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Titre : Vagabondages : à travers la peinture et les paysages, les bêtes et les hommes (2e édition) / Gustave Coquiot

Auteur : Coquiot, Gustave (1865-1926). Auteur du texte

Éditeur : P. Ollendorff (Paris)

Date d'édition : 1921

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb31967074j

Type : monographie imprimée

Langue : français

Format : 1 vol. (306 p.) ; in-16

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Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k114120h

Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, 8-Z-21013

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 06/08/2008

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DU MÊME AUTEUR

LES FÉERIES DE PARIS (Couverture de R. Carabin).

LES SOUPEUSES (Dessins de George Bottini).

LE VRAI J.-K. HUYSMANS (Portrait par J.-F. Raffaëlli).

HENRI DE TOULOUSE-LAUTREC (Avec des illustrations).

LE VRAI RODIN (Avec des illustrations).

PARIS, VOICI PARIS ! (Couverture de Sacchetti).

CUBISTES, FUTURISTES, PASSÉISTES (Avec des illustrations).

RODIN (Grand album, avec dt s illustrations).

RODIN A L'HÔTEL BIRON ET A MEUDON. (Avec des illustrations).

PAUL CÉZANNE (Avec des illustrations).

LES INDÉPENDANTS (Avec des illustrations).

THÉÂTRE

!

(Seul ou en collaboration)

M. PRIEUX EST DANS LA SALLE !

DEUX HEURES DU MATIN... QUARTIER MARBEUF (Couverture de

Géo Dupuis).

HÔTEL DE L'OUEST... CHAMBRE 22.

UNE NUIT DE GRENELLE (Couverture de Géo Dupuis).

SAINTE ROULETTE.

POUR PARAITRE

LA GLOIRE DE LA TERRE.

VINCENT VAN GOGH.

L'ÎLE DÉSENCHANTÉE.

PIERRE BONNARD.

Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays, y compris la Suède, la Hollande, le Danemark et la Russie.

S'adresser, pour traiter, à la Librairie PAUL OLLENDORFF, 50, Chaussée d'Antin, Paris.


GUSTAVE COQUIOT

VAGABONDAGES

A TRAVERS LA PEINTURE ET LES PAYSAGES LES BËTET ET LES HOMMES

DEUXIÈME ÉDITION

PARIS

Société d'Editions Littéraires et Artistiques

LIBRAIRIE PAUL OLLENDORFF

50, CHAUSSÉE D'ANTIN, 50

Copyright by Librairie Ollendorff, 1921.


Il a été tiré trois cents exemplaires sur vélin pur fil in-4° couronne avec croquis marginaux de HENRI EPSTEIN numérotés de 1 à 300.


UN COLLECTIONNEUR

J'ai connu mon ami Doucette au Turc. Le Turc, à Paris, c'est un établissement de bains avec salles

de sudation, massages, douches, piscine, etc. Ces établissements sont rares. Mes gorets de compatriotes ont pour l'eau et l'hygiène du corps une répulsion tenace, qu'imposa, dès ses origines, la sainte Religion catholique, apostolique et romaine ; et, le peuple, plus croyant qu'on ne le pense, tient, lui aussi, à entretenir des colonies de vermines.

Ce sont toujours les mêmes hommes qui se lavent. Je ne devais donc pas tarder à remarquer mon ami Doucette. Long et mince, glabre et bavard, mon ami Doucette se lia lui également très vite avec moi. Au fond, les champs de courses, le café, le Turc, sont des terrains de faciles rencontres et de rapides amitiés. Mon ami Doucette m'était devenu très sympathique — c'est bête, je l'avoue ! — par la façon dont il se livrait aux mains d'un masseur agile et robuste. Il avait alors une manière d'être sérieux si plaisante que, tout de suite, il m'enchanta.

Que faisait-il dans la vie? Comme j'oubliais de le lui demander, il me confessa qu'il était céliba-


taire, professeur d'histoire de l'Art, ou plus exactement ex-professeur de la chose susdite. Où avait-il enseigné? Il ne me le dit point; mais il m'avoua qu'il avait été un jour remercié pour cause d'ivrognerie. Et puis mon ami Doucette était né amoureux de liberté. Tout valait mieux qu'une tâche aux mêmes heures dans une école.

Cela dit, j'étais depuis quelques jours à la campagne, en Auvergne, où une ferme venait de m'échoir en héritage, quand une lettre m'annonça, sans plus de formalités, la venue, pour une semaine ou deux à passer ici, de mon ami Doucette.

Je ne m'en offensai point. C'était si naturel : mon ami Doucette avait besoin d'air; il avait pensé à moi. N'avions-nous pas échangé souvent ensemble quelques opinions sur la déplorable situation actuelle de l'Europe ? Billevesées, pourtant, qui comptaient assurément moins pour nous que le souci d'éliminer la plus vaste quantité possible de notre acide urique.

Mon ami Doucette arriva donc — très naturellement — chez moi ; et il s'y installa de la manière la plus aisée du monde. Une valise plate et un chapeau de rechange dans une boite, formaient tous ses bagages. Il prétexta un appétit féroce; et il se mit délibérément à table, où il mangea et où il but

encore mieux.

Deux jours après, mon ami Doucette était tout fait chez lui chez moi. Il commandait à la ser-; et il abusait vraiment tout à fait de moi, texte que j'étais moins âgé que lui, et que


j'étais, moi aussi, célibataire. Mais il faisait vite oublier tout cela par sa faconde généreuse.

Par exemple, ses intestins allaient moins bien ; et il me dit que si, j'avais lé plaisir aujourd'hui de le posséder, c'est qu'il se proposait d'aller faire une cure à Châtel-Guyon. Mais, auparavant, un repos aux champs lui était nécessaire ; et il avait tout de suite songé à moi, — si bon garçon, si brave coeur, il ne l'oubliait pas !

Nous eûmes, hélas ! de longues conversations sur l'Art, l'Art par un grand A très majuscule et très assommant !

Un jour, après avoir ressuscité maints truisines artistiques, j'en vins à lui dire, à ce sacré bavard de Doucette, — et je ne sais en vérité pourquoi je lui exprimai cela ! — j'en vins à lui dire, j'en rougis encore de honte, que chaque époque a sa beauté, ses grands hommes et ses présidents de n'importe quoi ; — et qu'enfin il était ridicule de toujours suffoquer sous la pierre du passé, qu'à le vanter tellement on devenait injuste, même stupide. Alors, surexcité, il se jeta d'un coup en avant ; et, lancé, sans que je pusse à aucun moment l'arrêter, il proféra :

— Oui, il faut être de son temps, bon Dieu!... Oui, il faut être fortement de son temps ! Moi, qui vous dis cela, j'ai gémi, allez, comme vous tous ; j'ai fatigué de mes clameurs le ciel en voyant le pic et la pioche éventrer des murailles pourrissantes, des boiseries rongées ; j'ai protesté avec les cris les plus déchirants contre l'assèchement de vieux ports


croupis, contre la démolition de vieux quartiers où s'épanouissaient toutes les plus dévorantes maladies !... Ah ! oui, cher Monsieur, je les ai défendus — et de toutes mes forces ! — les beffrois centenaires, les tours décrépites et les murailles gallo-romaines et les remparts des Sarrazins ! Et quand je sentais que j'allais faiblir, quand toute cette puanteur des pierres me remontait au nez, me suffoquait, quand je me disais que, moi aussi, j'en avais assez de toute cette pourriture des choses, vite je me précipitais dans un train pour Rome, et j'allais me retremper dans cette ville où, chaque jour, des caravanes vont admirer, renifler des déliquescences architecturales, des massacres de choses, des fientes du passé ! Ah ! mon ami, la hyène ne se jette pas sur la charogne avec plus d'ardeur que je me jetais, moi, sur les pierres moisies des Thermes de Caracalla ! Avec quelle fougue nouvelle, avec quels yeux larmoyants, avec quel attendrissement touchant, je contemplais le sublime effort des valeureux Romains! Voilà, je me disais, des gaillards que nous n'égalerons jamais ! Quelles magnifiques splendeurs, quel ordre, quelle harmonie, quelle puissance ! Et, tremblant, tout suant de mon évocation lyrique, le nez et la bouche pleins de ces poussières antiques, je pleurais, oui, je sanglotais en me disant que la vie était belle, puisqu'elle me permettait de contempler de tels spectacles !... Aussi, voulait-on, quelque part, attaquer, abattre une pourriture de quelque chose, j'étais le premier, toujours, à organiser une vaste protesta-


tion, à rédiger dans un style vigoureux les plus terribles des réquisitoires contre les Vandales; j'étais le premier à sommer les vivants de crever, plutôt que de toucher du petit doigt aux reliques des morts !... Ah ! le détestable temps où je trouvais sacro-saint d'arrêter l'odieuse vie moderne, plutôt que d'élargir une rue ou un pont sur une rivière fréquentée. Car, la batellerie, aussi, mon cher, je me fichais de la batellerie, je me fichais de tout ! Périssent tous les bateaux, tous les chalands, plutôt que de supprimer un antique pont de pierre aux multiples arches ! Je vous le dis, je me fichais de tout, de tout ce qui n'était pas ancien, rongé, décomposé, mangé par les vers. C'est vous exprimer suffisamment, n'est-ce pas, que, dans un ordre d'idées plus restreint, toute mon admiration, toutes mes joies étaient réservées à ces ineffables mercantis que l'on appelle antiquaires. Ah ! certes, quand j'entrais dans la galerie de l'un d'eux, je humais avec délices l'odeur des cires et des essences qui servent à masquer de précieuses ruses ; et plus un objet me paraissait vieillot, usé, raccorni, poussiéreux, plus je l'aimais! Ce que j'ai vu vendre de faux trucs, de fausses commodes Louis XV, de vieux bahuts Louis XIII et de lits de repos Directoire, je renonce à vous rémunérer !...

Et, ici, essoufflé tout de même, mon ami Doucette lampait une longue rasade. Mais, malgré mon geste l'invitant au repos, il repartait tout de suite :

— Ah ! mon cher ami, j'étais vraiment alors le


frère des doux et pacifiques amateurs ahuris devant toutes ces vieilleries ! Tenez, chez des dentistes, chez des avocats, il m'est arrivé maintes fois de contempler des chenets ou des lustres fabriqués avec des ferrailles de lointains châteaux-forts, eh bien ! est-ce bête, cela me donnait toute confiance en la science de ces thérapeutes et de ces bavards qui se plaisaient à hospitaliser chez eux de tels vestiges d'un temps très révolu. Au moins ces ama-teurs-là plongeaient dans l'abscons des jadis. Ils étaient les bons jobards qui acceptent tous les contes de la mère l'Oie !

Ici, encore, mon ami Doucette se gargarisa d'une bonne gorgée d'eau de vie, due à ma bonté ; et ayant repris des forces, et sans pitié, hélas ! il continua :

— Bien entendu, c'était toujours dans les musées que ma jouissance devenait complète, totale. J'admirais tout avec une telle confiance que j'en étais sublime. L'idée qu'il put y avoir un seul tableau ou un seul objet apocryphe parmi tous ces tableaux et ces objets choisis par la compétence des conservateurs officiels, ne me venait jamais. J'admirais bouche bée et yeux largement ouverts. Ah ! ce n'était pas à moi qu'il eût fallu dire que la moitié des tableaux du musée du Louvre est composée de faux et de copies. Un Raphaël était pour moi un indiscutable Raphaël, rien de plus! Même chose pour un Greco, pour un Titien, pour un Gior-gione. Je respectais alors l'Institut, mon cher ami. J'avais pour cette réunion d'illustres cancres la


plus fervente des adorations. Penser qu'on avait pu tromper M. Bonnat ou M. Henry-Marcel, quelle horreur ! Souvent, je m'apercevais bien de quelques petits détails suspects, — car je connais tous les musées, mon cher ami ! — m croire une seconde qu'un tableau donné au Sodoma n'était pas un Sodoma, quelle honte ! La rougeur m'en montait au visage. Un jour, un normalien s'avisa de retirer un tableau à Giorgione pour le donner à Titien, et ce, cependant, par un livre de plus de cinq cents pages, eh bien! la nuit qui suivit ma lecture de ce gros volume, je ne dormis pas, mon cher ami, et je fis un enfant à ma bonne. Oui, j'en vins là, égaré, ayant perdu le simple sens commun, et n'étant plus qu'une bête livrée à tous les caprices les plus déréglés de la chair !

— Mais depuis, interrompis-je, poussé à bout par ce bavardage, vous avez dû, mon cher Doucette, revenir à une plus saine appréciation des choses. Car, enfin, il est de notoriété publique que le musée du Louvre regorge de tableaux douteux ou simple-ment apocryphes !

— Ah ! mon cher ami, dit-il. Si j'en suis revenu de ma slupide foi ! Mais c'est à dire que maintenant je ne souhaite plus qu'un colossal incendie pour nous débarrasser de tout ce fatras des siècles ! Car, il faut bien l'énoncer, ce n'est, comme vous dites, que tromperie et mystification dans ce Musée ! Outre qu'il abrutit des générations sans cesse renouvelées de copistes, d'élèves et d'amateurs, il n'existe


pas un seul tableau qui s'offre à nous tel qu'il fut peint. Le temps, les couches nombreuses de vernis, toute une mystérieuse chimie a bien su détruire toute la fleur de la couleur, tout l'éclat et toute la fraîcheur du tableau neuf. Des Rembrandt ! ces tableaux saurés, rancis, enfumés, devant lesquels se pâme la sottise apprise des siècles ! Passe encore pour quelques Primitifs, restés à l'état laiteux ! Mais le reste, tout le reste, c'est cuit et recuit ; c'est de l'onguent miton-mitaine ; c'est de la panacée pour amateurs d'art; et Dieu sait quels ignares sont ces gens-là ! Un jour, est-ce qu'ils n'ont pas prétendu, les conservateurs, que ces mêmes amateurs sauraient de concert avec eux faire désormais la police du Musée : oui, ouvrir la porte aux beaux et vrais tableaux — et refuser les autres ! Alors, dites moi, mon cher ami, pourquoi les uns et les autres ont-ils accueilli un nouveau faux tableau?...

Mais mon ami Doucette vit soudainement que je ne me souciais plus de lui répondre. Mon attention était alors attirée par le passage, dans un champ, d'un propriétaire voisin, ex-notaire, petit sexagénaire rondouillard, porteur de favoris à la François-Joseph, et coiffé d'un bonnet d'astrakan d'une extravagante hauteur.

Je levai les bras en criant et fis signe à ce Persan de venir auprès de nous. Mais quand il fut là, mon ami Doucette, vexé sans doute, se tint coi.

Ce n'était pas ce que j'attendais. Je savais l'ex-notaire très bavard ; et je voulais faire naître une conversation nourrie.


— Monsieur est un conservateur passionné des vieilles choses ! dis-je à mon ami Doucette, en lui présentant le Persan.

— Eh! sans doute ! jeta aussitôt celui-ci. Quoi de meilleur que de se retremper dans le passé, dans les ruines, de respirer les mystérieuses archives, d'exhumer la vie d'autrefois? Ainsi, moi, je viens de terminer — avec quelles délices ! — un volumineux mémoire sur les cuves mérovingiennes de notre vallée !

— Ah ! très curieux, très curieux ! fis-je, furieux du silence de mon cher Doucette.

— Et le plus curieux, continua le Persan, c'est que si toutes ces cuves se ressemblent, elles n'en ont pas moins des différences radicales. Ainsi, si l'une de ces cuves est profonde d'un mètre, une autre n'atteint que quatre vingt seize centimètres neuf millimètres ! C'est véritablement très passionnant, comme vous le voyez !

— Et si une autre cuve a trois mètres de profondeur ? jeta enfin, énervé, mon ami Doucette, pour ma plus vive joie.

— Oh ! une telle différence n'existe pas, Messieurs ! dit l'ex-notaire. Non ! vraiment non !... Du moins, dans la collection de cuves que j'entretiens là-bas, au bord de la rivière, — et j'en ai plus d'une centaine! — cette différence n'existe pas ! J'avoue que ce serait un cas bien passionnant, que dis-je ? angoissant, si je trouvais un jour une nouvelle cuve mesurant trois mètres de profondeur !... Ah ! Messieurs, Messieurs, quelle source d'impérissables


sensations que celle de l'étude constante des cuves mérovingiennes !...

— Alors, vous ne pensez qu'à ça, Monsieur? dit mon ami Doucette, devenant tout à coup enragé.

— Plus encore que vous ne le croyez, Monsieur ! Et l'ex-notaire manifestait tous les signes de la plus complète extase. Ainsi, Monsieur peut le dire — et il me prenait à témoin — Monsieur peut affirmer que j'ai consacré les deux plus vastes salles de ma maison des champs, les plus belles, à l'étude comparée des profondeurs des cuves mérovingiennes !...

— C'est vrai, parfaitement vrai ! dis-je aussitôt, pour encourager le Persan à rester loquace. Mais il était lancé ; et mon ami Doucette et moi, nous nous regardions maintenant dans une joie commune :

— Oui, Messieurs, dit-il, les deux plus vastes salles de mon manoir. J'ai fait dresser des plans, des échelles de profondeur, des graphiques aux encres rouges, bleues et vertes: et, sur les murs, sur deux larges tables, s'étalent ces plans magnifiques. Les profondeurs comparées se lisent d'un seul coup d'oeil ; elles m'enchantent, Messieurs, quand je me retire près d'elles pour méditer !...

— Et dans ces vastes salles, il n'y a rien que ces graphiques? demanda mon ami Doucette.

— Oh ! cette question, Monsieur ! dit le Persan. Mais est-ce que ces précieux graphiques ne constituent pas la plus merveilleuse, la plus inattendue, la plus troublante des collections? Citez-moi un tableau de maître qui l'emporte en intérêt? une


tapisserie même gothique qui soit plus éloquente que les cotes écrites de mes chères cuves? Non, n'est-ce pas, il n'y a rien au dessus, rien, rien ?

— Et cela, dit mon ami Doucette, vous coûte naturellement beaucoup d'argent?

— J'y sacrifie ma vie, Monsieur ! J'y sacrifie même celle de mes concitoyens ! Ainsi, vous savez, peut-être, que je suis maire de cette petite commune, qui dépend de mon domaine; or, à plusieurs reprises, l'Administration a voulu nous donner un bureau de poste — télégraphe et téléphone — ; eh bien ! eh bien ! Monsieur, j'ai refusé !

— Je me demande vraiment pourquoi? dit ce cher Doucette.

— Pour une raison bien simple, cher Monsieur! N'ayant pas de bureau de poste, c'est le facteur de la commune voisine, elle, pourvue d'un bureau, qui apporte les lettres et, avec elles, les petites commissions qu'il fait très volontiers pour parer au régime sévère que lui impose une Administration trop marâtre. Alors, avec le pain frais dont je me régale quotidiennement —, oui, c'est, avec mes cuves, ma seule faiblesse! — le facteur m'apporte, au jour le jour, les profondeurs remesurées de vingt cuves à la fois !...

— Pourquoi remesurées?

Décidément, j'adorais en ce moment mon ami Doucette.

— Mais, cher Monsieur, dit l'ex-notaire, si, par le courroux des jours: pluie, soleil, etc., une ou plusieurs cuves se creusaient d'un millième de


millimètre, cela serait d'une importance capitale ; et je dois noter cet ou ces écarts d'une façon rigoureusement mathématique. Toute la profonde étude des cuves mérovingiennes repose sur ces écarts infinitésimaux de profondeur !

— Bien, cher Monsieur, insinua encore ce bon Doucette — qui questionnait vraiment, à présent, pour m'être agréable, car il me paraissait un peu ivre ! — alors, pourquoi n'avez-vous pas fait transporter ces cuves dans votre domaine ? Ainsi, vous les auriez vous-même toujours sous les yeux ces cuves, ces chères cuves ?

— Ah ! Monsieur, Monsieur, quelle hérésie ! s'écria le Persan. Comment pouvez-vous me dire de déplacer mes cuves ? Mais elles ont leur place naturelle là-bas, au bord de la rivière., où on les a un jour découvertes ! Sacrilège ! Sacrilège abominable que de ne pas respecter le lieu d'origine ! Elles sont nées là, les chères cuves; elles doivent rester là ! Du reste, j'ai, vous le pensez bien, acheté le terrain qui les contient ; et, quoique vaste, on ne le cultive pas, pour ne point risquer de les toucher, de les endommager, mes précieuses cuves!

— Mais je pense à une autre chose, jeta, implacable maintenant, mon ami Doucette. Ce bureau de poste, Monsieur, que vous refusez si obstinément, est-ce que vos administrés ne vous demandent pas la raison de votre refus ? Il me semble que la commune, elle, gagnerait à être pourvue d'un bureau de poste : lignes télégraphique et téléphonique. Car, enfin, cher Monsieur, il y a des cas


urgents dans la vie, très urgents même : affaires à conclure dans le plus bref délai, argent à recevoir ou à expédier, un médecin surtout à appeler en toute hâte, puisque vous n'avez pas de médecin dans votre commune !.. Dans ces conditions, cher Monsieur, votre refus d'un bureau de poste pour conserver un facteur qui vous apporte, avec du pain frais, des profondeurs remesurées de cuves, c'est — comment dirais-je ? — un crime, oui, cher Monsieur, un vrai crime ; et, permettez !... à la place de vos administrés, je ferais un beau tapage; et, aux prochaines élections municipales, soyez sûr que...

— Mes administrés ! ricana l'ex-notaire. Mais ils s'en moquent bien des cas urgents!... Je n'ai qu'à leur dire que tout ça, les bureaux de poste, ce sont des appâts pour les imposer davantage; et alors vous pensez s'ils battent en retraite, mes chers administrés! Ah ! ah! ah! Ils s'en foutent, je vous dis ! ils s'en foutent !...

Et, là-dessus, le Persan se levant, je fis signe à mon ami Doucette de s'en tenir là. J'avais un peu d'ennui ma foi à montrer publiquement que j'étais venu passer l'été dans un pays, où il existait un maire qui mesurait des cuves mérovingiennes. Qu'allait penser de ce voisinage mon ami Doucette? Il allait sans doute me taxer de sot individu, de niais parisien que l'été rend absolument inconscient ! Oui, la campagne, représentée par mon voisin l'ex-notaire, devenait tout à coup à mes yeux une chose ridicule ; et j'avais honte, honte, quand


regardant mon ami Doucette, je le vis boire coup sur coup de telles rasades que mon angoisse m'abandonna. Ah! je n'avais plus à trembler! Mon ami Doucette, c'était manifeste, trouvait que rien ne valait la peine de s'alarmer ! Et je l'aimai alors, je l'aimai de tout mon coeur! Et nous partîmes tous deux d'un éclat de rire, lui, bien qu'il fût tout à fait soûl, parce que, dans le silence des champs, nous perçûmes encore la voix goguenarde de l'admirateur de François-Joseph qui répétait, là-bas: « Mes administrés ! ah ! ils s'en foutent ! ils s'en foutent! ah! ah! ah!... »


MA FERME

La campagne où je suis installé est située à une dizaine de kilomètres de la ville. Le site est plaisant, parce qu'il ne se dresse nulle maison autour de la mienne. C'est une bâtisse entre cour et jardin ; la cour regardant sur le chemin vicinal, et le jardin s'étalant en pleins champs, devant la croupe arrondie, en forme de cirque, des montagnes.

On aperçoit tout autour de la maison des prés, des routes, des bois. Sur la terrasse du jardin, quand le vent plie les arbres d'un petit bois situé à droite, on se croit aisément au bord de la mer. C'est même tout à fait la mer charmante, à cause de l'absence des baigneurs.

Ma maison, dénommée pompeusement « le petit château », est aussi à usage de ferme. On y trouve des hangars, des granges, des écuries et le pavillon des domestiques, qui se termine en forme de pigeonnier très « Emma Bovary ». C'est tout à fait l'aspect de « la Huchette », dans le roman de Flaubert. Des pigeons sont là-haut, qui s'envolent, qui reviennent, qui repartent ; et tout ça par brusques coups de tête, sans plus de raisons de s'en aller toujours ainsi et de revenir.

Trois domestiques sont occupés à l'entretien des


bêtes, des champs et de moi-même : un homme d'une trentaine d'années, Achille ; une jeune fille de dix-huit, ans, Cécile, fille d'un fermier voisin ; enfin la mère d'Achille.

- Comme les seigneurs du bien aimé Louis XV, qui s'amusaient à donner, avec impertinence, des surnoms à leurs valets, tels : l'Éveillé, l'Étourdi ou l'Indiscret, j'ai surnommé mon valet La Feignasse, à cause de sa paresse sublime et unique ! Quant à la ronde mère d'Achille ou La Feignasse, je l'ai baptisée, elle, la mère La Loupe, à cause d'une petite loupe reluisante ou grosseur de chair, que la nature a exactement placée entre ses deux yeux, deux yeux gris de poule, astucieux et réjouis.

La mère La Loupe a la charge des bêtes et de la cuisine ; La Feignasse a les champs, le jardin ; et Cécile, qui s'occupe aussi des bêtes, est ma femme de chambre.

Nous quatre, nous vivons eh bonne intelligence ; mais je suis obligé quant à moi, pour maintenir cet accord, à des tas de considérations.

La mère La Loupe adore son fils, surtout depuis qu'elle a perdu son mari. Elle voit son Achille un peu mou, lymphatique, les idées dans la lune; mais si elle s'en désole parfois, elle n'ose pas lui présenter la moindre observation. Par exemple, elle serait heureuse que quelqu'un le tançât de temps en temps.

Un jour que je me plaignais des lourdes branches chargées de pommes qui balayaient la terre, elle me dit :


— Ah ! Monsieur a bien raison ! Il faudrait relever avec des perches ces branches-là. C'est une désolation de laisser s'abîmer ces beaux fruits!

— Votre fils, dis-je, devrait vraiment alors les planter, ces perches !

— C'est bien ce que je me dis, Monsieur, me répond sans émoi, la mère La Loupe. Achille est bien paresseux, ma foi !

— Eh bien! je vais le faire moi-même, que voulez-vous? Et, impatienté, je me dirige vers le hangar pour y choisir des perches.

La mère La Loupe suit tout mon manège ; et, quand je suis près d'elle, moi tenant mes perches, et elle cueillant indolemment des haricots, elle me dit, simplement :

— C'est ça, Monsieur! placez-les vous-même les perches ! Ça lui fera honte ! à ce grand feignant-là !

Ça ne lui fait pas honte ! La Feignasse s'en moque. Il me regarde, et il sourit.

Il sourit toujours. Aujourd'hui, cependant dans la grange, il tape des bottes de seigle sur un tonneau, et il me dit :

— On mange de la poussière, c'est désagréable, c'est pas le filon !

Mais un autre jour, comme je lui demandais pourquoi il n'arrosait pas plus souvent le jardin ; et pourquoi surtout, il ne donnait jamais d'eau aux rosiers (c'est assez inexplicable, parce que la personne qui m'a engagé à prendre La Feignasse, m'a vingt fois répété : — Achille ! allez, c'est un gar-


çon qui adore les fleurs !), il m'a répondu encore en souriant

— Oh ! Monsieur, pas besoin de trop arroser, la sécheresse ne mord pas sur une si bonne terre ! Ah! Monsieur peut dire que son jardin a une bonne terre ; et, pour ce qui est des rosiers, ça a des racines si longues, si longues que c'est vraiment pas la peine, allez, Monsieur, de s'esquinter

à charrier de l'eau. Une bonne pluie du ciel, ça-vaut mieux que tous les arrosoirs du monde !

Oui, mais, en attendant, elle ne tombe pas, la » pluie; et tout grille. Là-bas, les montagnes sont toutes pelées, tellement l'embrasement, depuis le lever jusqu'au coucher, est continu. Dans mon jardin, les poireaux d'un bleu tendre si métallique, retombent flasques ; et les jaunes citrouilles éclatent. J'essaie bien quelquefois, poussé à bout, de prendre La Feignasse par son amour-propre ; je lui cite des domestiques rares que j'ai vus autrefois au service de ma famille ; mais rien n'y fait, il s'en moque, lui aussi, comme les administrés de M. le Maire; et il me répond, en dormant, d'un ton à le battre :

— Ah ! que Monsieur ne s'en fasse pas ! Une bonne pluie, et tout s'arrangera ! D'ailleurs, Monsieur, c'est le vent qui abîme beaucoup les jardins. Ici, il n'y a rien à craindre : le petit bois protège du vent votre jardin !...

El, il s'en va, traînard :

— Une bonne pluie ! une bonne pluie! y a rien de meilleur !

Cécile, c'est une autre affaire. Elle est gentille,


elle a les dents saines, elle a une tournure agréable. Le dimanche, elle s'orne bien, quelquefois, de chapeaux trop roses ou trop verts ; mais enfin elle est de la campagne, et tout s'explique.

Son vice à elle, c'est de fourrager dans toutes mes pâtes de toilette, dans tous mes dentifrices, dans tous mes parfums. Tout cela, quand elle monte dans ma chambre pour préparer mon lit, l'halluciné. De voir un petit attirail de toilette, de renifler une savonnette odorante, cela lui fait perdre la tête; et, le soir, je trouve les traces de son passage, malgré toutes les puériles précautions qu'elle peut prendre. Aussi, elle s'éternise toujours dans ma chambre. Elle n'en finit plus de descendre quand elle est là-haut. Par instants, on l'entend bousculer les meubles, pour montrer qu'elle travaille, qu'elle nettoie ; puis, tout à coup, c'est le silence ; elle est en train de se parfumer du de se passer le bâton rosat sur les lèvres. Elle descend alors, comme ça, comme une petite fille publique des champs; et, elle incendie ce pauvre La Fei-gnasse qui la dévore des yeux.

Car, à sa nonchalance irréductible, La Feignasse ajoute l'amour. Il aime Cécile.

Et il le lui montre bien ! Il est là, à tourner et à retourner autour d'elle, comme un pigeon autour d'une colombe ; et s'il ne se rengorge pas, il prend des airs tristes, lugubres. Arrive-t-il un autre homme à la maison, un commis d'épicerie ou un paysan, La Feignassesent tout son sang affluer à son coeur en coup de jalousie. Il n'est pas toute-


fois soucieux du facteur, qui, lui, vient quotidiennement ; parce que le facteur a dépassé la soixantaine et qu'il est son parrain, à lui, Achille. Tout de même, n'est-ce pas, ces deux choses-là donnent confiance ?

La mère La Loupe ne voit pas d'un bon oeil cet alanguissement de son fils auprès de Cécile. La fille n'a rien, ou pour ainsi dire, aucun bien ; et, elle, la mère La Loupe a beau, elle aussi, être sans beaucoup de choses, elle rêve pour son fils une autre position. Et puis celte jeunesse est vraiment trop légère. Assurément, cela se voit, Cécile change en bourrique ce pauvre La Feignasse.

Il en est tout hurluberlu. Aujourd'hui, je l'ai vu, une fois de plus, tout funèbre, tandis qu'il piochait dans le carré des pommes de terre.

— Eh bien, quoi donc ? lui dis-je. Ça ne va pas, Achille ?

— Ah! Monsieur, j'ai mon cafard, dit-il. Y a des jours comme ça qu'on a comme du gravier dans la tête ! Et il essaie de sourire.

Je le regarde. Evidemment, il ne resplendit pas d'une physionomie très éveillée ; il a même un air assez nigaud ; mais, d'apparence, c'est plutôt un bon bougre, pas crapule, ce petit homme gras, imberbe et reluisant. Et pas ivrogne, il est bien trop amoureux !

Je lui dis :

— Dites donc, Cécile m'a demandé de lui chercher une place à Paris. Est-ce qu'il faut l'enlever à la campagne, cette petite?


Achille a vu rouge. Il lâche brusquement sa pioche, et il rugit :

— Bon Dieu ! c'est pas Dieu possible qu'elle partirait ! Pour faire une traînée comme les autres, c'est pas pressé !

Je dis, doucement :

— Mais il y a des filles sérieuses, Achille !

— Si Monsieur les connaît, il a de la chance, me répond-il. Je sais bien qu'ici tout le monde a vu leur derrière aux filles d'ici; et je pense bien qu'à Paris les hommes ne sont pas plus bêtes que nous autres !

Je reprends :

— Tout de même, Achille, si c'est son intérêt à elle, de partir !

— Son intérêt ! s'écrie-t-il. Elle est née aux champs, qu'elle reste aux champs ! La ville est bien assez près quand on veut une distraction. Voyez-vous, Monsieur, c'est encore ici qu'on est le mieux ! Et puis, allez, elle aime trop les bêtes, la petite, pour les quitter comme ça ! Vous ne savez pas, vous, Monsieur, ce que c'est que d'aimer les bêtes ! Les gens, bien sûr, ont des gueules moins appétissantes !

J'approuve ; et je laisse La Peignasse à ses pommes de terre. En m'en allant, je tombe sur Cécile.

N'a-t-elle pas appris que la mode, à Paris, c'est de porter les cheveux courts? et, au scandale de tout le pays, elle s'est fait couper les cheveux. Mais on les a trop frisés ; et elle ressemble ainsi à


un jeune mouton. Elle n'en est pas moins désirable, pour cela. Et, bonne petite femme courageuse, elle descend au bout du jardin, jusqu'à la serve (ou petit bassin) pour laver du linge. J'entends bientôt son battoir; et La Feignasse, tout étourdi de la savoir si près de lui, se met à croppetons pour jeter les pommes de terre dans son sac. Allons ! ce soir, encore, mes rosiers ne seront pas arrosés; mais ils ont, il est vrai, les racines si longues !

Au dîner, La Feignasse se tient tout près de la gamine, et il la mange des yeux. L'idée qu'elle pourrait partir lui pince atrocement le coeur. Il ne mange pas, il n'a pas faim. Sa mère le pousse, cependant :

— Allons ! dit-elle, prends ce morceau, ça te fera du bien ! Et bois un coup !

Mais La Feignassereste triste. La petite, tout d'un coup, a, elle aussi, envie de pleurer. Ça l'émotionne de voir un homme qui n'est pas en train. De tout cela, mon dîner souffre un peu. Pourtant, mignonne, Cécile a joliment décoré ma table. Des fleurs, toutes fraîches, baignent dans des vases gagnés à la fête du pays.

Mais j'ai remarqué qu'un homme, quel qu'il soit, peut donner de la tristesse à Cécile. L'autre jour, quand mon ami Doucette, après avoir vidé, en quinze jours, je ne sais combien de flacons de cognac, s'est enfin décidé à partir pour sa cure à Châtel-Guyon, j'ai remarqué que Cécile avait les yeux angoissés. Oui, je crois que les hommes, tous les hommes exercent une influence sur les idées de


cette petite. Elle m'a déjà demandé quand je partirais moi-même pour Paris.

Je n'en suis pas encore là ; je vais rester trois ou quatre mois ici.

D'abord, je ne m'y ennuie pas ; et, enfin, j'ai besoin de repos.

Puis je veux y attendre la récolte des fruits.

Je suis arrivé à temps pour les fraises et pour les cerises : l'anglaise hâtive, la Belle de Choisy, la Royale Cherry Duck, la Griotte de Portugal et la Montmorency. Je vais attendre la récolte des abricotiers, des groseilliers, des framboisiers, des pruniers, des pêchers, des poiriers : des Doyenné de Juillet, des Beurré Giffard, des Beurré d'Amanlis, des Louise-Bonne, des Beurré Hardy, des Délices de Lowenjoul, des Bon Chrétien, des Triomphe de Jodoigne, des Beurré d'Apremont. Enfin mes pommiers me donneront la Rambour, le Grand Alexandre, la Reinette de Granville, la Royale d'Angleterre, la Calville, la Reinette d'Anthézieux.

Puis viendront les raisins : le gros Coulard, le Précoce de Saumur, le Chasselas rose, le Muscat du Puy-de-Dôme, le Pinot, le Pascal blanc, le Gros Colman et le Gros Guillaume.

Aussi bien, je vis ici dans un mobilier Louis-Philippe qui m'endort. J'ai trouvé aisément, à la ville voisine, des tableaux, des miniatures et des bibelots, en harmonie avec les gros et petits meubles. Je ne suis pas en cela de mon temps ; mais reviendrai-je ici l'année prochaine? Je me contente, pour le moment, de cette installation que


me légua un oncle assez avisé collectionneur ; et c'est pourquoi j'ai trouvé ici des choses délicates, qui furent, bien entendu, copieusement insultées, ces jours derniers, par mon ami Doucette. Aussi les visiteurs vous gâtent toujours vos plaisirs.

A bien dire, je reçois peu de visites. Je suis peu encourageant. La semaine dernière, j'ai reçu le curé. Les bigotes du pays se plaignent de lui, parce qu'il ne veut les confesser qu'une fois par an ! Elles ont peur de mourir en état de pécheresses ! Mais, lui, il leur répond, rudement : « Ah ! bougresses, c'est bien assez de vous confesser une fois l'an ! Ça vous ferait joliment du bien de faire un peu de purgatoire ; vous êtes bien trop médisantes! » C'est un homme très vert, qui s'entend comme pas un aux travaux des champs. Il m'a dit là-dessus des tas de choses très intéressantes que je n'ai pas toujours retenues. Lui-même, du reste, possède du bien, deux fermes, je crois; et il s'y entend à merveille pour tenir en haleine ses métayers. Il sait à un oeuf près la ponte de ses poules ; et, quand on bat son blé, il est là, oubliant tout ministère pour le ministère plus sacré de l'argent. J'ai, je ne sais pourquoi, un peu de respect pour cet homme ; à la campagne, je retrouve aisément l'âme d'un catéchumène.

La mère La Loupe qui a deviné en moi cette candeur, en profite pour m'aider à savourer quelques liqueurs ; et, le soir, après dîner, les vaches soignées, l'âne à peu près nourri, elle a souvent un petit air en train pour allumer sa lan-


terne. Une heure après, ils sont tous couchés, mes domestiques : la mère La Loupe, dans sa chambre; La Feignasse, dévoré de désirs, dans la sienne; et Cécile, dans ma maison, au dessus de ma propre chambre.

Je ne sais pas ce qui se passe ensuite. Je n'ai jamais rien voulu voir; et, après un long repos sur la terrasse, je regagne moi-même mon lit; tandis que Brutus (c'est La Feignâsse qui a trouvé plaisant de baptiser ainsi ma chienne!) attire sans vergogne, dans la cour, tous les chiens du voisinage.


TABLE D'HOTE

Au chef-lieu de canton, à l'hôtel de Mme Charles (On loge à pied et à cheval) arrivent, pour les mois de l'été, des Glermontois, des Lyonnais, des Stéphanois et même des Parisiens.

Le plus régulier de ces voyageurs est M. Da-moutte, chef de bureau à la Préfecture de la Seine. C'est un obèse et un apoplectique d'une laideur splen-dide, qui se rehausse du macaron des officiers de l'Instruction publique et du ruban rouge des chevaliers de la Légion d'honneur.

Cette face, au nez énorme, tout sillonné de filaments rouges et bleus, est menacée à tout instant d'apoplexie foudroyante; mois les deux décorations donnent indiscutablement de la morgue à ce cancrelat humain.

0 prestige des hochets! M. Damoutte, qui n'est, à bien dire, qu'une excroissance charnue et rubiconde du fumier humain, M. Damoutte, grâce à ses deux décorations, se croit d'une utilité démesurée et par conséquent intangible.

Sa femme, une créature exsangue, dont tout le sang a passé dans le fameux ruban, le rouge, vit sous la férule autoritaire et imbécile de son omni-


potent conjoint; et un grand dadais et une fille non moins niaise, complètent la caravane.

Le fils s'abandonne évidemment à des pratiques solitaires. La fille, elle, est bien trop abrutie par sa chlorose pour se livrer, de son côté, à une diminution physiologique de sa maigre personne.

M. Damoutte aime à pérorer; mais il rencontre de véritables adversaires chez les commis-voyageurs qui assiègent certains jours la table d'hôte. Et les autres convives, Stéphanois, Lyonnais et Clermontois, ne lui abandonnent pas non plus volontiers la parole.

La table est dressée dans la salle qui s'ouvre sur la rue. Elle est tout en long, celte salle décorée d'affiches et de réclames de liquorisles ; et M. Damoutte s'est réservé sa place près de la porte, que l'on ouvre quand la chaleur sévit.

C'est une jeune fille aimable et blonde qui fait le service. De très loin, M. Damoutte essaie de découvrir le bon morceau dans les plats que l'on apporte; et s'il le peut saisir, il se l'octroie, impérieusement, lionnement.

Je ne pourrais certes manger auprès de M. Damoutte; mais quelquefois ce cuistre, surabondamment décoré, me ravit. J'admire et je vénère en lui l'écrasante sottise de ces Français dont parlait Bismarck ; mais, lui, M. Damoutte, il n'ignore pas toutefois complètement la géographie ; car, aujourd'hui, il parle de la Syrie; et il la situe exactement.

Il dit :


— Allons, Messieurs, qu'allons-nous faire en Syrie ? Perdre des hommes, perdre notre temps. Les protectorats, les colonies ne sont point pour nous satisfaire N'allons point chercher au dehors ce que nous avons chez nous. Contentons-nous de mieux mettre en valeur nôtre France, uniquement notre France !

Alors, tout aussitôt, des propos s'engagent.

— Il a raison ! s'écrie un commis-voyageur, qui promène nonchalamment sa pacotille dans les communes de la contrée. Soyons Français avant tout, nom de Dieu ! et à bas les étrangers et les pays étrangers !

Mais cela ne fait point l'affaire d'un mercanti stéphanois :

— Vous allez loin ! profère-t-il. Ainsi, moi, je me trouve très bien de vendre des soieries aux Anglais !

— A bas les Anglais! rugit l'indolent commis-voyageur.

— Tout beau, tout beau, mon cher Monsieur! proteste encore le stéphanois.

— Non ! Non ! Monsieur, je n'aime pas les homards, moi ! et j'aime qu'on me foule la paix !

— Évidemment, Messieurs, cela est trop catégorique! reprend M. Damoutle; mais songez, Messieurs, qu'à trop négliger la France, on risque de diminuer le nombre de ses fonctionnaires; et, alors, je ne vois pas bien où, ce cas échéant, nous irions !

— Vers l'abîme ! s'écrie l'un.


— Vers Je salut ! rugit un autre.

Une poularde, dorée à point, juteuse et énorme, qu'on vient de placer sur la table, et qui est bientôt suivie d'une autre volaille, apaise heureusement toute violence; et tous, déjà congestionnés, se versent de nouvelles rasades pour activer l'appétit. Les femmes de ces messieurs sourient. Elles sont toutes ridiculement niaises et amorphes. Elles échangent des regards décolorés ; et elles se calent sagement sur leur chaise. On se prépare à bâfrer. On reprendra la question de la France et des étrangers tout à l'heure, au dessert, quand tous les ventres se dilateront, gonflés de nourritures.

La rue est pleine de soleil. Les paysans qui passent lancent un coup d'oeil sur ce reposoir, où paradent des fleurs, des bouteilles de vin, des victuailles et des gorets.

Pendant ce temps, deux chiens, sous la nappe, bien que martyrisés de coups de pied, sournois et rageurs, rongent des os pour en extraire la moelle.

On est arrivé à ce moment du repas où l'on pense avec effroi à ce que cet étonnant viscère qu' on appelle estomac, peut contenir de nourritures et de boissons. Où diable tout cela se loge-t-il ? Et surtout quelle répugnante bouillie cela doit faire en l'intime sac membraneux où commence la digestion des aliments ! Je n'ose m'attarder sur cette pensée ; et je songe avec plaisir que ceux de ces convives qui sont dyspepsiques, vont bientôt connaître de douloureuses et précieuses crampes. La serviette sur la bouche, les goinfres, d'ailleurs,


rotent maintenant ; et, tous rouges à éclater, ils ressentent des points aigus aux tempes, à l'épi gastre et sous les côtes.

Mais M. Damoutte tout d'un coup, se dresse.

Un pauvre bougre vient d'entrer à tâtons. C'est un aveugle ; il porte le ruban de la médaille militaire.

M. Damoutte a vu le ruban. Il s'angoisse.

— Mon ami ! Mon ami ! Et, serrant les mains de l'aveugle, il s'écrie :

— Mesdames, Messieurs, saluons bien haut ce médaillé. Lui, comme moi, il a fait tout son devoir. Sa médaille vaut ma croix ! Nous avons tous les deux combattu l'ennemi de la France : lui, le Boche, moi, le Contribuable! Sottes engeances ! Buvons à la santé de ce brave, Messieurs !

Tous, extatiques, ouvrent des yeux ronds. Ils ont devant eux un héros qui a protégé la Patrie. Alors, de concert, et sans dire un mot, ils boivent avidement ; tandis qu'une dame, rougissante et émue, porte un verre aux lèvres de l'aveugle.

Personne n'a envie de rire. On est secoué, on pleure !

— Buvons, Messieurs, hurle un convive bon-enfant qui redoute les larmes.

— A la santé du héros ! profère M. Damoutte, rouge-cerise.

Alors, ces dames, gagnées par l'émotion de cette glorieuse minute, s'empressent auprès de l'aveugle et se disputent l'honneur de l'abreuver.

Et il boit, l'emmuré. Il sourit; il est épanoui.


!

— A la santé de nos drapeaux ! clame un convive.

Et les cris se mêlent.

— A la République, une et indivisible !

— A nos ministres !

— A notre fier Gouvernement qui fait reculer l'étranger !

Les convives boivent, boivent. Et l'aveugle aussi boit. Il est bientôt soûl. Alors, il commence une

chanson :

« Petit drapeau, flotte bien haut !

« Petit drapeau, flotte très haut!

Mais il se noie, s'arrête court.

— A nos femmes, Messieurs ! reprend un buveur.

— A ces dames! glapit un autre.

Et de nouvelles rasades lavent les langues de ces goinfres.

L'ivresse générale gagne la rue. C'est une bombance active. On embrasse les dames qui poussent des plaintes d'orfraies. On crie, on boit, on tapage. Et des clameurs encore se brisent :

— Guerre aux tyrans !

— Vive la République!

— Vive la Sociale !

— Vive l'Amour !

Mais, tous, soudainement, se taisent, violets, pleins à éclater. Le soleil et les vins enflent ces faces. Cela devient une bamboche de citrouilles et


de courges; une rigolboché de ventres tassés qui se soulagent, maintenant sans pudeur. Le chef de bureau à la Préfecture de la Seine est ivre comme toute la Pologne ; il se lève pour déclamer, il retombe, flasque, déshonoré.

La patronne du café a fermé la porte pour que la rue ne voie pas ce spectacle. Pendant ce temps, l'aveugle, lui, boit toujours; il promène ses mains sur les plats tétons de Mme Damoutte; et Mme Damoutte, énamourée, rote, rote, doucement. Heureuse fête que rien ne trouble, que rien n'arrête! Les gorets, repus, essayent alors de sourire. Stendhal, qui prétendait que les vraies catastrophes révèlent le coeur total des hommes, eût pu, ici, aussi, dans cette crapuleuse ripaille, découvrir l'entier caractère de chacun de ces gorets. Car, si les uns s'efforçaient de se tenir roides ; les autres, dodelinant de la tête, s'offraient tels que de reluisantes outres pleines de vins et de mangeailies. Ceux-ci étaient les bons enfants, les Roger-Bon-temps de la goinfrerie ; ceux-là étaient les pète-sec, les mal embouchés, les rogneux, les bâtons merdeux de la bombance; et il eût été facile à Stendhal de classifier ici les deux principaux aspects du cochon attablé!... En tout cas, nous sommes à l'heure où plus rien ne peut entrer, ne peut pénétrer dans l'estomac; et tous savourent, sans pensées, le bonheur d'exister, quand brusquement, en coup, de vent, s'engouffre une vieille paysanne, les poings tendus :


— Ah ! il est là ! s'écrie-t-elle. Il est venu là ; il sait toujours où on liche !

C'est son fils ; c'est l'aveugle ivre-mort, qu'elle vient chercher. Et, devant ce spectacle de beaux messieurs et de belles dames, tous baveux, voilà qu'elle s'enflamme d'une colère furieuse, en essayant d'entraîner son infirme ; elle vomit sur ces bourgeois qui ont saoulé son fils :

— Cochons ! cochons !... Tous des cochons! On va bien voir si l'on a le droit de saouler comme ça un pauvre aveugle !

Mais tous, prostrés, sans forces, ricanent, salivent et s'ahurissent. Et elle s'élance à la recherche du garde-champêtre ; tandis que la Préfecture de la Seine, en la personne d'un de ses chefs de bureau, roule lourdement et définitivement sous la table !


UN CANDIDAT

Je descends quelquefois au village pour causer avec un paysan nommé Jean-Louis Migeon, qui habite à l'entrée du pays.

C'est un paysan comme tous les paysans, malin, sournois, menteur, âpre et prêt à vendre cent fois le Christ et la Vierge Marie, pour une somme même inférieure à trente deniers.

Mais il fait le candide, le bon apôtre, tandis que je lui parle; et il garde cependant des illusions dernières que je me plais à lui arracher avec le plus vif entrain.

Il n'en est plus, certes, à accuser la République de la grêle, des orages, des gelées, qui anéantissent quelquefois le résultat de longs et durs mois de travail. Il ne croit pas non plus au bon Dieu; et les exhortations du curé le laissent tout à fait indifférent. Mais s'il n'est plus dupe de toutes ces histoires-là, il est encore étonné par la faconde de son député ; et, pour lui, la Chambre des Députés, c'est quelque chose comme l'arche sainte, comme un Panthéon des hautes intelligences de l'Époque.

Migeon a dépassé la cinquantaine; et il a beau travailler la terre, la tourner et la retourner ; il a


beau Courir tous les marchés des environs ; il a beau dépenser en ruses, en paroles abondantes, la force vitale de vingt paysans, il reste gros, très gros et très rouge. Et si encore il était de haute taille ; mais il arrive à peu près au garrot d'un âne moyen.

11 a placé un banc devant sa maison ; et c'est sur ce banc que nous nous installons, lui, pour tirer de sa pipe des bouffées d'un tabac qui brûle mal ; moi, amusé par le monotone spectacle des allées et venues des paysans, des paysannes et des bêtes.

Sa femme, je ne la vois jamais. Je crois que Migeon l'abrutit de travail. Le ménage n'a pas d'enfants ; mais il possède des chats voleurs à force de crever de faim, et un chien qui n'est plus qu'une apparence de chien, tant la faim consume aussi ce lamentable quadrupède.

— Les bêtes, ça mange toujours trop ! me dit le gros Migeon, chaque fois que je veux intervenir en faveur du chien. Une bonne soupe, une fois par jour, ça tient au corps !

La soupe, c'est de l'eau tiède avec d'innommables choses dedans. Ah ! les chiens ont la vie dure !

Aujourd'hui, Jean-Louis Migeon me demande :

— Alors, qu'est-ce que vous pensez de la future Chambre des Députés? Car la politique, décidément l'intéresse.

— Elle sera pire que celle que nous avons maintenant, mon bon Migeon!

— Voyons, tout de même, tout de même !


— Tout de même, quoi, Migeon?

Il insiste :

— Enfin, quand on a fait des erreurs, on ne les recommence pas. C'est tout de même une Chambre qui va profiter des fautes commises!

— Erreur, erreur, mon brave Migeon ! Pour un meilleur résultat, il faudrait changer et l'électeur et le député. Est-ce que vous êtes meilleur, cette année, vous, Migeon ?

— Ma foi, non ! Et il rit violemment,

— Eh bien, dis-je, c'est toujours là-bas la même chose ! Du gâchis, du gâchis ! Dix députés intelligents sur cent ; alors qu'est-ce que vous voulez faire, quand c'est toujours la majorité qui a raison? Tenez, Migeon, faites comme moi, moquez-vous de la politique ! Si l'on ne veut pas s'en servir — et c'est saie ! — le mieux, c'est de vivre en bon épicurien comme vous : bien' boire, bien manger, et le reste !

— Sans doute, sans doute ! dit-il. Çà, je fais bien tout ce que je peux pour çà!

Sacré Migeon! Je sais qu'il a eu une affaire de moeurs, — heureusement étouffée ! — et cela m'amuse de le voir toujours en alerte,

Je reprends :

— Oui, allez ! Moquez-vous de la politique ! Laissez ça aux bavards, aux ratés de toutes les professions, aux gens de tous métiers de sac et de corde !

— Çà ! dit Migeon, on raconte qu'ils font rudement d'affaires, les députés, à côté de celles du Pays !


Brave Migeon ! J'ai envie de l'embrasser. Sa candeur — mais est-il tant que cela candide? —' sa candeur, — du moins il prend l'air naïf —, sa candeur me ravit; et je lui saute dessus.

— Des affaires, mon bon Migeon ! Mais ils ne font que ça, les députés. Tous les ans, un ou plusieurs gros abcès crèvent : Panama, chemins de fer, phosphates, liquidation de congrégations, et cent mille saletés de ce genre ! Mais il faut, Migeon, que les électeurs soient idiots — ou achetés — pour ne pas vomir l'actuelle composition des Par- , lements !

Et le dialogue continue :

Migeon. — Des affaires, dame, c'est tentant !

Moi. — Vous ne voudriez pas, allons, mon brave, mon honnête Migeon, en faire des affaires?

Migeon. — Bien sûr, bien sûr... Mais, de temps en temps, une bonne petite affaire qui rapporte gros et sans risques!... C'est alléchant!...

Moi. — Ah! vous y tenez! Allez,Migeon, croyez-moi, on est souvent compromis au contraire dans ces tas de saletés ! On y perd son repos, sa liberté; et ça pue, ça pue tout le temps !

— Bien sûr, bien sûr ! Et Migeon a l'air de réfléchir longuement.

Sur la route, une carriole roule. Un âne est dans les brancards ; et, dans la carriole, est une femme.

— Tenez, me souffle Migeon. C'est la mère de notre député!

— Elle marque plutôt mal, Migeon.


— Oui, elle a juste de quoi ne pas crever de faim, dit-il. Mais lui, le malin, il s'est acheté un château ces temps derniers, sous un prête-nom, comme de juste !

— Naturellement, Migeon !

— Ça vous dégoûte tout de même, reprend Migeon. Et, ma foi, je crois bien que tout d'un coup je suis décidé à m'en foutre de la politique. Vous avez raison ! C'est exact ! Qu'est-ce que c'est que notre député? Un médecin qui n'avait point de clientèle. On n'avait point confiance. Lors de la fameuse épidémie de choléra, ah ! il en a laissé périr des gens! Il n'y entendait rien, quoi! Eh bien, eh bien ! foutu médecin, on l'a trouvé bon député ! Faut bien croire, oui, que les électeurs sont idiots ; ou alors, si on les achète, c'est que la politique est de tous les côtés malpropre !

— Je ne vous le fais pas dire, Migeon.

— C'est autant dire comme une femme qui a une belle toilette, et qui a la peste dessous !

— C'est cela même, Migeon !

Et il rit violemment. Sa face se congestionne. Il crève de joie de sa comparaison.

Je lui dis :

— Seulement, Migeon, en ne vous lançant pas dans la politique, vous resterez un paysan honnête, laborieux et sans enviable richesse. Mais aussi vous ne deviendrez pas un malpropre !

— Ça, c'est quelque chose, oui, tout de même ! conclut Migeon, qui est redevenu sérieux, et qui tire gravement maintenant sur sa pipe.


Alors je quitte Jean-Louis Migeon ; et je regagne, par les champs ma ferme, qui a, là-haut, apparence d'un beau domino, un double-blanc, posé sur un de ses grands côtés.

Huit jours plus tard, comme je redescends vers le village, un paysan m'aborde et me dit :

— Vous savez, Migeon ; il va être un concurrent sérieux au maire. 11 se présente aux prochaines élections municipales, avec un programme farouchement politique !

Sacré Migeon !


BONNARD ET SES AMIS LES CHATS

Quand on accuse le peintre Pierre Bonnard de ne peindre que des chats de caoutchouc, c'est qu'on n'a jamais regardé les chats.

Lorsque j'étais à Ham, près Pontoise, dans une petite maison toute disparue dans des buissons de roses, j'étais visité tous les jours par une colonie de chats, qui, s'ils m'apportaient, des puces, m'apportaient aussi mille caresses et mille jeux aimables, d'une drôlerie souvent plaisante.

Quand ils repartaient, ils s'allaient loger, l'un dans un arbre, un autre sur l'épi d'un toit, un autre encore au dessus du poulailler dont il convoitait bien inutilement les poules. Plus les coins étaient inconfortables, plus ces chats, pareils en cela à tous les autres chats, les choisissaient.

Mais ces chats de campagne étaient plus malins et plus rusés que les chats de Paris, qui, à force de chatteries et de paresse, deviennent bientôt obtus. Et les aimant bien, ces chats de village, je les ai souvent considérés.

C'est Bonnard qui a raison : les chats sont tous, quand ils ne chassent pas, des chats de caoutchouc.

Bien mieux, celui qui avait pris l'habitude de se


loger sur l'arête du toit, il était alors, une fois installé, non pas même en caoutchouc, mais en coton, en flanelle. Il n'avait, vu ainsi, au repos et somnolent, ni os ni muscles. Comment ainsi se tenait-il assis sur son derrière, je me le demandais toujours; car, enfin, quelquefois, il ventait fort et tout mon jardin tremblait! Lui, le petit chat gris, fin et fier comme un chat égyptien, il ne bougeait pas; il ne remuait même pas une oreille! Il était là-haut comme une pelote d'épingles, sans les épingles. J'eusse pu croire à un chat apocryphe si je n'avais pas vu le souple animal s'aller poser sur son observatoire de tous les jours. Et, tandis qu'il s'y rendait, je vous assure que son allure rampante était admirable. Car le chat est admirable ; et Pierre Bonnard a bien raison de placer des chats dans presque toutes ses peintures. Ou n'aimera jamais assez les chats, les merveilleux chats 1

A la campagne, où ils ont pour eux l'immensité des champs et les fourrés des arbres, ils prennent vite un air détaché des choses qui enchante. Je sais que dans mon jardin de Ham, tout allait bien avec les chats qui me visitaient, à condition qu'ils fussent tout à fait libres de m'infliger leurs caprices. Ainsi, l'un d'eux se posait sur ma tête découverte, et me léchait les cheveux une heure durant, du même train lent de sa petite langue souple et râpeuse. Un autre s'allongeait sur mes genoux et ronronnait ; mais j'étais tenu de ne pas plus bouger qu'un Terme !

Bonnard, qui ne peint surtout que des femmes,


met des chats à côté d'elles, dans leurs bras ou au creux de leurs robes. C'est son droit; mais il sait bien que ce sont les hommes que les chats préfèrent. Avec nous et par nous, ils sont mieux caressés, mieux aimés. La femme aime qui la caresse; nous, nous aimons à caresser ; et les chats qui ne caressent pas, et que nous caressons, en viennent quelquefois par là à nous caresser, surtout quand ils peuvent lécher sur nos cheveux des lotions à l'eau de Cologne ou à la Flore des Alpes !

Une balustrade, un coin de verdure, quelques panaches recourbés, deux chats espiègles sur l'appui de la balustrade, et voilà un tableau pour Pierre Bonnard. Et c'est un tableau charmant! Je me souviens de petits chats arrivant par des allées, dressant tête et queue, et vraiment d'une malice éveillée. Bonnard les peint comme ça, comme des petits visiteurs puérils, drolatiques et précieux. A tout prendre, est-ce que cela ne vaut pas, dans un paysage féerique, hachuré de mille tons exquis et vifs, est-ce que cela ne vaut pas le portrait d'une grosse dame laide?

A Ham, je le répète, mes chats étaient tous des modèles pour Pierre Bonnard. Assurément, je ne voyais pas un autre peintre pour peindre des chats aussi amusants. Depuis, j'ai connu le peintre Chagall ; et j'ai connu par lui le chat tragique, le chat d'Edgar Poë, le chat-fantôme ou de meurtre !

Mais, aujourd'hui, je reste avec vos chats de caoutchouc, de coton et de flanelle, Pierre Bonnard ; parce que les chats de ma petite maison de Ham,


je les retrouve ici, dans ma ferme, venus aussi ceux-là je ne sais d'où; car, comment pourrais-je savoir où la mère chatte a réuni cette petite troupe de chatons qu'elle a traînée dans ma chambre? Dans quelle nuit chaude, amoureuse, avec des miaulements d'enfants, avec des plaintes traînantes suivies de brusques rages, de cris aigus et déchirants, la mère chatte a-t-elle pris la semence de toutes ces petites boules velues ? Est-ce que toutes les nuits je n'entends pas se plaindre et gémir et s'enrager les chats et les chattes? Dans les insomnies, avec la peur, avec l'angoisse souvent, c'est toujours le rut qui nous étreint; nous ne serons calmes que lorsque la vieillesse aura tué en nous tous désirs et toutes pensées ! Jeunes, nos insomnies se bercent du miaulement des chats et de leurs appels amoureux!

Allons-nous, garder tous les petits chats? Non ! cela fatiguerait la mère ; et c'est La Feignasse qui, après avoir choisi, va noyer les, petits chats qu'il n'aime pas. Je sais bien qu'il eût été plus conforme à la nature de laisser la mère chatte faire son choix, ce qu'elle fait, elle, en léchant l'un de ses chatons; mais Achille se fiche de la nature.

Du reste, pour lui, Achille, les chatons ne comptent pas plus qu'un rat, qu'une taupe. Voilà de jolis modèles perdus pour Pierre Bonnard ! Mais les nuits chaudes, les nuits de Provence, lui en donneront tellement d'autres, ces compagnons pour les jeunes femmes qui manifestent tant de niaiserie gracieuse aux terrasses de la mer!


Chats gris, chats blancs, chats noirs, dès le matin je vous regarde jouer dans la cour de la ferme. Vous avez toujours de souples mouvements; et, d'autres fois, vous restez des heures au repos, gîtés toujours dans les poses les plus incommodes et les plus déconcertantes. Là, ne fermant qu'un oeil, vous observez tout ce qui se passe; et je me souviens ainsi, qu'enfant, bien souvent vous m'avez terrifié, la nuit surtout, quand je restais seul avec vous, et que vous suiviez, des yeux, des choses invisibles.

Je vous regarde maintenant vous bousculant, vous sauvant à toutes jambes quand quelqu'un vous veut approcher; et, tout le jour, vous restez ainsi, sauvages et solitaires.

Mais je vous aime et vous chéris quand même, chats de ma ferme, vous qui êtes les parfaits petits fainéants au milieu des chiens chasseurs ou gar-deurs de vaches, au milieu de tout le labeur des autres animaux. Je sais, toutefois, qu'entre vous, vous vous rendez des services ; je sais, par exemple, que vous vous léchez mutuellement la tête et que vous vous réunissez pour je ne sais quel grave Concile, assis en rond sur les sacs de la grange. Mais vous goûtez peut-être par trop les attitudes égyptiennes, dans votre amour immuable de l'immobilité et du silence!

Même quand vous allez guetter les oiseaux près de la serve, il semble que vous montez une faction paresseuse. Vous êtes patients; le ventre collé, au sol, vous attendez. Vous êtes perdus certainement


dans un rêve carnassier, tellement vos yeux sont lourdement clos, ou plus sombres encore que l'eau dormante du petit bassin. Près de vous, volètent, confiants, des papillons ; et ils vont ensuite se poser sur les feuilles denses des melons verts.

Ce matin, le petit chat dernier-né, joliment marqué de blanc, de gris et de jaune, fait l'acrobate et essaye d'escalader l'étroite échelle des poules. Brutus voudrait bien jouer avec lui ; mais la mère chatte arrive; et, fronçant le nez, elle griffe le nez de la chienne, qui s'en va alors, penaude et vexée, s'allonger sous le hangar aux fromages.

La mère La Loupe, comme tous les paysans, n'a pas de tendresse pour mes chats. A l'entendre, ils ne sont bons qu'à égorger les pigeons. Eh bien! quand cela serait, est-ce qu'elle n'aurait pas là un prétexte tout trouvé pour tant de pigeons qu'elle laissse crever par un manque absolu de surveillance et de propreté?

Au reste, j'impose mes chats, et je veux qu'on les respecte. J'ai, je l'avoue, pour ces personnages si propres, si silencieux, si sauvages, une passion tenace, que je ne réserve pas toujours aux chiens, cyniques, bruyants et familiers. Quand j'écris, le soir, c'est l'un de mes chats, un beau chat jaune et gris, qui vient s'asseoir sur ma table, devant mes yeux, précisément, — et qui, pendant tout le temps que je reste là, reste lui aussi taciturne et sphyn-gien... Ah! comme il me tient bonne compagnie; et comme je le préfère à n'importe quelle autre compagnie, au royaume du Rêve et de la Fantaisie !


PAYSANS.

Le paysan est un farouche individualiste. Il est individualiste jusqu'au crime. Il est obstiné, têtu, irréductible. Il est, son Dieu et son Roi. Qui voudrait l'amener à faire, partie d'une société coopérative de production y perdrait son âme. Toutes les rivalités entre gens de même profession ne sont qu'enfan-tillag. en regard de la féroce jalousie qui divise. les paysans. A la ville, on peut encore, à la rigueur, prendre un peu sur le droit du voisin ; aux champs, c'est l'immédiate guerre, avec toutes ses cotisé-quences. Ici, pour battre le blé (c'est un entre-preneur de battage qui loue la batteuse), ici, en ce cas seulement, on s'entr'aide parce qu'il est impossible, humainement et divinement impossible, de faire autrement. On aide le voisin à battre son blé, parce que, lui, à son tour, vous aidera de la même manière. Voilà le seul exemple du collectivisme dans les campagnes ; et, pour mille ans encore, il en sera ainsi.

Au fond, c'est explicable : le paysan est routinier, lent sur son effort; il se méfie de tout le monde ; il ne croit pas à l'amélioration de quoi que ce soit; il vit comme vivaient ses parents; il est


pour le Gouvernement, quel qu'il soit, qui lui fera, vendre le plus cher son blé, qui lui fera vendre le plus cher ses boeufs, ses veaux, ses oeufs, ses pou lets et ses cochons: Le paysan se suffit à lui-même ; commenta pourrait-il être collectiviste? Il s'est bien séparé de son curé, quand on lui a dit que c'était le cléricalisme qui attirait sur la terre de France tous les malheurs du Ciel. Il se séparera de tout au monde pourvu qu'on le laisse encrassé dans ses champs, dans sa maison, dans son écurie, où tout, à son image, est sale et malodorant.

Mais ce paysan madré, rusé, féroce, inquiet, tourmenté, haineux et avare, est aussi, quelquefois, un jovial compagnon, surtout aux fêtes et au jeu de boules; et il chérit alors les surnoms et les sobriquets, pour lui-même et pour les autres. C'est ainsi qu'autour de moi. dans mon village, je me. suis plu à relever les singuliers qualificatifs, que voici, d'une variété, n'est-ce pas, parfaite?

J'ai noté : La Duchesse, le Martiniquais, la. Puette, le Tondeur, Moskowa, Couillardot, Mori-caud, Boulot, l'Astrologue, le Rude, le Pêteux, Cul d'Ours, Nénâne, le Bossu, Chopine, Camisole, la Caporale, la Bebiole, etc...

Et voici maintenant quelques types de paysans :

Le grand'père Soubrand, sec, petit, toujours fort propre, et qui parle bas, avec correction, travaille, prépare ses liens, ses outils, range ses objets de culture, comme un bijoutier ses bijoux. Avec le même soin que, soucieux du fil à plomb et


de l'alignement (il fut maçon), il appareillait autrefois ses pierres, il remplit maintenant sa tâche de cultivateur. C'est lui qui monte les plus belles meules du pays ; il les façonne à merveille et les couronne d'un petit panache bien au centre optique et de gravité. C'est un maître!

Le colporteur, lui, est un bonhomme rougeaud qui, de village en village, abat ses trente kilomètres par jour. Il connaît les gens et les bêtes, et imite, tout en traînant la semelle, le chant des oiseaux. Quand on lui offre un verre, il le siffle avec rapidité et vous salue d'un : « A votre convenance! » qui est un large hommage. Il ne mange pas, il siffle. Il est réjoui et bavard.

Le garde-champêtre, le père Lapin, est un autre type. 11 y a plus de trente ans qu'il porte un képi crasseux, noir, à petits galons blancs, et sur son bras gauche, sous sa blouse, la plaque de la loi. C'est un vieux moustachu et couperosé, que le vin amène aisément à composition. L'hiver, il accompagne le chef ramoneur, oblige les paysans à faire ramoner leurs cheminées; et, pour cette tâche, vide les litres que le ramoneur lui paye. Un procès est-il sur le point d'être fait, on s'en tire moyennant la pièce. C'est un gaillard aimable, un gendarme plein de


mansuétude. Mais, j'y reviens, boire est son fait. Quand c'est le moment de porter chez les paysans les feuilles d'imposition, il ne dessoûle pas de toute la journée. C'est un homme bien douillet, comme ils disent ici, pour désigner quelqu'un qui se soigne attentivement.

Voici le paysan amoureux. Le père Povert, ancien marchand mercier, cultivateur, soixante-quatorze ans, tête ronde, rasée, point laid, veuf (après mauvais ménage avec sa femme), depuis deux ans a demandé en mariage plus de dix « fumelles », a fait sa dernière moisson avec la Caporale, une femme qui couchait avec lui; mais il la calomnie, parce qu'elle, non plus, n'a pas voulu l'épouser. Une « fumelle », un jour, l'a volé : on le blague. Il dit que s'il recherche les femmes, ce n'est point pour la bagatelle, mais pour avoir compagnie. Il a bien des enfants, mais il ne veut pas les voir. Le père Povert ferait une lieue pour vendre un sou d'aiguilles. Lui aussi, il boit outrageusement.

Le paysan bambocheur. Celui-là, quarante-neuf ans, louchon, blouse et casquette, propriétaire, ne s'entend pas avec sa femme. Travaille fort, ne boit pas un coup pendant la moisson, mais après se


rattrape, ne dessoûle pas, prend son cheval, son cabriolet, va de village en village, visite ses parents, découche huit jours et couche où il se trouve, au petit bonheur. C'est un abondant parleur !

Fillote, dit Nénâne. Quarante ans, bûche sa bonne (vingt ans) avec laquelle il a « commerce charnel ». Alors, elle part. Il s'ennuie, il la ramène ; et la vie recommence.

Le paysan chicanou. Celui-là veut avoir une cinquantaine de procès, toujours à propos des champs. C'est son plaisir d'aller au juge de paix, d'accumuler toutes les manifestations de la plus mauvaise foi, de l'entêtement le plus borné. Gagner un procès ou le perdre, cela ne l'intéresse pas. C'est le procès, ce sont toutes les manigances du procès qui le divertissent. Il s'y donne corps et âme, ne craint pas de tirer des kilomètres pour prendre des conseils ; surveille ses champs et ceux des autres mieux que le garde-champêtre. Pour un peu, il abreuverait tout le village quand il a trouvé la matière d'un nouveau procès, à ajouter à toutes ses autres chicanes. Et il est jovial, toujours de bonne humeur; on voit bien que ses procès l'enchantent! Il a des ficelles plein les mains !


Pour le couronnement du bouquet, voici enfin le marchand de bestiaux, le riche paysan de la vaste Vallée. Celui-ci est joueur, peu économe, retors comme trente-six hommes d'affaires ensemble, marchandeur féroce, impitoyable, capable d'user vingt, trente paysans, ses frères, qui ont amené à la foire boeufs, vaches et veaux. C'est un maître du bagout, de la blague et de la farce; il peut faire rire, éclater le paysan le plus lugubre ; il allume les plaisanteries les plus terribles ; il rit lui-même à se fendre ; il tape dans les mains, il bourre les ventres, les épaules; il dit vingt paroles, et il en renie cent; il boit comme un puits ; il fait le soûl, s'il le faut; il est plus calme qu'une pierre, si, au contraire, l'intérêt le commande. Il garde sous sa blouse un portefeuille matelassé de billets de banque et une bourse gonflée à éclater; mais il lésinera à rendre un franc de monnaie, quitte à jouer tout à l'heure avec ses pareils tout ce qu'il a sur lui. Toujours, il est en train, de royale humeur ; et, dans le café où il trône, comme Mandrin dans sa caverne, il attend, en tapageant, la foule des autres paysans qu'il réjouit, qu'il roule à coups de bouteilles de Champagne et de frénétiques braillements. C'est, au demeurant, un rude jouteur et un implacable détrousseur qui razzie, comme Tamerlan égorgeait, en riant toujours et en se flagellant de la main ouverte plus de cent fois les


cuisses. C'est à vous dégoûter à jamais de vendre à la foire. Mais les paysans, eux, se flattent, et ils croient qu'ils seront les plus forts. Ils se brisent contre lui ; et ils s'en vont fourbus, démoralisés, cassés pour tout un long mois de regrets et de plaintes ; — tandis que lui, le marchand, il digère lourdement, gorgé, comme un boa, de toutes les proies qu'il a englouties !...


STATIONS THERMALES

Mon ami Doucette est revenu de Châtel-Guyon ; et, naturellement, cet alcoolique grincheux déblatère contre la station thermale, contre le pays et contre le régime qu'il a dû subir... en partie, du reste, m'avoue-t-il, tout de suite.

— Figurez-vous, mon ami, me dit-il, un pays d'une laideur atroce, une ville avec des tas de bâtisses neuves, sans style, bien entendu, hideuses. Quant à l'établissement thermal, je renonce à vous le décrire : ce n'est même pas l'aspect utilitaire d'une usine, c'est quelque chose de pis, une farce de maçonnier tombé dans les brindezingues, Oui, ma parole, des balustres de parc entourent, par exemple, une cheminée de haut fourneau; et l'on n'a pas planté un seul arbre ; c'est sec, étriqué, ça mitonne et ça cuit implacablement sous un soleil qui vaut presque celui de Vichy, au mois d'août, et ce n'est pas peu dire, hein ? Ah ! ce n'est pas encourageant! Au diable, mes tripes!

— Mais voyons, dis-je, mon cher Doucette, il faut se moquer du décor; on va dans une station thermale surtout pour se soigner !

— Ah oui, dit-il, vous trouvez, vous, qu'on peut se soigner quand on s'ennuie ?


— Allons, allons, Doucette, dis-je ; c'est très supportable, cette station de Châtel-Guyon !

Mais Doucette, que je veux calmer, se fâche, tout rouge, au contraire :

— Très supportable, me jette-t-il ! Très supportable, un établissement thermal qui ressemble à une caserne de pompiers ; une avenue Baraduc, où tout est en simili, en carton-plâtre; où s'alignent des petits magasins ridicules avec un tas de niaiseries ; un Casino, ah ! ce Casino, fait sur le modèle de tous les Casinos présents et futurs ; une machine en pierre qui serait aussi bien un bureau de poste, une Caisse d'épargne ou l'entrée d'une gare ; mais, mon cher, c'est à pleurer de pitié, c'est à en crever pour peu qu'on ait les nerfs sensibles et le bon sens en place !...

Cette fois encore, mon ami Doucette est bien parti ! Je n'ai plus à chercher à l'interrompre. En effet, il continue à toutes brides :

— Vous n'allez pas, je pense, mon cher ami, reprend-il, entreprendre l'éloge du kiosque à musique et des jardins de cette charmante station?

— Non, Doucette, non !

— A la bonne heure ! vous y perdriez votre souffle, mon cher ami, continue-t-il. Quand on voit ce qu'ils ont construit là-bas comme hôtels et planté comme parc! Ah ! C'est plutôt d'une laideur désolante ! Chaque fois que j'entrais dans les nouveaux Thermes, je vous assure que je ne pensais pas une seconde aux bains romains; et le grand hall, qui rappelle je ne sais quelle brocante d'église


byzantine, c'est bien surtout d'une cocasserie imprévue. Ma parole, mon bon, les architectes sont, incontestablement, à l'heure actuelle, les plus niais des hommes!... Oh! je m'empresse de dire que les autres malades trouvaient ça très bien ; mais il ne tenait que de les voir dans le parc, pendant la musique, pour ne pas être du tout désarçonné par leurs jugements ; et quand je retrouvais ces gens-là, hommes et femmes, à la source Marguerite, à la buvette Cubler, à la buvette Yvonne ou à la buvette Deval, j'étais secoué plutôt d'un accès de fou rire, tant ils présentaient, tous, des faces ahuries et médiocres !...

Mon ami Doucette m'ennuie incontestablement; mais ne vaut-il pas mieux le laisser dévider l'éche-veau de ses plaintes? D'ailleurs, il est déjà reparti; les petits verres d'alcool poussent les petits verres d'alcool, comme pour un défilé 1

— Et les salles de mécanothérapie ! ah ! ah ! ah !... et Doucette rit aux éclats... Oui, il faut voir tous ces nigauds, assis, couchés sur des appareils de dentiste, sur des fauteuils à axes, sur des roues dentées, sur des pièges à loups, sur des selles de bicyclette!... Quelle fumisterie! ah! ah ! ah!... Je me croyais dans un asile de fous, mon bon!... Il y avait un de ces maniaques qui était, sur un fauteuil, prêt à être électrocuté. Il écarquillait les yeux, et sa moustache retombait, froide ! Un autre, on le tirait par les bras, on lui pilait le ventre, on lui tendait les jambesl... Un troisième bombait son court abdomen en rentrant son cou ; un qua-


trième, comme un oiseau, déployait ses bras et planait sur une chaise qui tournait à toute vitesse; tandis que, dans un coin, comme-en pénitence, un grand loustic, la face-révulsée, les yeux jaillis hors des orbites, pédalait, pédalait, les coudes écartés et les jambes folles!...

— Folles ! c'est le cas de le dire, mon bon Doucette, dis-je ; certainement, c'est plutôt bizarre, ces stations thermales. Tant pis, je ne veux plus contrarier mon ami Doucette, qu'il continue si bon lui semble !

— Ah ! fichtre, oui, mon bon ! s'écrie-t-il. Tout ce qu'il y a de bizarre, même ! Et se soigner comme ça, en caravane ; boire, suivre des régimes, avec un tas de cocos qu'ou ne connaît pas, qui vous suivent partout, qu'on retrouve partout, à l'Hôtel, au Casino, dans le parc, aux environs, pouah ! c'est odieux ! Moi, mon bon, quand je suis malade, j'aime qu'on me laisse seul, qu'on me fiche la paix ! Je ne désire pas me bouchonner devant les autres ! Et puis, mon cher, écoutez ça sans sourciller. Je vais vous lire (je l'ai pris en notes) tout ce qu'elle a la prétention de guérir, la sacrée station. Écoutez ça : Les eaux (chaudes, puantes) sont gazeuses, sodiques, chlorurées, magnésiennes, bicarbonatées, mixtes, ferrugineuses et alcalines. Attention! Elles guérissent la dyspepsie, l'embarras gastrique, la constipation, l'engorgement du foie, les calculs biliaires, la scrofule, le lympha-tisme, l'obésité, les congestions cérébrales, les paralysies, la gravelle, le catarrhe de la vessie, les mala-


dies de la peau, les chloroses, l'aménorrhée, la dysménorrhée, la leucorrhée, les rhumatismes, les fièvres paludéennes, les engorgements de la rate, le diabète, l'albuminurie I... Ouf!... et l'on en voit de ces faces pâles, lugubres, jaunes!... Ah! non ! non ! Je n'aime pas les malades, en tas, mon bon !

Certes, en cela, mon ami Doucette a raison. Mais on n'empêchera jamais les malades et les autres de se rassembler, de faire leurs petites saletés ensemble ! J'exprime cela à mon ami Doucette pour Châtel-Guyon et pour toutes les autres stations thermales, en général.

— Aussi, pour moi, la station thermale, me dit Doucette, c'est une blague ! Autant de stations, autant de prétextes à kiosques à musique, à buvettes, à goinfreries et à excursions ! Tenez, voici Vichy ! vous croyez qu'il est possible de s'y soigner convenablement avec le Casino, avec toutes les innombrables putains qui y accourent de tous les pays, et avec les jeux, si orgueilleux des millions qu'ils drainent! Mais, mon bon, à Vichy, on ne trouve même pas une table de régime. Hôteliers, médecins, bijoutiers, antiquaires, tous s'entendent pour rafler le plus d'argent possible. Les malades, ce qu'on s'en fiche, c'est tout dire. Et moi, je suis allé à Châtel-Guyon, le diable m'emporte si je sais pourquoi !

J'avance, conciliant :

— En tous cas, vous n'en revenez pas calmé, mon bon Doucette !

— Calmé ! Il étouffe — et il avale, coup sur


coup, deux petits verres de cognac — Calmé ! Dites que j'en reviens surexcité, enragé, furieux! Et j'ai encore touristé avant que de revenir chez vous. J'ai visité le Mont-Dore, la Bourboule, Royat. J'ai la tête farcie d'un tas de bâtisses, de monts et d'établissements plus ou moins thermaux. Ah ! ces verres d'eau qu'on vous passe autour d'un comptoir; ces roches pour cartes postales; ces chaises à porteurs, où se prélassent je ne sais quelles otaries et quels pélicans humains, et que traînent des gardiens, on dirait de prison ; ces funiculaires et ces kursaals ; ces hôtels Majestic avec des baies comme des alvéoles; ces casinos, ces parcs ; et ces tirs aux pigeons et les ânes ; et du soleil et du soleil, et de la chaleur et de la poussière, et des baigneuses à bavolets ; et le Refuge du Sancy et le Pic du Capucin et la Source pétrifiante ; et, à Châtel-Guyon, la vallée du Sardon, la vallée de Prades, la vallée et l'ermitage de Sans-Souci, le bois de Chalusset, etc. ; ah ! ces plaisirs d'été, ces plaisirs, mon bon, qu'on partage avec des troupeaux d'hommes, de femmes et de sales gosses, bruyants, idiots, qui vous lancent des cerceaux dans les jambes ou des balles en pleine face !... Et les foules! toujours ces foules ! Ces clodochards, ces bossus, ces bancals, qui se ruent ici comme partout, l'été! Ces hideuses, ces répugnantes foules!... Calmé! mon bon! Dites que je suis affaibli, rompu, énervé pour toute ma vie, maintenant ! Ah ! mes tripes! ah ! mes sales tripes !

— Buvez ! buvez ! dis-je, mon bon Doucette. Je


voudrais tant contraindre au silence mon ami Doucette.

Et, ma foi, puis-je le croire? Voilà mon ami Doucette enfin tranquille! Je suis déjà rassuré, d'ailleurs. Ce soir, il sera très satisfait; demain il reprendra le train pour Paris; et il ne parlera plus, plus jamais de Châtel-Guyon. Au fait, est-il resté le temps voulu dans cette station thermale ? Je ne le crois vraiment pas ; mais la chose m'est bien indifférente ; aussi je ne questionne pas là-dessus mon ami Doucette. Je sais bien qu'il se persuadera très vite, que dis-je? je sais bien qu'il est maintenant pleinement convaincu que les petits verres valent mieux que toutes les stations thermales du monde, pour l'entretien et le bon usage de ses « boyaux culiers ». Aussi, ne vous étonnez pas, si vous rencontrez un jour mon ami Doucette, qu'il vous répète avec force que les stations thermales, c'est un leurre ! comme disent, peut-il l'affirmer, étant vieux camelot du Roi, ces messieurs de l'Action française!


HENRI ROUSSEAU AUX CHAMPS

Hier, j'ai photographié la mère. La Loupe, Achille et Cécile. Ce fut tout un événement ! D'abord la mère La Loupe ne voulait pas poser parce qu'elle n'avait pas sa toilette des dimanches. J'ai dû la bousculer, en lui disant que la qualité de la robe importait peu. Mais elle ne m'a cédé que sur ma promesse de la photographier une autre fois, avec tous ses atours.

Cécile s'est présentée, elle, à la bonne franquette : en chemisette blanche avec cravate régale de couleur capucine. Elle s'est frotté un peu les yeux, les oreilles ; elle a essuyé sa bouche sensuelle et rouge; et elle s'est plantée comme ça devant mon kodak.

Quant à La Feignasse, il a eu une idée : il a voulu poser avec sa chienne Brutus et avec l'âne. 11 est venu tout mal équipé, les cheveux brouillés, sou pantalon tirebouchon né ; — et il a esquissé un sourire bête, pendant que l'âne, résigné, regardait mélancoliquement la chienne immobile. J'ai eu une surprise amusée en voyant les tirages.

La mère La Loupe, toute courte, toute boulotte, le bras gauche posé sur le bas du ventre, la main droite placée sur le nombril et tenant une rose, la


mère La Loupe, grave, impénétrable sous son bonnet tuyauté, c'est un admirable Rousseau. Jamais le peintre de Plaisance ne fit mieux! C'est à crier de joie ! La mère La Loupe, la bouche scellée, les yeux fixes, pose vraiment comme une Impératrice. Elle en a la superbe et la candeur. Elle est comi-quement et naïvement bébête. Elle tient sa rose comme le prêtre offre l'hostie. Elle est réjouie en dedans et austère au dehors. Elle pose comme pour donner ensuite son portrait à tous ses parents. Il faut qu'on dise : « Qu'elle est belle, la mère La Loupe, sous son bonnet et tenant une rose ! » Je montre ce portrait à La Feignasse ; il sourit niaisement, et il me dit : « Elle est bien belle, Monsieur ! Elle est parlante! » La Feignasse exagère; la mère La Loupe est intéressante surtout parce qu'elle ne parle pas! Au fond, elle reste irritée, fâchée tout au moins; et elle me le répète en me disant que « si elle avait su décidément que je la tirerais en photographie, elle aurait mis son corset ! »

La Feignasse, tout simple, tout crotté, est très content d'être « représenté» avec son âne et sa chienne. C'est presque un portrait équesire. Il n'en tire, d'ailleurs, aucune vanité. Pourtant, c'est un bel ensemble qu'eût peint encore avec joie Henri Rousseau. Je dis à La Feignasse : « Voyez comme vous êtes beau ! C'est tout à fait Charles Ier, roi d'Angleterre! » Il sourit; il sourit toujours, et il me répond : « Oh ! Monsieur, je suis pas bien beau, avec mon costume de travail ! »


— Mais si, mais si! Achille !

Et il se contemple, et il se sourit, et il n'en finit plus de se sourire à lui-même, nouveau Narcisse du purin et de l'écurie.

Avec Cécile, ce- fut plus catégorique. Elle se regarda : « Comme je suis noire! » dit-elle — et elle ajouta : « Monsieur voudra bien me photographier dans la rivière? »

— Oui, Cécile! Et elle s'en fut, joyeuse.

Moi, qui, mieux que beaucoup de gens, ai connu Henri Rousseau, je regrette qu'il ne soit plus parmi nous. Je lui eusse donné à peindre mes trois domestiques, et aussi tous ces paysans et paysannes que les dimanches conduisent près de ma ferme.

Je les vois dans de tels falbalas, dans de tels apprêts, que je songe toujours au bon vieux peintre de Plaisance, qui savait, nouvel Orphée, charmer les gens du peuple.

Il allait, lui, se promener sur les fortifications; et il en rapportait des idées de portraits qui sont étonnants et rares. Je me souviens de communiantes, de mariés, de gens endimanchés, de toute une foule peinte par lui, dans les circonstances les plus bouffonnes de la vie. Ici, au milieu de ces paysans et de ces paysannes, au milieu de leurs fêtes, de leurs noces, quels tableaux uniques il eût collectionnés !

Somme toute, je le sais bien, il a vécu heureux, malgré ses déboires conjugaux. Revenu du Mexique, où il avait fait campagne, il s'est, après une carrière de douanier, lancé dans la réalisation des


tableaux les plus aventureux. Il a peint jusqu'à des tigres et des lions, jusqu'à des Rois et des Ministres. Il a, dans des paysages, exprimé l'intimité parisienne et les chaos des baobabs. Il a peint et la jeune fille fleurie et le monsieur moustachu. Peintre d'histoire, il a magnifié des événements légendaires ; comme peintre anecdotique, il a fixé un vif incendie ou une lente inondation. Il a été l'Ingres du marché Edgar Quinet et le bouquetier des champs. Il a, je le sais encore, immortalisé les faits d'armes des patriotes et allégorisé les hautes vertus ; mais, tout de même, cette lourde besogna accomplie, je me prends aujourd'hui à regretter qu'il n'ait pas vu, tour à tour et ensemble, mes trois domestiques : Achille, la mère La Loupe et Cécile, devant mon kodak. Il eût ajouté encore à leur orgueil niais, à leur sottise heureuse. Par exemple, il eût tiré de la mère La Loupe, c'est certain, un portrait historique; et, j'en appelle à quelques amis de Rousseau, est-ce que ce portrait-là, caressé, adoré, ne dépasserait pas tous les portraits des Nattiers et autres Siraudins du règne de Louis le Bien-Aimé?

Henri Rousseau aux champs! Combien de fois vais-je penser à lui, tandis que je regarderai passer, devant ma ferme, les paysannes dans leurs atours, les paysannes parfumées à l'eau de Cologne de chez Piver !


REBOUTEUX ET GUÉRISSEURS

Ici, comme dans toutes les campagnes, les rebouteux triomphent parce qu'ils massent tout de suite les luxations légères ; et, quatre vingt quinze fois sur cent, ils remettent tout en place. Les médecins, eux, ont le reste, c'est à dire les luxations graves ; celles pour lesquelles on a trop attendu ou celles encore que les rebouteux ont ratées. Cinq opérations sur cent : proportion qui n'est pas en faveur des médecins ; et si, par malchance encore, ils ne les réussissent pas, ces opérations, on a beau jeu pour glorifier les rebouteux.

Les rebouteux, les guérisseurs de vaches exercent donc, et exerceront encore longtemps à la campagne. Ils sont installés solidement dans les cervelles étroites, têtues, crédules, de toutes les vieilles gens de la terre. Et le vétérinaire, le médecin, du reste, ça coûte cher: la visite et les drogues. Et puis, enfin, il y a encore ceci que des gens font, tout le monde l'affirme, des miracles!

Ainsi la mère La Loupe me raconte avec émotion qu'un jour, dans l'incendie d'une ferme, trois prêtres interviennent ; mais ils veulent rester seuls. Le feu s'éteint ; et ils reparaissent ruisselants de sueur !


— Et, ajoute la mère La Loupe, pensez donc à tous les gens d'ici qui cultivent les simples et guérissent les pires maladies.

Elle m'a montré ainsi un très renommé guérisseur de vaches. C'est un vieux paysan, à long cou décharné. Il entre dans l'écurie ; il ôte sa casquette, se met à genoux, se signe — ; et, la vache, malade, enflée, prête à crever, est soudainement guérie.

Une de nos voisines, me dit encore la mère La Loupe, guérit, elle, les humeurs froides.

Par contre, une autre personne, mystérieuse, celle-là, et qu'on appelle l'Ensorcelée, parcourt la campagne, la nuit ; et, sur son chemin, voltigent flambards et feux-follets. Celle-là, il faut l'éviter ; car elle est sournoise, cruelle ; et, au lieu de guérir les maladies, elle les sème. On ne l'arrête pas, parce qu'on en a peur !

Et ce n'est pas fini ! La mère La Loupe m'assure encore que certaines maladies sont guéries par des pèlerinages. Toutes ces maladies-là, d'ailleurs, portent des noms de saints. C'est ainsi que la maladie de Saint-Jean concerne les moutons qui boîtent ; la maladie de Saint-Liphart, les piqûres de serpents ; la maladie de Saint-Vrain, les infections du sang qui vous rendent violet ; la maladie de Saint-Laurent, le mal de dents ; la maladie de Saint-Fiacre, la colique; etc, etc...

Mais un autre vif succès est réservé à une petite vieille, la mère Jeanne, bougonne, orageuse, tempétueuse, et pourtant très charitable, qui s'est réservé, si l'on peut dire, à dix lieues à la ronde,


les maladies vénériennes. Le nez chaussé de fortes lunettes, elle inspecte, souvent quasi de force, les sexes masculins. Car, les filles, ça, elle ne s'en occupe pas ! Même si elle les pouvait saisir toutes, elle leur déchirerait la peau des fesses, tant elle les abomine et tant elle les injurie, ces pièges à fumier !

Mais voit-elle venir à elle un homme embarrassé, piteux, sa joie est vive; toutefois, elle le submerge de sottises, d'abord ; elle l'houspille de toutes les façons : « C'est encore toi,.grand vaurien, grand cochon ! s'écrie-t-elle. T'es allé courir les filles ! Tu mériterais bien de crever sans soins, sans remèdes ! Et si je te la remets en état, ta sale bloquette, tu recommenceras tout de suite, hein ? grand propre à rien ! grand coureur de taupes! Ah ! c'est du propre ! Allons, déculotte-toi, grand arsouille ! » Et si le bougre est bien confondu, humilié ; si elle le voit interdit et prêt à battre en retraite, elle s'adoucit tout à coup, et elle promet la guérison en trois semaines ; à condition, par exemple, que le malade fera tout ce qu'elle lui dira, et qu'il avalera tous les jus d'herbes et toutes les tisanes qu'elle préparera : pharmacopées, du reste, qu'elle connaît bien, Sainte Vierge ! car voilà plus de trente ans qu'elle soigne tous les vénériens du pays et des environs.

Près de ma ferme, habite aussi la mère Victor, qui a une taille de pygmée et une poigne de gendarme. On ne peut en douter : elle triomphe, celle-là, de toutes les luxations. On conduit chez elle même les bêtes : les chèvics, les brebis et les chiens. Les médicastres lui mènent une guerre


acharnée; mais elle ne vous dit pas moins :

— Gomme si, Monsieur, je ne connaissais pas aussi bien que tous ces ânes l'anatomie. Je sais la place des os, leur usage, ça suffit ! Des ânes, Monsieur, ces médecins ! des ânes, je vous dis ! Le croiriez-vous ? Ils n'osaient pas, au début, faire des massages, même pour les cas tout simples ! Ils vous éblouissent avec des mots latins ; niais ici il ne s'agit pas de chanter la messe ; il s'agit de remettre en place des os ; et si je ne sais pas leurs noms en latin, je les connais bien : ils sont tous mes amis !...

Enfin, Laplique, dit Bras-droit, logé dans l'ancienne cabane du Maréchal-ferrant, est aussi un guérisseur célèbre. Mais, lui, il invente de si étranges remèdes, qu'ils m'apparaissent bien vite anodins, s'ils ne sont pas nocifs.

Ainsi, il préconise la bouse de vache pour cicatriser les plaies ; le sang de serpent contre l'eczéma tenace, et les cataplasmes à la mie de pain contre la fluxion de poitrine — ; et il se tire allègrement de tout cela.

C'est un sexagénaire ivrogne, monté en couleur, et qui est couvreur de son métier. Mais, grimper sur les toits, ça lui donne maintenant le vertige; et il préfère « pratiquer la médecine ». Souvent, je le rencontre sur la route, quand je vais au devant du facteur. Et, ce matin, cette conversation s'engage :

— Eh bien ! père Laplique, ça va ?

— Quasi non ! J'ai comme les reins engorgés, Monsieur !

— Et alors, vos remèdes ?


— Je vais vous dire il y a des maladies qui sont tenaces et d'autres qui ne le sont point. Pour les sacrés reins, ah ! j'hésite un peu, je tâtonne. On me consulte peu pour les reins ; alors je n'ai pas encore eu le moyen d'essayer beaucoup de remèdes. Ah ! parlez-moi des rhumes, des congestions pulmonaires, des maladies du foie, du péritoine ou bien des maladies des oreilles ! ah ! ça, ça me connaît !

Et le père Laplique, d'un air goguenard, sourit.

Dans un champ, près de nous, une femme garde des vaches. Le père Laplique me la désigne de la main ; et il me dit :

— Tenez, je l'ai guérie, elle, d'une sacrée dyssen-terie qui lui coupait les flancs et, sauf votre respect, lui déchirait le cul. Son pauvre derrière faisait peine à voir; il était plus pelé, plus rouge, plus enflammé qu'un derrière de singe ! Des cataplasmes, ça ne pouvait rien faire, que je me suis pensé ! Alors, je lui ai recommandé de la banne urine bien chaude, trois fois par jour. Gomme elle est mariée, c'est son mari qui lui pissait dessus!

Elle père Laplique ne sourit plus; il rit maintenant à gorge béante ; car, lui, il voit le tableau : il connaît l'homme et la femme, je veux dire le mari de celle femme; et ça l'amuse, énormément.

Je lui demande :

— Et vous l'avez guérie, vraiment, père Laplique?

— Bien sûr! Vous la voyez bien, là, devant vous.


Elle a l'air d'avoir un derrière comme tout le monde, hein, maintenant ?

La femme est jeune ; elle est debout et elle tricote des bas. Oh elle a l'air d'être tout à fait rétablie ! Après tout, le père Laplique m'a peut-être, tout simplement, raconté une plaisanterie !... Mais, pour guérir, il doit guérir ; car on vient de tous les côtés, le dimanche, vers sa cabane. Et, enfin, il faut bien qu'il gagne de l'argent pour se régaler, comme il le fait, tous les soirs de tous les jours que Dieu a créés !... Mais je veux savoir encore quelque chose. Je lui demande :

— Et vous recevez des hommes, des femmes, des fillettes, père Laplique ?

— Sans doute, de tout ! Ah ! bon Dieu, la maladie s'attaque bien à tout le monde !

— Oui, certainement ! dis-je. Mais vous avez des préférences? vous aimez mieux recevoir des femmes, hein, père Laplique? Il y a bien déjà quatre ans que votre femme est morte !

— Bah ! je n'y panse point! me répond-il... Ah ! ah ! ah ! et il rit, Je vous vois venir : vous êtes un farceur, vous ! Vous voulez que je vous raconte des cochonneries ! Eh bien! non,-les hommes et les femmes, c'est pour moi la même chose. Ce que je préfère, c'est les gamines. C'est tendre, c'est gentil !...

Sacré père Laplique ! L'idée de celle chair fraîche le met en joie. De satisfaction, il grogne et grognonne.

Je l'arrête court :


— Dites donc, hé!... Gare! gare! On est entraîné, et...

— Bien sûr que non, Monsieur! Et Laplique prend un air bon enfant. On s'en tient à des attouchements, on leur fait tirer la langue, on les amuse, quoi! et puis c'est tout, c'est tout!... Tenez, vous me croirez, si vous voulez, ce qui me dégoûte chez les femelles, c'est qu'elles sont toutes autant dire des trous à purin !... Les petites, ça se met encore à l'eau, dans la rivière ; mais les femmes, ah bien ! oui, jamais, jamais d'eau, mon cher Monsieur. C'est, là-dedans, plus poussiéreux qu'une grange, et ça sent plus mauvais qu'un clapier !... Alors, quand elles me consultent, je leur indique tout de suite pour les embêter, les sales bougresses, un lavage à l'eau de Javel. Je les décrasse comme ça, hein? Ce que ça doit en tuer là-dedans des mites !...

Et le père Laplique d'éclater, d'éclater, en songeant à toutes les femmes qu'il a désinfectées par un moyen, tout de même peut-être un peu excessif, et qui, en tout cas, n'est valable que pour un temps !

— Et elles reviennent, père Laplique?

— Certainement, mou cher Monsieur. Les femmes, est-ce que ce n'est pas toujours douillet du ventre et du cul?...


CURÉS VOISINS

Très certainement ce qui m'éloigne le plus souvent des curés, c'est leur quasi incurable saleté de corps, qu'impose, j'y reviens toujours, la sacrée sainte Religion catholique, apostolique et romaine ! Oui, j'ai toujours près de la plupart d'entre eux l'impression que je respire le suint et la crasse de plusieurs années de macération. J'ai l'idée que tous les parasites de la terre, les plus simples comme les plus répugnants, se sont logés dans tous les plis et replis de ces chairs que jamais l'eau ne lava et que jamais la brosse n'étrilla. Et cela, c'est un sentiment physique, on en conviendra, assez odieux. Car, pour ce qui est de la moralité de ces autres fonctionnaires, je ne sache pas qu'elle soit au dessous de l'étiage commun. On compte, évidemment, des curés tarés, j'entends des curés d'affaires, comme il se trouve tant de mercantis chez les gens du commerce et de l'industrie ! Mais, en tout cas, aux curés des villes, le plus souvent retors, porcins et filous, je préfère les curés de campagne. Il est entendu que ce sont, ces derniers, les moins bons sujets des séminaires et surtout des ratichons peu protégés ; mais c'es


justement pour cela que leur compagnie m'est moins détestable, et souvent même désirable.

L'on cite parmi eux des types singuliers. Ainsi, le curé qui est là-bas, au flanc de la montagne, en face de ma ferme, est un véritable féroce. Il jette des sorts sur les gens ; il est querelleur, entêté, brutal. Il bat sa servante comme s'il la flagellait pour l'amour du Christ. Il voudrait châtrer tous les jeunes gens et brûler les sexes des filles. Il leur lance des pierres à tous et à toutes quand il peut s'embusquer derrière un mur. C'est une teigne, une gale furieuse, ce grand et sec homme noir, dont la face est ravinée de rides. On n'assiste pas à ses messes ; alors, devant deux ou trois vieilles femmes, des ruines, il rugit des imprécations furieuses, des cris de tempête. Ce n'est certainement pas le curé qu'il faut dans les campagnes, où la foi n'est pas très vivace; — et où le curé ne doit pas être autre chose que l'homme qui apporte les derniers Sacrements, quand l'approche de la mort vous fait suer de peur — ou vous transforme en loque exsangue.

Aussi, j'aime mieux cet autre Retour de la Conférence, que voici :

Cinq jeunes curés viennent, à propos d'un pèlerinage, de régaler de musique ce village dont j'aperçois, au creux de la terre, le clocher trapu. Ils ont tous les cinq un air allumé et bruyant. Excepté l'un d'eux, qui est tout blanc et a l'air d'une fille, ils sont robustes et carrés. Ils marchent en racontant des histoires qui les font rire. L'un


des quatre lurons interpelle tout à coup dans un champ une fille qui tend la croupe tant qu'elle peut. Ce curé-là est tout prêt à la violer. A la bonne heure ! il est curé, c'est certain ; mais aussi il est homme, et cette fille offerte, c'est une rude tentation !

J'aime aussi un autre curé voisin. Son église est vraiment bizarre : elle est construite à la moresque; on dirait une façon de petit Trocadéro ! Décidément, la foi est bien morte ! Mais, lui, le curé, ah ! il n'est point mort ! C'est un gros vivant, quinquagénaire peut être, et qui a de fortes couleurs. Il est plus rubicond qu'une tomate mure, et il a, de cette solanée, la peau luisante et tendre. Il cultive amoureusement ses champs, et il se soigne bien. Mais ce qu'il aime par dessus tout, ce sont les « parties de vin ». Avec un ami de sa trempé, il s'installe confortablement; et, par une bonne après-midi tranquille : pas de bigote à confesser, pas de mort à enterrer, il boit des litres de vin, sans rien dire, en souriant seulement, en faisant seulement, de temps à autre, claquer sa langue. Et l'homme en face de lui ne dit rien non plus ; et les deux compères boivent, boivent, tandis que les abeilles bourdonnent et que la terre tourne ! Comme décor, c'est simple : sur une commode, une statuette de la Vierge entre des litres ; et du buis bénit accroché sur un porte-parapluie. Au mur, un portrait du Pape, découpé dans un journal illustré.

J'aime ce curé, franc, ouvert. Mais ce qu'il n'aime pas, lui, c'est le moment venu d' « aller en


retraite », huit à quinze jours par an à passer dans un séminaire. Il en est déconfit un mois avant que de se mettre en route. Ah ! l'Église a pour lui d'implacables rigueurs !

Significatif est un autre curé. Celui-ci est un curé qui soigne son corps. C'est aussi un curé très libre. On le voit toujours à l'auberge, où il tient tête aux gens; et, si on lui parle de ses « coucheries », il est le premier à en rire et à demander carrément si l'on connaît de nouvelles poules pour son poulailler. On l'aime comme ça ; et on lui paye volontiers à boire. Tous les quinze jours, il part pour le chef-lieu,du département; et il emporte des colis de faïences, d'anciens meubles, petits ou grands, qu'il place chez les antiquaires. Il vend aussi des tableaux ; il vend même le Christ et les dentelles que lui offrent les bigotes. Il invente toujours un prétexte pour renouveler les mobiliers et la décoration de son église. C'est un brave homme, au demeurant, un peu gras, un peu rouge; mais il est droit sur ses ergots, et, sous sa soutane, il porte son sexe comme une trique. Quand il sent qu'il va un peu loin et un peu roide, il s'innocente en disant que c'est de force qu'il est entré dans la religion. Maintenant — il a la quarantaineI — il est bien trop vieux, n'est-ce pas, pour en sortir?

Un autre curé, est, quant à lui, l'exemple des curés malodorants.

Il s'étale des kilos de graisse sur sa soutane. Il est onctueux, très long et très maigre. Il prise du matin au soir.


La religion catholique a bien encore en lui un sale apôtre. Saint Labre le renommé était propre à côté de ce goret-là. Je ne peux pas me l'imaginer nu sans frémir d'horreur. Il doit avoir partout de la bouse comme les vaches, des plantations de crasse et des stalactites d'ordure à régaler la plus insatiable vermine. Un jour, je suis entré chez lui pour lui demander s'il avait une fontaine de cuivre à vendre ; mais j'ai dû battre aussitôt en retraite ; je suffoquais de tout ce suint et de toutes ces chaleurs fétides. Non, vraiment, je ne peux pas admirer, quoiqu'en dise Huysmans, une telle candeur de l'ordure. Dehors, je respirai une large bouffée d'air ; j'étais près de m'évanouir.

Ah ! combien j'ai eu moins de dégoût — je dirai même : le plus entier plaisir à visiter un autre curé de ce pays, qui, lui, goûte de célestes joies à charmer les oiseaux.

C'est assurément un autre François d'Assise, ce jeune curé ascétique, dont les yeux lancent de courtes flammes ; et, souvent j'ai considéré à plusieurs reprises ses mains ouvertes, pour y découvrir les stigmates.

Non ! c'est bien un curé de ce temps ; et, en ce temps, il n'y a plus de miracles, et il n'y a plus de saints. Pourtant, pour moi, c'est bien une sorte de saint que cet homme qui n'aime que les oiseaux. Et, il les aime, ce curé; car jamais je n'ai entendu parler des petits volucres des champs et des bois, avec un tel lyrisme, avec une telle naïveté, avec un tel amour!


Vous pensez bien que, cela étant, ce curé ne les aime pas en cage, ces doux oiseaux. Sa cure, sa vie, c'est son verger où il sait les attirer et les retenir au plus tiède des branches. Les charme-t-il, au vrai sens du mot, je ne sais? Mais ils sont tous là dans son jardin, et ils ne vont guère vivre ailleurs, au cours de la longue journée. S'ils s'éloignent un moment, en tout cas ils reviennent bientôt pour jouer toutes les symphonies d'un orchestre enchanté. Car c'est bien pour lui seul qu'elle chante toute la petite tribu des verdiers, des fauvettes, des rouges-gorges, des bergeronnettes, des becfigues, des rossignols, des mésanges, des chardonnerets, des linottes, des loriots et des pinsons. Lui, il sait le langage qui plaît à tous ces oiseaux ; et, gravement, il leur parle, le matin et le soir, en leur livrant toutes les tendresses de son âme.

Et je n'ai pas souri ! J'ai pensé que cela valait mieux, somme toute, que de parler à des ouailles. Car, enfin, elle n'est guère attachante la messe célébrée devant des incroyants et des cagotes. La petite âme d'un oiseau vaut peut-être toutes les âmes humaines, à bien dire ; et prêcher en chaire, est-ce que cela l'emporte sur le geste et sur le langage de ce simple curé prêchant aux oiseaux, quand ils se sont tous rassemblés sur le plus large pommier aux branches éployées ?

Sans doute, c'est quelque chose ici d'enfantin pour les esprits forts; mais les esprits forts sont-ils plus à considérer qu'un oiseau qui chante ou qui écoute un humble prêtre, répétant, par delà


des siècles de meurtre, les amoureuses paroles de François, venu de la petite ville sainte d'Assise?

En regardant le doux prêtre, j'ai aimé toute sa bonté, toute sa ferveur ; — et, maintenant, est-ce que j'aurai encore le courage de tuer les petits volucres qui accourent certainement tous l'entendre dans son jardin, au beau pommier éployé?


L'ARROSAGE DU JARDIN

Me prenant en pitié, La Feignasse s'est enfin décidé ce soir à arroser le jardin.

Du reste, ce matin, à mon réveil, il m'a déjà réservé une surprise.

Antimilitariste convaincu, La Feignassea déniché dans un grenier un costume défraîchi d'officier de cuirassiers et le képi du dit. C'est une défroque d'un ancien propriétaire de ma ferme.

Il a savamment disposé tout cela sur des perches, au milieu du jardin ; et cela sert d'épouvantail aux oiseaux. J'ai vu le bel effet de sa trouvaille, ce matin, en me frottant les yeux sur le petit balcon qui embrasse toute la campagne et les monts. Sacré La Feignasse! Le pseudo-officier de cuirassiers, bras et jambes écartés, a l'air ridicule; mais il s'en moque, La Feignasse. Pour lui, l'essentiel c'est que les oiseaux ne viennent pas becqueter les haricots, les petits pois et autres légumes fins.

Et donc, ce soir, La Feignassearrose. Je reste médusé devant un courage si imprévu ; et le bon arroseur voit parfaitement mon contentement intime ; car il sourit, et il verse l'eau à plein arrosoir.


Sous cette pluie généreuse, les poireaux se redressent en fers de lances, les tomates exhalent une forte et savoureuse odeur, les céleris frémissent et verdissent. Pour les choux, comme j'attends que l'arrosoir se vide sur eux, La Feignasseme jette :

— Les choux, Monsieur, vaut mieux les laisser; car si je les arrosais ce soir, faudrait les arroser tous les jours !

Prudent La Feignasse ! Comme il doute de retrouver jamais le courage qu'il a ce soir, il préfère s'abstenir ; et mes pauvres choux continueront de se déssécher. Heureusement que la nuit pacifiera un peu leur soif ardente.

Il est vrai que La Feignasse m'a dit, entre temps :

— Faut pas trop arroser, Monsieur ! Ici le terrain est gras, ça viendrait trop fort ! C'est sec dessus, mais c'est frais en dessous ! C'est comme pour les salades, faut pas trop d'eau. Sans doute, elles prennent ainsi moins d'apparence, mais elles ont plus de saveur !

Et c'est vrai un peu, ce qu'il dit. Mais, pourtant, arrivé aux potirons, volumineux et pesant de tout leur poids sur la terre, La Feignasserejette son chapeau de paille ; et, tout d'un coup, je sens que ça va pisser pour de bon !

C'est que La Feignasseadore le potiron, le potage au potiron, la purée de potiron, la confiture de potiron, enfin tout ce qui relève de ce gros, fade et ridicule cucurbitacée. Alors, arrivé là. il officie, vraiment.

Avec une sérénité auguste d'abord, puis l'ivresse


; le gagnant petit à petit, il déverse sur les longues et rampantes tiges, sur les feuilles larges comme des oreilles d'éléphant, sur les gros fruits, jaune de Naples, relevé de cadmium, de pleins arrosoirs. Et il lance l'eau ; il a l'air de la prodiguer comme un encens ; il s'arcboute sur ses courtes jambes grasses; et il hume le parfum de sa pluie fécondante. La Feignasse est en extase. Les gros fruits bêtes nagent maintenant dans de petits lacs ; un bon coup de soleil là-dessus, demain ; et ce sera pour La Feignassela promesse de copieuses soupes qu'il adoucira de crème, à la vive joie de la mère La Loupe, enfin satisfaite de voir son fils s'emplir diligemment et délicatement la panse.

Aussi, les polirons bien gavés d'eau, je sens que La Feignasse va faiblir ; et ce sera tant pis pour tant d'autres plantes et pour mes fraisiers, dont il n'entretient déjà pas assez les lits.

Alors, j'ai l'idée d'appeler Cécile qui vient de rentrer ; et je lui demande d'aider La Feignasse à arroser, Elle fera ce qu'elle pourra; mais, à deux, ça ira mieux !

La Feignasse, joyeux de retrouver celle qu'il aime, me remercie d'un large sourire qui me fait penser à celui de là grenouille, au jeu de tonneau. C'est cela ! J'ai eu la bonne idée ! Je sens que, pour une fois, mes fraisiers mal soignés et mes rosiers, malgré leurs longues racines, profiteront de la pluie rafraîchissante.

Et, comme je l'ai pensé, La Feignasse, surexcité, retrousse son pantalon, chausse alertement


ses sabots ; et il se met à vider deux ou trois arrosoirs, tandis que la faible Cécile en vide à peine un seul.

Et il n'oublie aucun de mes rosiers, cette fois. Et, pourtant, il y a une variété de chacune de ces sections proprement dites : Thé, hybride de thé, noisette, hybride de noisette, Bengale, île Bourbon, hybrides remontants, polyantha, Portlands, mousseux remontants, cent feuilles, Provins, Damas, Boursault, multiflores, capucines, primpre-nelles !

Et sur toutes les feuilles, sur tout ce qui se hérisse, s'éploie, se dresse au dessus du sol, la pluie des arrosoirs tombe et fait fumer la terre. Il tombe de l'eau pour les aubergines, pour les carottes, pour le céleri, pour la chicorée, pour l'oseille, pour l'épinard, pour la laitue, pour la romaine, pour le navet, pour le radis rose, pour la sariette, pour la sauge, pour le pourpier et pour la scorsonère. Le jardin maintenant embaume; tout rayonne de vive fraîcheur luisante; la pluie noie tous les insectes rampants, inonde les trous des taupes, coule en rigoles, baigne les tiges comme des chevelures. Une ivresse nous gagne tous dans cette fin de journée chaude. Ce n'est pas l'ivrognerie enfin satisfaite d'un monde végétal; c'est la bonne santé liquide instillée au coeur de chaque plante. C'est l'hosanna de tous les parfums, de toutes les couleurs ; l'étincellement de toutes les formes ; la vie ployée puis tout de suite redressée de la plante heureuse de boire,


sainement, et de revivre ensuite aux baisers frais de la nuit qui vient.

Cécile, tout en arrosant, rit et chante. C'est une gamine éperdue de toute cette eau qui tombe sur ses jambes, qui rafraîchit ses bras, qui s'évade trop tôt du ventre de l'arrosoir. Elle court à la serve, elle puise de l'eau ; et elle revient, plus sérieuse, ses dents mordant sa lèvre inférieure pour aider à son effort.

La Feignasse lui crie de ne pas se fatiguer. « Ah ! ajoute-t-il, pour un coup d'arrosage, ce soir, c'est un fameux coup! » Je suis de son avis. Si, tous les soirs, La Peignasse était pris d'un tel courage, j'aurais les plus beaux légumes du pays.

Et, ce soir, les choux eux-mêmes ne sont plus épargnés. Cécile est là ; La Feignasse reste à arroser. On verra bien, demain. Et il arrose, copieusement, tous les choux, toutes les variétés: le chou cabu ou pommé, le chou de Milan ou à feuilles cloquées ou frisées, le chou-fleur et le Brocoli. Et, sur les larges feuilles des choux, l'eau tombe comme s'il pleuvait sur du zinc. Des milliers de perles courent sur les feuilles, et roulent à terre. Mes rosiers, aussi, demain, seront beaux ; et mes hortensias, qui s'affaissaient vers la terre, demain aussi je les verrai redressés, épanouis ; jusqu'au massif de petites roses, en corbeille, qui est là, sous mon balcon, de quel air joyeux, fleuri, pimpant, il me saluera demain, au matin !

Mais la nuit enfin, avant la montée de la lune, vient arrêter cette joyeuse fête de l'eau. Cécile


s'ébroue, tape dans ses mains, et les essuie à son tablier tout mouillé. La Feignasse, après avoir rangé les arrosoirs le long d'un mur, vient quêter auprès de moi des félicitations que je ne lui ménage pas. Je sais parfaitement pourquoi il fut si courageux, puisque c'est moi qui l'ai voulu; mais, tant pis ! Je le félicite de son ardeur, en me disant que, peut-être, un autre soir, de lui-même, comme un pompier ivre, il renouvellera ces bienfaisantes cataractes, pour le plus vif bonheur et la plus entière beauté de mon jardin!

Et je crois bien que La Feignasse s'accorde une récompense meilleure, en embrassant Cécile, qui rit toujours, comme grisée de toute cette eau que la terre a bue !


LA SOLITUDE DE VAN GOGH

Mes tournesols sont complètement épanouis. Ils sont larges, lourds, splendides. Par quel miracle, ces pesantes fleurs, disques d'athlètes, tiennent-elles face au soleil, sans rompre leurs tiges ? Et quel or vert, jaune, rouge, avec une large cible brune, piquée de mille graines! J'aime toutes les espèces de cette fleur du Pérou, qui est aussi la fleur élue de tous les paysans de la Pologne et surtout de l'Ukraine.

Voici un de ces soleils, jaune de cadmium, bourru, matelassé comme une grosse pelote, aux pétales en fers de flèches ; fleur en bois aussi, qui, en vieillissant, apparaît mangée par les insectes, au fond vidé d'une galette dont on aurait retiré les fruits ; fleur étrange, baroque, qui a pris comme feuilles des oreilles d'éléphant !

Que de fois Vincent Van Gogh a peint ces magnifiques fleurs de soleil : Helianthus annuus, dit la Botanique! En ce moment, je ne songe qu'à ce peintre et à toutes ses singulières toiles, qui furent pour moi un tel éblouissement quand je les découvris pour la première fois ! Et, par cela même, je songe aussi à notre première rencontre à Arles, où


des gens, tout de suite, me lavaient signalé comme un homme farouche, irritable et bouclant sa porte devant tous les passants. Le fameux Van Gogh ! Il était ici, retiré ici, dans cette ville de Provence si morne, et je ne tenterais pas de le voir?

Allons, mon parti est vite pris. Je vais essayer quand même de me présenter à lui ; et s'il ne me reçoit pas, eh bien ! je reviendrai. Personne, comme Vincent Van Gogh, n'a fait naître en moi un tel culte !

Ah ! on le connaissait bien ! Il était sur sa porte, à fumer sa pipe. Quand il m'aperçut, il rentra précipitamment et se barricada.

Je revins ; et cette fois plus brave, j'insistais. Je criais toute mon admiration, toute ma joie. Le peintre me laissa entrer.

Je retrouvais sa tête déjà légendaire, aux cheveux en brosse, au nez busqué, à la barbe dure et rêche. Et ce regard fixe, hostile !

Mais j'avais tant à dire, les paroles montaient en un tel flot à mes lèvres. Tous les souvenirs des premiers tableaux vus, ces flamboyantes peintures, ces rugissements de couleur, toute cette barbarie, toute cette étrangeté si exceptionnelle, si unique ; ces coups de poing du génie qui m'avaient laissé pantelant, étourdi, tout secoué d'une admiration hallucinée, de la peinture de feu qui explosait après les noires ténèbres, si angoissantes, d'une première période dite de Hollande!

Et le peintre me parlait :

— Excusez-moi,Monsieur ! J'ai l'horreur des faces


inconnues. Je me sens déjà trop abîmé de chagrin pour pouvoir faire face à la publicité. Faire des tableaux me distrait ; mais si j'en entends parler, cela me fait plus dé peine qu'on ne le sait ! J'ai aussi en horreur le succès. Il faut soutenir le siège de l'insuccès, qui durera toute notre existence 1

Je me souviens tellement toujours. Je regarde cet intérieur où me parle ce formidable peintre. Il a écrit, lui :

« Ma chambre aura sur les murs blancs une décoration de grands tournesols jaunes.

« Le matin, en ouvrant la fenêtre, on voit la verdure des jardins et le soleil levant et l'entrée de la ville.

« Les carreaux rouges du sol, les murs et le plafond blancs, les chaises paysannes, la table en bois blanc. Maison d'artiste non pas précieuse, mais tout ayant du caractère. Aussi, pour les lits, j'ai pris des lits du pays, de larges lits à deux places ou bien des lits de fer. Gela donne un aspect de solidité, de durée, de calme, et si cela prend un peu plus de literie, c'est tant pis, mais il faut que cela ait du caractère. Tenir les carreaux bien rouges et bien propres. »

Gomme il est admirable dans ce décor, ce peintre dont les humbles seuls ont voulu. Il est venu là après avoir souffert les pires angoisses, après avoir tout supporté : la misère, le dégoût, le sarcasme, les quolibets, les injures des hommes. On l'a abreuvé, ce plus haut peintre, de toutes les ignominies. On a déversé sur lui toutes les ordures de


la pensée, tout ce que la jeunesse des ateliers d'art et tout ce que la vieillesse honteuse des Instituts purent inventer. On a vomi sur son oeuvre ; on a craché sur son nom; on l'eût, avec quel plaisir savoureux, mis en pièces comme un ilote soûl de peinture et indigne du jour! Il a quand même résisté au suicide, où tout le monde le poussait sans relâche, sans répit ; et il est venu ici, où les gens, comme tous les autres gens d'ailleurs, ont un tel mépris de la peinture.

Van Gogh ! Il s'exprime en un style heurté, pittoresque, coloré et plein d'images. Il vient de me dire tendrement :

— J'ai aussi une petite chambre à papier gris vert avec deux rideaux vert d'eau à dessins de roses très pâles, ravivés de minces traits de rouge sang. Ces rideaux, probablement des restes d'un riche ruiné et défunt, sont fort jolis de dessin. De la même source provient probablement ce fauteuil très usé, recouvert d'une tapisserie tachetée à la Diaz ou à la Mon-ticelli, brun, rouge, rose, blanc, crème, noir, bleu myosotis et vert bouteille; à travers la fenêtre barrée de fer, j'aperçois un carré de blé dans un enclos, une perspective à la Van Goyen, au dessus de laquelle le matin je vois le soleil se lever dans sa gloire.

Je n'ose pas demander à voir les derniers tableaux peints. Comment adresser cette demande à l'homme qui vient de me dire, encore :

— Il faut travailler autant et avec aussi peu de prétention qu'un paysan, si on veut durer.


Ce n'est pas le langage de tous les autres peintres, et je reste interdit.

Je suis plus à l'aise, décidément, avec le cynisme, l'impudence et l'accablante sottise de chacun d'eux. Au moins, ces autres peintres, ils ne vous font grâce de rien, quand vous tombez chez eux. Ils étalent avec entrain leurs plus vaines ordures, leurs plus inexistants labeurs. Rien, dans toute l'humanité, de comparable à l'outrecuidante prétention de ces gens-là. Les cabotins eux-mêmes sont puérils et gauchement orgueilleux. Les peintres sont les plus sots et les plus vaniteux des hommes. On peut leur fracasser des encensoirs sur la face, ils ne bronchent pas. Ils se rengorgent, et ils attendent, quoi? les paquets de sottises, qu'on leur jette à la volée !

Et Van Gogh me dit aussi de son côté :

— Je me suis retiré ici pour ne pas voir tant de peintres qui me dégoûtent comme hommes.

« Le meilleur que l'on pourrait faire, cela serait à tous les points de vue de faire des portraits de femmes et d'enfants. Seulement il me semble que ce ne sera pas moi qui ferai cela, je ne me suis jamais senti un monsieur assez Bel-Ami pour cela!

Et tandis que Van Gogh me parle, je revois tous les portraits de femmes et d'enfants qu'il a réalisés; tout un ensemble si beau, si exceptionnel, si unique, qu'il illustrerait encore le plus haut des peintres. Je revois les femmes aux chapeaux dans des jardins, des jeunes filles au piano, des enfants et des Berceuses. Je revois tout ce qu'il a fait de


cela : des oeuvres à expression douloureuse, « à expression navrée de notre temps », — comme il l'a écrit lui-même. Et je n'ose lui dire tout cela; je n'ose le convaincre de son génie, de l'apport miraculeux qu'il a offert à la Peinture.

Il me dit encore :

— Je voudrais toujours travailler à des portraits vulgaires et même criards.

Il les a peints, en effet, si superbement ceux-là. Des zouaves, des facteurs des postes (l'un d'eux, « en uniforme bleu, agrémenté d'or, grosse figure barbue, très socratique ».) Et comme je dis :

— Oui, des portraits si rares, si inconnus, si neufs !

11 ajoute :

— Je désespère toujours de jamais trouver des modèles. Ah ! si j'en avais de temps en temps comme la Femme qui a posé pour la Berceuse, je ferais bien autre chose.

— Mais, dis-je, les jeunes femmes d'ici ne veulent-elles pas poser devant vous ?

— Si, me répond-il, on peignait lisse comme Bou-guereau, les gens n'auraient pas honte de se laisser peindre, mais je crois que cela m'a fait perdre des modèles, qu'on trouvait que c'était « mal fait », ce n'était que des tableaux pleins de peinture que je faisais. Alors les bonnes putains ont peur de se compromettre et qu'on se moquera de leur portrait.

— Mais vous avez eu, dis-je, de telles victoires !

— Il faudrait, me répond-il, être et plus sage et plus riche et plus jeune pour vaincre.


« Heureusement pour moi, je ne tiens plus aucunement à une victoire, et dans la peinture je ne cherche que le moyen de me tirer de la vie.

Voilà le cri tenace de ce peintre solitaire. Nous sommes maintenant dans son jardin, ce jardin qu'il est en train de me décrire ainsi :

— Ce petit jardin de paysan est superbe de couleur dans la nature ; les dahlias sent d'un pourpre riche et sombre ; la double rangée des fleurs est rose et verte d'un côté et orangée presque sans verdure de l'autre. Au milieu, un dahlia blanc bas et un petit grenadier à fleurs du plus éclatant orangé rouge, à fruits vert jaune. Le terrain gris, les hauts roseaux « cannes » d'un vert bleu, les figuiers éme-raude, le ciel bleu, les maisons blanches à fenêtres vertes, à toits rouges, le matin en plein soleil, le soir entièrement baigné d'ombre, portée, projetée par les figuiers et roseaux.

Je le regarde, ce peintre magnifique. Je le regarde toujours, et je ne sais que lui dire. J'ai honte, maintenant, de ma présence ; et je me reproche de l'avoir importuné. Sans adresse rusée, je lui demande s'il se plaît ici. Il me dit :

, — Ma vie est agitée et inquiète, mais enfin en changeant, en bougeant de place beaucoup, peut-être ne ferai-je qu'empirer les choses.

« Je ne sens plus tant le besoin de me distraire, je suis moins tiraillé par des passions, et je puis travailler avec plus de calme. J'ai le travail et la nature, et si je n'avais pas cela je deviendrais mélancolique.


Le soleil autour de nous bourdonne, et il dore toutes les choses avec largesse. Je songe au cri que lui, Van Gogh, a jeté un jour : « Que c'est beau, le jaune ! » Et tout, maintenant, est jaune, doré autour de nous. Nous vivons dans cette pleine lumière de bonheur. Les yeux de Van Gogh brillent ; et il marche comme dans un rêve. Je n'oserai plus revenir vers lui, même s'il m'en prie. Quel chef-d'oeuvre dont j'empêche peut-être la réalisation ! Pourtant, Van Gogh a pris mon bras, et il me retient. Il murmure, très doucement :

— Actuellement, je suis en pleine merde des études, des études, des études et cela durera encore, — un désordre tel que j'en suis navré !

En est-il ainsi ? Pourtant, toujours, l'oeuvre est admirable. En Hollande, à Paris, dans ce brûlant Midi, avant que de finir sa vie à Auvers, partout Vincent Van Gogh a été un peintre d'une originalité et d'une puissance infinies.

Partout il a ouvert sur la nature la fenêtre la plus chaude, la plus lumineuse et la plus miraculeuse qui soit. Avant lui, les Japonais ont aimé la nature, jusqu'au brin d'herbe, d'un amour profond et ingénu ; mais leur virtuosité, leur charme, leur gracilité éperdue, leur tendresse amoureuse, autant de petites vertus devant l'oeuvre souveraine, auguste et émouvante de Van Gogh. Ah ! rappelons-nous tant de merveilles ! Il fut réservé à cet incomparable peintre de réaliser les incandescentes splendeurs des journées heureuses, les torsions des arbres en mouvement, les explosions des fleurs épanouies, les


!

plis et les replis des champs bossués et retournés qui montent à l'escalade des collines, les meules dures, comme cuites au feu du ciel, les masures blanches, roses, rouges, et, là-dedans, dans tout cela, perdu, actif et rongeur, un paysan tout petit et opiniâtre, dévorant et superbe, qui s'active, qui se bat contre l'angoissante indifférence de la terre !

Les plongeons ou petites meules, les vallonnements des terrains, les renflements du sol, les incurvations, toute la terre paysanne en mouvement, dirait-on, les champs, les chaumes, oui, tout cela fait penser violemment à Van Gogh.

Il a divinement exprimé toutes ces montées et descentes de terrain, tout le ballonnement du ciel, toute cette vie exhaussée et affaissée de la terre, et les plongeons, j'y reviens, personne n'en a dit comme lui le volume plein, le caractère de case nègre, le boursouflement, le gonflement comme une loupe de l'humus ; et cela dans une couleur solide d'ocre jaune fortement teintée de rouge, une couleur de pain bis.

La couleur! Les couleurs! Ah ! que sont devenues, au travers de son tumultueux tempérament, les paisibles couleurs des broyeurs ? Des truchements d'incendie, d'aigus moyens d'expressions, de violentes confrontations des passions humaines. Rappelez-vous sa description du Café, qu'il a peint, de nuit :

« La salle est rouge sang et jaune sourd, un billard vert au milieu, quatre lampes jaune citron à rayon nettement orangé et vert. C'est partout un


combat et une antithèse des verts et des rouges les plus différents, dans les personnages de voyous dormeurs, dans la salle vide et triste, du violet et du bleu. Le rouge sang et le vert jaune du billard par exemple contrastent avec le petit vert tendre Louis XV du comptoir où il y a un bouquet rose. »

Et, lui-même, d'ailleurs, Vincent Van Gogh, n'a-t-il pas, à sa couleur si farouchement à lui, si capturée, si serrée par les garrots les plus barbares, les plus cruels, n'a-t-il pas ajouté les plus magnifiques poèmes, les plus émouvants et les plus somptueux des commentaires ?

Ah! comme il a chanté, par la plume et par la peinture, les vergers en fleurs, les tournesols, les bâteaux aux Saintes-Maries, le Semeur, la Fille à la fleur, le puéril et empanaché sous-lieutenant de zouaves, le facteur des Postes avec la toute orgueilleuse casquette de l'Administration, les gerbes, les bergères, les ravins, les maisons, les rues, la pluie, le Soleil, le tout puissant animateur Soleil !

Et c'est lui, Van Gogh, qui est là, à côté de moi, qui a encore, à propos de la « Berceuse », écrit ceci :

« La nuit en mer les pêcheurs voient sur l'avant de leur barque une femme surnaturelle dont l'aspect ne les effraie point, car elle est la Berceuse, celle qui tirait les cordes de la corbeille où, mômes, ils geignaient ; et c'est elle qui revient chanter les cantiques de l'enfance, les cantiques qui reposent et qui consolent de la dure vie. »


Heureux et contraint, je marche à côté de Van Gogh. A chacun de ses gestes, j'évoque une toile peinte ; et, moi également, je suis bientôt en un plein désordre de chefs-d'oeuvre.

Il parle et il me dit qu'il restera encore une année ou deux ici ; puis, malgré tout, malgré lui, il ira ailleurs. Il souffre de la vie ; et il lui semble qu'il lui échappera en cherchant souvent un nouveau gîte. Mais, voilà, comme il me l'a dit tout à l'heure, il a peur d'empirer son cas en bougeant toujours. Alors il se laissera traîner par les circonstances, un peu à la dérive. Il a peur, du reste, des mauvais jours ; et cela qui angoisse sa vie actuelle, le pousse certes à réaliser des toiles emportées et désordonnées. Saura-t-il, malgré tout, commander toujours à son cerveau ? Jamais il ne s'est senti si déprimé. Aussi, comme je lui parle de sa gloire commençante, il m'interrompt brusquement ; et, en me montrant le soleil splendide qui dore toujours son jardin, et les monts et les prés et les arbres et les maisons, il me dit :

— Oui, je veux toujours aimer de plus en plus le

Soleil, le Soleil !

!


MON ANE ALI

C'est un âne pareil à tous les autres ânes ; il se pavoise de longues oreilles ; il a un gros ventre et une queue comme mangée par les bêtes ; mais, tout de même, celui-ci, il me semble, montre un oeil malin, plus éveillé et plus vicieux encore que celui des autres ânes. Puis, il a des envies de se rouler à tout moment, heureux de divertir ceux qui le regardent ; enfin, il n'est pas têtu ; il est bon garçon, jovial ; et si on le met en compagnie des vaches et des cochons, il s'accorde bien avec ces intrus ; il n'accapare pas pour lui tout seul l'herbe du pacage.

Il vit des journées délicieuses dans son pré, souvent tout seul, et se frappant continuellement de sa queue en panache, en corde plutôt, ses flancs et ses fesses. C'est un moulinet perpétuel qui doit aider joliment à faire passer sa nourriture.

Les poules lui réservent quelquefois leur société ; mais il se moque d'elles, il fait toujours tourner sa queue, sa ridicule queue, et il coupe, il tond l'herbe en remuant aussi continuellement le nez. Il est par moments noir ou roux, ou violet foncé, et il a le dessous du ventre gris foncé. Sa crinière est courte, rêche, comme une brosse usagée. C'est un âne : on


ne l'étrille pas et on ne le brosse pas ! Et ses oreilles aussi, si longues, s'agitent telles que des palmes ou s'éploient ; — mais c'est surtout sa queue, j'y reviens toujours, qui va sûrement se dévisser tout à l'heure, tant il la balance !

Un âne passe-t-il sur la route, cela le met de bonne humeur ; il part à braire et il en a pour longtemps. Mais si c'est une ânesse, alors c'est la joyeuse fête pour Ali : il saute, il gambade ; et, soudain comme lancé en un cirque, il creuse à toute vitesse le tour du pré.

Généralement, si rien ne le vient distraire, il est très sage ; et, à petits pas, il avance, sa lourde tête toute enfouie dans l'herbe. On regarde Ali ; et on le voit là-bas, immobile, ainsi qu'un dieu chinois.

Aujourd'hui, je ne sais quelle mouche l'a piqué ; La Feignasse vient de passer en courant devant ma fenêtre; et il m'a jeté :

— Monsieur, je cours après l'âne ; il vient de s'ensauver !

En effet, Ali est là-bas sur la route, où il détale de toute l'agilité de ses sabots. 11 est bien certain que ce cul-de-plomb de La Feignassene l'atteindra pas. Il a beau courir engueulant, Ali gagne, gagne du terrain ; et, au bout d'un moment, La Feignasse, en effet, s'arrête, épuisé.

Je monte, amusé, sur le toit ; et je vois de loin mon âne maintenant en plein galop. Il a l'air de rouler comme une barrique. Il traverse des champs, des prés ; il franchit des fossés ; il tombe dans des flaques d'eau ; rien ne l'arrête. Ali est enragé ; il


est parti pour je ne sais quelle interminable course.

Je le perds parfois de vue ; puis je vois reparaître une petite chose noire, bondissante et galopante. C'est Ali, toujours Ali ; et les champs qui se succèdent, et les fossés profonds et les autres obstacles à franchir, tout cela, c'est pour lui un jeu.

Je le suis maintenant à la jumelle. Je le vois traversant un village à toute course ; et, sans souci de rien, la tête emportant le corps, il se rue vers les pires aventures.

Je suis sa randonnée. Je l'aperçois, le dieu chinois, ruant, pétaradant dans les rues, bousculant les oies, écrasant peut-être, des poules, telle une diabolique réapparition de cette bête fabuleuse que les gens, autrefois, appelaient, ici, le « grand zèbre noir ».

Vers quel amour, vers quelle pitance, vers quel mystère Ali galope-t-il donc ainsi? Il m'enchante, cet âne qui veut connaître des paysages, et qui peut bien, après tout, être fatigué de l'éternel séjour dans son pré, avec parfois la discourtoise société de la chienne Brutus qui, toujours, à propos de tout et à propos de rien, lui mord les jambes.

Une ânesse flairée à des kilomètres de distance ?... C'est bien improbable, comme seconde hypothèse touchant l'escapade d'Ali. Ali est, en effet, avant tout, un âne paresseux et quasi vierge. On se rend bien compte que ses reins sont solides ; et, pour conserver ses reins solides, Ali lui-même sait bien

ce qu'il faut faire.

En tous cas, mon âne galope toujours. Il est à


présent sur la route nationale ; et il revient dans le champ de ma lorgnette. On essayé bien de l'arrêter ; mais c'est peine perdue. Un gros coup de sa lourde tête, et il passe.

Il traverse un village, après un autre village, puis encore un autre village ; et il galope en trombe ; il monte sur la plus haute colline ; il tente d'escalader le roc. Toujours alerte, toujours infatigable, il court, il court. Rossinante ne l'eût pas suivi ; Pégase l'eût laissé escalader le ciel !

Et je suis ravi ! Je me dis que mon âne Ali, pour courir si vite, si vite, n'a pas de coeur et pas de rate. Et j'envie ce poussah qui dévore des kilomètres. Quel Roméo eût pu ainsi courir après sa Juliette ? Ah ! le réjouissant Ali — et le moins réjouissant La Feignasse ! Il rentre, celui-ci, fourbu, démoralisé, pleurant de fatigue, et, sans manger, il va se jeter sur son lit.

Jusqu'au soir Ali reste absent. Enfin, il reparaît, la tête vacillante, les jambes lourdes, saoul de grand air et de liberté. Mais il n'a pas l'air ennuyé de son escapade ; au contraire, malgré sa fatigue, il fanfaronne, il pose ; il est cocassement orgueilleux; et, en entrant dans son écurie, il fait un dernier et superbe effort, il se cabre; puis la queue roide, il projette un pet, brusque, triomphant.


LA PETITE FAUNE DES CHAMPS

Que de fois, par les beaux étés, j'ai envié l'entomologiste Fabre, observant, méditant, rêvant, dans son jardin de Sérignan ! Ah ! l'unique vieillard ! Que de fois je l'ai évoqué, tout enivré du prodigieux silence, loin des hommes et tout près, tout amour et tout coeur, de ses insectes, dont il a noté, battement à battement, la petite merveilleuse existence !

C'était pour lui un autre Paradis terrestre, ce jardin ardemment provençal, tout vibrant de soleil, où il vivait ses longues heures passionnées ; ce jardin de lumière et de joie, où il avait accumulé toutes les herbes et toutes les fleurs; où il avait organisé pour ses insectes infiniment chéris les plus précieuses, et les plus miraculeuses des oasis.

Ici, à la campagne, couché dans les champs, je ne puis m'émerveiller, comme lui, de toute la petite faune des herbes. Je ne sais pas les noms de tous les insectes que je vois, secs, trapus, longs, courts, noirs, bariolés, jaunes ou rouges, bleus ou verts, montant à l'assaut des brindilles ou trottant, à toute vitesse, sur les monts ou dans les vallées d'un tout petit coin de terre.


Dans les lycées, on n'apprend rien d'utile ; et je suis honteusement ignorant devant la plupart de ces minuscules insectes, qui ont l'air de si bien vivre sans nos lois, sans nos disciplines et sans nos devoirs. Et comme ils sont tous fortement constitués ; comme ils accomplissent avec aisance des exercices de force et d'adresse que nos plus complets athlètes n'approchent même point ! C'est Maurice Maelerlinck qui a noté la faiblesse de nos organes, de nos membres, la mince gélatine à peine solidifiée qui recouvre nos os. Les insectes, au contraire, ont des carapaces d'une solidité éprouvée, des pattes qui leur permettent des vitesses et des bouds extraordinaires, des dos à porter des charges écrasantes. Dans les livres de Fabre, vous verrez ces insectes athlètes horizontalement accrochés pour des jours et des nuits le long d'une rigide tige de plante ; vous verrez des insectes Atlas portant le Monde ; vous verrez des insectes bondissants, projetés comme les pierres d'une catapulte ; vous verrez des insectes planer et voler plus vite, plus vile que nos avions les plus agiles ; et, tant d'étonnements, et tant de merveilles, pour ne pas nous apprendre, dans les lycées, je le répète, les noms de tous ces inouïs petits êtres ; tandis que l'on sait, pour les oublier bientôt, par bonheur, les noms des Rois, des Ministres et des Papes !...

On rencontre, ici, une admirable sauterelle verte, grosse et longue, aux puissants bras-leviers, à la tête bizarre, tête de cheval au chanfrein accusé, et ornée de deux antennes démesurées qui lui font


surtout, au total, une tête méphistophélique. C'est un émerveillement de voir cette bestiole, armée de ses leviers, marcher et bondir. Peut-être quatre ailes un peu plus puissantes que celles qu'elle possède — elle a deux ailes vertes et deux ailes blanches — remplaceraient-elles utilement ces leviers monstrueux ; mais, telle quelle, cette sauterelle, dont la queue est en forme de yatagan, évoque je ne sais quelle conception d'inventeur en délire, je ne sais quel automate sauteur, qui reste une extraordinaire chose.

Et quelle vitalité en cette sauterelle, en tous ces autres insectes encore que je vois marcher, trotter, bondir autour de moi ! Comme ils se hâtent dans les âpres forêts vierges des buissons, dans l'escalade des petites mottes de terre, des Himalayas pour eux, dont ils évitent, avec quelle adresse, savante, les précipices, les cataractes et les avalanches ! Et, dans ce soleil, quelle frénétique procession, quelle course éperdue de tous, les insectes noirs, les bleus, les verts, les rouges, les jaunes, les abeilles d'or, toujours bourdonnantes au dessus des tilleuls et au dessus des fleurs; et voici les guêpes, les bombyx, les frelons, la coccinelle, la courtilière, le perce-oreilles, le hanneton; — voici la fourmi, alerte, intelligente et tenace ; voici le Sylpha nécrophore, le Calosome Sycophante, le Zabre, le Carabe, le Silpha loevigota, l'Ichneumonide, les araignées ; — voici le Calosome Inquisitor et le Calosome Auropunctata, et le gros insecte à dure cuirasse, qui se prélasse et se vautre dans la


bouse séchée des vaches : le splendide Scarabée sacré !

Mais, certes, il existe d'autres petits animaux des champs ; et je voudrais maintenant penser à M. de Buffon pour décrire le putois, la fouine, la belette et tous les gracieux carnassiers qui animent et, à la turbulente colère de la mère La Loupe, ravagent aussi mon pigeonnier et mes clapiers.

La fouine ! Elle est si délicieusement cruelle, si exquisement sanguinaire, si farouchement assassine ! Elle grimpe, souple et longue, aux pigeonniers les plus élevés; et elle se régale d'un abondant massacre. Quand je la vois filer éperdûment dans les buissons d'épine, je regrette de ne voir qu'à la dérobée sa petite tête féroce, sa petite tête électriquement mobile ; et ça, je l'avoue, le pigeon qu'elle saigne, me paraît tellement odieux et si bêtement orgueilleux, que je l'innocente toujours, à part moi, la délicate mais impitoyable égorgeuse !

De la petite faune des champs, j'aime aussi le mulot, fin, élancé, et qui est un vif pilleur de poulaillers. Par le soleil, on le voit sortir de sa retraite, ramper à toute vitesse et grimper après les barrières.

Pour bien dire, ces menus quadrupèdes composent la tribu des condoltières des buissons, des détrousseurs des animaux bêtes, domestiques, enfermés en basse-cour ou au pigeonnier. Et, comme tels, ils sont entreprenants, hardis, éveillés, rapaces et voleurs. Gomme tels, ils détiennent


agilité, férocité et prudence. Pour les prendre au piège, pour les tuer, il faut mille ruses et mille embûches dont la plupart ratent. Je sais qu'en parlant ainsi, je me fais mal voir de tous les paysan de tous les propriétaires de basses-cours et de pigeonniers ; je sais que je vais au devant des foudres du successeur de feu Cunisset-Garnot, le vulgarisateur agricole du journal Le Temps ; mais, tant pis ! je ne puis résister au désir de proclamer mon attachement à ces petits assassins, qui représentent pour moi, je le répète, l'impitoyable caste des en-dehors, des hors-la-loi, des anarchistes, pour tout dire, des vergers et des champs !...


SERVITEURS

Mon voisin, le Persan, a beau déplorer devant moi, chaque fois qu'il me rencontre, la crise des serviteurs, il faut qu'il se fasse une raison : de moins en moins, il sera servi par les hommes et par les femmes qu'il emploie chez lui.

L'autre partie du bétail humain se croit libre du moment qu'elle fournit les gendarmes, les douaniers, les agents de police, les gardiens de prison, les dentistes, les avocats, les députés et les acteurs. Je vais démontrer, au contraire, que ce sont les serviteurs, mâles et femelles, de l'ex-notaire, qui sont, eux, parfaitement libres.

Marie. — Soixante-treize ans. Petite, ratatinée et sourde. Depuis une bonne vingtaine d'années, elle n'en fait plus qu'à sa tête. Vit chez son maître comme dans un Hôtel des Invalides. Aide un peu à la cuisine ; mais, la plupart du temps, elle ravaude des bas. C'est elle qui donne des conseils à ses maîtres, et qui les morigène quand ils ne vivent point selon ses goûts à elle. Elle mourra de sa belle mort, sans heurt, sans fatigue, sans secousse.

Juliette. — Vingt-sept ans. Une des deux femmes


de chambre. Grande, blonde, tout à fait décolorée. Des dents régulières dans des gencives à peine roses. Un air grognon et, parfois, langoureux. Retape le lit de Monsieur et le lit de Madame, et ne prend son service que vers huit heures du matin. Très gourmande, c'est elle qui compose les menus. Elle va à tous les bals ; et, le lendemain matin, elle reste couchée jusqu'à onze heures. C'est Madame qui descend alors préparer le petit déjeuner.

Jeanne. — La seconde femme de chambre. Trente-trois ans. Une brune mélancolique, qui a eu déjà des chagrins. Se frôle près des hommes comme une chatte au bas des pantalons. Elle ne quitte pas sa lingerie, où elle se fait des « réussites ». Soigne le linge de la maison, le renouvelle et augmente perpétuellement son trousseau avec les achats de Madame. Elle va bientôt se marier.

Baptiste. — Le jardinier et le cocher. Un gros homme, plus rubicond qu'un saint d'Eglise. Toujours débraillé. L'air d'une bonne gouape. En succédant à l'ancien jardinier et cocher, a pris exactement, du jour au lendemain, tous les vices de son prédécesseur. Il se pocharde et il dort une large partie de la journée. Quand la saison est venue, il cueille les plus beaux fruits ; et il les mange goulûment en buvant les meilleurs vins de la cave. Le fruit est froid ! Saute sur tous les prétextes, comme un vrai cocher parisien, pour ne pas sortir la voiture, si l'envie ne lui en vient pas. On n'ose pas le commander, car il est rageur et vif. Quarante ans.


Berthe. — La cuisinière. Quarante-six ans. Une matrone imposante et autoritaire. Cuisine en portant tous ses bijoux : un sautoir en or et des bagues à tous les doigts. Elle est couperosée et elle a le cheveu rare. Règle la table avec Juliette, la femme de chambre. Les plats qu'elle n'aime pas, Monsieur et Madame ne les réclament point. Elle brûlerait tous les mets plutôt que de céder sur un seul point. Tous les dimanches, elle quitte de bon matin la maison, pour aller rendre visite à son frère, qui est facteur des postes dans un village voisin. Ces jours-là, que Madame ait ou n'ait pas d'invités, il faut qu'elle mette la main à la pâte.

Les Métayers. — Toute une famille, cuite, recuite, tannée, boucanée, à poils rudes et noirs ; hommes, femmes et enfants qui s'entendent comme larrons en foire pour gober les oeufs, pour laper la crème et savourer le beurre dès qu'il vient d'être baratté. Et que Monsieur ne cherche pas à savoir où en sont ses récoltes, ses ressources agricoles de toute nature ; car il verrait, dressée devant lui, toute une horde de braillards, de mécontents, qui lui mettrait, prête à décamper, le marché au poing. Aussi, l'ex-notaire, résigné, n'a que la seule satisfaction de se lamenter sur la constante incertitude de ses revenus.

Les petits vachers. — Deux gamins enragés, douze et quatorze ans, noueux comme des troncs de glycine, presque sans cils et sans sourcils ; des yeux bougeurs, qui sautillent, qui se convulsent ; des cheveux comme des crins de brosse. Ils laissent


les boeufs et les vaches sous la surveillance d'un seul chien. Pendant ce temps, ils courent après les lièvres, ils pillent les nids, ils volent les pommes, ils arrachent les raisins à peine mûrs. Ils rentrent souvent le ventre gonflé prêt à éclater ; et il faut que Madame les soigne toute la nuit. Ils se soulagent sans vergogne ; et Madame reçoit, sans broncher, en pleine face, le vent de leurs larçins.

Les Gamines aux chèvres. — Deux Allasses qui conduisent aussi aux champs les dindes et les oies. Dix et treize ans. Elles sont sèches, telles des triques, et vicieuses comme des enfants de choeur. Elles ont juste sur elles une chemise de flanelle en hiver et de toile en été. Un jupon déchiré couvre à peine leur ventre. Elles ont les pieds nus en toutes saisons. Elles n'osent pas perdre en route les chèvres ; mais elles égarent de temps en temps une oie ou une dinde. Elles font des pieds de nez à Madame ; et elles emploient le meilleur de leur temps à dévaler la pente de la prairie, en montrant toutes leurs fesses.

Enfin, le portier qui s'occupe en même temps des cochons et de l'âne. — Soixante-six ans. Celui-là, c'est le dessus du panier. Retraité comme gendarme. Il est dur, sec, grincheux, hargneux. Il ne dessoûle pas de toute la journée et de toute la nuit. Vomit tellement que Madame, Monsieur et le pharmacien n'arrivent pas à le soulager. Il boit tout ce qu'on lui présente : tilleul, camomille, ammoniaque, arquebuse et vespétro. Tout un mois, Madame s'est tenue à son chevet, car il se plaignait


d'avoir avalé un serpent ; et Madame attendit patiemment l'évacuation du reptile, qu'elle pourchassait avec des infusions de menthe. Enfin, un beau matin, sur le coup de dix heures, notre homme dégueula et rendit entre les mains de Madame un boyau de saucisson. Ce fut une joie trépidante, telle que Madame et Monsieur offrirent à tous leurs domestiques deux bouteilles de Champagne. Et il y eut vif tapage toute la journée !...


UN MÉDECIN

Le sieur Maricou est un des médecins de la ville voisine. C'est celui qui opère le plus spécialement au chef-lieu du canton et dans toutes les communes, la mienne comprise, qui se rattachent au dit chef-lieu.

C'est un quinquagénaire de taille moyenne, qui a tout de la tête de veau ébouillantée, moins le bouquet de persil que de facétieux tripiers introduisent dans le nez de l'animal défunt.

Maricou porte un binocle, un éternel pardessus ; et il est d'une jovialité, d'une exubérance qui vous donnent vite l'envie de marteler durement son vilain crâne, où de rares poils blonds, presque blancs, persistent — on ne sait pourquoi — à vivoter.

Mais j'avoue qu'on rencontre déjà trop de médecins funèbres. Maricou, lui, est un morticole qui prend tout à la farce ; et qui, dans les cas les plus graves, — peut-être n'en saisit-il point toute l'importance ! — s'égaye avec une telle force de vie, que, très souvent, il fait naître un sourire sur la face du malade terrassé par la fièvre la plus maligne et la plus épuisante. Et, à bien dire, ma foi, Maricou


ne tue pas plus de malades que tous les autres médecins de la ville ensemble.

Enfin, c'est un coeur tout rond. Quand on ne le paye pas, il ne réclame pas. Il se rattrape carrément sur les malades payants. Mais surtout il n'existe pas un homme comme Maricou pour vous expliquer d'effroyables choses avec des détails plus comiques.

Il est rabelaisien à outrance, ainsi que beaucoup d'Auvergnats, d'ailleurs; ce qui fait que je n'ose vraiment pas vous raconter quelques unes de ses plus extraordinaires plaisanteries.

Sachez seulement qu'un jour une accorte paysanne étant venue lui demander une « Jouissance de l'abbé Soury » (elle voulait dire : « une eau de Jouvence de l'abbé Soury »), il la mit housarde-ment en perce sur le canapé de son cabinet de consultation ; et la gaillarde ayant tourné de l'oeil, tout de suite après l'opération menée avec vigueur, il saisit, mon Maricou, la syncope au bond, et en profita pour alarmer la paysanne, fort malade, dit-il, et qui ne s'en tirerait à coup sûr qu'après quinze jours consécutifs à la même heure, du même traitement.

Une autre fois, il fil de même subir les derniers outrages à une jolie fille, qui le venait consulter sur un commencement, croyait-elle, de grossesse. Il avait ainsi fort bien situé la place du foetus ; et, tous les dimanches, après le marché, la fille accourait pour une nouvelle consultation. Or, jamais elle n'accoucha : il n'existait point de foetus ; et Mari-


cou, chevaleresque, ne réclama point d'honoraires.

Toutes ces petites histoires, qui ne sont rien du tout à côté des grosses histoires scatologiques que je ne puis décidément pas répéter, font à Maricou, je l'ai déjà noté, une réputation de joyeux drille, qui l'écarté tout de même des familles bien pensantes.

Mais il s'en dédommage aisément en se rejetant sur les poivrots, sur les filles, sur les braconniers, sur les pauvres, sur les gens de petits métiers, qui aiment, après tout, sa faconde et sa bonne humeur. Et, avec lui, pas de drogues, pas de remèdes ruineux ! De la diète, du lit, ou, tout à rebours, un bon litre de vin chaud, du rhum, plein de rhum, pour activer la circulation du sang !

Pourtant, lui, Maricou, fait singulier, il ne boit pas ! Il n'aime qu'à retrousser les filles. Pour être fixé, on n'a qu'à regarder ses yeux brasillants de goret, quand un jupon flotte trop près de lui.

Il vit vieux garçon, ne recherchant que des vieilles bonnes, laides, pas engageantes; car, autrement, ce serait chez lui la maison à l'envers : ni repas, ni linge propre l'attendant. Naturellement, ce déterminé paillard a été choisi par le patron de la Maison de la ville, pour examiner les pensionnaires. Les jours de visite, Maricou prend ses repas et couche dans l'établissement. On en a inféré qu'il s'acquitte de sa tâche avec une inusitée conscience ; et les gens, jeunes et vieux, qui vont avec les filles ainsi scrupuleusement visitées, gardent large reconnaissance au docteur Maricou de les préserver des funestes inconvénients de l'amour.


Moi, a bien dire, je ne vois pas Maricou avec un entier plaisir. Cette tête de veau songeant sans cesse à forniquer me dégoûte un peu ; et, décidément, je ne me représente pas avec indifférence ce trousse-fesses s'activant dans une posture déjà par elle-même assez ridicule, et pour laquelle la nature n'a vraiment pas réservé à l'homme, ce roi des animaux, une élégance et un style particulièrement nobles ! Et puis Maricou use, en vous parlant, de termes tellement ignobles, tellement baveux et suintants, si je puis ainsi dire, que, bientôt, je me vois, comme dans certaines redoutables estampes japonaises, nageant dans des Mis-sissipis de semence, dans des Orénoques d'ordures. Et, à ce moment, le binocle de Maricou tombe toujours, sous la subite poussée de ses gros yeux congestionnés et véritablement horribles.

Certes, je ne me souhaite pas pour thérapeute un pareil goret ! Mais Maricou m'a raconté un choix d'histoires si énormes sur les autres médi-castres de la ville, que j'appréhende surtout de tomber ici sérieusement malade. Qu'est-ce que je deviendrais, bon Dieu, au milieu de tous ces gaillards-là !

Pour un accident sérieux, c'est bien simple : il faut sans tarder s'adresser à un chirurgien du chef-lieu du département. A l'hospice de la ville, dans la salle d'opérations, une souillarde, on ne trouve pas, en effet, les plus indispensables des instruments. Aussi, soyez remercié, grand Dieu ! qui ne multipliez pas trop les accidents dans les campagnes !


D'ailleurs, dans ces petits coins de province, que de distractions pour les médecins ! Gomment pourraient-ils continuer de s'instruire et de s'outiller ? Songez ! le médecin, c'est un tel personnage ! Il a, généralement, les mains blanches ; il porte une redingote ; il arbore un chapeau haut de forme ou une cape parisienne. Il sait parler, il sait caresser, il sait étreindre. Désiré par toutes les femmes, attiré sous prétexte du plus léger malaise, capturé par d'ardentes malades imaginaires, comment s'efforcerait-il de travailler ? Il vient ici avec son insuffisant bagage ; il a, de par une Faculté, le droit de tuer sans péril; il reste ignorant de toutes les thérapeutiques nouvelles; il ne lit même plus Je bulletin médical qu'il reçoit ; il devient bientôt un simple fonctionnaire préposé aux maladies ; il n'encourt aucune responsabilité ; il va à la pêche, à la chasse ; il joue au loto ou il fait des affaires ! Quelle confiance alors peut-on accorder à un tel individu?

Mon Maricou, lui, au moins, je le concède, est réjouissant, surtout, certains jours, quand on le voit passer dans son « petit pot de graisse », vieille petite automobile, hors d'usage, qui date au moins des temps préhistoriques. Lui et sa voiture, ils forment tous deux alors un gros insecte suant, soufflant, trépidant, qui bondit par à coups, plutôt qu'il ne roule sur les routes. El, vraiment, c'est un spectacle qui vous divertit toujours, surtout si le vent souffle et envole par dessus la tête de Maricou les deux pans de son éternelle redingote !


ROUAULT, POÈTE DE L'HORREUR

A la tombée de la nuit, quand le soleil a disparu dans le rouge de sa chute, apparaissent ici, parfois, de fantastiques et chaotiques paysages, comme seuls des visionnaires les pourraient peindre. C'est, dans une avalanche de monts, des trous de rivière et des flèches de flamme qui évoquent je ne sais quels paysages aux premières lueurs du Monde. On imagine, dans ces fondrières, dans ces cavernes d'ombre, des animaux rampants, visqueux, l'angoisse des tentacules, l'effroi de ces lianes vivantes qui s'enroulent autour des corps et qui les broient dans des spasmes d'horreur indicible. Puis, quand l'astre mort se lève, le paysage s'éclaircit dans des fumées de nuages et d'usines, dont les peupliers seraient les hautes cheminées hostiles. La terreur, alors, pour être moins noire, n'en devient que plus vive. Car toute celle clarté lunaire anime soudainement un peuple de gnômes, d'incubes et de succubes, que les ténèbres enlisent dans les marais ou qu'elles bloquent au fond des puits; et, de sotte peur, comme on recherche la route toute blanche et si doucement périlleuse !

Et, pourtant, les ai-je aimés assez, ces funèbres


paysages que, seul, Georges Rouault, sut exprimer ! Aujourd'hui, certes, je n'ai d'amour apeuré et frémissant que pour ces visions de la nuit, au pays des hôtes mystérieux. Souvent, j'ai pris quelque intérêt à des paysages notoires, réalisés par des peintres doctes ; mais quel enfantillage auprès des fantomatiques conceptions de ce visionnaire, qui est, à côté de Chagall, un des plus inventeurs et des plus inédits des jeunes peintres !

Le charme de l'horreur ! Oui, c'est dans la nuit des campagnes, si aisément hallucinées, que l'on comprend toute la puissance de ces paysages noirs, où brillent des lueurs d'incendie, des blancheurs de lune, des jaunes de sabbat. Et encore Rouault a-t-iJ ajouté à la nature en multipliant dans un paysage toutes les causes de l'horreur, tous les frissons de là peur ; paysagcsdignesde Rembrandt, cet autre visionnaire qui a peuplé le monde de toutes les larves de la terreur.

Le jour qui meurt, l'effroi des crépuscules ! Il faut avoir vingt ans et « être à Venise », pour n'en point ressentir jusqu'au fond des os l'irrémédiable tristesse. Si ce n'était enfin, comme le radotent les mélodrames, que l'heure des crimes ; mais c'est l'heure affreuse des désespérances et des lourdes peines. Et, vous, mon cher Rouault, vous avez choisi cette heure terrible pour lutter contre les paysages de vos confrères. Quelle sottise ou quel mépris envers ces gens que l'on appelle amateurs !

Ils aiment, ceux-là, vous le savez bien, les pay-


sages gais, les prés fleuris, les collines bleues et les moutons blancs. Ils ont, ces pauvres sires, une âme à la Deshoulières ; ils pleurent, si odieux qu'ils soient, devant une belle rivière, blanche et bleue, qui coule, sans heurts, dans un paysage à la Hubert Robert, mon cher ami. En un mot, pour tout dire, ils sont les amoureux du joli, du gracieux,- du mignard ; ils ont, je le répète, l'âme toute blanche, ces colombins ; il faut que des paysages candides, calmes et sereins, leur reposent la vue et les sens, quand ils rentrent au bercail, tout abreuvés de saletés d'affaires ou d'ordures charnelles. Et, naturellement, vos paysages hostiles, farouches, hantés de redoutables alarmes, ne peuvent point plaire !

Elles ne plaisent sans doute pas davantage, vos autres oeuvres, mon cher Rouault. Je ne sache pas, en effet, que vos nus splendides, que vos « figures » invues, dégagent un enthousiasme délirant, une passion désordonnée. Et c'est, cela, une partie de notre enchantement, à nous ; votre impopularité est pour nous une cause de joies uniques, Enfin, on peut donc aimer une peinture injuriée, constellée de crachats et de quolibets, par l'amas des connaisseurs !... Quelle félicité !... Si vous saviez, avec quel bonheur — moi, tout seul ! — j'admire toutes les oeuvres de vous que je possède — et que je ne montre pas ! — quand il est si simple de vider les éloges incoercibles des amateurs d'art sur des oeuvres plus accessibles, sur un tableau de M. Van Rysselberghe ou bien de M. d'Espagnat !


Car vous savez qu'il faut qu'un amateur se vide pour être à peine supportable ; alors les deux peintres susnommés — et d'autres aussi — vous apparaissent, n'est-ce pas, comme à moi, de convenables détersifs ?

D'ailleurs, vous est-il possible, mon cher Rouault, de m'expliquer pourquoi et comment des amateurs peuvent trouver laides des figures — hommes et femmes — peintes par vous ? Car, enfin, pour porter un jugement sur la qualité et la quantité de beauté incluses dans une oeuvre, il faudrait, au moins, avoir l'habitude d'apprécier la beauté ; or, vous le savez, tous les parfaits connaisseurs sont absolument hideux ; alors, ce seul fait qu'ils se supportent très bien, et qu'ils vivent si bien avec eux-mêmes, malgré leurs miroirs, me fait souvent, dans des minutes de rêverie, demander pourquoi ils n'acceptent pas, en retour, vos nus et vos figures, qui n'ont ni beauté ni laideur extra-naturelles, et qui ne sont, simplement — et splendidement — que des produits humains ? Qu'il y ait là un autre témoignage de la sottise humaine, ce n'est pas douteux ; et, quant à croire que, malgré tout, ils ne peuvent accepter la vie, ou du moins la Femme, que sous des aspects de gentille bonbonnière ou de souriante soubrette, n'en croyez rien ; car il est encore un fait acquis, bien acquis, que toutes les femmes des connaisseurs et amateurs d'art sont presque toutes, pour ne pas dire toutes, d'affreuses carognes, de laides macaques ou de basses crapaudes vraiment hideuses, qu'un amateur grec — au temps de


Phidias ! — eut, lui, certes, repoussées du pied dans les composts!

En résumé, je trouve donc que les amateurs et les connaisseurs sont assurément trop incohérents. Je trouve certes aussi qu'ils abusent de notre mansuétude. Car, eux; enfin, ils ne sont pas capables, comme vous, Rouault, de dégager la beauté de l'horreur. Eux, ils ont l'horreur dans leur lit ; vous, vous ne couchez pas avec l'horreur; mais vous la magnifiez, vous la réhabilitez ; vous êtes enfin pleinement pour toujours le poète et le peintre de ces terribles femelles qui évoquent les pages les plus funèbres et les plus redoutables des littératures démoniaques.

Ah ! vous avez, vous aussi, dans l'art de peindre, créé « un frisson nouveau » ! Comme Mathias GrÜUwald, qui a osé, le premier, crucifier un Christ hurleur et aviné, vous avez osé, vous, le premier — et quelle gloire dans le futur sera la vôtre! — vous avez osé supplicier l'éternelle convoitée, la bête de plaisir, la génératrice inconsciente, la hideuse provocatrice à tous les forfaits et à tous les

meurtres, la Femme ! Vous avez osé la torturer.

la Femelle si certaine d'être toujours adorée! Vous l'avez flagellée, cravachée, déchirée ; vous l'avez avilie dans tous ses orgueils ; vous avez vidé ses seins, crevassé son Ventre, ballonné ses fesses, tordu ses jambes, bossué sa face ! Vous avez, sur tout cela, balayé une couleur vénéneuse, faite de tous les rouges de sang et de tous les verts de putréfaction. Vous avez réalisé, pour un pape de génie,


les plus rares, les plus éloquentes et les plus magnifiques verrières de la cathédrale nouvelle !

Et, parmi tant d'êtres et de choses encore, vous avez peint, enfin, à votre manière, les vagabonds que je rencontre si souvent sur ma route, ces che-mineaux sans toit ni foyer, qui chérissent tellement la nature, le ciel libre, la forêt pour y vivre et la meule de blé pour y dormir! Ils abondent dans votre oeuvre, inquiets, torturés, inquiétants aussi et terribles. Et c'est pourquoi, toujours, des gardes les accompagnent quand ils sont traînés devant des juges ; ces juges que vous avez représentés si bas, si porcins, si répugnants et si abjects ; entités représentatives d'une justice humaine toujours avidement clémente aux riches, et impitoyable, brutale, féroce et inexorable pour les deshérités, pour les simples et les brutes inconscientes, que le Royaume des Cieux, lui, ne réclame même plus !


MES TROIS VACHES

J'ai trois vaches à la ferme. La Peignasse aime ses vaches. Elles se nomment la Lisette, la Fan-chon et la Parisienne. La Lisette, la plus belle des trois, pèse un nombre considérable de kilos. C'est la plus grande et la plus grosse vache du pays. La Feignasse en est très fier. Il a menacé de partir si, un jour, on le sépare de sa Lisette.

Les trois vaches ont une robe café au lait, très étendue de lait. Elles n'ont pas sur les flancs et sur les cuisses la moindre croûte de bouse. La Feignasse soigne mieux ses bêtes que les rosiers de mon jardin. Le dimanche matin, il leur natte les poils de la queue ; et il les peigne ensuite tout doucement, pour que ça fasse une belle houpette, soyeuse et gonflée.

Bon La Feignasse ! Je l'admire quand il admire lui-même ses vaches dans le pré. Il reste en extase devant elles. Il suit tous les mouvements des grosses langues qui tondent, avec un crissement, le pré, d'un petit mouvement circulaire et sec; et il aime jusqu'aux poules qui gobent sur le nez des vaches les mouches qui y pullulent.

On dit que les vaches regardent complaisamment


passer les trains ; ici, comme il n'y a pas de trains près d'elles, elles tondent, elles tondent toujours. On les voit tantôt ensemble, tantôt séparées, dans trois coins du pré. Quelquefois, l'une d'elles s'arrête de tondre; c'est qu'elle veut pisser, le dos bombé et la queue tenue presque horizontale. C'est une petite cataracte qui noie alors tous les infiniment petits qui peuplent les herbes. La Peignasse en est tout ragaillardi. Il aime tout ce que font ses trois vaches.

Pour la Parisienne, il y eut toutefois, au début, un peu de tirage. Cette vache-là, la dernière achetée, La Feignasse la trouvait fort maigre, pas élégante pour une Parisienne. Contraint tout de même de l'amener à la ferme, il attendit la nuit pour qu'on ne le vît pas, lui, avec cette vache. Aujourd'hui, elle est belle, elle est grasse ; et La Feignasse l'aime autant, que les deux autres. Oui, vraiment, il est très satisfait de son trio de bêtes.

Il est moins content, par exemple, s'il doit atteler deux de ses vaches pour des charrois : qu'il s'agisse d'aller au charbon, de charger des fagots dans le bois, de transporter les pommes de terre ou de livrer des colis à la gare voisine. Comme il a moins de tendresse, beaucoup moins de tendresse pour l'âne, il déplore qu'Ali ne puisse pas, à lui tout seul, traîner les lourdes charges que deux vaches voiturent avec une énervante lenteur. Aussi, La Feignasse ne les bouscule pas, ses vaches. Elles s'en vont ainsi que deux respectables matrones, battant de temps à autre de leurs queues leurs flancs,


s'ébrouant du nez pour chasser les mouches agaçantes ; et c'est alors qu'il regrette de ne pouvoir leur installer sur le dos toute une carapace d'effilés, comme l'on fait aux vaches hindoues ! Il leur parle aimablement, doucement, tandis qu'avec Ali, il fait bien moins de manières. Il le lance, lui, à plein galop, dans les descentes; et il ne ménage ni l'âne ni la voiture. C'est une vraie chance qu'Ali ait le pied solide et la tête bonne ! sans, quoi, quelle culbute, surtout au tournant du chemin de ma ferme, où se creuse là un véritable cercle à décrire, sous les beaux arbres, au solide feuillage, d'un vert soutenu, qui évoquent si abondamment les tableaux de Courbet !

J'avoue que la Lisette, la Fanchon et la Parisienne sont trois vaches fort douces, dignes d'être aimées. Elles ne sont un peu énervées, que lorsque le moment est venu de les conduire au taureau. Alors, vraiment, elles manifestent trop leur désir. Elles oublient fâcheusemeni leur sexe, se tiennent fort mal ; et, en fin de compte,celle qui est vraiment en chaleur s'enlève ridiculement et vainement sur la croupe de sa voisine. Cela fait rire La Feignasse.

Aussi bien, il rit de tout, La Feignasse, dès qu'il est question de ses vaches. Il rit quand il voit Cécile tirer sur les trayons, à pleins doigts, et en faire jaillir des filets dardés de lait qui crépitent sur le fer battu du seau. Cécile le traite de grosse bête; et elle reprend, des deux mains, les trayons élastiques.

A ce moment-là, impossible de déloger La


Feignasse. Il reste sourd à tous les appels, à toutes les suggestions d'un nouveau travail, d'une tâche pressante. Tout de même, il se rend bien compte qu'il ne peut pas rester là, planté debout sans rien faire ; il prend une fourche, et il se met à l'autre bout de l'étable à retourner sans conviction la litière ; et, tout en travaillant, il ne perd pas un mouvement de la petite, qui, très sérieuse, tout à son ouvrage, a bientôt rempli son seau.

Avec le lait, la mère La Loupe fait les fromages et le beurre. Peu estimables fromages, durs comme pierre! Ils sont là, sous le hangar, dans des garde-manger à treillis, et ils puent, par dessus le marché. Je n'ose pas lui dire que l'on connaît toute une autre préparation, que d'autres soins s'imposent ; elle hocherait la tête ; et les dits fromages seraient, peut-être, par la suite, est-ce possible? encore plus détestables. Et puis, après tout, je ne suis pas forcé de passer par le hangar ; aussi les fromages peuvent bien dégager tout leur fâcheux arôme, je ne m'en soucierai plus ! Près de là, les clapiers des lapins fouettent l'air, parfois même, d'odeurs plus dévorantes et plus ammoniacales; et il n'y a rien à faire contre cela; car la mère La Loupe ne me prétend-elle pas que de laver les clapiers ou les écuries, ça donne des rhumatismes aux bêtes !

Du reste, je vois mes domestiques très à l'aise, au milieu de toutes ces puanteurs. Pourtant, quand La Feignasse se décide, les pieds nus dans ses sabots, à retirer la litière corrompue pour la mettre


en tas, je vous assure que les terribles acides des urines croupies vous saisissent férocement aux yeux, au nez et à la gorge. Lui, La Peignasse, il a l'air de ramasser des fleurs; il hume, il ouvre la bouche toute grande, il sourit. Il dit que voici l'or qui rendra la Terre toute soumise. Il barbotte dans le purin ; il s'en éclabousse ; il a envie d'imiter le coq, de chanter, de pousser un cri, lui aussi, d'hosanna, quand la paille pourrie, dorée, saurée, juteuse, soulevée en paquets par la fourche, retombe avec un sourd bruit flasque, et que la fumée de cet encens monte au ciel.

Certainement, il existe d'autres engrais que recommandent les journaux et des ingénieurs agronomes; mais La Feignasseméprise toutes ces inventions, toutes ces nouveautés. Rien ne vaut pour lui le fumier gras, lourd, de ses trois vaches. A elles seules, la Parisienne, la Fanchon et la Lisette, fécondent mieux la terre que tous les guanos et superphosphates qui viennent de là-bas, d'au delà de la mer. Ce fumier, c'est la bonne odeur de ses trois bêtes ; il les aime, il aime donc aussi tout ce qui vient d'elles, tout ce qui sort d'elles. Que le maître exige qu'on enlève les bouses dans la cour de la ferme, soit! C'est un caprice de citadin, de petit marquis, de jean-foutre, quoi ! s'il osait le dire; mais, lui, La Feignasse, il mangerait bien dans l'étable, tout près de ses vaches. A l'heure de midi, quand elles rentrent des champs, il sait bien qu'elles dégagent une forte odeur d'herbes, une odeur chaude et fade; et quand il


passe sa main sur les lourdes fesses de ses bêtes, il lui semble qu'il caresse quelque chose de plus doux qu'une peau de femme, ou alors une peau de femme qui aurait un fin duvet, bien lisse et bien égal partout, qui ferait glisser la main, soudainement attendrie d'une enveloppante chaleur.

Ah ! ses vaches, ses vaches ! Il tremble qu'elles ne. soient un jour atteintes de la fièvre aphteuse qui sévit ici, depuis au moins deux ans. Mais je tâche de le consoler en lui disant qu'on les vaccinera au plus prochain jour : le vaccin essayé sur plus de cinq cents bêtes, a donné d'excellents résultats.

— Ah ! que non ! me répond-il ! Je me fiche bien des vaccins et des professeurs, moi ! Une fois vaccinées, les vaches sont encore bien plus malades !

Entêté La Feignasse ! Je ne peux rien contre lui. Soit donc ! mes vaches ne seront pas vaccinées ! C'est comme pour la Fanchon qui avorte sans cesse. Il faudra bien cependant un jour qu'on la vende à la boucherie. Car si l'on a une vache qui ne peut vêler, La Feignassesait fort bien que l'on recourt presque toujours à cette fin-là. Mais comment dirai-je cela, moi, à La Feignasse? J'ai bien envie de laisser les choses en plan ; je veux dire : les trois vaches à l'étable ; et quand je serai parti, loin des regards douloureux de La Feignasse, je prendrai une décision.

Les histoires, en effet, n'en finissent plus à la campagne ; et si La Feignassepartait à bouder, je n'aurais plus qu'à décamper au plus vite. Un paysan peut bouder pendant un an, pendant dix


ans, pendant cinquante ans ; je ne me sens pas de force à affronter cette situation-là !

D'ailleurs, Cécile jure tous les jours qu'elle forcera bien la Fanchon à vêler pour de bon. Elle parle du cas à tous les paysans; et elle saura bien démêler, dans toutes les opinions émises, celle qu'il convient de recueillir et de suivre. Maintenant, elle tient à accompagner La Feignassequand il mène la Fanchon ou l'une (des deux autres vaches au taureau ; et elle joue,, paraît-il, dans l'opération, un rôle très actif. La Feignasse en revient chaque fois très surexcité. Il paraît que nulle personne, mieux que la petite, ne sait bien disposer la vache et enflammer le taureau.

Est-ce vrai? ou, simplement, La Feignasse a-t-il inventé cela pour se faire, ces jours-là, accompagner par Cécile ? Je ne veux rien tirer au clair ; et je me contente de noter que je verrai peut-être toujours la Fanchon non suitée.

Au fond, au fond, qu'est-ce que cela me fait? Quand je ne suis pas abasourdi par les bavardages des paysans, je suis bien forcé d'avouer que je m'intéresse médiocrement à la maternité possible ou impossible de la Fanchon. Pour moi, à la campagne, tout est spectacle; et ce qui me réjouit seulement c'est de voir, pleines ou non, mes trois vaches dans le pré, qui longe, à gauche, séparé par une haie vive, le jardin.

Le matin, quand je m'ébroue, moi aussi, sur le petit balcon de bois de mon cabinet de toilette, j'ai une joie certaine, je le confesse, — en moi


refleurit l'âme de mes ancêtres paysans — à voir, dans la prairie, mes trois grands bols de café au lait, je veux dire mes trois vaches.

Pourtant, elles ont toujours l'air de s'ennuyer. Elles pâturent d'un mouvement régulier, têtu, leurs gros yeux endormis ; et les quatre jambes ont fort à faire pour équilibrer à toute minute le poids pesant du corps. Les vaches, c'est du reste, le symbole de l'ennui à la campagne. C'est pourquoi la moindre distraction est bonne pour elles : un bruit insolite, le passage d'une voiture, etc. Et, en regardant, en écoulant, elles s'ennuient sans répit. Elles sont très tristes. Au contraire, tous les autres animaux de la ferme peuvent bondir, se divertir, même la jeunesse passée : chiens, chats, cochons, chèvres, ânes, etc. Aussi, je crois bien que si les vaches n'avaient pas la nuit, à l'étable, le pouvoir de ruminer, de remâcher leur nourriture du jour, on les trouverait, au matin, mortes d'ennui !

Mais le soleil brille, et tout est enchanté : les montagnes, les bois, les prairies et les fleurs de mon jardin ; mes vaches aussi me semblent un moment bien vivantes. Et je me dis cela, parce que, sans les bêtes, toute la campagne serait pour un homme qui pense déjà trop à sa fin, le plus lourd et le plus accablant des spectacles. Il faut sentir que d'autres êtres, qui sont maintenant à vos côtés, aussi mourront ; et que ce n'est pas pour vous seul que les arbres et les champs vivent dans une aussi effroyable et entière indifférence !


LA BATTEUSE

Les meules et les plongeons sont « montés ». Toute la campagne est maintenant tondue. De place en place, se bombent les plongeons pareils à des huttes empanachées de sauvages. Au milieu des arbres, le campement est le plus significatif. On voit, dégagés, les troncs des pommiers qui offraient hier sur la surface des blés et des avoines, de grosses boules de feuilles et de branches.

On a entendu, pendant des jours, le rythme des faucheuses mécaniques et le battement des faux à la main. A présent, c'est le silence endormi, très long ; la campagne sent ses cheveux rasés ; et elle repose tranquille, rafraîchie.

Il va falloir battre le blé. C'est toute une affaire. La batteuse vient, comme un monstrueux animal, traînée par six boeufs attelés en paire. On voit la grosse bête arriver lentement, lentement ; et, à pied d'oeuvre, elle s'installe pesamment ; tandis que la machine à vapeur, la locomobile qui doit l'actionner, préside à son travail par de brefs sifflets, un peu ridicules pour une aussi peu impressionnante machine. Tout de même, cela vaut mieux encore que le cheval, qui, marchant sur un


plan incliné, sur une sorte de plan roulant, battait et bat encore certaines fois le froment.

Aujourd'hui, on bat à la ferme du Persan. De hautes meules sont là qui attendent ; et toute une petite troupe d'hommes, de femmes et de gamins, est arrivée pour la besogne.

Grave moment pour l'ex-notaire. Nourrir et abreuver tous ces gens-là, comme il est peu prodigue, je dirais même un peu blet d'avarice, cela ne va pas tout seul. Il y a plus de quinze jours, du reste, que M. le Maire tire des plans, remue des idées, échafaude de savantes combinaisons pour arriver au minimum de dépenses pour un maximum de résultats. En vain, il a songé à un petit discours préliminaire, à un appel énergique à la tempérance; il sait trop bien, dès qu'il s'attarde sur cette idée, que le soir toute la troupe sera à peu près ivre ; ceux qui iront très droits se coucher seront simplement des gaillards à supporter des muids et des foudres ; mais pour être soûls, ils seront aussi soûls que les autres ; et il n'y a rien, rien à faire !

Enfin, le grand jour est arrivé! Un plein soleil, large et doré, comme une galette de fêle, verse une abondante et réchauffante lumière. On se sent en train. Tout le monde est là : hommes, femmes et enfants. Chacun a sa fonction et se prépare à en mettre un bon coup. En attendant, rasades de vin pour que la poussière des gerbes ne se colle pas au palais. Le mécanicien chauffe sa machine ; il lance des appels, des coups de sifflet ; il fait le


malin ; il se redresse comme s'il allait conduire à lui tout seul un Léviathan sur l'Atlantique. Les femmes enroulent des mouchoirs autour de leurs cheveux ; et les hommes, en chemise, remontent leur culotte retenue par une ficelle ou par une ceinture de cuir. On compte quatre énormes meules à battre. Ce qu'il va sortir de tout cela du grain, du bon grain bien lourd, bien luisant, cette année!

Le Persan vient inspecter. Il porte une ombrelle doublée de vert, sou haut bonnet d'astrakan et de grosses lunettes Chardin à verres jaunes. Tout de suite, alors, s'évoque une vision d'Asie. C'est réjouissant. Brave Persan ! Je ne peux m'empêcher d'aller vers lui. Je m'arrangerai bien pour qu'il ne me parle pas de ses cuves mérovingiennes. Ah ! il en est loin, de ses cuves ! Il ne songe qu'à sa dépense :

— Tenez, ils sont déjà soûls ! me dit-il. Nom de Dieu ! Ces cochons-là vont me ruiner.

Il exagère. Mais il y a un fait : on doit boire souvent. Il sort une dense poussière de toute cette paille ainsi triturée; et, comme on ne veut pas toucher à l'eau vinaigrée que recommande impérativement M. le Maire, il faut bien avaler son vin, qui n'est déjà pas si fameux, ce jour-là !

Et ce n'est pas tout! Quelles victuailles nécessaires pour toute cette troupe ! Quel appétit, à midi, quand elle sera rangée autour des tables, dans une des granges! On a dû mettre au four des cochons entiers, des quartiers de mouton, des tonneaux de légumes, pommes de terre et choux,


et des tourtes et des pompes aux pommes et des brioches et des croustilles et des baraquettes.

M. le Maire est accablé, c'est visible. Mais il a beau me traîner avec lui près de la batteuse, lancer sous ses verres jaunes des regards furibonds, le vin des cruches coule toujours, à flots.

M. le Maire écume :

— J'enverrai tout faire foutre un jour, ma parole d'honneur! rugit-il. Il faut être idiot pour traîner avec soi tout le mic-mac d'une ferme. J'en ai assez, assez ! Des cochons, je vous dis, ces paysans ! Des cochons ! regardez moi s'ils s'abreuvent !

Le fait est qu'ils boivent, les travailleurs. Mais aussi l'ouvrage est bien fait ; et ce travail d'en-semble, gens montés sur les meules, gens qui coupent le lien des gerbes, gens qui les éparpillent, et gens qui lient la paille, et tous les autres, c'est d'une grandeur véritable, d'un bel entrain ; et c'est chaud, et c'est plaisant; et je me fiche pas mal, moi, du vin de M. le Maire, qui descend par rasades répétées dans le gosier de tous ces manieurs de gerbes.

J'admire, du reste, dans ce ronronnement continu de la batteuse, les gestes rythmiques, méthodiques de tous ces paysans. Ici, dans ce travail d'ensemble, ils sont très beaux, très indiqués, très posés, pour un vaste tableau à la manière de Puvis de Chavannes : Un Labor pro Patria, par exemple. Les plus nombreux, ce sont les lieurs des gerbes de paille ; car elle en met, la


batteuse, et il faut faire vite. Mais je me réjouis de voir les hommes solides qui emportent le blé, tous presque aux ventres plats, et certains d'une distinction si sûre, même accoutrés d'un pantalon, d'une chemise et d'une casquette. Tout cela, certes, est d'une gravité virgilienne. Quelle noble besogne dans cette matinée joyeuse, sous ces chênes et ces sapins ! et jusqu'à la poésie qui se fourre ici, par l'envol perpétuel, tels des papillons, des floches de chardon que la batteuse arrache aux épis !

Je dis au Persan :

— Mais ça vous a un âpre fumet humain, toute cette petite troupe de batteurs ! Regardez les femmes : elles sont presque toutes appétissantes dans leur travail doré, dans le blond éblouissement des épis et de la paille remués dans le soleil. Elles ont des joues vermeilles; et celles qui montrent des dents saines ont des airs de joie. Les enfants, enfin, sont attirants, avec leur entrain de petits bonshommes et de petites bonnes femmes ayant souci de leur tâche. Il faudra que je les voie tous à table. Je me les figure assez très satisfaits, tout en étant las, ainsi qu'au retour d'une bataille heureuse !

— Ah ! oui, s'emporte M. le Maire. Vous verrez

que chose de propre Des goinfres alors ! Ce pas votre sacrée littérature, vos billevesées °S, vos rengaines de romances, vos souve-éorgiques et autres foutues blagues, qui ont de roter comme des lampes et de


péter comme des roussins ! Grand plaisir, je vous souhaite, mon cher ami !

Certes, je n'irai pas les regarder manger, les batteurs de M. le Maire. Ma curiosité serait en l'espèce assez sotle et assez peu acceptable. Mais, tout de même, en voyant tirer du four tous ces appâts pantagruéliques, ces viandes sentant la bonne grillade, ces pâtisseries si parfumées, ces holocaustes de mangeailles, je déplore de n'avoir pas un appétit d'avale-tout-cru, qui me permettrait de m'asseoir à, la table des batteurs et de leur tenir honorablement tête. Eh ! s'ils pétaient, eh bien! ce serait un arôme qui s'ajouterait.aux lourds fumets des viandes ; et, à bien dire, cela peut-être serait encore moins répugnant que ces effroyables odeurs de venaison, que ces piqûres vives de viandes pourries dont se régalent tant de gourmets et tant de jolies femmes surtout aux dents blanches !

Et comme je dis cela carrément à mon voisin, le Persan, il me quitte brusquement, en levant vers le ciel la pointe de son ombrelle ; et, tout rouge sous ses lunettes jaunes, sous son haut bonnet d'astrakan, il gesticule, il parle haut, se dirigeant vers je ne sais quelle Persépolis de mardi gras; et, lui-même, M. le Maire, dans la campagne silencieuse et pâmée, il pèle, il pèle, il pète!


LA BASSE-COUR

Ce matin, je me suis assis devant ma basse-cour, et j'ai regardé mes poules. Elles ne sont pas des races les plus rares, ni de Crève-coeur ni de Dorking. Ce sont de bonnes petites poules auvergnates; et elles pondent tant bien que mal, plutôt mal que bien; car je ne suppose pas un seul instant que la mère La Loupe leur donne la nourriture nécessaire pour qu'elles pondent bien. Il y a environ une soixantaine de poules, et une dizaine de coqs, dont deux patriarches : un gros blanc et un gros rouge, pour cocher tout ce monde-là.

Les coqs claironnent! disent les poètes. Quelle sottise ! Ils ont toujours la voix enrouée. Est-ce de trop assaillir les poules? L'un s'étrangle, un second nasille, un troisième finit en flûte. Mon gros coq rouge, à la lourde crêle, fait surtout le malin. Il étale ses ailes, se rengorge, et c'est tout ce qu'il fait. Il se tient, tout de même, près de ses poules, qui se moquent de lui ; alors, vexé, il se gratte continuellement de la patte le dessous du bec.

J'ai aussi des canards ; une douzaine de canards bigarrés, dont deux portent une aigrette en manière de casques. Les blancs, qui ont l'air en zinc, on les


mettra tout à l'heure dans la serve ou piscine, pour amuser les baigneurs. Cette petite escadre, gloutonne et vagabonde, est continuellement bruyante. Les oies, seules, au nombre de dix, jasent, de temps à autre, plus solennellement.

Enfin, trois cochons, déjà de belle taille, somnolent dans leur bauge, immobiles, ronflant, geignant, grognant, comme trois pachas de l'ordure. Ils balancent parfois leurs oreilles, trop lourdes palmes qui cachent si obstinément leurs yeux petits. Puis ils se remettent à roter, à grogner ; ils attendent, ils aiment la mère La Loupe.

La mère La Loupe, de son côté, adore ses trois cochons. Car il est bien évident qu'ils sont à elle, tellement elle les gave et les caresse du matin au soir! Pourtant, Dieu que ces gorets sont sales! grâce à la mère La Loupe, il est vrai; car, ainsi que tous les paysans, elle est persuadée que les cochons ne peuvent vivre que dans la saleté ! J'ai beau lui affirmer le contraire; elle ne veut pas m'entendre ! Soit! mes cochons resteront donc dans leur saucière de purin. Ils s'en vengent, du reste, eux-mêmes, en galopant lourdement, pesamment, et en s'élançant à tour de rôle sur la mère La Loupe, qui tourbillonne ainsi qu'une toupie.

Quand l'âne est dans le pré, ils tournent autour de lui, et ils lui lèchent le nez. Ali, bienveillamment, se laisse faire. Il ne décoche une ruade que lorsqu'un cochon vient trop obstinément lui mordiller une jambe.

Brutus, aussi, est un aimable compagnon pour


mes trois cochons. A eux quatre, ils organisent des courses du haut en bas du pré; et comme la pente en est rapide, ils arrivent tous cul par dessus tête. Ali, pacifique, lève le nez et se dit que tous ces animaux-là sont fous. Puis il se remet à tondre l'herbe, déjà pas mal entamée par les vaches à d'autres moments.

On lâche aussi les poules dans le pré, et dans les champs voisins quand les récoltes sont faites. Elles picorent, picorent, sous la garde des coqs, qui, de temps à autre, très remontés, se détendent d'un coup sec sur le dos des poules aplaties. Cela se répète souvent, ainsi que, du reste, chez le pigeon, chez le paon, chez le canard, chez le jars, chez le dindon et chez tant d'autres oiseaux; et c'est bien pour humilier l'homme, qui se croit un tel luron 1

Les canards, en particulier, ajoutent à ce goût de l'amour, d'être, je le répète, bruyants, voraces, en un mot, d'être tout à fait, comme dit la mère La Loupe, les indésirables de la ferme. Mais, je ne m'en séparerai pas. Tant pis s'ils mangent presque autant que les cochons, en farfouillant de leur bec, ou s'ils barbottent dans l'eau, en coincoinant! Ils ont l'air de mandarins pompeux, et cela me suffit; et s'ils marchent de travers, en se dandinant, ce n'est pas parce qu'ils sont ivres; mais parce qu'ils veulent peser sur le sol, s'y équilibrer. Toutefois, je l'avoue, ils perdent tout prestige quand ils font effort pour avaler une limace. Vraiment, ils se tirent alors trop le cou et trop désespérément! Mais, sous la pluie, tout leur entrain leur revient,


que chacun d'eux soit canard musqué ou canard à longue queue, canard siffleur ou canard huppé.

Je crois que ces palmipèdes, très lents, très paresseux, marchent de temps en temps, hors du temps de nage, surtout pour se donner encore de l'exercice. L'utilité de la culture physique est venue jusqu'à eux; et ce n'est pas de leur faute, s'ils se dandinent sur la terre ferme comme s'ils étaient chargés de plomb. La nature, qui a voulu faire d'eux, pour les Olympiades des bêtes, des rameurs incomparables, et non point des coureurs à pied, leur a placé les pattes tellement près du croupion 1

D'ailleurs, ils le remarquent bien : les oies, monumentales, majestueuses, ont, elles, un ventre encore bien plus lourd : assurément, elles, c'est un obus qu'elles ont avalé!

Les oies sont blanches, sont grises, sont noires, telles les heures; mais mes canards se parent de robes plus fantaisistes : couleur de neige, couleur d'arc-en-ciel ; et ils sont certainement ennuyés que les poules leur fassent la pige, avec leurs robes multicolores, jaunes, rouges, bleues, orangées ou tachetées.

Et quel oeil de poule mobile, aigu, oeil bouton de bottine ou pépin de fruit! Mais, à chaque instant, elles doivent s'enfoncer des semences dans les pattes; car elles passent tout le temps à se les gratter, à se les piquer par en-dessous.

Et, enfin, quelles physionomies! Quand elles sont toutes jeunes, les-poules, elles ont l'air, presque sans plumes et le croupion nu, de paillasses tombée


dans la misère; et elles ne savent trop que faire de leurs pattes divisées en tant de doigts trop longs!

Je n'ai, hélas ! ni le hocco, ni l'agami (ce merveilleux berger!), ni le marail, ni le magnifique goura, tous oiseaux chers à Isidore Geoffroy Saint-Hilaire ! Mais, mes pigeons, eux, parmi tout ce peuple, se promènent aussi nonchalamment, et aussi princièrement que les quatre oiseaux ci-dessus, Voici le pigeon grosse gorge, le pigeon culbutant et le pigeon tournant, le pigeon nonain ou à capuchon, le pigeon tambour glouglou, le pigeon à cravate et le pigeon bagadais et le pigeon pattu. Tous, ils redressent la tête; ils remuent toujours. Ils se rengorgent évidemment. Mais ils sont aussi bêtes que les poules; et ils le montrent bien en se mettant, à certains moments, tous en guirlandes, comme dans les tableaux des peintres religieux.

Après un paon spicifère et une paonne, le dessus du panier de ma basse-cour, ce sont les dindes et les dindons. Ils sont, ceux-là, si orgueilleusement niais et si ridiculement querelleurs qu'ils m'émerveillent ! J'en ai des gris et des roses, et des tout noirs largement décorés au bec et sous le bec du ruban rouge, en forme de roupie, des commandeurs. Ils me rappellent des artistes peintres, des hommes de lettres et des acteurs illustres. Oui, je ne puis voir mes dindes et mes dindons sans songer à tant de gens notoires à caroncules qui paradent dans les galas officiels! Ils promènent dans les prés l'indolence de leur vanité. Ils


marchent en levant les pattes, d'un coup sec, nerveux, comme s'ils marchaient sur des clous ; et ils se redressent eux aussi en remuant leur peau rose qui tremblotte. Ils avancent en groupe, en ligne droite, en se balançant de la tête et du col ; ils ne se disent rien, ils n'ont rien à se dire. Que voulez-vous qu'ils se disent?

Mais, en vérité, ils sont superbes! Les gris-rose, surtout, font penser à Vélasquez. C'est le même gris de ses tableaux, fin, délicat, légèrement, très légèrement violâtre ; et le rose est aussi d'une adorable nuance, rappelle le rose tendre des rubans qui décorent les cheveux floches des Infantes. Quant aux noirs, aux majestueux dindes et dindons noirs, c'est tout à fait un défilé de personnages mondains, un jour de baise-main. Je les regarde avec admiration et stupeur!...

Aussi, comme ils me sont sympathiques les carnassiers, les ennemis féroces et implacables de tous ces volatiles de basse-cour ! Oui, n'en déplaise encore aux paysans, j'avoue toute ma tendresse pour les renards, pour les aigles, pour les éperviers, pour les buses, pour les fouines, pour tout ce qui peut enfin terroriser et saigner ces tristes animaux encagés, en servitude, heureux de leur sort funeste, joyeux de leur béatitude confiante, de leur vie aux lendemains pareils, et qui offrent l'image la plus parfaite de tous les fonctionnaires, à titre divers, qu'enrégimentent dans le pire esclavage Républiques ou Royaumes.

Aujourd'hui, la mère La Loupe m'apporte une


poule, dont le dos a été vigoureusement creusé par un oiseau de proie; un aigle, dit-elle; mais ce n'est peut-être qu'une buse! Je reste si indifférent devant un tel spectacle que la mère La Loupe en est quasi indignée.

— Alors, Monsieur veut donc que toutes ses poules soient saignées? me demanda-t-elle.

J'essaye de lui dire que c'est très beau, un oiseau de proie. Quand il fond, d'un jet sûr et vibrant, sur une poule qui s'effare, en gloussant, je jure que nul spectacle n'est plus poignant; et jamais, non jamais, dût-elle, elle, la mère La Loupe, m'ac-cabler d'injures, jamais je n'interviendrai. La beauté du spectacle me cloue au sol!

Il faut voir alors toutes les phases par lesquelles passe le t comique visage de la mère La Loupe. Il reflète tout : étonnement, mépris, colère et résignation! Il est nécessaire surtout que la mère La Loupe ait de la résignation ! Car, elle ne fera jamais de moi un chasseur de renards ou d'aigles. Tous ceux, d'ailleurs, qui ont vu des aigles et des renards en maraude, m'approuveront. Je ne connais rien de plus rusé, de plus intelligent, de plus adroit, de plus patient et de plus féroce, au besoin, qu'un renard ; et l'aigle, c'est pour moi — je ne peux rien contre cela ! — le plus noble, le plus majestueux et le plus implacable des aventuriers de l'air! Et, à ces deux courageux rapaces, je ne sacrifierais pas quelques poules, quelques canards ou quelques lapereaux, allons donc! Est-ce que l'estomac des carnassiers ne vaut pas, après tout,


les tripes de la mère La Loupe? Viande pour viande de digestion, j'aime mieux la savoir dans le ventre des batteurs des champs et des poulaillers que dans le gros bedon de la mère La Loupe. Qu'elle se contente, elle, de carottes et de choux, puisqu'elle offre, je ne l'ai jamais tant regardée que ce matin, une face parfaitement établie de léporide.

Mais elle m'a quitté en hochant les épaules; et je sais bien, une fois de plus, qu'elle nourrit, à mon égard, le plus discourtois des mépris; et, ce soir, tandis qu'ils dîneront, mes trois domestiques, je serai encore tourné et retourné, ainsi que poisson en fariue, par les mots aigres et définitifs de la mère La Loupe.


CÉZANNE ET LA NATURE

Des baigneurs. Avant que d'entrer dans l'eau, ils marchent, ils courent le long de la rivière. Ils sont pieds nus ; ils franchissent avec hésitation des. pierres, des racines d'arbres. Pour assurer leur équilibre, leurs bras s'allongent, font balanciers, deviennent pesants. Ces baigneurs apparaissent disproportionnés, avec de grosses têtes, des fesses remuantes, des jambes trapues et maladroites. Ce sont des Baigneurs de Cézanne. Il est impossible de songer à un autre maître de la peinture. Lui seul a vu ceci : l'homme nu, occasionnellement, semblable à un grand singe marchant avec maladresse. Comme la tradition ici est loin ! Ceux qui ont peint des Antinoüs près d'une rivière, n'ont jamais rien remarqué. L'homme, ici, est gauche, malhabile; il ne sait pas équilibrer ses gestes; il bat l'air de ses bras jetés à la volée. Je regarde ainsi un baigneur qui vient sur moi ; il avance avec précaution ; il semble porter avec peine tout le haut de son corps. Dans une collection célèbre, j'ai vu ce baigneur lourdaud, aux bras courts et pleins, à la tête qui paraît énorme. Quand il sort de l'eau, rien non plus ne paraît rythmé ; la mal-


adresse persiste; l'homme n'a pas l'habitude d'être nu, et il tâtonne toujours de ses bras le vide.,

Je reste un long- moment à considérer ce magnifique tableau de Cézanne. Maintenant, je comprends son tenace amour de la vérité, ses études patientes et éloquentes ; et pourquoi il nous a tellement surpris, d'abord, nous qui sommes si disciplinés et abêtis par la tradition des Musées !

Et cela m'impose une manière nécessaire, absolue, de regarder désormais la nature. Si je la veux comprendre, il faudra que je pense à Cézanne, à ce peintre qui nous l'a révélée avec une telle force qu'il n'est point possible de l'aimer en dehors de lui et sans lui.

Eu effet, les paysages qui s'offrent ici, les arbres, les prés, la rivière, Cézanne en fit l'analyse, en. décomposa les éléments de beauté, en reconstruisit les aspects essentiels. Si l'on songe en ce moment violemment à lui, on comprend tout: la forme des arbres, les plans d'ombre et de lumière, les jeux des contrastes et cette pénétrante vie organique qu'il a su répandre dans les moins achevées de ses oeuvres.

Sans doute, dans l'apothéose des musées, il est d'autres oeuvres souveraines et persuasives ; il est des paysages dont l'enchantement persiste malgré le courroux des âges; mais existe-t-il quelque part des paysages peints plus près du suc de l'humus, plus abondants et plus forts, plus consistants et plus variés, sous le vide illimité du ciel ?

Je vois passer et repasser les baigneurs de la


rivière. Ils silhouettent des taches lumineuses sur les fonds des buissons et des arbres. Ils se groupent parfois comme Cézanne les savait grouper. Cette baignade, c'est pour eux une heure agréable de la journée. Ils sont joyeux d'être nus ; mais ils n'ont pas d'exaltations de gaîté ; leur bonheur est tranquille et réfléchi; ils ne parlent pas pour mieux goûter la félicité de leur nudité. Chez Cézanne, il y a cette gravité, cette silencieuse offrande de la chair.

L'heure est chaude ; aussi les baigneurs ne songent point à se vêtir et à s'en aller. Ils demeurent, ils s'étirent ; et, toujours, je revois les gros bras dont on a tant reproché le lourd dessin à Cézanne. Et, pourtant, il suffit de regarder; il suffit de considérer pour comprendre, et pour ne plus voir autre chose que ce qu'on a appelé les déformations, si obstinément, si niaisement injuriées.

Une autre remarque est impérieuse. Autant de baigneurs, autant de cylindres. L'homme s'inscrit avec certitude dans cette figure géométrique. C'est tomber dans le détail des Académies que de chercher des formes, des contours, des gestes, en dehors de ce précis gabarit. Dans la nature, interprétée par Cézanne, les baigneurs — nus en plein air — sont toujours enfermés dans ce solide engendré par la rotation d'un rectangle autour d'un de ses côtés. Cela constitue des tableaux uniques et décisifs.

Ici, aussi, au bord de cette rivière, se multiplient les paysages. Et, par Cézanne, j'ai appris, encore,


a en connaître toute la variété. Touche à louche, il m'a enseigné l'agencement des champs, des arbres, des maisons. Même les fûts des arbres, j'ai appris comment ils sortent de la terre pour gagner le ciel. Et, ici, sur place pour ainsi dire, je vérifie toute la solide argumentation qu'il a développée en faveur de ses paysages peints. Il les obtenait par le seul emploi des couleurs mâles, pourrait-on dire ; je veux énoncer qu'il les solidifiait, ses paysages, par les ocres, et qu'il les vivifiait par les vermillons. Il laissait à Renoir , l'enchanteur les couleurs femelles : les roses, les bleus tendres, les mauves et jaunes de Naples. Aussi, ces paysages de rivière sévères et graves, me font-ils penser seulement à Cézanne ; comme il m'est impossible d'évoquer un autre peintre en voyant ces baigneurs, qui sont par hasard nus et si peu à aspects de Faunes.

Le soir, dans les cafés, ces paysans autour des tables, et brassant des cartes graisseuses, voici encore des tableaux de Cézanne. Mais, tout de même, ces paysans sont moins beaux que les Joueurs de cartes de la collection Pellerin. C'est un des miracles de la Peinture de nous faire préférer si souvent l'oeuvre interprétée à toutes les réalités les plus vivantes. Sans doute, il se manifeste ici, dans la vie, une truculence de gestes, une abondance de verbe et un entrain familier que le vin va encore bientôt exalter; mais rappelez-vous le tète à tête austère des deux joueurs dans le tableau illustre. Rappelez-vous celte atmosphère à


la manière des Le Nain, dans laquelle les deux joueurs prennent, figures de héros ! Certes, ici, Cézanne n'a point cherché à être théâtral ; il est resté, une fois de plus, simple ; et il n'a demandé qu'à un sujet simple la réalisation de sa technique émotive.

Et quels résultats ! Nus, portraits, figures, c'est toujours toute la Vie, observée, surprise, dosée, interprétée par un farouche et patient naturaliste.

Il n'inventait pas, lui ; il suivait touche à touche la matière, chérissant une étoffe, un feutre de chapeau, comme un coin de chair. Tout pour lui, puisque tout était à peindre, était digne de toute sa virilité, de tonte sa volonté. Avec la même patience qu'il dépensait à établir un profil de visage, il construisait une table, la forme d'un litre, la pipe qu'un des joueurs tient au bec. La nature, j'y reviens toujours : c'est à dire tout ce qui est perçu par nos sens débiles, n'a jamais eu un interprète plus attentif et plus passionné. Et sa haute personnalité, si puissante en ses multiples détails, est toujours visible en ses oeuvres. Cézanne abordait le « motif » à peindre, quel qu'il fût, avec une angoisse qui le torturait ; mais qui, les nerfs maîtrisés, aboutissait à un enchantement toujours plus complet que notre attente.

Cézanne, dans la nature, c'est l'entomologiste Fabre dans son jardin de Provence. Même patience obstinée, même observation rigoureuse. Pour Cézanne le regard sur l'arbre ou sur l'homme valait le regard de Fabre sur l'insecte. Alors que l'un


notait les mille et une observations d'une longue attente, l'autre, tour à tour, nuance à nuance, exprimait l'arabesque, la profondeur, le contraste, toutes les qualités de la Peinture. Et, s'agissait,-il d'un nu ou d'un portrait, cette observation se tendait, devenait suppliciante, se prolongeait en alternatives de joie et de tristesse, de santé et de douleur ; et, lui, Cézanne, encore, quand il quittait son oeuvre, quand il l'abandonnait — c'était l'exact terme ! — il sentait toujours, au rebours de presque tous les peintres si aisément satisfaits, que son immense fatigue n'avait pu enfanter l'oeuvre qu'il avait rêvée !


ON RÉPUBLICAIN-CHIROLOGUE

Je rencontre quelquefois sur ma route un rentier de ce pays. C'est un sexagénaire bougon et fort ami des jurons, qui a rempli, dans la ménagerie humaine, je ne sais quelle fonction. Homme encore vert, même très vert, nom de Dieu! fort en couleur, et qui, demeuré célibataire, reste également, malgré vents et marées, l' « ami du Gouvernement ».

Cet homme est décoré ! Il porte aussi, celui-là, le ruban rouge comme un défi. Positivement, il insulte avec son ruban tous les pauvres êtres qui, comme moi, 11e sont pas et ne seront jamais décorés- Son insulte m'accable. C'est une vraie malédiction céleste. Les pas décorés : des propres à rien, nom de Dieu ! des Jean-Foutre, nom de Dieu !

Dans le pays, on a connu ce gaillard-là : Méli-niste, Gobletiste, Rouriériste, Briandiste, Clémen-ciste, etc. Pour le moment, il est Millerandiste— et son énergie s'en est accrue.

Il a toujours été chauvin ; mais les Anglais nous bouteraient cette fois hors de France, qu'il trouverait que c'est très bien, puisque notre Gouvernement « marche » avec les Anglais.


Et il est né et il restera toujours républicain, nom de Dieu ! La République, c'est le règne des honnêtes gens, que diable ! Ou a beau lui parler de toutes les affaires malpropres du régime; on a beau lui étaler la pourriture des parlementaires, il s'en contrefiche, nom de Dieu ! Il répète que la France doit appartenir aux députés et à leurs familles. Les électeurs sont des malpropres ; l'élite seule compte ; et l'élite, c'est les gens décorés.

Là, encore, on a beau jeu pour l'énerver, pour lui représenter qu'un tas de gens deshonnêtes portent son fameux ruban; mais il prend très mal ces propos ; et il se fâche, il se courrouce, il prétend que, dès que le ruban touche le revers du veston, de la redingote et du gilet de flanelle, il change immédiatement l'homme malpropre en un homme intègre, honneur de ses concitoyens. On lui cite Ghauchard, Cornélius Hertz et le général Billot; il piaffe en jurant que ce furent là, puisque grands-croix, les plus grands hommes du siècle.

Et il ne sort pas de là ; il est impossible de lui faire admettre une autre manière de raisonner. Il est irréductible et intangible! Tous les matins, ce légionnaire lit un journal de Paris en tous ses détails; et quand il y a eu séance à la Chambre, il va et vient, en jurant de plus belle, en sacrant contre tous les tristes goujats qui osent attaquer le Gouvernement.

C'est bien simple, il déclare choses sacrées tout ce que le Gouvernement protège, tous ses actes, toutes ses volontés. Protection acharnée du capital,


écrasement des pauvres, tolérance entière envers tous les concussionnaires et tous les profiteurs, tout cela, c'est parfait ! — et il est honteux, anti-patriotique, anti-français, nom de Dieu ! d'en discuter !

A la campagne, dans l'endormement des champs, dans ce repos que nous versent les arbres, les prés, les animaux toujours pâturant, on se sent souvent une âme sororale, complaisante ; et l'on écoute un moment sans colère, sans émoi, les plus regrettables sottises. Mon légionnaire peut donc aujourd'hui 1 me retenir tout à son aise par le bouton de ma veste.

Et il me dit :

— Quel salutaire exemple, cher Monsieur, que de protéger toujours les riches, les puissants du jour! Cela a toujours été, d'ailleurs ; c'est le « Enrichissez-vous ! » de Guizot ! Va Victis ! cher Monsieur. Je suis pour la méthode Spartiate : il faut écraser les faibles, les mal foutus, les esclaves !

Comme il a dit cela rageusement, ainsi qu'à l'ordinaire, une quinte de toux le secoue ; et je le contemple, en attendant la suite.

Le bonhomme est vraiment laid ; il parade sur des jambes en cerceaux, et je ne vois plus de poils sur son vilain crâne d'autruche. Mais il se remet à dire, dans les plus enchantés rayons du soleil :

— Ainsi moi, cher Monsieur, je me suis fait tout seul ! Je suis un autodidacte ! vous entendez bien, un au-to-di-dacte ! Je suis un fort, un vainqueur ! A Sparte — il y tient ! — j'eusse été un des premiers de la République, un exemple, un


héros ! en France, cher Monsieur, dans cette enviable démocratie, le Gouvernement m'a distingué et il m'a décoré.

Et le bonhomme se redresse, et s'écrie ponctuant les syllabes :

— Dé-co-ré ! nom de Dieu !

J'acquiesce d'un sourire, et je dis à cet imbécile :

— Certainement, ce ne sont pas les titres qui vous ont manqué !

— Vous l'avez dit, cher Monsieur, le Gouvernement, en me décorant, a voulu honorer en moi cette merveilleuse, cette prestigieuse, cette souveraine science qu'est la graphologie ! Car je suis graphologue !

Je suis perdu : j'ai déchaîné le bavard ; il va devenir un lyrique enragé.

Et, en effet, il me dit tout aussitôt :

— J'ai débuté comme huissier, cher Monsieur. Les premiers temps, j'avais une joie sans borne à foutre à la rue, nom de Dieu ! un tas de besogneux, des femmes enceintes et des gosses affamés. Quand je voyais tout cela sur le pavé, une joie m'inondait, me submergeait. Mais c'était trop banal, ça n'a pas duré ! Oh ! ce n'est pas par sentiment, par pitié, ah ! foutre non, je suis un fort, moi, un vainqueur, je vous le répète; et, tant pis! nom de Dieu ! pour les faibles, pour les pas chançards, pour les miséreux ! De la sale graine, tout ça ; pas un de décoré, nom de Dieu ! Alors toute cette vermine, cher Monsieur, il faut l'écraser, comme ça, comme ça !


Et il pile de sa laide patte en cerceau le sol.

— Mais un dégoût m'est venu, cher Monsieur, continue-t-il ; une ambition a tout d'un coup soulevé en moi le flot, le jusant de l'arrivisme. Oui, cher Monsieur, m'imposer aux foules, cela devint mon rêve ! Par la parole, je n'y étais peut-être point très préparé, nom de Dieu ! Je n'avais pas la platine de M. Clemenceau ou l'éloquence de M. Viviani. Par l'écriture, oui, par l'écriture, peut-être! Et, pendant des jours, et pendant des nuits, je me suis répété cela : « Tu écriras, Prosper ! tu écriras ! » Et Prosper — c'est ainsi qu'on me prénomme — fut on beau matin mûr pour le

slyle !

Résigné, j'allume ma pipe. Et le hideux imbé-cile continue toujours dans le soleil, qui me fait par bonheur trouver la campagne silencieuse et délectable. Quelle lâcheté me tient donc près de cet horrifiant bavard?

Il poursuit :

— Mais, cher Monsieur je le sentis bientôt ; il me fallait des connaissances générales, une forte culture. Et je devins, je vous l'ai dit, autodidacte, autodidacte, cher Monsieur! Je passai en revue toutes les sciences, tous les arts. Ecrire des romans me sembla vain. Composer des pièces de théâtre, quelle oeuvre puérile ! Et je ne savais quel dada enfourcher, croyez-moi, quand un jour d'inquiétude, de puissantes pensées, de sévères méditations, je m'écriai tout à coup en regardant ma main, ma main gauche, cher Monsieur, la main


du coeur : « Mais voilà, j'ai trouvé, j'ai trouvé Eurêka! Eurêka! Je serai graphologue!.. Ah ! songez, quelle joie alors me transporta! A la pensée que j'ai lais dévoiler tout ce que révèle la main, mon patriotisme s'exacerba. Un Français, enfin, allait révéler au Monde des vérités fulgurantes, écrasantes, uniques! Un Français, vraiment, allait — c'était pour moi, n'est-ce pas, une affaire de temps? — un Français allait étonner, stupéfier, faire crever de jalousie tous les plus grands savants d'Allemagne, d'Angleterre, d'Italie, des Etats-Unis et d'Océanie !... El, je ne vous le cache pas, cher Monsieur, de ce jour-là j'ai senti qu'un Gouvernement digne de ce nom serait à mes côtés pour m'encourager !

Le cuistre, lancé, salive et il parle toujours :

— Ah ! cher Monsieur, quelle initiation que l'initiation à la science graphologique ! Ce que je découvris peu à peu de certitudes prophétiques, de divinations exactes, c'est inimaginable ! J'établis d'abord les divisions de la Chiromancie et de la Chirognomonie, le Désoccultisme de la Chirologie ; puis je démontrai que la Chirologie est une science. Passant ensuite à l'aspect de la main, j'étudiai la composition de la main, la peau de la main, les poils, la couleur des mains, les ongles, le poignet, cher Monsieur. Je vins ensuite à la paume — stade important ! — à la paume charnue, passive, creuse, maigre, longue, large, petite, moyenne, grêle, agitée... Je vous fais grâce des autres étals !


Je vais sans doute être débarrassé. Hélas ! il reprend déjà avec fureur son exposé :

— Les doigts ensuite, cher Monsieur, les doigts ! Quelles études acharnées ! Il me fallut établir des points considérables, des observations rigoureuses. Songez qu'il y a les pouces, les pouces courts, les pouces longs, les pouces étroits, épais ; puis les autres doigts me captivèrent : l'index, le doigt hippocratique, l'anneau de Salomon, le médius, l'annulaire, tortillé, mal fait ou plié en dedans ; enfin les doigts longs, les doigts courts, les doigts minces, les noeuds philosophiques, le sens du tact, la goutte d'eau me retinrent. Ah ! quelle science! quelle science !

Et l'affreux bavard, remonté, ne s'aperçoit pas que, tout étourdi dans le soleil, tout étourdi surtout par son verbiage, je somnole, n'ayant pas l'énergie de m'échapper du talus sur lequel, à bout de forces, je me suis assis. Et d'autres paroles coulent toujours de cette bouche, de celte gueule plutôt inapaisée. 11 poursuit :

— Arrivé à la main, cher Monsieur, je fus pris d'un grand frisson ; mais je ne reculai point d'une semelle devant ma lourde tâche. Je m'y plongeai, avec fougue, et j'en sortis vainqueur, ayant

rigoureusement classifié les mains pointues, la main-carrée, la main conique, la main spatulée, la main mixte et la main élémentaire. Et j'éclairai tout cela d'exemples irréfutables. Parmi mes exemples figuraient Robespierre, Pérugin, Victor Hugo, Boileau, Voltaire, Horace Vernet, Napo-


léon III, Sarah Bernhardt, le Pape et M. Paul Bourget.

Le bourdonnement de cet imbécile m'a achevé. Pourtant, je trouve la force d'esquisser un geste de révolte. Alors, il me saisit rudement le bras ; et il me jette en postillonnant :

— Encore un mot, cher Monsieur;, un simple mot! Il me reste à vous citer les monts, mot préopinant! Oui, les monts! Le mont de Jupiter, le mont de Saturne, le mont de Mercure, le mont de Mars, le mont de Vénus, etc. Ensuite, comment oublierais-je le chapitre le plus caractéristique, le fondement de la chirologie : la disposition des lignes, les lignes soeurs, la couleur des lignes, l'aspect des lignes, etc., etc., pour aboutir à ces arrêts primordiaux : la ligne de Direction ou de Destinée, la ligne de Soleil, la ligne d'intuition, la ligne hépatique, etc. — terminées enfin par des chapitres utiles, nécessaires, impérieux : le Quadrangle, le grand Triangle, le petit Triangle, les Étoiles, les Croix, les Iles, les Trous, les Grilles!

Il a jeté cela en claironnant, halluciné, extatique. Heureusement il est, à son tour, épuisé, fourbu. Quant à moi, je n' ai plus de force. Un vomissement monte à mes lèvres. Quelle lâcheté stupide, je me dis encore, me contraint donc à entendre tout cela?

Et bas, très bas, il insiste toujours. Mais tout de même, il ne peut aller très loin!

Ses paroles, enfin, n'ont plus que le souffle ! — Oui, cher Monsieur, je voulus être chirotogue et je le fus! Je devins, mêlant à celte divine science


mon amour de la République, je devins le républicain — chirologue, ainsi qu'il existe le républicain — progressiste et le républicain — socialiste. Suprême ambition ! El, un jour très prochain, je vous démontrerai comment se tiennent indissolublement unies la Chirologie et la République!... Mais passons! Enfin; enfin, un jour sacré, là République, reconnaissant mes augustes travaux, m'accorda la croix des Braves et des grands Hommes. Oui, cher Monsieur, je fus décoré par M. Loubet comme répubiicain-chirologue, tandis qu'on jouait la Marseillaise; et vous voyez, je porte avec orgueil ce glorieux ruban !

Mais, cette fois, j'ai mis à profit l'essoufflement de l'odieux légionnaire, et je suis déjà loin. J'entends à peine ses dernières paroles ; et le regardant avec une rageuse colère et encore plus de dégoût, je vois, au revers de son paletot crasseux, un ruban rouge qui étincelle plus férocement qu'un coquelicot dans un champ de blé.


UNE PARISIENNE

Cette année, cet été, chez la mère Balin, un vieille ivrognesse retirée du commerce, et qui a un domaine sur le coteau, cet été, une Parisienne est venue se mettre au vert.

Cette Parisienne est jeune, très jolie ; et quand je passe non loin de la ferme Balin, j'entends une charmante voix qui chante en s'accompagnant au piano.

Souvent je rencontre cette Parisienne. Elle a un air décidé, cavalier; et, en pensant que bientôt je lui parlerai, je me laisse raconter par la mère La Loupe, qui sait tout, une histoire ou plutôt l'histoire de cette femme :

— Écoutez, Monsieur, me dit, sans préambule, la mère La Loupe, cette femme-là, ce n'est pas quelque chose de propre ! Une parente à la mère Balin, c'est tout dire ! Oui, il paraît que c'est une femme qui fait, comme on dit à Paris, les maisons de rendez-vous ; alors, quand vient l'été, vous pensez que ça ne tient plus en place une femelle de son genre; ça ne pense qu'à s'aller reposer ; car il paraît qu'on en voit des hommes, et de tous les calibres encore, dans ces maisons-là ! C'est,


on pourrait dire, des vraies maisons à cochons ! Et l'on m'a raconté, Monsieur, que cette Parisienne-là, elle n'a pas sa pareille pour les saloperies. Ce n'est tout de même pas Dieu possible qu'on tolère des femelles ouvertes comme, ça à tous les hommes !

J'essaye de ramener la mère La Loupe à une plus charitable estime de son prochain; mais elle est lancée ; ce n'est plus l'histoire de cette femme, ce sont toutes les histoires de toutes les femmes que je vais connaître.

Elle ajoute donc, avec une verve féroce :

— Et ça va à la messe ici, tous les dimanches ; et, dans des robes, que la moins belle, c'est encore une robe d'impératrice. Je vous demande un peu, si ça fait un joli spectacle: le gros nez tout rouge de la mère Balin et le nez tout blanc de sa parente. Car c'est maquillé, ces femmes-là, qu'on n'y reconnaît plus rien. Et ça marche, et ça roule, et ça remue du derrière comme si c'était toujours sur un homme. Tous les hommes, du reste, sont bien là des heures à la dévorer des yeux. Le curé lui-même, quand elle entre à l'église et qu'elle s'asseoit en pétant dans la soie, ne sait plus où il en est de sa messe. J'espère bien que Monsieur n'ira pas s'acoquiner avec tous les chiens qui lui courent après, à cette drôlesse-là ! Et puis si vous trouvez tous qu'elle est jolie, eh bien ! vous n'êtes pas difficiles !

Là, la mère La Loupe est injuste. Celte jeune femme est très entraînante. Qu'elle coure les maisons de rendez-vous, c'est possible; mais elle


a de séduisantes allures dans les champs, sur les routes et dans l'église.

C'est une pouliche de haut luxe ; et elle se pare de robes exquises. Je m'amuse à la voir passer toute rose ou toute blanche, ou encore dans une de ces indéfinissables robes fantaisistes, que l'été accorde aux femmes. Elle est vive, légère comme un oiseau ; ou, quand le soleil brûle trop, si elle se balance, c'est avec une grâce que les arbres de ce pays-ci ne connaissent point.

Mon Maire-Persan qui aime toutes les femmes désirables, aime naturellement cette Parisienne-là. Aussi il ne m'a pas caché longtemps ses impressions :

— Hein? cher Monsieur, quelle divine créature! me dit il. Une putain, je vous le concède, mais une troublante putain !... Ah ! ici, nous sommes plutôt sevrés, hein? Aussi, ça réjouit; nom de Dieu! de frôler une telle femelle!... Vous la verrez de près ; je l'ai invitée à venir chanter demain soir chez moi: oui, une petite soirée de rien du tout pour préparer ma réélection!...

Et j'ai vu la Parisienne chez mon voisin le Persan. Très à l'aise, ma foi, cette fille, — et manoeuvrant ses yeux comme des flammes. Le dessin de sa bouche est irritant, d'une grâce impertinente et assurée. Dans ce petit salon, au bord de cette terrasse campagnarde, où s'épanouit tout l'été, cette jolie petite tête est un enchantement. Tout y est modelé en légers plans de fermeté et de séduction ; et le tout rayonne de jeunesse. Tout de même,


l'ex-notaire ne va pas chercher à saccager cette précieuse proie !

La jeune femme se plaît ici, dans ce décor de vieux domaine, à allure de gentilhommière. Du reste, elle y est en toute liberté ; et son corps élastique et souple, sa grâce délicate, s'accordent à merveille avec les beaux arbres hérissés de lierre. Elle est quelque chose de très stylisé dans ce cadre de maçonneries auliques et de charmilles augustes. Pour moi, si la Justice régnait, c'est à cette jolie femme que ce domaine appartiendrait ce soir, et non plus à l'ex-notaire Persan, qui y vieillit encore plus vite que les vieilles pierres de la terrasse. Mais il n'y a pas de justice; et, demain, la jeune femme sera de nouveau chez la mère Balin, tandis que le Persan promènera ici les cordes usagées de ses chaussons.

Et, pourtant, elle laisse partout, la Parisienne, des larves de luxure. Aussi qui lui donnera son nid convenable ? Le facteur rural lui-même s'occupe d'elle ; car, ce matin, il m'a dit :

— Pour une putain, Monsieur, c'est une putain, allez 1

Qu'en sait-il, lui, à arpenter ses chemins? Ah ! je sais, je sais, il faut compter avec les racontars.

— Et une vraie putain, pour de vrai 1 me confirme le postier. Ainsi une preuve, Monsieur : elle

a couru par toute la ville pour trouver un baquet,

vous savez bien?

— Un bidet, vous voulez dire, sans doute ?

— Oui, c'est ça, un bidet, un bidet Et le


bonhomme rit aux éclats. Ah ! oui, un bidet, un bidet!... Franchement, faut avoir du vice, allons, pour chercher à acheter un truc comme ça !... Un bidet!... ah ! ah ! ah!

— Mais on sait tout de même, ici, dis-je, ce que c'est qu'un bidet, allons !

— Maintenant qu'elle l'a expliqué, me répond-il, en s'esclaffant, bien sûr qu'on le sait ! Mais on a ri, allez ! On en rit encore ! ah ! ah ! ah !...

Et j'ai beau dire au facteur qu'il est, lui, un imbécile pareil aux autres, il ne veut pas démordre de son idée : un bidet, c'est simple, c'est parce qu'on est une pas grand'chose ! Quand on tient à toute force à se laver le dessous, on prend un bol ou un saladier; et on ne fait pas plus de façons. Il n'y a pas deux manières de voir les choses !

C'est net et péremptoire !

Le lendemain, je rencontre la jeune femme qui est une putain, puisque tout le monde le dit. Et je cause avec elle ; et nous passons en revue les gens du pays. Elle rit de bon coeur en me racontant que tout le inonde a cherché à coucher avec elle : le maire-Persan, le curé, le médecin et bien d'autres. Jusqu'au facteur qui, en lui remettant l'autre jour une lettre, lui a décoché une allusion obscène.

— Mais vraiment, cher Monsieur, me dit-elle, je ne pouvais accepter toutes ces propositions, n'est-ce pas? Si je viens ici, au vert, comme ils disent, c'est bien le moins que je me contente de canaliser tous ces cochons vers d'autres femmes. A


chacune son tour, n'est-il pas vrai, cher Monsieur?

Et la délicieuse créature me quittait, en m'in-cendiant une fois de plus de ses yeux de flamme, si étrangement et si soudainement dévorateurs.


LE SOLEIL

Voilà toute une semaine que l'orbe du soleil flambe dans la nue ! Voilà toute une semaine que l'astre jaune et rouge, avec un entrain de bon compagnon des champs, vient chauffer la terre et les arbres ! Je l'aime, à l'aube, alors qu'il boit la rosée de la nuit, et que sa lumière baigne toute la vie. Je l'aime, le jour, quand la campagne toute pâmée se gonfle et s'étire dans le bonheur.

Il est là-bas, le Soleil, au fond du ciel; et les montagnes gonflées et pleines d'un lourd repos, s'illuminent, violettes, jaunes et bleues. Il est au dessus de moi, le Soleil; et j'entends mes pas qui crissent au long des buissons ardents.

O Soleil, Soleil, si tu savais comme on t'attend, le matin, en se demandant si par toi la journée sera joyeuse. O Soleil, que de fois je t'ai guetté au petit jour, messager de bonnes nouvelles, annonciateur de joie, porteur des pleines ivresses de la vie ! Que de fois tu as dissipé les horribles et tenaces fantômes de la nuit, qui rôdent autour de nous, sur nous, — et qui ne nous quittent que lorsque tu les flagelles de tes flèches d'or et de tes rayons enchantés.


Grâce à toi, ô Soleil, je revois les spectacles familiers : les chats qui jouent dans la cour de la ferme, ma chienne Brutus qui dort pesamment, voluptueusement, — et mon âne Ali, qui, dans son pré, vit en bon philosophe épicurien.

Et puis je sais que tout à l'heure, Soleil, tu me donneras encore d'autres joies. Déjà les papillons blancs ou marrons volètent; et les deux sapins qui encadrent la maison ont sorti toutes leurs bougies vert-pâle. Depuis longtemps les oiseaux chantent aussi dans les bois. Je sais maintenant tous les chants : celui de la bergeronnette, celui du chardonneret, celui du pinson ; et je vous connais aussi, cris de la linotte, de la mésange et du loriot. Je sais ceux et celles d'entre vous qui gazouillent, qui sifflent, qui titinnent, qui frigottent et qui grin-gottent. Corbeaux, merles, geais, pies et perdrix, vous êtes aussi mes compagnons des heures enchantées, aux matins des beaux étés!

Et puis, et puis, que d'autres vies, petites et grandes, dans les fourrés des bois ! Dans les taches d'or, dans les herbes, dans les feuilles des arbrisseaux, sautent, bondissent et s'envolent tous les insectes ivres, eux aussi, de chaleur; et je les vois avec leurs corselets jaunes ou de bleu-céleste, de ronge incarnat ou de vert vif. Je les vois se multipliant toujours, venus, semble-t-il, du fond de la terre, du dessous de toutes les feuilles et de toutes les herbes, pour faire, autour de moi, un petit nuage bourdonnant et sifflant, qui m'escorte et'qui me chante toutes sortes de chansons ailées.


Alors, je marche, je marche, alourdi, — en remuant dans ma tète des histoires tristes ou gaies ! et je vais dans le haut du pré, d'où l'on domine, , peut-on croire aisément, tout le reste de la Terre.

Les monts sont embrasés ; les champs, de couleurs variées, sont installés, étirés, pour je ne sais quelle apothéose du Soleil. Les maisons, en tas ou éparses, se sont arrêtées, figées de bonheur. Les arbres se rassemblent comme des armées ou dressent, plus près de moi, des panaches de fête. Les chiens même n'aboient pins; tout écoute vivre les longues minutes apaisées de la Terre.

Là-bas, se déroule dans les arbres le panache d'un train. On peut donc songer à des gens qui voyagent par ces heures radieuses. Ah ! que j'aime mieux ceux qui, enivrés et indolents, écoutent battre leurs artères aux artères du Monde.

J'aime mieux encore le lourd sommeil de Cécile, qui s'est endormie près de la serve. La chaleur l'a terrassée; et elle dort, sur le dos, en croix, les jambes ouvertes. Quelle proie pour La Feignasse s'il passait par là ! Toutes les dents s'offrent et aussi un sein qui se gonfle hors de la chemise. Je comprends que parfois les vagabonds des routes soient tentés au-delà de toute raison. Toute celte chair blanche un peu fumante, quel parfum charnel elle doit dégager pour un homme qui est un homme ! Je n'ose pas, moi, m'approcher, — et je descends d'un bond jusqu'au creux du pré.

Je rencontre là d'autres bergères; mais celles-là, elles tricotent. Ah! c'est un apaisement! Elles ont


des têtes cuites et recuites par les étés ; elles ont des rides, bien qu'elles soient jeunes; et leurs dents ne sont point toujours très blanches. Je songe en les voyant à certains tableaux de Gauguin ; mais c'est le peintre Epstein qui a exprimé avec plus d'émotion, avec plus d'étrangeté et de barbarie, ces filles des champs qui, à force de silence et d'immobilité, rappellent les statues polynésiennes.

Elles se tiennent au plein soleil sous l'ombre seule de leur chapeau; mais le chien-, lui, est allé dormir au pied d'un arbre; et, quand je passe, rien ne bouge, rien n'aboie ; les vaches ne lèvent pas la tête; le Soleil a versé partout l'odeur chaude de son endormement.

Oui, rien ne bouge; rien même ne frémit. Les fleurs paradent, pâmées; et elles ne se défendent pas contre les gros bourdons qui les assaillent. C'est l'heure de l totale chaleur. Les topinambours, cette jungle des potagers, présentent maintenant des silhouettes de lances chinoises. On voit au dessus des champs luire et danser des ondes. Là-haut, sur la cime des monts, il s'étire des bandes de couleur mauve qui illimient les sommets. Pourquoi aller jamais là-haut et ne pas demeurer dans le pré, au pied des arbres, près de la maison ancienne, où craquent parfois les meubles discrets du roi Louis-Philippe?

Qu'y a-t-il de plus hospitalier aussi que ces fauteuils douillets, où la tête s'enfouit comme dans un bonnet? Qu'y a-t-il de préférable à cette lourde table ronde où une boisson fraîche irise un pansu


verre de fête, à camée de madame Adélaïde? Qu'ils, chantent, qu'ils crissent, qu'ils pépient, les hôtes des champs ; peu m'importe, quand je me plais ici, dans l'atmosphère d'un parfum légèrement moisi, à faire revivre les jeunes femmes d'autrefois, avec les boucles qui leur tombaient de chaque côté de la tête, et qui leur faisaient une petite tête de chienne savante, toute orgueilleuse de ses bas blancs?

J'aime pourtant le Soleil, le large Soleil, le magnifique Soleil, quand il s'installe souverainement dans le ciel. Alors, il étage là-bas la Ville : et toutes les maisons se haussant, se redressant chacune au dessus de sa voisine, j'aime ces petits cubes lumineux qu'abritent des toits bleus ou rouges. On voit dans les tableaux des Primitifs ces tendres ascensions des maisons des hommes vers Dieu. On voit des rues qui escaladent des pentes, des clochers qui montrent le chemin à des groupes de maisons; et puis voici des arbres, des jardins et des vergers. Cette ville, près de moi, qu'elle est tranquille, résignée, un peu confuse de son bonheur!

Et comme elle se fait aimer de se faire voir de si loin! Ainsi toutes les villes peut-être seraient jolies si l'homme ne se montrait pas! Voyez la douce ville, là-bas, sans ses indigènes ; ah ! qu'elle est somnolente, tragique même à force de silence! Si le ciel devenait tout à coup hostile, farouche, noir, ce serait une oeuvre du magnifique Greco; mais telle quelle, rose et blanche, c'est une petite ville pour un tableau de Mantegna.


Le Soleil accroche maintenant d'autres lumières plus denses aux flancs des monts. Toute la vallée s'emplit d'ombre bleue, Les hauts peupliers alourdissent de jaune pourpre leurs panaches hardis. La rivière devient tonte violette et comme plus immobile. Le Soleil qui a tant brillé, s'apaise; et je reste sur la terrasse à le regarder descendre vers la montagne. Doucement, doucement, il incendie la nue; il veut mourir, il va mourir, il meurt dans un lac de jaune-sang; — et s'active tout de suite le rru-rru si monotone des grillons, — et il va durer si monotone toute la nuit!


LE NU SELON RENOIR

Je ne voudrais cependant pas être pris pour un satyre; mais je n'ai pu m'empêcher d'aller voir aujourd'hui les jeunes filles qui se baignent, chaque samedi, dans une espèce de crique que forme la rivière, à un kilomètre de ma ferme.

Elles partent en barque, riant, se bousculant, déjà très amusées de se dire qu'elles resteront longtemps dans l'eau; et elles ne sont pas arrivées qu'elles sont déjà déshabillées, ne conservant que leur chemise.

Dans l'eau, elles entrent, en jetant, sur tous les modes et sur tous les tons, les mille cris qui doivent exprimer le frisson de la délicieuse fraîcheur aux mollets et aux cuisses. Puis, aussitôt, elles commencent de jouer.

S'accroupissant, se relevant, elles s'entre-jettent au visage, sur la poitrine, des poignées d'eau ; et elles rient toujours, et elles s'amusent toujours. Sans doute, elles n'ont pas toute la grâce conventionnelle des nymphes; certainement elles sont plutôt médiocrement jolies; et je ne demande pas que le sculpteur François Girard on, ami des naïades, au temps de Louis XV, vienne ici donner un cruel


jugement; mais, une fois la chemise retirée — elle collait, toute mouillée, tellement au corps! — elles ont, ces jeunes baigneuses, une telle frénésie joyeuse qu'elles m'accordent bientôt un exceptionnel spectacle.

Nus potelés, ronds, déjà rouges, et de bras forts, pleins, voilà pour l'incorrigible amoureux d'art que je suis, voilà déjà et encore une évocation d'un peintre illustre, voilà des nus de Renoir!

Et c'est cela qui me fait ici rester, caché, frissonnant, étonné de voir ces petits animaux si légers, si bondissants; alors que rien, rien de ces jeunes qualités physiques ne se soupçonne dans les habits de travail, dans les habits de la semaine, encore plus souples cependant que les vêtements engoncés et roides des dimanches.

Gomme Renoir a pétri cette grâce pleine de la chair! Et, chaque fois, quel enchantement! Certes, ici, ces petites naïades, elles sont, chacune un modèle savoureux dans la limpidité et l'éclat ensoleillé de l'eau; de même, dans l'oeuvre de Renoir, elles ont, toutes, ses Baigneuses, un charme si neuf!

La nature a accordé aux naïades la variété des nuances les plus attirantes; Renoir a, lui aussi, fleuri de mille caresses colorées ses Baigneuses.

Au moment où ces jeunes filles, lasses de jouer et de nager, se reposent, on ne pense plus même qu'à Renoir; et l'on se dit que nul peintre, jamais, n'exprima mieux la jeunesse et l'éclat de la chair. Elle fut enchantée par lui, faite de la neige la plus


pure, et des roses les plus vifs, et des bleus les plus tendres et des jaunes les plus dorés et des verts les plus délicats. Avec quelles caresses il modelait ces seins, durs et frémissants, ces ventres légers, ces cuisses rondes et droites comme des colonnes! Et, si, souvent, le visage était par lui un peu dédaigné, bientôt il se rattrapait dès qu'il touchait à la gorge, qu'il peignait dans l'émerveillement et suivait en adorable grâce jusqu'aux cuisses!

Le visage dédaigné? Encore, puis-je écrire cela en songeant à tant de visages précieux, à tant de bouches fleuries, à ces yeux qui fixent dans le rose du visage une « valeur » veloutée et noire d'un luisant éclat!

Je reste toujours dans mon coin; et je suis les petites naïades paysannes. Elles ont des torses de jeune dieu, d'AntinoÜs et de Narcisse. Elles sont robustes et androgynes. Le jeu des muscles! Ah! les omoplates qui bombent tout à coup de ces petits Tritons, leur jeune tête ardente, redressée dans le soleil! Vues ainsi de loin, je vous assure que ces naïades paysannes sont aussi attirantes que les naïades de Renoir. Elles en ont tout le bonheur amusé et toute la joie puérile, à s'entre-jeter de l'eau encore au visage et de toutes leurs mains réunies en coquilles. La chair est frémissante et d'un beau brun rougeâtre. Les chevelures, dénouées maintenant, flottent ainsi que des algues; et, quand, perdant l'équilibre, les petites naïades tombent, les jambes dessinent dans l'air de souples arabesques.

Ah ! comme ici tout disparaît, comme tout compte


peu, les arbres, les prés, même les monts, devant ces paysannes qui se baignent ! Je ne me lasse pas de les contempler, doréas, rougies, par les feux du soleil, par les jeux de la lumière, par les reflets des arbres. Ce sont des baigneuses qui, à se le dire, ne sortiront plus de l'eau, maintenant. Jamais je n'ai si bien compris l'enivrante et continuelle joie de Renoir; Renoir si enthousiaste, si exalté de les peindre ces nus, toujours, toujours! Quel plaisir, en effet, aurait-il pu trouver à peindre ailleurs et un autre spectacle humain ? Ces nus, ces nus de jeune fille, de jeune femme, qui étaient pour lui tous les spectacles du monde, qui sont tous les spectacles du monde! Il ne pensait qu'à eux et que par eux; les paysages étaient délassements ; et les fleurs qu'il représentait, il savait bien qu'elles ne pouvaient rivaliser d'éclat et de fraîcheur avec les nuances de la chair qu'il voyait, lui, comme la principale gloire — et la plus durable — de la création.

Ces baigneuses de la rivière, elles sont maintenant hors de l'eau; elles se sèchent, elles s'essuient; et elles ont des abandonnements ingénus, des bras retombants, des jambes qui s'allongent. Leurs yeux sont luisants; et leurs joues sont rouges. Un sang agile court sous la peau et gonfle les tétins. Quand elles marchent à genoux pour s'amuser, leurs dos se gonflent et bombent; et le râchis est souple et dur et apparent ainsi qu'une solide épine du hallier.

Voilà un moment de la volupté humaine! Il faut


que je le regarde de tous mes yeux. Demain, je ne le verrai plus. On finirait bien, en effet, par me dépister si je revenais au bain des jeunes paysannes ; et comment ferais-je écouter une explication en dehors de tout érotisme?

Et, pourtant, je jure que je garde ma tête libre devant ces baigneuses. Je suis bien trop occupé à les suivre dans la lumière, dans les arbres et dans le soleil. J'ai vu déjà si souvent chez Renoir, ces mille bonheurs, ces inventions de joie, tout ce persuasif enchantement dosé, dispersé, en surface, ou caché sur tous les points de la chair; et qui fait de chacun de ces corps un miraculeux triomphe.

Pourquoi alors, aujourd'hui, moi, un vieil amoureux des nus, dessinés et peints, pourquoi perdrais-je la tête?


RÉCITS D'UN PAYSAN

Souvent, je vais causer avec le grand-père Soubrand qui a des lectures. 11 sait toutes les histoires du pays, y compris, bien entendu, celle des « Chauffeurs de l'auberge sanglante » — et celle du « Courrier de Lyon », — dont l'ancienne route, la route des diligences, passe là-haut dans la montagne, et qui fut selon lui à tort abandonnée; car c'était, affirme-l-il, le chemin le plus direct et le plus agréable pour aller à Lyon.

Au reste, le grand-père Soubrand sait tant de choses qu'il me cite même des histoires de la guerre de Cent Ans. C'est venu jusqu'à lui par des ancêtres, de génération en génération !...

— Tenez, Monsieur, me dit-il, mon grand-père m'a souvent raconté comment Bertrand du Guesclin, le grand connétable un rude homme de guerre, délogea les Anglais du Haut-Plateau, là, tout près d'ici, sur la montagne.

Je suis le bras droit du grand-père Soubrand, qui donne la direction; et il continue:

— Bien sûr que c'est lui qui a porté les plus durs coups aux Anglais ; et il a préparé l'ouvrage de la Bonne Pucelle. Dans ce temps-là, on vivait,


nous, les paysans, dans des caves, dans des souterrains ; mais on avait beau être menacés à toute minute de pillage, ma foi, on s'accordait du bon temps tout de même ; et, quand Du Guesclin put empoigner en laisse les « Grandes Compagnies » et les traîner en Espagne, au service de Henri de Transtamare, on respira pour de bon ! Ah ! les gueux, ils, ne laissaient pas grand'chose sur leur passage ! et ils brûlaient, et ils volaient sans répit!...

Le grand-père Soubrand est un brave homme fort sérieux quand il parle. Il est très heureux, manifestement, de raconter toutes ces bribes d'histoire. Son grand-père lui a, certes, constitué un petit bagage d'historien ; mais il a lu, lui-même, l'abbé Louis-Pierre Anquetil et le P. Jean-Nicolas Loriquet. Aussi, il avance quelquefois des affirmations ridiculisées par l'esprit de parti. Pauvre bonhomme, je suis bien trop amusé de l'entendre, pour lui faire le chagrin de lui tenir tête. Pour moi, le grand-père Soubrand, c'est aussi propre, et aussi net que le toit d'ardoises neuves de la maison du notaire au chef-lieu du canton ; et il porte une mince cravate noire, bien tirée et bien nouée, que je considère tout le temps pendant qu'il me parle. Et je reviens toujours à la même histoire, pour lui faire avant tout plaisir:

— Eh bien! grand-père Soubrand, et la guerre de 70 ? je lui demande.

— Ah ! Monsieur, — il tombe, naturellement, toujours dans mon piège — quelle horreur, me répond-il !... A cette époque-là, j'étais cultivateur


et maçon en Beauce. Ah ! j'en ai vu des malheurs ! Bien sûr qu'on en a pas vus autant dans la guerre de 1914 !...

— Oh ! tout de même, grand-père Soubrand !

— Non, non! continue-t-il. Les Prussiens ne sont pas venus à Paris, en 1914. Alors, ils n'ont pas pu descendre jusqu'en Beauce, comme en 70. Vous aurez beau dire, tout est là !

— Oui, grand-père Soubrand, dis-je. Mais la durée de la guerre de 1914, les quinze cent mille morts français, les quatre cent mille amputés et mutilés, les villes détruites, etc. etc. !...

— Sans doute, sans doute ! dit-il en hochant la tête. Mais je liens à mon idée : les Prussiens ne sont pas venus en Beauce; et çà, c'est qu'on les a arrêtés ! Mais, en 70, on ne pouvait rien contre eux. Tenez, j'étais à Loigny, quand tonna la grande bataille. Il fallait voir tous les paysans s'enfuir, en emportant leurs femmes et leurs enfants. On avait caché dans les souterrains des meubles, de l'argenterie, jusqu'à des moutons. On ne savait guère si l'on pourrait les nourrir... La bataille crépita tout le jour ; elle fut atroce. On compta des milliers de cadavres de chaque côté. Alors, à la nuit, oui, entre chien et loup, on vit une chose que je n'oublierai plus, et qui me fait bien dire depuis que l'homme est une bête charognarde !... Oui, le croiriez-vous, Monsieur, aussitôt que les obus eurent cessé d'éclater et les balles de siffler, je vis des paysans, des hommes pareils à moi, des voisins, des amis enfin d'hier pour tout dire, qui se mirent à ramper entre


les morts, pour les dépouiller, pour leur enlever leurs vêtements, leurs montres et l'argent qu'ils pouvaient posséder. Pour les bagues, afin d'aller plus vite, on coupa les doigts, oui, les doigts ! Et il n'y avait pas à s'opposer à cette folie du vol ; toutes mes prières, toutes mes injures ne servirent de rien; je fus frappé, enfermé ! Et la folie continua. Un cordonnier, armé de son tranchet, sciait les jambes, s'acharnait après les bottes ; il en rapporta chez lui tant qu'il pût ! Mais, Monsieur, il faut croire qu'il y a cependant une justice céleste ; car, à la suite de cela, il devint fou pendant quelques années. 11 courut les champs, puis il se rétablit. Aujourd'hui, il est bigot, doux, inolfensif. Et, Monsieur, le diriez-vous, tous les pillards périrent de la petite vérole!...

— Mais, grand-père Soubrand, dis-je, si vous croyez que ça n'a pas été la même chose, et pire même, en 1914 ?

— Monsieur, écoutez encore ! me dit-il. Car le grand-père Soubrand veut absolument que je considère la guerre de 1870 comme une guerre sérieuse. Tenez, j'ai aussi vu ça ; des paysans qui s'amusaient avec les cadavres dépouillés. Ils les dressaient debout, leur faisaient faire l'exercice, le fusil tenu je ne sais comment ; ils riaient de leurs mines tragiques, de leurs têtes révulsées, de leurs gestes de pantins cassés ; et ensuite ils les précipitaient dans les fossés. Et ce n'est pas tout, allez ! D'autres gens enfin, des hommes bien fous, allons, pour faire ça, sortaient, au respect que je vous dois,


leur membre ; et convulsés, riant d'un rire agité, ils violaient les cadavres les plus jeunes qui ressemblaient ainsi, criaient-ils, à des femmes!... Voyons, voyons, Monsieur, peut-on croire que dans un moment pareil, on songe à ces cochonneries-là !

Brave grand-père Soubrand ! Faut-il dire ou ne pas dire comme lui? Ma foi, tant pis ! et je lui jette :

— Mais, au contraire, au contraire, grand-père Soubrand, l'amour est frère de la mort; et, près d'un cadavre, on veut se prouver que l'on vit. Du reste, il n'est rien comme la vue d'un uniforme pour vous donner le goût de la pédérastie. Mais oui, mais oui, grand-père Soubrand, la pédérastie, c'est très bien porté chez les militaires !...

Le grand-père Soubrand m'écoute avec un peu de rougeur, un peu de honte. Alors, pour le remettre d'aplomb, j'insiste, et je lui dis ;

— Allez, grand-père Soubrand, on a fait mieux souvent au cours de la longue guerre: on a violé des carcasses de vieilles plus sèches et plus dures que des pierres ! On a embroché sur des piques des chapelets de grenouilles, je veux dire : des guirlandes de femmes et de fillettes. On a aussi rôti des côtes de prisonniers avec des tisonniers soigneusement rougis au feu. Enfin, ce qui peut vous paraître le comble de l'horreur : on a cimenté, dans des fosses, des hommes et des femmes, dont la tête seule dépassait, émergeait pour vivre le plus longtemps possible cette épouvante. El je ne vous dis pas tout. Alors, alors, qu'en pensez-vous, grand-père Soubrand ?


11 hoche la tête, grave ; et il ne dit plus un mot. Mais il ne peut pas garder ainsi longtemps le silence ; et il formule :

— Peut-être bien après tout, oui ; il faut, peut-être, qu'on s'égorge de temps en temps !

— Mais oui, grand-père Soubrand, mais oui !

— Et alors, tant d'enfants tués, la terre, dit-il, reste meilleure pour les familles. Rien ne l'abîme, comme les partages !

Et, maintenant, le grand-père Soubrand, nouveau Pangloss, n'est peut-être pas loin de trouver qu'en somme, ici-bas, le mal est aussi parfaitement organisé que le bien, et que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes !

Toutefois, aujourd'hui, il veut de nouveau me dire quelque chose, — je le vois à sa façon de remuer ses mains —; et, patient, j'attends. — Tenez, Monsieur, continue-t-il : ce qu'il y eut de pire, en 70, ce fut, je crois bien, l'incapacité des généraux. Je sais qu'en 1914, il y a eu aussi des ignorants ; et ils se sont assez disputés, tous les chefs, paraît-il, et ils se disputent encore!... Ah! ce ne sont pas tous, des grands malins!... Mais, en 70, ce fut un désastre !... En 1880, j'ai connu à Tours, où je faisais alors du compagnonnage, et où il s'était retiré, lui, le général Trochu, le fameux gouverneur de Paris en 70. Je l'ai vu bien des fois arpenter vivement le boulevard Heurteloup, en compagnie d'un petit chien blond à poils longs. Si vous l'aviez vu, Monsieur, il était tourmenté, agité. Il marchait avec brusquerie. On eût dit qu'il fonçait toujours sur un


ennemi. Vous ne croyez pas, Monsieur, que la Guerre lui avait tourné la tête?

— Peut-être î peut-être bien ! grand-père Soubrand. Le brave général s'imaginait sans doute qu'il réalisait un de ses fameux projets de sortie brusquée !

— Et il parlait, il marmottait je ne sais quoi entre ses dents, tandis que son petit chien jappait!...

— Oui, grand-père Soubrand, dis-je, il devait ruminer une de ses illustres proclamations. Ah! le brave général fut bien ridicule devant l'implacable férocité des Prussiens ! Il nous eût fallu un autre lapin tout de même pour nous tirer de leurs serres !...

— Un jour, Monsieur, continue le grand-père Soubrand, j'ai eu l'aplomb de l'arrêter, le général, oui, et de lui parler de la guerre. Il m'envoya promener tout d'abord, vous pensez ; mais, attaché à ses pas, renouvelant avec obstination ma question, il fut bien forcé de me répondre. Eh bien! il m'a dit beaucoup de bêtises, pour m'expliquer comment il avait cherché à débarrasser Paris de l'étreinte des Prussiens! Ah! oui, comme vous dites, ses fameuses menaces de sortie brusquée, d'offensive!... Je ne suis qu'une pauvre bête, moi, Monsieur ; mais, moi, j'ai eu pitié, ce jour-là de cette autre bête incapable, qui s'était montrée toujours faible, et qui n'avait plus maintenant que l'estime de son petit chien !... Et je me suis sauvé, brusquement, parce que j'ai senti tout d'un coup que le général allait pleurer!,.. Di. ne, Monsieur, c'est quelque chose


d'avoir été un général en chef, sur qui reposait la confiance de tout le pays, et de n'être plus qu'un bourgeois qui se promène sur le mail, en compagnie d'un petit chien !... Mais, dites-moi, Monsieur, Joffre, le grand-père Joffre, est-ce que ce n'est pas un peu le général Trochu?

— Oh ! oh ! dis-je, taisez-vous, grand-père Soubrand ! Si l'on vous entendait !

Et je me mets à sourire, donnant à entendre à mon vieil ami qu'il ne faut pas s'attaquer aux gloires de cinéma, aux gloires de légende et aux prestiges consacrés par des miracles!...

Trochu ! Joffre !... oh ! oh !... Il faudra que je surveille dorénavant mes conversations avec ce vieux maçon de grand-père Soubrand, qui m'ap-paraît décidément aujourd'hui plutôt qu'un constructeur un démolisseur d'idoles !


BERGÈRES

Les bergères s'installent dans les champs avec leurs vaches, avec leurs chiens. Elles ruminent, elles aussi, tandis qu'elles tricotent d'interminables bas, debout ou assises à croppetous.

Elles supportent le silence, la solitude, pendant des jours, pendant des mois. Et pourtant elles vivent!

Elles vivent; car elles ne perdent rien de ce qui se passe autour d'elles ; et, si vous les interpellez gaillardement, elles savent bien vous happer du bec, les bougresses qui ne dorment pas.

Mais, ici, la jolie pastoure, comme chantent les poètes, est un mythe. Exceptez deux ou trois jolies filles, et toutes les autres bergères, même jeunes, sont de peu tentante aventure. Elles sentent le chaud des bêtes et pas mal d'autres choses encore. Elles n'ont surtout pas d'âge, ainsi attifées avec des défroques de vêtements et de coiffures. Ce qui est énorme en elles, ce sont leurs pieds, galochés et ferrés, pareils à ceux des garçons. Elles composent alors de vrais personnages pour Van Gogh, au temps de ses oeuvres de Hollande, au temps de ses Mangeurs de pommes de terre, par exemple ; mais,


quelquefois, des dents très blanches luisent dans un visage hâlé; et c'est cela qui, dans l'odeur vigoureuse et roborative des halliers, vous fait tendre le désir soudainement — et gloutonnement.

Quand Cécile s'en va, quelquefois l'après-midi, avec ses trois vaches, la Feignasse cherche vile le prétexte qu'il inventera pour la suivre. Sitôt qu'elle a mis sur sa tête son large chapeau de paille, je le vois rôder, ce bouc ; je le vois mal à l'aise, inquiet, agité. Assurément, il ne peut respirer, vivre, que s'il renifle dans le sillage de la gamine. Elle, elle est vraiment, au contraire, à l'aise ; elle rit, elle court après ses vaches, elle appelle Brutus comme pour aller à la danse. Tudieu ! quel éventrement si La Feignasse pouvait bondir sur elle, l'étaler en croix sur la terre!

La voilà partie ! La Feignasse a trouvé : il jette sur son épaule une pioche ; et il suit la gamine d'un air très détaché ! Vrai, je n'ai pas la force de retenir mon valet. Je n'appelle pas non plus à mon secours la mère La Loupe. D'ailleurs, à cette heure-là, elle s'occupe de ses lapins, de ses lapins gris, argentés et angoras ; et rien au monde ne la pourrait détourner de cette tâche. Ses lapins et ses fromages, c'est sa vie, à cet instant-là de la journée ; de même que, tout à l'heure, elle préparera les légumes de la soupe avec toute sa tranquillité épanouie.

J'ai souvent regardé Cécile et La Feignasse, tandis que les vaches pelaient rythmiquement le pacage. Il l'avait enfin rejointe ; et, assis tout près d'elle,


il bavardait. Il n'osait pas trop aventurer ses mains; alors, il se prenait les pieds, et il les massait. Puis, il lui décochait de temps en temps une taloche ; et il souriait alors d'un air tellement idiot qu'il en était touchant! C'était vraiment une idylle bocagère, sans flux de paroles.

Et quel silence, quelle solitude, autour d'eux ! Le pacage où Cécile conduit maintenant ses vaches, se trouve dans le creux d'une vallée ; et un paysan ne vient guère par ici.

Cécile ne bronche pas. Elle tricote toujours ou elle mange, à pleines dents, un morceau de brioche que La Feignassea pris pour elle dans l'armoire de la salle à manger. Lui, il se dévoue ; il ne mange rien ; il ne veut rien manger, même si elle lui offre des miettes du gâteau. Il est bien trop rayonnant de lui offrir ce plaisir là ! Il veut qu'elle l'ait tout entier !

Quelqu'un, par hasard, passe-t-il sur la route, là-bas, La Feignasse se dresse, et il a l'air de travailler, de plocher, de préparer des fagots ou de supputer le rendement futur du regain. Puis, l'alerte passée, il revient à son poste d'espoir, la gorge plus désséchée que s'il avait tiré la langue pendant une exténuante course, au soleil.

Et sa pauvre station, sa pauvre attente continue. Il est las de se frotter les orteils, de détacher les ordures de ses pieds.

Je me suis souvent demandé comment Cécile pouvait supporter près d'elle, toujours, ce garçon, au fond si peu alléchant —, et qui ne doit, tout de


même, sous un tel soleil, pas sentir très bon de tout le corps. Car, enfin, Cécile, elle, se lave ; elle se baigne ; elle se frotte à la brosse de chiendent ; et je suis bien sûr qu'elle se soigne tout entière ; mais La Feignasse, lui, qui est plus sale qu'un derrière de cochon, qu'une planchette à pigeons, qu'un clapier ou qu'une litière à chèvres, doit fortement malodorer quand il s'approche d'elle, quand il lui tapote les tétons en manière d'agaceries et de caresses. Alors, comment ne le repousse-t-elle pas? Est-ce que, par hasard, Cécile, comme les femmes du Bien Aimé, n'aurait, elle aussi, ni goût ni dégoût? Ou n'est-ce pas plutôt le nez campagnard qui s'habitue très bien, très naturellement et très vite, à toutes les odeurs bonnes ou mauvaises ?

Je vois, en effet, la mère La Loupe respirer, elle aussi, sans froncer le nez, les plus cuisantes odeurs de ses clapiers. Elle les nettoie avec lenteur ; elle les renifle ; elle les remet en état, sans hâte.

Soit ! Cécile supporte très bien ainsi La Feignasse ; mais celui-ci, il n'est pas niable qu'il devient tout à fait ivre, s'il respire les odeurs de basse parfumerie que Cécile vide sur elle.

Alors, avec ses yeux blancs, il se dresse, il fanfaronne et il se jette goulûment sur elle, attrapant des mèches de cheveux qu'il étire avidement entre ses dents. Mais là, la petite se fâche; et, d'une vive poussée, elle bouscule La Feignasse, qui se trouve du coup dégrisé.

Et les heures, dans le vide reposant de la campagne, tombent ainsi, monotones et tranquilles.


Jusqu'au soir, du reste, la scène restera la même avec ces deux acteurs, dont l'un renâcle à l'amour, tandis que l'autre se consume. Et que cela recommence demain, de la même façon, toujours, c'est bien là une chose aussi naturelle que de voir la mère La Loupe descendre vers la serve, tous les soirs, à la même heure, une large feuille de potiron à la main.

Ah ! c'est surtout pour la campagne, en effet, que les heures ont été inventées afin de supplicier les stations d'un lourd chapelet d'ennui !


Le mardi matin, de bonne heure, je vais au marché du chef-lieu du canton. J'ai un peu honte de m'y rendre avec mon âne Ali ; mais, ma foi, tant pis ! Je ne suis pas un paysan ; et je ne suis pas non plus comme tous les paysans d'ici qui faraudent, presque tous, dans une automobile.

Car la guerre, la guerre « fraîche et joyeuse », les a tous copieusement enrichis, tous ces gaillards-là. Croquants, marchands de bois ou de chevaux, marchands de vins ou de cochons, mercantis de tout acabit, ils ont tous, joyeusement, drainé l'argent de la Patrie, et aussi, disons-le, des Alliés. A ce compte-là, ils ont allègrement offert leurs enfants aux canons : la bourse se gonflait ! ... Je sais, je sais que quelques rares familles pleurent encore ; mais le spectacle de gens bien vivants, bien réjouis, bien gorgés d'argent, est-ce que cela ne l'emporte pas sur les deuils les plus amers ? Combien de paysans m'ont dit :

— Mais, Monsieur, la guerre était nécessaire ! De temps en temps, il faut une bonne saignée, si l'on veut éviter la congestion. Il y avait trop d'hommes pour une seule proie ; et puis, tenez, des


gars en moins, ça diminue le morcellement de ht terre ; et l'on pourra alors les employer, les fameuses machines américaines, dont on nous rebat les oreilles; comme si c'était possible dans des petits coins de champs de rien du tout !

La guerre nécessaire ! Pourquoi pas, après tout, puisque seuls les profiteurs restent et qu'ils sont si joyeux ! Ils ne se cachent pas pour le montrer ; et, sur la route, ce n'est pas seulement la nature qui ne se soucie pas de la guerre : elle est plus drue et plus florissante que jamais ; ce sont aussi les paysans et les mercantis qui ont des mines de noce dans leurs voilures, et qui, tout à l'heure, s'entasseront dans les cafés.

Beaucoup de voitures, certes, me dépassent ; mais je ne suis déjà plus humilié, car, lorsque Ali sent une ânesse devant lui, il déclanche brusquement un galop presque impressionnant.

La route est engageante, bordée de luisants peupliers ; et, tout autour, s'étalent des prés, s'alignent des rangées d'arbres, des collines là-bas d'un profond bleu d'outremer.

Ce matin-là, j'ai du. plaisir à rouler sur cette route. Quand on se porte bien, quand la tête est solide, on n'envie rien d'autre que d'aller ainsi au trot d'un âne sur une belle route toute blanche. Certainement, on n'a pas l'âme d'un héros ; on ne peut pas espérer de stupéfier la galerie ; on n'apporte pas quelque chose de la pourriture des Parisiens de Trouville ; on ne fracassera rien en entrant dans le pays ; mais le pays, il commence


tout de même à s'habituer aux airs glorieux du mercauti devenu automobiliste, et à la morgue du marchand de bois, que la guerre a réinstallé devant son coffre-fort. Et, à tout prendre, j'aime autant être l'imbécile qui n'a pas voulu voler pendant la guerre, et, ensuite, piller les stocks américains. Étant internationaliste, rien ne me protégeait; et j'eusse été sacrifié! Dame ! cela dit, je sais que je compte peu ; mais ai-je besoin tant que cela de l'étonnement nigaud de mes concitoyens ? et je fouette Ali qui présente au village une entrée assez convenable. D'ailleurs, est-ce que Jésus n'a pas fait aussi son entrée à Jérusalem, sur un âne? Cela a de quoi me ragaillardir !

Mais tous les cafés déjà sont pleins à éclater ; et, dans les rues, une foule se promène, s'attarde, s'ahurit, devant les étalages. Tout se vend ; tout se débite. Charcuterie, viandes, mercerie et draperie.

Sous la halle, autour de la halle, des bestiaux dont on réclame des prix féroces. C'est la guerre qui continue. Des marchandages épuisants ; toute la rapacité secouée, agitée, flagellée. Les Américains ont passé là et razzié presque toute la vente. Le reste du peuple de France — j'entends ceux qui ne sont ni paysans ni mercantis — peut souffrir une fois de plus ! Tout au plus offrant, aux gens d'Outre-Atlantique. Les paysans s'accrochent là à des goûts de rançonner au delà du juste et de l'injuste pour plus de cent ans. C'est une humanité encore plus affreuse qui se lève. Gens des villes, c'est le paysan qui pompera vos moelles, qui vous


rejettera exsangues ; et le dernier coup de caveçon vous sera frappé par les Financiers et les puissants concussionnaires des Affaires. Voilà pour quelle profitable fin vous êtes allés, en troupeau, à la guerre !

Quels cris dans les cafés, dans les auberges ! Ce soleil de France, quand il luit, comme aujourd'hui, décage les appétits les plus bas. Quels alcools se boivent? On a inscrit sur les étiquettes des bouteilles de gaillardes facéties : « Liqueur de cocu ; Crème de pucelle ; Nectar de baise-mon-cul ! » Cela submerge l'âme. On se sent confus près de ces lascars, qui éclatent, qui beuglent et qui se congestionnent. Ma parole, je ne me sens pas du tout près de ces Français-là ! Après tout, je ne suis peut-être pas Français, si ces ivrognes sont vraiment des Français. J'ai honte, en tout cas, maintenant ; et je songe aux Kabyles, .aux gens de Tahiti, aux sauvages de l'île de Pâques, qui, eux, ne boivent pas !

Je rencontre La Feignasse, qui est venu pour acheter des médicaments. Sa mère se plaint du ventre ; et il va demander conseil au pharmacien. Ces jours de marché, ça ne désemplit pas dans les pharmacies. Chacun vient y chercher une consultation et un remède. On paye le remède, mais on ne paye pas la consultation. On est content de l'avoir filoutée au médecin.

La Feignasse veut d'abord m'interroger ; mais je me récuse.

Je lui dis, cependant :


— C'est que votre mère mange et boit peut-être un peu trop, mon bon Achille !

— Oh ! Monsieur, me répond-il, quasi que non ! Une soupe et un petit rien après, c'est tout !

— Oui, mais les l meurs, mes liqueurs, Achille !

La Feignasse a rougi. Mais il se remet vite.

— Oh ! Monsieur, ma mère n'est point portée sur les douceurs, allez ! Bien sûr qu'il faut que je la force quelquefois pour aider à sa digestion. Elle a plutôt, sauf votre respect, Monsieur, comme qui dirait des vents !

— Eh bien, mon bon Achille, faites péter votre mère, faites la péter, que diable ! Mais pas chez moi, hein ? dans les champs, dans les champs !

La Feignasse rit aux éclats ; et il s'en va tout gloussant, très amusé sans doute de voir sa mère toute fumante sous ses cottes.

On entend des vaches qui mugissent ; et des poules qu'on emporte par les pattes gémissent ; tandis que des cochons grincent comme si on les égorgeait.

Mais, à bien dire, ce sont surtout les petits ânes qui sont ici nombreux. Ils sont dételés, et ils ont apporté des haricots, des tomates, des melons, des fruits, des choux, des poireaux, des pommes de terre, des salades, des carotteset des oignons. Il s'étale ainsi de splendides natures mortes rustiques à même le sol. Les bonnets blancs des paysannes voisinent avec les chapeaux médiocres. Le sabotier a présenté son éventaire de sabots peints, vernis, historiés. Et le bourdon ronronne gravement au


dessus de tout cela. Mais les vrais acteurs, les vrais acteurs toujours, ce sont les petits ânes, les petits ânes noirauds, plus chargés de harnais qu'il est nécessaire, les petits ânes doux, humbles, patients, dont la seule distraction est de braire parfois, la tête levée et les dents pleinement découvertes. Les petits ânes, si nombreux, je le répète, qu'on peut se croire à Tozeur, au pays des petits bourriquots qui portent eux aussi gaillardement d'autres natures mortes, colorées, truculentes, contrastées, à réjouir l'âme d'un peintre barbare et puéril !

Mais voici que ce marché me suggère aussi tout à coup ceci : pourquoi ne sont-ce pas les animaux qui vendent les hommes et les femmes ? Oh ! à dire vrai, cette foule est d'une telle laideur que cette réflexion s'impose. Bien mieux, les animaux n'offrent pas cette hideur énorme, inouïe, des paysans, des petits vieux surtout si velus, si ravagés, si déformés, si gonflés de tumeurs et de loupes ! Et pourtant les animaux de la ferme, ces animaux-esclaves, on ne peut certes pas les exhiber comme les témoignages les plus réussis de la faune terrestre. Quand on songe aux merveilleux félins, on est vraiment loin de compte. Mais, cependant, une paysanne qui ressemble à une oie, a l'air plus bête qu'une oie : elle est le numéro au dessous ; comme un paysan à tête de cochon ne possède pas, assurément, les yeux délurés et bou-geurs d'un porc ; et mou La Feignasse lui-même, qui a une tête de gros rat, est loin d'être aussi fûté,


aussi preste, que le rongeur des greniers et des granges!... Mais je n'ai pas créé toute cette Terre avec tous ses habitants, je prends donc vite mon parti de cet état de choses ; et, sur le point d'atteler Ali pour repartir — au fait, est-ce bien la peine de suivre les jours de marché ? — je tombe sur un brave homme qui fut chargé, ici, du ravitaillement, pendant la guerre, et qui m'en dit long sur les façons d'agir des paysans, qui firent bien tout leur possible pour duper la France.

— Ah ! oui, Monsieur, me dit cet homme, j'en ai vu des tours de coquins, des histoires à vous dégoûter si je vous racontais tout. Et c'était de tels mic-macs là-dedans qu'on n'en finissait pas de repousser les voleurs. Ah ! ça a dansé, l'argent du pays ! On avait établi des catégories de produits, des classes pour les séparer ; ah bien ! oui, c'était à qui s'ingénierait à vous fourrer dedans ; et les premiers filous, ce furent ceux qui auraient dû donner l'exemple de l'honnêteté ! Comme à Marseille, où toutes les boucheries sont de première classe, ici toutes les bêtes livrées à l'année, il aurait fallu qu'elles fussent toutes de première classe ; et c'étaient des maires, des députés qui réclamaient cela, qui essayaient tout pour nous voler! Ça, je sais bien qu'il y en a eu des las aussi au ravitaillement qui se sont enrichis : on se pourrit vite au contact de telles manigances; mais on avait pris souvent les premiers venus ; tandis que, Monsieur, est-ce des maires, des députés, des sénateurs qui auraient dû se faire des gros profits sur le dos du


pays ; d'autant plus que ça a mal marché pendant longtemps, hein ?

— Sans doute, sans doute, dis-je. Ceux-là qui se sont enrichis l'ont fait pour que la France soit riche par eux après la guerre. Ce sont les Ugolins du patriotisme, mon brave !

Il n'a pas compris; et il a dit, en hochant la tête :

— Tout de même, Monsieur, elle aurait pu en crever, la France !


DEUX AMOUREUSES

Marie, une longue gamine éveillée, qui vient souvent à la ferme, n'est plus vierge depuis longtemps. Elle restera vraisemblablement toujours avec ses parents, parce qu'elle est trop faible. On a essayé de lui apprendre la couture, mais le métier n'entrait pas; il a fallu y renoncer. Alors, pendant un an, elle a été employée chez une boulangère-pâtissière de la commune voisine. A trotter dans les rues, par tous les temps (elle portait le pain et les brioches chez les clients), elle a attrapé des rhumatismes. De guerre lasse, elle se tient à la maison, où elle s'occupe un peu du ménage.

Elle s'est choisi à l'école une amie qu'elle chérit. C'est en sa compagnie qu'elle a commencé ses premières « saletés » avec les garçons.

Je n'ai jamais vu un visage plus changeant que le sien. Le matin, au réveil, il est cireux, comme si le sang s'était arrêté de circuler. Quand elle est debout et qu'elle s'est lavée, ses pommettes redeviennent roses dans le ton très fortement bistré de la peau.

Elle a une épaisse chevelure noire, rugueuse, rêche ainsi qu'une crinière de cheval. Ses sourcils,


très épais, se rejoignent absolument; et son nez est mince, long et légèrement relevé. Ses dents ne sont point des « grains de riz »; mais elles luisent très blanches, larges et solides.

De jour en jour, d'heure en heure, pourrais-je dire, Marie a l'air de grandir comme une herbe. Elle sera bientôt trop longue, trop ployante, si elle continue de croître de cette manière.

Le matin, sans honte, elle vient souvent cogner au carreau de ma chambre ; et elle me crie : « Levez-vous, Monsieur, il y a plein de soleil ! » Je m'éveille, et je vois ses yeux s'emplir d'eau et briller ses dents saines.

Son amie s'appelle Marthe. Mais celle-ci est une gaillarde robuste, plantureuse, qui accomplit, dans la ferme de ses parents, plus de besogne qu'un garçon. Elle n'a besoin de personne pour soulever un sac de blé; et elle s'entend mieux que quiconque à brider un cheval ou à détacher le taureau, quand on vient pour une saillie. Pourtant, Marie, toute faible qu'elle est, c'est Marie qui la conduit, comme on dit, par le bout du nez ; car je n'ose écrire ici un autre mot.

On les voit toujours ensemble, par les champs, les deux amoureuses; et, le dimanche, c'est encore ensemble qu'elles vont à la messe, sans souci de ce que l'on peut jaboter. En tout cas, on ne peut inventer certaines choses contre elles deux; car, avant que de se chérir ainsi, sans partage, elles sont allées avec les garçons, autant, ma foi! que des filles le peuvent faire!


Bien des fois, des dames de Paris, venues au pays, ont demandé à emmener Marie; mais malgré les plus tentantes propositions, chaque fois Marie a refusé. Si l'on emmenait Marthe avec elle, peut-être accepterait-elle ; mais toutes ces Parisiennes refusant avec indignation, Marie refuse, elle aussi; et l'on ne peut venir à bout de cette petite caboche têtue, mangée par ses sourcils et ses gros yeux noirs.

Elle sait que, moi, je suis sérieux et que je ne lui demanderai jamais de coucher avec elle; aussi elle me parle volontiers sur les garçons et sur les filles. Elle vient me retrouver quelquefois dans le pré; et, aujourd'hui, en s'alanguissant ainsi qu'une couleuvre dans l'herbe, elle me dit :

— Les garçons, Monsieur, oh! ce que çà me dégoûte, maintenant! Ils veulent qu'on les touche; et c'est moi qui ai besoin d'être caressée, câlinée. Avec Marthe, on s'entend bien. Elle me serre dans ses bras comme jamais on ne m'a serrée; et ça me fait chaud par tout le corps; c'est un feu, un feu, qui monte, qui monte, et, dans le ventre, c'est à croire que ça bouillonne!

Elle me voit sourire ; elle est toute à sa sensation ; et, elle continue :

— Oui, ça se tourne et ça se retourne dans le ventre. Et ce n'est jamais brutal, c'est doux, c'est doux!... Bien sûr que si toutes les filles savaient, elles n'iraient plus avec les hommes; et puis certains jours, je suis triste, triste, alors elle sait si bien me consoler, ma petite Marthe! Ah ! un homme


ne saurait pas me dire les choses qu'elle me dit alors!...

La petite tête de Marie est devenue toute curieuse, ainsi que je la vois si souvent le matin. Alors je lui tape dans les mains, et je la fais revenir à elle. Tout de même, c'est une fichue situation pour un homme. J'ai l'air godiche ; et Marie s'en rend bien compte ; car, enjouée, elle me jette, très vite :

— Oh! que Monsieur ne se frappe pas! Je ne vais pas lui tourner de l'oeil entre les bras! Tenez, ça y est, me voilà vivante !

Elle s'est mise debout ; puis elle se rasseoit tranquillement, toute rose, en face de moi.

Pour elle, ça va, oui! mais ma gêne à moi, c'est bête, continue. Car, enfin, elle est désirable, celte gamine, malgré tout ce qu'elle vient de me dire; et être ainsi, encore robuste, à la campagne, sans être capable de tous les ruts: c'est, en somme, il faut bien le dire, ridicule! Du moins, cela me paraît tel, à moi; et je tiens toujours l'air si gauche que Marie, tout d'un coup, franchement, s'égaye.

Je veux reprendre la conversation; et je parle des champs, des récoltes. Mais Marie sourit toujours; et elle m'inquiète avec ce rose qui lui monte aux pommettes, maintenant si vives sous ses yeux grands ouverts.

Elle s'est allongée de nouveau, et elle ne cesse pas de me regarder. Je ne l'ai jamais vue aussi chatte et aussi amoureuse. Pourtant, bon Dieu ! je ne vais pas me laisser aller, moi ! D'abord, cette gamine, non! non! Elle ne pourrait pas s'empêcher


de bavarder ; et ça ferait des tas d'histoires. Puis elle vient de me dire tout ce qu'elle fait avec Marthe. Alors, Marthe et Marie sur mon dos, ce serait du propre !

Et Marie reste toujours l'angoissante amoureuse. Elle coule vers moi des regards franchement mouillés. Elle crie presque, comme une bête. Elle soupire, elle se plaint. Je vais m'en aller.

Mais elle a pris ma main, et elle la serre, fortement. Je ne peux pas non plus quitter des yeux sa bouche aux lourdes lèvres maintenant toutes rouges. Ses dents s'offrent et mordent le bout de sa langue. Si elle a une crise de nerfs, ça va être gai ! Je regarde du côté de la ferme : personne. Cécile est je ne sais où ; et la mère La Loupe est, à cette heure-ci, sûrement dans sa cuisine. J'ai vraiment envie de m'en aller avant que d'être obligé de dégrafer Marie et de la soigner. Je sens que je vais être soumis à la pire épreuve.

Mais, heureusement, je me suis une fois encore inquiété à tort. Tout se passe bien. Marie pousse un long soupir, serre ses dents à les broyer l'une contre l'autre; et, après avoir détendu d'un coup sec ses jambes, elle ouvre, tout grands, les yeux ; et elle me sourit, apaisée.

Je reviens, moi aussi de loin. J'ai l'horreur des crises de nerfs. Je respire, enfin soulagé.

Et, au bout d'un moment, un chien vient rôder près de nous. Marie et moi, nous le reconnaissons en même temps : c'est le chien de Marthe, c'est, César !


Il nous renifle (les chiens chérissent tellement l'ordure), elle après moi. Il me semble même qu'il nous interroge. Mais non! César, nous n'avons rie» fait! et alors il s'en va chercher Marthe, qui, soupçonneuse, me salue pourtant amicalement. Puis elle embrasse longuement Marie, sans gêne, devant moi; et, toutes deux, enlacées, souriantes, elles s'enfoncent dans le bois,

Ouf! me voilà délivré! J'entends les aboiements de César; et je l'adore, ce chien, ce bon chien!


LA PLUIE

Elle tombe, la pluie. Elle tombe, fine, serrée, interminable. Elle noie dans sa poussière les monts, les plaines et les bois. Les maisons bombent le dos; et, résignées, elles attendent, elle attendent la fin de la pluie.

Depuis ce matin, elle tombe, et c'est la dernière heure de l'après-midi. Depuis ce matin, elle tombe, la pluie, et elle raye le ciel et les arbres de ses longues flèches menues, rigides, inexorables. J'entends sur les toits, sur les chéneaux, le bruit sourd et mat des gouttes pesantes. Je vois là-bas mes chats qui, tapis dans la balle d'avoine, ferment les yeux aux ronrons berceurs de l'eau. Ils sont tranquilles, eux; et ils ne pensent pas, je crois; mais moi, il tombe dans mon coeur un peu de toutes ces larmes qui baigneront toute cette nuit peut-être la plaine et les monts.

Hier, j'ai coupé les roses mortes. La pluie ne va-t-elle pas pourrir tous les boutons, et m'enlever cette joie douce des fleurs qui s'apprêtaient à me réjouir encore ? Mais comme les grosses boules de buis, à l'entrée du jardin, sont lavées de toute leur poussière et de tous les fils de la Vierge tissés-


au dessus d'elles parla clémence de l'été! Ma glycine aussi, ayant acquis de nouvelles forces, s'enroulera alors plus épaisse autour des découpures de mon, balcon; et la vigne, la vigne qui tapisse les murs, a également besoin de toute celte pluie lente et douce.

Je n'entends plus les oiseaux. Les pigeons aussi ne volent plus. Seules, dans le pré, voici mes vaches qui ont à coeur de tondre toute l'herbe avant la nuit.

Dans tout ce gris argenté, je songe à tant de paysages japonais vus au travers des estampes. Je songe à des petits ponts, à des îles fleuries, à des pagodes vernissées que la pluie là-bas amoureu-sement caresse. Je revois les petits personnages, jambes nues, qui se hâtent, le dos courbé, sous le pavillon de leur large chapeau ; et mes canards, eux, qui barbottent dans l'eau, dans le douillet de la vase, Keibun l'animalier les a dessinés maintes fois, en plein vol, le cou tendu et l'oeil fixe, ou encore redressant, les pattes écartées sur le sol, leur cou trapu et court. Pourquoi, pourquoi aussi bien la pluie est-elle en général d'aspect japonais? Je veux dire pourquoi surtout fait-elle penser aux paysages japonais? Mon La Feignasse, évidemment, n'a pas cette idée ; mais, moi, qui suis odieusement corrompu par les musées, par les estampes et par les admirables toiles du haut Van Gogh, je ne puis échapper à cette idée que c'est surtout pour les Japonais que la pluie a été inventée.

Sans doute, sans doute, elle existe bien pour


tous les paysages du monde ; salutaire et généreuse, elle engraisse les moissons ; et le paysan, parfois, qu'il soit de Hongrie ou d'Auvergne, la bénit et s'en trempe avec jouissance les os ; sans doute, sans doute elles sont belles aussi nos montagnes et nos rivières, tandis que l'eau ruisselle des nuages amoncelés et des pesantes outres du ciel ; mais laissez-moi la grâce de chérir surtout les paysages mouillés et fantastiques des Kantei, des Motonobu, des Hokusaï et des Bunrin, où l'on voit, enchantés, des monts perçant l'écharpe des nues, des pagodes à chéneaux retroussés, des pins déchiquetés et se profilant sur le monotone fond des ondes célestes.

Pourquoi, pourquoi, dès qu'il s'agit de spectacles de la terre, pourquoi ne puis-je pas les contempler tels qu'ils sont, naturellement ? pourquoi, malgré moi, ma pensée va-t-elle toujours à des tableaux de musées, à des interprétations de peintres, à quelque chose enfin de l'homme, le meilleur peut-être qui s'est ajouté à la beauté naturelle du spectacle? Ah! oui, c'est là, c'est bien là, je le sais, l'oeuvre de la pourriture des musées, l'emprise de l'artificiel, la recherche de la littérature, de l'art quand même, qui empoisonne peu à peu notre vie, et qui nous brise, qui nous angoisse, qui fait de nous de pauvres êtres douloureux et terrifiés !

Et je sens bien que je m'ennuie, que je m'ennuie de regarder maintenant cette eau qui tombe, qui tombe !... Peu à peu, lentement, lentement, elle noie mes forces physiques. Le supplice est lent, mais je le sens inexorable. Il aura raison de moi,


de toute ma résistance, de tout mon courage. Il y a tant de drames dans la vie, tant de drames à subir, que le soleil, seul, à force de chaleur, peut atténuer !

Et puis surtout, après la pluie, le silence est plus lourd encore, tout est figé, durement immobile dans les premiers plans ; seuls, les fonds s'estompent dans la brume ; les arbres sont chargés comme de givre, et les monts sont découronnés par les effilo-chements des nuées. Tout est luisant, et une forte odeur monte de la terre. Les haies d'épines sont d'un uniforme vert tendre métallique; et les houx sont vernis. Puis le brouillard vient de la montagne et noie tout : les villages, les arbres de la plaine et les arbustes de mon verger. Tout est constellé de globules d'eau ; et l'escadre affamée des canards pousse de furieux appels.

Mais demain, demain, le soleil refleurira. Mes roses s'épanouiront en fanfares de couleurs et de parfums ; et leur grâce fragile paradera sur des tiges redressées et brandies. Oui, demain, mon coeur repartira vers la vie ; il s'élancera vers la fragilité du bonheur ; il bondira vers des joies éphémères ; mais qu'importe, lui et moi, nous avons déjà trop supporté cette pluie, celte pluie lente, lente, qui apporte maintenant les fumées des usines du ciel ; et, dans le poudroiement et la vaporisation de ses ondes, les funèbres écharpes de l'éternelle Douleur !


MODIGLIANI ET LES PORTRAITS D'AMOUR

Les deux filles de l'auberge du pont eussent été des modèles accomplis pour le peintre Modigliani ; car, très longues et très sveltes, elles portent ce haut col qu'il aima tant à placer sous un visage au long nez. ;

A elles deux, elles n'ont pas quarante ans ; et elles se parent du joli teint d'abricot, qui fut, avec un dessin hautement noble, la signature de ce peintre original.

Certes, il eût. chéri de la plus vive passion ces deux soeurs aux grands yeux qui embrasent les nombreux passants devant l'invitante auberge, toute perdue dans la vigne vierge et dans les fleurs.

Car ils viennent de partout, les hommes, pour les voir, ces hautes garces! Même les gamins suivent les jeunes hommes et les vieillards; et, comme la rivière est là, tout près, on trouve mille raisons pour rôder autour de la maison où flambent les deux torches vivantes.

Car, vraiment, ce sont deux torches incendiaires, deux torches à cataclysmes et à épouvantements humains, que ces deux filles dures, impénétrables


et qui brûlent par tout leur sexe, remonté, dirait-on, à la bouche charnellement rouge, et aux yeux plus chargés de toison qu'un buisson d'épines.

Devant de telles Salomés ou Salopées, — et le mot vulgaire n'est pas assez fort pour exprimer tout le rut qu'elles dégagent ! — devant de telles Salomés, le roi Hérode, brûlant ou brûlé, n'eût pas accordé la tête de saint Jean-Baptiste, mais le torse encore, le corps tout entier. Et quand elles se promènent autour de leur demeure, qu'elles ne quittent même pas pour aller en ville,—je ne ais ce qui les retient ici ! — c'est une lourde atmosphère-de féroces désirs qu'elles installent, et qui fait de tous ces hommes attendant à l'entour des chiens baveux, comiques et aussi, parfois, cruellement tragiques !

Les deux soeurs ne se laissent, pas, du reste, approcher. Elles rôdent, pareillement vêtues, pareillement demi-nues; et, superbes d'indifférence, elles s'épanouissent, au plein été, ces deux fleurs assassines, ces deux fleurs dévorantes, pour la conquête desquelles tous ces hommes qui les couvoitent, plus valeureux que les Argonautes, sont prêts à s'entre-déchirer et à s'entr'égorger.

Ah ! certes, j'avoue qu'il est impossible de ne pas goûter, de toutes ses forces, ce régal de chair ; ce redoutable parfum charnel ; et quand on les voit passer, ces deux terribles femelles, ployantes comme des lionnes, ou redressées comme des épées, un âcre désir vous prend rudement à la gorge ; et je me demande, moi, comment tous ces hommes-


chiens, moi compris, peuvent résister au crime, et ne pas ensanglanter, de leurs furies enfin satisfaites, ces deux irritantes créatures au long col, qui ont vraiment, ah! vraiment trop l'air de se f..... du monde !

Je les ai, moi, le premier, souvent regardées et je les regarde encore, parce que surtout — et il est prudent que je me tienne à cette évocation ! — elles me rappellent certains beaux nus d'une noblesse si singulière, que Modigliani nous laissa, au jour de sa mort précoce.

Certains beaux nus !... Oui, car il est aisé de les imaginer nues, les deux magnifiques soeurs. Elles sont si déshabillées qu'il est possible de découvrir la longueur de leurs jambes, la minceur de leur torse, cabré et élastique, — et aussi de discerner la rondeur de leurs hanches, galbées et remuantes. Et ce ton d'abricot dont se pare leur visage, il est certainement épandu partout; et cela, cette offrande de chair, elle est bien à Modigliani, comme la chair ardemment rouge est bien à Renoir!

Lui,, le jeune peintre italien, il aima de tout son coeur ces créatures qui étaient pénétrées de l'ancienne morbidesse de son pays. A certains jours, les deux filles de l'auberge ont cet alanguissement qu'il rechercha. Il eût réalisé d'après elles de beaux portraits d'amour ; ces portraits qu'il dessinait d'une soudaine et impérieuse volonté, — arabesques qui ne souffraient aucun repentir et qui inscrivaient sur la toile ou sur la page blanche, le plus hautain et le plus orgueilleux des verdicts.


C'était, certes, le triomphe de la plus passionnée sagesse et du plus rare amour.

Chaque fois que je revois les deux soeurs, je revois vos admirables dessins, Modigliani ; et c'est cela, je crois, qui, au fond, me détourne des immédiats désirs. J'aime les deux soeurs au travers de vos dessins uniques.

Je les imagine nues devant vous, si volontiers, ces belles filles, Modigliani chaste, Modigliani mystique ; et je connais tellement de vos beaux dessins, qui sont les dessins d'après ces deux jeunes filles que vous n'avez pas connues.

Vos beaux dessins d'amour! De même que vos peintures, on ne nommera plus autrement vos dessins. Car, quelle passion faut-il contenir en soi pour extérioriser, de la pointe du crayon, d'une seule arabesque légère, tant de style et tant de noblesse vivante?

Vous êtes parti de la rude image étrusque, et vous arriviez, quand la mort vous a pris, à la délicatesse et à la grandeur des plus séduisants Florentins. Et pourtant, votre âme secourable s'en tenait aux humbles, aux enfants et aux filles des pauvres aventures. Rarement, vous avez fait poser devant vous une femme du meilleur aloi. Mais quand cette chose-là vous advint, la réussite eut alors un tel éclat et une si incomparable distinction, qu'il n'est plus guère possible de vous préférer un autre peintre. Oui, je sais : peinture italienne, mièvrerie! ah! laissons dire les cuistres qui demandent pour la femme, toute volupté et tous délices,


la sévérité puritaine et les génitoires du taureau !

Modigliani, lui, n'aima que la douceur de vivre, que la tendresse ingénue devant les drames humains. Les femmes-colombes, les créatures fragiles, forment le tout le plus accompli de son oeuvre ! Même des filles plus âpres, peintes en passant, ont un long regard de gazelles effarouchées. Ah ! qu'il aimait la Femme, celui-là, en grand-frère d'infortune ; en poète lâche devant toutes les séductions et toutes les ivresses ! Et leurs yeux, et leurs cols et leurs mains, il les dessina, et il les représenta de tout son amour, avec des émotions dissimulées, avec des sanglots intérieurs. Car, il est impossible d'autre manière d'atteindre à une telle grâce douloureuse, à un tel état sensible ! Figures donc et portraits d'amour, c'est là toute l'oeuvre de Modigliani ; cette oeuvre qu il allait dépasser, et qui s'est arrêtée au moment où il se préparait à peindre les fresques les plus modernes, les plus ingénues et les plus décoratives, pour les murs de nos plus doux rêves et de nos plus intimes féeries !


NAÏADE

Il faut qu'on surveille Brutus. La chienne ne doit plus vagabonder, ainsi qu'elle le faisait avec tant d'ingénuité. C'est la Feignasse qui vient de m'avertir qu'il y a des chiens enragés dans tout le département ; du moins une affiche, apposée sous les grillages du tableau de la Mairie, en informe-les habitants, M. le Préfet ne veut plus que les-chiens vagabondent ; et La Feignasseen est fort, irrité.

— Pensez, Monsieur, me dit-il. Tous les ans à pareille époque, ils sortent la même chose; c'est comme pour la fièvre des vaches, elle arrive toujours au même mois de l'année. C'est dommage qu'ils ne puissent pas régler ainsi les épidémies humaines. Monsieur croit qu'il y a tant que ça des chiens enragés ?

— Dame, Achille, ça arrive ! lui dis-je. Il vaut mieux prendre des précautions. Ah ! ça, j'avoue, mon brave, qu'à Paris, il s'en fichent des chiens enragés !

— Pourtant, c'est là qu'ils pullulent, les clebs ! dit Achille, qui a naturellement rapporté de la guerre un peu d'argot.


— Oui, mon bon ! Mais à Paris, le chien est sacré, tel autrefois le crocodile en Egypte. Ils

peuvent pulluler, à Paris, les clebs, comme vous dites, mon brave Achille, personne n'ose les toucher. L'impôt les respecte et la police les protège. Ils peuvent, dans les rues, au beau milieu des trottoirs, déposer toutes leurs ordures, les agents, paternels et stupides, leur tiendraient au besoin la tête. Et, pourtant, Dieu sait s'ils sont laids, affreux, répugnants, les chiens de Paris : chiens sans poils ou avec trop de poils, affreux lèche-sexe, chenilles et descentes de lit ! Mais plus ils sont laids, plus ils sont couvés par les imbéciles, mâles et femelles, qui les promènent. Et des ordures, et des ordures, à en pavoiser les trottoirs !

— Alors, Monsieur, ils sont si dégoûtants que ça, les Parisiens ? demande Achille.

— Oui, Achille, ils sont si dégoûtants, comme vous dites. Mais c'est toute la France, allez, qu'on pavoise d'ordures. Toutes les races latines et du soleil aiment la merde ; du reste, c'est de tradition ; autrefois, mon bon, nos rois dans leurs palais chiaient en public !

Ça fait éclater La Feignasse, qui, lui, préfère porter sa peste loin de la maison, dans le bas du pré. En plein air, le derrière à l'air, par tous les temps.

Il me dit cela simplement, ingénument. Puis il revient à Brutus :

— Eh bien, Monsieur, c'est pas sûr moi qui embêterai ma chienne ! Elle peut bien toujours cou-


rir! Tenez, l'année dernière, les gendarmes ont tué des tas de chiens. Bien sûr qu'ils n'étaient pas tous enragés, allons ! Vous croyez qu'ils y connaissaient quelque chose? Qu'on tue tous les chiens de Paris ; mais les chiens de la campagne, ils sont utiles, eux; ils ne sont pas laids, aussi, comme les chiens de Paris !

Ici, La Feignasseexagère. Car, si les chiens des villes sont pour la plupart d'affreux bâtards, anonymes et inconnaissables, on voit, aux champs pas mal de chiens aussi inconnus. Mais, certainement, ils n'ont ni paletots ni décorations de poitrail ; et cela fait qu'on les supporte et qu'on s'habitue volontiers à eux.

Et puis ils sont si cocasses à regarder ! Le matin, à la ferme, rien n'est plus amusant que de voir ma chienne Brutus jouer avec les plus jeunes chats. Elle les prend doucement dans sa gueule; elle les porte dans des coins chauds ; elle les abat et elle les relève à coups de patte. Tout en jouant, elle a un bon oeil attendri, un air confiant de franche crapule. Les chats, pourtant, ne se font pas faute de lui arracher des poils, de lui griffer le nez et de lui menacer les yeux. Mais l'accord reste parfait. On se fait, de part et d'autre, des concessions.

L'ennui, ce sont les puces. La chienne en est infestée. J'ai beau dire à La Feignassede laver souvent Brutus ; il promet, et il ne la lave pas. Les puces ne l'incommodent pas, lui.

— À peine une petite rougeur comme une tête d'épingle, Monsieur, me dit-il.


Il a de la chance. Pour moi, c'est un ravage ! Heureusement, la chienne a trouvé un moyen sûr pour se débarrasser momentanément de ces redoutables parasites.

Elle s'asseoit dans l'auge à demi pleine d'eau ; et, quand les puces, chassées des fesses, du ventre, des pattes, ont toutes cherché un refuge sur sa tête, elle la plonge dans l'eau, et elle noie ainsi toute une fournée de ces agiles diptères.

Du reste, c'est après l'avoir vu agir, que La Feignasse, délibérément, a décidé que la chienne se baignerait bien toute seule.

Et puis, et puis, lui, il ne se baigne pas. Pareil à presque tous les paysans, il estime que la rivière est faite pour les bêles, pour y prendre du poisson, pour y chercher du sable, et c'est tout. D'abord, en été, par certains jours, on y attrape des fièvres, ça, c'est un fait connu ; et La Feignasse ne veut pas en démordre.

Pourtant, Cécile se baigne, elle. Elle revêt une petite culotte, une chemise courte, — et elle se jette à l'eau. La Feignasse, éperdument heureux,, la regarde; mais il préfère tout de même que son corps à lui macère dans le suint des crasses. Cécile et moi, nous ne pouvons pas arriver à lui faire honte de sa malpropreté. Il s'en moque.

— Mais vos pieds, Achille! lavez au moins vos pieds! lui dis-je, espérant que, de là, il montera jusqu'au ventre.

Il sourit, et il étale, candidement, ses pieds nus et crasseux, qui mijotent dans la paille de ses


sabots! Certainement, il est orgueilleux de son ordure; car il sourit d'un aimable sourire bête à toutes nos objurgations.

Par exemple, il trouve très bien que Cécile, elle, se baigne; et la petite ne s'en prive pas, dès qu'elle peut s'échapper de la ferme. Même, maintenant, avec les fortes chaleurs, elle ne met plus de culotte; et elle se figure que sa chemise, bien que collée à son corps, suffit à tout cacher? Au reste, qu'a-t-elie à cacher? Elle a un corps svelte et aplati de garçon ; et les poils de son sexe sont si blonds que la chemise de grosse toile suffit à les effacer. On la regarde sans idée de la posséder. Toutefois, je ne suis pas aussi sûr de La Peignasse que je suis sûr de moi ! Moi, elle m'amuse comme me divertirait un jeune animal ; mais les yeux luisants de La Feignasse révèlent certainement des pensées plus brûlantes. Je reste à la regarder jouer dans l'eau.

La rivière est limpide, bleue, verte et rose. Elle a, en son beau milieu, sur des ronds de gravier, de lourdes plantes aquatiques, longues et fines. Elle chante en coulant; et elle s'attarde par places à laver le panache des saules.

Cécile joue là-dedans ainsi qu'une jeune chèvre. Elle montre ses dents, chaque fois qu'elle lève la tête hors de l'eau. Sa chevelure se mêle à la chevelure des joncs. Pour se reposer, elle va s'asseoir sur un des petits ronds de gravier; et si La Feignasse est encore là, il hennit de désirs de la voir nue là-bas, au delà de cette bande d'eau, que son


tout puissant amour de la crasse lui interdit de franchir.

Souvent Cécile descend ici avec ses vaches et avec Ali; et elle monte sur Ali à califourchon. Elle est alors attirante, ainsi, d'une vigoureuse séduction; et ses longues jambes nues prennent naturellement la pose antique, la pointe basse, qu'on voit sur les métopes des temples grecs. Car elle n'a point peur, et elle ne se raccroche pas à l'encolure, même quand Ali renâcle. Elle est un bon petit cavalier,qui cherche le fond de sa selle; et elle a des mouvements d'une grâce garçonnière et robuste. Les peintres de mon temps qui sont stupides et qui ne voient rien, ne sont pas là pour voir cet âne et cette amazone. Ce joli spectacle m'écarte d'avance du plus grand nombre des tableaux que cet été est en train de nous préparer.

Et, un peu fanfaronne, Cécile revient à la ferme, toujours montée sur son âne, et précédant ses vaches. Le soleil l'essuie en cours de route; et elle passe dans les champs, sous les voûtes d'arbres, comme une petite pastoure qui siffle une chanson, avec des envies de danser et de sauter qui remuent, électriquement, ses mollets et ses cuisses.


GAMINS

Un. gamin sacripant est celui qui habite au Moulin, et que l'on surnomme le Péteux. Il n'est pas de farces qu'il n'invente pour damner sa grand' mère, pour la réduire aux pires épouvantes : hérisson qu'il cache dans le pétrin, sauterelles qu'il jette au fond des bouteilles, chat qu'il fait bouillir, lapins qu'il lâche dans les champs, etc., etc. La bonne femme vit seule avec lui, et elle en voit de dures. Il a une mine de jeune hibou; il est maigre comme une trique et très blond ; il est alerte et robuste ; et il dit que les chaussures le fatiguent. Il va donc toujours pieds nus, par les chaumes, par les chemins caillouteux, à toute haleine sans jamais se blesser. C'est un gamin à jeter un soir dans un puits.

Le Germain et le Pitou, deux orphelins élevés par leur tante; l'un, court et musclé; l'autre fluet et long. Ils rôdent toute la journée en semaine par les champs et par les routes, pieds nus ou chaussés de souliers trop lourds. Leur joie, c'est de bar-


botter dans le purin, dans la boue, d'être plus sales que le cochon dans son « tet ». Et, toujours, par dessus tout, ils ont un appétit féroce qui les jette sur toutes les nourritures, qu'ils engloutissent gloutonnement, en buvant de temps à autre de grands coups d'eau.

Les deux gamins du beau pêcheur de la rivière, vivent toute la journée dans l'eau ainsi que des grenouilles, n'en sortent que pour avaler de grosses soupes; — et, une minute après, se moquant de la congestion comme un poisson d'une pomme, ils plongent et nagent. Leur petit corps est bistré, cuit par le soleil. L'un de ces gamins a neuf ans, l'autre, sept. Quand ils ne sont pas dans l'eau, c'est qu'ils ont trouvé à tirer la queue du cochon ou à attacher le chien à un traîneau. Mais l'eau, l'eau reste le plus attirant de leurs jeux; ils font tout dans l'eau; ils y entrent pour pisser ou pour poser culotte; et ça les amuse de voir leurs saletés, s'en aller au fil de l'eau, comme des débris de poissons. Ce sont eux, ces deux gamins, qui ont la charge du bac. Ils tirent sur la chaîne, et ils font passer la rivière aux ouvriers, aux bergères, et à tous ceux enfin qui ont affaire de l'autre côté de l'eau; et ils accomplissent leur lâche avec entrain, qu'on leur donne des sous pour eux ou qu'on ne leur donne rien !


Un autre gamin terrible, c'est le fils de l'aubergiste du village. Mais il est ingénieux et vif. Il a neuf ans, et il n'a pas son pareil pour tailler des toupies en buis on en bois de houx, qu'il trouve presque aussi dur et, en tout cas, plus léger. Pour fumer, ainsi que les hommes, il coupe toutes les baleines des vieux parapluies, et il en fait des cigarettes (ça brûle!), sur lesquelles il lire à en perdre la respiration. Le maïs, en feuilles, est pour lui aussi un excellent tabac. Mais il est très porté sur sa gueule. Alors, voici ce qu'il invente : quand il veut manger une volaille, il tue dans les champs, la poule d'un voisin; il la plume, la rapporte toute écorchée, et il dit à sa mère, bonne âme pétrie de miséricorde, que c'est un pingouin qui est venu de la mer s'abattre dans la rivière. Une indigestion (tant il en mange!) s'ensuit; mais il en est très satisfait, car sa mère lui fait boire alors des petits verres de rhum.

Il est des journées entières en fuite, on ne sait où. Souvent, il faut l'aller chercher dans les coins les plus cachés de là rivière, et le ramener à coups de pierre. Le père, seul, se fait obéir; mais il n'est pas toujours d'humeur à courir après son fils.

Il y avait bien, pour essayer de bonifier cette petite vermine, l'église. Mais, enfant de choeur, il buvait le vin du Sacrifice, il chipait la brioche qu'on venait de bénir, il tirait les sous du tronc avec de


la glu. Puis il se pendait après la corde des cloches, et il sonnait, à contre-coups, d'étranges alarmes. Il fallut le renvoyer à son père, qui, un peu secoué de vin ce jour-là, fît de son fils une pelote de meurtrissures et de bosses.

Aussi, le gamin, est resté, de rancune, quasi furieux. Les jours de marché, il s'embusque sur la route, et il effraye les ânes. Les vieilles femmes le redoutent assurément plus qu'un chien enragé ! Son père se demande s'il faut le tuer; mais la mère, qui adore son gamin, jure qu'elle saura bien l'amender; et la petite crapule continuel...


LES CHÈVRES DIABOLIQUES

Ma ferme compte quatre chèvres diaboliques. J'entends bien que toutes les chèvres sont diaboliques. Je sais qu'il est impossible de regarder, dans la campagne, le soir, une chèvre, sans songer aux monstres les plus démoniaques et les plus hallucinants; je sais que toutes les chèvres ont le chanfrein armé de la grosse sauterelle, les yeux endormis et la barbiche des gnomes ; je sais tout cela, c'est entendu ; mais, tout de même, mes quatre chèvres sont, plus encore que les autres chèvres, diaboliques.

D'abord, elles marchent toujours l'une derrière l'autre, nez contre fesses, comme si elles étaient liées par je ne sais quel maléfice; puis, quand la mère La Loupe les a attachées à leurs piquets, dans le pré, elles font, avant que de brouter aux buissons, plusieurs tours nettement circulaires, toujours le même nombre de tours, donnant à penser qu'elles ont d'abord à obéir à des lois mystérieuses et magiques.

Enfin, elles sont noires des pattes au sincipul, avec une étoile blanche exactement entre les deux yeux, étoile en forme de lampe juive vue d'en


dessous — ; et jamais l'on ne vit, m'a-t-on assuré, pareilles chèvres ainsi marquées au pays d'Auvergne, où sont chèvres renommées, pesantes, et de bon lait tout onctueux de crême !

La mère La Loupe, qui est simple et toute farcie de préjugés, aime pour tout cela encore moins mes chèvres que les autres chèvres ; et elle tente bien tout ce qu'elle peut pour m'en dégoûter.

Hier, elle m'a dit :

— Je vois que Monsieur regarde souvent ses chèvres. C'est bien des sales bêtes, n'est-ce pas? On dit que leur lait est bon pour les poitrinaires ; mais puisque Monsieur n'est pas poitrinaire, je sais bien ce que je ferais, à sa place !

— Et que feriez-vous?

— Je les vendrais tout de suite à qui les voudrait prendre, dit-elle. Ça ne me dit rien, à moi, ces longues têtes lourdes à barbiches ! C'est des bêtes à sorcières, tout ça !

Et la mère La Loupe hoche la tête, en mordant ses lèvres.

— Alors, lui dis-je, vous croyez donc aux sorcières ?

— Bien sûr, Monsieur! Faut bien ! me répond-elle. L'hiver, c'est pas rare, là-bas, au bout du bois, de voir des feux qui dansent — et de vives apparitions toutes blanches, surtout quand le ciel est mi-éclairé par la lune. Et vos sacrées chèvres, Monsieur, pour sûr qu'à ce moment-là, je ne les voudrais point voir ! Elles doivent avoir des yeux de feu, que j'en ai le frisson à y penser !


Et c'est vrai : elle tremble, la mère La Loupe ; aussi je ne tente point de lui faire entendre raison. C'est son fils qui s'en chargera. Lui,'il adore les chèvres ; et, tous les jours, il boit des bolées de leur lait, qu'il Irait lui-même dès le matin; car il nous assure que rien ne « remet » la poitrine comme ce lait-là

Cécile, elle, n'est pas non plus très amoureuse de mes chèvres; et, à la tombée du jour, à l'heure de la chouette et de la chauve-souris, quand elle les va chercher au pré les sales chèvres, pour les rentrer, elle trouve aussi que leurs barbiches s'allongent en vraies barbes de démons ; et elle n'a pas peur, non ! mais elle a hâte de les pousser à l'écurie ; car elle n'aime certes pas les mener, dans la nuit, l'une derrière l'autre, l'une sautillant, l'autre boitillant, ainsi que des vieilles femmes noires. A La Peignasse, qui est un esprit fort, Cécile n'ose rien dire, toutefois; mais, lui, il devine les inquiétudes de la petite ; et, le plus souvent, c'est lui qui va chercher au pré les chèvres, les vilaines chèvres maudites.

Alors, il faut voir de quelle manière il les ramène !

Ah ! il s'en moque, lui, des loups-garous, des Dames blanches, du grand Brûlé et de la poule huppée ! Tout ça, c'est des histoires de bonnes femmes et de curés ! dit-il. Et il jure que s'il lui en prenait envie, il saurait bien, la nuit venue, dégonfler tous ces fantômes qui courent les bois.

Mais il a beau dire tout cela, la mère La Loupe qui est toute pleine Je superstitions, et toujours


suante de peur, de même qu'elle ne peut regarder sans trembler un crapaud, un lézard, un hérisson, une musaraigne, un chat-huant ou une salamandre terrestre (pensez ! ce dernier animal a la faculté de régénérer un membre qu'il a perdu !) — la mère La Loupe ne peut davantage regarder avec plaisir mes chèvres; et si Cécile, tout de même, « se remonte », elle, la mère La Loupe, elle mouille toujours ses cottes quand elle voit mes chèvres dans le noir. Je suis bien étonné qu'elle ne les égare pas ou qu'elle ne les empoisonne pas. Oui, je sais, c'est son fils qui la retient. Puisque Achille boit presque tout le lait de mes chèvres, et puisqu'elle croit qu'il a la poitrine faible, il faut bien, à tout prendre, les garder, les sales bêtes ! Et, en disant cela, elle pince, de ses dents pointues, jusqu'au sang, ses lèvres minces.

Ça, je le dois bien dire, c'est vrai : les chèvres ne se font guère chérir. Elles bêlent sans cesse comme de vieilles radoteuses, qui délirent doucement et interminablement.

Elles portent des cornes courtes et courbes, et une barbiche en pointe, longue et roide. Et elles vous agacent avec leur manie de se jeter toujours dans les jambes des vaches. Mais, cependant, jeunes surtout, elles sont des petites maîtresses délicates. Elles recherchent les feuilles des buissons, celles que l'on n'a pu fouler du pied ; elles ont la bouche fine, répète-t-on ; et c'est pourquoi vous les voyez si aisément en escalade au flanc des monts, là où vous ne pouvez pas aller ; puis, les


fines petites crottes rondes qu'elles laissent tomber sans s'en apercevoir, leur queue menue relevée en panache !

Elles ont, c'est vrai encore, des yeux bizarres et un pis souvent trop lourd; et celte dernière quasi-infirmité les oblige à marcher tout de travers, et vraiment sans grâce ; mais, le soir, quand je les vois, les chèvres, en troupe, près de la rivière, et attendant le moment de sauter en barque, assurément c'est un tableau tout fait pour un sabbat, un tableau qui eût enchanté Goya ; de même que, ce matin, Cécile en me montrant deux poules plumées, deux poules très hautes sur jambes, m'a tiré un cri d'enthousiasme, tellement ces deux volatiles ainsi présentés étaient frénétiquement cocasses et tragiques !

Et j'aime mes chèvres parce que je sais qu'en Russie, c'était, avant la Révolution, l'animal des Juifs. Ils n'avaient comme compagnie animale que ces quadrupèdes qui leur ressemblent tant. Mêmes nez forts en forme de chanfreins, mêmes yeux bizarres et aigus, mêmes barbiches minces et recourbées; et, alors, si j'imagine des départs de sabbats pour un sacrifice de Goym, il me plaît de penser que des chèvres, telles mes chèvres diaboliques, servent de montures, par des nuits sans lune, à de caducs Mardochées et à de séniles Rebeccas, armés de balais et de lardoires.


PETITE VILLE

Ce matin, après avoir présenté toutes mes recommandations à la mère La Loupe, à la Fei-gnasse et à Cécile, je suis parti pour la ville voisine.

J'ai là une maison, avec un jardin qui domine, de sa petite terrasse, toute la partie ancienne de la ville, barrée ici de tout un côté par de hautes montagnes, superbes et imprévues. Des montagnes tout à fait en décors de Salammbô, au « défilé de la Hache ». Des montagnes qui offrent des gorges, des panaches d'arbres, des villages accrochés sur leurs pentes, des villages aux jolies maisons d'ivoire, et, tout au fond, tout au creux, une étroite rivière, à allure de torrent, qui actionne des usines.

Que de fois, de ma terrasse, j'ai regardé la vieille ville, entassée, serrée, formant comme une même carapace de toits, de laquelle émergent une tour à apparence de beffroi, et dans le bas, près du vieux cimetière, des clochers bas et carrés de lointains moutiers ! Que de fois j'ai pensé au suint de cette vieille ville, abritant toute une population ouvrière, frottée d'huile, d'émeri et de


la crasse des rues étroites, jamais balayées, jamais lavées, sauf quand les pluies font autant de torrents de ces rues de boue, si serrées que le soleil ne peut y glisser qu'en lanières !

Pour les visiteurs d'un jour, c'est un attrait certain, tout ce moyen âge, tout ce vieux tout qui est aujourd'hui fort à la mode, tant nous avons peu de création en nous, tant nous nous sentons débiles devant tous ces caducs quartiers à démolir, à incendier, pour reconstruire du neuf! Oui, c'est fort bien, en passant, en courant, de déclarer que ce pittoresque puant est du meilleur aloi; mais celui qui aime la lumière, le soleil, le confortable, l'hygiène, — celui qui, avec toutes ces aspirations, venu d'ailleurs, vit là-dedans, quel peu enviable sort !

Seuls, ils n'en sont point accablés ceux qui naissent dans cette mousse des pierres, dans cette vétusté du bois et du plâtre, dans cette nécrose des choses. Car, alors, pour la plupart, pour presque tous, le cerveau vieillit lui aussi tout de suite, ne pense pas, ne rêve pas un au delà possible. Sortir sur la porte, manger sa soupe sur un banc, regarder l'étroite rue nauséabonde, parler et se remettre au travail, voilà, avec, parfois, de grosses farces rabelaisiennes, avec des ivresses pesantes, avec des coups de passion, la médiocre vie de toute une population parquée dans des logis sales, inconfortables, obscurs, qu'admirent, en se promenant, par les beaux jours d'été, les excursionnistes des villes thermales si abondantes


autour d'ici, et venus pour voir la ville curieuse et les bêtes non moins curieuses qui la peuplent !

Dans le haut de la ville, c'est à dire où commence la ville neuve, le coeur bat plus librement ; on ose enfin respirer, on ose marcher; et c'est, tout autour, ou le majestueux écran des montagnes ou l'infini de la plaine. La ville, alors, ici, la ville nouvelle ne supporte plus l'entassement ; et elle s'éparpille dans un désordre pleinement déréglé.

Mais, il le faut bien dire, la ville entière — vieille et nouvelle — somnole et croupit; et telle quelle, elle est satisfaite de sa vie et, en particulier, de son maire qui l'administre depuis d'interminables années, et qu'elle appelle l'organisateur.

Un habitant, un chapelier, me donne en ce moment, avec gaîté, les justes raisons d'aimer et. de conserver ce maire :

. —: Songez, mon cher Monsieur, me dit-il, nous avons essayé entre temps deux autres maires; ah bien ! ouiche, c'était tout de suite la ville endettée, la ville perdue, sombrant dans des tas d'embarras. Car, enfin, nous n'avons pas besoin, par exemple, d'hygiène, nous ! nous sommes nés malodorants ! Nous n'avons pas l'humeur non plus à supporter qu'on n'égorge pas et qu'on ne brûle pas nos cochons dans les rues ! Les ordures, on peut bien encore les jeter par la fenêtre quand ça nous plaît : ça fait du pittoresque pour vous autres touristes ! Et, quant à réparer des tas de choses municipales qui tombent en ruines, eh bien ! tant pis pour ceux qui seront écrasés dessous ! Puisqu'on


veut améliorer, c'est qu'on veut nous prendre l'argent dans la poche ; eh bien ! nous tenons plus à notre argent qu'à toutes les sottises qu'imaginèrent les autres maires ! Au moins, avec celui-ci, ou est en confiance : il ne fait rien, il organise sans organiser, quoi!

— C'est pour cela, évidemment, que vous l'avez baptisé l'organisateur ! dis-je, en riant.

Mon interlocuteur aussi se met franchement à rire.

— Oui, c'est par dérision, bien entendu ! dit-il. Mais ça nous suffit à nous, allez !

— Cependant, dis-je, on pourrait faire davantage pour la ville. La propreté quoi que vous en disiez !...

— Ta ta ta ! me répond-il, en s'am usant toujours. Mais, mon cher Monsieur, je vous répète qu'on vit très bien sans ça ! On trouve des centenaires dans les rues que vous déclarez humides et puantes ; et des vrais centenaires encore ! Tandis que dans la ville neuve, il y a tout le temps des épidémies !...

— Enfin, dis-je, VOUS ne me soutiendrez pas, par exemple, qu'on a raison de dresser des repo-soirs d'ordures sur la place du Rempart, d'où l'on a une si étonnante vue sur la plaine ?

— Mais ça ne me gêne pas, moi ! me dit-il. Allez, on vit très bien avec des ordures; ça conserve ! Quand je me soulage, pourquoi, moi, est-ce que ça me fait du bien ? eh bien ! pour la ville, c'est la même chose ! Il faut bien qu'elle évacue ce qui


la gêne ! Ah ! vous n'êtes pas un rigolo, vous, je vois ça!... Mais, les jours de marché, mon bon Monsieur, quand les ânes crottent et que les vaches se vident, est-ce que vous croyez que ça peut donner du mal ?... Allez, on marche là-dedans à son aise !... C'est peut-être que vous avez les narines encore délicates! Bah! vous vous y ferez vite! Un peu plus, un peu moins, c'est toujours un bon air qu'on respire !

— Tout cela est fort bien ! repris-je. Mais une ville qui n'a même pas un établissement de bains, c'est dégoûtant, vous direz ce que vous voudrez ! Votre maire est un indécrottable malpropre !

— Mais il a sa baignoire, lui ! dit mon marchand bon garçon. Les autres ? eh bien ! ils restent confits dans leur crasse. Tout de même, si ça devait faire du mal de ne pas se laver, il y a longtemps que toute la ville serait trépassée! Tenez, — et le chapelier se rapprochait de moi — pour les femmes, il n'y en a pas une sur cinquante qui se rince le... vous savez quoi, eh bien, est-ce qu'elles s'en portent plus mal ?

— Elles ne s'en portent pas mieux ! dis-je. En tout cas, elles doivent plutôt, certains jours, malodorer !

Mon chapelier rit alors de plus belle :

— Mais, dit-il, sacré farceur, c'est comme ça que notre roi Henri IV les aimait !

— C'est possible ! dis-je. Mais vous êtes tous des porcs, ceci est clair.

Et, comme la conversation se prolonge, je suis «


bien forcé de convenir, d'ailleurs,que c'est presque toute la France qui est sale. Quand on ne faisait pas de sport, assurément notre pays était une vaste tinette. De-ci, de-là, on relève quelques améliorations ; mais tout, en somme, reste à faire. La sainte Religion catholique, apostolique et romaine, j'y reviens toujours, a bien réussi à faire de tous ses adeptes des tenaces partisans de l'incurie corporelle. Des départements entiers ne sont que des colonies de puces et de poux. Ici, l'été, quand on circule dans la vieille ville, on revient, ayant hospitalisé des cohortes de vermine. Les chiens, du reste, qui pullulent et qu'on laisse complaisam-ment errer, véhiculent à eux seuls des milliers de parasites.

Ah ! ces chiens, de quelle manière on les respecte ici ! Je me souviens d'un soir où, passant sur la place de l'Hôtel de Ville; je vis une belle affiche toute blanche, apposée du jour, et qui voulait obliger les propriétaires de chiens à museler leurs bêtes. Or, toute une rôlée de clebs, le cul sur la pierre fraîche, sans colliers et sans muselières, regardait avec intérêt la fameuse affiche, en se

moquant du tiers ainsi que du quart.

Et comme la ville, cette nuit-là, dormait bien ! J'imaginais derrière ses volets des sommeils de gens suant fétidement, les narines imprégnées d'ordures, parce que M. le maire dit l'organisateur ne voulait pas tenir sa ville propre. Et je me disais: « Après tout, après tout, voilà une ville qui n'est pas, plus qu'une autre, décimée par les épidémies!


C'est exact, on rencontre de très surannées carcasses humaines dans ces rues immondes; c'est vrai, il peut exister des gens qui vivent au dessus des plombs!... Oui, mais la population n'est pas belle ! Elle est mal venue, fichue de travers; et ce que la saleté n'entame guère, l'alcoolisme le détruit. On se donne ici des paradis artificiels dans la puanteur et la crasse des locatis. Au fond, au fond, M. le maire a peut-être raison : Ses administrés veulent être des gorets, qu'ils restent donc dans leurs ordures ! »

Aussi bien, pour tant d'autres raisons, on peut tellement vous mépriser, petites villes de province !

Certes, les grandes villes sont des composés de voyous sinistres, de mercantis féroces, de fonc-tionnaires

fonc-tionnaires de bourgeois crapuleux ; mais, enfin, leur énormité vous isole, vous oublie, vous laisse à peu près inaperçu dans la vaste basse-cour où nous nous rassemblons tous. Mais les petites villes, quelle réunion sur un seul point d'habitants odieux, jaloux, égoïstes, féroces !... En ce moment, ici, par exemple, ils donnent tous, préparant des forces pour le lendemain, des forces pour se révéler plus ignobles que la veille ; et, si, d'aventure, tenaillés par l'insomnie, ils veillent, oh ! alors, ils préparent des coups, des manigances ; ils supputent des chances de filouter le voisin ; ils cherchent des pièges; ils ruminent des vengeances sûres; ils secouent les cendres de plusieurs générations pour débusquer des flétrissures ; ils cisèlent des dénonciations anonymes; ils mijotent des infamies; ils


inventent des expédients honteux ; et, toutes ces saletés-là, ils les couvent sous l'ordure de leurs corps, dans des chambres sans air, sordides !

Alors, rentré chez moi, loin de ces dégoûts, j'aspire à pleines respirations, quand il fait beau, la splendeur de la nuit. Là-bas, dorment aussi les montagnes. Là-haut se repose le ciel, tout mitraillé d'étoiles.

Je vois les maisons de la vallée, les toits des maisons pareils à des toits de maisons chinoises ; et il me semble que j'entends des bruits sourds de musique, tandis que la rivière chante sa fraîcheur. Au flanc de la montagne, une maison plus vaste offre le temple. Il est endormi. Les prêtres et les danseuses sont partis. Un chien aboie très lointai-nement; et, tout près de moi, des fleurs parfument l'air immobile.

Petite ville, je t'aime seulement à celte minute précise où tu es seule, où tu es pierre précieuse sans ta gangue ! Au clair de lune, tu es radieuse et douce, silencieuse et désirable. Tu es parée pour des noces avec les éléments apaisés : la terre te sert de piédestal, le vent te berce, l'eau te murmure je ne sais quelle chanson, le feu t'enveloppe d'une clarté de rêve ! Tu es pour moi ce soir aussi belle, aussi troublante, aussi enviable que n'importe quelle cité de la Terre ; et je m'endors doucement, doucement, en toi, grisé par les parfums de mes oeillets et de mes roses, qui voltigent là, près de moi, tout près de moi, comme des caresses !


LE CAFÉ DU DOME

On a bien installé un Jardin des Plantes dans la ville; un jardin, d'ailleurs, où il n'y a ni plantes ni animaux; mais le véritable Jardin des Plantes ou Jardin zoologique, c'est le café du Dôme.

On a, maintes fois, cherché à expliquer l'attraction du café. Toutes les raisons peuvent être valables; mais la plus irréfutable est celle-ci : c'est qu'au café, l'homme rencontre l'homme, et qu'il y peut jouer, fumer, boire, cracher, en toute liberté ! Et plus la foule y est dense, plus l'atmosphère y pue des haleines et de la fumée des pipes, plus la joie pour tous est délectable !

Ici, au café du Dôme, le dimanche surtout, la Faune humaine de la ville est à souhait représentée.

On y voit non point des lions ou des tigres humains, pourrait-on dire; mais une Faune au dessous, quelque chose comme la ménagerie d'un jardin zoologique inférieur.

Et tous ces rats et tapirs, putois et mulots, boivent, furnent, s'entassent et brassent, en gueulant, des cartes. Les liquides succèdent aux liquides, et descendent dans des bouches barbues ou imberbes, endentées ou édentées. Jardin zoologique


qui a, tout de même, ses classifications et ses cases, et qui présente, en somme et d'ensemble, au touriste, les aspects fumeux, congestionnés ou malingres des habitués de café, en une petite ville.

Certes, si leur spectacle est dur à regarder, il est, pourtant, des heures courtes où ce café du Dôme peut davantage plaire.

Il est certain, par exemple, que le matin, en été, avant l'heure de l'apéritif, — quand le ménage est fait, que les glaces sont essuyées, et que le sable fin a été semé sous les tables et sous le billard, — il est certain que l'on trouve un moment possible à rêvasser et à suivre les effets de la lumière qui joue sur les tables, sur les glaces, sur les glycines du jardin, sur le crâne verni d'un buveur.

Et puis avant tout le lieu est pleinement impersonnel; je veux dire qu'il ne reflète aucun de nos goûts, qu'il ne précise aucune de nos manies, d'où repos complet de l'esprit. Enfin, l'arsenal des liqueurs aperçues, toutes invitantes dans leurs gaines de verre, pavoisées d'étiquettes coloriées, est un autre attrait sûr, — surtout si l'on se contente soi-même d'une fade camomille, ou d'une tasse de thé incolore. Car on se réjouit de penser que tant d'estomacs humains, non d'autruches, vont ingérer et digérer tant bien que mal ces redoutables poisons.

Poisons redoutables, en vérité; mais il y a encore bien d'autres dangers, ici, dans ce café du Dôme, ainsi que dans tous les cafés, du reste. Certes, dangers aussi redoutables que les alcools; et le plus


terrible de ces dangers, c'est l'habitué bavard, importun et indiscret.

Quelquefois, quand je m'attarde ici, le soir, le nez sur un journal du département, bien plus bête que les journaux de Paris, ce qui n'est pas peu dire! je suis accosté par un caissier de commerce, qui adore « entendre parler », et qui s'entête — tous ses propos aboutissent là ! — pour le rétablissement de notre Ambassade auprès du Vatican.

C'est son idée ! Et elle contient tout et elle résume tout. Ainsi toute la guerre eût été meilleure pour nous, assure-t-il, avec un ambassadeur français auprès du Pape.

— Mais votre Pape a été le dernier des malpropres ! je dis, ce soir, à ce comptable qui s'abreuve de nombreux bocks.

Mais, lui, entêté, me répond :

— Oui! mais nous n'avions personne pour nous défendre auprès de lui! Il a toujours contre nous la séparation de l'Église et de l'État.

— Mais si le Pape se venge, lui dis-je, il est encore plus odieux! Qu'est-ce qu'il fait du pardon des injures? Où place-t-il la charité chrétienne? Et puis il a laissé bombarder toutes les églises, toutes les cathédrales! C'est stupide!

Lui. — Ah! la France avait bien mérité cette leçon.

Moi. — Vous en avez de bonnes!

Lui. — Je reviens à mon idée : il faut que la France soit représentée partout!

Moi. — Allons donc! C'est notre tort. Nos cou-


suls et nos ambassadeurs sont au dessous de tout. Ils nous nuisent ; ils ne nous servent pas !

Lui. — Alors, il faut faire revenir les Jésuites, Les Juifs sont en train de dévorer la France !

Moi. — Et que ferez-vous des moines?

Lui. — Il faut aussi les rappeler!

Moi. — Je vous concède qu'on les a remplacés par d'autres malfaiteurs non moins durs. Mais il ne faut pas reprendre un mal, sous prétexte qu'on en subit un autre !

Lui. — Mais vous ne voyez donc pas que les moeurs sont dissolues?

Moi. — Mais, de tout temps, cher Monsieur, il en a été ainsi. Si vous êtes vertueux, vous, faites de la propagande !

Lui. — J'essaye de toutes mes forces! Ainsi, je lutte contre l'alcoolisme et contre la prostitution.

En attendant, il boit, le caissier; il fume, il s'anime. L'atmosphère du café le chauffe. Tous les alcools, vidés dans la journée, le surexcitent. Alors, tout d'un coup, il me dit :

— Au fait,il ne faut peut-être pas trop s'alarmer! Il faut être résigné!

— Il faut vivre surtout !

Et voilà mon puritain de caissier qui devient jovial.

— C'est vrai! dit-il. Une petite farce en passant, ça a du bon ! Et il éclate et il me pousse du coude. Ah ! sacré farceur! Oui, oui, une petite rigolade, de temps en temps!... Ah! ah! ah!... Oui, il faut bien vivre, hein?... Ah ! vieux rigolo, va !


Il me tape maintenant sur le ventre. Et, brusquement, et les yeux hors de la tête :

— Dites donc, me demande-t-il, vous êtes libre, ce soir ?

— Oui.

Il se penche ; et, tout net, il me dit :

— Allons donc faire un tour au claque ! Il y a une nouvelle femme; on l'essayera!

— Et le Pape?

— Il s'en fout ! Et si vous croyez qu'il s'en prive, lui! Venez, il paraît que c'est une belle garce! Il faut qu'on couche avec, les premiers, nom de Dieu !

Et il sort, frénétique.

Soit! j'entrerai avec lui. Voyons le jésuite!


LA MAISON

La Maison s'accroupit dans une petite rue resserrée, perdue; mais mon caissier-jésuite serait capable de la débusquer, les jeux bandés, tant il en renifle de loin l'odeur, et tellement il a infligé à ses jambes ce chemin-là; et il est à peine dans la rue susdite, qu'il hennit déjà, ce vieux cochon qui aime le Pape !

Du reste, je l'avoue, il ne fait pas de manières, mon compagnon. Il entre là-dedans ainsi que chez lui; et il serre carrément la main du tôlier, un quadragénaire tout gras et qui s'orne d'un goître. C'est engageant !

Il est vrai que je suis bien sûr que je resterai tranquille à ma place. J'accompagne ici mon bavard du café, je ne sais pas trop pourquoi. Une curiosité? Oui — mais de quelle nature? Comme si je ne savais pas ce qui se vautre dans ces maisons, où tout pue l'eau de savon et les vieux culots de pipes.

En montant l'escalier, pourtant, qui conduit au petit salon, une borine odeur de cuisine, de fine cuisine même, me surprend. J'apprends que la patronne est un ancien cordon-bleu de grand hôtel.


Tout s'explique ! Mais, moi, qui suis délicat, aurais-je jamais le courage de manger ici? Car ce sont les femmes, bien certainement, qui, le matin, préparent les légumes et apprêtent les viandes ; et, à la pensée de ce qu'elles ont touché d'abord, ah! je renâcle !

Dans le petit salon, mon compagnon demande tout de suite deux bouteilles de bière, et nous nous asseyons. Il se trouve là, avec nous, un jeune homme malingre, qui porte déjà une femme sur ses genoux, ce qui le pavoise d'une singulière gueule rouge. Il y a de quoi, car la femme le fourrage avec un entrain vif. Aussi, un dernier coup le décide; et il monte, nous laissant la place libre.

Trois femmes inoccupées se présentent. Mon caissier les appelle, leur tape sur les fesses, et il leur serre, à pleins poings, les tétons. Ces dames glapissent, roucoulent ; et il s'asseoit avec elles, sur le divan.

Et Rouault n'est pas là! Et tous les amateurs de peinture qui s'ahurissent devant les nus de ce haut visionnaire, eux aussi, ne sont pas là ! Quel régal pourtant! et quel massacre physique! Mon compagnon, lui, est déjà trop excité; et il ne voit rien. Cependant, c'est un rude spectacle, ces faces ravagées, blètes, cuites, flasques et frottées de rouge! Et ces ventres couturés, ces cuisses de grenouilles, ces seins en forme de potirons ou de courges, ces sexes dont le poil est comme coupé, roussi!... Et tout cela, c'est vert, bleu, rouge, jaune, ça offre des tons d'amphore et aussi de


margelles de puits ; ça creuse et ça fait des bosses; ça se capitonne et ça s'efflanque; il y a des parties d'un rose tendre, enfantin, c'est l'aurore d'une chair; et puis, tout à côté, putrident des verts de gris, des rouges de vins et des bleus de grosses mouches venimeuses ! Bon Dieu ! il faudrait avoir du courage pour pénétrer dans ces cavernes, pour s'écraser sur ces poitrines où s'aperçoivent des stigmates de la grande Vérole!... Je sais bien que ces redoutables garces sont visitées; je sais bien que le docteur Maricou fait de son mieux la chasse au gonocoque, au bacille de Ducrey et au spiro-chète de Schaudin ; mais, tout de même, en voyant cette petite boulotte, presque obèse, ce long chameau, blond et maigre, cette brune, aux yeux ravagés, je frissonne, moi; tandis que mon caissier, lui, ah! le bougre, il est à l'aise!

Il les tripote, les trois femmes, cet entreprenant goret ! En ce moment, il se moque bien de notre ambassade au Vatican, du Pape et du sieur Hano-taux, qui fut si heureusement choisi pour sanctifier la grande Pucelle !

Il s'est installé entre les trois putains ; et, comme il paie, largement, il est plus léché et plus tiraillé qu'il ne le désire, peut-être ; car, tout d'un coup, il se lève, congestionné, toute sa chair en rut ; et, soûl, il hurle, il réclame la « nouvelle femme ».

On a beau lui dire que c'est une blague, qu'il n'y a pas de nouvelle femme, il sacre, il tempête; et, à bout d'arguments, emporté, furieux, la tête perdue, il se déculotte.


J'avoue que le Pape lui-même ne supporterait pas un pareil spectacle. Je laisse alors ce défenseur de l'Eglise avec ses garces ; et je descends dans le jardin de la Maison, d'où l'on voit encore toute une escalade de la ville au flanc des monts; et, là, je rêve.

Ah ! certes, je ne gémis pas sur le sort des femmes de cette Maison ! Elles subissent le sort qu'elles ont voulu ; et, enfin, deux fois par semaine; le tôlier les emmène en promenade, en voiture, pour visiter les environs et ainsi prendre l'air. Oui, leur sort me laisse pleinement indifférent ! Mais je me demande comment toute une ville, sans distinction cette fois de castes, peut barboter dans ces Marais-Pontins de la prostitution. Car, enfin, on compte ici des notaires, des marchands-drapiers, des couteliers, des curés, des juges, toute une clique bourgeoise ; alors, comment ces gens-là passent-ils où ont passé les ouvriers et les boueux de la ville? Je sais bien que l'on peut tabler sur d'autres putains de la société bourgeoise, et que les stations thermales voisines fournissent aussi un contingent de filles ; mais souvent la chair flambe inopinément, et le besoin presse. Alors, pourquoi les hommes n'ont-ils pas trouvé un autre terrain d'entente, un dérivatif qui leur ferait oublier le sexe de la femme?... Il me semble qu'on pourrait imaginer quelque chose de mieux, toutefois, que l'église de mon cochon de caissier, par exemple une vaste, universelle collection, qui serait à tous, d'escargots, animaux dociles, paci-


fiques, et qui ne susoiteraient certainement entre les hommes aucune cause de jalousié et d'hosti-lité!... Oui je m'y décide, je préconiserai cette chose-là, un jour : une collection d'escargots pour tous les hommes, pour toute la Terre ! Mais la nuit s'épanouit, douce, étoilée ; et la Ville est endormie. Sans m'inquiéter de mon dissolu compagnon, l'ami du Pape, je me retire alors, à mon, tour, comme un simple escargot, vers mon abri nocturne.


UTRILLO, OU L'ENCHANTEMENT DES EGLISES

J'ai vu, dans un village voisin, une église qu'eût aimé Utrillo. Elle es toute blanches, toute humble, dans le paysge vide, ciel nu !... Ah ! combien de ces églises là, a-t-il placées au bord des routes, toutes blanches elles aussi et combien de clochers carrés, trapus, a-t-il élevés en mystiques raisons dans un ciel pur, dont personne n'a su, comme ce brûlant mystique, illumiter lé miraculeuse limpidé et répande l'immaculée lumière ! Les arbres, dont il entoure ses églises, les buissons ardents, dont ibllesu pàre, les cein tu res de fleurs, dont il lès étreint ; tout y est, le, dans cette église de campagne, dont une grille protège l'entrée une vieille porte de bois aux ferrures rouillées elle qui est plus lourde à pousser que la porte d'un tombeau. En tournant autour de cette église, si dolent, si fruste, si amoureuse pourtant de son Dieu, tant elle jette de feux par ses vitraux, j'ai revu tous les tableaux que peignit pour moi Maurice Utrille ; ici, de même qu'à Paris j'ai éprouvé toute la joie de mon vi amour pour ce peintre qui invénté tous ses chefs-d'oevre dans les chaos et les convulsions de la vie la plus orageuse que le monde ait connue!..


Oui, voici encore ces pierres rongées, ces mousses, ces verdures grimpantes, cette lèpre humide et dévorante, toute cette sénilité des choses, qui se rehausse, qui revit soudainement d'un ton rose-saumon, d'un vermillon vif, d'un vert aigre, ou de ce délicieux ton chamois, que Maurice Utrillo a inventé, et que tant de peintres lui ont volé !

Pauvres églises, d'ailleurs ; pauvre église d'ici, non point pitoyables, mais que nous aimons du plus profond de nous-mêmes, il a été donné à un mystique torturé de vous chérir, et de vous représenter picturalement avec la joie totale du bonheur ! Car il faut être souverainement heureux pour ciseler les offrandes d'une telle tendresse ; petites églises dont le toit joli, au printemps, se pavoise de délicates fleurettes, pour une gracieuse fête des Anges !

Souvent l'âme ingénue des prières enfante des miracles. L'âme d'Utrillo est cette âme-là, puérile, et toute chargée de vertus. Elle vient vers l'oeuvre à représenter comme accablée de remords ; et, toute éperdue, sérieuse, frémissante, elle construit picturalement l'église, pierre par pierre, poutre par poutre, tuile par tuile, avec le don de tout son amour et de tout son sacrifice.

Ah ! le joli et candide hommage ! Elle est là, l'église rustique on la formidable cathédrale, aux ronronnants fracas des orgues. De même que les rares architectes qui la dressèrent debout, l'église, dans la nue, avec l'orgueil de ses nefs, de ses vitraux, de ses colonnes et de son clocher, Utrillo a peint


aussi avec la même allégresse ; et tant de petites et de grandes églises de France, peintes par lui, vivront deux fois, deux vies magnifiques, contemplatives et sereines : une vie, par la grâce des bons tailleurs de pierres; et l'autre vie, par le génie de Maurice Utrillo, qui les aima avec tant de douceur !

Envions ces deux belles vies augustes. Par quel sortilège, l'architecte et le peintre réalisèrent-ils ce double miracle ?

Elle est là, l'église, si émouvante, bien que le temps l'ait malmenée, rongée, dévorée atrocement. Notre foi lui garde la vie, veille sur les derniers battements de son coeur. Elle dresse ses murailles attaquées par toutes les vermines ; elle offre tels qu'ils sont ses arcs-boutants, ses contreforts, ses arcs et ses fenêtres. Son toit est vert, rouge ou mangé de mousse. Son clocher porte à sa cime un coq ébréché, découronné ; tout enfin est une vieille chose ; même le caduc cimetière qui repose à son ombre, a l'air de refuser à présent les morts. C'est un déchet de la pierre, un laissé-pour-compte de gens disparus : et c'est, tout cela, un si banal et si redoutable spectacle pour le premier peintre à paraître !... Utrillo est venu, il a peint; et une nouvelle et vibrante floraison d'amour rappelle, sur la toile, l'oeuvre architecturale née dans le temps passé ; oeuvre alors toute pure, confiante et adorable, où les immaculées blancheurs des pierres chantaient — et chantent maintenant, par l'oeuvre de Maurice Utrillo, les plus frémissantes, les plus

émouvantes des oraisons !

«


AMOUR

Que faire dans une petite ville, à moins que l'on n'y fornique? il est certain que pour tous les hommes, jeunes et vieux,encore en puissance de

moelle, l'amour ou du moins « le contact de deux

épidermes » tient la place la plus impérieuse Il y eut même ici pendant toute une année un phalanstère fémin, où les femmese appartenaient

à tous Femmesn, filles et jolies fillettes à peine nubiles, Et cette petite Thébaïde coula des jours heureux. Aussi, vraisemblablement, nous la possé derions encore, si l'on avait pas eu vraiment la main trop avide, en harponnat une très jeune fillete, qui fut mise en péril de mort. La mère

mena violent tapage auprès du, Procureur de notre

République, qui, lui-même, allait au phalanstère

mieux qu'en informateur judiciaire ; et, à son vif

chagrin, il fut contraint de sévir. Alors le nouveau

parc aux cerfs fut clos.

Ce retour au Pardis terrestre était pourtant

méritoire. Jamais asure-t-on, il ne s'y eleva une quelle, une dispute . Le taureau entrait, choisissait sa vache ; et retourné, il s'en allait tendant que

le désir revînt. Tout le monde était dans les limbes.


Je connais beaucoup : de gens honorables qui regrettent encore avec des soupirs attendris, cette enviable institution.

Car, je le répète, que faire quand le bourdon du beffroi a sonné rudement la nuit ?

On ne rencontre-plus dans les rues que des chiens, que des: tas d'ordures,: que des chats errants et dès ivrognes ; c'est donc ; l'heure, dans les alcôves lourdes, des devoirs conjugaux, des adultères et des contacts fantaisistes. Assez de familles dorment pesamment. assez d'impuissants- regrettent le temps des alertes fornii cations ! Imaginons mieux- dans les rues sombres, étroites, dans les maisons'éteintes, silencieuses; l'entrain, la verve de ceux qui cavalcadent, pendant que le reste de la troupe; fourbu, épuisé-, pleure sur les ruines : de la chair ! Moi, quand je rentre, par; la nuit; quand j'ai l'envie de rèver par les doux firmaments étoilés, je vagabonde longtemps par les rues, j'interroge toutes les fenêtres closes ; et je vais vers les fenêtres; moins laides, où de la jeunesse souvent mal venue assaille une autre jeunesse. Je songe aussi aux abbés dé la cure, aux prêtres qui courent le guilledou; je songe aux Dames de la Vierge, qui vont aux offices, qui; communient; et" qui, adultères sans vergogne, avalent l'hostie sous une autre forme, gaillardement, héroïquement. Je songe aux fi lies depuis longtemps déflorées, ayant même amant que la mère; je songe aux vieux garçons qui couchent avec leurs servantes ; je


songe enfin à toi, ouvrier, qui, soûl, fatigué, éreinté, veux être le maître de demain, et qui t'abats sur un matelas !... »

Errez aussi dans les champs, et si vous êtes vigoureux, vous vous sentirez vite un coeur de trousseur de filles. 0 jurés d'assises, je vous demande d'être toujours tendres pour le chemineau qui a violé! O jurés, dont les crimes, dont les saletés s'accomplissent à huis clos, dont les ordures sont permises, parce qu'en chambre, tendez une main fraternelle au vagabond qui n'a lui pour ciel de lit que le firmament ! Les grands souffles balsamiques de la terre, tous les parfums des arbres, des prés, des fleurs, toute la chaude sorcellerie des nuits d'été, chauffent à blanc le désir.

Et quelles rencontres! Ne pas voir complètement un visage; sentir palpiter la jeunesse d'une femme; entendre, dans le silence, le faible crissement d'un sourire; voir des yeux qui brûlent ; retenir dans ses bras un corps qui se ploie ; ah ! jurés, jurés, ne condamnez pas ! C'est la nuit, la nuit seule, alors, que vous devriez punir ; la nuit, la nuit qui vibre et meure avec vous !

Ces nuits-là, les chaudes nuits de province, j'ai pour compagnons les chiens, les chiens qui trottent à mes côtés, qui vont à je ne sais quelles occupations; et que je retrouve toujours, en groupes, sur le rempart.

Ils descendent avec moi par les ruelles de la ville basse; ils fouillent dans les las d'ordures, et ils boivent aux fontaines. Je me fais l'effet d'un


Juif errant qui entraîne tous les chiens du monde. Souvent, nous évitons de concert le contenu d'un pot de chambre qu'on vide à toute volée ; c'est la petite ville qui, dès l'heure la plus tendre, se réveille.

Et j'emmène ainsi la troupe des chiens. Ma porte refermée, je les considère encore par une fenêtre ; ils ont l'air de me reprocher de les avoir abandonnés. Un à un, ils se décident alors à partir ; et j'entends les premiers bruits, enclumes et marteaux, de la ville qui se remet au travail.


BELLA PATRIBUS DETESTATA

C'est un vieux charbonnier de la Montagne.

C'est tout dire ! C'est un simple d'ésprit, presque un idiot. Les habitants de la ville disent volontiers : « Tu descends de la Montagne! » à qui commet et dit une sottise. La Montagne boisée, farouche, là-bas, a le privilège, m'assure-t-on, d'hospitaliser les imbéciles, les gens qui vivent en dehors de notre grandeur, qui retardent, qui en sont encore aux coutumes et aux moeurs du moyen âge, celui que qualifièrent de si noir et de si rétrograde nos doctes historiens.

Le vieux charbonnier est donc descendu ce matin, dès le petit jour, de la Montagne. Il conduit, avec sa femme, un char très long, chargé de ridelles et de branches de sapin qui contiennent le charbon de bois, et que traînent deux vaches, résignées depuis longtemps aux patientes tâches.

S'il est vieux, ce charbonnier, petit, sec, tout vêtu de noir et coiffé d'un chapeau de velours du pays, s'il est vieux, ou, du moins, s'il paraît vieux, ce bonhomme noir, la femme n'est pas plus jeune, sous son large chapeau de paille fanée. Elle paraît même encore plus effacée, moins existante que son


homme ; c'est comme vous diriez, une pauvre chose de la terre; pauvre chose qui depuis longtemps ne parle plus, qui a à peine des regards, et qui, à coup sûr; ne doit plus entendre. Qu'est-ce donc qu'un tel être humain dans la glorieuse et

chaude journée d'aujourd'hui ?

Au hasard de ma promenade, j'ai vu et revu le char les deux vaches et le couple-funèbre. Seulement, le char s'allegeait ; et les vaches, lentement Lentement suivaient l'aiguillon qui les conduisait par toutes les rues de la ville. Tout cela marchait ainsi qu'un tomate, on un gros jouet qu'on aurait fait déambuler par les rues et par les carrefours C'était une marchandise humble, qui était vendue sans fracas, sans discussion. Les ménagères qui plaisatent et qui bavarde, aisément, m'adressaient aucune parole au couple noir silencieux ; on prenait le charbon, on réglait ; et de cortège, remonté, se remettait en marche. Sur le coup de l'après-midi, alors que j'étais chez le drapier de la place de l'Hotel de ville, les deux vaches s'arrêtèrent ; et le vieux charbonnier en tra, avec sa femme. Il fit une emplette; oh rien, un bout de drap pour un fond de pantalon, et, en sortant de sa bourse des pièces d'argent et des gros sous, il nous écoutait manifestement parler, le drapier et moi, et nous parlions de la guerre, de la guerre assassine et grosse mangeose d'hommes ! — tout à coup, voilà qu'il eût, le pauvre vieux charbonnier imbécile, un geste rapide qui faucha comme une douleur; qui barra un vif san¬


glot, et il dit, de quelle voix et avec quel accent : « Ah! ils m'ont tué mon fils! >> — et il demeura interdit, sauvagement douloureux, pendant que sa pauvre vieille se tenait roide et accablée !

Ah ! oui, la guerre ! la guerre qui ne fut peut-être pas une guerre « fraîche et joyeuse » pour tout le monde ! la guerre qui avait pris l'unique garçon de ce misérable couple, qui l'avait tué à l'affaire de Berri-au-Bac, il dit cela, et nous l'entendîmes à peine! — la guerre qui avait su les débusquer, ces simples d'esprit de la Montagne ; la guerre qui ne les avait pas trouvés trop simples pour les envoyer aux canons, tandis que les malins s'embusquaient ; la guerre qui, tout d'un coup, le saignait, ce père; et le sanglot que j'avais perçu, c'était, dans le chagrin de cet homme achetant un morceau de drap, c'était le à quoi bon se vêtir maintenant, le à quoi bon vivre, le à quoi bon vendre du charbon, puisque le fils n'était plus là et que jamais, jamais plus, on ne le reverrait!

Le sanglot de cet homme ! Je l'avais aussi en moi ; il me gonflait la gorge ; et une pudeur, je ne sais quelle pudeur — l'argent est une telle pourriture ! — me retint de mettre dans la main du drapier le montant du médiocre achat. Je restai-là, veule, inerte à mon tour, la tête pleine de songeries; et quand le couple sortit, le vieux, presque trébuchant, je m'en allai, moi aussi, avec une angoisse, avec du dégoût, du dégoût ! »

Et j'ai voulu suivre le couple, le char, les vaches


qui reflètent si bien dans leurs doux gros yeux l'inanité tragique de la vie.

Maintenant, le vieux, raidi, avait repris sa tâche. Machinalement, il marchait. Puis, il s'arrêta un instant dans un estaminet, où il but, coup sur coup, trois grands verres de ces innommables liqueurs que l'on baptise avec tant de drôlerie ! Puis le char repartit et il se vida peu à peu. Sur sa route, l'homme buvait toujours. La femme le tirait bien par le bras ; mais il s'obstinait, et têtu, vorace, il buvait. « Les riches boivent bien ! » criait-il ; et les verres succédaient aux verres. Toute une procession tragique pour noyer le cerveau obstiné à souffrir !

Sur le pas des portes, des gens honorables commençaient de ricaner. Ah ! ces charbonniers de la Montagne ! Ça peinait des jours durs; et, en un jour, ça dépensait tout le prix de la vente ! Ça avait beau être bête, ça buvait comme des gens bien pensants, comme des gens considérés et considérables !

L'homme était maintenant ivre ; il était affreux; et il esquissait des gestes d'escrime à la baïonnette. C'était atrocement comique et cela me pinçait les nerfs. On riait maintenant à gorge déployée. Le vieux dansait, criait. La vieille ramassa son chapeau qu'il avait laissé tomber. Elle le garda à la main ; et les mèches grises et blanches des cheveux mal taillés du vieux, lui firent une sinistre tète de Bobèche.

Alors j'aidai la vieille à placer son homme sur


le char, et je fis partir! l'attelage; mais les vaches marchent touj ours lentement et les gamins, attroupés, gambadaient à présent autour du chie-en-dit. Chassés, ils se regroupaient plus loin. Il était si comique, en effet, dressé maintenant sur son char,et haranguant la foule. La vieille avait beau tenir le bras il vociférait toujours. Il aurait alors des soldats jà l'assaut. Des lec tures de journaux revenaient ; et des noms de batailles, de villages de la guerre, se mêlaient s'entre choquaient, finissaient' en grondements en pétarades d'obus. Enfin, enfin, il tomba : de tout son lonf ; et le cha disparut, morne, silencieux cahotant dans une ruelle. D'ailleurs, les spéctateurs eux-mêmes a vaient assez Car l'on ! se fatigue de tout dans cette vie bête ! Et puis, et puis, c'etait l'heure de l'apé nitif. au café du Dôme et il convénait d'aller boire, dé jouer aux carles et d'échanger d'éternelles sottises, ainsi que le font toujours sur le coup de six heures, les gens qui sont l'honneur et la considération d'une ville et qui, eux, ne se donnent ps en spectacle comme ces simles d'espuit comme ces ichos qui descendent de la

Montagne !


PHILANTHROPES

Dans chaque petite ville, il s'ossifie des familles-types, sur lesquelles ont cours des idées toutes faites et indéracinables.

Ici, au premier rang de ces familles-phares, il s'en trouve une à plusieurs branches et ramifications,

ramifications, a produit surtout des oisifs, et dont

l'origine super-bourgeoise sourd du règne de ce

vieux cuistre de Charles X en les personnes d'un

valet de chambre et d'une femme de cuisine enrichis.

Cette « Maison », comme on disait jadis, est un des plus vénérés fleurons de la couronne de la

petite ville qui demeurait une année entière

privée de tout bonheur, plutôt que de se voir

dépossédée de ces fossiles, dont les survivants,

installés dans un vieil hôtel y vivent encore

parfaitement oisifs, selon la plus enviable tradition.

A cette famille, gloire de la petite ville on

a l'hommage d'un laurier civique anime ment décrné l'appellation recherchée de philanthropes.

Et, tous les lundis matin, pour justifier cet


inestimable qualificatif, les pauvres de l'hôpital, les idiots et les vieillards indigents, viennent attendre l'aumône à la porte de l'hôtel où se dessèchent ces macrobes, plus confits dans leur égoïsme que pilons d'oie dans la graisse.

Je l'avoue, c'est un spectacle tout de même auquel la ville ne prend plus trop garde ; mais, pour moi, qui ne suis pas de la ville, le spectacle est toujours à considérer; le voici :

Par tous les temps, par toutes les saisons, par la pluie, parle gel, par la neige, par le soleil, la file des mendiants stationne, résignée, attendant qu'une servante vienne jeter deux sous à chacun d'eux.

11 faut évidemment cette attente pour que les philanthropes soient satisfaits. Cette aumône, cette charité s'exercent ainsi au vu de tous ; et, après les soûleries du dimanche, la ville est sanctifiée par le spectacle Je ces vieillards et de ces indigents en attente de douleur et de résignation devant la porte, où l'aumône est pareille à un morceau de honte.

C'est un autre matin que je vis toute cette pitoyable troupe, qui galopait, les idiots en tête, derrière un corbillard. Oh ! ce joli petit corbillard de première classe, à plumes d'autruche roussies, noir et blanc, ornementé, comme tout damasquiné ! C'est un joli petit carrosse de gala, avec un dôme également damasquiné, puisque tout cela est damasquiné, y compris le cocher. En somme, un joli petit carrosse pour une mignonne


princesse aujourd'hui morte, qui aurait aimé les Wedgwood noirs !

Pourquoi donc ce corbillard? C'est qu'on portait en terre un des membres des philanthropes; et le cortège, se bousculant sur les petits pavés, secs et durs, se déboîtant les genoux dans les ruelles trop en pente, allait avoir à galoper ainsi, poussif, anhélant, entraîné par les Soeurs de Saint-Vincent-de-Paul, jusqu'au cimetière du bas de la ville, l'ancien cimetière réservé aux charognes bien pensantes 1

Cette fois, cette cohorte d'indigents ainsi mise en marche, effarait vraiment et rejetait loin les souvenirs des plus hallucinants tableaux de Goya.

Imaginez ce cortège ! Il était composé, en effet, de vieillards, grands ou ratatinés, de têtes énormes ou desséchées, de visages de rats et de faces de lapins. Et, pour cette auguste cérémonie, les Soeurs avaient tenu à parer leurs vieillards des chapeaux et des vêtements gardés en réserve. Aussi, le spectacle était-il burlesquement tragique.

Car, à rebours de toute adaptation raisonnable, à l'envers de tout bon sens, c'était une telle confusion de couvre-chefs et de couvre-corps, un tel méli-mélo de courtes culottes pour les plus longs vieillards et d'interminables pantalons pour les plus petits; c'était un tel sans-gêne dans le choix des garde-robes et des chapelleries; c'était une si parfaite inaptitude à vêtir et à couvrir ; c'était de la part des secourables Soeurs une telle candeur, une telle ingénuité, une telle inconscience, que


c'en était touchant, héroïque, grandiose ou grotesque, et que l'on restait interdit, rie sachant vraiment s'il fallait rire ou pleurer, de ce spectacle qui attirait toute la ville aux fenêtres et sur les portes.

Ah ! certes, le plus grand nombre des curieux riaient et se divertissaient ! Et c'était avec raison ; car, tous ces vieillards rapetassés et tous ces idiots étaient vraiment hilares dans leurs défroques de vieux seigneurs perdus de vices ou d'huissiers tombés à la rue. Toutes les garde-robes anciennes s'étaient vidées sur eux; tous les vêlements mangés par les mites, tous les objets les plus désuets, les plus dépareillés, couvraient, ornaient, paraient, transformaient assurément en autant de chie-en-lit tous ces assistés et tous ces idiots, que les Soeurs poussaient, sans trop de ménagements, par les dures ruelles.

Et quel réjouissant défilé ! Tous les hauts-de-forme des lointaines noces que la ville avait, après de longues années, jetés; tous les tromblons du temps de Louis-Philippe; tous les poils de lapins les plus rissolés, les plus brûlés, mais orgueilleux maintenant, paradeurs, cascadeurs, caracolaient. Des chapskas faisaient la révérence, tous glands dansant, à des gibus en accordéons; des melons glissaient sur des nez en truffes; des toques de fourrure ressemblaient à des derrières pelés ; des feutres se bossuaient pareils à des gouttières. Et, toutes les têtes oscillant, se balançant, on voyait comme de joyeux quadrilles de couvre-chefs,


comme une débandade de jeux de massacre, les mannequins tout d'un coup animés, sautant et godillant, en une rigolade de bambocheurs et de noceux de village !

Pour les vêtements aussi, les Soeurs avaient fait des miracles. Des redingotes napoléoniennes escortaient des pete-en-l'air qui pinçaient de pauvres petites fesses amaigries. Des culottes à pont et à sous-pieds se tendaient ainsi que des tuyaux de zinc; des spencers multicolores faisaient la nique à des raglans et à des macfarlanes cuits, recuits, brûlés par les soleils et par les pluies des anciens voyages. Et des blouses encore se gonflaient comme des ballons; des pardessus trop vastes balayaient des bottines à élastiques qui bâillaient; des cache-nez ceinturaient de luisantes petites têtes de buis, et en faisaient des essuie-plumes ou des pelotes à épingles !

Pour honorer encore le philanthrope défunt, on avait amené les petits orphelins et les petites orphelines. De noirs uniformes sanglaient ou élargissaient ces petits bonshommes et ces petites bonnes femmes, qui marchaient comme de vieilles gens. Et ils étaient, tous et toutes, ces petits bonshommes et ces petites bonnes femmes, d'une grande tristesse douloureuse; les gamines surtout, aux cheveux tirés, cachés sous des bonnets, et dont les minces bouches amères se plissaient !

Cependant tout le cortège se hâtait, essayait de galoper derrière les chantres, qui, d'une voix forte et rauque, gueulaient du latin de messe fondu en


sonores syllabes. Le curé, supputant une copieuse recette, cherchait a régler la marche de la cérémonie; mais le moyen d'y arriver dans ces ruelles, où M. le Maire-organisateur avait laissé ses tas d'ordures !

Tout le monde était maintenant en pleine joie. On s'interpellait et l'on tapageait. Les idiots, aussi, étaient vraiment très drôles à ramer continuellement de leurs bras désunis.. Et leurs guibolles jetées en avant, d'un mouvement saccadé, jouaient assurément une pantalonnade. On avait bien fait de les amener, ces farceurs-là, qui, portant des cierges, les tenaient, les uns comme des balais, les autres, comme des hallebardes ! La ville au moins pour une Fois s'esclaffait, se dilatait la panse ; et c'était si rare maintenant qu'on n'avait plus les montreurs d'ours et les hommes-orchestres !

Les chantres, eux, grommelaient toujours. Et l'on galopait, et l'on galopait derrière eux. Le corbillard dégringolait à présent à un train vif. Les Soeurs pressaient leurs vieillards ; et tout le cortège, butant dans les tas d'ordures, mettait les bouchées doubles.

Dans le soleil brûlant, la procession était certes moins que triste. Mais, d'entendre les gens rire à pleine bedaine, de voir cette galopade burlesque dans les ruelles, je me disais que tout le monde et surtout les vieillards de l'hospice, si maladroits, parce que si cacochymes, si hésitants, composaient bien ainsi pour le philanthrope, le cortège tout de même qu'il méritait ; car s'ils manquaient tous un


peu de tenue et d'ordre de marche, n'avait-il pas, lui, le philanthrope, de son côté, manqué toujours de charité chrétienne, en obligeant à attendre dans la neige, par la pluie ou par le soleil, ces pauvres vieux, que l'on traînait aujourd'hui derrière sa dépouille, pour une meilleure aumône, qu'on devait, cette fois exceptionnellement, leur distribuer, après la cérémonie?


LA FANTAISIE DE CHAGALL

A Paris, à la campagne, je ne peux voir un homme sur un toit sans penser à Chagall.

Chez ce peintre russe, cela, un homme sur un toit, c'est, en effet, un des éléments renouvelés de sa fantaisie.

Et l'homme sur le toit peut simplement regarder au loin ou pincer de la balalaïka, c'est un tableau de Chagall.

Or, ici, dans cette petite ville qui escalade, avec la plus entière liberté, les trois pentes d'un mont, on voit, sans cesse, sur des terrasses, sur des toits, dans de petite jardins suspendus, des hommes ou des femmes qui vont et viennent, qui ont l'air de sortir des cheminées ou de vouloir y rentrer.

Petite ville amusante, drolatique, si pittoresque toujours, dès que vue de loin, avec ses petites maisons blanches ou jaunes, perchées, accrochées, d'où s'étirent des fumées ; d'où se balancent sous le vent des écharpes de glycines ; d'où de larges pans de verdure, de tous les verts, des verts bleus, des verts jaunes, des verts rouges, s'étalent comme des tapis, soigneusement alignés pour qu'ils puissent prendre l'air.


Et partout des gens se promènent, ont l'air, vraiment, de grimper sur les toits, de s'y arrêter, de regarder de là la pluie, le soleil, tout ce qui se passe dans la rue, tout ce qui se déroule dans la nue.

Ghagall, dont la fantaisie a su tirer parti de tout, de la plus rustique cabane, du plus bel arbre, de la maison en forme de temple ou de la ronde terrasse à la manière provençale, Chagall est ici présent pour moi dans le plus ordinaire spectacle de la rue. Commères sur les portes; chèvres qui escaladent un tracé de chemin; cochons qui courent dans le ruisseau ; intérieurs de petites boutiques au rutilant balancier de cuivre; chats errants; bonhomme qui tire une vache ; autre bonhomme qui tourne une vielle ; arbres fleuris de lampions verts, rouges, bleus, jaunes ; toits rouges et portes bleues ; sur un panneau, trois billes de billard et des queues enrubannées ; joie du ciel bleu et contentement du jour; tout, tout, ici, est tableau de Chagall ! Et si j'entrais dans la petite église là-bas, au clocher pointu et désaxé, peut-être, au bout du chemin de la Croix, à la station de la Crucifixion, évoquerais-je une de ces autres crucifixions où Chagall s'est si bien manifesté comme le maître de l'inattendu et du comique le plus tragique que l'on ait osé !

Il a tout exprimé, ce peintre brûlé de passion ! Si j'entends tout à l'heure des instruments de musique, violons et flûtes entraînant des cortèges, ce sera encore à Chagall que je songerai ; et, quand, la nuit venue, je verrai dans l'ombre flotter


des formes fantomatiques, ce sera, par des territoires lointains, la résurrection des êtres si étranges et si inespérés qu'il lance dans des nuits de sabbat ou de féerie !

La fantaisie de Chagall !... Elle est burlesque, ingénue, mystique, hallucinée, tout à fait inexplicable, du reste, et empruntant mille charmes inédits au dessin et à la couleur. En exemple, tenez, considérez avec moi cette suite, entre tant d'autres, tellement d'autres, parmi ses tableaux et ses aquarelles :

Voici un athlète, au corselet rose, dont les reins sont capitonnés d'un coussin à pois verts. Il tient devant lui, horizontalement, une badine ; et sa figure est celle d'une vierge. Il a l'air de sautiller sur des petits pavés pointus ; et il attend je ne sais quel signal pour danser et sourire.

Ici, des fonctionnaires postiers se groupent autour d'une table, dans des poses hilarantes ; et, sur la table, une lampe explose, dégage mille rayons jaunes sur le bleu du papier de tenture et le rose des fenêtres.

Ici, une scène d'intérieur : une femme penchée sur son homme, qui est à la renverse dans un fauteuil, essaie de lui extraire une dent, tandis qu'une vache, au mufle ingénu, considère tranquillement le spectacle. Et quelle ardente couleur, jaune et rouge !

Ici, encore, une autre scène intime : une femme nue repose sur un divan. Près d'elle est une boîte à poudre ; et, comme la femme s'ennuie, elle joue


avec son éventail ; tandis que de l'autre main, classiquement, elle cache son sexe. Au dessus de sa tête, pend un rideau à glands lourds ; et, sur un guéridon, s'arrondit un gros pot de fleurs, sur les flancs duquel une scène domestique, peinte, homme et femme se querellant, éclate. De quel air dégoûté, la femme nue, alors, se retourne et pince la bouche !

Nous sommes maintenant en plein village russe. Des deux côtés de la route noire et sale, les isbas s'élèvent et les cheminées de briques fument. Une carriole roule et un homme, armé d'une canne, se dirige vers une cabane en forme de hutte. Le paysage est peuplé d'animaux. Quel silence ! et quelle variété dans les formes des petits toits couverts de neige !

Voici des mariés, tous deux en toilette blanche, sortis sur le pas de la porte d'une maison bleue, que couronne un dôme. Ils se tiennent par la main ; et les seins de la mariée sont deux globes lumineux. Autour, des verdures bombent ; et il se balance je ne sais quel aérostat dans un ciel à la lumière jaune !

Voici un drame : d'une isba, jaune et bleue, contiguë à une cabane verte et rose, gît sur la neige le cadavre d'un homme bleu, aux yeux verts. Le meurtrier, sinistre, se dresse au haut d'un petit escalier, dans une guérite; et il regarde, une main retournée, les doigts en l'air, l'homme qui est étendu tout de son long. Là-haut, le ciel, une suite de tapis le représente ; et une boule, noire sur violet, contemple, de deux fentes d'yeux, le sang du drame.


Puis c'est Othello et Desdémone; la femme, de la couleur d'une Peau-rouge, dort dans une lumière jaune. Contre un rideau épais, Othello, mi-rouge, mi-vert, apprête un sabre d'enfant ; et lui-même a une face candide et jeune de petit clown. Il n'est pas désireux de commettre l'assassinat !

Et, enfin, voici le cirque halluciné.

Imaginez sur une estrade des musiciens qui jouent du violon, de la trompette, de la basse. Au dessous d'eux, dans un bariolage de couleurs étranges et cependant admirables d'harmonie, des gens cavalcadant, sautant, pirouettant, bousculent des tables, s'envolent et retombent, tête en avant. C'est déjà d'un mouvement imprévu et ahurissant. Mais, dans un coin encore, une femme protège un enfant dans ses langes qui est menacé de mille périls. Une autre femme, l'air accablé, dort la tête sur son épaule. Un homme vole au plafond en serrant entre ses bras un chien. Un autre homme tape sur des coussins et rue contre un ennemi imaginaire. Dans une fenêtre, enfin, apparaît un paysage de la plus exquise tendresse !

Je ne peux vraiment pas exprimer la couleur de tout cela ; cette couleur verte, rose, jaune, bleue, lie-de-vin et terre de Sienne. Tout se mélange ou se juxtapose en des harmonies merveilleuses; — comme ici, dans cette autre peinture étrange, le drapeau de France, bleu, blanc, rouge, sert de fond de verdure à deux femmes nues, étendues sur l'herbe d'un jardin.

Et puis, et puis, à quoi bon essayer de décrire


des tableaux de Chagall ? C'est tellement une tâche vaine, un labeur tellement impossible ! Des notes, oui, des notes, et vraiment si imparfaites, c'est tout ce que l'on peut tenter ! Je ne demande même pas que l'on répète ce nom d'un haut peintre halluciné. 11 est si bon de garder pour soi dans des armoires secrètes, et qui ne sont jamais assez hermétiques, — de garder des réalisations d'une fantaisie exceptionnelle et toujours renouvelée ! On a si peu besoin de l'admiration d'autrui, quand il s'agit d'une oeuvre même la plus menue : fût-ce la Décollation de Saint Jean-Baptiste ou bien Daphnis et Chloé; et je voudrais encore citer cent oeuvres de ce rare, varié, tumultueux et abondant Chagall, — cet unique et sûr compagnon dans les domaines du Rêve et de l'inépuisable Fantaisie !


FILLES A MARIER

Quand la prostitution a largement choisi parmi les filles de la ville, il reste un lot de vierges et de demi-vierges qui guette, férocement, les jeunes hommes à marier.

Dans celte catégorie se classent les médecins, les commerçants, les officiers ministériels, les pharmaciens, les fonctionnaires, enfin tout le bétail à « situations sûres ! »

Un jour, vint ainsi, en la ville, un médecin beau comme un Christ de feu Luc-Olivier Merson.il était de taille bien prise; il avait des yeux bleus, et sa barbe blonde rayonnait ainsi qu'un ruisseau de miel. Ah ! l'adorable Narcisse de l'ipéca !

Sur les pavés pointus de la ville ordurière, il allait, preste, agitant ses bras, équilibrant ses jambes ; et les pans de sa redingote flottaient derrière lui, amarraient tous les coeurs féminins.

Quelle ivresse! Des jalousies féroces naquirent, de furieuses convoitises se débridèrent. Pendant ce temps, derrière d'autres volets clos, des regards chargés d'amour brûlaient ; et, durant de longs mois, chacune des filles à marier rêvait d'être la compagne de ce beau dadais. Cet homme consti-


tuait un défi, une menace, une gageure. Passait-il deux fois de suite dans une même rue, toutes les autres rues se soulevaient de dépit et de colère; et les familles, de l'une à l'autre, s'envoûtaient, appelaient, l'une contre l'autre, les plus irrémissibles maux !

Et le beau gourgandin paraissait ne se douter de rien. Il ne voyait pas que pour lui se poudraient et se maquillaient les jeunes faces les plus froides ; il semblait ne passe rendre compte que des gorges s'offraient, que des regards humides se fondaient en eau courante. Le dimanche, les Estelles allaient au coin de la promenade où il pouvait errer, où il pouvait promener ses fadaises d'Assyrien à la barbe fleurie. Et, dès que la redingote apparaissait, flottant comme une oriflamme à deux lances, les coeurs féminins défaillaient et, en un clin d'oeil, se vidaient.

Le Némorin, hélas, ne se maria point en la ville. Un jour, il disparut; et beaucoup de filles, devenues cateaux, le pleurent toujours!

Chères, tendres pucelles! Vous étiez six encore dans une maison de la ville; et vos douze fesses attendaient l'épouseur. Vous étiez jolies, vous, cependant, aimables, accortes et d'enviable renommée. Mais il ne venait point, l'homme attendu, au bras duquel vous pensiez partir pour les lacs italiens ou pour les attractions du Mont Dore. Au fond, voyez-vous, la prostitution est plus sûre; et que ne blâmiez-vous vos parents de rêver pour chacune de vous la pesante monotonie d'une triste vie conjugale !


C'est là, dans celte ville, dans ce lot de filles en attente, que j'ai aperçu, un jour, derrière une fenêtre, une jeune fille qui espérait, elle aussi.

Vous connaissez les portraits du peintre Derain. Vous les aimez pour leur gravité et leur force sensuelle. Cette jeune fille à la fenêtre, jeune fille très brune, au front bas, recouvert de cheveux coupés droit, c'était un portrait pour vous, Derain. Elle était attirante et inquiétante, exquise et crapuleuse. Ah ! comme elle se singularisait par sa matité lumineuse et par son corsage de ce brun-rouge que vous affectionnez!

Elle regardait dans la rue, fixement ; et elle suivait un rêve intérieur. Quel rêve, d'ailleurs? car son regard était dur et lointain. Oui, Derain, vous eussiez aimé ce regard de fille de barrière, contenue, par des parents bourgeois, dans une vénérable demeure de famille. Avec quelle fixité passionnée, elle regardait toujours, droit devant elle ! Oh! le précis et sûr dessin de la bouche, où se marquait quelque chose de las et d'amer ! Pourtant, pourtant, cette fille de bourgeois, cette enfant si jeune, on pouvait garantir, oui, peut-être! — qu'elle était vierge, et que c'était moi qui lui voyais, à travers mes souvenirs de bals publics, une jolie figure de fille à soldats!... Tout de même, je tenais, je tenais tout à fait à la considérer telle qu'une fille, une vraie fille; et, ce jour-là, en passant dans cette rue si absolument, si lointainement provinciale, si vide, si morne, si affreuse, si poignante, je me réjouissais de penser que, moi seul, je voyais


ainsi cette fille bourgeoise, élevée sagement, peut-être saintement, par une mère pieuse et par un père austère!

Et j'en ai rencontré d'autres de ces filles là qui attendaient. Elles attendaient toutes, non point à coup sûr toutes pour coucher simplement et légitimement avec un homme; mais on leur avait tellement dit qu'elles devaient reprendre le flambeau de la vie des mains de leurs mères, maintenant effondrées dans les mornes devoirs et dans les rigueurs de la religion!... Et elles attendaient toutes, les oiselles, les jeunes et les vieilles, guettant les proies : les médecins, les pharmaciens, les commerçants et les fonctionnaires. Elles guettaient, les yeux rougis, les lèvres sèches, les mains moites. C'était une attente cuisante et désespérée. Jamais elles ne sortiraient assez tôt du noir milieu où avait pleuré leur enfance; jamais elles ne prendraient assez tôt l'odieux bonnet de nuit conjugal et la hideuse camisole. Elles gémissaient d'attendre encore pour devenir rébarbatives, rancies, renfrognées et hostiles. Elles avaient hâte de perdre toute jeunesse, toute fraîcheur, toute séduction, avec un pucelage qui pesait à leur ventre comme une tare d'infamie. Sottes filles, elles regardaient leurs mères ; et elles enviaient d'être ce quelque chose d'ex-féminin qui n'a plus de nom dans aucune langue !...


LES BEAUX DIMANCHES

Ici, chaque bourgeois, chaque employé a sa vigne. Je veux dire que chacun de ces indigènes possède, près de la ville, un carré de terre avec cabane à outils ou avec maison des champs, où il va, le dimanche, satisfaire ses goûts bucoliques.

La maison des champs est même, quelquefois, une emphatique villa qui veut rappeler les terrasses de Versailles et les jardins dessinés par Lenôtre. Dans ce cas, au contraire du plus rationnel bon sens, la villa prétentieuse se dresse tout au bord de la route, en pleine poussière, en pleins regards indiscrets, de façon à ce que chaque passant puisse se récrier et baîller à la somptuosité du nouveau Fouquet. Certaines autres fois aussi, la maison des champs est jolie petite demeure de jadis, fanée, décolorée, de plaisante architecture campagnarde, et toute tapissée par le lierre, par la vigne vierge et par la glycine. Mais, naturellement, cela plait moins qu'une bâtisse en carton-pâte ou en carton-plâtre, que décorent des balustres, des vases de chez Allez et des statues vernissées représentant Cérès et Pomone.

Avez-vous souffert et souffrez-vous encore, vous,


de cet odieux jour qu'on appelle dimanche? Quand j'étais enfant, je ne voyais pas arriver sans terreur ce jour-là. Parce que je n'allais pas à l'école, on en profitait pour me martyriser, m'empêtrer dans des vêtements et du linge trop neufs, et surtout m'obliger à ces navrantes visites que les enfants, paraît-il, doivent à des parents âgés, comme si le respect dû à ses propres mère et père ne suffisait pas — et au-delà ! — pour abîmer tout le commencement d'une vie !

Aujourd'hui, encore, je ressens tout l'effroi de ce jour-là. A Paris, en province, à la campagne, le dimanche fait des hommes un vaste troupeau qui s'ennuie atrocement — et qui ne trouve, en somme, que dans la ribote, le dictame sur, l'infaillible panacée à tous ses maux!

A Paris, les foules bêlantes, endimanchées et empesées, vous oppressent déjà irrémédiablement. En province, cette situation s'aggrave de ce fait qu'il faut saluer presque tous les promeneurs, s'informer de leur santé, toutes choses qui vous soulèvent le coeur ; et. à la campagne même, en pleins champs désertiques, alors que l'on peut croire que l'on va respirer, rejeter tout le dégoût de la foule, et enfin vivre, c'est tout un amas de douleurs, tout un assaut d'angoisses qui s'abat en trombe sur votre tête et vous entraîne à la dérive. Car la nature elle-même nous joue ce vilain tour de paraître elle aussi endimanchée et hostile.

Des sonneries de cloches, des appels de messe la remuent ; et les arbres, semble-l-il, se redressent


et font, la roue. Les champs également sont de vrais tapis étalés, sortis pour une procession; et si, ce jour-là, le ciel est bleu, ce ne sont point, dans les chemins, des paysans porteurs d'outils, mais des hommes farauds, tout guindés de blouses bleues criardes ou de vestons rigides, qui escortent des femmes et des enfants, roides aussi dans leurs robes et habits des dimanches.

Ah ! l'odieux, l'odieux jour ! Gomme j'envie le pêcheur à la ligne, le pacifique, le calme pêcheur à la ligne, tout à sa passion ! Aussi, pourquoi ne suis-je pas pêcheur à la ligne ?

Je sais, je sais, — ils me l'ont tous dit, les pêcheurs à la ligne! —je sais le repos, le parfait repos que l'on ressent à tremper du fil dans l'eau. Je sais tout le plaisir unique, total, que l'on éprouve à amorcer et à jeter, avec fracas, des boules de terre pleines de vers dans un coin d'eau guetté, réservé; je sais enfin quel spasme délicieux vous saisit quand, au bout de votre ligne, un poisson se débat ; le poisson que vous avez déjà ferré avec une ivresse paradisiaque; oui, je sais, je sais tout cela — et les ultimes sensations que personne n'a pu exactement décrire ; mais, voilà, je suis voué aux déesses infâmes, aux horribles mégères de l'Ennui: je ne suis pas pêcheur à la ligne!

Et c'est cela, sans doute, qui est cause, ce matin, de mon hebdomadaire tristesse.

Je vois de ma fenêtre toujours le même paysage; et la petite ville — je n'y peux rien, hélas! — s'endimanche aujourd'hui encore.


Les uns et les autres s'apprêtent à fêter le repos dominical. Les cafés, je le devine, sont pleins; et les ouvriers boivent tant qu'ils peuvent pour être pareils aux bourgeois. Car on accède à la bourgeoisie et au patronat par des degrés de ripaille; et l'ouvrier, libre et conscient, ne se rend bien compte qu'il est en marche vers la bourgeoisie, que lorsqu'il est entièrement soûl.

Ce soir donc, la petite ville cuvera, ô bon curé qui as voulu le repos du dimanche ! Elle cuvera et tu la béniras, comme lu as béni aujourd'hui même tant de vénérées Bourgeoises, qui se sont approchées de ta sainte Table, après avoir, bien excusables, passé la nuit loin de l'assaut conjugal !

, Ah ! qu'ils s'égayent donc, qu'ils se soûlent donc tous ces braves gens ! J'en veux davantage à la nature, aux jardins, aux maisons, qui, ce jour-là, ma parole, prennent aussi des airs bêtes de fête !

Oui, il me semble que les maisons sont apprêtées, parées. Là, devant moi, ux flancs de la montagne, je ne vois plus les chèvres qui grimpent, — les gamins, pieds nus, qui courent après les chiens —, les cochons qui s'échappent de leurs bauges —, les commères qui, ainsi que des poules stupides, pérorent et s'interpellent ; je ne vois plus que des petites maisons, tous volets clos, — des jardins sans vie; et, dans les rues, sur les routes, je ne vois plus enfin que le pharmacien qui promène lugubrement sa femme, et le receveur des postes qui s'arrête à bavarder avec l'avoué, une des gloires politiques de la petite ville 1


Or, voilà, n'est-ce pas, un spectacle tellement insuffisant? Ah! n'y aura-t-il donc jamais de beaux dimanches ?

Souvent j'ai cherché un dérivatif (ce mot qui revient toujours dans la bouche des médecins, impuissants à nous donner le bonheur!) — souvent, oui, j'ai cherché un dérivatif à cet ennui morne et régulier du dimanche. Mais j'ai toujours cherché en vain. J'ai parlé tout à l'heure de la pêche à la ligne ; puisqu'elle ne me passionne pas, c'est qu'il n'y a rien, rien pour moi !

Comme Jules Laforgue, me faut-il envier d'être la mouche qui se promène, par un torride jour d'été, dans une cuisine dallée, fraîchement lavée? Ou me faut-il devenir le petit soldat qui fait danser, charnellement, sa bonniche, dans une chambre d'hôtel ? Car je ne crois pas du tout que le calme soit dans la lecture d'un pesant et savant livre ! ah! non, un beau dimanche, chaque mol devient plus lourd et plus accablant encore que toutes les chapes de plomb, du spleen! et ni les oeuvres considérables de M. Henry Bordeaux, ni les prétentieuses sottises de M. Marcel Prévost, n'apportent à notre esprit fatigué le bienfaisant népenthès !

Il y aurait bien un remède : ce serait de mourir le dimanche et de ressusciter le lundi. Mais voilà, voudrait-on ressusciter ? et qui ferait les enfants que réclame sans relâche l'honorable M. Dourner? car, c'est surtout par les beaux dimanches que se procréent, comme des nichées de lapins, les lardons qui deviendront plus tard des ministres,


des sénateurs, des mercantis, des assassins, des généraux, des banquiers et des M. Doumer, en un mot tout l'agglomérat humain dont ne se glorifie peut-être pas, cependant, outre mesure, notre instable Planète !

Mais M. Doumer, lui, têtu, veut quand même des enfants. Alors, soyons magnanimes, et allons-y! et veillons désormais au salut des beaux dimanches, comme jadis on veillait, selon un air connu, au salut de l'Empire !


LA RIVIERE

Deux fois par jour, je descends à la rivière. Elle n'est pas très impressionnante, en été, ma rivière. Elle est étroite, elle a peu d'eau; mais elle est capricieuse, exquise, dans sa physionomie de jeune fille auvergnate. Elle porte des cailloux, des galets, du sable et de menues îles toutes barbues et toutes fleuries. Par endroits, elle se met à chanter; et, toute la journée et toute la nuit, elle chanté, alors, cette menue rivière qui symbolise si parfaitement la plaisante condition d'une petite paysanne accorte et fleurie, qui s'attarde à rester une humble bergère, sans orgueil et sans faste.

J'aime surtout un coin près du bac, ou les vaches viennent boire. Il se dresse là, dans les prairies, de hauts peupliers qui présentent les armes au miroir de l'eau, où se reflètent bien les choses les plus monstrueuses et les plus légères, tellement l'eau est limpide et de paisible courant. En vérité, on y voit des nuages pansus ou échevelés, des monts solides pareils à des dos de bêtes, et les fins panaches des arbres qui, là-haut, en plein ciel, découpent des délicatesses de frémissantes dentelles.

Sans doute, toutefois, les arbres de la rivière ne


sont pas tous absolument beaux; il en est qui ressemblent à des chenilles, et d'autres à des balais; mais je les aime tous, tels qu'ils sont, car ils se parent d'un beau vert soutenu, avec des troncs jaunes ou rouges, de quoi ravir un peintre qui aimerait à peindre solidement. Et, là-dessous, la rivière, amie de toutes les heures, est tantôt bleue, rose ou verte. Elle épouse toutes les écharpes du ciel; et elle baigne, par places, les pieds de légers saules argentés; — et les peupliers contemplent la rivière par dessus eux.

Cette eau si pure, si claire, si joyeuse ! Comme elle me berce et me fait rêver ! Ah ! être un poisson avisé, agile, et vivre dans cette eau de soleil ; venir gober l'air et replonger au plus frais du courant; entendre les bruits familiers de la route voisine : une carriole qui roule, un tintement de grelots ; entendre aussi, dans les prés, le doux bruit d'une faucille, et s'émerveiller du vol des pigeons et de la toilette lente, paresseuse, des canards; puis nager, tourner et retourner en tous sens, dans toutes les transparentes couleurs des reflets; — et, poisson ivre de lumière et de fatigue, venir enfin s'étendre sur un chaud lit de sable, dans l'aromatique odeur des hautes herbes !

Ou bien encore, ici, tout près, dans cet étang que forma la rivière, dans cet étang pavoisé de joncs et de lentilles d'eau, gardé farouchement par des arbres drus : frênes, pins et peupliers, — dans cet étang solitaire, immobile, être une délicate grenouille, peureuse et bondissante, et rêver au


bord du sable, sous les branches qui pendent pareilles à de souples chevelures ; — et, là, attendre la fin de la course du soleil, pour animer les crépuscules du coassement sans fin et berceur des rythmes nocturnes !

Et je songe alors à tant de peintres de l'école de Puvis de Chavannes ; et je me demande s'ils voudraient se servir de mon étang rustique, pour leurs Rêveries du Soir ! Car, au fond, il est très fruste, cet étang; et aucun arbre ne se penche langoureusement vers lui; puis il n'y a guère possibilité de nymphes ici, ou de ces personnes en péplon blanc, qui effeuillent, les yeux vers la lune, les lamentos pleurards des harpes !

Mais il sévit tant d'autres peintres qui l'exploiteraient, elle, la rivière jolie d'Auvergne, s'ils la connaissaient. Et ils ne nous feraient grâce de rien : ni des blanchisseuses qui, les genoux dans des boîtes, battent frénétiquement le linge; ni du pêcheur-passeur, sorte de roi de la rivière, plus racé d'ailleurs que les Rois, et qui, nouveau Robinson Crusoé, s'est bâti une longue cabane où il habite, et où il loge sa femme, ses gosses, ses chèvres, ses cochons et ses lapins. Ah! oui, ils l'exploiteraient, ma jolie rivière, les huiliers, sans souci de sa fraîcheur et de tout son charme!

Et ne venez pas ici, non plus, vous, les peintres animaliers ; car je veux garder pour moi, là-bas, dans cette sorte de petit Sahara des graviers, au pays de quelque Chloé tunisienne, la plaisante vision des chèvres noires et blanches, à longues


barbiches de Juifs; et je veux aussi admirer, moi, tout seul, la traversée de la rivière par les vaches, les vaches bibliques que bouscule un âne au nez blanc, par ses ruades intempestives et ses alertes sauts ; sorte de prince noir au milieu de ses sujettes ; prince noir, pas prince toujours, toutefois; car, lorsque le gamin du troupeau monte sur son dos princier, il lui impose, en le fouaillant, un dur et rapide galop!

Et l'eau coule et chante sans cesse! Les canards, réjouis de cette perpétuelle chanson, rament, nagent, disparaissent et reviennent, petite escadre bigarrée, qui, jusqu'au soir, nage amoureusement dans cette eau changeante.

Ah! certes, changeante — et même lunatique, pourrait-on dire; car, elle les collectionne tous les aspects, la rivière menue. Tantôt, c'est du métal fraîchement fondu, de l'opacité dense, des noirceurs lourdes; tantôt c'est du brillant, de l'étincellement de perles et de pierres précieuses; ou encore, c'est, tout cru, du bleu d'outremer, du vert émeraude ou des traînées de vermillon vif. Et, la lune, enfin, la lune, par les nuits de clarté auguste, est-ce qu'elle n'étale pas sur la rivière un tapis de féerie, tout pailleté d'argent, un majestueux tapis pour quelque Seigneur du pays des roses, en son palais d'Ispahan ou de Chiraz?

Les montagnes, alors, sont magnifiquement sereines. Toute la Terre s'endort dans l'énormité de la douceur du plein repos ; et, si je n'entendais pas, là-bas, parfois, l'aboiement d'un chien, est-ce


que je ne pourrais pas croire, aisément, que voilà la Terre entrée dans l'éternel sommeil de blancheur et de silence qui sera sa fin, au dire des astronomes et des géologues?

Mais, à l'aube rose, derrière les monts, le soleil reparaît; et la rivière, qui n'a pas cessé de chanter, revêt tout de suite sa robe fraîche, toute fleurie des plus délicates nuances; et les canards sont déjà dans l'eau; et les deux gamins du passeur courent eux aussi dans la rivière, qu'ils traversent et retraversent, en dansant sur les cailloux.

Les arbres, baignés de la rosée de la nuit, je les revois tous plus frais dans cette lumière du matin. Je songe alors tout naturellement à Sisley, à ses virgules de couleur, à sa virtuosité à placer dans la nue le frêle panache de ses peupliers. Pourtant, je suis loin des sites qu'il aima; mais il y a souvent, ici, le plein matin venu, un bleu du ciel et un bleu argenté des peupliers, qui rappellent singulièrement ses tableaux. C'est la même fraîcheur et le même saveur de nuances fines. Pendant longtemps, ce peintre délicat fut seul à aimer cette jeunesse du ciel et de l'arbre. Aujourd'hui, enfin, est-ce que les chasseurs qui pétaradent autour de la rivière, comprennent les tableaux de Sisley?


MARIAGE

Pendant mon absence, La Feignasse et Cécile ont bien travaillé. A force de manigances respectives, ils sont arrivés à cette entente : ils sont prêts à se marier !

J'imagine que la petite s'est fait désirer, et que La Feignasse, poussé à bout, devenu enragé, n'a plus vu que le mariage, pour arriver à posséder cette sacrée garce qui le dévorait.

La petite, je le répète, n'a pas le sou, tandis que La Feignasse a, de côté, un peu d'argent. Et puis il peut compter tout de même sur des héritages; et enfin il ne boit pas; et cela, à la campagne, c'est un parti; tandis que Cécile, elle, n'a que sa peau, qui, il est vrai, vaut bien plus que le cuir de La Feignasse.

El, ma foi, cette solution va me plaire. Certainement, je n'aurai plus devant moi, désormais, les mines flétries, languissantes de La Feignasse. Il est sûr que lorsqu'il aura passé toute la nuit à tripoter sa femme, il donnera meilleur coeur à l'ouvrage. La petite, elle, a l'air de s'en moquer, de toute cette histoire. Elle a l'air d'être venue à ce mariage sans trop savoir pourquoi. Elle rit même


quand je lui dis que La Feignasseest gauche, balourd, et qu'il ne. doit pas savoir prendre une fille. Ma parole, on peut blaguer La Feignassetant qu'on veut, elle ne s'en soucie point.

La mère La Loupe, elle, prend les devants. Elle me dit que tout marchera mieux, maintenant. En gardant à mon service Cécile, je garde une bonne fille courageuse, sérieuse. Elle ne se souvient plus de tout ce qu'elle m'a dit hier. Cécile, en devenant la femme de son fils, est tout à coup une manière d'ange, une femme tout à fait rare.

Rare, je ne sais pas; mais en tout cas, une femme à cervelle d'oiseau. Car il n'est pas difficile de deviner que Cécile a cédé, parce que tous les jours, toutes les nuits, à tout moment, à toute heure, La Feignasse l'a endoctrinée, l'a engourdie avec sa passion. .Et menaçant de se tuer, pleurant, geignant, et brusquant Cécile et la caressant, et ne pouvant la posséder autrement, il lui a proposé avec emportement, larmes et grincements de dents, le mariage.

Et la petite, lasse, épuisée, et assurément poussée par ses parents, a accepté! Voilà la toute petite histoire bête de l'accouplement de demain d'un lourdaud et d'une oiselle.

La Feignasse me fait part de ce projet, et je l'en félicite. Naturellement, il ne m'a pas attendu pour tout préparer; et c'est dans huit jours qu'il se marie.

Nous ferons tous bien les choses. Je prépare mon cadeau ; les parents de La Feignassepréparent les


leurs ; et, quant à La Feignasse, il a acheté une bague et une broche de circonstance chez le premier bijoutier de la ville.

Le jour de la cérémonie, c'est un vrai branle-bas dans la ferme. La mère La Loupe a cuisiné d'extraordinaires pâtés, des pâtisseries savoureuses; et Cécile est habillée et parée depuis la première pointe de l'aube.

Sans doute, elle est plus elle-même dans sa jupe et son corsage de chaque jour ; mais, telle quelle, dans cette robe blanche, avec son visage éveillé, elle serait pour un sadique une désirable proie. Elle donne l'idée d'une communiante qui, après l'hostie consacrée, va prendre ce soir une hostie plus na-turelle, au milieu des rugissements et des halètements d'un homme en folie. Et elle n'a vraiment point l'air d'en attendre un péril. Elle sourit, elle s'amuse; et elle se laisse embrasser, cajoler par toutes les mères et par ses amies les bergères, qui, endimanchées, me donnent le plus divertissant spectacle.

Car, on ne se doute pas de ce que la mode parisienne peut devenir, dès qu'elle a parcouru six cents kilomètres. Elle arrive essouflée, déséquilibrée, ayant perdu tout son parfum, tout son charme, toute sa fleur. Elle a laissé en route des duvets d'élégance ; elle a accroché à tous les buissons ses fines dentelles, ses plus délicates parures. Tant bien que mal, alors, elle se répare; et elle apparaît en contrefaçon de toilettes, en défroques pour dames et jeunes filles de Tombouctou !


Ce ne sont, ici, sur ces filles hâlées, bistrées, ravinées, déjà fatiguées, lourdes, trop rouges des lavages qui décrassent, trop maladroites dans leurs bottines qui remplacent aujourd'hui les sabots quittés; ce ne sont que soies criardes, d'acides verts, des bleus de blanchisseuse sur des bras trop frottés, sur des gorges trop recuites, sur des nuques acajou; car, pour cette noce, les décolietages sévissent; et j'imagine que Henri Rousseau encore eût réalisé de précieux tableaux en utilisant, en groupant toutes ces filles et femmes habillées, toutes ces guenons trapues ou maigres, toutes ces bergères qui sont plus rutilantes aujourd'hui que des soleils; et qui semblent presque toutes près d'éclater, tant les corsets les serrent, tant les robes les gênent, tant les bottines leur meurtrissent les pieds !

La Feignasse, lui, fait ma joie. Avec son melon qui entre à peine dans sa tête, avec son pantalon trop court, avec son veston pincé, et surtout avec son plein visage, plus reluisant que jamais, il a l'air d'un acteur de cinéma; et, en s'appuyant sur sa petite canne, trop flexible, il devient vraiment hilare.

11 couve des yeux Cécile. Il la lèche sur toute la figure, en imagination. Il tourne et retourne autour d'elle en tendant les fesses, en souriant toujours. Il veut faire le galant, il bute, il est gauche, il est pesant. Ce sont ses grosses mains qui l'embarrassent, ses mains qui dépassent trop des manches; il ne sait où les placer, et il les laisse tomber,


lourdes, bêtes, pareilles à des battoirs. De temps en temps, il secoue la tête; c'est son col trop dur qui le gêne; et le tour de son chapeau a déjà tracé sur son front un sillon rouge.

Sa mère, la digne mère La Loupe, a mis son bonnet de mariage, ses rubans blancs et son bouquet conservé de fleurs d'oranger, au plein milieu du front ! Et elle est congestionnée là-dedans, elle aussi ; son corsage, devenu trop étroit, la sangle comme une cuirasse. Elle a passé un sautoir d'or ; et ses oreilles vont sûrement saigner, tout à l'heure, tellement elles sont écarlates. Elle a l'oeil à tout, pourtant ; et elle répond de tout.

La cérémonie, ma foi, se déroule très bien. On a célébré un mariage civil entre mariés et témoins,, simplement ; et tout a été réservé pour l'église. Dans ce soleil de cet été durable et chaud, c'est un épanouissement de faces, de bedons et de derrières. Les vieux sont tous en noir, avec veston ou redingote démodés. Ils portent tous le large chapeau noir et certains ont gardé leurs sabots. Les jeunes sont les crâneurs, les godelureaux retour de guerre ; et ils fument savoureusement, dès l'aube, de petits cigares courts ou fumerons qui empestent.

Toute la noce se dilate et s'amuse ; les vieux birbes se promettent des chatteries ; et les jeunes Alcindors ont déjà préparé la salie de bal, dans une grange. Il y aura un piston, une clarinette, un accordéon et une guimbarde, ce petit instrument en fer battu qu'on se met entre les dents, et qui a mené la noce tout à l'heure à l'église. On dansera


sous des girandoles de papier rouges et bleues, vertes et jaunes, qu'éclaireront ce soir des lanternes vénitiennes.

Cécile, à l'église, est une parfaite sainte Nitouche. Elle tient les jeux baissés ; et je vous jure que La Feignasse, à côté d'elle est toujours très comique. Il a pommadé ses cheveux blonds qui luisent, qui luisent, plus encore que ses bottines à bouts vernis. Et c'est alors qu'il ne sait plus que faire de ses mains ; de guerre lasse, il les laisse tomber, dans le rang. Les assistant eux, écoutent et regardent très attentifs, comme des gros chats ou comme des marots. Savez-vous qu'ici on appelle marots, toutes ces têtes romanes ou gothiques qui sont sculptées sur les vieilles pierres ou sur les antiques poutres des maisons ? Le curé, qui, lui, est déjà fatigué de les regarder, brusque tout à coup la cérémonie. Aussi bien, le soleil est trop invitant : on a hâte de sortir, de crier, de rire, de bâfrer.

Aussi, à l' « Ité missa est », tous ces « noceux » fichent le camp en coup de vent ; et, dans la rue, on mène le tapage. La Feignasse a pris la main de Cécile ; et il l'entraîne en riant, en gloussant plutôt, tellement il est aise.

Le repas, de l'avis de tous, est parfait. La table est dressée en fer à cheval. Des fleurs de campagne, de gros dahlias surtout, des guirlandes de papier la parent. Mets et boissons sont vite engloutis, à bouche que veux-tu? et, l'on est à peine au dessert que les chansons se bousculent.

Tout le monde a fleuri sa boutonnière ; et tout


le monde vocalise. Les vieux messieurs, les vieilles femmes, les jeunes filles et les garçons. C'est tour à tour, tragique, mélancolique, gai, pleurard, larmoyant. La Peignasse ému et un peu soûl, pleure comme un veau.

On délace les corsets ; on défait les corsages ; on lâche les boucles des pantalons. Puis on commence de sortir ; et les plaisanteries scatologiques n'attendent pas la nuit pour fumer.

je regarde tous ces gens que la lourde digestion travaille déjà. Vrai, ça n'est pas un sublime spectacle ! On dirait des types d'animaux inférieurs, que l'on aurait habillés et dressés devant des tables de mangeailles. Tout çà, c'est rouge et luisant comme des gorets étrillés ; et je crois bien que Crépitus fait déjà des siennes, car des invités, discrètement, pour commencer, se soulèvent un peu, et retombent avec un rictus de satisfaction. Et l'on boit toujours !

La Peignasse, lui, ne boit plus. Il veut emmener Cécile; mais la petite se défend. Elle s'amuse, ici, avec ses amies ; et qu'est-ce qu'elle ferait dans la chambre à côté, toute seule avec ce nigaud que son coup de passion rend encore plus niais? Aussi, elle reste, têtue; et, comme le Maire-Persan, naturellement invité, a assez de la noce, je me lève, également; et nous voilà tous les deux par les champs.

Il me dit :

— Vous voyez ça, vous, votre domestique avec celte petite ?

— Oh ! vous savez, mon cher voisin ! ...

Et, devant mon geste indifférent, if reprend :


— Eh bien ! tonnerre, vous direz peut-être, mon cher, que je suis un cochon ; mais je regrette tout de même bougrement aujourd'hui que le droit de cuissage soit aboli !

— Dame 1 cette petite est engageante !

— Je vous crois ! rugit-il ; et ce n'est pas drôle de ne plus pouvoir toucher à ces sacrés bourgeons-là ! Ma parole, il y a des jours où l'on regrette sa jeunesse ! Dans le temps, mon cher, votre valet n'eût pas pesé lourd devant moi !

— Bigre !

— Ah ! tudieu; oui, reprend le Maire-Persan, qui, décidément, flambe. C'est bien donner des perles à un porc que de livrer cette jolie garce à ce bénêt !

Il est tout rouge, M. le Maire. La digestion, le rut, tout cela lui attise le sang.

11 marche à grands pas. Nous entrons dans le bois. La chaleur nous berce.

Au bout de quelques pas, nous tombons sur un couple qui, en haletant, se remue comme une bête à deux dos.

— Ah! salops! salops ! hurle-t-il. Ils veulent donc tous me foutre le sang en feu ! Au revoir, mon cher, au revoir !

Et, me plantant là, M. le Maire se sauve, à longues en jambées, vers je ne sais — c'est certain ! — quel improbable coït !


THÉBAÏDE

Comme m'a dit la mère La Loupe, tout s'arrange avec le mariage de La Feignasseet de Cécile.

Je n'ai plus à subir, en effet, les mines flétries, coléreuses et féroces de la Feignasse. Depuis qu'il couche légitimement et tout son soûl avec Cécile, il est aimable, gracieux ; et il est animé, certes, d'un entrain que je ne lui ai jamais connu.

Il travaille maintenant — mais pour de bon! — dans les champs et dans le jardin. Il est excité par cette idée que, ce soir, tous les soirs, il aura la gamine dans son lit ; et cela, c'est pour lui le plus vigoureux des réconfortants.

Même il chante, à présent, en travaillant, ce bon La Feignasse. Il crache dans ses mains ; et, en avant l'outil ! C'est un marié qui n'a pas perdu son air bêle ; mais enfin il se remue, il s'active, et il sourit à tout propos. Il est heureux !

Cécile, elle, est toujours la même. Quelquefois, elle paraît un peu fatiguée; assurément, La Feignasse ne doit pas la ménager; cependant, elle est toujours le même oiseau sans cervelle, qui n'attache d'importance à rien !

La mère La Loupe est pour elle, maintenant,


pleine de prévenances. Stylée par son fils, elle épargne à la petite bien des besognes ennuyeuses. C'est un ménage à trois qui vit en accord parfait ; et qui, en effet, arrange tout parfaitement, selon l'heureuse prédiction de la mère La Loupe.

Car je ne crois pas qu'il y ait quelque part des domestiques, qui s'entendent mieux pour boire et manger aux dépens des maîtres.

Tous trois, la mère La Loupe, Cécile et La Fei-gnasse, se concertent sans cesse pour que, chaque soir, ils fassent un peu la fêle, dans le pavillon qui leur est réservé.

Pour cela, les oeufs, la crème, le thé, le café, le sucre, les liqueurs, les cigares et les cigarettes que je laisse bénévolement traîner, tout cela est largement mis à contribution. Ma foi, j'en ai vite pris mon parti ! Pourvu qu'ils soient toujours, tous trois, levés avant moi, — et que, de temps en temps, la mère La Loupe consente à me préparer à moi aussi une crème alléchante, je n'en demande pas plus. Si j'en demandais plus, La Feignasse retomberait sûrement dans sa fainéantise et dans sa tristesse ; et tout, j'accepterai tout plutôt que ce péril !

Je sais bien que, depuis ce mariage, des las de gens, parents de La Feignasse et de Cécile, envahissent aussi ma demeure et y gobelottent à plaisir ; mais, tout de même, je ne puis pas encore me montrer féroce; car je serais accablé bien vite des pires ennuis. Or, pour quelques derniers jours à vivre ici, au diable les histoires ! et puis Cécile


serait capable, elle aussi, de ne plus fleurir ma table. Je ne veux pas autour de moi de visages renfrognés.

Je vois trop ce qui se passe chez le Persan. Comme il est âpre et avare, ses domestiques n'en font qu'à leur tête, ainsi que je l'ai dit; et il a des domestiques qui ne sont pas des domestiques. On l'a vu : la cuisinière cuisine les plats qu'elle désire; et le jardinier-cocher conduit le vieux cheval, quand il juge que la température est aimable. Mais dés ordres, ils n'en reçoivent point, les domestiques du Persan.

Chez moi, de mes trois serviteurs, c'est La Peignasse qui est le plus discipliné, le plus scrupuleux. Il fume bien mes cigares, mais enfin avec mesure. Je lui sais gré de me laisser quelquefois des fonds de boîtes. Certainement, c'est la mère La Loupe qui est la plus gourmande, la plus auda cieuse. Elle doit surtout beaucoup aimer une vieille Chartreuse, toute poussiéreuse, que j'ai retrouvée dans un coin de cave. Je regarde sa loupe, à la brave mère d'Achille, sa loupe reluisante ; et il me semble parfois qu'elle s'incendie, qu'elle est comme brûlante à force de faire couler devant elle tant de liqueurs; et, aujourd'hui, plus que jamais, la mère La Loupe se lèche les babines, voluptueusement. Elle a raison, vraiment : tout s'arrange !

Oui, tout s'arrange ! Enfin, La Feignasse s'ingénie maintenant à me plaire. Quand il pleut, quand il a une minute à lui, il s'installe sous le hangar aux outils, près des lapins ; et, là, posément, tranquille-


ment, il me fabrique des paniers, en se servant de jeunes pousses de chêne, qu'il taille en lanières. On a toujours besoin de solides paniers, me dit-il. Et il tresse même des paniers pour la peine de les faire, pour la gloire, pour rien ! Paniers ronds, paniers carrés, paniers ovales ; il veut que j'emporte tout cela à Paris. Assurément, il a moins de goût tout de même pour transformer en mieux quelque chose de la ferme.

Que de fois j'ai entamé du bout des dents des réflexions sur un clapier mal installé, sur une fosse à composts mal placée, sur une barrière à consolider ! Ah ! ouiche, La Feignasse se moque pas mal de mes réflexions ! Il travaille davantage, je le répète; mais, pour améliorer quoi que ce soit, ce n'est pas son fort !

Et il n'existe pas de stratagèmes à employer. Il sourit, il sourit toujours, en se frottant doucement les mains; et il reste inerte, solidement inerte. Personne, mieux que lui, ne vénère la Routine. Il est l'ennemi têtu, sourd, aveugle, muet, de toutes les moindres transformations. Ainsi, par goût, pour couduire l'âne, il préfère le vieux harnais qu'il rattache avec des ficelles, au harnais neuf que j'ai acheté, croyant lui plaire. Pour faucher, rien, selon lui, ne vaut la faucille. Les machines américaines le font ricaner ; il ricane. Amender les champs, le potager, le verger, quelle plaisanterie! En vrai paysan, il taille, il sème, il plante, comme l'on procédait il y a des siècles. Un jour, je lui ai donné des livres d'agriculture; il a éclaté de rire, oh! mais


éclaté, que j'en étais honteux ! et il m'a formellement dit, entre deux poussées de rire, que je me moquais de lui. Et, le soir, en dégustant avec ses deux femmes ma fine Chartreuse, il a dû, à son tour se moquer de moi, et de quelle manière ! Car, depuis ce jour-là, la Peignasse me regarde avec un clin d'oeil narquois et un sourire dilaté.

Soit ! La Feignasse n'est pas plus un Dombasle qu'un Lenôtre ; et gardons-le tel qu'il est !

Aussi bien, je sais que s'il avait de l'initiative, il m'en cuirait peut-être encore plus.

Car, si j'ai déjà parlé de l'amour de La Feignasse pour les potirons, il est certain que d'autres amours de La Feignasse, quant aux légumes et aux fruits, se révéleraient ; et, de même que je n'aime pas du tout, moi, les potirons, il est bien certain que je n'aimerais pas davantage les autres fruits et légumes chéris de La Feignasse, et que, poussé à bout, il sèmerait bon gré mal gré dans mon potager et dans mon verger. Alors, pour sauvegarder un peu les choses que j'aime du jardin, ne lançons pas La Feignasse sur la voie des améliorations; et laissons-le à la chère routine qui veut, par exemple, qu'un potager ait tels légumes et un verger tels fruits !

Du reste, il arrose avec beaucoup plus d'entrain, maintenant, La Feignasse. De temps en temps, le soir, quand le soleil accroche sa lumière là-bas, sur les montagnes, La Feignasseprend ses deux arrosoirs; et assez prestement, il verse de l'eau sur les légumes rissolés. Même il n'a plus besoin


de Cécile pour l'encourager ; il arrose tout seul, et il parle. Il n'y a que mes rosiers qu'il ne veut décidément pas gratifier de quelques ondées. Oui, je sais, il me l'a dit: les racines sont trop longues, elles plongent profondément dans la terre, elles ont toujours du suc. Et, l'on m'a redit : « La Fei-gnasse aime les fleurs! » C'est une mystification, certainement. Cécile, oui, aime les fleurs; mais pas La Feignassequi les laisse fleurir comme elles veulent. Tandis que Cécile, avec quel soin elle coupe les fleurs fanées; avec quel amour, elle prépare des bouquets, désolée au fond de les couper, les fleurs! Mais je la complimente tellement, quand ma table est bien parée, que son amour pour les fleurs sur l'arbuste passe après son orgueil d'être félicitée.

Son amour des fleurs ! C'est elle qui a semé, dans mon jardin, les belles de jour, le gypsophile élégant, le pourpier à grandes fleurs, le réséda, les volubilis, la belle de nuit, les chrysanthèmes, les giroflées, les immortelles, les oeillets, les pétunias, les reines-marguerites, les campanules, les coquelourdes, la monnaie du pape, les roses tré-mières et les pensées. Elle cultive encore les géraniums, les phlox, les trifomas, les asphodèles, le coeur de Marie, la corbeille d'or, l'anémone du Japon, la primevère, les saxifrages, le cyclamen d'Europe, les iris, les jacinthes, les tulipes, les fuchsias, les dahlias, les bégonias, et bien d'autres plantes que je ne nomme pas. Pour les arbres, enfin, comme elle a vu des espèces très rares dans


le parc d'un château des environs, elle regrette amèrement de ne pouvoir me doter du Bonduc du Canada, du magnolia à feuilles caduques, du ginko biloba, du sterocarya, du paulownia impérial, du sophora du Japon, du tulipier de Virginie ou du Berberis vulgaris atropurpura, dont le feuillage, d'un magnifique rouge pourpre, surtout l'éblouit.

En vain, je lui montre les chênes, les bouleaux, les chataîgniers, les frênes, les hêtres, les marronniers, les noyers, les ormes, les peupliers, les platanes, les cèdres, les sapins, les cornouillers, les érables, tous arbres magnifiques, qui égalent bien, s'ils ne les dépassent, les arbres exotiques ! Elle ne veut rien entendre ; elle a, en elle, l'âme d'une petite asiatique. C'est ainsi qu'elle aime, comme les petites Cambodgiennes, voluptueusement, la danse. Et, ce matin, elle m'a dit, à l'improviste :

— Ce qui m'ennuie, Monsieur, d'être mariée, c'est que je ne peux plus aller danser !

Et c'est un vrai chagrin, en effet, de cette petite. Elle aime la danse, comme l'eau, amoureusement. Or, ici, une femme mariée ne danse plus ; mais elle trouve ça imbécile ! Elle continue :

— Monsieur, lui, ne voit pas d'inconvénient à ce que je danse encore?

— Certes non, lui dis-je. Mais c'est Achille qui grognera !

— Oh! lui, dit-elle, il faudrait que je fusse tout le temps avec lui. On danse, on ne fait pas de mai pour cela !


Et elle s'en va, en secouant ses épaules.

C'est vrai, elle dansait, cette petite, à en rester deux jours au lit, avec la fièvre. C'est aussi que c'est une dure fatigue, les danses de village. Des bousculades, des heurts, des disloquements, des arrachements, des défoncements, une fille sort de là rompue, fourbue, épuisée ; et, pour peu que ce manège-là dure des heures, la fille, quand elle a ses quatre ou cinq kilomètres à marcher encore dans la nuit, pour rentrer à la ferme, elle est propre !

La Feignasse, qui ne danse pas, qui n'a jamais dansé, se souvient trop, lui, du temps qu'il passait à attendre la petite, assis sur un banc, dans le bal, tandis que Cécile allait de mains en mains, pour transpirer des valses, des mazurkas et des scottishs; car ma campagne en est toujours, avec quelques fox-trots et tangos, à ces danses de nos mères.

La Feignasse n'a plus du tout envie de retourner au bai ; et, quand Cécile, le soir du dimanche, sent des picotements dans ses jambes et des houles dans ses reins, à la pensée que l'accordéon va bientôt attaquer la première polka, si elle a l'imprudence d'exprimer tout cela à La Feignasse; celui-ci, en riant lourdement, ne manque pas de lui proposer une autre danse. Aussi, toutes les soirées des dimanches sont tristes à la ferme. Si je reviens ici l'année prochaine, il faudra que j'invite à danser; car cette pauvre Cécile a bien raison de vouloir tourner aux musiques foraines de l'accordéon et de la clarinette.


La Feignasse est amoureux, la mère La Loupe est gourmande, Cécile est danseuse. Voilà les qualités formelles et respectives de mes trois domestiques. Cette trinité ne manque assurément pas d'intérêt.


RETOUR A PARIS

Je me prépare à rentrer à Paris. Cela ne me cause aucune joie. Il est peu engageant de revoir les mêmes gens et les mêmes spectacles. Mais je ne puis décidément songer à vivre l'hiver ici. Je visiterais bien la Chine, le Japon, l'Afrique australe, les Antilles et le Mexique, mais je retrouverais encore, partout, l'aimable bête humaine ; et c'est cela qui empoisonne la vie. J'ai vu revenir d'outre-monts et d'outre-mers de grands voyageurs; j'ai cherché dans leurs yeux cet air des larges horizons, ces lumières des vastes espaces, enfin tout ce que l'on raconte ; je les ai retrouvés, ces voyageurs, simples et peu intéressants, tels qu'ils étaient partis. Alors, à quoi bon les voyages? à quoi bon, tout ?

Au fond, il faut envier le savetier qui bat le cuir dans son échoppe, ou le garçon boucher qui, tout à l'heure, fermera la grille de sa boutique. Mais j'ai dans ma rue, à Paris, un coiffeur pour dames que j'envie également.

Il a, ce merlan, pour se distraire, toute la tribu des petites femmes, jeunes et vieilles souillardes, qui démoelle tant de passants. Et, tout en leur tripotant savoureusement la tête, il écoute leurs


puériles histoires, et il est content. De continuelle belle humeur, tous les jours sont clairs et sereins pour lui. Mais, tout de même, quelle tête ferait-il dans ce paysage que je regarde encore une fois, de tous mes yeux?

Au fond, on se fatigue des bois, des prés, de» monts. J'aimerais peut-être mieux toujours la mer océane, comme disent les poètes, ou la mare aux harengs, comme disent ces autres poètes, les sportsmen. Pourtant, je me souviens de certains soirs apaisés, où le soleil roulait là-haut sur la crête des monts. Ça ne manquait pas de grandeur ; et bien des gens en villégiature soupiraient alors de ne point entendre le cor au fond des bois.

Les paysans, eux, revenaient des champs, et ne désiraient, levés dès l'aube, que se jeter sur leur lit, pour y ronfler dans les odeurs du foin et des sueurs.

Ah ! ces odeurs ! ah ! ces soirs étouffants, en ai-je subis depuis des mois ! Mais ai-je vu aussi de larges lunes toutes rondes, se lever là-bas derrière le bois, et inonder de clarté toute la plaine et tous les monts ! L'été est vraiment la saison du bonheur ; et je regrette après tout qu'elle soit déjà terminée. Mais, c'en est fait ! Je ne verrai plus le Persan avec son bonnet d'astrakan, arpenter ses champs tel qu'un gros insecte à ombrelle ; je n'entendrai plus les cris de toutes les bêtes ; je ne verrai plus les bergères assises à croppetons et tricotant des bas ; je ne verrai plus les moissonneurs ; je n'entendrai plus la batteuse, avec son gros bourdonnement de frelon ; je n'entendrai plus les moteurs des auto-


mobiles là-bas sur la route, les chansons des ânes glorieux. Je ne verrai et je n'entendrai plus rien de tout cela ; mais je reverrai M. de Max et Mme Sarah Bernhardt; est-ce que ceci vaut bien tout cela ?

Allons, je vais me promener autour de ma ferme. Et voici que je retrouve dans le bas du jardin, sur une perche, au bout d'un carré de topinambours, un autre képi du précédent propriétaire. Décidément cet homme tenait à révéler sa personnalité aux oiseaux. Que pensaient-ils, à bien dire, ces volucres, du képi à trois galons de ce militaire ? Voilà ce que j'eusse voulu savoir pour le redire aux militaristes. En attendant, le képi était couvert de petits cacas ; et j'en ai souffert dans mon âme disciplinée d'ancien dragon de 2e classe. Mais je me suis répété que les oiseaux étaient inconscients, et ignoraient toute la grandeur des armes. J'ai pris alors le képi, et je l'ai caché sous les feuilles des topinambours.

Puis, ma conscience satisfaite, j'ai continué ma route.

Tout se pâmait sous le soleil des derniers beaux jours. Là-bas, La Feignasse rentrait, précédant ses vaches attelées à un char. Ali, dans un champ, tondait l'herbe posément; et des poules le suivaient pour gober les mouches qu'il portait sur ses jambes.

J'ai songé à mon voyage, à mon hiver prochain à Paris. Je vais y retrouver des directeurs d'un tas de choses, des gens décorés, des héros, des ministres, des comédiens et des pianistes. Et je ne me réjouis pas! J'ai vraiment l'esprit mal fait et des


embarras d'estomac! Pourquoi ne vois-je pas l'homme, moi homme, avec plaisir? Pourquoi suis-je un misanthrope?

Ah ! Seigneur, mon Dieu, vous qui avez toujours pitié des âmes fragiles, faites que, désormais, je respecte les magistrats et que je vénère les membres de l'Institut! Faites que je croie aux vertus! Faites que je croie au Devoir, à l'Honneur, au patriotisme de M. Barrès et à la sincérité de M. Forain! Faites encore que personne ne défende plus que moi les fortunes des capitalistes et les privilèges des Financiers! Faites que je sois humble, soumis, respectueux, déférent envers toutes les triques militaires et civiles ! Faites que je contemple toujours le Bourgeois triomphant et fientant sans cesse dans son ordure ! Faites qu'on me trouve toujours pour tenir le drapeau, la matraque des brigades policières et le code des juges! Ah ! faites, faites que j'admire toujours tous les gouvernements, toutes les oligarchies, toutes les servitudes, toutes les hontes, toutes les bassesses ! Faites, faites enfin que je sois enchaîné, garrotté, trompé, mystifié toujours! Demain, je serai à Paris; demain, je serai redevenu un esclave, parmi les esclaves!

Adieu, Soleil, astre splendide aux monts d'Auvergne ! Demain, je ne te verrai plus qu'écornant une-cheminée : ou. tout pâle, caresser les maigres

tibias des pet boulevard des

Batignolles !

Paris = Beel-Air (1920).



TABLE DES CHAPITRES

Page?

Un collectionneur

1

Ma ferme

15

Table d'hôte.....

26

Un candidat

34

Bonnard et ses amis les chats ....

40

Paysans

46

Stations thermales ......

53

Henri Rousseau aux champs....

60

Rebouteux et guérisseurs

64

Curés voisins ......

71

L'arrosage du jardin

78

La solitude de Van Gogh......

84

Mon âne Ali.......

95

La petite faune des champs

99

Serviteurs

104

Un médecin....

109

Rouault, poète de l'Horreur......

114

Mes trois vaches

120

La batteuse

128

La basse-cour ........

134

Cézanne et la nature

142

Un républicain-chirologue. . ....

148

Une Parisienne ........

157


Le Soleil ... .

163

Le nu selon Renoir . .

169

Récits d'un paysan ....

174

Bergères ....

182

Jour de marché.

187

Deux amoureuses ....

195

La pluie

201

Modigliani et les portraits d'amour.....

205

Naïade

210

Gamins ........

216

Les chèvres diaboliques

220

Petite ville

225

Le café du Dôme....

233

La Maison

38

Utrillo, ou l'enchantement des églises ....

243

Amour ....

246

Bella patribus detestata

250

Philanthropes

255

La fantaisie de Chagall....

262

Filles à marier

268

Les beaux dimanches

272

La rivière

279

Mariage ...............

283

Thébaïde .

291

Retour à Par ......

300

DIJON — DARANTIERE