En d'autres termes, le principe esthétique est, suivant Laforgue, « réductible uniquement au besoin d'échapper à l'ennui (1) » — à l'ennui, c'est-à-dire à cette demi-mort de l'âme qui, ayant perdu sa fraîche émotivité, cesse d'être sensible aux impressions de réalité que lui doit donner l'Art. Empêcher l'âme de tomber dans cette torpeur, l'entretenir toujours fervente, c'est le rôle de l'Art, et il n'y réussit que par de « minutieux et subtils coups de fouet, le mouvement, le nouveau ».
Cette idée est si importante aux yeux de Laforgue qu'il en accepte sans hésitation toutes les conséquences, même les plus osées. C'est ainsi qu'il ne semble accorder à l'oeuvre d'art qu'une valeur passagère et qu'il sacrifie au moderne l'art ancien le plus consacré. « Littérairement, dit-il, avec des goûts d'historien, d'antiquaire, nous pouvons être amoureux sincèrement d'un type de femme du passé, Diane Chasseresse, l'Antiope ou la Joconde... Mais telle grisette de Paris, telle jeune fille de salon, telle tête de Burne Jones, telle Parisienne de Nittis, etc., la jeune fille d'Orphée de Gustave Moreau nous fera seule sangloter, 1 nous remuera jusqu'au tréfonds de nos entrailles, parce qu'elles sont les soeurs immédiates de notre éphémère, et cela avec leur allure d'aujourd'hui, leur coiffure, leur toilette, leur regard moderne (2). »
D'autres esthéticiens s'indigneront, s'ils ont leur conception éternelle et universelle de la beauté, à laquelle ils rapportent, pour les juger, les oeuvres des temps les plus divers. Mais Laforgue se refuse à formuler un archétype de beauté, puisque, de cette manière, il marque-
(1) Carnet de notes (Revue Blanche, tome X). (2) Notes d'esthétique (Revue Blanche, tome XI).