. Jean de Samois prêcha à la chapelle royale devant le roi pour la fête des Saintes Reliques. Faisant allusion à la construction de la Sainte-Chapelle « Béni soit, dit-il, celui qui nous a apporté de 1 Echard, l, 148.


LA SAINTE CHAPELLE


tels trésors, qui les a si honorablement logés, et qui continuera l'œuvre commencée »

Saint Louis recherchait avec empressement la compagnie des religieux de saint François, aimant à donner à son entourage l'enseignement et le spectacle de la pauvreté évangélique. Tout en subissant, comme ceux de l'ordre de saint Dominique, l'influence de la scolastique, ces prédicateurs avaient conservé une allure plus populaire et exerçaient plus d'action sur les masses que leurs contemporains.

L'ordre de Cîteaux, qui avait été le plus fécond en orateurs distingués au commencement du siècle, continuait à en fournir encore quelquesuns.

Le clergé séculier n'illustra pas moins la chaire chrétienne que le clergé régulier. Les chance"ers de Notre-Dame et la Sorbonne donnèrent à Paris des orateurs de renom.

Eudes de Châteauroux, d'abord chanoine et chancelier de Notre-Dame, puis cardinal, évêque de Tusculum, prêcha de nombreux sermons à Paris au temps de saint Louis. Eugène Tempier, évêque de Paris, dit de lui dans son éloge fUnèbre: « Je ne sais s'il laisse sur la terre son pareil. »

Jacques de Vitry fut, lui aussi, cardinal et 4Lle de Tusculum et mourut en 1240. D'après


Étienne de Bourbon, « sa parole remua la France, comme jamais, de mémoire d'homme, prédicateur ne l'avait remuée ».

Guillaume d'Auvergne, qui égayait la cour de saint Louis par ses saillies et la piquante originalité de son esprit, se faisait remarquer dans la chaire chrétienne par l'abondance des comparaisons et des métaphores, et la pittoresque énergie du langage.

Robert de Sorbon prêcha à Paris de nombreux sermons qui nous aident à connaître les mœurs du temps et surtout les écoles.

C'est en latin qu'on prêchait aux écoliers, aux clercs, tandis que le français était depuis longtemps employé dans les sermons adressés au peuple.

Bien multipliés étaient les sermons dans un temps ou, en dehors des dimanches, se célébraient tant de fêtes chômées. Mais les Parisiens d'alors ne se plaignaient pas qu'on les ruinât eu fêtes, et accouraient en foule au pied des chaires sacrées. Dès le matin, toutes les boutiques, tous les ateliers étaient fermés. Tout le monde se rendait aux oflices. Et ce n'était pas seulement dans les églises qu'on écoutait la parole de Dieu. Elle était prêchée à l'occasion de tous les actes importants de la vie sociale et privée, dans les parlements, sur les champs de ba-


taille, dans les tournois, dans les foires, aux noces et aux funérailles. Des générations si instruites de la religion, si souvent mises en présence de leurs devoirs et de leurs fins dernières, ne pouvaient être que des générations profondément chrétiennes.

Si grande était l'affluence des auditeurs, que souvent le prédicateur était obligé de prêcher en plein air. Du haut du scafaldus ou échafaud, large tribune mobile, il s'adressait aux multitudes qui encombraient les places et les toits des maisons.

Là les rangs et les sexes étaient mêlés et confondus. Mais, dans l'église, suivant l'usage traditionnel, les hommes et les femmes étaient séparés. D'après Viollet-le-Duc, l'auditoire aurait dû se tenir debout. Mais des textes prouvent qu'assis surdes chaises ou desbancs mobiles, ou sur les bancs de pierre dui subsistent encore le long des bas côtés et des chapelles, il pouvait écouter commodément « le preudome qui enseigne la voie de vérité ».

Bele gens, bêle douce gent, bele segaors et dames, dit le preudome, suivant les cas, en commençant, après avoir cité un texte de l'Évangile. La bêle et dozcce gent est familière dans l'église. Elle s'y sent comme chez elle, et prend même quelquefois la liberté d'interrompre le prédica-


teur par des questions et des objections, comme dans les homélies de l'Église primitive. Cette liberté d'interruption, qui n'avait pas, dans ces temps de foi vive, les inconvénients qu'elle aurait de nos jours, allait même jusqu'à faire entendre des protestations. Une dame, entendant le prédicateur dire que la femme de Pilate, par ses instances en faveur de Jésus-Christ, avait voulu mettre ohstacle au salut du genre humain, se leva brusquement et lui cria zzz plezzo sermonze de cesser de calomnier son sexe. (Lecoy de la Marche, Chaire française au moyen âge, p. 204.) Grande est la liberté de part et d'autre. Le prédicateur, de son côté, tonne sans ménagement contre les abus et les vices de toutes les classes, et donne à ces âmes droites et simples une forte éducation religieuse. Ce n'est pas la curiosité, le désir d'entendre un beau parleur caressant l'oreille et l'irnagination, mais l'esprit de foi, le besoin de nourrir l'âme de la parole de Dieu qui amène ses auditeurs au pied de sa chaire. Pour eux il n'a pas besoin de mitiger l'Évangile et de dissimuler sa robuste simplicité sous les vains ornements de la rhétorique. Il flagelle sans pitié les seigneurs pillards, luxurieux, fléaux du peuple, les gens de chicane, « corbeaux d'enfer, qui se font graisser la patte », les prévôts, les collecteurs de gabelles, « harpies et


minotaures » » acharnés sur le pauvre monde il fait l'examen public, la confession générale des marchands « qui ont une aune pour vendre, une autre pour acheter, mais le diable en a une troisième avec laquelle il leur aulnera les costes ». (Aubertin, Histoire clc la langue et de lzz littérature dtc moyen âge, t. II.) Les dames trouvaient dans les sermons un utile correctif aux flatteries que la chevalerie faisait profession de leur adresser. Quelquefois on se contentait de leur montrer leurs vices et leurs défauts dans ceux de dame Ève, leur mère, le type de la malice féminine. D'autres fois, leur vanité était attaquée directement et mise en relief avec une vigueur de pinceau qui étonnerait nos auditoires modernes. Gilles d'Orléans, chancelier de l'Université, trace le portrait d'une Parisienne en 1273.. « Ne la prendrait-on pas pour un chevalier se rendant à la Table-Ronde. Elle est si bien équipée de la tête aux pieds qu'elle respire tout entière le feu du démon.. Elle serre ses entrailles avec une ceinture de soie, d'or, d'argent, telle que Jésus-Christ ni sa Bienheureuse Mère, qui étaient pourtant de sang royal, n'en ont jamais Porté. Levez les yeux vers sa tête; c'est là que se voient les insignes de l'enfer. Ce sont des cornes, ce sont des cheveux morts, ce sont des figures du diable. Sainte Marie d'oit vient


qu'une créature semblable ose se revêtir d'une armure pareille pour combattre Dieu?. Elle a plus de queues que n'en a Satan lui-même, car Satan n'en a qu'une, et elle en a tout autour d'elle (ad circunl'erentiam). C'est à Paris surtout que règnent ces abus c'est là qu'on voit les femmes courant par la ville toutes décolletées, toutes « espoitrinées 1. »

Ce prédicateur, comme on le voit, ne manquait pas de verve. Le ton général de la prédication à cette époque était la simplicité, la franchise, une liberté de langagequi allait quelquefois jusqu'à la trivialité. On avait renoncé à la rhétorique du siècle précédent. Jacques de Vitry, Pierre de Limoges et les autres auteurs de traités de prédication blâment les fioritures du discours. « Il faut, dit Jacques de Vitry, parler un langage et parfois un idiome différents suivant que l'on s'adresse aux grands et aux petits. Il faut tantôt blâmer, tantôt complimenter, viser moins à la beauté des sermons qu'à l'édification des âmes, se mettre à la portée du vulgaire, et employer beaucoup de proverbes, de traits d'histoire, d'exemples. » Il veut « qu'à la science des Écritures, sans laquelle on ne peut rien faire, on joigne des exemples récréatifs et cependant édifiants ».


CHAPITRE IV

FOI ET PIÉTÉ DES PARISIENS

Les efforts des évêques et du clergé pour porter leurs ouailles à la pratique de la vertu et de la religion n'étaient pas alors contrecarrés par les influences contraires du gouvernement civil. De la cour il ne venait que d'admirables exemples de piété. « Qualis est rector civitatis, tales et inhabitantes in eâ », dit l'Ecclésiastique. Quel encouragement à la piété pour les Parisiens de le voir chaque jour « ouïr par grand dévotion » les heures canoniales chantées solennellement par ses chapelains faire chanter chaque lundi la messe des Anges, chaque mardi celle de la benoite vierge Marie, chaquejeudi, la messe du Saint-Esprit, chaque vendredi la messe de la Croix, chaque samedi encore la messe de Notre-Dame au temps du Carême, ouïr trois Cesses par jour, et aux fêtes solennelles de Dieu et de Notre-Dame, faire le service si solennellement et si par loisir, que presque tous les autres s'ennuyaient par la longueur de l'office A la chapelle il était toujours debout sur ses


pieds, ou agenouillé à terre sur le pavé, sans avoir sous lui nul coussin, mais tout seulement un tapis.

Il ouïssait très volontiers et très souvent la parole de Dieu, chaque dimanche et à toutes les fêtes, et moult de fois les autres jours, quand il pouvait avoir religieux ou autres qui sussent proposer la parole de Dieu.

« Tous les ans il était accommunié à tout le moins six fois c'est à savoir, a Pâques, à la Pentecôte, à l'Assomption, à la Toussaint, à Noël, et à la Purification Notre-Dame et allait recevoir son Sauveur par très grand dévotion. Et puis qu'il était entré dans le chœur de l'église, il n'allait pas sur ses pieds jusqu'à l'autel, mais il y allait à genoux, et disant son Confiteor par soi-même, à moult de soupirs et de gémissements i »

On pourrait s'étonner que le saint roi ne communiât plus souvent. Mais Geoffroy de Beaulieu, son confesseur, donne à entendre que, outre ces six communions solennelles, il faisait des communions de dévotion 2.

Saint Louis croyait qu'il était de son devoir, non seulement de donner à ses sujets de bons 1 Confesseur de la Reine.

2 P. Cros. Vie intime de saint Louis, p. 81.


exemples, mais encore d'user de son autorité pour leur conserver le trésor de la foi, et éloigner les dangers qui pouvaient la menacer.

Nous lisons dans Guillaume de Nangis (édit. Guizot, p. 141) « Depuis que Notrc-Seigneur Jésus-Christ voulut que le royaume de France fut illustré plus particulièrement que les autres par la foi, la sapience et la chevalerie, les rois de France eurent coutume de porter sur leurs armes et leurs bannières une fleur de lis peinte à trois feuilles. Les deux feuilles pareilles, qui signifient la sapience et la chevalerie, gardent et défendent la troisième feuille qui signifie la foi, qui est placée au milieu des deux autres. Tant que, dans le royaume de France, ces trois feuilles seront unies ensemble en paix, vigueur et bon ordre, le royaume subsistera mais si on les sépare, ou si on les arrache du royaume, le royaume divisé sera désolé et tombera. »

Au temps de saint Louis, la sczpieiece, représentée par l'Église, gardienne vigilante de la science sacrée et profane, et la chevalerie, représentée par le Roi, sergent du Christ, s'unissaient pour protéger la foi. « Et pour cette protestation de maintenir la foy de Jésus-Christ, la coustume était telle en France que les cheva-


liers oyant la messe tenaient leur espée nue en pal tandis qu'on disoit l'Évangile »

Le pouvoir civil mettait son épée au service de l'Église pour défendre la foi des fidèles contre tout ce qui pouvait l'attaquer, et les laïques ne se montraient pas plus partisans de la tolérance que les docteurs ecclésiastiques. Après avoir dit que « li enfant ne sont pas bons qui desobeissent à leur mère, et Sainte Église est notre mère espirituelment », le plus grand légiste du temps, Philippe de Beaumanoir, ajoute que « l'espée temporelle doit tous jours estre appareillée pour garder et défendre Sainte Église toutes les fois que mestier (besoin) en est ». « S'il est denoncié au baillif qu'aucuns face anui (ennui) a Sainte Église, si comme s'il ne se vuelent tere en l'église, ainçois (mais) parolent si que li services en puct estre empeschiés, ou s'il sont escommenié et il veulent entrer au moustier maugré le prestre, ou s'il font aucun vilain péchié en lieu saint, si tost comme il est denoncié au baillif par gens créables, il le doit prendre et emprisonner de son oflice tant qu'il se soit acordé a Sainte Église du meslet; car Sainte Église si doit estre gardée des rnaufeteurs par l'espec temporel. Car poi (peu) serait doutée 1 Favyn. Le tltéütre d'honneur et de chevalerie.


(crainte) l'espec cspirituel des mauves s'il ne cuidoient (pensaient) que l'espee temporel s'en mellast. »

Saint Louis était toujours prêt à donner à l'Église le concours du bras séculier. Voici en particulier ce qui se passa à l'occasion du Talmud qu'un Juif converti avait dénoncé au pape Grégoire IX. En 1239, le Souverain Pontife adressa des lettres à tous les archevêques et évêques des royaumes occidentaux, ordonnant que le premier samedi du carême de 1240, à l'heure ou l'on était réuni dans les synagogues, les autorités ecclésiastiques, aidées au besoin du pouvoir séculier, missent la main sur tous les livres juifs de leur circonscription, et les portassent au plus proche couvent de Franciscains ou de Frères Prêcheurs.

Saint Louis fit saisir les livres juifs dans toute l'étendue du royaume. L'archevêque de Sens, l'évêque de Senlis, le Chancelier de Paris, le Frère Prêcheur Geoffroy de Blèves et Guillaume d'Auvergne furent désignés pour examiner et juger le Talmud. Ces livres furent trouvés remplis d'erreurs et condamnés.

« L'exécution eut lieu à Paris, en présence du prévôt, des écoliers de l'Université, du clergé et du peuple attiré par la nouveauté de ce spectacle. Des couvents des Frères Prêcheurs et


Mineurs, oit l'on avait déposé les livres juifs, jusqu'au lieu de l'exécution, ce fut pendant deux jours un va-et-vient continuel. Les tombereaux remplis de manuscrits traversaient les rues encombrées par la foule, et se déchargeaient sur la Grève ou dans le Champeau. La flamme faisait son office, et, le soir, il ne restait plus que quelques cendres des vélins que les synagogues avaient longtemps conservés comme leur précieux trésor. C'est ainsi que saint Louis, Blanche de Castille, Guillaume d'Auvergne, l'Université et le clergé de Paris admettent sans restriction la suprématie spirituelle du SaintSiège. Ils reconnaissent au chef de l'Église le droit de faire la police du monde chrétien, et s'empressent, à son appel, d'exercer des poursuites, de prononcer un jugement contre un livre suspect. Au pied du bûcher oit s'entassaient les manuscrits des rabbins, le Prévôt de Paris, représentant du pouvoir royal, tient la foule en respect'. »

Le livre de Guillaume de Saint-Amour De periculis rcovisstmorum temporum, violente diatribe contre les ordres religieux, ne trouva pas plus de tolérance que le Talmud, Le papeAlexandre IV le condamna comme injuste et exécrable et le 1 Noël de Valois. Guillaume d'Auvergne, p. 135.


fit brûleur solennellement dans la cathédrale d'Anagni. L'auteur ayant refusé de se soumettre, se vit interdire l'enseignement et la prédication, et le roi le bannit de la France.

L'Eglise et le pouvoir civil veillaient de concert pour empêcher la publication et le colportage des écrits hostiles à la religion. Les livres ne pouvaient être loués ou vendus par les libraires sans l'examen préalable de l'autorité ecclésiastique 1.

L'enseignement à tous les degrés était également placé sous son contrôle. Personne ne pouvait enseigner dans l'Université, sans la licence du Chancelier ou de l'IlJcolâtre.

C'est ainsi que, usant librement de ses droits, avec le concours de l'autorité civile, l'Église pouvait alors protéger eflicacement la foi des fidèles.

Tout ce qui attaquait publiquement la religion, écrits ou paroles, était l'objet d'une répression rigoureuse. Une ordonnance de 1269 édicta contre les blasphémateurs des peines sévères. « Il sera crié par les villes, par les foires et par les marchiez, chascun mois une fois au moins, que nul ne soit si hardy qu'il jure par aucun des membres de Dieu, de Nostre-Dame, ni des saints, 1 V. Leclerc. Hist. littér., t. XXIV.


ni ne die vilaine parole qui tome à despit (mépris) de Dieu, de Nostre-Dame, ni des Saints, et s'il le fait, ou dit, l'on en prendra vengeance. Au-dessus de quatorze ans, il payera 40 livres ou moins mais que ce ne soit pas moins de 20 livres (4oo francs équivalant à 2000 d'aujourd'hui) selon l'estat et la condition de la personne, et la manière de la vilaine parole ou du vilain fait. s'il estait si pauvre qu'il ne pût payer la peine, il sera mis en l'eschielle une heure de jour, au lieu de notre justice, où les gens ont accoutumé de s'assembler communément, et puis sera mis en prison pour six ou huit jours, au pain et à l'eau. S'il a moins de quatorze ans, il sera battu de verges par la justice du lieu, tout à nu, plus ou moins, selon la grièveté du méfait ou de la vilaine parole les hommes par hommes, et les femmes par femmes »

Dans les documents, on ne trouve pas d'autres peines édictées contre les blasphémateurs. Saint Louis se réservait le droit d'infliger des peines particulières à ceux dui auraient fait oit dit contre Dieu et la sainte Vierge quelque chose de si horrible, que les peines indiquées dans l'ordonnance ne sullisaient pas pour le venger 2. Ainsi 1 Isatnbert. Recueil des ordonnances.

2 Bollandistes, t. XXIV, p. 494.


s'explique le supplice du fer chaud qu'il fit appliquer deux ou trois fois, mais qu'on ne saurait regarder comme une peine ordinaire. Le saint roi disait « qu'il voudrait être marqué d'un fer chaud à condition que tous vilains jurements fussent ôtés de son royaume » (Joinville).

Les blasphémateurs n'avaient pas seulement à redouter les châtiments des lois l'indignation des particuliers devançait quelquefois ces chàti- ments. Un chevalier passait, un jour, sur le pont de Paris, lorsqu'il entendit un riche bourgeois blasphémer. Saisi de colère, il s'approcha de lui et lui appliqua sur la joue un souillet si violent, qu'il lui brisa plusieurs dents. Trainé devant le roi pour cette agression, il s'attendait à l'expier par un dur châtiment, car il avait enfreint les privilèges de la Cité, et frapper un bourgeois du roi n'était pas une petite affaire. Il eut beaucoup de peine à obtenir une audience du prince, mais, quand il fut en sa présence, il lui dit hardiment « Monseigneur, vous êtes mon souverain terrestre, et je suis votre homme-lige. Si j'entendais quelqu'un maudire votre nom et vous accabler d'outrages, je ne pourrais le supporter; je voudrais venger votre offense. Or, cet homme que j'ai frappé vomissait tant d'injures contre mon souverain céleste, et le blasphémait d'une façon si odieuse, que je n'ai pas été maître de


moi, et que j'ai défendu son honneur. » Le roi, en l'entendant plaider ainsi, admit son excuse, loua hautement son action, et le renvoya en liberté t.

Quant à la manière dont ont été traités les hérétiques, Beaumanoir, dans le chapitre xi de la Coutume de Beauvoisis, résume très bien les droits et les devoirs de l'État et de l'Église par rapport à eux.

« Vérités est que toutes accusations de foy, la connaissance en appartient à Sainte Église car pour que Sainte Église est fontaine de foi et de créance, cil qui proprement sont establis à garder le droit de Sainte Eglise, doivent avoir la connaissance de savoir la foy de chascun si que s'il y a aucun lai qui mescroie en la foy, il soit redressé à la vraie foy par leur enseignement, et s'il ne les veut croire, ançois (mais) se veut tenir en sa malvèse erreur, il soit justifié comme bougre (hérétique) et ars (brûlé). Mais en tel cas doit aider la laie justice à Sainte Église, qui lui doit abandonner le condamné, et la laie justice le doit ardoir, por ce que la justice espirituelle ne doit nul mettre à mort. »

En parlant ainsi, Beaumanoir était l'écho de son siècle, et cette manière de traiter les héré1 Jacques de Vitry. Manuscrit latin de la Biblithèque nationale.


tiques, les docteurs du temps la justifiaient par les raisons les plus irréfutables. Distinguant entre ceux qui n'ont jamais reçu la foi (juifs, païens), et les hérétiques et les apostats qui l'ont trahie, saint Thomas (2° 2e q. x) ne veut pas qu'envers les premiers « on use de contrainte pour les amener à la foi, car croire est un acte libre », à la condition cependant qu'ils n'empêchent pas le maintien et l'extension de la foi chrétienne par les blasphèmes, par la séduction ou la persécution ouverte. Mais dans l'hérétique qui a déserté la foi, l'Église voit un rebelle qu'il faut soumettre, un malfaiteur qu'il faut châtier. « Si les faux-monnayeurs et les autres malfaiteurs sont justement condamnés à mort par les princes séculiers, à plus forte raison ceux qui sont convaincus d'hérésie peuvent être non seulement excommuniées, mais encore mis à mort. Corrompre la foi qui est la vie de l'âme est un plus grand crime que de falsifier les monnaies qui servent à la vie du corps. » Saint Thomas admet cependant la tolérance dans certains cas, en faveur de ceux qui, ayant succédé aux apostats criminels, aux novateurs, ne sont hérétiques que par le malheur de leur naissance, et dont le nombre peut être devenu si grand, que le pouvoir chrétien doit les tolérer pour éviter de plus grands maux \2. 2. q. x. a. II).


Cette intolérance des âges de foi est traitée de cruelle et de criminelle par beaucoup de nos historiens elle était, au contraire, juste, sage et bienfaisante. Des milliers d'élus durent leur salut à ses charitables rigueurs.

Dans un temps où les journaux étaient inconnus et les livres rares encore, où l'école et la chaire chrétiennes étaient presque les seuls organes de publicité, tout le monde était enseigné de Dieu par son Église « Erunt omnes cGoctbiles Dei », tout le monde acceptait avec soumission ses enseignements. « Nous devons, dit Joinville dans son Credo, croire la Sainte Église de Rome, et devons croire aux commandements que le Pape et les prélats de sainte Eglise nous font, et faire les pénitences qu'ils nous enjoignent. » Le Credo, enseigné par l'Église, était, à peu près sans exception, celui de tous les Français de cette époque, depuis saint Louis jusqu'au dernier paysan de ses terres, depuis saint Thomas d'Aquin jusqu'à Rutebeuf, un des plus médiocres chrétiens de son temps, très hardi contre les prélats et les moines blancs et noirs, mais respectueux pour les vérités de la foi, pour

« Sainte Église la (lui est fille de roi

Expose (épouse) Jésus-Christ, escole de la loi ».


et qui n'avait pas perdu la crainte de l'enf'er « La profonde tour

Dont les prisons n'ont nul retour »,

Ainsi pratiquée, défendue contre les influences malsaines, la foi se conservait entière, vive, agissante, préservée des altérations, des diminutions qu'elle subit dans les siècles de doute. Les passions restaient souvent très violentes. Mais, au milieu des orages de la vie, la i'oi surnageait, comme une planche de salut, et conduisait au repentir et à la pénitence. Rutebeuf nous en fournit un exemple.

Nous lisons dans sa Repentance:

Bien me doit le cœur larmoyer

Que jamais ne me pus amoier (appliquer)

A Dieu servir parfâtement

Ains ai mis mon entendement

Enjeu et en esbatement,

J'ai fait au corps sa volonté

J'ai fait rimes et j'ai chanté

Sur les uns pour aux autres plaire.

Si celle en qui toz biens resclère

Ne prent en cure mon afère

De male rente m'a rente

Mon cœur.


Il est plein de confiance en celle qui

Expurgea de vie obscure

La benoite Égyptienne,

A Dieu la rendit nete et pure,

et il lui dit

Dame, c'est toi qu'on doit prier

En tempête et en grand orage.

Tu es étoile de la mer,

Tu es ancre, nef et rivage,

Tu es fleur de l'humain lignage.

Tu es le lis où Dieu repose

Tu es rosier qui porte rose

Blanche et merveille.

Sur ce fondement d'une foi vive conservée dans toute son intégrité s'élevaient des vies chrétiennes riches de vertus et de bonnes œuvres. On ne se contentait pas alors de sentiments religieux plus ou moins vagues, ou des pratiques les plus faciles à observer. L'Évangile était accepté tout entier, dans ses préceptes comme dans ses enseignements, et on ne reculait devant aucun des devoirs qu'il impose.

Dans un temps où les âmes n'étaientpas moins robustes que les corps, les lois de la pénitence étaient courageusement pratiquées. Les jeunes y étaient observés dans toute leur rigueur primi-


tive, sans les adoucissements introduits par la mollesse ou la faiblesse des âges suivants.

Il semble même que la collation n'était pas encore en usage. Saint Thomas dit(2° 2e q., 147) qu'il est nécessaire pour le jeune de ne faire qu'un repas par jour, et il ne dit rien de la collation.

Le trait suivant nous donnera une idée du respect qu'on avait pour la loi de l'abstinence Joinville était captif et malade en Égypte. « Le grand Amiral des galères, dit-il, fit venir devant nous un bourgeois de Paris pendant que nous mangions. Quand le bourgeois fut venu, il me dit « Sire, que faites-vous ? « Que fais-je donc, « dis-je? » « Au nom de Dieu, fit-il, vous « mangez gras le vendredi. » Quand j'ouïs cela, je mis mon écuelle arrière. Et l'Amiral demanda à mon Sarrasin pourquoi je l'avais fait et il le lui dit et l'Amiral répondit que Dieu ne m'en saurait pas mauvais gré, puisque je ne l'avais Pas fait sciemment. Et pour cela je ne laissai Pas de jeùner tous les vendredis de carême après, au pain et à l'eau 1. »

Les jours d'abstinence étaient bien plus multipliés que maintenant. On en comptait en moyenne trois par semaine.

On ne connaissait guère alors que des cbrétiens pratiquants. « Le jour de Pâques, dit


Lecoy de la Marche 1, d'après des documents du temps, les prêtres, accompagnés de jeunes clercs en robe rouge, ont distribué l'Eucharistie. Chaque fidèle a dû la recevoir dans sa paroisse quelques-uns seulement s'en sontdispensés, soit pour défaut de préparation, soit par un prétendu scrupule d'humilité, deux motifs également condamnables. Bien que tous aient été avertis longtemps à l'avance, il y en a des milliers qui ont attendu à la dernière semaine, et jusqu'à la veille pour se confesser. Les curés avec leurs auxiliaires accoutumés n'ont pu suffire. Aussi les Dominicains et les Franciscains leur ont-ils prêté le concours de leur ministère car c'est ce jour-la même que le devoir pascal doit être accompli. »

Les barons qui « Damedieu servent de loial cuer entier » donnent l'exemple de la piété. Ils se confessent avant tous les actes solennels de leur vie, particulièrement avant la hataille « Que chacun de vous se confesse, et que personne ne cache un seul péché. Puis lançonsnous dans la mêlée, et tuons chacun un païen. »

Les poètes nous les représentent sortant de bonne heure le matin pour respirer l'air srais 1 Claaire au moyen âge, p. 369,


et le parfum des fleurs nouvelles, regardant « Seur la belle verdure

La rousée resplendir ».

Mais ils n'ont pas quitté leur chambre sans avoir « Damedieu aoré ».

Le mobilier des chambres à coucher comprenait des diptyques ou des triptyques d'ivoire renfermant des images de Notre-Seigneur et des Saints, et dont les vantaux s'ouvraient matin et soir au moment de la prière'.

Ce n'était pas assez de la prière quotidienne pour les chrétiens de ce temps-là on les voyait tous les jours an pied de l'autel assistant au Saint Sacrifice

« Au matin vint messe et servent Damedé

Et font larges aumônes volontiers et de gré

Et servent Jhesu Crist par bonne volonté ».

(Ficrabras v. 2903).

Cent textes de nos chansons de geste, dit M. L. Gautier", nous montrent que l'usage de la messe quotidienne était universel à cette époque. La pratique recommandée par saint Viollet-le-Duc. Dict. du mobilier. t. I, p. i3o.

2 Chevalerie, p. 366.


Louis à sa fille était passée dans les mœurs « Chière fille, oyez volontiers le service de Sainte Église. Gardez que vous ne musiez pas et que vous ne disiez vaines paroles. Dites vos oraisons enpaix, par bouche et par pensée, et spécialement quand le cors de Jésus-Christ sera présent à la messe'. »

Au xive siècle, nous trouvons des recommandations analogues du chevalier de Latour-Landry à sa fille, et de l'auteur du Ménagier de Paris à sa jeune femme « Le premier article, dit ce dernier, est de saluer et de regracier Notre-Seigneur et sa benoiste Mère à vostre éveillier et à vostre lever le second est d'aler a l'église, eslire place, vous sagement contenir, o'ir messe. »

« Belles filles, dit le chevalier de Latotnr, gardez que vous oyez toutes les messes que vous pourrez ouïr, car grand bien de Dieu vous avenra.

« Vous devez jeûner tant comme vous serez à marier trois jours en la sepmaine, pour mieux domter votre chair; si vous ne pouvez jeûner les trois jours, au moins jeûnez le vendredi en l'onneur de la passion de Jhesu-Crist. Et après, belles filles, fait bon jeûner le samedi en l'on1 Confesseur de la reine Marguerite, chap. ix.


neur de Notre-Dame, qu'elle vous veuille empêtrer à garder nettement vostre virginité. »

Ces jeûne sen l'honneur de Notre-Dame, nous les trouvons en usage au xiiie siècle. Dtienne de Bourbon' nous dit que « beaucoup jeûnaient la veille de toutes ses fêtes, même au pain et à l'eau. Jacques de Vitry ajoute que beaucoup de jeunes filles jeûnaient tous les samedis en son honneur.

Si les œuvres qui demandent des cœurs vaillants et généreux étaient alors si généralement pratiquées, c'est parce que les âmes étaient fortement enracinées dans le christianisme par une foi vive.

Cette foi se manifestait de toute manière. La croix de par Diçu était mise en tête des lettres, des chartes, des alphabets. C'est par le signe de la croix qu'on inaugurait les voyages, les combats, les jeux même.

Le charpentier à son premier coup de hache ne manquait pas de dire « Or i soit Deus » 2. On se saluait par ces paroles « Mon amy, Dieu vous doint (donne) heaujour et bonne encontre », ou bien « Sire, Dieu vous benoit et la compagnie »

Anecdotes historiques, p. 102.

2 Histoire littéraire, t. XXIV, p. 415.

3 V. Gay. Dict. archéologique du moyen âge. p. 389.


Sainte-Beuve a bien raison de dire que « On croyait alors à son roi, on croyait surtout à son Dieu on y croyait non pas en général, et de cette manière un peu vague et abstraite, dans ce lointain où la science moderne le fait de plus en plus reculer, mais dans une pratique continuelle et comme si Dieu était présent dans les moindres occurrences de la vie. Le ciel au-dessus était ouvert, peuplé en chaque point de figures vivantes, de patrons attentifs faciles à intéresser. » (Causeries du Lundi, t. VIII, p. 532.) On vivait dans une atmosphère de foi et de piété. On croyait en Dieu « qui fu et est, et icrt (sera), qui haut sied et loin voit, au glorieux Sire Père, qui a tout à bailler: à l'Enfant-Dieu né de la Vierge si belle, au Christ qui fut si aprement mis en croix". De cette croix ils retrouvaient partout l'image. « Coustume est en moult lieux, dit Beaumanoir, que on fit croix de pierre ou de fust (bois) en carrefour de chemin ou autres lieux. »

Ces vrais croyants entretenaient avec Dieu un commerce intime et familier, se le représentant comme penché sur eux, toujours prêt à écouter leurs prières et à leur tout bailler. La crainte se mêlait à la confiance. Ils craignaient le «grand jour du jugement», croyant avec Joinville (Credo) que « les prud'hommes etles femmes


de bien auront une vie et une joie éternelle dans les cieux là-haut que les autres ne trouveront hôtel où ils se puissent héberger hors enfer seulement qu'après la mort, il n'y a à attendre que le douloureux hôtel d'enfer et l'hôtel de paradis. »


CHAPITRE V

FÊTES RELIGIEUSES ET PÈLERINAGES

A ces chrétiens d'une foi si vive, l'Eglise donnait un avant-goût de ce paradis dans ses fêtes solennelles. Les grands biens dont la piété des fidèles l'avaient dotée lui permettaient de donner la plus grande splendeur à ces fêtes leur série formait, pour ainsi dire, un drame continu durant tout le cours de l'année ecclésiastique.

La nuit de Noël, après les réjouissances du foyer autour de la bûche légendaire qui remplissait la cheminée, la torche à la main, au son des cloches, les Parisiens s'acheminaient vers l'églis.c du quartier, où ils adoraient l'enfant Dieu dans la crèche, au chant des joyeux noëls. A la Chandeleur, de longs cortèges d'hommes et de femmes portaient des cierges allumés qu'ils allaient offrir à l'autel de la sainte Vierge.

Après les boveries et les festins du Carnaval, venait la sainte Carantaigne (carême) avec ses jeûnes, ses aumônes, ses sermons.

Pendant « la grande semaine », la multitude environnait la croix, écoutant avidement de lon-


gues passions. Le jeudi absolu (jeudi saint) on voyait les grands seigneurs, à l'exemple du roi, traiter à leur table un certain nombre de pauvres et s'agenouiller devant eux pour leur laver les pieds. Le jour de Pâques, « sermon court et dîner long ». Chaque fidèle a dù recevoir l'eucharistie dans sa paroisse.

A la Pentecôte, des pigeons blancs étaient lâchés dans l'église, parmi les langues de feu. En dehors des fêtes liturgiques, la piété de saint Louis ménageait aux Parisiens des spectacles religieux bien faits pour exciter leur foi et édifier leur âme.

Le Confesseur de la reine Marguerite nous dit qu'il « ennorait tres volontiers les sainz et gardait leur festes et portoit grant révérence à toute manières de reliques ».

Il avait une dévotion particulière aux reliques de la Passion, comme nous le voyons par le récit suivant des Grandes Chroniques dc Saint-Denis. « Le roy vit que Dieu lui avait donné paix en son royaume par l'espace de quatre ans et de Plus si n'oublia pas les biens et les honneurs que Nostre Seigneur luy fist; car il fist et pourchascia tant vers l'Empereur de Constantinoble, qui lors estoit venu en France pour avoir secours contre ceux de Grèce, que il luy donna et octroya la saincte couronne d'espines, dont Nostre Sei-


gneur fu couronné en sa passion et en son tourment.

« Le roy envoya messager certains et sollempniex a l'empereur de Constantinoble, et fist apporter la saincte couronne en France. Quant il sceut bien certainement qu'elle fu en son royaume, il ala encontre jusques à la cité de Sens là la receut à moult grant joie et en grant dévotion, et la fist apporter jusques au bois de Vincennes delà Paris.

« En l'an de grâce mil deux cens trente et neuf, le vendredi après l'Assumpcion Nostre Dame, le roy vint tout nus pies et desceint, en sa cote pure, et ses trois frères Robert, Alphonse et Charles, et apportèrent les sainctes reliques honnourablement, a grant con-ipaignie de clergie et du peuple, et des gens de religion, faisant grans mélodies de doux chans et piteux. Et puis vindrent à procession jusques à Nostre Dame de Paris, A cette procession vindrent l'abbé de Saint-Denys, et tout son couvent, revestus en chappes de soye, tenant chascun un cierge ardent en sa main. Ainsi vindrent toutes les processions chantans de Nostre Dame jusques au palais le roy, et entrèrent en la chapelle ou la saincte couronne fu mise »

1 les Graredes Chroniques de Saint-Deniis.


Le Confesseur de la reine Marguerite nous dit que le saint roi avait en outre réuni dans la Sainte-Chapelle « une grande partie de la sainte croix où Dieu fut mis, et la lance de laquelle le côté de Notre-Seigneur fut percé, et moult d'autres reliques précieuses; qu'il orna d'or, d'argent et de pierres précieuses et d'autres joyaux les lieux et les châsses ou les saintes reliques reposent. Et l'on croit que les ornements des dites reliques valent bien cent mille livres tournois et plus (une douzaine de millions de notre monnaie).

« Et il ordonna, en la dite chapelle, des chanoines et autres clercs, pour y faire à tout jamais le service de Notre-Seigneur devant les saintes reliques dessus dites. Et pour souverainement honorer les dites reliques, le benoit roy établit en ladite chapelle trois solennités chaque année. Et il faisait appeler aux dites fêtes aucuns évêques qu'il pouvait avoir, et fesait faire procession de ces évêques et des Frères par le palais royal, en revenant à la chapelle, et à cette procession le benoit roy portait sur ses épaules, avec les évêques, les reliques devant dites. Et à cette procession s'assemblait le clergé de Paris et le peuple. » Saint Louis aimait à être entouré de son peuple dans ces cérémonies religieuses, et à voir ses enfants et ses barons prendre part à ses actes de


dévotion. Lors de la translation de vingt-quatre corps des compagnons de saint Maurice, qu'il s'était procurés, « il portait sur ses propres épaules la dernière châsse avec Thibaut roi de Navarre, et fit les autres châsses aussi porter devant lui par autres barons et par chevaliers. Et l'intention du benoît roy était telle, si comme l'on croit, que c'était bonne chose et honnête que les dits saints, qui avaient été chevaliers de Jésus-Christ, fussent portés par chevaliers. « En la fête de saint Denis, chaque année, le benoit roi, quand il était en ces parties, venait à Saint-Denis. Et comme coutume est que en la nuit de cette fête les chanoines de SaintPaul de Saint-Denis chantent solennellement matines au commencement de la nuit. il faisait chanter ses matines solennellement en sa chapelle par ses chapelains et par ses clercs et quand matines étaient chantées par les moines, le henoit roy venait à procession, jusques à l'église de Saint-Denis, et fesait la chanter solennellement le restant de ses matines, en cette manière que quand elles étaient chantées il était jour. Et ainsi toute la nuit de cette fête les louanges étaient continuées dans cette église.

«Et encore chaque année, à la dite fête, ou s'il n'y pouvait pas être, au plus tôt qu'il pouvait


après, il allait à l'autel de Saint-Denis et appelait son fils aîné avec lui, et, en sa présence, se mettait devant l'autel, par très grande dévotion à genoux, son chef nu, en oraisons, et lors mettait quatre besants d'or premièrement sur son chef, et offrait ces quatre besants par grande révérence sur l'autel dessus dit, et le baisait'. »

A l'exemple de saint Louis, les Parisiens devaient aimer à visiter souvent le tombeau de saint Denis, dans la grande et belle église abbatiale que Suger avait fait construire et qui renfermait aussi les tombeaux d'un certain nombre de leurs rois.

Parmi les principales manifestations de l'esprit religieux de cette époque, nous devons citer les pèlerinages. On sait combien ils étaient en honneur. Nos pères n'avaient pas à leur service les chemins de fer qui transportent aujourd'hui les foules dans les sanctuaires les plus vénérés. Mais il y avait pour eux un mérite particulier dans les fatigues d'un long voyage à pied, qui, du reste, n'était pas sans agrément.

Cette époque du moyen âge était douce au Pèlerin. Partout sur son passage, la charitél'attendait avec ses plus délicates attentions. Des deux cotés des portes des maisons étaient placés des Confesseur de la reine Marguerite.


bancs de pierre sur la voie publique, oit les piétons fatigués pouvaient se reposer. Il y avait aussi des reposoirs, petits édifices élevés sur les routes pour leur offrir un abri et un lieu de prière. De plus, quelle joie pour le voyageur altéré de rencontrer de distance en distance sur le bord de la route poudreuse des fontaines charmantes, d'un style dont nous avons perdu le secret une simple source couverte par une arcade en maçonnerie, avec un petit bassin d'eau limpide qui s'avançait sur la voie comme pour inviter à y puiser, une petite tasse de cuivre attachée à une chaîne, des bancs pour se reposer, une niche qui abritait une statue de la sainte Vïerge ou d'un saint, une inscrihtion, ou les armoiries du fondateur gravées sur la paroi'. Vers le soir, le pèlerin arrivait à quelqu'un de ces hôpitaux des pèlerins que la charité avait placés d'étape en étape sur les grandes voies, ou bien en dehors de ces voies il allait frapper à la porte des monastères et des châteaux.

C'était l'âge d'or de l'hospitalité. Aussitôt que le Frère Portier entendait frapper à la porte, il disait Deo gratias, pour rendre grâces à Dieu qui lui envoyait un étranger il se mettait à genoux devant le pèlerin, et allait tout de suite 1 Yiollet-le-Duc. Dict. d'archit.


prévenir l'Abbé qui venait immédiatement recevoir cet envoyé du ciel. Après s'être prosterné à ses pieds, il le conduisait a l'oratoire (petite chapelle près de la porte) et après une courte prière, l'Abbé confiait son hôte au Frère Hospitalier chargé de pourvoit à tous ses besoins. Après les Complies, deux Frères Semainiers désignés chaque dimanche au chapitre pour cet office, venaient laver les pieds des voyageurs'. Le château n'était pas moins hospitalier au voyageur, au pèlerin surtout, qui avait un carac-. tère sacré dans ces siècles de foi. Aussi avec quel empressement, avec quels honneurs on le recevait A lui la meilleure place au foyer, les mets les plus savoureux. Quand il était bien reposé, bien séché, bien restauré, il charmait ses hôtes par de pieux récits qui se prolongeaient longtemps dans la veillée.

Nos chemins de fer transportent des pèlerins de toute sorte pèlerins de la fortune, pèlerins de la curiosité, pèlerins du plaisir, pèlerins de l'ennui, pèlerins de l'apostolat, pèlerins de la dévotion. Sur les routes du moyeu âge, on trouvait aussi des pèlerins de plus d'une sorte, mais surtout des pèlerins de la dévotion. Ils s'en allaient tantôt seuls, tantôt en groupes, au chant Dubois. IIist. de l'abbaye de Morimond.


des pieux cantiques, aux sanctuaires les plus célèbres de la sainte Vierge, pour vénérer

La douce Mère au Créatour.

Nostre Dame Sainte Marie

Qui fontaine est de courtoisie.

On voyait passer quelquefois des pèlerins nu-pieds, la corde au cou, pénitents volontaires, ou criminels qui avaient obtenu comme commutation de peine, d'aller ainsi, en jeûnant au pain et à l'eau, au sanctuaire qu'on leur désignait. Voici la liste de ces sanctuaires, pour ainsi dire officiels, d'après les registres de la chancellerie royale Chypre, Jérusalem, Mont-SaintMichel, Notre-Dame de Boulogne-sur-Mer, NotreDame de Chartres, Notre-Dame-des-Doms à Avignon, Notre-Dame de Liesse, Notre-Dame de Montfort (Eure), Notre-Dame du l'ny, NotreDame de Rocamadour, Notre-Dame de Vauvert (Gard), Saint-Antoine de Viennois (Isère), SainteCatherine du Mont-Sinaï, Saint-Giles de Provence, Saint-Jacques en Galice, Saint-Julien du Mans, Saint-Lubin de Gravant (Eure-et-Loir), Saint-Maur-des-Fossés, Saint-Maurice-du-Buisson, Saint-Nicolas de Bar, Saint-Thibault en Auxois

1 Siméon Luce. Dttrittcsclitt.


Quelques fragments des récits naïfs dans lesquels le Confesseur de la reine Marguerite nous fait connaître comment nos pères faisaient leurs pèlerinages achèveront de nous édifier sur l'esprit de foi et de pénitence de ce temps-là.

Saint Louis, qui devait attirer un si grand nombre de pèlerins à son tombeau, fut lui-même un dévot pèlerin à Notre-Dame de Chartres. Le Confesseur de la reine Marguerite nous dit que le « benois roy alla nu pieds de Nogent l'Erembert jusques à l'église de Notre-Dame de Chartres, qui est loin de la dite église de V lieues, où il fut moult travaillé, tellement qu'il n'aurait pu accomplir tant de voie s'il ne se fût appuyé sur un chevalier ou sur ses autres compagnons, et après il lui en fut longtemps de pis en sa personne pour ce qu'il avait empris pour faire telle voie ».

« Une pucclettc de Paris, nous dit le Confesseur de la Reine, fut prise d'une maladie à la jambe droite, et était la peau de cette jambette et du pied tout pers (bleuâtre) et l'os de la jambe semblait disloqué et bistourné. Sa mère Emmeline la porta au tombeau du benoit saint Loys et fut là par neuf jours, jeûnant avec la dite pucelette et elle jeûnait chaque jour au pain et à l'eau. Et si l'enfant guérissait elle promit à Dieu et au benoit saint Loys qu'elle viendrait chaque


année avec la dite fille au tombeau, nu-pieds et en langes (vêtement de laine) et voua aussi de jeûner dès lors jusqu'à un an accompli au pain et à l'eau.

« Et un jour, quand la grand'messe fut chantée, comme la dite Enrmeline était en oraison à côté du même tombeau, elle sentit que la pucelette se mouvait, et dit la pucelette à sa mère « Mère, «je mets mon pied à terre ». Et lors la dite Emmeline rendit grâces à Dieu et au benoit saint Loys, et lors se dressa plus la pucelette et dit ainsi « Madame, je souffre fortement en ma jambe ». Et la dite mère entendit un défroissement et heurtement, comme si les os heurtassent l'un à l'autre. Et découvrit la jambe devant dite et vit la perseur disparaître et la couleur d'autre chair y revenir.

« Et quand la pucelette fut à Paris, elle allait deçà delà comme une autre saine pucelette, et néanmoins elle clochait un bien petitet. Et l'on dit communément et certainement en son voisinage qu'elle fut délivrée de la dite infirmité par les mérites du benoit saint Loys. »

On voit combien à cette époque le public était disposé à croire aux miracles, et comment pour les obtenir plus efficacement on savait joindre le jeune à la prière.

Le Confesseur de la Reine nous montre Mon-


seigneur Nicole, Chevalier du diocèse d'Arras, avec Monseigneur Jehan, prêtre, et Pierre, clerc, et d'autres de sa maison, se rendant à SaintDenis au tombeau de saint Loys, la veille de la Pentecôte, « pccr toute la voie pied, fors seulement une journée qu'il chevaucha, pour la solennité du jour, par le conseil du prêtre, à condition que pour chaque lieue qu'il chevaucherait il donnerait douze deniers pour Dieu. Et Monseigneur Nicole fit ses oraisons au tombeau moult longuement, et pleura, et fut là en grande dévotion, et priait Notre Seigneur que par les mérites de saint Loys il le délivrât de si grand langueur et de si grande tristesse. Et tant plus il pleurait et priait, tant plus il lui semblait que son cœur éclaircissaitet réjouissait », etc..

Qu'on me permette d'ajouter encore un de ces naïfs et édifiants récits

« Comme jadis Michelet, fils de Geoffroi le Sauvage, charpentier, était sain et valide, une griève maladie le prit au dos, tellement qu'il ne se pouvait dresser.'Et était levée au milieu de son dos une enflure aussi grosse comme un œuf, et il se dolait tellement, que en nulle manière il ne se Pouvait dresser. Sa mère lui fit faire deux Potences, qu'il portait sous ses aisselles. Et après la dite enflure crût tant qu'il eut au dos une grande bosse, comme un pain de deux deniers.


« Et en cet été même que les os du benoît saint Louis furent apportés en France, le dit Michelet se confessa à son prêtre paroissial.

« Et adonque il entreprit un jour la voie de venir à Saint-Denis, avec Denise sa sœur, et cette voie il entreprit au jour que la bénédiction est faite de la foire du Lendit. Et le dit Michelet vint à potences, si comme il avait acc:outumc, et vinrent lui et sa sœur bien près de La Chapelle, qui est entre Paris et Saint-Denis. Et comme il fut là, il donna une de ses potences à la dite Denise et dit « lIa sœur, portez cette potence, car je vais « bien à une, car je me sens bien allégé ».

« Et lors il se commença plus à dresser, et à aller plus droit et plus légèrement que il n'avait coutume, et ainsi ils vinrent à Saint-Denis. Et comme ils furent là, ils achetèrent une chandelle de la longueur du dit Michelet. Lors vinrent-ils au tombeau du benoit saint Loys, et là laissa le dit .Michelet l'autre potence, et se dressa tout, et offrit sa chandelle au dit tombeau, et rendit grâces au benoit saint Loys de ce que il se pouvait dresser.

« Et néanmoins il chut là à terre tout étendu, et fut tout froid, ni ne mouvait ni pied, ni main, ni membre que il eut, ni ne respirait en nulle manière que Denise sa sœur qui était près de lui pùt apercevoir. Et la dite Denise le touchait et


maniait pleurant et criant que elle croyait que il fut mort; et elle disait que elle voulait mieux que il fût vif, ainsi malade comme il était devant, que il fut ainsi mort.

« Lors elle dépouilla son surcot et le couvrit. Et en après, comme il eut été ainsi ravi un peu de temps, il respira en se complaignant et dit que il se doulait moult. De qnoi il advint que aucuns de l'église le prirent et le portèrent ès maison de l'Abbaye en le soutenant. Mais néanmoins il allait sur ses pieds. Et la dite Denise demeura près du tombeau.

« Et comme le dit Michelet eut été là long temps, il revint au dit tombeau avec aucuns de l'Abbaye qui l'accompagnèrent, mais de rien ne lui aidèrent. Etle dit Michelet, au retourner, s'en venait par l'église sans potences et sans bâton et sans autre aide. Et comme la dite Denise vit ce, elle alla encontre lui, et s'éjouit, et fut contente aussi comme si elle avait vu Dieu, et lors elle lui dit « lllontre-moi ton dos, je te veux voir « nu ». Le dit Michelet se tourna en un détour en l'église et se dépouilla là; et quand il fut dépouillé, la dite Denise le vit de ses propres yeux, et attoucha, et mania le lieu ou la dite bosse avait été du dit Michelet, et elle était unie et revenue à sa nature, aussi comme si la bosse n'eùt ondues été là, tellement que là n'était


demeurée trace, ni nul signe par quoi l'on put apercevoir que il eut onques en nul temps été malade.

« Et en après, le dit Michelet ainsi délivré, au premier jour, si comme il est dit, demeura à Saint-Denis et hanta le dit tombeau par neuf jours, à compter le premier jour. Et après le dit Michelet et Denise sa sœur retournèrent à Paris venant ensemble et le dit Michelet allait par la voie sans potences et sans bâton et sans aide d'homme ni de femme, et bien et droit, aussi comme un autre.

De cet ensemble de faits nous pouvons conclure que les Parisiens du XIIIe siècle, à peu d'exceptions près, étaient des croyants convaincus, fidèles à toutes les pratiques religieuses. Leurs mœurs étaient-elles dignes de ce siècle de foi? C'est ce que nous allons examiner.


LIVRE IV

ÉTAT MORAL

Au temps de saint Louis, comme dans tous les temps, le vice se rencontrait à côté de la vertu dans les mœurs des Parisiens. Mais étaitce dans les mêmes proportions que de nos Jours? Bien des causes doivent faire pencher la balance en faveur du Paris du XIIIe siècle. Sans parler de la pratique de la religion, alors si générale, moins favorisés par les excitations extérieures et plus contenus par l'énergie des doyens de répression, le vice et le crime ne pouvaient pas régner avec la même intensité que de nos jours, ou tout les favorise. En sortant de la famille, ou elles avaient reçu une forte éducation chrétienne, pour entrer dans la société, les jeunes générations trouvaient un milieu assaini


par un gouvernement qui pouvait à juste titre revendiquer le nom de gouvernement, cLe l'ondre monul, et où elles avaient toutes les cliances de conserver la vertu acquise au foyer domestique.


CHAPITRE PREMIER

L'ÉDUCATION

L'autorité paternelle était entourée de respect, et la crainte du père s'unissait à la crainte de Dieu pour faire plier les volontés rebelles.

Forts de leurs droits et pénétrés de leurs devoirs, les pères de famille ne laissaient pas discuter ou braver leur autorité.

Assis sur son nrand fauteuil, qui ressemble à un trône, le père est roi dans la famille. Pour la mère elle-même, c'est le seignor, qui peut la battre raisonnablement « sans mort et sans méhaing » dit Beaumanoir. Dans les romans de chevalerie nous voyons qu'elle est sa petite ancelle, sa servante elle ne l'appelle que son sire. son baron, se lève toujours devant lui, etc. 2. Sous cette rude majesté des pères féodaux se cachait beaucoup d'amour et de tendresse,

« Car les cœurs de lion sont les vrais cœurs de père. » 1 Godefroi de Bouillon.

2 Garins li Loherrains.


Mais c'était une tendresse sans faiblesse, qui ne reculait pas devant les corrections nécessaires.

Les monuments des xm° et XIIIe siècles représentent fréquemment les arts libéraux. Dans les voussures d'une porte de la cathédrale de Chartres, la Grammaire est représentée par une femme qui tient dans sa main droite une verge, un livre ouvert dans la gauche deux écoliers sont accroupis à ses pieds l'un étudie, l'autre tend la main pour recevoir une correction (Viollet-le-Duc, Dict d'archit., t. 11).

« Les enfanz sont batus aux escoles quand ils ne savent leurs leçons », dit le Confesseur de la reine Marguerite dans le récit du quinzième miracle de saint Louis. Il nous apprend aussi que « le roi (saint Louis) avait tous jours son mestre quili enseignoit le très, et le batoit aucunes fois pour li enseigner cause de decepline ». (Ch. ii.)

Le jeune apprenti lui-même voyait ses folies et jolivetés réfrénées par des corrections corporelles. Le maître avait dans une certaine mesure le droit de le frapper. (G. Fagniez, L'industrie à Paris au XIIIe siècle, p. 492.)

Pour obtenir l'obéissance, l'autorité employait donc tous les moyens, les moyens de douceur, la persuasion, le sentiment, comme les moyens les


plus sévères. De cette éducation sortaient des âmes fortement trempées. Par l'habitude de l'obéissance, la volonté acquérait d'autant plus de force et de ressort qu'elle s'était plus librement comprimée sous une autorité acceptée et respectée.

La vigueur du corps marchait de pair avec celle de l'âme. L'esprit de cette éducation est ainsi résumé par un auteur du xin° siècle Dure nutriendi quoad corpus. Les enfants étaient élevés suivant la méthode conseillée plus tard par Montaigne « Endurcissez l'enfant à la sueur et au froid, au vent, au soleil et aux hasards qu'il lui faut mépriser. Ostez-lui toute mollesse et délicatesse au vestir etau coucher, au manger et au boire accoutumez-le à tout. Que ce ne soit pas un beau garçon et dameret, mais un garçon vert et vigoureux. »

Un garçon vent et vigoureux, c'est bien l'idéal du damoiseau dans les poèmes du moyen âge « Fier regardement, bras gros et nerveus, poins bien quarrés, grosses épaules, avec cheveus blons et yeux vairs » tels sont les traits sous lesquels il est représenté le.plus ordinairement. En parlant du château de Coucy, Viollet-leDuc remarque que « les marches des escaliers, les bancs sont faits pour des hommes au-dessus de l'ordinaire. Il semble que les habitants de


cette demeure féodale devaient appartenir à une race de géants car tout ce qui tient à l'usage habituel est d'une échelle supérieure à celle admise ajourd'hni ».

C'est à leur vie en plein air, à leur passion pour la chasse, aux exercices militaires, à leur éducation virile, d'où étaient esclues la mollesse, l'indolence et la recherche du bien-être que les barons du moyen âge devaient cette vigueur, cette force musculaire, ces riches couleurs, cette haute stature qui étonnent leurs chétifs descendants.

« Si nos ancêtres étaient plus robustes que nous, dit un savant académicien 1, c'est qu'ils développaient davantage leur système musculaire et n'abusaient pas autant du système nerveux. Ils menaient une vie plus rude, moins énervante que la nôtre. Les femmes surtout ont complètement changé leur condition d'existence. Elles se sont entourées d'un bien-être et d'un confortable qui étaient autrefois inconnus mème dans les classes les plus élevées. Une pareille existence ne peut créer que des organismes chétifs, à sang appauvri, à muscles débiles, où le système nerveux acquiert une prédominance déplorable. Faut-il s'étonner du peu de vigueur 1 J. Rochard, de l'Académie de médecine. Revue des Deux Mondes, fév. 1888.


des rejetons destinés à entretenir la race dans les hautes sphères de la société, et que l'anémie et le nervosisme aillent s'aggravant de génération en génération ? »

« Notre race parisienne, dit M. Du Camp (Paris, t. IV) est chétive étiolée, lymphatique et malvenue. »

Grâce à l'éducation et aux mœurs contemporaines, tout s'étiole, tout s'atrophie les corps, les intelligences, les volontés seule la sensibilité s'hypertrophie. « En nous rendant la vie trop facile, notre civilisation a tellement affiné la race, exalté le système nerveux aux dépens de tout le reste, que nous sommes devenus des êtres tout de sensation, ressentant à l'excès le plaisir comme la douleur. Nous ne sommes pas de la même trempe que nos ancêtres. La débilité des corps entraîne la faiblesse de l'esprit. »

Avec une forte éducation chrétienne les enfants trouvaient autrefois dans la famille le souvenir des ancêtres, les traditions du foyer domestique. Ils restaient étroitement unis autour de ce foyer. On ne s'éloignait que rarement de ce coin de terre béni, « où le passé, le présent et l'avenir viennent se toucher et se reconnaître », où chacun prend sa part du capital de vertu, d'honneur et de noblesse créé par les générations successives. Afin de mieux assurer la transmission


de ce trésor héréditaire, nos pères avaient soin d'empêcher qu'une indigne alliance

Ne fit en leurs enfants dégénérer leur sang.

Ils croyaient à l'hérédité naturelle des qualités et des défauts, des bons et des mauvais instincts. Pour eux vertu obligeait, non moins que noblesse, et ils ne s'exposaient pas à abâtardir leur race par ces tristes mésalliances que l'amour de l'or rend si fréquentes de nos jours. Les états et les professions étaient généralement héréditaires les familles de même condition s'alliaient entre elles, sans se dépayser. Une sorte de sélection pratiquée pendant de longs siècles devait imprimer à ces races de précieuses qualités morales et physiques. La famille est l'élément social par excellence, la source d'où la patrie tire sa vie, sa force et sa prospérité. Si la tradition y maintient la pureté de la doctrine, des mœurs et du sang, elle versera continuellement dans la société de fortes et saines générations.

Saint Thomas regardait comme imparfaits les foyers où les enfants ne pullulaient pas « Tota illa domus dicitur imperfecta ubi non est pullulatio filiorum 1 ». On a constaté que de son temps la France était très peuplée. Léopold 1 De regimine principis, lib. II. p. 1. c. G.


Delisle, en parcourant les censiers et autres registres de la Normandie au XIVe siècle, a remarqué que chaque famille renfermait beaucoup d'enfants

Les enfants, hélas ne pullulent plus en France, en Normandie moins que partout ailleurs

1 Etude sicr lcz condition de la classe agricole atz moyen âge.


CHAPITRE II

LE GOUVERNEMENT DE L'ORDRE MORAL Au jour oit l'Église donna à saint Louis l'onction sainte, elle lui dit en lui remettant le sceptre: « Prends le sceptre, marque de la puissance royale, verge de vertu, par laquelle gouverne bien toi-même, défends Sainte Église, qui est le peuple chrétien à toi commis de Dieu, corrige les mauvais, pacifie les droituriers, adresse-les, qu'ils puissent par ta grâce tenir la voie droite, afin que, du royaume temporel, tu puisses parvenir au royaume éternel 1. »

Ce peuple chrétien, Dieu le lui commettait. pour que, de concert avecl'Église, il travaillât à le conduire au ciel, en écartant les dangers de la route. L'ordre moral qu'il voulait faire régner dans son royaume, il commença par le faire régner autour de lui. Les Parisiens eurent alors le spectacle bien rare d'une cour vraiment chrétienne, oit la pureté des mœurs, encouragée par les exemples du roi, était maintenue par les 1 Dutillet. Recueil des rois de France.


mesures les plus sévères. Élevé par une mère qui voulait « que chascun fît tout bien, et à qui tout mauvais exemple desplaisait » il voulait, lui aussi, que chascun fit bien, et il s'efforçait d'empêcher tout mal et tout mauvais exemple.

(1 Il voulait que ceux de sa maison fussent de si grande pureté que si aucuns juraient laidement de Dieu ou de la henoite Vierge Marie, il les faisait tantôt bouter hors de son hôtel, et aussi ceux qui étaient trouvés ayant fait fornication ou autres laides choses, il les punissait très bien selon le méfait. Et s'il pouvait savoir que aucun de son hôtel avait fait aucun péché mortel, il le boutait hors de sa cour et de son hôtel, et pour ce que deux hommes qui étaient de sa maison ne jeûnèrent pas un jour de carême qu'ils devaient jeûner, il leur fit donner congé de son hôtel. »

Saint Louis était aussi sévère pour lui que pour les autres. « Il esquivait tous jeux inconvenants, et s'éloignait de toutes désloonnêtetés et de toutes laidures, ni ne fesait injure à personne par faits ni par paroles, ni ne méprisait ou très doucement ceux qui aucune fois fesaient chose de quoi il pouvait être courroucé, et les corrigeait en disant ces paroles « Reposezvous », ou « soyez en paix, ne faites pas doréna-


« vant telles choses, car vous en pourriez bien « porter la peine » ou il leur disait paroles semblables et à chacun il parlait toujours au pluriel. Il n'affirmait pas en ses paroles par serment les choses qu'il disait, mais disait communément de simple parole ni il ne chantait pas les chansons du monde, ni il ne souffrait pas que ceux qui étaient de sa maison les chantassent, mais il commanda à un sien écuyer qui bien chantait telles choses au temps de sa jeunesse, qu'il se gardât de telles chansons chanter, et lui fit apprendre quelques antiennes de Notre-Dame, et l'hymne Ave maris siella, quoique ce fùt chose fort difficile à apprendre. Et le benoît Hoy chantait aucunes fois ces choses dessus dites avec cet écuyer » (Confesseur de la reine Margue- rite.)

Au delà de sa famille et de sa cour, saint Louis voyait la grande famille française que Dieu lui avait donnée à gouverner, et qu'il devait s'efforcer aussi de préserver du vice. Pour cela, il ne se contentait pas d'onvrir à ses sujets les sources de la vertu en favorisant la religion: il croyait de son devoir aussi de leur fermer partout autant que possible les sources de corruption.

« L'homme naît bon, dit Rousseau c'est la société qui le déprave. » Tout n est pas faux, dans cette parole célèbre. L'homme ne naît pas bon;


Mais souvent il sort bon de la famille, et la société le corrompt.

Au temps de saint Louis, il n'en était pas ainsi. On a parlé de nos jours de gouvernement de l'ordre moral. Mais qui donc le réalise? Nos gouvernements révolutionnaires moins que les autres. Il faut remonter à saint Louis pour trouver un gouvernement qui ait pleinement rempli les obligations d'un gouvernement chrétien dans l'ordre moral.

La corruption se répand par les mauvaises lectures et les mauvais spectacles. On ne laissait Vendre alors par les libraires que des livres approuvés par l'autorité ecclésiastique.

Avec ses drames semi-liturgiques, le tliéâtre de cette époque, nous le verrons bientôt. n'offrait que des spectacles édifiants.

Les lieux de perdition ne pouvaient pas se multiplier librement, et ils étaient l'objet d'une surveillance sévère.

Saint Louis n'entendait pas que ses sujets allassent perdre leur temps, leur argent, leur santé et leur honnêteté dans les cabarets. Il n'en voulait que pour le besoin des voyageurs, les faisant fermer à ceux qui demeuraient dans la localité. « Nullus recipialur ad moram ln labernis faciendam, rzist sit transiens viator, vel in ipsa villa, non habeat aliquam mansio-


zzem », est-il dit dans une ordonnance de 1254. D'après le Livre de La taille de 1292, il n'y avait à Paris que 8G taverniers ou cabaretiers 1. On ne trouvait chez eux ni l'eau-de-vie (qui n'était encore employée que comme remède;, ni ces drogues malsaines, ces boissons meurtrières qui se débitent dans nos estaminets mais seulement des vins récoltés dans les environs de Paris, ou apportés des provinces de France.

Une autre cause de démoralisation, c'est le jeu. L'ordonnance de 1256 porte « Item que la forge des dez (dés) soit deffendue par tout nostre royaume, et tout homme qui sera trouvé jouant aux dez communément, ou par commune renommée fréquentant taverne ou mauvais lieu, soit réputé pour infâme et débouté de tout témoignage de vérité ».

Nous avons nous aussi des lois qui interdisent les maisons de jeux de hasard. :\Iais « il est avec la loi des accommodements ». Une société quia a la fureur de jouir doit avoir aussi la fureur de s'enrichir, et la fureur de jouer pour s'enrichir. Pas plus que les jouteurs de profession et les piliers de taverne, les vagabonds et les déclassés, qui ne servent qu grossir l'armée du vice et du crime, ne trouvaient grâce 1 Géraud. Paris sous Philippe le Rrl, p. 541.


devant saint Louis. Dans les Établissements (liv. I, ch. 38) nous lisons: « Si aucuns est qui n'ait rien, et soit en ville sans rien gagner et volontiers soit en la taverne, la justice le doit bien prendre et demander de quoi il vit. Et si on entend qu'il mente et qu'il soit de mauvaise vie, on le doit bien jeter hors de la ville car il appartient il l'office du prévôt de nettoyer sa juridiction et sa province des mauvais hommes et des mauvaises femmes ».

Quel nettoyage n'auraient pas à faire les prévôts d'aujourd'hui s'ils demandaient à une certaine catégorie bien nombreuse de Parisiens de quoi ils vivent ?

Une ordonnance de 1254 porte que les femmes folles cle leur corps doivent être chassées tant des campagnes que des villes, et qu'après qu'elles auront eté averties, leurs biens seront confisqués par les autorités locales. Ces mesures radicales ne purent être maintenues. Mais on eut soin de confiner les maisons de débauche dans quelques rues écartées, et de limiter la contagion. (Enlart, Dans le Livre des Métiers d'Etienne Boileaunous lisons « Nul tisserand ne doit souffrir autour de lui larron, ni meurtrier, ni houlier (débauché) qui tienne sa meschine (maîtresse) au champ ni à l'hôtel s'il y en a aucun, le maître et les


jurés le doivent faire savoir au prévôt de Paris, et le prévôt lui doit faire vider la ville. »

C'est ainsi que le gouvernement de saint Louis s'efforçait de faire disparaître « ces maisons de perdition dont la présence déshonore et souille le peuple chrétien, prostibula quæ fidelem popitlum suà fœditate maculant ».

Que l'on supprime par la pensée les maisons de jeu et de débauche, les théâtres, les cafésconcerts, les romans, les statues et les tableaux scandaleux, etc., que nos gouvernements tolèrent dans Paris quel changement dans le niveau de la moralité parisienne

Pour assurer 1 ordre moral, ce n'était pas assez de fermer les sources de scandale. Saint Louis croyait que, par des lois sévères et parla crainte du châtiment, il devait eflrayer et contenir le crime.

La crainte de Dieu, qui est le commencement de la sagesse et de la vertu, a besoin d'être aidée par la crainte des sergents. Dans le prologue de ses Établissements (Édit. P. Viol.let, t. II. p. 474), saint Louis dit qu'il veut que « l'on se gart de f'orfaire por la peor (peur) de la decipline du cors, et qu'il faut chastier et refréner lesrnauféteurs par la roideur de justice ».

Quand il s'agissait de châtier les malfaiteurs,


Son courage était fait de la haine du crime.

Il y voyait l'offense de Dieu à venger, le mal de la société à réparer, une crainte salutaire à inspirer. « Il voulait que toute justice fut faite des malfaiteurs par tout son royaume en appert et devant le peuple, et que nulle justice ne fùt faite en secret ».

Exposés au gibet de Montfaucon et au pilori des Halles, les malfaiteurs

« Pour l'exemple pendus, instruisaient les passants ». Il n'abusait pas du droit de grâce. Le Confesseur de la Reine nous raconte que le roi voulant faire punir un blasphémateur, « moult de ceux de son conseil, même des barons, le défendaient tant qu'ils pouvaient, disant qu'il n'était pas digne d'être en telle manière puni néanmoins le benoit roi, pour la grande jalousie de l'honneur de Dieu, n'en voulut rien ouïr, mais commanda que le fer fut mis à la bouche de cejureur et de ce blasphémateur de Dieu. »

Cette fermeté constante, cette sage sévérité à punir le crime, servaient beaucoup à le rendre plus rare, et Beaumanoir avait raison de dire « Bonne coze est que on queure (coure) au devant des malfaiteurs et qu'ils soient si rudement


pusni et,justicié selonc lor meffet, que por le doute (crainte) de la justice, li autre en pregnait exemple, si que il se garde de meffere. » (Ch. xxx.)

La législation criminelle de cette époque était bien faite pour inspirer la crainte. Encore sous l'influence des coutumes germaniques et du droit romain, elle appliquait parfois des peines d'une rigueur extrême. La peine de mort était encourue non seulement pour le meurtre, l'assassinat, l'empoisonnement, l'incendie, le viol, le rapt, mais encore pour le vol de nuit, le vol accompagné de violence, le vol des domestiques à l'égard du maître.

Les faux monnayeurs « doivent estre bouli et puis pendus » et leurs biens confisqués en punition de leur forfait. La confiscation hartielle ou totale accompagnait ordinairement la peine de mort. Celui qui fabrique de fausses marchandises doit avoir le poing coupé et la marchandise est détruite.

Les amendes, la prison, le pilori punissaient les délits secondaires coups et blessures, petits vols, injures. Si le coupable ne pouvait payer l'amende, il était soumis à la contrainte par corps.

« Qui porte faus tesmoing doit estre tenus longuement en prison, et puis mis en l'eschielle


(pilori) devant le peuple, et si est l'amende à la volonté du seigneur. » (Beaumanoir.)

Si les coupables étaient punis sévèrement, les innocents n'étaient pas exposés alors à être traités comme des malfaiteurs, et à subir de longs mois de prison préventive. D'après l'ordonnance de 1254, les baillis ne pouvaient détenir les accusés en état de se purger de l'accusation. L'emprisonnement préventif était rare. Souvent, même dans les cas graves, on accordait aux personnes la liberté sous caution

1 Boutaric.Saint Louis et Alphonse de Poitiers, p. 364.


CHAPITRE III

LA LITTÉRATURE

Si nous avions la statistique criminelle de Paris au mrn siècle, elle nous servirait à porter un jugement sur l'état des mœurs. Mais la statistique n'existait pas encore.

A défautde ce document, nous avons la littérature, où certains historiens prétendent trouver un témoignage accablant contre la moralité de ce temps. Parmi les fabliaux, ne s'en trouvet-il pas d'une obscénité révoltante ? et dans les poésies de divers genres, que de passages licencieux

Le grief est réel. Mais il ne faut pas trop en exagérer la portée, et vouloir en tirer des conclusions trop étendues.

Il faut d'abord remarquer que les fabliaux les plus licencieux n'étaient pas un produit de ces âges chrétiens. On les trouve dans les plus vieilles littératures de l'Orient, de l'Égypte, de la Chine, de l'Inde surtout. C'est par l'intermédiaire de Byzance et des Arabes qu'ils furent


communiqués à l'Europe chrétienne'. Quelques lettrés libertins versifièrent ces vilains contes, leur donnant la forme et les couleurs aimées de leurs contemporains. Un petit nombre les lisaient.

Sortis de la vieille corruption païenne, ils avaient traversé le moyen âge, comme un torrent impur mais enfermé entre des digues étroites, qui 1 empêchaient de répandre au loin ses souillures dans la société.

De nos jours, les libraires battent monnaie en vendant des livres obscènes. Ce sont les publications de cette espèce qui ont le plus de vogue, comme en témoigne le nombre de leurs éditions l'imprimerie les multiplie par centaines de mille, et leurs ravages n'ont pas de limite. Saint Louis n'aurait pas plus toléré la propagation des livres immoraux que celle des livres impies. Ils ne devaient exister qu'en petit nombre. Les manuscrits qui nous en restent sont peu nombreux en comparaison des manuscrits des poésies sacrées et épiques2. La foule aimait encore les bonnes lectures les chansons de geste, les lais celtiques, les complaintes étaient encore les chants qu'elle préférait. Cette société 1 Gaston )'aris Littér. fr. ail moyen âge, p. 3.

2 Lecoy de la Marche. XIIIe siècle littér., p. 216.


était trop croyante, ses mœurs trop graves et trop sévères pour que les chants et les poèmes licencieux y pénétrassent a utrementqu'à l'étatd'exception.

Voici comment le savant médiéviste Gaston Paris apprécie les fabliaux au point de vue moral « Trop souvent l'élément plaisant est cherché dans l'obscénité. Beaucoup sont satiriques et raillent de préférence certaines classes. Composés pour les bourgeois, ils se moquent habituellement des bourgeois, et surtout des clercs. Ils ne sont pas écrits pour les femmes, et on les récitait sans doute en général quand elles s'étaient retirées. Aussi y sont-elles ordinairement présentées sous un jour défavorable, soit comme dépravées, soit comme acariâtres. Ce sont des récits destinés aux hommes à qui les jongleurs les débitaient après les repas, quand on buvait'. »

II faut donc bien se garder de juger la société de l'époque d'après ces documents, d'après ces récits de provenance étrangère, qui n'ont pas été inspirés par l'observation directe des mœurs du temps.

« Le type général de la femme, tel qu'il se dégage des fabliaux, est un type faux et con1 Gittérature française au moyen âge, p. 113.


ventionnel. C'est la femme de l'Orient païen, et non la femme chrétienne du temps de saint Louis. Il ne faut pas apprécier la manière dont nos pères jugeaient le mariage et la femme d'après une vieille caricature étrangère qu'ils se sont amusés à versifier1. »

Sans doute aux châtelaines de cette époque si rapprochée des temps barbares, sur lesquelles n'avaient pas passé des siècles de civilisation chrétienne, il ne faut pas demander la délicatesse de sentiment et de langage des grandes dames du xviie siècle. On trouve chez elles une liberté de parole et d'allures que ne comportent plus les mœurs et l'éducation d'aujourd'hui. Mais elles n'en étaient pas moins en général « pleines de chastée », selon l'expression des poètes du temps, et beaucoup des contemporaines de saint Louis ne s'éloignaient guère du beau type de noblesse et de vertu que nous offre Aélis dans le portrait tracé par M. Léon Gautier d'après les chansons de geste 2.

C'est, en effet, dans les chansons de geste, où se reflète si bien l'âme de la France féodale, chrétienne et chevaleresque, c'est dans les historiens et chroniqueurs comme Godefroi de Ville1 G. Paris. Les contes orientaux dans la littérature du moyen âge, p. 24.

2 La Chevalerie, p. 378.


hardouin, Joinville, et non dans les fabliaux que nous devons chercher le vrai portrait moral de nos pères du xnie siècle. Sans doute le plus bel âge de la chevalerie était passé aux héroïques rudesses, aux divertissements tout virils des anciens paladins avait succédé l'aimable courtoisie des nouveaux chevaliers, avec leur galanterie moins platonique, et leur amour du luxe. Les romans de la table ronde commençaient à détrôner nos vieilles chansons classiques. Mais si, en s'adoucissant, les mœurs s'étaient quelque peu amollies, si l'idéal, les goûtes, les sentiments ne s'étaient pas maintenus à la hauteur du siècle précédent, l'esprit chrétien et l'esprit chevaleresque restaient cependant empreints dans cette société, qui ne connaissait pas encore la triste décadence des âges suivants.

Dans le mouvement littéraire du xiii' siècle un courant nouveau se produit. A côté de la littérature chevaleresque et héroïque des âges précédents, et parallèlement avec elle, marche la littérature légère et satirique, où la veine gau- loise, la veine joyeuse qui se laisse trop facilement entraîner jusqu'à la gaudriole, se donne trop libre carrière.

L'époque était encore simple et naïve. Ignorant l'art des insinuations, des sous-entendus, des nuances, les poètes, et les prédicateurs eux-


mêmes employaient des mots et des expressions qui choquent notre pruderie moderne. Mais l'on sait que la liberté des mœurs ne va pas toujours de pair avec une certaine liberté de paroles, et que la moralité peut être en raison inverse de la pruderie du langage.

« Ce n'est pas le mot que nos pères disaient qui est à craindre, a-t-on dit avec raison c'est celui que nous savons si bien ne pas dire, et il est douteux que notre pudeur vaille leur honnêteté. » Si, dans leurs tableaux trop peu voilés des vices, des ridicules et des travers de leur temps, nos vieux poètes semblaient n'avoir qu'un but, faire rire leurs contemporains, sans assez se soucier de ne pas les scandaliser, on n'a pas du moins à leur reprocher, comme à tant de romanciers et de dramaturges de nos jours, de faire de leurs écrits une école d'immoralité et d'impiété. S'ils exposent aux yeux le vice, ils ne l'enseignent pas; si leur verve satirique s'attaque aux abus et aux personnes, même ecclésiastiques, elle respecte la religion et l'Église.


CHAPITRE IV

THÉÂTRE ET DIVERTISSEMENTS

Si, au XIIIe siècle, la littérature scandalisait parfois les Parisiens, le théâtre ne leur offrait guère que des sujets d'édification.

Le drame liturgique du xi° siècle a fait place au drame semi-liturgique, qui ne se joue plus dans l'église, mais sur une estrade adossée au portail, et qui conserve encore la dignité et la décence que demande la liturgie sacrée. On n'y trouve pas les grossièretés et les platitudes qui déshonoreront les Mystères émancipés de la fin du moyen âge. Il y a encore trop de foi, trop de respect de la religion et de la morale dans le public pour que la licence puisse s'étaler devant lui.

Les rôles les plus importants, ceux de JésusChrist, des anges, des apôtres, sont confiés aux clercs les plus vénérables et les plus édifiants. La délicatesse des bienséances chrétiennes ne permettant pas aux femmes de paraître sur la scène, leurs rôles étaient tenus par des jeunes


gens dont le costume, long et flottant, différait peu à cette époque de celui des femmes.

De tous les acteurs on exigeait qu'ils fussent bien exercés. Dans le préambule du Mystère d'Adam, nous lisons: « Qu'Adam soit bien dressé à donner la réplique. Que tous les personnages soient instruits à parler posément, et à faire des gestes en rapport avec ce qu'ils disent. Qu'ils ne s'avisent pas dans les vers d'ajouter ou de retrancher une syllabe, mais qu'ils les prononcent toutes distinctement, et disent sérieusement ce qu'il faut dire. »

Le théâtre est composé tantôt d'un seul étage, une simple estrade divisée en plusieurs compartiments par des cloisons et des tapisseries tantôt de plusieurs étages superposés. La mise en scène est simultanée non successive tout d'abord on met sous les yeux des spectateurs les différents lieux où se passera l'action et les personnages qui y prendront part.

Point de coulisses pour cacher l'entrée et la sortie des personnages. Les acteurs qui ne sont Pas en scène sont assis sur des gradins de chaque côté.

La machinerie et les trucs y jouent un rôle, comme dans nos féeries. Des treuils font monter et descendre les acteurs d'un étage à l'autre des engins font voler les anges, etc. La porte


de l'enfer est représentée par une énorme gueule de monstre, qui s'ouvre et se ferme et jette des flammes.

Les spectateurs sont les uns placés dans des tribunes réservées, les autres assis sur des bancs ou debout. Tous regardent pendant de longues heures sans jamais se lasser cette scène ou se déroulent les spectacles les plus capables de les charmer et de les émouvoir.

Les grands drames de la religion, de l'ancien et du nouveau Testament, de la terre, du ciel et de l'enfer, sont représentés au vif sous leurs yeux, avec ce qu'ils ont de touchantoude terrible. Leurs ârrres croyantes sont profondément remuées par des sentiments de crainte ou d'espérance. « Qu'on se figure ce qui se passait dans l'âme de ceux qui voyaient de bonne foi un pareil spectacle certes jamais, en aucun lieu, en aucun temps on n'appliqua à quelque chose de plus émouvant et de plus grandiose le procédé de la représentation dramatique1. » Aussi, y accourait-on en si grand nombre, que les maisons demeurées désertes devaient être confiées à quelques gardiens chargés de veiller à la sùreté propriétés. Ces représentations étaient gratuites; les pauvres comme les riches s'y pressaient, les 1 Gaston Paris. La poésie au moyen âge, p. 29.


hommes d'un côté, les femmes de l'autre. Le clergé avançait ou retardait l'heure des offices Pour faciliter aux paroissiens le moyen d'y assister. Quelquefois même une grand'messe était chantée sur la scène, et les prêtres faisaient un sermon pour éveiller la piété et la dévotion des spectateurs avant la représentation des mystères. Édification, instruction religieuse, voilà ce que le drame semi-lithurgique offrait surtout aux spectateurs, et c'était un attrait suffisant pour des chrétiens préoccupés avant tout des intérêts de leur âme et du soin de leur salut.

Cependant la note gaie n'était pas toujours absente, et l'élément comique se mêlait souvent à ces graves représentations.

Mais il ne manquait pas d'autres théâtres pour amuser et faire rire.

Du théâtre comique du xme siècle, il ne nous reste que deux pièces d'Adam de Halle, et on ne sait s'il y en eut d'autres. En tout cas, on avait en abondance des jongleurs, qui peuvent être considérés comme les précurseurs des comédiens. S'ils n'avaientpas dans leur répertoire des Pièces dramatiques (ce qui est douteux), par leurs boniments de charlatans, par les farces grossières qu'ils jouaient sur les tréteaux, ils Peuvent se rattacher à l'art théâtral.

Avant l'invention de l'imprimerie, c'était par


l'intermédiaire des jongleurs que les œuvres littéraires de nos poètes épiques et lyriques arrivaient au public. Ils colportaient partout leur répertoire varié oii l'on trouvait un peu de tout fragments de chansons de geste, fabliaux, chansons satiriques, cantiques en l'honneurde NotreDame, etc.

Partout est bien chose commune,

Chacun le sait, aussi chacune,

Quand un homme fait noce ou fête,

Où il y a gens de bonne race,

Les ménestrels, quand ils l'apprennent,

Qui autre chose ne demandent,

Vont là, soit amont, soit aval,

L'un à pied et l'autre à cheval.

(RUTEBEUF.)

Ils vont là avec empressement, dans l'espoir qu'ils n'en reviendront pas les mains vides. Les gens de bonne race sont ordinairement généreux, et vont même, dans les moments d'enthousiasme, jusqu'à leur jeter leurs fourrures et leurs manteaux.

Les ménestrels redoutent l'accueil qui les attend à la maison s'ils y rentrent les mains vides. L'un d'eux, Collin Muset, nous dit

Quand voit bourse dégarnie

Ma femme ne me rit mie,


Ains me dit Sire Engelé,

En quelle terre avez été

Que n'avez rien conquesté

Aval la ville ?

Vez (voyez) com vostre malle plie

Elle est bien de vent farcie.

Les ménestrels n'étaientpas seulement poètes et musiciens. C'étaient des artistes en tout genre, dont le talent embrassait tout ce qui Peut amuser l'esprit et les yeux. Comme nos saltimbanques, avec des boniments qui ressemblaient beaucoup à ceux des pitres d'aujourd'hui, ils rassemblaient la foule autour d'eux, dans les rues et sttr les places, et donnaient des séances en plein air, montrant des animaux savants, des truies qui filaient, des chèvres qui jouaient de la harpe, faisant des tours de gobelet, des exercices de toute sorte. Joinville nous parle de trois ménétriers qui faisaient des sauts merveilleux; cal' on leur mettait une toile sous les pieds, et ils faisaient la culbute tout debout, de sorte que leurs pieds revenaient tout debout sur la toile. Dettx faisaient la culbute la tête en arrière, et l'aîné aussi et quand on lui faisait faire la culbute la tête en avant, il se signait, car il avait Peur qu'il se brisât le cou en tombant ».

Il y en a qui se donnant comme médecins, vendent au peuple des herbes apportées de


pays lointains et guérissant de toutes les maladies

Je suis uns mire (médecin)

Si ai estés en mainz empires.

Ai herbres prises

Qui de granx vertus sont emprises

Sus quelque mal qu'el soient mises

Li maux c'enfuit.

Dans les amusements si variés qu'ils offraient au public les jongleurs respectaient-ils toujours la morale? Les anathémes de l'Lglise « contra histriones et contra cantilenas chorearum », et les mesures de police prises à leur égard, prouvent que non. D'un autre côté, leur présence à la cour de Philippe-Auguste et de saint Louis témoigne en leur faveur. Pour tout concilier, il suffit de remarquer qu'il y avait jongleurs et jongleurs. Une Somme (le pénitence du XIIIe siècle fait les distinctions suivantes « Il y a trois classes d'histrions. Les uns défigurent leur corps par des contorsions ou des gestes indécents, ou étalent des nudités honteuses et revêtent des masques horribles. Ceux-là doivent être condamnés. D'autres mènent une existence vagabonde et parcourent les palais en y semant des paroles répréhensibles et injurieuses, et eux aussi doivent être condamnés. II y a une troisième classe


qui réjouit les hommes avec des instruments de Musique mais elle se divise elle-même en deux parties quelques-uns fréquentent les auberges, les festins et les assemblées licencieuses pour y chanter des cantilènes lascives, et ils doivent être condamnés également. D'autres célèbrent les hauts faits des princes et la vie des saints, et ne commettent point de turpitudes comme les précédents. Ceux-là peuvent être approuvés, comme l'a dit le pape Alexandre II 1. » A cette dernière catégorie appartiennent ceux que saint Louis admettait à sa cour. « Quand les Ménétriers des riches hommes entraient et apportaient leurs vielles après le repas, il attendait pour ouïr ses grâces que le ménétrier eut fini son chant alors il se levait, et les prêtres se tenaient debout devant lui, pour lui dire ses grâces. » (Joinville.)

Quand Saint Lois chanter vouloit,

De Dieu ou de sa Mère chantoit,

Ne fust chançon nule chantée

Du siècle mès de Notre Darne

Povoit chanter et homme et fame.2.

Il y avait des jongleurs d'une autre espèce grands vuideurs de brouet et humeurs de 1 Rutebeuf. Le dit de l'Erberie, t. II, p. 53.

2 Cité par V. Fournel. Rues drr vieux Paris, 3G;.


hanaps » qui ne brillaient pas par la dignité de leur vie, et qui ne chantaient pas toujours « de Dieu ou de sa mère ».

Leur portrait nous offre déjà le type de nos bohèmes de lettres

N'avoit pas sovent robe entière.

Sovent estoit sans sa vièle

Et sans chauces et sans cotele,

Si que au vent et à la bise

Estoit souvent en sa chemise

Les dez et la taverne amoit,

Tout son guaing i despendoit.

En fole vie se maintint'

Les autres divertissements et amusements en usage au XIIIe siècle témoignent assez généralement de la simplicité et de la sévérité des mœurs de cette époque.

Certaines danses conservées encore dans les campagnes éloignées des grands centres, et si dillérentes de celles de nos villes, sont des traditions de celles du moyen âge, simples karoles, rondes et chapelets, que les dames dansent quelquefois seules.

Et karolent molt cointement (élégamment).

Les dames main à main se tiennent,

Se prent chascune à sa compaigne,

Ne nus (nul) homme ne si accompaigne2,

1 Jubinal. Du roi Artus et dc saint Louis.

2 Fabliau de saint Pierre et du Jongleur.


Quelquefois les hommes s'y mêlent

« Dames et chevaliers ensemble se mêlèrent.

Et prirent main il main, et puis se karolèrent. »

Ces karoles, ces simples rondes, hien innocentes si on les compare aux danses de notre temps, ne trouvaient pas grâce auprès des prédicateurs et des pasteurs de cette époque. Jacques de Vitry fait contre elles de violentes sorties. Un jour à Vermenton, la mairesse de l'endroit et Ses compagnes vinrent danser devant le parvis à l'heure de la messe. Le curé accourut, et voyant que sa parole ne pouvait arrêter les coupables, il saisit le voile de celle qui les conduisait; mais il lui resta dans la main avec toute sa coiffure, y compris les cheveux, et la malheureuse Se retira couverte de honte 1.

On dansait et l'on chantait aussi au moyen âge. Dans le poème de Beaudons, Robert de Blois décrit ainsi les talents d'une jeune fille:

Faucon, tertieul et esprivier (épervier)

Sout (sut) bien porter et afaitier (élever)

Moult sut d'achas (échec), moult sut de tables,

Lire romans et conter fables,

Chanter chansons, envoisures (divertissement),

Toutes bonnes apresures (choses apprises).

Que gentif famé doit savoir

Sout elle, que rien n'ifalloit (manquait).

1 V, Gay. Dictionnaire archéologique drt moyen âge, p. 281.


Le même auteur dit encore dans le Claastimneitt des dames

Si vous avez bon estrument

De chanter, chantez hautement.

Biens chanter en leu (lieu) et en tans

Est une chosc moult plesant.

On itayczit, on viélait, on jouait de la flûte, de la cornemeuse, du cor, de l'olifant, de l'orgue à mains, etc. De ces instruments on tirait des sons qui charmaientles auditeurs. « Quand il (lesméné- triers) commençaient à corner, vous deissiez que ce sont les voiz des cygnes dui se partent de l'estanc; et lésaient les plus douces mélodies et les plus gracieuses, que c'estoit merveille de l'oyr », dit Joinville (Édit. Wailly, p. 289).

Pour égayer les repas des seigneurs et des riches hourgeois, à côté des musiciens il y avait souvent les jongleurs. Dans les bas-reliefs du xIIIe siècle, on voit fréquemment des histrions, des bateleurs qui, pendant le repas, se livrent à des exercices funambulesques.

Les enfants avaient à peu près les mêmes jeux que ceux de notre temps poupées pour les jeunes filles, petites armes, chevaux de bois pour les garçons escarpolette, échasses, billes, barres, etc.

1 Lecoy de la Marche. Chaire au moyen âge. p. 4I3.


Les jeux de force et d'adresse étaient en faveur auprès de la jeunesse. Il y avait un jeu de houles ou de billard qui consistait à chasser au ras du sol des boules avec une crosse de bois. Les jeux sédentaires des tables (trictrac, échecs, dés) trouvaient aussi beaucoup d'amateurs, surtout parmi les gentilshommes.

Il y avait des pièces d'échiquier fabriquées avec un grand luxe.

Sous des noms différents, ces pièces étaientles mêmes que de nos jours, et leur marche n'a pas changé.

On se passionnait pour les jeux de hasard (les dés) en dépit des décrets des conciles et des édits royaux. Eustache Deschamps dit:

Que mains gentilz hommes très haulx

Y ont perdu armes, chevaux,

Argent, honneur et seignourie

« Li dé que le détier ont fet

M'ont de ma robe tout desfet. »

dit Rutebeuf.

1 Dit du gieu des dés.


CHAPITRE V

FÊTES ET RÉJOUISSANCES PUBLIQUES

On aime à nous représenter le moyen âge comme triste et sombre d'après Michelet, il devrait être appelé des pleurs. En l'étudiant de près, on trouve que si, comme dans tous les temps, il y a eu des pleurs, il y avait bien des heures de joie et de bonheur. Dans ces temps « Où la vie était jeune et la mort espirait »,

on voyait bien des fronts sereins, des visages épanouis c'était la gaieté, la bonne humeur d'un peuple jeune et chrétien, qui travaillait, priait et s'amusait dans la paix de la bonne conscience. Outre les fêtes chrétiennes, les plus chères au cœur de ces populations profondément croyantes, il y avait des fêtes, des réjouissances publiques à l'occasion de la naissance d'un enfant royal, d'un mariage princier, de la visite d'un prince étranger, etc.

Nous avons déjà parlé des fêtes qui eurent lieu


à Paris lorsque le roi et la reine revinrent de la croisade.

Lorsque saint Louis arma chevalier son fils Philippe, le jour de la Pentecôte, Guillaume de Nangis nous dit que « au milieu du concours des prélats et des barons venus de tout le royaume, la joie de cette fête fut telle que le peuple suspendit tout travail pendant huit jours pour se livrer uniquement aux transports de son allégresse dans la cité admirablement décorée de tapis et de courtines de diverses couleurs ». Mais, pour avoir nne idée de la manière dont les Parisiens d'alors s'associaient aux fêtes royales, il faut lire le détail de ce qui s'est passé à l'occasion de la visite à Paris du roi d'Angleterre, beau-frère de saint Louis « Le très pieux roi de France, dit un contemporain, Mathieu Paris, ordonna aux seigneurs de sa terre et aux citoyens des cités par lesquelles le roi d'Angleterre devait passer, de faire déblayer les rues, de suspendre partout des tapis, des feuillages et des fleurs, de le recevoir avec allégresse, au bruit des cantiques et des cloches, à la lueur des cierges, et, revêtus des habits de fête, d'aller à sa rencontre quand il viendrait, et de le servir avec empressement pendant son Séjour.

« Or le seigneur roi de France alla au-devant de


lui jusqu'à Chartres. En se voyant, ils se précipitèrent dans les bras l'un de l'autre. De jour en jour la compagnie des deux rois s'accrut immensément, comme a coutume de le faire un fleuve grossi par les torrents. La reine de France, avec sa sœur la comtesse d'Anjou, vint au-devant d'eux pour trouver ses autres sœurs, la reine d'Angleterre et la comtesse de Cornouailles. Or leur mère, la comtesse de Provence, était présente et pouvait se glorifier, comme une autre Niobé, en considérant ses enfants.

« Cependant les écoliers de Paris, surtout ceux qui étaient Anglais de nation, suspendirent pour le moment leurs lectures et leurs disputations, parce que c'était une époque entièrement consacrée à la joie, achetèrent des cierges et des habits de fête, et allèrent au-devant des nobles visiteurs en chantant, en portant des rameaux et des fleurs, des guirlandes et des couronnes, et au son des instruments de musique. Les écoliers et les citoyens passèrent tout ce jour-là et les jours suivants dans la joie, parcourant la ville merveilleusement tapissée.

« Lorsque le cortège dont le nombre aurait pu former une copieuse armée, fut arrivé à Paris, le roi de France se réjouit beaucoup, et rendit grâces aux clercs des honneurs de toute espèce qu'ils rendaient à ses hôtes. Puis il dit au roi


d'Angleterre « Ami, voici que la ville de Paris « est à votre disposition oir vous plaît-il de « prendre votre logis ? Là est mon palais au « milieu de la ville s'il vous agrée de vous y « arrêter, que votre volonté soit faite. Si vous « préférez le vieux Temple qui est hors de la « ville, et où le local est plus spacieux, ou bien « quelque autre endroit, vous n'avez qu'à vou« loir. »

« Le roi d'Angleterre choisit le Temple. Il ordonna que le lendemain de grand matin les maisons du Temple fussent remplies de pauvres que l'on ferait manger. Chacun de ces pauvres, Quoique leur nombre fût considérable, fut abondamment servi en viandes et en poissons, avec le pain et le vin. Ce même lendemain il visita la très magnifique chapelle qui est dans le palais même du roi de France, ainsi que les reliques qui s'y trouvent, et qu'il honora par des prières et par des offrandes royales. Il visita semblablenlent les autres lieux honorables de la ville pour Y prier dévotement avec vénération. Ce même jour le seignenr roi de France dîna avec le seigneur roi d'Angleterre au Temple, dans la grande salle royale, avec la nombreuse suite des deux rois. Toutes les cours du palais étaient Emplies de gens qui mangeaient, et il n'y avait ni à la porte principale ni à aucune entrée ni


huissiers, ni gardes pour écarter ceux qui voulaient prendre place il y avait libre accès et repas abondant pour tous ceux qui se présentaient. Après le repas, le seigneur roi d'Angleterre envoya aux seigneurs français dans leurs hôtels de superbes coupes en argent, des fermoirs en or, des ceintures de soie, ou d'autres présents, tels qu'il convenait à un si grand roi d'en donner.

«Jamais à aucune époque dans le temps passé, ne fut célébré un repas si splendide et si nombreux. Dans la salle, on avait suspendu de tous cûtés, selon les coutumes d'outremer, autant de boucliers qu'il en fallait pour couvrir les quatre murailles, et parmi eux se trouvait le bouclier de Richard, roi d'Angleterre. Voici l'ordre dans lequel les convives étaient disposés. Le seigneur roi de France, qui est le roi des rois de la terre, s'assit au milieu, ayant à sa droite le seigneur roi d'Angleterre et le seigneur roi de Navarre à sa gauche. Comme le seigneur roi de France s'efforçait de régler les places autrement, de telle sorte que le seigneur roi d'Angleterre fut assis au milieu à la place la plus élevée, le roi d'Angleterre lui dit « Non pas, Messire, preniez « la place la plus honorable, car vous êtes mon « Seigneur et le serez, et vous en savez la cause» (il se reconnut vassal pour le fief de Guyenne).


Après le repas qui fut abondant et splendide, quoique ce fut un jour à poisson, le roi d'Angleterre vint loger cette nuit-la au palais du roi de France qui l'exigea formellement, et dit « Lais« sez faire, car il convient que j'accomplisse tout « ce qui est courtoisie et justice. »

Que de courtoisie, en effet, dans cette royale réception

Quelle délicatesse de paroles et de procédés Quels beaux exemples de la part des deux rois Quel beau spectacle offraient à la foule ces brillantes cavalcades, ces splendides cortèges, cette richesse et cette variété de costumes civils, militaires et sacerdotaux La royauté ne renferlnait pas alors ses fêtes dans ses palais, comme elle le fera au XVIIe et au XVIIIe siècle. Au moyen âge le peuple y était mêlé, et prenait sa place à côté des riches et des grands. Il y avait des fêtes vraiment nationales, alors que la même foi religieuse et patriotique faisait battre toutes les poitrines, que dans le cœur de tous avait son retentissement tout ce qui arrivait d'heureux ou de malheureux dans la famille royale, en qui se personnifiait la gloire et l'espérance de la France

Des Parisiens du moyen âge, Jean de Jeandun nous trace ce portrait moral « Ceux qui sont nés à Paris d'une ancienne famille sont doués


d'une telle modération et d'une telle douceur, que, par une louable habitude, ils ont peu de penchant à se mettre en colère. La plupart d'entre eux paraissent agréables par leur charmante affabilité, leur urbanité et la douceur de leur esprit. La plupart sont remarquablement enjoués. Le peuple de Paris est en grande partie franc et ouvert. »

Plusieurs de ces traits peuvent s'appliquer encore aux Parisiens d'aujourd'hui. De leurs ancêtres ils ont conservé l'affabilité, la courtoisie la douceur d'esprit. Mais ont-ils le même enjouement et la même gaieté ? Saint-Beuve nous dit que « il y a une chose que les Français ont de moins en moins; ils ne sont plus gais. Ils le sont bien encore à certains jours et par accident, au théâtre par exemple. Mais cet ordinaire de gaieté et de bonne humeur qui tenait à l'ancien fond gaulois a disparu ». Cette gaieté ne tenait pas seulement au fond gaulois, mais aussi à l'état religieux et social. La religion mettait dans les âmes avec la lumière des vérités éternelles, le calme et la résignation, la paix de la conscience. Dans la société les rangs étaient marqués. Point d'âpre travail, de concurrence à outrance.

Taine dit « que la cervelle de Paris n'est pas 1 Causeries du lundi, t. VII, p. I.


dans un état régulier et sain elle est surmenée, surchauffée, surexcitée ».

Il y a les cervelles surmenées des ambitieux de toute sorte politiques, hommes d'affaires, gens de lettres, à la poursuite de la gloire et de la fortune. Ils n'ont point le temps d'être gais.

Il y a les cervelles plus ou moins détraquées des mauvais romanciers et des mauvais journalistes et de leurs lecteurs, avec le chaos de leurs erreurs religieuses et sociales. Il y a les névropathes, les sombres pessimistes, de plus en plus nombreux. Chez toutes ces victimes du doute et des passions, il n'y a pas de place pour la véritable gaieté.

Le Français à qui manque la religion « n'est pas seulement affaibli, il est mutilé », suivant le mot de Maistre. L'élément religieux complète ses Qualités naturelles, et corrige, du moins en partie, les défauts qu'il tient de ses ancêtres. Aux Parisiens d'aujourd'hui, Maxime Du Camp reproche d'être « inconséquents, futiles, tout à la première impression, mobiles comme le vent, sceptiques, irrespectueux. d'avoir peu de sens commun ».

Dans ceux du moyen âge les défauts de race étaient combattus par la religion chrétienne, qui, dans les esprits frivoles et volages, jetait le


sérieux et la gravité de ses enseignements, et aux volontés mobiles communiquait l'énergie et la constance. Elle faisait des âmes fortes, saines et équilibrées.


LIVRE V

VIE MATÉRIELLE. ÉTAT ÉCONOMIQUE



CHAPITRE PREMIER

ASPECT DES RUES DE PARIS. LA VOIRIE

En comparant leur vie religieuse et morale à celle de leurs ancêtres du XVIIIe siècle, la plupart des Parisiens d'aujourd'hui auraient bien sujet de s'humilier; mais ils triomphent incontestablement pour la civilisation matérielle. Elle leur a apporté des avantages inconnus de leurs pères: ils sont mieux logés, mieux nourris, mieux éclairés. Leur ville est beaucoup plus grande, Plus brillante, mieux bâtie, mieux arrosée, mieux balayée.

Les anciens auteurs ont cependant loué le vieux Paris, malgré ses verrues, comme Montaigne.

« L'an mil cent nonante, dit Corroret', Philippe Auguste donna à Paris les armoiries qu'il Porte aujourd'hui: c'est de gueulles à un navire d'argent, le chef d'azur semé de lis d'or; don1 Antiquités de Paris.


nant par ces signes à entendre que Paris est la dame de toutes les autres villes de France, dont le Roy est le seul souverain et patron, qu'elle est la nef d'abondance et d'affluence de tous biens. » C'est par la Seine que tous les biens aflluaient alors à Paris. « Notre nourricière Seine » dit du Breuil.

Dans les Louages de Paris, Jean cle Jeandun n'a pas oublié celles du fleuve nourricier. « Dans ce bassin de Paris, qui semble avoir reçu du Très Haut le rôle de Paradis terrestre, la Seine vient se répandre. La grandeur suffisante de son lit, la rapidité modérée de son cours, non impétueux, mais tranquille, y fournissent en abondance les richesses de toutes les parties du monde nécessaires aux besoins de l'homme. La Seine y apporte en grand nombre les vins de la Grèce, de Grenade, de la Rochelle, de Gascogne, de Bourgogne; elle amène en quantité du froment, du seigle, des pois, des fèves, du foin, de l'avoine, du sel, du charbon et des bois ».

Aussi, comme les Parisiens aimaient leur fleuve Ils s'en rapprochaient le plus possible, entassant leurs maisons sur ses bords, dans ses îles et même sur ses ponts faisant baigner dans ses eaux le pied de leurs habitations. En faveur de ses bienfaits, ils lui pardonnaient ses caprices et ses inondations, qui n'avaient rien d'excessif,


quoiqu'il ne lut pas encore emprisonné dans des quais.

A la place de la rigide ligne de pierre qui enserre aujourd'hui les eaux de la Seine, ils avaient sous les yeux les roseaux et les saules entre lesquels se développaient librement les sinuosités de son cours. Les bateaux sans nombre qui montaient et descendaient lentement, halés par des chevaux, la population grouillante des bateliers, débardeurs, jaugeurs, crieurs et de tous les mariniers, les disputes des valets conduisant les chevaux aux abreuvoirs, tout cela formait un tableau animé et pittoresque.

Les principales rues étaient pavées de larges et fortes dalles, qu'on a retrouvées en 1832 à 1m,50 au-dessous du sol. Le pavage commencé Par Philippe-Auguste était encore loin de s'étendre à toutes les rues.

Le voyer Jean Sarrasin était chargé de faire exécuter les ordonnances royales et les règlements de police pour la voirie. Les Parisiens n'en tenaient pas grand compte, et il fallut de longs siècles et les ravages des épidémies pour leur faire changer leurs habitudes.

Les règles de l'hygiène et de la salubrité publique étaient moins connues et pratiquées que de nos jours. Cependant, elles étaient loin d'être


ignorées. Il y avait même des habitudes de propreté qu'on ne trouve plus au xvne siècle. En 1292, le rôle de la taille mentionne dans Paris 26 étuves. Sous Louis XIV, il n'en restait que 2 et les latrines étaient presque inconnues, tandis qu'au moyen âge elles étaient d'un usage universel'. Il y avait des puisarts et des fosses pour les immondices qui ne pouvaient pas être déversées dans la rivière ou dans les égouts. Si ce n'était pas encore le système du tout-à-l'égout, ce n'était pas non plus celui de tout r( la rue. Mais le régime des égouts était bien imparfait; quelques-uns même étaient à ciel ouvert, et Paris n'avait pas, comme aujourd'hui, des eaux courantes pour entretenir la propreté dans les rues.

Deux aqueducs construits au XIIIe siècle y conduisaient les eaux de Ménilmontant et de Belleville. Mais ces eaux étaient en petite quantité et on devait se contenter de quelques fontaines (fontaine des Innocents, des FillesDieu, etc.) et des puits. Ils étaient faciles creuser sur la rive droite, ou l'on trouve l'eau à quatre ou cinq mètres de profondeurs

L'abbé Hugues avait fait ériger à Saint-Denis 1 Enlart. Manuel d'archéologie, t- II.

2 De Ménorval. llist. de Paris, t. I.


(1197-1204) une grande fontaine dont la grande vasque de 12 pieds de diamètre est conservée à l'école des Beaux-Arts et doit être attribuée à Pierre de Montereau. On y voit 28 médaillons d'une grande beauté de composition et d'exécution'.

Dans un temps oii le partage de Paris entre de nombreuses juridictions s'opposait aux mesures d'ensemble, on doit s'attendre à beaucoup d'imperfection dans l'édilité et le service de la voirie. Les ordonnances sur l'alignement des maisons, l'écoulement des eaux et la propreté des rues, la défense d'y laisser vaguer les porcs ne recevaient qu'une exécution incomplète ou temporaire, à l'occasion des processions ou des entrées solennelles.

Ces rues étroites et tortueuses, souvent encombrées, ou la circulation était difficile, avaient drt moins l'avantage de préserver du froid et de la chaleur, et d'offrir le coup d'œil le plus pittoresque.

Rien de plus éloigné de l'uniformité et de la monotonie de nos rues modernes, contre lesquelles nos architectes commencent maintenant à réagir. La plupart des maisons étaient faites Pour une seule famille et différaient d'aspect, 1 Enlart. Manuel d'archéologie, t. II.


comme différaient la fortune, les goûts et le caprice des propriétaires. Pour les distinguer, à la place de notre banal numéro, il y avait des enseignes aux formes les plus variées et les plus pittoresques, peintes ou sculptées sur la façade, ou se balançant à l'extrémité d'un support en fer, souvent artistement ouvragé. Sur la porte d'une hôtellerie, par exemple, on voyait une figure en cul-de-lampe, à face joviale, tenant un broc et un verre qu'elle semble offrir.

D'ordinaire, les maisons présentaient leur pignon sur la rue et formaient ainsi des lignes festonnées très variées. Non moins variées étaient les façades. « Nos hautes bâtisses alignées le long des rues, coulées dans le même maule, uniformément percées, avec leurs façades régulières revêtues d'une ornementation vulgaire et toujours identique à elle-même, peuvent faire l'admiration de la foule, mais attristent l'œil de l'artiste'. » La maison du moyen âge n'était pas la maison banale habitée par des locataires de passage. C'était la maison de famille, avant son cachet d'originalité et d'individualité. La construction et la décoration portaient l'empreinte des goûts, des habitudes, de la personnalité du propriétaire. Égayées par des 1 Garnier et Amman. L'habitation humaine.


sculptures et par des enseignes tantôt d'un caractère religieux, tantôt fantaisistes, comiques, satiriques, ornées d'élégantes tourelles en encorbellement, les façades se terminaient par des pignons aigus dont la toiture faisait auvent. Souvent chaque étage surplombait sur l'étage inférieur, de telle sorte que dans le haut, les maisons se touchant presque interceptaient l'air et la lumière de la rue. Mais si le jour ne venait pas de la rue, il ne s'en répandait pas moins à l'intérieur des îlots par des cours et même des jardins dont le passant ne soupçonnait guère l'existence

Grande était l'animation de ces rues, sans cesse parcourues par des bourgeois allant à leurs affaires, des médecins à cheval courant à leurs clients, des ecclésiastiques et des religieux de tout ordre et de tout costume, des badauds et des flâneurs en quête de spectacles et s'arrêtant dans les carrefours devant les tréteaux des jongleurs et des charlatans, des litières et des chars qui avaient peine à se frayer un chemin à travers la foule. Du sein de cette foule s'élevait la voix perçante des crieurs publics, vivantes et seules annonces du commerce à cette époque. Mais tout ce bruit et tout ce mouvement cesDe Ménorval. Ilist. de Paris, t. I.


saient avec le jour après le couvre-feu, les rues étaient désertes et silencieuses. Elles n'étaient guère éclairées que par

L'obscure clarté qui tombe des étoiles

et par la lumière tremblotante des veilleuses allumées au pied des images pieuses au coin des rues. En 1258, Ét. Boileau, prévôt de Paris, avait bien ordonné que chaque propriétaire éclairât la façade de sa maison au moyen de pots à feu. Mais cette ordonnance ne fut pas observée.

Les Parisiens d'alors n'étaient pas noctambules. Ils passaient la nuit chez eux, au grand profit de la morale et de l'esprit de famille, et leur sommeil n'était interrompu que par la sonnette et la voix plaintive du crieur des trépassés: « Réveillez-vous, gens qui dormez, priez Dieu pour les trépassés ».

Les rues portaient tantôt le nom de l'église la plus proche, tantôt celui d'un riche bourgeois qui l'habitait, tantôt celui de l'industrie et du métier qui y étaient concentrés.

Le Livre de la Taille de Paris pour 1292, édité par Géraud, nous donne le nom de toutes ces rues, paroisse par paroisse, ainsi que le nom de ceux qui les habitaient. Dans cette liste on trouve peu de noms patronymiques. Presque


tous les contribuables sont désignés par leur prénom, suivi tantôt du nom de leur pays d'origine (Lenormand, Le Gallois, Lallemand, etc.), tantôt de l'indication de leur profession (Lefèvre, Le Pelletier, Fournier, etc.), tantôt d'un sobriquet tiré d'une particularité de la personne, de ses mœurs. Dans cette catégorie, il en est qui rappellent l'audace licencieuse des fabliaux. Parmi les pays d'origine, nous trouvons, outre les diverses provinces françaises, la Lorraine, la Flandre, la Lombardic, l'Ecosse, l'Angleterre, l'Aragon, Home. Entre autres professions on peut remarquer Jehan Escorche-rainne (grenouille), Ernoul ans Pourceaux, Jean aux Oës (oies), Jehan Chaufe-cire, Guillaume Portebûche, etc.

Toutes les qualités, comme tous les défauts


par le commerce et l'industrie, qui donnèrent leur nom à plusieurs rues et fournirent des prévôts des marchands les familles Bourdon, Point l'Asne (pungens asinum), Barbette (qui donna son nom à une des portes de la ville), Gention, Piz d'Oë, Porée, Trousse-Vache, Sarrasin de Meulan, Le Flamenc, Marcel, Haudry, Boisleve, etc.

Ces familles opulentes habitaient surtout les paroisses de Saint-Germain-l'Auxerrois et de Saint-Jean-de-Grève. C'était le quartier le plus riche de la rive droite. Des trois grands quartiers de Paris, la Ville, ou rive droite, était de beaucoup le plus riche, puisque en 1292, sur 15.200 contribuables, 11.469 appartiennent à ce quartier et paient ensemble 9.639 livres 8 sols sur les 12.218 livres 14 sols formant le total du rôle. Le taux moyen de l'impôt est de 14 sols dans la Cité et dans l'Université, de 16 sols dans la Ville et de 20 sols dans les paroisses de Saint-Germain-l'Auxerrois et de Saint-Jean-deGrève 1.

D'après un document qui nous fait connaître la contribution des diverses paroisses de Paris à l'aide payée pour la chevalerie du fils aîné de Philippe le Bel en nous voyons que les 1 h'ranklin. Les rues et les eris de Paris au XlIle siècle. p. 72.


Paroisses les plus riches étaient Saint-Jacquesde-la-Boucherie, Saint-Germain-l'Auxerrois, Saint-Eustache, Saint-Gervais, Saint-Nicolas-desChamps, Saint-Jean-en-Grève, Saint-Merry.


CHAPITRE II

VISITE AU QUARTIER DE L'INDUSTRIE

ET DU COMMERCE

De la montagne Sainte-Geneviève, par la rue Saint-Jacques, descendons vers la Cité et, traversant la Seine par le Grand Pont, allons visiter sur la rive droite le quartier de l'industrie et da commerce.

Perpendiculaires à la Seine, les rues SaintMartin et Saint-Denis traversaient tout le quartier de la rive droite. C'étaient deux grandes artères où les autres rues venaient puiser et se dégorger.

La rue Saint-Denis était la voie des entrées triomphales, des réceptions solennelles des rois, des pompes religieuses. On y voyait de distance en distance de grandes croix de pierre sur des monticules appelés Montjoies.

1

L'ALIMENTATION

Parmi les 450 métiers différents, qui, d'après


le rôle de La taille, en 1292, travaillent pour les Parisiens, considérons d'abord ceux qui regardent l'alimentation. Nous trouvons 62 talmeliet's (boulangers), 35 épiciers, 106 pâtissiers, 18 fourmagiers. 51 poulailliers, 4i poissonniers, 17 fruitiers, 8 laitières, 10 moustardiers, 24 osteliers (aubergistes), 56 bufetiers vinetiers (marchands devin), 37 cervoisiers, 12 charcutiers, 49 bouchers.

C'est surtout dans les rues de la paroisse Saint-Jacques-de-la-Boucherie (l'Écorcherie, Pied-de-bœuf, la Tuerie, la Triperie, la Pierre à poisson) et celles qui rayonnent autour des Halles (Poulaillerie, Harengerie, Fromagerie, rue au Lard, rue aux Oucs (oies), que se trouvent réunis tous ces pourvoyeurs des tables parisiennes.

Dans son Traité des louanges de Paris, Jean de Jeandun écrivait au commencement du XIVe siècle « Je pense qu'il suffit de dire que cette ville est munie en tout temps de provisions si variées et si belles qu'un palais excité par la faim ne sera jamais privé de se satisfaire avec des mets simples ou recherchés. Ce qui semble merveilleux, c'est que plus la multitude afflue à Paris, plus on y apporte une exubérance de vivres, sans qu'il se produise une augmentation proportionnelle du prix des denrées. »


En dépit des mets recherchés qu'on y trouvait, Paris n'était pas encore la « cité admirablement? gourmande et truffivore par excellence » dont parle Brillat-Savarin. « On est étonné, dit Depping dans l'Introduction au Livre des Métiers, de la frugalité des Parisiens d'alors combien ils étaient restreints dans leurs besoins et dans leurs goûts! Que d'objets de luxe et de sensualité, devenus depuis presque nécessaires, leur étaient inconnus Quelle simplicité et quelle sobriété en comparaison de ce qu'exigent aujourd'hui les habitudes des hourgeois »

Depuis, la cuisine est devenue un art qui est allé se raffinant de plus en plus. Aujourd'hui, pour se consoler de ses gloires perdues, il reste à la France celle de fournir à l'Europe ses meilleurs cuisiniers.

A ceux de son temps, Et. Boileau ne demande que « de savoir appareiller toute manière de viandes communes et prouffitables au peuple, et de ne cuire ou rôtir ouës (oies), vel (veaux), agniaux, chevraux ou couchons se il ne sont bons, loyaux et souffisans pour manger et aient bonne mouelle, sous peine d'une amende de diz solz' ». Ces cuisiniers publics, ancêtres de 1 Le Grand d'Aussy. Vie privée des Français, t. II, p. 70.


nos restaurateurs, formaient la corporation des oyers hasteurs (rôtisseurs d'oies).

Les poulaillers étaient soumis à des règlements sévères pour « les sauvagines et les volatiles que on garde trop, de quoi on a soupçon que ils ne soient mauvèses et porries ».

Doués d'estomacs plus robustes que les nôtres, nos aïeux mangeaient, non seulement le héron, qui passait pour une viande royale, mais encore la grue, la cigogne, le cormoran. Le chevreuil, le cerf, le sanglier et surtout le paon, viande des preux, étaient réservés pour les tables des grands.

A la porte du Grand-Pont, sur les pierres plates de la rue aux pières le Roy, les poissonniers d'eau douce étalaient leurs poissons. D'après un document du XIIIe siècle, les Proverbes, catalogue des meilleures choses que produisait alors le royaume, on estimait surtout à cette époque les anguilles du Maine, les barbeaux de Saint-Florentin, les brochets de ChâIons, les lamproies de Nantes, les loches de Bar-sur-Aube, les saumons de Loire, les truites d'Andels'.

Un autre document nous donne la liste des Manières de poissons que on prant à la mer. On 1 Le Grand d'Aussy, t. II, p. 80.


en compte cinquante, parmi lesquels les oistres (huîtres). Cependant, elles ne semblent pas entrer dans le répertoire gastronomique des Parisiens de cette époque car elles ne figurent pas parmi les poissons qui paient des droits, soit à l'entrée de Paris, soit aux halles.

Au moyen de relais de poste placés sur les routes, on faisait venir la marée fraîche à Paris. Dans l'alimentation de cette époque, « le harenc frès et salé, le maquerel, le merlanc, la morue fraîche ou bucannée (salée) » avec les poissons d'eau douce, tenaient une place bien plus importante que de nos jours, où l'oti ne connait presque plus ni avent ni carême. Nos pères avaient une force de digestion qui leur permettait de manger même le marsouin et la baleine. Plus on avance vers les temps modernes, plus on voit diminuer la liste des poissons bons à manger\

Le commerce de poissons de mer, mais non de poissons d'eau douce, pouvait être fait par les regratiers, qui remplaçaient les épiciers et les fruitiers d'aujourd'hui. Ils pouvaient vendre « pain, poisson de mer, char cuite, sel à mines et à boisseaux, à estal et à fenestre, pomes et toute autre manière de fruit crut en France, aus, 1 Livre des métiers, p. 32.


oingnons et toute autre manière d'aigreur, dates, fgues et toute manière de raisins, poivre, coumin, canele, regulisse et cire qui ne soit ouvrée 2 ». Ils vendaient aussi ocs (œufs) et fromages. D'après les cricries de Paris, les fromages les plus renommés étaient ceux de Champagne et de Brie

« J'ai bon frommage de Champaingne

Or i a frommage de Brie. »

Aux regratiers se rattachaient les apotécaires (apothecarii) qui, d'après le Dictionnaire de Jean de Garlande, vendaient les médecines avec les épices (confectiones ci electuaria), le gingembre (zinziberum quod convenit frigidis complexioni- bus), le poivre et le cumin, le girofle (gariopholos) et la cannelle, l'anis et le fenouil, le sucre (zucarum), la réglisse (liquiricia), l'ellébore (qua acuantur medicinæ laxativæ).

Le sucre, encore à l'état de sirop, était une denrée chère et se vendait comme remède chez les apothicaires, ainsi que l'eau-de-vie 2.

Les boulangers portaient le nom de talmeliers (parce qu'ils tamisaient la farine). D'après Jean de Garlande, ils faisaient du pain de froment (dc 1 Le Grand d'Aussy. Note de Roquefort.

2 G. de Villeneuve. Cris de Paris.


frumento), de seigle (de seligine), d'orge (de ordeo), d'avoine (de avena), de méteil et de son (acere et furfure). Jean de Jeandun nous vante en mauvais latin la bonté du pain qui se faisait à Paris « Panes quos faciunt quasi incommensurabzlem szesczhizzrzt bonitatis et delicationis ex- cessum ».

La pâtisserie ne se faisait encore remarquer que par la simplicité de ses produits. Écoutons les cris des oublayers, marchands d'oublies, qui promènent dans les rues, surtout le soir, leurs corbeilles couvertes d'une blanche serviette « Oublies chaudes, galettes chaudes, rissoles, échaudés, flans chauds, gâteaux à fèves

« Le soir orrez (entendrez) sans plus attendre,

A haute voix sans délaies

Diex! qui appelé l'oubloier è. »

Par l'Yonne et la Saône, Paris recevait les riches produits des vignobles de Bourgogne. Mais il avait plus près de lui les vins de l'Ile-deFrance, les vins français très estimés, qui « ne le cédaient à ceux d'aucun canton du royaume », et dont la réputation s'est maintenue jusqu'au XVIe siècle. On citait principalement ceux d'Argenteuil, Marly, Meulan, Montmorency, et à Paris même, sur la rive gauche, le clos Saint-


Victor, le clos Sainte-Geneviève, le clos Bruneau, le clos etc.

Ce n'était pas alors le beau temps pour les ivrognes. On n'avait pas encore inventé ces drogues malsaines, ces boissons meurtrières qui se débitent dans nos estaminets, dans nos cafés. On n'avait guère que le vin pour s'enivrer et encore y avait-il des obstacles. Saint Louis avait fait des règlements sévères pour les cabarets. Il est vrai qu'à chaque taverne était attaché un crieur public qui parcourait les rues, un broc et un hanap à la main, offrant du vin aux Passants altérés. Mais les buveurs de profession ne pouvaient y trouver leur compte.

Les cervoisiers ou brasseurs ne pouvaient faire leur cervoise (bière) « fors (si ce n'est) d'yauc (eau) et de grain, c'est à savoir, d'orge et de drogie (drèche) ».

1 Le fabliau de la Bataille des vins (XIIIe siècle) donne une longue liste des meilleurs crus de France, dont la plupart ont gardé leur vieille renommée Beaune en Bourgogne, SaintEmilion en Guyenne, Epernay en Champagne. Il y a exception Pour le Saint-Pourçain d'Auvergne, placé alors au premier rang. Dans le fabliau, nous trouvons cités les vins d'Anjou, du Berri, du Nivernais, de l'Orléanais, de la Touraine, de la Provence, de Narbonne, Béziers et Languedoc, de Bordeaux.


II

LE VÊTEMENT ET LA TOILETTE

Le vêtement et la toilette faisaient travailler de nombreux métiers.

Les tisserands de drap ou de lange fabriquaient l'estanfort, le camelin blanc et brun, les draps rayés et mtrbrés.

Les laines indigènes, fournies principalement par le Languedoc, le Berri, la Normandie, étaient moins estimées que celles qui venaient d'Angleterre et d'Espagne.

A Paris, la filature occupait quatre corporations fileoses de laine, filandriers et filan- drières de chanvre et de lin, fileuses de soie à grands fuseaux, fileuses de soie à petits fuseaux. Les procédés et les instruments étaient à pell près les mêmes que ceux qui sont encore en usage dans nos campagnes. Le fuseau était considéré comme donnant de meilleurs résultats que le rouet'.

Le commerce de drap, très actif à Paris, était surtout alimenté par les fabriques de Flandre et de Normandie. Paris avait aussi des fabriques1 G. Fagniez. Études sur l'industrie de Paris au XIIIe siècle, p. 221.


Il y avait des draps de soie, de laine et de coton.

La soie était fournie par la Provence et par l'Italie et coûtait fort cher. On distinguait le cendal, sorte de taffetas, et le samit, étoffe épaisse, employée pour les bliaus, robes de dessus et manteaux de la noblesse.

Les miniatures du XIIIe siècle représentent fréquemment des tissus de soie et d'or, où l'or forme des dessins, des fleurs, des animaux.

On fabriquait des étoffes de laine de diverses qualités bureau bu burel, drap grossier pour le Peuple camelin, originairement étoffe de poil de chameau venue d'Orient tiretaine, étoffe plus fine pour la classe bourgeoise.

En dehors des habits de deuil, qui étaient d'étoffes sombres et sans passementerie, on recherchait les draps de couleur de toutes nuances, draps rayés, marbrés, etc. L'écarlate ne s'appliquait qu'aux plus fins et aux plus riches. L'aune de certaines qualités d'écarlates valait jusqu'à 200 francs de notre monnaie

Dans le Livre des Métiers, les drapiers sont appelés tisserands de lange. Ils étaient à la tête de l'industrie parisienne. Dans la Taille de 1313, les trois commerçants les plus imposés de Paris 1 Franklin. Vie privée. Magasins de nouveautés, p. 242.


sont trois drapiers, ayant 172.000, 160.000 et i5o.ooo livres de rente, calculées sur la valeur actuelle de l'argent 1.

Les étoffes de coton apportées d'Orient étaient encore peu répandues. C'est la laine qui dominait et servait à faire des vêtements amples et chauds (houppelandes, peliçons, capes, manteaux) dont on aimait à s'envelopper dans un temps où l'on voyageait beaucoup à cheval, et où les appartements n'étaient pas chauffés comme de nos jours. Au total, ces habitudes étaient beaucoup plus saines, puisqu'il est toujours facile de se débarrasser d'un vêtement trop chaud, et qu'on n'avait pas ainsi à craindre ces brusques changements de température de l'intérieur à l'extérieur, causes de beaucoup de maladies.

Le peliçon, robe de dessus, était un vêtement d'apparat que son ampleur et les fourrures dont il était doublé rendaient cher. On en faisait présent aux personnes que l'on voulait honorer. Les fourrures étaient très en usage, surtout chez les nobles, qui employaient les plus précieuses hermine, martre, zibeline, petit-gris, menu vair. Pour la petite noblesse et la bour- geoisie, il y avait l'écureuil, le lièvre, le renard, 1 Ibid., p. 245.


et pour le peuple l'agneau, le chat, le blaireau, etc.

Au xme siècle, les hommes nobles portaient une robe longue, descendant au-dessous du genou, à manches étroites, fendue des deux côtés pour permettre de monter à cheval, serrée autour de la taille par une ceinture. Par-dessus, ils plaçaient le surcot, autre tunique de drap léger de laine ou de soie, avec manches ou sans hanches. Un manteau à larges plis, doublé de fourrures, complétait le vêtement de dessus. Comme vêtement de dessous, il y avait la chainse (chemise) de toile de lin ou de chanvre, ou même de soie, et la braie, semblable à nos pantalons à pied, mais à jambes justes, et maintenues à la taille par un cordon.

A la place des braies, les femmes portaient des caleçons descendant aux genoux et des chausses (d'où viennent nos bas).

Leur vêtement était le même que celui des hommes (cotte, surcot, manteau). Mais leur tunique descendait jusqu'aux pieds.

Comme complément du costume, pour les deux sexes, il y avait l'aumônière, souvent riche. lnent brodée, qui servait en voyage à porter l'argent, les bijoux, des remèdes, etc.

Pour chaussure, on avait des souliers faits de cuirs colorés ou d'étoffes tissées d'or, attachés


au-dessus du cou-de-pied par une boucle ou par un bouton. Ils prenaient exactement la forme du pied.

Pour voyager et aller dans la boue, on avait de fortes bottes appelées houseaux.

La classe inférieure occupée de travaux manuels était coiffée d'un bonnet ou coiffe de toile ou de laine, selon la saison, couvrant les oreilles et attachée sous le menton.

Il y avait aussi les chaperons et les chapels ou chapeaux dont la forme fut très variable.

Pour les femmes, la coiffure est très simple. Les cheveux sont tordus en nattes ou rejetés derrière le chaperon, ou retenus dans une résille, laissant le front découvert. Souvent un voile ou une guimpe enveloppe le tour du visage en retombant sur le cou. Les corsages montants, avec manches justes, dessinent la poitrine sans la serrer. Les jupes sont amples, collant aux hanches et tombant sur les pieds. Sur cette robe est posé le manteau ou la pelisse.

« La coutume de décolleter la robe des femmes, dit Viollet-le-Duc 1, ne paraît pas avoir été admise avant la fin du XIIIe siècle 2. Les vêtements des femmes de cette époque sont d'une 1 Dictioranaire du mobilier, t. IV, passim.

2 Nous avons vu qu'il y avait cependant des exception* contre lesquelles s'exercait la verve des prédicateurs.


chasteté Irréprochable. Ils sont très enveloppants, aisés et tendent à laisser aux formes du corps leur apparence naturelle. Aux habits somptueux, chargés de broderies, d'orfèvrerie et de joyaux, aux robes serrées, gênantes, on voit succéder, au XIIIe siècle, un vêtement simple, commode, à peu de chose près commun a toutes les classes et qui tire toute sa valeur de la façon de le porter. Suffisamment ample pour ne gêner aucune partie du corps, mais non par trop pour embarrasser le mouvement, il est simple et gracieux. La mode ne se livre à aucun de ces écarts si fréquents depuis. »

Pendant cette période, les hommes ne laissent pas croître la barbe. Les cheveux, ni trop longs ni trop courts, sont entretenus avec grand soin. Le cou est découvert. Les jambes sont passées dans des chausses qui, en les préservant des intempéries, n'en dissimulent pas les formes et n'en gênent pas les mouvements.

Les clcopeliens de fleurs faisaient des chapeaux de fleurs, simples couronnes de verdure, ornées de fleurs naturelles, dont la jeunesse des deux sexes aimait à se parer dans la belle saison. Les chapelier de paon employaient les plumes de paon comme aujourd'hui on emploie les plumes d'autruche.

Les chapelières d'orfrois, sortes de mar-


chandes de modes, faisaient pour les dames de riches coiffures brodées en or et en perles.

Il y avait enfin les chapeliers de colon et les chapeliers cGe feutre qui « ne doivent faire chapiaux de feutre fors que d'aignelins pur sans bourre ».

24 pclleticrs fournissaient les fourrures.

197 tailleurs de robes confectionnaient les vêtements, pour lesquels on n'employait gère que les étoffes de laine. Les étoffes de soie (samits, cendaux, pailes) n'apparaissaient que rarement, en dehors des habits sacerdotaux. Le goût était aux étoffes rayées et a carreaux, aux tissus de diverses couleurs, aux « draps d'écarlates sanguines, de vermeille coleur, de bleu azurés ».

Les tailleurs de robe faisaient le vêtement complet chemise, cotte, bliaut, pelicon, surcot, manteau.

On comptait à Paris 24 maîtres gantiers.

Les gants faisaient partie du costume des personnes des deux sexes qui prétendaient être mises convenablement.

Le Livre des Métiers, dit que « quiconques veut estre gantiers à Paris de fere ganz de mouton, de ver ou de gris, ou de veel (veau), il convient qu'il achate le mestier du roy».

D'après Jean de Garlande (Dictionnaire) « les


gantiers trompaient les écoliers de Paris en leur vendant des gants simples et des gants fourrés en peaux d'agneau, de lapin, de renard, ainsi que des moufles ou mitaines de cuir ».

Les gants étaient donnés en cadeaux. Dans les Facultés, les écoliers en devaient à leurs examinateurs. C'était un acte de soumission ou de déférence'.

D'un objet de dévotion, les patenôtres (chapelet), on faisait un ornement du costume. D'or ou d'argent pour les riches, d'ivoire, d'ambre, de jais ou de corail pour le commun des fidèles, on le portait à la ceinture ou au bras. Le débit en était assez considérable, pour occuper trois corporations distinctes, dont on trouve les règlements dans le Livre des Métiers.

Dix-huit cristalliers ou pierriers (joaillierslapidaires) se livraient au commerce et à la taille des pierres précieuses, et cent seize orfèvres ou bijoutiers travaillaient l'or, fourni en partie par la France et recueilli dans le salle du Rhône, du Rhin et de la Vienne 2.

La pureté de l'or affiné à Paris était sans égale. Aussi les orfèvres ne pouvaient en employer d'un titre inférieur. « Nos orfèvres ne 1 Franklin. Vie privée. Magasins de nouveautés, p. II.

2 G. Faginez. Op. cit., p. 252.


puet ovrer d'or à l'aris qu'il ne soit à la touche de Paris ou miendres (meilleur) » dit le Livre des Métier. Chaque orfèvre marquait ses ouvrages de son poinçon et de son contre-seing.

C'était surtout dans la rue Quincampoix, dans les environs de la rue Saint-Martin, et dans les galeries du Palais, près de la Cour, que les orfèvres et merciers ouvraient leurs brillantes boutiques, étalaient leurs riches assortissements. Un fabliau nous donne l'énumération des marchandises d'une de ces boutiques

J'ai les mignottes ceinturières,

J'ai beaux ganz à demoiselettes,

J'ai ganz forrez, doubles et sangles,

J'ai de bonnes boucles a cengles,

J'ai chainêtes de fer bêtes,

J'ai bonnes cordes à vièles,

J'ai les guimples ensafranées,

J'ai aiguilles encharnelées,

J'ai escrin a mettre joiax,

J'ai borses de cuir à noiax (noyaux)1.

A la halle de Champeaux se trouvaient exposés tous les produits de la fabrication parisienne qui travaillait pour le luxe et la coquetterie. Jean de Jeandun les décrit avec son enthousiasme ordinaire.

1 Le dit d'un mercier.


« Ce joyeux séjour cies plus agréables divertissements offre en de très grandes montres Pleines de trésors inestimables toutes les espèces les plus diverses de joiaux réunis. Lu, si vous en avez le désir et le moyen, vous pourrez acheter tous les genres d'ornements que l'industrie la plus exercée, l'esprit le plus inventif se hâtent d'imaginer pour combler tous vos désirs draps plus beaux les uns que les autres, superbes pelisses tous les objets qui servent à parer les différentes parties du corps humain couronnes, tresses, boucles, peignes d'ivoire. miroirs, ceintures pour les reins, bourses pour suspendre au côté, gants pour les mains, colliers pour la poitrine. Dans ces lieux d'exposition, les regards des promeneurs voient sourire à leurs yeux tant de décorations pour le divertissement des noces et pour les grandes fêtes, qu'après avoir parcouru à demi une rangée, un désir impétueux les porte vers l'autre, et, qu'après avoir traversé toute la longueur, une insatiable ardeur de renouveler ce plaisir, non pas une fois, ni deux, mais comme indéfiniment, leur ferait recommencer l'excursion, s'ils voulaient en croire leurs désirs. »

Dans cette exposition des Champeaux, comme dans nos grands magasins, que de désirs excités par la vue de tous « ces objets qui servent à


parer les différentes parties du corps » quelles tentations pour les filles d'Ève

Le petit traité De ornatu mulierum, écrit vers la fin du xim° siècle, nous prouve par le seul énoncé de ses divisions, que la vanité féminine n'ignorait aucun des raffinements de la coquetterie, et que les soins du corps n'étaient pas aussi négligés qu'on l'a prétendu « De l'art de se laver. De l'ornement de la chevelure. Des cheveux noirs. De l'embellissement du visage. De la dépilation. De la beauté des lèvres. De la blancheur des dents. De la manière de rendre l'haleine suave. De la clarification du teint'. » A la ceinture ou à la poche, elles portaient un miroir de métal poli, enfermé dans une hoîte d'ivoire, d'ébène, etc.

III

l'ameublement

Pour avoir une idée du luxe dans l'ameublement à cette époque, allons visiter l'hôtel d'un riche bourgeois ou d'un seigneur; car, dans ce Paris de saint Louis,, il n'y avait pas seulement les maisons et les boutiques des marchands et des artisans. « Que de grands et de beaux hûtels 1 Lecoy de la Marche. La Chaire au moyen âge, p. 444-


s'écrie Jean de Jeandun. Les uns sont ceux des i°ois, des comtes, des ducs, des chevaliers et des autres barons les autres appartiennent aux Prélats. Tous sont grands, Lien bâtis, beaux et splendides. A eux seuls, et séparés des autres maisons, ils pourraient constituer une merveilleuse cité. »

Si presque toute la noblesse vivait encore sur ses terres, dans des châteaux féodaux, et n'encombrait pas la cour et la capitale comme elle fera plus tard, surtout dans les derniers temps de la monarchie, cependant les princes de la famille royale, et un certain nombre de grands seigneurs et d'évêques avaient leur hôtelà Paris: les frères de saint Louis, les ducs de Bourgogne, de Bretagne, les comtes de Champagne, de Dreux, etc. Pour l'emplacement de ces hôtels et des maisons de plaisance, on choisissait, de préférence, les clos de la rive gauche et les bords charmants de la Bièvre, ou le voisinage des remparts. Englobés dans les constructions, ces remparts fournissaient de belles terrasses d'ou la vue s'étendait au loin sur les campagnes verdoyantes, sur les villages perdus dans les blés, ou sur les blanches murailles des grandes abbayes bâties autour de la ville'

1 De Ménorval. Hist. de Paris, t. 1.


Pénétrons dans une de ces opulentes demeures, et entrons dans la grand'salle qui occupe le premier étage. Elle sert de lieu de réunion pour la famille, de salle à manger, de salle de réceptions et des fêtes. Quel beau coup d'œil elle présente avec les solives du plafond sculptées, peintes et dorées, les fenêtres garnies de vitraux, les riclres tentures dont elle est encortinée, avec ses lambris, son pavé aux carreaux émaillés englaiolé, jonché de fleurs et de feuillage! Grande variété de forme et de dimension dans les meubles servant de siège! Les uns sont fixes et lourds (les bahuts), les autres légers et mobiles. Pendant que le seigneur ou l'étranger de distinction s'assied sur la grande chaise, meuble imposant et de solennelle tournure, les autres prennent place tout autour sur des bancs, des escabeaux, de petits pliants, par terre même sur des tapis, de la façon la plus pittoresque. pour être mis en harmonie avec les riches vêtements aux couleurs éclatantes de cette époque, les sièges seront décorés eux aussi, recouverts d'étoffes brillantes, de coussins et de tapis mo- biles, avec armoiries brodées, devises, incrustations d'or, d'ivoire et d'argent.

Parcourons la salle, pour examiner un peu en détail le mobilier. Un côté est occupé par la cheminée, vaste et haute, au manteau orné de


sculptures et de peintures De forts Landiers (chenets) supportent et retiennent les énormes bûches qu'on yjette. Des écrans d'osier mobiles, montés sur des pieds, servent à tempérer l'arcieur de la chaleur qui rayonne de ce foyer, et des paravents interceptent les courants d'air que les courtines suspendues aux portes et aux fenêtres ne stiflisent pas à arrêter dans ces vastes Appartements.

Quand il y avait beaucoup de monde à coucher, la grand'salle était convertie en une sorte de dortoir, et divisée en cellules ou clotels par des cloisons de menuiserie, ou de simples courtines d'étoffe ou de tapisserie.

Pour éclairer la salle, il y avait des bras de fer scellés à côté de la cheminée, et garnis de bougies de cire, et aussi des lustres suspendus au plafond.

Les murailles étaient revêtues de cuir doré, ou de tapisseries à sujets tirés de l'Ancien et du nouveau Testament, ou des romans de chevalerie.

Tout le long étaient rangés des sièges de diverses formes. Une place d'honneur était réservée au dressoir, sorte d'étagère, à plusieurs degrés, sur laquelle s'étalait une riche vaisselle, et une foule d'objets précieux, statuettes, bijoux, coffrets, etc.


De nombreux escabeaux accompagnaient les grands sièges, et on les prenait volontiers pour les entretiens familiers.

Au milieu de la salle, la table à manger, tantôt fixée, tantôt composée de grands panneaux posés sur des tréteaux mobiles. Elle était couverte d'une nappe qui tomhait presque jusqu'à terre, et à laquelle les convives essuyaient les doigts; car les serviettes n'étaient pas encore en usage.

Devant chaque personne on plaçait un couteau et une cuiller, sans la fourchette les doigts devront la remplacer.

Les convives étaient associés deux par deux pour manger à la même escuelle (assiette) et boire au même hanap. Que de précautions et d'habileté ne iallait-il pas pour sauvegarder la propreté ?

Et bien se gart (garde) qu'elle ne moille

Ses dois.

Du bout des dois le morcel touche

Qu'il devra moillier en la sauce.

Et sagement porte sa bouchée

Que sus son piz (poitrine) goûte ne chée (tombe)1,

La table était chargée de

« Coupes (hanaps) et escuelles

D'or et d'argent, bones et belles. »

1 Roman de la Rose.


Les fleurs brillaient au milieu des vases d'or et d'argent (nefs, hanaps, aiguières, grands plats oit s'étalaient des paons avec leurs plumes).

Seignor, a chascun mès qu'as tables porterés

Si emplis les hanas, les coupes et les nés (nefs),

L'une fois de cler vin, et l'autre de claré

Tierce de bougleraste, la quarte d'ysopé j.

On faisait un grand usage des épices et des épices les plus fortes, et l'on comprend que, pour des palais mis en feu par des viandes pimentées, il i·allait remplir souvent les hanaps, au risque de voir tous ces vins monter el cieL des convives. Au vin naturel on mêlait, surtout à la fin des repas, des vins épicés, aromatisés (claré, ysopé, etc.).

Au milieu de cette abondance les pauvres n'étaient pas oubliés. Sur le dressoir une corbelle à aumône recevait les morceaux qu'on leur destinait.

Une salière d'étain du XIIIe siècle, conservée au musée de Cluny, porte gravés ces beaux vers léonins:

Cum sis in mensa, primo de paupere pensa

Num cum pascis euin, pascis, amice, Deuin.

1 Rcnaut de Montauban.


De la grand'salle montons au second étage, pour visiter les chambres à coucher. Dans l'un des angles se cache le lit, entouré d'épaisses courtines. Il est large et bas, composé d'une sorte de balustrade posée sur quatre pieds. Comme les autres meubles, il est couvert d'ornements incrustés, sculptés ou peints. Les matelas sont ornés de galons et de broderies, ainsi que les couvertures.

Des tapisseries de Flandre ou des toiles peintes tendent les parois. Sur le pavé sont jetés des tapis sarrasinois, qui se fabriquaient à Paris. Dans la garde-robe, on trouve les bahuts qui renferment le linge, les habillements.

Les bahuts, coffres et coffrets, qui garnissaient la chambre, servaient aussi pour les voyages. On les emportait dans des voitures, qui n'étaient encore que des sortes de charrettes non suspendues, recouvertes d'étoffes posées sur des cercles, ayant des banquettes garnies de coussins. Arrivés dans une ville, dans une hôtellerie, les grands coffres devenaient lits, tables, sièges. Dans les petits on renfermait tous les menus objets parfums, bijoux, coiffures, ceintures, épices, cordiaux dans de petits flacons.

Ces meubles étaient ornés de ferrures et serrures artistiques, de dorures, d'incrustations d'or, d'argent et d'ivoire.


Les meubles d'usage étaient garnis, non à demeure, comme les nôtres, mais au moyen de coussins et de contre-pointes jetées sur le tout comme des housses, ce qui permettait d'entretenir les étoffes, de les enfermer quand on s'absentait et de les conserver longtemps sans altération

1 Viollet-le-Duc. Dictionnaire du mobilier.


CHAPITRE III

ORGANISATION CORPORATIVE

DE L'INDUSTRIE ET DU COMMERCE

Réunis généralement dans une même rue, les ouvriers et les marchands de chaque métier ne vivaient pas dans l'isolement que la Révolution a créé pour ceux de nos jours. Ils faisaient presque tous partie des corporations depuis longtemps existantes et réorganisées sous saint Louis. Par son ordre, Étienne Boileau établit des registres au Châtelet et fit comparaître devant lui les corps de métier représentés par leurs maîtres, jurés ou prud'hommes, pour déclarer les us et coutumes pratiqués dans leur communauté. « Quand ce fut fait, concoillé, asaml)lé et ordoné, il les fit lire devant grand planté (grand nombre) des plus sages, des plus léauz et des plus anciens homes de Paris, et de ceux qui plus devaient savoir de ces choses, lesquels tout ensemble loèrent moult cette œvre. »

Le Livre de.s Méliers d'Étienne Boileau ne fut que la codification des coutumes que l'expé' rience avait déjà consacrées œuvre de haute


sagesse, qui donna au travail une organisation où la question ouvrière et sociale, si menaçante Pour notre société, était résolue pour de longs siècles. A la veille de la Révolution, quand on voulut la détruire, au lieu de la réformer, « maîtres et marchands, à l'exception de quelques nrens sans aveu, disaient qu'ils aimaient mieux un état stable avec lequel leurs pères avaient existé honnêtement, dans lequel ils se flattaient cle passer, à leur exemple, une vie paisible. que d'errer dans un vide immense, confondus dans une foule d'intriguants, d'hommes serviles et sans honneur' ».

Dans la corporation, en effet, l'ouvrier du moyen âge trouvait des appuis, des garanties, une tranquillité et une dignité de vie que l'ouvrier moderne ne devait plus connaître.

Étudions de près la condition qui lui était faite.

Il entrait dans la communauté par la porte de l'appreutissage.

Le jeune apprenti trouvait dans la maison patronale une nouvelle famille, où il vivait sous l'autorité du maître, sous l'aile maternelle de la Maîtresse. Le maître doit tenir « l'apprenti honorablement comme fils de preudome, de vestir 1 Ménaoires à consulter des gardes jurés des six corps de Paris.


et de chaucier, de boivre et de mangier, et de toutes autres choses et, s'il ne le fait, on querra (cherchera) à l'apprenti un autre mestre ».

Ses escapades sont punies avec une indulgence toute paternelle. S'il s'enfuit, le maître attendra un an pour le remplacer. Ce n'est qu'à la troisième fois qu'il pourra le chasser de la corporation. « Et cest establissement firent li preudome du mestier pour refréner la folie et la joliveté des aprentis il font grand domage à leur mestre et à eux-mêmes. »

Le nombre des apprentis étant limité par les règlements (un ou deux), le jeune ouvrier pouvait mieux apprendre son métier et il échappait au danger des grandes agglomérations, si fatales aux mœurs. Du reste, défense aux maîtres de « metre en œvre nul houlier (mauvais sujet) ni larron ». Pour obtenir l'exemption du guet, les tailleurs font valoir la nécessité de surveiller les jeunes gens qu'ils sont obligés de laisser la nuit dans leur maison.

Le prix et la durée de l'apprentissage étaient fixés par un contrat passé en présence des jurés du métier, qui devaient prendre les renseigne- ments les plus minutieux sur la capacité du Livre des Métiers, édit. Depping, p. 116.


maître et sa situation financière, et s'assurer s'il était créable, en situation de prendre un apPrenti.

Le prix variait de 20 à 100 sous parisis (de 25 à i25 francs) et la durée de trois à dix ou douze ans, selon les métiers. Quelquefois on stipulait que l'apprenti recevrait un salaire après un certain temps. Si le maître avait intérêt à prolonger quelquefois 1 apprentissage au delà du temps nécessaire, au préjudice de l'ouvrier, il préparait du moins pour plus tard des maîtres habiles. Chargé de l'éducation morale, en même temps que de l'éducation industrielle de ses apprentis, il avait le droit de les punir et de les frapper comme ses propres enfants. Mais s'il abusait de son autorité, les victimes pouvaient porter leurs plaintes au Maître du métier, et si les plaintes étaient fondées, le jeune homme Pouvait être retiré de l'atelier.

Arrivé au terme de son apprentissage, l'ouvrier passait dans la classe des valels ou sergents, termes empruntés au langage féodal, où ils désignaient des officiers d'un ordre inférieur.

Le valet se louait par contrat à un maître pour un temps et une rétribution déterminés, en présence de plusieurs maîtres, qui devaient constater s'il avait bien accompli son temps de service, si sa conduite était bonne. Il devait jurer


cle faire savoir aux maîtres qui gardaient le métier les contraventions qu'il verrait commettre, et de travailler selon les règlements du métier. Les règlements recommandaient aux maîtres de ne pas employer des ouvriers « rêveurs, mauvais garçons, larrons, bouliers », de ne pas souffrir autour d'eux les ouvriers de mauvaise renommée-

Ceux qui étaient travailleurs et économes pouvaient gagner de quoi s'établir et prendre des apprentis. Reconnaissant leurs services et leur sagesse, les maîtres les traitaient en confrères, les admettaient aux réunions de la communauté et les acceptaient même pour jurés'.

Pour devenir MAître, l'ouvrier ne rencontrait pas encore les difficultés dont il eut a triompher plus tard. On exigeait de lui que, par sa bonne conduite, il méritât la qualification de prud homme donnée à tous les maîtres, « qu'il eut de coi », l'argent nécessaire pour s'établir et la capacité professionnelle, pour preuve de laquelle il n'avait probablement pas encore à faire le chef-d'œuvre. Dans le Livre des il n'eil est fait mention que pour un cas.

Sur 120 métiers, a5 seulement (les métiers de consommation et d'objets de première nécessité) 1 Lespinasse et Bonardot. Le Livre des Métiers. Introduction.


devaient être achetés. Les autres étaient francs. Le cordonnier payait 20 francs (équivalant à une centaine de francs de nos jours) pour l'achat de son métier et 40 francs de redevance annuelle'. Le nouveau maître devait jurer sur les reliques des saints qu'il observerait fidèlement les statuts et exercerait sa profession avec loyauté.

La distance n'était pas grande entre le patron et l'ouvrier. Le maître travaillait avec ses valets et ses apprentis et vivait de la même vie qu'eux. L'esprit de famille régnait dans l'atelier. Cette vie en commun et la facilité avec laquelle les ouvriers, n'ayant pas besoin des capitaux exigés aujourd'hui par la grande industrie, s'élevaient au rang de patron, empêchaient l'antagonisme. Admis dans la corporation, le maître entrait dans une sorte de petite république chrétienne, qui, ayant ses magistrats, jurés ou gardes, ordinairement élus par le suffrage des maîtres, s'administrait elle-même, agissait comme personne civile, pouvait posséder, soutenir ou intenter par procureur des actions en justice.

Les jurés, dont le choix devait être ratifié par le Prévôt du roi, étaient à la fois les agents du pouvoir civil, chargés de faire exécuter les lois civiles par les membres de la communauté, 1 Levasseur. IIist. des classes ouvrières, 2,° édit., t. I.


et les agents de la corporation, dont ils assuraient le fonctionnement régulier. Leurs fonctions étaient de courte durée, le plus souvent d'une année seulement.

Les communautés ouvrières relevaient tantôt du pouvoir royal, représenté par le Prévôt de Paris, tantôt des grandes abbayes sur le territoire desquelles elles se trouvaient, quelquefois même des grands officiers de la couronne que le roi en avait chargés.

L'association corporative était doublée d'une autre association, qui, connue d'abord sous le nom de boite ou aumône du mestier, prit ensuite celui de confrérie.

Dans le Livre des Métiers la confrérie n'apparaît que sous la forme d'une caisse de secours administrée par les jurés, recevant certains droits d'entrée et quelque part dans les amendes, mais sans ressources régulière1. Ayant débuté au milieu du xrme siècle, l'organisation charitable alla se perfectionnant, et fut d'un grand secours aux invalides du travail, aux malades, aux « povres vieilles gens du métier, décheuz parfait de marchandise ou de viellence ».

Les gens de métier placèrent la corporation et la confrérie sous l'invoc:ation d'un saint patron, et dans une chapelle particulière de l'église du quartier ils faisaient dire des messes pour les


« bonnes personnes défuntes » de la confrérie, et célébraient leur fête patronale avec beaucoup de solennité grand'messe, sermon, repas de corps. « Les orfèvres avaient coutume de faire solennité, confrairie et joie le jour de la feste de saint Éloy, et aler à l'église ensemblement, chascun un cierge en main, et illec faire le service divin honorablement et dévotement, c'est assavoir, le veille de la dite feste, vespres, et le dit jour manger et être ensemble amiablement et pour révérence du dict saint. »

La fête de saint Pierre-ès-liens, « Engoule aoust » 1er août, était la fête patronale des talmeliers (boulangers). Les maçons célébraient « Monseigneur saint Blaise », les bouchers « Monseigneur saint Léonard etc.

Une personne par atelier devait assister aux funérailles des membres défunts sous peine d'amende.

Les vivres qui étaient confisqués, d'après les règlements, étaient « donés à Dieu », c'est-à-dire distribués dans les hôpitaux et dans les prisons. Les fonds de la confrérie étaient employés à secourir les pauvres du métier, surtout des vieillards tombés dans le dénûment, et à fournir aux enfants pauvres les moyens d'apprendre un métier.

Les jurés étaient chargés de la distribution


des aumônes. Ils étaient aussi les gardes du métier, sur lequel ils exerçaient une surveillance rigoureuse pour réprimer les malfaçons et les contrefaçons.

Les peines ordinaires étaient l'amende, fixée dans un grand nombre de métiers à 5 sous pour les infractions de toute nature, mais s'élevant quelquefois jusqu'à 40 à 6o sous. Une part du produit des amendes revenait au roi, l'autre à la conférie.

Les règlements exigeaient l'emploi de matières premières irréprochables et une bonne fabrication. Il ne devait sortir des ateliers que des objets « bons et léaux ». Comme la division du travail n'avait pas encore transformé les ouvriers en machines, chaque objet était ordinairement fabriqué par un seul qui pouvait déployer dans la composition toute son habileté artistique.

Les jurés faisaient la visite des boutiques des maîtres pour voir de leurs yeux « si tout était utilement fait », si les règlements étaient observés. « As fenestres ou ils trouvent le pain à vendre, les jurés regardent si il est souffisant ou non, et si il n'est souffisant, li jute metent le pain à la main au mestre, et partant li mestre sait bien que li pain n'est mie souffi- sant, et puet prendre tout li remanans (restant)


CONSTRUCTION D'UNE ÉGLISE

D'aprés une miniature du commencement du XIVe siècle.

(Bibliothéque Nationale.)


de celle mesme fournée, et il le fera doner por Dieu 1. »

Et. Boileau défend aux chaussetiers de colporter par la ville « chausses neuves de soie ni de toile, pour les fraudes qui sont teles que li conporteur ne sont connus, ainz (mais) vendent des chausses faites de bourre et d'autres mauvèses étoffes et quand les acheteurs cuident (pensent) avoir acheté bonnes denrées il vient à leur connaissance qu'ils sont déçus, ils ne savent ou trouver les vendeurs, et ainsi perdent leur argent ».

Les marchandises déloyales doivent être lacérées, écrasées, brûlées. Il y a exception pour « œuvre fausse des ymagiers, qui ne peut être arse (brûlée) par respect pour les saints ».

Les maîtres étaient tenus d'apposer sur leurs ouvrages une marque de fabrique qui devait servir de garantie pour l'acheteur.

Pendant la semaine, la vente de tous les objets se faisait dans l'atelier. Le vendredi et le samedi, tous les marchands devaient fermer boutique et se rendre aux Halles, ou ils occupaient les étaux et les comptoirs qui leur étaient assignés. Le droit d'étalage qu'ils devaient payer était compensé par l'aflluence des acheteurs. 1 Introduction au Livre des Métiers.


C'était pour les Parisiens un centre d'approvisionnement. et une sorte d'exposition hebdomadaire, où ils pouvaient admirer les plus beaux produits de l'industrie et de l'art.

Si les Halles rappelaient nos grands bazars, les boutiques étaient loin de ressembler à nos beaux magasins. Elles s'ouvraient sur des rues étroites, dont la largeur était encore diminuée par les volets avancés en dehors, qui leur servaient d'étal. Point de brillants étalages, point de charlatanisme. « Sur ces petits volets abattus ne présentant qu'une surface de quatre ou cinq mètres, des fortunes solides se faisaient. Les fils restaient marchands comme leurs pères, et tenaient à conserver ces modestes devantures connues de toute une ville. Les boutiques étaient plus connues par leurs enseignes que par le nom du marchand qui les possédait de père en fils. On allait acheter des draps à la Truie qui file, et la l'mie qui file maintenait intacte sa réputation pendant des siècles'. »

Ce n'était pas encore le temps des grandes entreprises industrielles et commerciales. Les capitaux d'exploitation étaient très limités. Le crédit commercial, en dehors du crédit personnel de marchand à client était peu connu. La 1 Viollet-le-Duc Diet. d'arch.


plupart des gens de métier travaillaient pour leurs pratiques au jour le jour, ne possédant que leurs outils et un petit assortiment de produits. Il n'y avait d'exception que pour les merciers et quelques autres gros marchands i,

Au moyen âge, la variation et l'altération des monnaies furent souvent une cause de trouble pour le commerce. En donnant a la monnaie royale une valeur fixe pour tout le royaume, saint Louis remédia à ces abus. « La forte monnaie du bon roi saint Louis » gros et petits tournois, petits parisis, abnels, jouirent jusqu'à la fin du siècle, du crédit universel.

Entre le marchand et l'acheteur, les crieurs, jaugeurs, mesureurs, sortes d'officiers publics relevant du Prévôt, servaient d'intermédiaire. en cas de contestation, pour le prix, la qualité, le mesurage. Le service des cricries de l'nris, placé sous la juridiction du Prévôt des marchands, formait un système d'annonces.

Les crieurs jouaient surtout un grand rôle dans le commerce du vin.

Les taverniers donnaient à boire sur leurs comptoirs, et vendaient du vin à domicile. Mais c'était surtout par les crieurs que se faisait le commerce de détail. Chacun avait son crieur 1 Levasseur Ilist. des classes ouvrières, 2e édit., t. I.


qui, deux fois par jour, sortait de chez lui, un broc dans une main et un hanap dans l'autre, et offrait un échantillon aux passants. Le roi luimême, qui avait des vignobles sur le territoire d'Orléans, faisait vendre son vin à Paris. Les crieurs criaient le vin du roi. Comme c'était le premier vendu, le prix adopte servait de cours inférieur pendant toute l'année pour trancher les contestations entre les crieurs et les taverniers'.

Il y avait des crieurs pour toute sorte de marchandises, des colporteurs de toute espèce. Avec leur corbeille pleine d'oublies et de gaufres, couvertes d'une serviette blanche, les oublieurs criaient « Chaudes oublies, gaietés chaudes, échaudés. » Les amateurs prenaient le dé et jouaient des gâteaux.

Attirés par les étudiants sur la rive gauche, les regrattiers apportaient des prunes, des cerises, des pommes, des noix, qu'its vendaient fort cher, et dont l'écolier pauvre fai- sait son dîner, dit Jean de Guerlande dans son Dictionnaire (XXXX).

Les fripiers, les raccommodeurs parcouraient les rues comme de nos jours.

Les crieurs olliciels publiaient les actes de 1 Lespinasse et Bonardot. Le Livre des Métiers.


l'autorité, les ordonnances de police, les mariages, les enterrements.

« Quant mort a homme ne fame

Crier orrez proiez por s'ame (son âme)

A la sonete par les rues. »

Pour approvisionner la ville, les habitants de la banlieue amenaient chaque jour leurs marchandises sur des charrettes, à dos de cheval ou de mulet, ou par eau La vente ne pouvait se faire qu'en plein marché, par l'entremise d'hommes du métier, sorte de commissairesjurés, responsables à l'égard des particuliers et du fisc royal. Les marchés ciésibnés étaient les Halles, le parvis Notre-Dame et le devant de l'église Saint-Christophe.

Les marchands de poisson avaient un marché spécial, la pierrc aux poissoniers, à côté du grand Pont. Chaque matin, quatre jurés pesaient le poisson. Le droit de prise donnait au Maître- Queux (cuisinieri du roi le pouvoir de choisir. La pêche des rivières de Seine et de Marne, depuis la pointe de l'ile Notre-Dame jusqu'à Saint-Maur-des-Fossés, appartenait au roi, et les concessionnaires de cette pèche étaient assimilés à des gens de métier.

En dehors de ces divers marchés, il y avait pour les Parisiens trois grandes foires, qui, plus


encore que les Halles de Champeaux, avaient des traits de ressemblance avec nos grandes expositions. Le grand concours de pèlerins, qui se faisait à Saint-Denis à certaines époques de l'année, avait été l'occasion de l'établissement de ces foires.

Celle de la fête patronale durait du 9 octobre au 19. Au mois de février, celle de saint Mathias durait huit jours. Enfin, du 11 au 24 juin, dans la plaine située entre Saint-Denis et la Chapelle, se tenait la célèbre foire du Lendit. Des tentes, des baraques en planches abritaient des milliers de marchands venus de tous les points de l'Europe. La, à côté des produits de l'industrie parisienne, étaient étalés ceux de tous les pays Saxe, Hongrie, Lombardie, Espagne, Angleterre. Les Parisiens s'y rendaient en foule pour leurs affaires et aussi pour leur plaisir. Des spectacles et des amusements de toute sorte les y attiraient. Une des principales attractions était la procession de l'Université allant faire sa provision de parchemin. Le Rec- teur marchait en grande pompe, suivi des régents et des écoliers, avec bannières et tambours. (( Le Lendit devenait la fête de toutes les classes de la société les uns s'y enrichis- saient, les autres y faisaient leurs emplettes, et la foule s'y amusai plus ou moins grossie-


rement selon ses goûts et ses moyens péouniaires'. »

L'auteur du Lendit rimé nous dit que « la pourcession (procession) de Notre-Dame y vient L'Evesque ou le Penancier (Pénitencier)

Leur fait de Dieu bénéison. »

Il énumère ce qu'on y trouve, depuis la grant peleterie, jusqu'à

La tiretaine dont simple gent

Sont revestu de peu d'argent;

Depuis

Li jouël d'argent

Qui sont ouvré d'orfévrerie,

Jusqu'aux

Platiaux, escueles et pots

Qui sont ouvrés d'estain,

Sans oublier

Ceux qui amainent la bestaille,

Vaches, bueus. brebis et porciaux,

Et ceux qui vendent les chevaux

Rousins, palefrois et destrier,

Les meilleurs que on peut trouver,

Tels comme par contes et pour Ròys.

1 Depping. Introduction au Livre dcs


Pendant ces jours de réjouissance et de vie en plein air l'ouvrier parisien oubliait la sombre boutique et le petit atelier ou il travaillait le long de l'année.

Le travail était entrecoupé par de nombreux jours de repos dimanches, l'êtes des apôtres et de plusieurs saints, fête spéciale du patron de la confrérie; environ 140 jours chômés par an, sous peine d'amende.

Le chômage commerçait la veille par la cessation du travail pendant les dernières heures de la journée c'était la vesprée, à l'exemple de l'Église qui commence l'office des fêtes la veille au soir par la récitation des premières vêpres. Les boutiques se fermaient les églises se remplissaient. Les boulangers eux-mêmes cessaient de faire le pain Dès le dimanche matin les ate1 « Nul talmelier ne doit cuire au dimanche, ne au jour de Noël, ne au lendemain, ne au tiers jour, ne le jour de la 'l'iphaine (Epiphanie), ne au jour de la Purification NostreDame, ne au jour Nostre-Dame en mars, ne au jour NostreDame de la mi-aoust, ne au jour de scplembresclre (N.-D. de septembre), ne au jour de feste d'apostre, ne lendemain de Pasques, ne le jour de l'Ascension, ne le lendemain de la Penthecoste, ne au jour de la feste Sainte-Croix, ne au jour de la Nativité Saint Jehan-Baptiste, ne au jour de la feste SaintMartin d'yver, ne au jour Saint-Nicolas en yver, ne au jour de la Magdeleine, de Saint-Lorent, de la Saint-Denis, de la Touz sainz, de la feste au Mors, se ce ne sont eschaudés à donner por 1)ieu, ne au jour de la feste de Sainte-Génevièvre après Noël, ne ès veilles des festes desuz dites, que li pains ne soit au plus tard a chandoiles (chandelles) alumans dans le


liers et les boutiques sont fermés. On n'entend dans la ville que la grande voix des cloches appelant les fidèles à l'église, où ils se rendent en foule pour entendre la messe et aussi pour écouter « le preudome qui enseigne la voie de la vérité ».

Ce spectacle si différent de celui que présentent nos villes modernes, a inspiré à Michelet cette réflexion mélancolique « Faisons les fiers tant que nous voudrons, philosophes et raisonneurs que nous sommes aujourd'hui; mais qui de nous, parmi les agitations du mouvement moderne, ou dans les captivités volontaires de l'étude, dans ses après et solitaires poursuites, qui de nous entend sans émotion le bruit de ces belles fêtes chrétiennes, la voix touchante des cloches et comme leur doux reproche maternel ? Qui ne voit sans les envier ces fidèles qui sortent à flots de l'église, qui reviennent de la table divine rajeunis et renouvelés ? » (Ilisl. dc France, t. V, p. 245.)

Le commencement de la journée de travail se fixait généralement sur le cor du guet, qui sonnait à l'une des tours du Châtelet au lever du four. Si aucun talmelier cuisait.eu aucun de ces jours, il serait de chascune fournée à vi déniez d'amende au mestre se li pnins faillait il Paris, si conveurait qu'il presist congié de cuire au meslre des talmeliers. »


soleil, et elle finissait à la nuil, aux chandeles allumantes.

Le travail de nuit était interdit dans la plupart des métiers, à cause de l'imperfection de l'éclairage à cette époque, et pour empêcher l'exécution d'ouvrages clandestins, falsifiés, défectueux. On devait travailler en plein jour, sur la rue, sous l'œil et la surveillance des passants.

Les règlements empêchaient les fabricants non seulement de livrer de mauvais ouvrages, mais encore de surfaire les prix au moyen des coalitions. Au chapitre des tisserants il est dit « Nus ne doivent mètre fueur (prix) en leur métiers par nule aliance par laquelle cil qui afere auront de leur mestier ne puissent avoir pour si petit pris comme ils porront. » Et dans Beaumanoir nous lisons « :lliance qui cst fête contre le commun pourfit, si est quant aucune manière de gent convenaucent qu'il n'ouvreront mes (pas) a si bas fuer (prix) comme devant, ains croissent le fuer de leur autorité, et metent entre eux peine ou menaces sur les compaignons qui leur aliance ne tenront. Et si ces aliances vienent à la connaissance du souverain ou d'autres seigneurs, il doivent jeter les mains il toutes les persones qui se sont assentués (associés) a telles aliances et tenir en longue prison et destroite, it quand il ont eue longue peine de pri-


son, l'en puct lever de chascune persone LX.S. d'amende 1. »

A l'abri des coalitions et des accaparements, les maîtres des métiers pouvaient se livrer à une concurrence loyale. Cette concurrence les stimulait à perfectionner leurs produits destinés à leur clientèle ordinaire, et aussi à l'exportation dans les villes voisines oit ils avaient à lutter contre les fabricants étrangers.

La suppression ou la diminution des intermédiaires contribuait au bon marché des marchandises. La boutique et l'atelier ne faisaient qu'un ordinairement. La partie antérieure voisine de la rue était consacrée à la vente des marchandises étalées sur le comptoir. Les chalands les examinaient et discutaient les prix à l'abri des auvents sans entrer. L'autre partie formait l'atelier et servait à la fabrication.

Les limites que le régime corporatif imposait à la liberté de l'industrie et à la concurrence empêchaient la création des grands établissements et des grandes maisons de commerce qui permettent la fabrication et la vente à bon marché d'une foule d'objets. C'était la rancon de tant d'avantages que ce régime assurait à la classe ouvrière.

1 coutume de beauvoisis. édit. Salmon, t. I, p. 447.


L'ouvrier n'était pas alors un simple salarié travaillant au profit d'une société anonyme d'actionnaires qui ne voient en lui qu'un instrument de lucre, sans s'inquiéter si les maladies et les chômages ne l'exposent pas à mourir de faim. C'était un associé, un membre de la famille industrielle, où patrons et ouvriers étaient unis par les liens de la clarité chrétienne et la solidarité des intérêts. Avec la régularité et la perpétuité du travail, le pain de chaque jour lui était assuré. La concurrence n'obligeait pas le patron à réduire de plus en plus le prix de fabrication et le salaire de l'ouvrier. Le patron n'engageait que de modestes capitaux et travaillant à côté de l'ouvrier, il n'y avait pas un grand écart entre les bénéfices de l'un et de l'autre. Comme la production industrielle était proportionnée à la demande d'une clientèle assurée, on n'avait pas à craindre le chômage. Le salaire se maintenait à un taux assez élevé, à l'abri des fluctuations qui rendent si précaire l'existence de l'ouvrier moderne.

Au sein de la famille oit tous ses intérêts étaient protégés, chaque membre trouvait la paix et la sécurité. Il y avait aussi pour lui d'autres jouissances. Il était lier d'appartenir u un corps clui, dans la société féodale, était une sorte de fief collectif, se gouvernant, s'administrant lui-


même avec une indépendance presque entière, et où chacun pouvait aspirer à toutes les dignités. Plus facilement que de nos jours, l'ouvrier pouvait s'élever au patronat. Il n'avait pas à aclueter grands frais de vastes locaux, un outillage coûteux. Un modeste avoir lui suffisait pour le prix ou le loyer d'un petit atelier.

Les rivalités, les tracasseries de métier à métier n'étaient pas capables de troubler la paix générale. Dans une organisation ou les besoins et les aspirations légitimes trouvaient leur satisfaction, la paix sociale était assurée. Si la réglementation minutieuse des métiers et le manque de concurrence entravaient le perfectionnement de l'industrie, il y avait dans l'ordre moral et social des avantages précieux que tous les progrès matériels de notre monde moderne ne sauraient faire oublier, et l'on n'avait pas à craindre comme aujourd'hui de voir les fortunes et la société devenir la proie du socialisme et de l'anarchie.

On a fait beaucoup de reproches aux corporations du moyen âge. Comme toutes les institutions humaines elles avaient des inconvénients et étaient sujettes à des abus. Ces abus se sont surtout produits dans les siècles qui ont suivi celui de leur fondation. Au temps de saint Louis elles n'en ont pas été exemptes mais que de


compensations elles offraient à la population ouvrière qui ne connaissait pas la misère, les chômages, les agitations grévistes de celle de notre siècle.


CHAPITRE IV

ÉCONOMIE DOMESTIQUE. — LA FAMILLE Sous le nom d'économique, l'Économie politique, qui fait tant de bruit aujourd'hui et occupe tant de chaires, n'avait au xm'' siècle qu'une humble place dans le traité des vertus en théologie. On en faisait une hranche de la prudence. « Economia est species prudentiae », dit saint Thomas et on avait raison de ne pas la séparer de la morale, dont elle doit toujours respecter les lois, et de la religion dont elle reçoit une si bienfaisante influence. Par les vertus qu'elle fait pratiquer aux individus, amour du travail, de l'ordre, prévoyance, épargne, etc., et par la bonne organisation qu'elle donne à la famille, ne concourt-elle pas eflicacement au développement du bien-être et de la richesse

Sous son inshiration, de bonnes lois, de sages coutumes, des institutions prévoyantes assuraient avec la fécondité des familles la stahilité du foyer domestique. Chacun y trouvait des traditions de vertu et d'honneur, un abri toujours


ouvert, un refuge et un appui dans le malheur. Les lois qui réglaient les successions n'avaient pas l'uniformité qui distingue celles de nos jours. Elles tenaient compte de la différence des moeurs, des besoins de l'industrie et du commerce dans les diverses provinces. Mais, au milieu de toutes ces variétés, on trouve partout la préoccupation d'assurer avant tout la prospérité, la continuité de la famille, dut-on sacrifier à ce bien général de la société certains intérêts des individus.

L'on sait combien le droit d'ainesse favorisait la conservation de la famille dans la noblesse. « Baronie ne départ mie entre frères, mais li aiusnés doit faire avenant bienfait aux puisnez », disent les Établissements de saint Louis 1.

Pour les autres familles, quoique, sous l'influence du droit romain, le partage égal des biens patrimoniaux fut la loi générale, sous l'action des mœurs féodales, on dérogeait en pratique à ce régime de succession. Par des procédés divers, par donations et par testament, on s'écartait souvent du partage légal, en sorte que, en fait, ce partage était exceptionnel 2.

La coutume réservait généralement à l'ascenÉdit. Viollet, t. II, P. 36.

2 E. Glasson. Droit de succession au moyen âge, p. 102.


dant la faculté de partager d'avance ses biens entre ses enfants, de composer leurs lots à son gré, et l'extension de la quotité disponible, variable selon les provinces, mais communément fixée à la moitié des bien.s, permettait au père d'éviter l'émiettement de son héritage, aussi funeste à l'agriculture et à l'induslrie, qu'à la prospérité et à la durée de la famille. Il élisait pour héritier celui de ses enfants clui lui paraissait le plus capable de cette charge 1.

Le père pouvait priver d'une partie de son héritage (le quint, les meubles et les conquêts) les héritiers qui déshonorent leur famille par leur inconduite. « Si je vois celi qui doit estre mes oirs (héritier) mener si deshoneste vie que ce soit escandre (scandale) à lui et à son lignage, j'ai bonne raison de lui oster de mon testament2. » La stabilité des familles favorisait la conservation et l'accroissement de fortunes. Dans ces foyers bénis s'accumulaient toutes les forces qui constituent la puissance économique pour la production de la richesse les vies humaines d'abord, si multipliées dans ces familles fécondes. L'homme n'est-il pas l'agent économique par excellence, le premier capital, le grand produc1 H. Beaune. Condition du bien. p. 608.

2 Beaumanoir, t. 1, p. 181.


teur? Et cet agent avait alors sa plus grande efficacité. Le travail qui produit demande l'effort; l'épargne qui conserve exige le renoncement. Les vertus chrétiennes donnaient à ces travailleurs le courage de s'imposer ce double sacrifice.

L'œuvre des pères était continuée et agrandie par les enfants. On ne voyait pas le domaine ou l'atelier détruit à chaque génération par la liquiclation forcée, et les enfants s'en aller emportant un lambeau de l'héritage paternel. Le centre héréditaire, le patrimoine passaient a la postérité avec le crédit, l'honneur et les souvenirs.

Si la fortune était petite,

Elle était sûre tout au moins.

Acquise lentement, par un travail régulier, elle n'avait pas la fragilité de nos fortunes mobilières, et n'était pas exposée aux chances de la spéculation, aux causes de ruine qui menacent les fortunes contemporaines jeux de bourse, banqueroutes, etc.

Au lieu de s'accumuler dans les mains de spéculateurs sans conscience, la richesse restait dans celles des prélats, des abbés des monastères, des seigneurs, qui la répandaient en bienfaits sor le peuple.


Les Juifs n'avaient pas encore la liberté de s'enrichir par tous les moyens aux dépens du peuple chrétien. L'Eglise respectait leur conscience et leur culte (le pape Alexandre III défendit qu'on leur ôtât leurs synagogues) et les protégeait même contre les fureurs populaires et contre d'injustes spoliations. Mais cette bienveillance charitable des pontifes et des pouvoirs chrétiens ne leur faisait pas oublier les règles de la prudence et le devoir de sauvegarder la t société chrétienne. S'il ordonna à tous ses baillis de chasser de leur territoire les Caorsins, société de marchands lombards et florentins qui ruinaient ses sujets par des usures criantes', saint Louis ne devait pas se montrer plus tolérant envers les Juifs, dont il connaissait la rapacité et la haine héréditaire pour les chrétiens. Une de ses ordonnances en 1254 porte « qu'ils doivent s'abstenir de l'usure et des blasphèmes. qu'ils vivent du travail de leurs mains et du négoce, sans usure ». « Cessent ub usuris et blasphemiis. vivant de laboribus manuum suarum vel de negotiationibus sine usuris. » Ceux dui ne voudront pas se soumettre à ces lois seront chassés, et ceux qui les trangresseront seront légitimement punis.

Beugnot. Institutions de saint Louis, p. 268.


On leur laissait donc la liberté de faire le commerce avec les chrétiens, d'avoir leurs écoles, leurs tribunaux. Mais on se gardait bien de leur confier l'enseignement dans les écoles catholiques, les fonctions de la magistrature, encore moins les grandes fonctions de l'État. C'eîit été introduire l'ennemi dans la place, le loup dans la bergerie.

En 1244, Innocent IV écrit au roi pour défendre aux nourrices et aux servantes chrétiennes de prendre du service chez les Juifs.


CHAPITRE V

LE BUDGET DU ROI ET LE BUDGET

DES FAMILLES PARISIENNES

Un autre ennemi que les fortunes particulières ont à redouter, c'est le fisc, plus ou moins rapace selon les temps. Au temps de saint Louis il était d'une rare discrétion.

Le saint roi croyait que les gouvernement sont l'aits pour protéger le bien de leurs sujets, non pas pour le leur prendre. Il disait à son fils « Je t'enseigne que tu nettes grande attention à ce que les deniers que tu dépenseras soient dépensés en bons usages, et qu'ils soient justement reçus. Et c'est un sens que je voudrais moult que tu eusses, c'est-à-dire que tu te garderas de folles dépenses et de mauvaises recettes ». (Confesseur de la Reine)1.

1 C(' qui se passa en 1266 et en 126; nous montre combien saint Louis était ménager du bien de ses sujets et quelle discrétion il mettait à leur imposer de nouvelles charges. 11 s agissait de construire à Aiguës-Mortes un fort dont devaient profiter les marchands et les pèlerines de la Palestine. Saint Louis voulut consulter le Souverain Pontife et avoir son avis. Clément IV lui répondit « Quoiqu'il paraisse à plusieurs


Sur le chiffre des impôts que les Parisiens payaient au milieu du XIIIe siècle, nous n'avons pas de données bien précises. \'ous savons cependant que ces impôts devaient être bien modérés, puisqu'on ne s'en plaignait pas. Joinville nous dit (ch. xxm) que « ni pour dons, ni pour dépenses que l'on fit en cet host (expédition de 1242) ni autre deçà mer ni delà, le Roy ne requit ni ne prit onques aides des siens barons, ni à ses chevaliers, ni à ses hommes, ni à ses bonnes villes dont on se plaignist ». Dans une chronique insérée dans le tome XXI des historiens des Gaules (p. 84) nous lisons que « Li rois Looys gouverna le royaume de France bien et en pais, sanz taillier les viles ne les bourque comme roi vous puissiez établir des impôts dans votre royaume pour le bien évident, l'utilité et la nécessité du commerce et des pèlerinages, puisque pour procéder plus sûrement vous nous avez demandé conseil, nous vous permettons de faire pour cela ce qui vous paraîtra le plus opportun, après avoir consulté les prélats de la province narbonnaise et les barons voisins, en ayant soin de n'imposer que des impôts modérés, et qui ne puissent être augmentés dans la suite. » (Bollandistes, t. IV, d'août, p. 485.)

Il exempta de l'impôt qu'il établit en 1267 pour la croisade tous ceux qui vivaient du travail de leurs mains. Pour eu assurer la bonne répartition, il voulut que les prêtres des paroisses et d'autres habitants connus par leur piété et leur probité choisissent 30 ou 4o hommes bons et fidèles qui jureraient sur l'Evangile de choisir les meilleurs de leurs concitoyens pour asseoir cet impôt. Et les élus devaient jurer à leur tour de répartir l'impôt fidèlement et avec équité. (Bolland,, p. 489.)


geois, se par raison n'estoit. Mout (beaucoup) fu France riche et en pais en son temps ».

Les principes de comptabilité étaient déjà connus et mis en pratique. Saint Louis avait une sorte de caissier central, Jean Sarrasin son chambellan, qui tenait ses comptes par doit et avoir. Il réglait ses dépenses sur la moyenne de ses ressources supputées d'après les derniers exercices, et ces dépenses étaient ordinairement inférieures d'un tiers ou d'un quart aux recettes. Sous un roi qui gouvernait en bon père de famille, les finances de la France étaient bien plus en sîireté qu'avec nos savantes administrations'. Ce gouvernement avait de plus l'avantage de coûter beaucoup moins cher que le nôtre.

D'abord il n'avait point de dettes. Les nôtres nous ont chargés d'une dette écrasante pour l'intérêt de laquelle les contribuables ont à payer chaque année un milliard et demi d'impôts

1 lotre Cour des Comptes rend de très grands services, sans parvenir à assurer la parfaite régularité de la gestion financière. « Les ordonnateurs, dit M. Paul Leroy-Beaulieu (Science des finances, t. II, p. 142) peuvent se jouer d'elle par des mandats fictifs. Elle n'a pas le droit de les citer devant elle quand elle soupçonne une fraude ou une irrégularité. Le contrôle de la Cour n'est effectif et décisif qu'autant que l'administration s'y prête et veut bien être sincère. »


Point d'armée permanente à entretenir. La nôtre nous croûte avec la marine huit ou neuf cents millions par an.

Point de dépense pour l'instruction publique l'Église subvenait aux frais du culte et de l'enseignement public, et aidait encore l'Etat par les décimes que le Souverain Pontife permettait de lever sur elle en certaines circonstances. Sous saint Louis, ces décimes s'élevèrent à 525.ooo livres, plus de 5o millions d'aujourd'hui. Presque point de dépenses pour la police. Un corps de vingt sergents à cheval et de vingt sergents à pied, sous les ordres du Chevalier do Guet, sullisaient à la sûreté de Paris, sous le gouvernement de l'ordre moral. Trente-six millions par an dépensés aujourd'hui pour la police de la ville n'y suffisent pas.

Avec son modeste budget d'une trentaine de millions, saint Louis pourvoyait aux dépenses de l'administration, non seulement de Paris, mais encore du domaine royal, qui se composait alors du tiers de la France 1.

Le budget des familles parisiennes était soulagé des sommes énormes que celles d'aujourd'hui sont obligées de payer pour une armée de fonctionnaires en partie inutiles.

N. de Wailly. Hist. des Gaules, t. XXI.


Autant que les documents peuvent nous le permettre, essayons de dresser le budget des familles parisiennes du temps de saint Louis, en le rapprochant de nos budgets actuels.

Pour leur logement, les Parisiens du xiiie siècle n'avaient pas à dépenser autant que ceux de nos jours.

L'hectare de terrain, dit le vicomte d'Avenel', qui se vend aujourd'hui à Paris 1.291.000 francs, valait en moyenne 652 francs au xme siècle. La maison la plus chère dont il a relevé le prix est celle du chantre de Notre-Dame, rue de la Parcheminerie 2.720 francs (équivalant à une cinquantaine de mille francs d'aujourd'hui). La moyenne des prix de vente est de i.5oo francs. Les maisons de 12 francs de loyer ne sont point rares. Aujourd'hui la valeur vénale moyenne est de 130.000 et la valeur locative de 7.000 francs. D'ordinaire, chaque famille avait sa maison. Les apprentis et les ouvriers logeaient chez leur patron.

Le rez-de-chaussée était occupé parla boutique et l'atelier, d'où un escalier conduisait à la grande salle, au premier étage. C'était le lieu où la famille se réunissait pour les repas, pour recevoir les hôtes. Les étages supérieurs étaient 1 La fortunes privée à travers sept siècles.


réservés à la famille, et les étrangers y pénétraient rarement. La vie privée était soigneusement séparée de la vie publique. Beaucoup de ces habitations recevaient, par les cours et les jardins, l'air et la lumière qui ne leur venait pas du côté de la rue.

Elles ne méritaient pas le reproche que Viollet-le-Duc fait aux maisons des villes modernes « Cette multiplicité de petites pièces qui font que la vie se passe à ouvrir et à fermer des portes, et que l'on ne sait pas où placer les meubles les plus indispensables ces étages de moins de 3 mètres de hauteur, ces murs minces comme du carton qui soumettent les intérieurs à toutes les variations de la température. »

Habitant ordinairement leur propre maison, ou ne payant que de faibles loyers, les ouvriers et marchands du XIIIe siècle avaient leur budget allégé de la lourde dépense que la cherté des locations fait peser sur le budget des Parisiens d'aujourd'hui (le sixième ou le septième de la dépense totale).

Quant à l'alimentation, le prix moyen du blé, qui avait été de 3 fr. 80 (une quinzaine de francs d'aujourd'hui) au commencement du siècle, s'éleva à 5 fr. 8o pendant la seconde partie du règne de saint Louis.

Si le pain contait autant qu'aujourd'hui, pour


la viande il en était bien autrement. Les bœufs et les vaches se vendaient en moyenne 37 francs, les moutons 3 fr. 60, les porcs 9 francs. (Les prix indiqués doivent être quadruplés pour avoir la valeur actuelle.)

Les jours d'abstinence étaient plus nombreux que de n. s jours, et on ne mangeait guère de la viande que pendant 200 jours, ce qui faisait renchérir le poisson. On multipliait alors les étangs. Mais la demande l'emportait encore sur la production, et les poissons d'eau douce étaient deux ou trois fois plus chers qu'aujourd'hui. Un saumon est payé 37 francs pour la table de saint Louis. Pour avoir la marée en temps utile, on se servait de chevauclieurs qui portaient en même temps les dépêches. La plus grande partie du poisson de mer servi sur les tables bourgeoises était salée. Les huîtres en écaille se vendaient à Paris au XIVe siècle 9 fr. 5o le cent, à peu près comme aujourd'hui 1.

De grand matin, on voyait se presser aux portes de Paris des files de voitures, ânes, chevaux apportant les fruits et les légumes des clos et des jardins voisins. Ces légumes étaient moins variés que de nos jours. L'absence d'arti1 Nous empruntons tous ces bétails aux savants ouvrages publiés récemment par le vicomte d'Avencl l,a fortune prisée


chauts, asperges, tomates, betteraves, chouxfleurs, pommes de terre surtout, faisait un vide que l'on s'efforçait de combler avec les pois, haricots, raves, fèves, lentilles, bourrache, etc. Le prix de ces légumes était à peu près le même que de nos jours.

L'huile de noix, dont on usait surtout dans le Nord, était d'un tiers plus chère que nos huiles d'olives.

Le sel fourni par les marais salants de la Méditerranée et de l'Aunis, n'était encore soumis ir aucune fiscalité. Mais les frais de port le rendaient aussi cher qu'aujourd'hui 4 centimes (go centimes d'aujourd'hui) le kilo.

Comme boisson, les Parisiens avaient la bière, ou cervoise, dont le prix variait suivant le prix de l'orge et de l'avoine qui servaient à la faire, et le vin pour lequel ils n'avaient pas trop à dépenser s'ils voulaient se contenter de celui qu'on récoltait alors dans l'Ile-de-France, la Normandie et la Picardie. Mais ce vin était peu alcoolique et ne se conservait pas. Les frais de port faisaient renchérir les vins du Midi, dont le prix était très variable d'après les récoltes. La moyenne était de 7 francs environ (28 francs) l'hectolitre. Le vin ordinaire de Bourgogne rendu à Paris coûtait 43 francs, et les grands crus ioo et 150 francs.


Nous lisons dans un écrivain du ime siècle, Ilumbert de Romans, que « Dieu a voulu que nulle contrée ne put se suflire complètement à elle-même, et que chacune eutbesoin de recourir à d'autres, afin qu'elles fussent unies par des rapports d'amitié ».

Cependant, au temps où les besoins factices du luxe moderne étaient encore inconnus, chaque province se suffisait à elle-même plus que de nos jours. Chacun se contentait d'ordinaire des produits de sa terre et de la petite industrie locale. Les seigneurs eux-mêmes n'avaient guère pour fournir leur table que les denrées de leurs domaines et le gibier de leurs forêts.

Mais les provinces n'étaient pas assez isolées les unes des autres pour qu'on vît les habitants d'un pays mourir de faim à côté d'un autre qui avait tout en abondance, comme le prétendent beaucoup d'historiens. Si la récolte manquait dans une province, les voisins venaient à son secours. Dans les ordonnances de 1954 et 1256, nous trouvons des articles d'après lesquels les baillis ne doivent interdire le transport du blé, du vin et des autres marchandises hors de leur pays, que s'il y a urgente nécessité, et ne prononcer ou lever cette interdiction que sur le conseil des prud'hommes dont la loyauté et la sincérité ne pouvaient être suspectées. En temps de disette


la liberté du commerce et de la circulation était assez garantie pour assurer la subsistance des populations lorsque les approvisionnements et les réserves des granges et des celliers des châteaux et des abbayes étaient épuisées.

Comparant le budget alimentaire dans son ensemble au temps de saint Louis et à notre époque, le vicomte d'Avenel trouve que pour nos pères il était d'environ 9 p. 100 plus lourd, mais que, leurs salaires étant de 13 p. 100 supérieurs, la comparaison est à leur avantage de 4 p. 100.

lIais la nourriture ne forme en général que les six dixièmes du budget Le reste est partagé entre le chauffage, l'éclairage, les vêtements et le logement.

Dans leurs vastes appartements, aux grandes cheminées, nos pères brûlaient beaucoup de bois. Mais à cette époque les forêts en fournissaient en abondance, et il n'était pas cher. Les citadins eux-mêmes le brûlaient à très bon compte. Du xme au XVIe siècle, il était sept, huit et neuf fois moins cher que de nos jours.

Aujourd'hui, dans beaucoup (le foyers la houille remplace le bois. Mais elle est encore d'un prix assez élevé.

Quanta l'éclairabe, tout en se perfectionnant singulièrement de nos jours, il a bien diminué de


prix. L'huile et la chandelle coûtaient trois fois plus au temps de saint Louis.

Si une famille d'ouvriers à Paris doit dépenser 3oo à 4oo francs pour être mal logée, en revanche elle peut se procurer à peu de frais des vêtements et un mobilier convenables, arriver même à une apparence de luxe. Nos progrès industriels, nos inventions mécaniques ont singulièrement abaissé le prix des articles manufacturés de consommation générale.

Au xine siècle, pour le riche comme pour l'ouvrier, la dépense en vêtements était plus grande clue de nos jours. Pour un habillement en laine, il fallait employer une somme de 20 à a5 francs, à peu près comme de nos jours mais ces 25 francs équivalaient à une centaine de francs. Il y avait exception pour la chaussure, qui se payait beaucoup moins cher que de nos jours. Les souliers qui valent aujourd'hui 15 francs s'achètent en moyenne 1 fr. 85 au XIIIe siècle.

Pour la coiffure, les feutres variaient de o fr. 80 à 2 francs, équivalant au prix auquel les ouvriers les achètent aujourd'hui. Mais les riches, pour leurs chapeaux de bièvre, dépensaient de 18 à 27 francs (une centaine de francs de notre monnaie), tandis que nos millionnaires ne dépensent pas plus de 20 à a5 francs pour leurs chapeaux de soie.


Tandis que les riches payaient ioo francs de notre monnaie le mètre de certaines étoffes et de certains draps de luxe, les qualités les plus modestes oscillaient entre 3, 4 et 5 francs (de 12 à 15 francs) le mètre.

La dépense du linge était plus onéreuse que de nos jours, et l'usage en était plus restreint. Les ménages pauvres ne connaissaient guère les serviettes et les draps de lit. La toile ordinaire se vendrait I fr. 45 le mètre, deux fois plus qu'aujourd'hui, en tenant compte du pouvoir de l'argent'.

Pour nous rendre compte du degré de bienêtre des classes ouvrières, nous devons mettre en face des salaires les dépenses qu'elles sont obligées de faire, l'argent qu'elles gagnent et le coût de la vie.

Les statistiques nous font connaître assez exactement les salaires des ouvriers parisiens d'aujourd'hui. Pour ceux du xm'' siècle l'insuffisance des documents ne nous permet pas d'arriver à la même précision. D'après Leber2, un garçon boulanger et un valet de maréchal ferrant, nourris par leur maître, gagnaient l'un cinq deniers, l'autre quatre deniers par jour, au commence- 1 Vicomte d'Avenel. Paysans et ouvriers.

2 La fortune privée au moyen âge.


ment du XIVe siècle (i fr. 5o environ de notrc monnaie). Un charpentier non nourri gagnait i sou (3 ou 4 francs).

Au xmc siècle, dit le vicomte d'Avenel, on trouve des tailleurs de pierre parisiens payés 6 fr. io par jour et des serviteurs de maçons payés 2 francs.

D'après les publications de l'Office du travail en 1892, les salaires sont pour les bijoutiers orfèvres parisiens de fr. 5o, les bouchers 6 francs, les boulangers 7 francs, les charpentiers 8 fr. 5o, les forgerons 7 francs, les horlogers 6 francs, les maçons 7 fr. 50, les menuisiers fr. 5o, les serruriers 6 fr. 5o, les cordonniers 3 fr. 5o, etc.

Mais si Paris donne de beaux salaires, il en prélève une bonne part par les 156 millions d'octrois, et les i5 millions des halles et marchés qui font tant renchérir la nourriture. De plus, beaucoup d'ouvriers ont à compter avec les chômages. Les trois quarts des couturières et modistes ont de 4 à G mois de chômage. Les salaires de 5 à G francs des brodeuses et des fleuristes sont réduits par là à 3 franc,s', et les 2 francs ou I fr. 5o des lingères à o fr. 60 ou o fr. 90.

A côté des millionnaires qui comptent leurs Joannc. Dict. géographique dr la Franec, t V, p. 2313.


revenus par centaines de mille francs ou par millions, une grande partie de la classe ouvrière vit dans l'indigence ou dans un état voisin de l'indigence. Plus de 150.000 personnes sont secourues par l'assistance publique, et combien par la charité privée

Les modestes revenus des petits propriétaires, des petits commerçants, des petits fonctionnaires suffiraient pour les faire vivre dans l'aisance, si le fisc ne prélevait pas 15 p. ioo en moyenne, sur ces revenus1 et si des sommes considérables n'étaient pas consacrées à des besoins factices et à des dépenses inutiles. On fait du superflu chose si nécessaire qu'on économise sur le nécessaire pour se le procurer.

Nos pères ne connaissaient ni le tabac, pour lequel nous dépensons 400 millions par an, ni l'eau-de-vie dont on fait aujourd'hui une si grande consommation. Ils ne s'en portaient pas plus mal, n'en étaient pas plus malheureux, et en étaient plus riches. Ils auraient pu compter à leur actif, outre les revenus réels, tout ce qui se dépense aujourd'hui en superfluités de toute sorte, tout ce que les vanités surexcitées donnent 1 Chaque Parisien paye en moyenne ioo francs d'impôts municipaux, qui, ajoutés aux 80 francs payés en moyenne par tout Français, font 180 francs. (De Foville. La France économique.)


au mauvais luxe dans une société démocratisée.

Paris compte pour les industries du luxe et du plaisir 5. 765 patrons, 3.641 employés, 3i. 480 ouvriers'. « Il y a quelques années, dit Baudrillart2, une enquête sur l'industrie à Paris fut publiée par la Chambre du commerce. Nous sommes effrayés de voir à quel point de futilités et de raffinements en tout genre Paris est un consommateur exigeant. L'alimentation, les confiseurs, les pâtissiers forment toute une armée employée à flatter le palais et à détruire la santé. La rapidité extrême des fortunes, le tourbillon qui emporte le capital vers le plaisir donnent au luxe, à la toilette, un développement excessif: goût des bijoux, des faux cheveux, etc. Rien qu'à Marseille, en 1875, il est entré 75.000 kilogrammes de cheveux provenant des contrées lointaines. Une augmentation de prix a frappé des objets de première nécessité, les logements, les vivres. Ceux qui vivent simplement souffrent de cet enchérissement, qui est la conséquence du luxe. Les innocents paient pour les coupables. »

Ne travaillant guère qu'à produire les choses nécessaires à la vie, l'ouvrier du XIIIe siècle les 1 Joanne. Dict. géographique.

2 Hist, du luxe, t. 1V, Y. 654.


mettait à la portée de tous en les multipliant l'abondance amenait le bon marché.

N'y avait-il pas plus de bonheur dans un temps oit la richesse était moindre sans doute, mais mieux clistrihuée et mieux employée?

Le manque de ce que les progrès de la science ont fait pour l'amélioration de notre vie matérielle n'était pas pour nos pères une privation ils n'en avaient pas l'idée. Quant aux besoins factices et aux raffinements de la vie moderne, s'ils ont ignoré le plaisir d'un ordre inférieur qu'ils procurent, ils ont été préservés de l'amollissement des âmes et des corps qui en sont la conséquence.


CHAPITRE VI

L'ASSISTANCE DES PAUVRES

Un très grand nombre des Parisiens d'aujourd'hui'sont dans l'indigence, soit par leur faute, soit à cause de notre mauvaise organisation économique et sociale. La municipalité dépense une trentaine de millions pour les assister. Mais tous ces millions n'arrivent pas à destination une large part est prélevée par les frais d'administration qui sont énormes.

Au temps de saint Louis, il y avait moins de pauvres à soulager, et la charité privée y suffisait. L'Église, les rois, les seigneurs rivalisaient de zèle.

Dans le testament de Philippe Auguste, les legs pieux et charitables s'élèvent à plus de 4 millions de notre monnaie; dans celui de Louis VIII, à plus de 5 millions2.

Dans l'histoire de Blanche de Castille, Élie 1 Un sur i5.

2 Faure. llist. de sainl Louis, t. T1, p. 639.


Berger nous fait connaître en détailles aumônes, donations et fondations de la grande reine. Saint Louis lui permit de dépenser chaque année en aumônes perpétuelles une somme pouvant aller jusqu'à 3oo livres (a5.ooo francs de nos jours). Quand elle voyageait avec son fils, lorsqu'on apprenait leur approche, les pauvres gens venaient se mettre sur leur chemin, et les gens de l'hôtel leur distribuaient des aumônes.

Saint Louis avait « une tendreur merveilleuse pour les mésaisés ». Tous les jours, partout ou il se trouvait, 122 pauvres recevaient chacun deux pains de la valeur d'un denier parisis, un quart de vin, de la viande ou du poisson pour un bon repas, et un denier parisis (équivalent à o fr. 5o environ). Trois se mettaient à table dans la même salle que lui et tout proche. Le roi leur envoyait ce qu'on lui servait de meilleur, et ils recevaient en sortant 4o deniers parisis

« Li roy donna aux povres famés lingères qui vendaient vicz peufres (vieilles friperies) et vicz chemises, et as povres ferrons qui ne peuvent avoir maisons, la place autour le mur des Innocents, pour Dieu et en aumône », lisons-nous dans les Chroniques de Saint-Denis2.

1 Faure. flist. dp saint Louis, t. II, p. 56!.

2 Histoire des Gaules, t. XXI, p. 117.


Dans les Layettes du Trésor des Chartes (t. III, p. 55j) nous trouvons une lettre datée de 1260 par laquelle saint Louis ordonne « que les aumônes laites chaque année par la pieuse libéralité de ses prédécesseurs au temps du carême, savoir deux mille livres parisis (équivalent à quatre ou cinq cent mille francs de nos jours), 63 boisseaux de blé, 68.000 poissons qui ont coutume d'être distribués par les mains de 1 aumônier et des baillis du roi, pour l'amour du Souverain Donateur duquel nous recevons tous les biens, continueront à être faites par les rois de France, ses successeurs ».

Je ne sais si

Les malades d'alors, étant tels que les nôtres,

Donnaient de l'exercice au pauvres hospitalier,

Chagrins, impatients, et se plaignant sans cesse.

LAFONTAINE

Dans tous les cas, ils avaient à bénir la charité chrétienne de se montrer si généreuse, de leur construire des hôpitaux « bien bâtis, bien aérés, bien spacieux, ayant sur les nôtres l'avantage de laisser à l'art une large place, de ne pas attrister les malades par cet aspect froid et désolé qui caractérise de notre temps (sauf de rares exceptions) les édifices publics de charité. Les malades avaient de l'espace, de l'air, de la


lumière ils sont souvent séparés les uns des autres et ainsi leur souffrance ne s'accroît pas par la vue de la souffrance des voisins ».

Dans le magnifique hôpital fondé à Tonnerre par Marguerite de Bourgogne, belle-sœur de saint Louis, et dont la grande salle, une des plus belles œuvres de l'architecture du xm° siècle, existe encore, on avait trouvé le moyen de séparer les malades tout en les réunissant. De hautes cloisons divisaient la grande salle en petits compartiments où chaque malade avait sa cellule. Le vaisseau étant fort élevé, l'air circulait librement partout, et les cellules étaient dans les meilleures conditions d'aéralion et de salubrité. Tout autour de la salle, au-dessus des cellules, régnait une galerie, d'où les infirmiers pouvaient voir les malades.

Dans l'acte de fondation, il est dit que les pauvres seront hébergés dans l'établissement, les convalescents nourris sept jours et renvoyés avec chemise, cotte et souliers, que les frères et sœurs, au nombre de vingt, doivent donner à boire et à manger à ceux qui auront faim et soif, recevoir les étrangers et les pèlerins, vêtir les pauvres2.

1 Viollet-le-Duc. Diet. d'anchit., t. YI.

2 Ibid.


« Les hôpitaux, dit M. Enlart `, étaient aménagés avec une entente si parfaite des conditions de salubrité, que les progrès les plus récents en cette matière consistent à restituer les dispositions universellement adoptées du XIIIe au xve siècle. »

Des fenêtres spacieuses s'ouvrent au-dessus des lits. L'air est abondamment renouvelé. De grandes cheminées chauffent le local. Des chariots de fer remplis de hraise sont promenées dans la salle.

Les murs étaient peints à la chaux. Au XIIIe siècle, ceux de la salle de l'IIôtel-Dieu de Paris étaient grattés une fois par an de leur enduit, et repeints à neuf 2.

A Paris, les Maisons-Dieu ne manquaient pas On en comptait une douzaine au commencement du xive siècle Saint-Gervais. près l'église de ce nom, Sainte-Catherine, à l'angle de la rue Saint-Denis et des Lombards, Saint-Nicolas du Louvre, Saint-Julien des Ménétriers, Saint-Jacques des Pèlerins, la Trinité, Saint-Jacques de Haut-Pas, Saint-Lazare, les vieilles Haudriettes, les Quinze-Vingts etl'Hôtel-Dieu qui avoisinait le, palais de saint Louis. Le saint roi futle fondateur ou le bienfaiteur d'un certain nombre.

1 Manuel d'archéologie, t. II.

2 lbid.


Il augmenta les bâtiments de l' Hôtel-Dieu, et l'exempta de toutes contributions, des droits d'entrée, et de tout péage par terre et par eau. « Il y allait souvent visiter les povres et les malades qui ilecques (là) gisaient, et les servait en sa propre personne. »

Au moyen âge, on ne songeait pas à réunir, dans de vastes établissements hospitaliers le plus de malades possibles et tous les genres de maladies. On préférait les petits hospices, où on leur laissait l'illusion de la vie de famille, et dans les grands, on leur évitait autant que possible les désagréments de la promiscuité en multipliant les séparations. Leur souffrance n'était pas accrue par la vue des souffrances des voisins

II y avait des hospices spéciaux pour les différentes infirmités des maladreries pour les lépreux, des aveugleries pour les aveugles.

Dans le faubourg Saint-Honoré, saint Louis fonda pour trois cents aveugles le célèbre hospice des Quinze-Vingts, sur lequel M. Léon Legrand nous a donné de si intéressants et si édifiants détails C'était à l'origine une agglomérap. 16.

2 Les Quinze-Vingls dans la colleetion de la Société de l'histoire de Paris.


tion de petits hôtels, de petites maisons bourgeoises, où les aveugles conservaient leur vie de famille. Pas de congrégation ou de confrérie chargée de les soigner. Eux-mêmes forment la confrérie, sans être astreints à la vie religieuse. Ils peuvent se marier, mais seulement avec des voyants. De cette façon un des époux conduit l'autre et dirige le ménage. Chaque ménage vit à part. l'oint de table commune chacun tait sa cuisine et mange chez soi. La communauté fournit seulement le pain et des secours en argent.

On se réunit chaque jour pour certains exercices de piété. Les enfants sont envoyés aux écoles.

Sous la haute direction d'un maître ou proviseur choisi par le roi ils administrent eux-mêmes leur communauté, leurs affaires, leurs finances. C'est ainsi que la royauté chrétienne, de concert avec l'Église, savait adoucir le triste sort de ces malheureux aveugles.

Toutes les misères physiques et morales avaient leur place dans les œuvres de miséricorde et les créations charitables de cette époque.

Dans l'hospice des Filles-Dieu créé par Louis VIII, et doté par saint Louis d'une rente de 400 livres, on réunissait une grande multitude de filles que leur pauvreté exposait au désordre.


L'hospitalité de nuit existait déjà. Les religieuses de Sainte-Catherine (paroisse de SaintJacques de la Boucherie) « étaient tenues de recevoir toutes pauvres femmes ou filles par chacune nuict, et les héberger pour trois jours consécutifs ».

M. Léon Legrand nous fait connaître en détail l'administration de l'Hôtel-Dieu de Paris et des autres Maisons-Dieu1

Les hôpitaux du moyen âge étaient administrés par des Congrégations de Frères et de Sœurs, qui formaient autant de petits ordres religieux distincts, obéissant chacun à des statuts particuliers. Le nombre de ces Frères et Sœurs varie d'après l'importance des établissements. A l'Hôtel-Dieu de Paris on comptait huit Frères clercs, dont quatre prêtres, trente Frères lais et vingt-huit Sœurs. On leur adjoignait des serviteurs laïques en cas de nécessité.

Aux personnes qui voulaient se dévouer au service des malades on imposait un certain temps de probation (ordinairement un an) pour s'assurer si elles étaient capables de supporter l'austérité de la règle et de bien remplir les obligations de leur état. Le noviciat terminé, elles revêtaient 1 Revue des Questions es, juillet 1896, janvier 1898.


l'habit religieux et prononçaient les trois vœux de pauvreté, de chasteté et d'obéissance.

Aux Frères lais était réservée l'exploitation des terres appartenant à l'hôpital, aux Sœurs le soin des malades, aux prêtres l'administration des sacrements.

Séparation rigoureuse entre les Frères et les Sœurs, qui avaient leur quartierréservé. La Chapelle et la salle des malades étaient les seuls lieux ou ils pussent se trouver ensemble.

La surveillance générale des hôpitaux appartenait à l'évêque. « Voirs (vrai) est que de droit commun la garde des maladreries appartient à l'évesque en qui éveschié eles sont assises, par la reson de ce que a Sainte Église appartient la garde des choses aumosnée », dit Baumanoir t. II. En 1270 un conseil provoqué par l'abbé de Saint-Denis, régent du royaume, pour régler un débat entre l'évêque de Paris et Saint-Lazare, déclare que toutes les maisons des lépreux et des pauvres de Dieu sont sous la protection et la garde de l'évêque, tant pour le temporel que pour le spirituel'.

Se réservant le droit de haute direction, de visite et de correction, par lui-même ou par son chapitre, l'évêque choisissait parmi les prêtres 1 Guérard. carl. N.-D., p. 184


un prieur (maître) à qui il uonliait la direction spirituelle et temporelle de la maison et auquel les Frères et les Sœurs s'engagaient à prêter obéissance.

Le Maître administrait les biens sous le contrôle de la communauté.

Chaque semaine la communauté se réunissait en chapitre pour traiter des affaires de la maison. C'est là qu'on prenait les décisions importantes pour l'administration des biens, les ventes et les achats, etc., qu'on prononçait les peines encourues par les f'autes signalées au chapitre. Parmi les Sœurs, le Maitre choisissait une Maìtresse à qui était confiée une partie importante de l'autorité la direction des Sœurs, le service intérieur, la surveillance des soins à donner aux malades. Chaque matin, au sortir de la messe, tous s'assemblaient devant elle pour prendre ses ordres.

A l'heure des repas les Frères et les Sœurs se rendaient dans la grand'salle de l'hôpital, et servaient les malades avec charité, déférence et respect. Leurs régies leur rappelaient que ces malades étaient les véritables seigneurs de la maison, les représentants de Jésus-Christ. C'était seulement après avoir présidé au dìner des malades que les hospitaliers pouvaient aller prendre leur nourriture. La viande ne leur était


permise que trois fois par semaine. En dehors des jeûnes prescrits par l'Église, il y en avait d'établis par la règle tous les vendredis, du 14 septembre à Pâques.

La nourriture des pauvres devait être aussi bonne que celle des religieux et même plus soignée et plus recherchée, si leur état l'exigeait. Des donations étaient faites pour permettre de distribuer aux malades les mets qui leur feraient le plus de plaisir.

Ces malades étaient réunis dans une grande salle voûtée, supportée par des colonnes, comme une nef d'église. La chapelle était sous la même voûte. C'était vraiment la Maison-Dieu, abritant sous le même toit Jésus-Christ, et ses membres souffrants.

Les lits étaient séparés par des rideaux ou par des boiseries formant des sortes de cellules. Un balcon régnant à une certaine hauteur le long du mur permettait de surveiller l'ensemble de la salle.

On a critiqué avec raison l'usage assez général alors de mettre plusieurs malades dans un même lit. Mais le lit séparé n'était pas inconnu et même, en cas de maladie grave, était le seul employé.

Dans ces hôpitaux du moyen âge les malades trouvaient quelque chose de plus précieux


encore que les soins matériels les bons exemples et les consolations de la religion qui leur étaient prodigués.

« Les innombrables legs en faveur des Hôtels-Dieu qu'on trouve dans les testaments du moyen âge, dit en terminant M. Legrand, sont les meilleures preuves de l'estime dans laquelle ils étaient tenus par les contemporains. Il est rare à cette époque qu'un bourgeois meure sans laisser quelque somme d'argent à l'hôpital. » Les nobles et les riches ne se contentaient pas de fonder des hôpitaux ils visitaient euxmêmes les malades, leur distribuaient des vivres et de l'argent, pansaient leurs plaies, lavaient humblement leurs pieds. Saint Louis leur donnait l'exemple de ces actes admirables de charité et d'humilité.

Le Confesseur de la reine Marguerite nous dit que « tout son cœur décourait aux pauvres et aux malades. qu'il allait souvent aux Maisons-Dieu de Paris, de Compiègne, de Pantoise, de Vernon, d'Orléans et visitait les pauvres et les malades qui là gisaient et les servait en sa propre personne. et leur faisait larges pitances quand il entrait à eux, et leur administrait de ses propres mains pain, chair ou autres mets qu'il avait fait appareiller pour les malades par ses queux et apporter là.


« Et vraiment ses sergents ne pouvaient, telles fois étaient, là demeurer, pour la corruption de l'air et la pueur et pour l'abomination des malades, et néanmoins il demeurait là comme s'il n'en sentait rien.

« Quand il allait visiter les malades, il faisait avec soi porter eau de rose et arrosait de ses propres mains leur visage.

« Quand il venait à Vernon, avant qu'il entrât en son palais qu'il a là, il descendait à la MaisonDieu, et visitait les pauvres, et leur demandait, ou aux sœurs de la maison qui la gardaient, comment il leur était. Et il servait, à ses propres mains, en la présence de ses fils, qu'il voulait qu'ils fussent là, pour qu'il les enforniât en œuvres de pitié. Et demandait aux sœurs de quelle maladie ils étaient malades, et s'ils pouvaient manger chair ou aucune autre chose, et quelle chose leur était bonne et saine, et il la leur faisait administrer. »

Nous avons vu plus haut le touchant récit du lépreux de l'abbaye de Royaumont soigné par saint Louis.

Sans doute tous les mesels n'étaient pas ainsi traités et servis par des mains royales. Mais ils étaient loin de vivre dans l'état de misère, d'isolement et d'abandon oit beaucoup de nos historiens se plaisent à les représenter. La charité


chrétienne prenait de ces infortunés les soins les plus touchants. « Il n'était point de donation, dit un érudit impartial, M. Abel Lefranc, qui a pnhlié le règlemcnt intérieur de la rnaladrerie de Noyon en 1250, point de testament, ou les établissements charitables et en particulier les léproseries, n'eussent leur grosse part. A la longue la fortune de ces ruaisons de douleur devint considérable. La vie v était facile et abondante. Les travaux de culture auxquels s'abandonnaient la plupart des lépreux n'avaient rien de pénible. » Ils formaient une confrérie séparée du monde, une espèce de communauté religieuse, dont les membres jouissaient d'une liberté plus grande que celle des moines. Un conseil, choisi parmi les membres de la communauté et présidé par un maître, prenait part à la direction des affaires de la maison qui était sous l'autorité immédiate et la surveillance de l'évoque. Dans les distractions périodiques qu'on leur ménageait, et surtout dans les consolations de la vraie fraternité et de la religion, ils trouvaient à leur triste sort tous les adoucissements qu'ils pouvaient attendre ici-bas.

On voit combien les léproseries étaient loin d'être ce séjour effrayant où l'on nous représente des malheureux condamnés a un isolement absolu, obligés d'avertir par un signal le


passant de fuir leur présence, privés des droits les plus essentiels, exclus de toutes les joies, morts vivants, traînant sans espoir, un morne abattement, la vie la plus misérable qui se puisse concevoir.



CONCLUSION

Arrivés au terme de cette enquête historique, quelle conclusion en tirerons-nous?. A propos de Joinville, Sainte-Beuve dit « que nous aimons à nous représenter de loin cet âge comme l'âge d'or du bon vieux temps. Si ce beau règne existe quelque part dans le passé, ce fat certes sous saint Louis' ».

Cet âge d'or du bon vieux temps ne réalisait pas l'idéal de la perfection, ni matériellement, ni politiquement. Mais s'en éloignait-il plus que le nôtre? Beaucoup de nos historiens le prétendent. D'après un des derniers historiens de saint Louis « notre temps est plus heureux et plus moral2 ». Le Paris d'aujourd'hui

1 Causeries drc Lundi, t. VIII, p. 53i.

2 Félix Faure. 1/isl. de saint Louis, Il, p. 33.


L'infernale cuve.

Où la fange descend de toute nation.

(BARBIER.)

a-t-il le droit de se dire plus moral que celui de saint Louis.

Renan s'en console en disant « que ce foyer de décomposition morale est aussi un foyer de lumière et de chaleur » et que « sur ce fumier naissent des fleurs charmantes, dont quelquesunes sont de première rareté 1 ».

Les charmantes fleurs que produit Paris ne sont pas nées de ce fumier, mais du fonds de christianisme qui subsiste toujours, malgré les efforts que fait la vieille corruption païenne pour le submerger.

Le vrai bonheur, qui ne se sépare pas de la vertu, était le partage d'un plus grand nombre dans les âges de foi.

« Un bon gouvernement, dit de Bonald, doit faire peu pour les plaisirs, assez pour les besoins, tout pour la vertu. » Ainsi faisait le gouvernement de saint Louis. Aux Parisiens de son temps il procurait un bien-être suffisant, sans les raflinements de notre vie moderne, il est vrai; mais ces raffinements sont-ils nécessaires 1 Revue des Deux Mondes, 1er novembre 1869.


au bonheur d'un chrétien? Si la fortune était médiocre, on en jouissait en pleine sécurité, à l'abri des bouleversements qui menacent celles d'aujourd'hui. La soumission à l'autorité paternelle, aux pouvoirs sociaux, à la loi de Dieu, assurait la paix et l'ordre dans la famille et dans la société. « Nous trouvons à cette époque, a dit un grand écrivain, des lois admirablement sages, administration vigilante, royaume en bon ordre, finances prospères, lettres cultivées et tenues en bride, sciences honorées, la justice et la vertu sur le trône, un peuple qui aime son roi. Sous ce grand règne où tout florissait, le mal seul était comprimé. » (L. Veuillot.)



TABLE DES MATIÈRES

AVANT-PROPOS LIVRE PREMIER

COMMENT LES PARISIENS ÉTAIENT GOUVERNÉS ET ADMINISTRÉS

CHAPITRE PREMIER

Coup d'oeilsur Paris. Saint Louis et sa Cour. 3 CHAPITRE II

Gouvernement de saint Louis. Administration de Paris. 28 CHAPlTRE III

Saint Louis et l'autorité ecclésiastique. 47 LIVRE II

ÉTAT INTELLECTUEL

CHAPITRE PREMIER

L'Église et l'enseignement 63


CHAPITRE II

L'Université. 7° I. Faculté de théologic. 76 II. Faculté des arts 85 III. Faculté de décret 108 IV. Faculté de médecine. 113 V. Coup d'œil sur la Montagne Saintc-Geneviève.

Vie et mœurs des étudiants. 121

VI. Livres. Bibliothèques. 131 VII. Coup dœil d'ensemble sur l'enseignement et

la science. 138

CHAPITRE III

L'iut 147 1. L'art chrétien. 147 II. L'architecture religieuse 152 III. La sculpture. 160 IV. Les vitraux et l'art décoratif. 164 V. L'architecture civile 170 VI. Le mobilier 172 VII. La musique.

VIII. La poésie 182 LIVRE III

ÉTAT RELIGIEUX

CHAPITRE PREMIER

Paroisses. Clergé séculier. 191 CHAPITRE II

Les ordres religieux 196


CHAPITRE III

La prédiction. 2!) CHAPITRE IV

Foi et piété des Parisiens. 219 CHAPITRE V

Fêtes religieuses et pèlerinages. 240 LIVRE IV

ÉTAT MORAL

CHAPITRE PREMIER

L'éducation. 257 CHAPITRE If

Le gouvernement de l'ordre moral. 264 CHAPITRE III

La littérature. 7 CHAPITRE IV

Théâtre et divertissements 280 CHAPITRE V

Fètes et réjouissances publiques. 292


LIVRE V

VIE MATÉRIELLE. ÉTAT ÉCONOMIQUE

CHAPITRE PREMIER

Aspect des rues de Paris. Voirie. 383 CHAPITRE II

Visite au quartier de l'industrie et du commerce 314 CHAPITRE III

Organisation corporative de l'industrie et du commerce. 340 CHAPITRE IV

Économie domestique. La famille. 363 CHAPITRE V

Le budget du roi et le budget des familles parisiennes. 369 CHAPITRE VI

L'assistance des pauvre 385 CONCLUSION. 401 ÉVREUZ, IMPRIMERIE Gll. HÉRISSEY, PAUL HÉRISSEY, SUCCr