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Titre : Revue de métaphysique et de morale

Auteur : Société française de philosophie. Auteur du texte

Éditeur : Hachette et Cie (Paris)

Éditeur : A. ColinA. Colin (Paris)

Éditeur : PUFPUF (Paris)

Date d'édition : 1934

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb343491074

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb343491074/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

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Description : 1934

Description : 1934 (A41,N1).

Description : Collection numérique : Grande collecte d'archives. Femmes au travail

Description : Collection numérique : La Grande Collecte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

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Source : Bibliothèque nationale de France

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 30/07/2008

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Métaphysique et de

Morale

Revue

de


SAINT-GERMAIN-LËS-CORBEIL niPHIUERIE WILLADME


Revue

de

Métaphysique et de

Morale

PARAISSANT TOUS LES TROIS MOIS

QUARANTE-ET-UNIÈME ANNÉE 1934

Secrétaire de la Rédaction M. XAVIER LÉON

Librairie Armand Colin 103, Boulevard Saint-Michel, Paris (Ve)


L'historien anglais de VEsthétique, Bernard Bosanquet, lut en 1914, à l'Académie Britannique, un mémoire dont l'objet était de démontrer que ma manière de présenter la théorie hégélienne du dépassement de l'art était totalement fausse'. Et bien que quelques autres aient dirigé contre moi la même accusation, le même reproche (par exemple Roques, auteur français d'une monographie sur la philosophie hégélienne), je ne me sentis pas, à l'époque, enclin à reprendre la question je ne parvenais pas à secouer une certaine apathie, tant j'apercevais clairement la fragilité de ces objections, qui m'apparaissaient, à dire la vérité, comme l'effet d'une méditation insuffisante sur la philosophie hégélienne et d'une bien pauvre connaissance de la littérature du sujet. Une bien pauvre connaissance autrement ces critiques ne seraient pas tombés dans l'erreur de croire que mon interprétation de cette doctrine était, de ma part, une équivoque étrange et un caprice bizarre, alors que, cependant, la même interprétation se retrouve chez tous les historiens allemands de l'Esthétique, disciples aussi bien qu'adversaires de Hegel chez Zimmermann*, chez Schasler3, chez Hartmann*. En 1868, un hégélien italien de stricte observance, De Meis, l'interprétant précisément de cette manière, la développait tout au long dans un de ses ouvrages l'appliquant rigoureusement, il s'attachait à démontrer, par un examen historique de la poésie du xixe siècle, que la poésie était 1. Bernard Bosanquet, Croce's Aesthetics (Proceedings of the British Academy. vol. IX, 1914).

2. Geschichte der Aesthetik als philosophischer Wissenschaft (Vienne, 1858, p. 713-714).

3. Kritische Geschichte der Aesthetik (Berlin, 1872), p. 982-983.

4. Die deutsche Aesthetik seit Kant (Berlin, 1886), p. 123-126.

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1934 Numéro 1 I

LA « MORT DE L'ART »

DANS LE SYSTÈME HÉGÉLIEN

Année 41


morte, et donnait à la question de savoir si elle ressusciterait, cette réponse tranchante « Jamais plus », vu qu'une forme qui vit maintenant sous une forme nouvelle et parfaite ne peut renaître à une vie antérieure et imparfaite l'art vit déscimais comme philosophie. « En Allemagne, Y Esthétique, célèbre les funérailles de l'art et de la poésie Heine ne clôt pas seulement la Renaissance, il clôt aussi la poésie germanique. Il n'est plus besoin de poésie, la grande philosophie de l'Allemagne est en même temps sa grande poésie elle est la nouvelle et véritable religion universelle » « le pseudo-universel s'évanouit et se dissout devant le vrai, l'absolu, l'universel effectif' ».

Par contraste, un autre hégélien, mais tant soit peu hétérodoxe, Imbriani, s'opposa alors vivement à la théorie et à la démonstration historique de De Meis, non qu'il les accusât de trahir le hégélianisme car il savait bien que ce n'était pas le cas mais parce qu'il considérait que la théorie était fausse en elle-même, et la preuve historique absolument arbitraire3.

Pour ce qui est de la substance de la réfutation de ma thèse par Bosanquet, je dirai que Bosanquet, en affirmant contre moi que les degrés de la dialectique hégélienne par laquelle l'art se résout dans la philosophie « ne sont pas successifs dans le temps, ne sont pas évanescents dans la logique » (not successive in time, nor vanishing in logic'), oubliait que, bien au contraire, dans la philosophie de Hegel, l'ordre logique des catégories coïncide avec la succession historique des systèmes et de toute la vie spirituelle, de sorte que la résolution de l'art dans la philosophie ne peut être en elle un simple processus idéal et perpétuel, mais doit être tout ensemble un événement historique. Aujourd'hui encore, les hégéliens orthodoxes qui suivent à la lettre la doctrine du maître et la défendent intrépidement jusque dans ses dernières conséquences, ne refusent pas d'accepter cette conclusion: ilsdéclarent, comme fait De Meis pour ce qui est de l'art, qu'avec la conquête de l'Idée dans la philosophie hégélienne, l'histoire de la philosophie est terminée, et qu'il ne reste plus rien à faire, si ce n'est de vulgariser et de propager, dans ses détails, une philosophie qui, dans sa 1. A.-C. De Meis, Dopo la laurea (Bologne, 1868-1869), vol. I, p. 183, 911, M9 et passim.

2. Les lettres d'Imbriani à De Meis ont été éditées par moi dans Ricerche e Documenti desanctitiani, fasc. IX (Naples, 1915), p. 23-28.

3. Mémoire, p. 22 du tirage à part.


substance, est chose acquise' et que l'histoire universelle, une fois atteint le degré de l'esprit germanique qui affirme la liberté, a clos son cycle et qu'il ne reste qu'à vivre dans la politeia déduite et fondée en raison par Hegel, quand bien même cette politeia ne serait par aventure rien d'autre que l'État prussien de la Restauration. C'est absurde, mais c'est logique.

Non seulement les degrés de la dissolution et de la mort de l'art doivent être, dans la pensée de Hegel, successifs quant au temps, ils doivent aussi être tels que « par eux l'art s'évanouisse dans la logique ». Bosanquet oubliait ou n'admettait pas que, pour Hegel, l'art n'était pas l'art, c'est-à-dire la forme intuitive du sentiment, mais la « représentation sensible de l'Idée », analogue à la mythologie et à la religion. Baumgartenianisme de qualité inférieure, parce qu'il s'attachait non à ce qui, chez Baumgarten, était neuf et vrai, c'est-à-dire au principe de la perfection sensitive, mais à ce qu'il y persistait de vieux et de faux, c'est-à-dire à la con fusion, à la conception leibnizienne de la poésie comme perception confuse, que la philosophie rendra distincte. On arrive donc, inexorablement, à la conclusion que l'art doit se résoudre dans la philosophie, non seulement par analogie avec quelque philosophie inférieure qui se résoud toujours dans la philosophie de degré supérieur, mais en tant qu'elle-même est une sorte de philosophie inférieure que la philosophie supérieure absorbe et fait sienne, lui enlevant par là son existence antérieure et indépendante et le caractère propre que lui donnait une telle indépendance elle en suce, pour ainsi dire, l'élément nutritif et l'absorbe, en rejetant le reste. De la même manière, et dans le même domaine, on sait, pour peu que l'on connaisse la littérature du sujet, les procédés employés par les esthéticiens postérieurs qui appartiennent à l'école hégélienne pour s'efforcer d'éliminer 1. Voir pour ceci, A. Moni, Il concetto del sistema filosofico definitivo (Civiltà moderna di Firenze, vol. IV, 1932) « Une philosophie est devenue la philosophie. Et ce qui en résulte est la plénitude, le irXVjpcojAa de l'histoire philosophique au point où, la série des déterminations particulières du concept étant épuisée, et lorsque celui-ci a pu en conséquence se reprendre soi-même dans son extériorité propre, elle se nie comme processus historique et passe dans l'absolue intériorité du concept. C'est ainsi que prend fin le développement historique de la philosophie, à part la forme qui peut être travaillée et perfectionnée à l'infini, là où le contenu substantiel de la science s'est consolidé, c'est-à-dire quand le développement extérieur est parvenu à un système qui reproduit et reflète en soi-même d'une manière subjective ce qui fut objectivement le développement historique dont il est sorti. »


de la théorie du maître ce résidu logistique, intrinsèque cependant au système cela finit par l'ingénieuse trouvaille de Vischer, selon qui le concept rentre bien partout dans l'art, mais sans qu'il soit possible de le saisir comme tel, semblable, disait-il, à un petit morceau de sucre dissous dans un verre d'eau et qui se sent au goût, mais ne peut être saisi par les doigts.

Ce que peut être un concept ainsi dissous, en d'autres termes non pensé comme concept, nul ne saurait raisonnablement l'expliquer car le concept n'est rien autre que la pensée du concept, c'est-à-dire qu'il est exactement l'acte de penser et de juger. Même notre De Sanctis, si hostile au concept dans l'art, et qui, après avoir été l'adepte de la philosophie et de l'esthétique hégélienne, en devint l'adversaire, s'efforça vainement, quand il formula des propositions théoriques, de se libérer radicalement de cette doctrine logistique, parce que, s'il est bien vrai qu'il mit en grand relief ce qu'il y a de concret et d'individualisant dans l'art, il se contenta d'exiger que le concept fût submergé dans la représentation vivante tout le monde voit combien il est à redouter qu'il s'y tienne cependant toujours aux aguets, ut anguis in herbis. Jamais, dans sa chaire de professeur, De Sanctis n'est arrivé à la notion de l'art considéré comme intuition lyrique et, d'autre part, dans ses jugements critiques et historiques, on observe bien des traces des formules et des habitudes mentales qui sont propres à l'hégélianisme.

De sorte que, si même Hegel n'avait pas expressément affirmé la mortalité, et, dans le monde moderne, la mort effective de l'art, il faudrait toujours dire que sa dialectique logico-historique et son concept de l'art y conduisaient nécessairement, et tenir pour des contradictions des contradictions heureuses si l'on veut ses affirmations contraires, en admettant qu'elles existent. Mais, en vérité, les textes, même dans leurs développements particuliers, confirment, de tous points, l'exactitude de cette interprétation. Dans son cours d'Esthétique de 1823, Hegel combattait la doctrine schellingienne et romantique de l'art, conçu comme la plus haute forme d'exposition de la vérité, parce que c'était son objection l'art est limité dans son contenu, a une matière sensible, et, par suite, est seulement capable d'un degré spirituel déterminé de vérité. Il y a une existence de l'Idée, plus profonde, qui ne peut plus être exprimée par l'intermédiaire du sensible et


tel est le contenu de notre religion et de notre culture. Ici, l'art prend une autre figure qu'aux degrés précédents. Cette idée plus profonde, qui, à son degré le plus élevé, est l'idée chrétienne, n'est pas susceptible d'être représentée par l'art sous une forme sensible, parce qu'elle est sans liens avec le sensible, sans amitié à son égard. Notre mode de religion et de culture rationnelle est placé, en tant que mode d'expression de l'absolu, à un degré audessus de l'art1. L'œuvre d'art ne peut satisfaire le plus haut de nos besoins, celui au delà duquel il n'en est pas d'autre. Nous n'adorons plus aucune œuvre d'art et avons, avec l'œuvre d'art, une relation qui est seulement une relation de réflexion et c'est justement à cause de cela que notre besoin de réfléchir sur l'art est devenu plus pressant. A son égard, nous sommes plus libres à présent que jadis, quand elle était la plus haute expression de l'Idée. L'œuvre d'art exige notre jugement nous soumettons à notre examen son contenu et la convenance de la représentation qu'elle en donne. A cet égard, la science de l'art est plus nécessaire que dans l'antiquité nous estimons et nous aimons l'art2, mais nous ne le considérons pas comme quelque chose d'ultime et nous le dominons par la pensée. Cette pensée ne peut avoir l'intention de le rappeler à la vie 3, mais plutôt de reconnaître ce qui a été produit par lui

Dans le cours d'Esthétique de 1828-1829, publié par Hotho, Hegel, parvenu à ce point, continuait 5 « Les beaux temps de l'art grec et l'âge d'or de la fin du Moyen Age sont passés. Notre âge, qui se conforme sur ce point à sa condition générale, n'est pas favorable à l'art. Non seulement l'artiste, créateur lui-même, est, par un effet de la réflexion qui retentit autour de lui et de l'habitude qui prévaut de donner des conseils et de prêcher des sermons aux artistes, dévoyé et poussé à introduire plus de pensée dans ses travaux, mais toute la culture spirituelle est ainsi faite que lui-même vit dans ce monde de réflexion et est soumis à ses conditions il ne saurait en extraire par un acte de volonté 1. Le texte porte, en vérité, « hinaus », qui me semble une erreur de transcription pour « hinauf ».

2. Le texte porte « heben », qui doit être le mot « lieben » mal transcrit. 3. « Wieder hervorzurufen », le c ré-évoquer ».

4. Hegel. Vorlesungen aber Aesthetik, I. Die Idee und das Ideal, éd. Lasson (Leipzig, 1 931 p. 26-27. C'est le seul volume qui ait paru jusqu'iei.

5. Éd. Lasson, p. 27-28.


ou se fabriquer artificiellement, grâce à une éducation particulière et en fuyant la vie sociale, la solitude qui lui rendra ce qu'il a perdu. Sous tous ces rapports, l'art, considéré dans ses déterminations les plus hautes, est et reste pour nous un passé. Par où il a perdu sa netteté de vérité et sa vivacité, il est transféré dans notre imagination plutôt qu'il ne maintient dans la réalité sa nécessité antérieure et sa position la plus haute. Ce que provoquent aujourd'hui en nous les œuvres d'art, c'est, outre la jouissance immédiate, notre jugement, dans la mesure où nous soumettons son contenu, et les moyens d'expression et leur convenance ou leur disconvenance, aux considérations de notre pensée. »

La théorie que ces leçons ont pour objet de mettre en lumière devient très claire si on substitue mentalement au mot « art » celui de « mythologie » ou de « religion » (au reste, dans une des premières rédactions de l'Encyclopédie, Hegel avait écrit Kunst-Iieligion au lieu de Kunst). La pensée ne trouve pas sa satisfaction dans la forme sensible, imagée, ou mythologique qu'elle avait d'abord revêtue, et petit à petit s'en libère, se revêtant de sa propre lumière, et passant ainsi d'un état qui est à la fois art, mythologie, religion, à la philosophie pure et purifiée. Certainement, l'erreur de l'esthétique hégélienne consiste précisément dans cette substitution, dans le fait d'avoir assimilé l'art à la représentation sensible de l'idée mais, une fois admise cette substitution ou assimilation, tout devient facile. L'art-religion est dissous par la philosophie, se dissout dans la philosophie. Pareillement, les textes cités ci-dessus prouvent que la dissolution de l'art, conforme aux postulats logiques de la philosophie hégélienne, est un processus idéal, historique. On affirme que l'art a bien été vivant dans d'autres époques, mais qu'à présent l'air respirable lui manque, qu'il n'agit pas comme un être qui existe en acte, qu'il est un passé, une matière de l'histoire. Pour le cas où ces pages de l'introduction à V Esthétique ne sembleraient pas assez probantes (elles devraient cependant suffire), on devra porter son attention sur le rythme ascendant-descendant que Hegel détermine dans la série des formes capitales de l'art, rythme qui se compose de trois pauses, de trois stades à la fois idéaux et historiques. 1° Stade de l'art symbolique, où l'idée n'a pas encore acquis sa forme artistique, et se pose dans les choses


externes sans s'identifier à elles. 20 Stade de l'art classique, où elle a acquis cette forme, non pas encore, bien entendu, dans la spiritualité et l'intimité qui appartiennent à l'esprit vraiment absolu, mais comme elle peut être obtenue dans la sphère artistique qui est encore particulière et abstraite. 3° Stade de l'art romantique, où l'idée esthétique prend conscience de son caractère absolu, se sent esprit libre, et, ne se contentant plus d'une réalisation extérieure, se retire dans son intimité, de telle sorte que, de nouveau, bien que pour une raison opposée, contenu et forme se détachent et redeviennent étrangers l'un à l'autre. L'art symbolique cherche l'unité de l'interne et de l'externe. L'art classique la trouve. L'art romantique la dépasse' et, ce faisant, ouvre le passage à la philosophie à l'âge romantique succède l'ultime et définitif âge spirituel, l'âge philosophique. Ajoutons que dans cette manière de traiter le sujet apparaît clairement la correspondance avec l'histoire de la religion, Que l'on songe aux religions orientales, à la religion païenne ou gréco-romaine, à la religion chrétienne, et à leurs monuments et à leurs représentations les Pyramides, les statues parfaites des dieux florissants de la Grèce, les douloureuses images spirituelles de Jésus et de la Vierge-Mère.

C'est plus particulièrement au point extrême de l'âge romantique que l'on peut considérer cette décomposition de l'art qui, une fois scindée l'unité de l'interne et de l'externe, laisse l'un en face de l'autre un pur externe et un pur interne. D'une part, des œuvres qui offrent lareprésentation de la vie ordinaire, privée et bourgeoise, comme dans la peinture des derniers Hollandais, dans les contes et les drames de Diderot, et aussi dans certains contes, dans certains drames de Goethe et de Schiller, plus manifestement encore dans ceux de Kotzebue et d'Iffland. D'autre pari, des œuvres humoristiques, où l'artiste, devenu indifférent à la matière de l'art, se retourne sur soi-même c'est ce qu'on voit, d'une manière qui n'est pas tout à fait heureuse chez Jean-Paul, mais très heureusement chez Sterne et chez Hippel'

L'art se meurt. Il ne s'agit pas de malheurs accidentels par lesquels il serait happé temps difficiles, invasion du prosaïsme, manque d'intérêt, et ainsi de suite; ou encore épuisement de certains contenus particuliers, comme il arriva dans la Grèce 1. Vorlesungen, éd. Hotho, I, 377-380.

2. Id., II, 219-280.


antique, quand le rire d'un Lucien vint attester cet épuisement, et à la fin du Moyen Age, lors de la décadence du monde chevaleresque, quand apparut l'ironie d'un Arioste. Il s'agit d'un processus intrinsèque, et même d'un progrès, en vertu duquel l'art se libère toujours plus complètement de l'élément représentatif. De nos jours, chez presque tous les peuples, l'habitude de la réflexion et de la critique et, chez les Allemands, la liberté de pensée, ont pris possession des artistes eux-mêmes et fait table rase des matières et des formes, de telle sorte que les artistes ne sont plus liés à un contenu particulier et à la forme qui s'y applique; l'art est devenu pour eux un libre instrument qu'ils emploient, avec une matière quelconque, selon leur habileté subjective. On ne voit plus régner en eux les intuitions du Saint et de l'Éternel il n'est plus de contenu, il n'est plus de forme qui soit immédiatement identique à la nature, ou encore à l'être substantiel et inconscient de ces artistes; à leurs yeux, toute matière en vaut une autre pourvu qu'elle ne viole pas les lois formelles qui exigent qu'elle soit, d'une manière générale, belle et susceptible d'un traitement artistique. Les artistes sont en face de ces matériaux, dans la position des poètes dramatiques qui font parler les autres, les personnages. Ils y mettent assurément leur génie, ils y entrelacent quelque chose d'euxmêmes, mais c'est seulement le général ou ce qui est absolument accidentel; une individuation plus particulière cesse d'être possible ils y emploient leur provision d'images, de figures, de formes artistiques antérieures, qui, prises en soi, sont indifférentes, et deviennent seulement importantes dans la mesure où elles paraissent plus adaptées à telle ou telle matière. Dans la plupart des arts, et surtout dans les arts figurés, la matière provient de l'extérieur, par commission et c'est en vain que les artistes s'efforcentde s'approprier des conceptions qui furent celles du passé, par exemple celles du catholicisme, comme font beaucoup pour fixer leur sentiment et donner des contours déterminés à leurs représentations. Les artistes ne peuvent pas aller à la chasse d'une foi; il faut qu'il aient la foi en eux-mêmes, et le vrai artiste moderne se meut en pleine liberté spirituelle2.

Après avoir traversé les deux extrêmes de la représentation objective et de l'humorisme, l'artiste des temps nouveaux descend 4. Vorlesungen, éd. Hotho, II, 231.

2. Id., 232-34.


dans les profondeurs de soi-même et il y trouve l'humanité dans ses joies et dans ses douleurs, dans ses tendances, dans ses actes et dans ses destinées. Et voilà le nouveau contenu, et qui lui appartient en propre. Il peut manipuler les formes de tous les temps, même les plus antiques « Il est beau d'être un Homéride, même le dernier des Homérides » (devise de Goethe); mais il faut se rappeler que ni Homère, ni Sophocle, ni Dante, ou Arioste, ou Shakespeare ne peuvent renaître de nos jours, et que seulement au présent appartient la fraîcheur de la vie'. La suprême floraison de l'art consiste dans l'union de la pure objectivité et de la pure subjectivité dans Yhumorisme objectif', de même que la forme suprême de l'art symbolique, qui servit de transition à l'art classique, fut l'épigramme grec. Dans cet humorisme objectif, un sentiment ému, un badinage bien conduit, une réflexion ingénieuse, un vif mouvement de l'imagination donnent de la vie et de l'ampleur aux plus petites choses et un arbre, un moulin, le printemps, les choses vivantes et les choses mortes peuvent donner lieu à une variété infinie de compositions chez tous les peuples. Mais il s'agit d'une poésie d'espèce subordonnée, facile, et qui finit par fatiguer, si l'on ne prend pas garde à la maintenir vivante en y prodiguant les richesses du sentiment et de la conscience. C'est de cette manière que les Persans et les Arabes, les Espagnols et les Italiens (Pétrarque) ont produit des choses excellentes, comme aujourd'hui Goethe chez les Allemands, dans son Divan, et Rückert. Ici point d'anxiété qui se pâme de désir, point de passion amoureuse, point d'instinct qui vous tourmente; mais un pur plaisir provoqué par la présence des objets, une inépuisable prodigalité des dons de l'imagination, un jeu subtil, une liberté qui s'étend aux minuties de la rime et de la prosodie; et, en outre, une intensité, une allégresse des mouvements internes du sentiment, qui, jointes à la sérénité de la forme, soulèvent l'âme au-dessus de toutes les pénibles complications de l'étroite réalité2.

Bosanquet m'a opposé ces pages pour me démontrer que, chez Hegel, il n'est pas vrai de dire que l'art meurt avec la dissolution du romantisme; il faut dire, au contraire, qu'alors commence véritablement sa vie, dans sa grandeur et dans sa liberté. « L'art, disait-il, après avoir traversé des phases déterminées par les con1. Vorlesungen, 234-65.

2. ld., II, 237-40.


ditions d'un esprit relativement primitif, s'est libéré, comme a fait l'esprit, après un noviciat du même genre. Ce que le développement nécessaire des formes de l'art, selon la pensée de Hegel, dit à l'artiste moderne, en tant que la dissolution de l'art coïncide avec sa libération, fait songer aux paroles de Virgile à Dante Libero, dritto e sano è tuo arbitrio,

E fallo fora non fare a suo senno,

Perch' io te, sopra te, corono e mitrio1. »

Mais ces pages, prises dans leur vrai sens, veulent dire tout autre chose elles veulent dire que l'art, le grand art, 1 art vrai, celui qui avait pour contenu le Sacré et l'Éternel, celui qui fut jadis « la représentation sensible de l'Idée » a pris fin irrémédiablement dans les temps modernes; et c'est pourquoi l'art, en tant qu'art, est mort; et l'art qui survit est un art dépouillé de sa puissance, réduit au purement humain, un art qui, à nous, critiques modernes, pourra bien encore apparaître comme étant l'art vrai, le grand art, ou comme constituant la vraie définition de l'art et, par suite, comme étant l'art authentique de tous les temps, mais qui, pour Hegel, était quelque chose de semblable à la pauvre vie restreinte d'un grand seigneur déchu. En fait, le seul art qu'il pût désigner comme survivant, l'art de l' « humorisme objectif », est décrit par lui comme n'étant guère autre chose qu'une distraction et un passe-temps. Assurément, par cette concession même, il contredirait en quelque manière sa théorie de la dissolution de l'art dans la philosophie, aux termes de laquelle il aurait dû dire (comme fit effectivement, avec plus de logique, son élève De Meis) que l'art et la poésie véritable des temps modernes, c'est exactement la philosophie, et qu'il n'y a pas à en chercher ou à admettre d'autre. Mais ces contradictions, plus ou moins inconscientes, ne sont-elles pas celles qui accompagnent nécessairement les propositions insoutenables? Hegel ne glisse-t-il pas encore dans une contradiction lorsque, à la fin de la Philosophie de l'Histoire, il lui échappe cette parole que « voici jusqu'où est arrivé l'esprit du monde », en d'autres termes reconnaît que l'histoire continue, et qu'il désavoue ainsi, sans le vouloir, l'effort fourni par lui avant d'enfermer l'histoire dans un système?

Mais s'en tenait-il au moins à cette heureuse contradiction? `l 1. Mémoire, p. 28 du tirage à part.


Laissait-il vraiment survivre l'art humain, l'art de l' « humorisme objectif», début d'une ère nouvelle? Un autre passage de l'Esthétique, la conclusion même de tout l'ouvrage, amène à se demander si cet humorisme objectif, bien loin d'être un avant-coureur de vie, fût-ce de vie diminuée, n'était pas pour lui avant-coureur d'une mort totale. C'est l'endroit où, discourant sur la comédie, et reprenant sa dialectique des trois formes, symbolique, classique et romantique de l'art, il reparle de la subjectivité absolue qui est le terme du romantisme et qui prend conscience de la négativité de cette dissolution dans l'humorisme du comique. Mais, ajoutet-il, quand on atteint à cette cime, la comédie conduit du même coup à la dissolution de l'art en général. La fin de tout art est l'identité qui est le produit de l'esprit, et par laquelle l'Éternel, le Divin, le Vrai se révèle en soi et par soi sous l'apparence et la forme de la réalité à notre intuition externe, au sentiment et à la représentation mais le comique détruit tout cela1.

Quoi qu'il en soit de ce dernier passage dialectique, la théorie hégélienne de la mort de l'art, une mort non seulement annoncée mais considérée par lui comme consommée, est, qu'elle se rattache ou non à l' « humorisme objectif », confirmée par des déclarations formelles, longuement développées, sans compter qu'elle est une conséquence nécessaire de sa conception même de l'esprit et de l'histoire. Veut-on la corriger? Il faut donc corriger ce fondement logique lui-même. Ou bien on ne paie pas à la mémoire du grand philosophe la dette de respect qui lui est due, puisque, par souci de le faire apparaître moins paradoxal et plus sage, ou, si l'on veut, moins résolu à accepter, sans transiger, les conséquences périlleuses de certains de ses principes, on le rend, inversement, de la façon la plus banale, contradictoire et incohérent.

BENEDETTO CROCE.

1. Vorlesungen, II, 579-80.



LA MÉTHODE SCIENTIFIQUE

EN MORALE ET EN PSYCHOLOGIE SUIVANT L'ŒUVRE DE FRÉDÉRIC RAUH

Un double souci domine la pensée de Frédéric Rauh et se retrouve à travers toute son œuvre d'une part, l'amour du concret, le désir d'une appréhension aussi directe que possibie du réel, et, d'autre part, le sens des exigences de l'esprit, la conviction qu'il n'est de connaissance, même expérimentale, qu'à travers des démarches intellectuelles et par recours au concept. Ces deux tendances apparaissent dans l'étude sur la « conscience du devenir » que Rauh consacre, en 1397, à la discussion de la théorie bergsonienne de la durée.

Rauh fait son profit de la description bergsonienne du « flux de conscience », qu'il enrichit même de nouvelles nuances et qu'il corrige à l'aide de diverses retouches. Mais il proteste contre une substitution de la description, qui représente les choses dans leur apparence immédiate, à l'analyse, et demande à compléter la première par la seconde.

L'analyse distingue une pensée à l'intérieur de toute conscience car le donné ne pourrait se dépasser lui-même sans la collaboration d'une pensée. Il n'y a pas, à proprement parler, un sentiment du devenir. « L'illusion est ici, semble-t-il, d'avoir attribué au donné intérieur comme tel des propriétés celle de la continuité essentiellement qui sont, ou propres à l'entendement ou qui, si elles sont en effet assignables au donné, n'y peuvent être trouvées qu'à condition de poser un entendement qui les reconnaît en lui. Ce n'est pas dans tel donné, dans le donné intérieur pas plus que dans le donné extérieur, qu'il faut chercher l'esprit. Ce n'est pas en essayant de rapprocher les don-


nés comme tels, en niant leur distinction, qu'on trouvera l'unité des choses. Cette unité est dans l'entendement qui les lie'. » On ne saurait réduire la conscience à un déroulement d'états « qui s'entrepénètrent » car, pour qu'une durée puisse être rapportée à un soi, il faut y ajouter une affection et une pensée. « Le sens du devenir, c'est donc l'affirmation d'une loi de succession continue, d'un continu dynamique, si l'on veut, par rapport à un continu statique. L'un et l'autre supposent une affirmation. Cette affirmation est posée comme transcendante par rapport aux états qui la vérifient. Elle est une conscience intellectuelle2. » Nous n'avons pas à suivre Rauh dans l'argumentation par laquelle chacune de ses assertions (dont certaines appelleraient d'ailleurs quelques réserves) se trouve établie avec précision. Il nous suffit de saisir, à propos de la question de la durée, la position idéaliste de Rauh.

Reprenant, à partir de cette position idéaliste, l'analyse des conditions de la pensée expérimentale, telle qu'elle est pratiquée dans les sciences de la nature, Rauh détermine le vrai sens d'une attitude scientifique. Pour établir les démarches de la méthode positive dans les sciences morales, il n'aura qu'à montrer sous quelle forme la même attitude scientifique peut s'appliquer aux phénomènes psychologiques et à l'expérience morale.

Voulant tracer les voies de la méthode en psychologie, Rauh dénonce, au préalable, les insuffisances de la psychologie de son temps, qui se donne pour une science constituée, alors qu'elle n'est, pour une grande part, qu'une construction pseudo-scientifique. Séduit par le prestige des sciences physiques et biologiques, un positivisme mal compris a transporté hâtivement leurs procédés et leurs cadres dans le domaine de la psychologie sans soupçonner les inconvénients de ce genre d'imitation. On a cru que la seule explication scientifique d'un phénomène psychologique consistait à lui trouver une cause physiologique; on s'est flatté de mettre sur pied une « psychologie expérimentale » et une psychologie de laboratoire.

1. « La conscience du devenir », Revue de Métaph. et de Morale, 1897, p. 162. 2. Ibid., 681.


Mais un examen critique de la nouvelle Science Psychologique fait apparaître le caractère fictif de la plupart de ses résultats, le manque de fondement de ses prétentions. Avec une admirable clairvoyance, Rauh dresse en quarante pages1 le bilan de l'œuvre réalisée. Il porte sur le mouvement contemporain des appréciations si justes et si lucides qu'à trente-cinq ans de distance elles prennent la valeur d'un jugement définitif. D'un coup d'œil très sûr, il sait faire la part de ce qui peut être conservé, et il signale en même temps, très exactement, tous les points faibles et les erreurs. Sur la psycho-physiologie de Ribot, qui s'est « le plus souvent bornée à traduire, dans le langage d'une physiologie hypothétique, les données d'une observation banale », sur ses postulats arbitraires et ses vaines ambitions, sur le faux appareil de la psychologie expérimentale, sur les incertitudes et les limites des « interrogatoires » et des « enquêtes », Rauh formule des remarques qui paraissent aujourd'hui de tous points confirmées2.

Rauh voit la source des erreurs commises dans la croyance que seuls certains concepts, ceux qui ont cours dans les sciences déjà constituées, revêtent un caractère positif. Or le véritable esprit scientifique ne se définit pas par le contenu des concepts, ni par le degré de certitude ou de précision auxquelles on peut atteindre; il ne consiste pas davantage dans l'application de tel ou tel procédé de recherche, mais dans une certaine attitude à l'égard des choses. Cette attitude peut se résumer d'un mot « la soumission aux faits ».

Aussi éloigné que possible de l'empirisme, Rauh reconnaît le rôle de l'esprit dans la connaissance point de science sans une activité de la pensée qui pose des relations permettant d'introduire dans les choses la coordination et la prévision. Mais il maintient avec force le primat de l'expérience. C'est à l'esprit de se modeler sur la réalité; il faut pour chaque domaine d'expérience, pour chaque ordre de phénomènes, une méthode spécialement appropriée et non pas des démarches d'emprunt. La règle primordiale de la pensée scientifique, c'est de « s'adapter à l'expérience immédiate », de trouver, dans chaque cas, les cadres qui 1. De la méthode dans la psychologie des sentiments, ch. I.

2. On ne voit guère ce qu'y ajoute tel réquisitoire publié il y a quatre ans, et qui n'a pas manqué de retenir l'attention, si ce n'est quelques intempérances de langage, des exagérations qui ne s'embarrassent d'aucune nuance et certaines affirmations de principe aussi discutables que péremptoires.


conviennent le mieux et qui permettent, en quelque manière, d'appréhender l'objet et d'établir une relation vérifiable. Tout concept peut assumer un caractère scientifique s'il est utile à la coordination ou à la prévision et si l'on en use suivant les suggestions de l'expérience.

Frédéric Rauh professe donc un relativisme scientifique délibéré, dont les sciences de la nature lui paraissent, d'ailleurs, offrir l'exemple. Se réclamant des conceptions de Poincaré et de Duhem, que le commerce si fécond de son collègue Bouasse lui avait rendu familières, Rauh souhaite que les psychologues apprennent des savants avec quelle souplesse, quelle liberté, quel « scepticisme » il convient de manier les théories scientifiques. Qu'ils s'habituent, comme eux, à envisager les hypothèses comme des instruments que l'on utilise en raison de leur commodité et dans la mesure où ils peuvent servir. Ils se feront à l'idée d'un « usage scientifique des théories psychologiques ». Toutes les théories sont discutables et même fausses, quand elles prétendent fournir une explication exhaustive de tous les phénomènes « aucune ne réussit universellement » toutes peuvent avoir une valeur si on les considère comme des « modes d'explication » partiels, « vérifiables ou simplement utilisables dans des limites restreintes ». Les explications varieront donc avec les faits considérés; bien plus, pour un même fait, plusieurs explications différentes pourront être appliquées successivement ou même simultanément, et le psychologue sera prêt à passer de l'une à l'autre suivant les besoins.

Cette méthode est mise en œuvre par Rauh lui-même dans l'étude des sentiments.

Rauh veut échapper à ces controverses stériles où les diverses théories se réfutent mutuellement et que l'esprit de système perpétue indéfiniment. Au lieu d'opter pour la théorie intellectualiste ou pour la théorie organique, reconnaissons que les sentiments peuvent être considérés tantôt comme des faits organiques, tantôt comme des faits intellectuels. Chaque théorie offre simplement une perspective qui permet d'appréhender le sentiment sous un certain aspect. Les sentiments peuvent être ainsi « traités » sous des points de vue divers.

Désirant tirer parti de tous les travaux qui ont paru jusqu'à lui, Rauh dresse une « classification systématique des théories relo


tives aux sentiments », classification d'une symétrie un peu artificielle peut-être, mais qui a l'avantage d'être complète. Considérés dans leur nature, les sentiments peuvent être traités

A. Comme des faits intellectuels;

B. Comme des faits organiques;

C. Comme des faits spéciaux.

Considérés par rapport aux lois qui les régissent, les sentiment peuvent être traités

A. Par la méthode des sciences physico-mécaniques (quand ils sont considérés comme des forces mesurables et en relations mécaniques);

B. Par la méthode des sciences physico-chimiques (quand on essaie d'établir des lois causales ou, plus simplement, des relations de succession ou de coexistence; exemple la théorie physiologique de l'émotion).

C. Par la méthode des sciences biologiques (quand on envisage les sentiments d'un point de vue finaliste ou volontariste). Partant de ce tableau, Rauh passe en revue toutes les théories psychologiques. Il ne se contente pas, remarquons-le, de relever les faits exacts qu'elles ont permis de recueillir; mais il reprend, à son tour, chaque théorie pour essayer d'en tirer le maximum de rendement. L'appliquant avec plus de souplesse et de vigueur que ses auteurs, la poussant parfois jusqu'au bout, lui apportant d'autres fois des corrections, il arrive à déceler de nouveaux faits, à poser de nouvelles relations.

Au terme de ce recensement, Rauh constate que les sentiments ne peuvent être entièrement expliqués ni du point de vue intellectualiste, ni du point de vue organique, ni du point de vue volontariste qu'ils sont en partie irréductibles à des phénomènes d'autre nature et doivent donc être traités comme des « faits spéciaux ». « Puisque le sentiment ne peut être considéré toujours comme exprimant la force des idées, ni non plus comme une force organique, il demeure avant tout une donnée affective qu'il faut poser d'abord avec son coefficient dynamique propre1 ». Cette conclusion, qui met en relief la nature propre du fait affectif et montre la nécessité de la « saisir en son individualité », 1. De la méthode dans la psychologie des sentiments, p. 252.


nous enseigne que la place la plus large doit être faite, en psychologie, à l'observation et à la description pures. Noter et reproduire, dans leurs nuances multiples et changeantes, les particularités des phénomènes de conscience, reconnaître leur complexité, percevoir, de chaque fait, la véritable physionomie tel doit être le souci primordial du psychologue. Ce souci, Rauh lui-même ne l'a jamais perdu de vue. Guidé par l'amour du concret, il réserve de longs passages à des analyses de détail, illustrées par des exemples; il attache toujours un grand intérêt au cas singulier, et insiste, à maintes reprises, sur l'opportunité du recours à l'intuition « On ne peut que les revivre, dit-il de certains sentiments, si l'on veut les comparer et en prévoir les démarches et les effets pour comprendre un caractère, il n'est qu'un moyen le vivre en imagination ».

Mettant ainsi en pratique les principes qu'il a énoncés, Rauh nous offre plus qu'un simple ouvrage de méthodologie, il esquisse une étude psychologique complète des sentiments. Les dernières pages de son livre sont consacrées à la détermination de la portée exacte du travail accompli.

Tenant à ramener à leurs justes proportions les résultats obtenus, Rauh souligne que ses essais d'explication n'ont guère abouti qu'à de simples « propositions », « dont c'est à peine si l'on peut dire qu'elles affirment des lois », tant elles restent encore proches du plan « empirique ». Ses conclusions finales sur les possibilités de la psychologie sont empreintes d'une extrême modestie « Nous prenons plaisir au seul spectacle de la vie psychique et nous sommes tentés de nous demander parfois s'il y a autre chose à chercher ici que ce spectacle même. Observer les faits, joindre aux observations quelques lois empiriques sans cesse corrigées, puis à ces lois des vues plus que des théories, telle est la tâche du psychologue. Le psychologue devrait presque toujours se faire le disciple de l'homme qui connaît la vie et formule, àl'occasion de chaque expérience, les hypothèses qu'elle lui suggère, qu'elle vérifie approximativement et que de nouvelles expériences peuvent indéfiniment compléter, ou atténuer, ou même contredire. »

Ces remarques donnent une image fort juste de l'état de la science à l'époque de Rauh. Mais le pessimisme dont elles témoignent ne limitait-il pas, en quelque manière, d'avance,


l'influence que cet ouvrage pouvait exercer sur l'évolution ultérieure de la psychologie ? Il faut bien convenir que s'il constitue une excellente mise au point, il n'apporte aucune perspective qui permette de « dépasser le point », de faire un véritable pas en avant. Les trente années qui se sont écoulées depuis sa publication ont été, pour la psychologie, d'une extraordinaire fécondité mais on doit constater que les progrès effectifs qui ont été accomplis dans diverses directions doivent bien peu, autant dire rien, à l'étude de Rauh.

Des conceptions nouvelles, des voies d'investigations imprévues et dont Pierre Janet (auquel Rauh rend un ample hommage, mais sans bien comprendre toute son originalité) offrait déjà les premières indications ont permis à la psychologie de franchir le pas décisif, de découvrir des relations permettant de véritables prévisions. On se rend compte, à distance, que Rauh exposait ce qu'on pouvait faire de mieux en l'absence d'une méthode, plutôt qu'il n'apportait une méthode. Tout en préconisant l'usage de notions forgées expressément pour l'objet envisagé, Rauh s'est contenté d'utiliser les notions qui avaient cours à son époque c'est-à-dire, d'une part, des notions d'origine philosophique, et, d'autre part, des notions qu'il qualifiait lui-même de pseudoscientifiques. Il n'a fait qu'appliquer les « théories » de ses contemporains, et, malgré ses changements d'interprétation, il se condamnait à rester sur le même plan qu'eux et ne pouvait dépasser le stade de la psychologie « réflexive ». Au moins a-t-il eu le mérite d'en reconnaître les limites.

Hâtons-nous d'ajouter que le livre de Rauh, s'il n'a qu'une importance secondaire pour l'histoire de la science, conserve aujourd'hui une valeur durable par un autre côté. Il mérite de rester comme œuvre d'analyse, ce qui suffit à lui conférer un intérêt de premier plan et permanent. Si Rauh n'a pas découvert les lois du sentiment, il nous a fait connaître la nature du sentiment ;ce n'est pas une chose de peu de prix que de savoir en quel sens le sentiment est un fait intellectuel, en quel sens un fait organique, en quel sens une volonté, en quel sens un phénomène sui generis. Ces déterminations représentent une connaissance, que l'on appellera, si l'on veut, philosophique, mais qui n'en sera pas moins réelle pour cela et une connaissance dont la portée sera loin de paraître mince si l'on considère qu'à travers le sujet sentant, c'est


le sujet pensant, au sens le plus large', dont nous arrivons à mieux pénétrer la nature.

L'œuvre de Rauh apporte par là une contribution précieuse à ce spiritualisme contemporain qui se concentre sur la connaissance de l'être spirituel; sur ce point, elle pourrait revendiquer des droits à notre gratitude, au même titre, et sous le même rapport, que l'œuvre bergsonientie.

C'est, au contraire, une véritable méthodologie, un ensemble de directives efficaces conduisant à la découverte, que nous apporte « l'Expérience morale ». L'œuvre éthique de Rauh est, dece point de vue, très supérieure à son œuvre psychologique, et il ne faut pas craindre de relever la distance qui les sépare, ni de marquer, entre elles, une différence de niveau.

Avec le temps, « l'Expérience morale » s'affirme comme un de ces livres décisifs où le problème d'une époque, après avoir inquiété et sollicité les meilleurs esprits, après avoir été abordé en vain de tous les côtés, se trouve repris de plus haut, attaqué en profondeur, et [parvient enfin à une solution valable. Et remarquons bien qu'il ne s'agit pas seulement de la constitution d'une discipline scientifique nouvelle, mais que, par delà la question de méthode, le problème moral se trouve affronté ici dans toute son ampleur. Dans un temps où le scepticisme gagne partout du terrain, Rauh évite les écueils de « l'impressionnisme moral », du réalisme borné et des mysticismes arbitraires, et démontre qu'il est possible de maintenir une vérité et une certitude morale, tout en restant en règle avec la Critique. Puisqu'on se propose de faire de la morale une science, et une science expérimentale, le premier point est de savoir ce que peut être, dans ce domaine, une véritable attitude scientifique. Rauh refuse toute valeur à des « vérités » qui prétendent se rattacher à un système métaphysique ou qui croient pouvoir se donner une justification rationnelle a priori; mais il est également éloigné de l'empirisme et notamment de ces morales qui veulent se régler uniquement sur des réalités de fait. La pensée scientifique se caractérise, en effet, non par l'acceptation de 4. Cf. notamment le chapitre VII, où l'étude de « la tendance a être se prolonge par une analyse da la « conscience de soi », laquelle rejoint les considérations de l'article sur « la conscience du devenir ».


données toutes faites, mais par « l'adaptation de la pensée à tel domaine d'expérience ».

Le plan de la morale est celui de la conduite individuelle consciente et dirigée. C'est sur la pensée même de l'agent moral que devra donc porter l'effort de mise au point; et comme chaque circonstance particulière demande une décision et une improvisation, comme il est impossible de poser à l'avance des « règles » et que, de toutes façons, celles-ci dépendent d'une croyance dont elles procèdent plus ou moins consciemment, c'est la croyance qu'il y a lieu de considérer. Il faut fournir à l'agent, ou, pour employer le langage si simple de Rauh, à « l'honnête homme », une méthode par laquelle il pourra se former des croyances valables.

Et la première règle que l'on peut prescrire sera justement d'examiner la croyance en elle-même, en s'affranchissant de toute théorie. Comme tout à l'heure en psychologie, les théories ne sauraient être envisagées, ici encore, que comme des instruments elles joueront même, ici, un rôle bien moindre que dans l'étude de la vie mentale; simples moyens de suggestion et de discussion, elles ne seront pour le moraliste que « d'un usage psychologique ».

Une autre règle fondamentale s'impose d'elle même, simple spécification de la règle générale d'objectivité qui régit toute pensée valable c'est que le sujet doit se placer, « pour savoir ce qu'exactement il veut, dans une attitude impartiale, impersonnelle ».

Mais le respect de ces deux exigences préliminaires ne peut t que nous garantir de l'erreur. Pour qu'un travail positif commence, il faut qu'entre en jeu la pensée expérimentale. Celle-ci sera définie en morale, comme dans les sciences de la nature, par « l'union du fait et de l'idée », l'idée devant être vérifiée par le fait. L'idée expérimentale, dans l'ordre physique, est une idée pratique, « une idée qui se transforme en expériences, qui se réalise. par une activité motrice ». L'idée morale aura les mêmes caractères. N'enveloppe-t-elle pas, par sa nature même, une exigence d'action? C'est dans l'action même qui l'explicite qu'elle trouvera donc sa vérification. Une croyance ne peut être considérée dans sa formule abstraite; elle n'est valable que si elle aboutit à l'action et elle trouve alors, dans l'action même, son épreuve.


De là ce principe fondamental la croyance morale doit s'élaborer et s'éprouver « au contact du milieu qu'elle concerne ». L'honnête homme a besoin de s'informer et doit, pour cela, se porter effectivement au milieu de la vie sociale. En descendant sur le terrain, il comprendra comment les questions se posent pratiquement il connaîtra la croyance morale sous sa forme vivante; il apercevra le sens concret que ses partisans lui accordent, les résultats auxquels elle aboutit, et c'est ainsi qu'il pourra se rendre compte de « ce qu'elle vaut ».

Ce contact direct avec la réalité lui permettra aussi de reconnaître quelles sont les personnes vraiment « qualifiées » et qui peuvent l'éclairer. Rauh ne concède une « compétence » qu'aux hommes qui se trouvent plongés dans un milieu déterminé; qui, sur les lieux, travaillent à faire face aux problèmes urgents que pose la vie même et dont les idées « naissent de l'action pour revenir à l'action ».

Il faut se garder de donner de cette méthode une interprétation trop sommaire. On ramène quelquefois toute la conception de Rauh à une méthode d'enquête. Or l'enquête est simplement une des opérations de la recherche morale, et même une opération préparatoire. Elle nous permet de prendre connaissance des tendances, des courants qui se manifestent dans une époque; mais ce serait un faux-sens de croire que l'essentiel revient pour Rauh à discerner, afin d'y adhérer, quels sont les plus vivants parmi ces courants. Si Rauh préconise la collaboration à des mouvements politiques, il ne saurait se satisfaire d'un simple enrôlement car nul plus que lui ne se méfie de l'esprit collectif qu'entachent si souvent l'égoïsme et l'idolâtrie de soi. Il est indispensable d'entrer en conctact avec les tendances qui agitent notre temps; mais elles ne peuvent fournir à l'honnête homme qu'une matière.

La moralité apparaît au moment où les aspirations collectives se contractent et se réfractent dans une pensée individuelle, dans une conscience, qui, en les vivant personnellement, les refond et le recrée. Nous touchons ici au moment essentiel de la pensée morale auquel correspond, dans les sciences, cet acte de la pensée créatrice que Rauh analyse admirablement dans ces pages du chap. VIII qui forment, à notre avis, le centre de « l'Expérience morale ».


A une théorie superficielle de l'induction, qui ne voit pas que la pensée expérimentale comporte une « action de penser », Rauh oppose la notion d'une « pensée intensive » qui, suivant la formule de Newton, « lit la loi dans l'expérience, le fait type ». « Les relations des choses sont de dépendance respective et non d'inclusion réciproque » l'acte de concentration de l'esprit, grâce auquel on aperçoit et on dégage la relation dans l'expérience, est la seule opération importante. Cet acte de la pensée intervient aussi en morale. « Les perceptions morales communes sont la matière, non le but, de la morale. L'honnête homme extrait de ses aspirations, de celles de son temps la formule, collective ou individuelle, qui s'exprime en une action type' ». Par là, la pensée morale se trouve assimilée à l'invention. « La pensée de l'inventeur est directe. Il voit les choses face à face dans leur particularité, dans leur pureté. Sa pensée n'est pas seulement directe, particulière, elle est intense, grosse de développements successivement déployés*. » Ce sont là les traits mêmes que présente la pensée morale dans les deux mouvements corrélatifs et alternés suivant lesquels elle s'exerce. D'une part, elle tend vers « une formule de vie qui est la résultante, l'intégration des formules morales élémentaires qui se dégagent de l'action, au fur et à mesure » synthèse qui, non seulement, rend plus consciente la direction suivie, mais qui nous permet souvent de la dépasser, nous révélant en elle à travers l'expression des aspects et des prolongements inattendus. D'autre part, la pensée morale doit chercher, en chaque occasion, par quelle action pratique la croyance peut trouver une réalisation satisfaisante, action qui éclaire la croyance même l'initiative nouvelle découvrant un sens nouveau à l'idée qui l'a inspirée.

Ce double effort, par lequel s'effectue le progrès moral, ne met pas seulement en œuvre la pensée, mais la conscience tout entière. Une méthode qui porterait uniquement sur la pensée serait visiblement insuffisante il s'agit, en effet, de régler et de diriger une recherche où l'être entier se trouve engagé l'homme vivant. La véritable instance est celle de la conscience, « le consentement de soi-même à soi-même ». Ce qui est en. cause, dans la croyance, ce n'est pas une simple opinion, une conception, 1. L'Expérience Morale, p. 179.

2. Ibid., p. 177.


mais une « foi ». Et le critère ultime de la certitude morale, c'est l'impression invincible d'une conscience qui reste attachée à sa foi après l'avoir soumise en toute sincérité à l'épreuve des faits. « L'idéal est le résidu qui reste au creuset d'une âme sincère quand elle a pris conscience d'elle-même au contact des choses ». Voilà pourquoi, au lieu de se borner à des règles pour la direction de l'esprit, la méthode de Rauh est « une psychologie de l'honnête homme »; psychologie normative, s'entend, qui suit le développement d'une vie honnête et active au cours de laquelle une « certitude en devenir » s'éprouve et se renouvelle sans cesse. Et ce qu'il y a de particulièrement attachant dans « l'Expérience morale », c'est que, malgré le ton parfaitement objectif, on sent toujours derrière l'analyse le rayonnement d'une personnalité, d'une « conscience vivante qui veut aller au vif des choses, qui cherche à tout instant l'évidence actuelle praesens evidentia ». Edgard FORTI.


LE LIBRE ARBITRE ET L'ATTENTION r SELON SAINT THOMAS1

La première et la deuxième partie de cette étude ont déjà fait voir que, pour saint Thomas être libre, c'est être maître de ses actes; être maître de ses actes, c'est être maître de son jugement être maître de son jugement, c'est être maître de son attention. TROISIÈME PARTIE LES LIMITES DE LA LIBERTÉ.

C'est seulement par cette réduction du « liberum arbitrium », ou « liberum judicium », à l'attention réfléchie qu'on peut entendre la position de saint Thomas quant aux limites de la liberté. Position à première vue paradoxale.

Car il admet, sans contredit, que le libre arbitre est susceptible de degrés l'homme est moins libre que l'Ange le sage est plus libre que le débauché2; et la Religion chrétienne nous répète que notre liberté a été blessée et affaiblie par la corruption originelle, que le pécheur est esclave de son péché, que les démons ne peuvent plus faire le bien, ni les Anges ou les Bienheureux faire le mal l

Mais, par ailleurs, il a défini le libre arbitre comme une puissance d'indétermination, qui est forcément un indivisible. Et il n'hésite pas, en des termes que Descartes fera siens, à en souligner le caractère absolu Liberum arbitrium non recipit magis et minus3 ».

Se bornera-t-on à déclarer, en guise de conciliation, que le libre 1. Voir Iteoue de Métaphysique et de Morale, janvier-mars 1931, pp. 61-73 avril-juin 1932, pp. 201-224.

2. la qu. 59, art. III, sed contra.

3. la qu. 59, art. III, obj. 3 et resp. ad 3 cf. In II Sentent., Dist. XXV, qu. 1, art. IV.


arbitre, indivisible per se, comporte des degrés per accidens1? La conciliation pourrait paraître verbale. En réalité, pourtant, elle prend un sens très positif et très intelligible, dès qu'on précise que le per se, ou l'essence, du libre arbitre est dans le pouvoir que nous avons d'accorder ou de refuser notre attention. Car, bien évidemment, ce pouvoir, pour s'appliquer, suppose une représentation donnée à la conscience il aura donc, sans cesser d'être en lui-même per se tout ce qu'il est, un champ d'application plus ou moins vaste selon que seront plus ou moins nombreuses per accidens les représentations à nous accessibles' On dira alors, pour en revenir à la distinction déjà fréquemment utilisée de la spécification et de l'exercice, que le libre arbitre est partout et toujours illimité quoad exercitium, mais qu'il reçoit des limites quoad specificationem. Ou, mieux encore, la spécification du vouloir ne pouvant venir, ainsi qu'il a été montré, que de l'objet connu, et connu comme bon, on dira que la vigueur ou l'infirmité du libre arbitre, son intégrité ou sa corruption, se mesurent purement et simplement à l'étendue de la connaissance' « Secundùm quod aliquid se habet ad rationem, sic se habet ad liberum arbitrium* ».

I

Il est facile de s'en assurer en examinant les divers états du libre arbitre et chez l'homme et chez les autres êtres intelligents. A. Dieu est parfaitement libre, parce qu'il connaît parfaitement ce qui est bien.

On pourrait, à vrai dire, objecter que sa connaissance, étant parfaite, est aussi immédiate, donc exclusive de tout consilium, de toute inquisitio, de toute démarche discursive offrant place à la contingence Dieu connaît de prime abord, infailliblement et intégralement, l'ensemble des choses bonnes et mauvaises. D'autre part, sa volonté, comme toute volonté intelligente, ne saurait se porter que vers ce qui a la « raison de bien »; et le meilleur appa1. In Il Sentent., Dist. XXV, qu. d, art. IV in corp.

2. C'est précisément par là que Descartel expliquera comment la liberté est plus grande en Dieu qu'en l'homme.

3. De Veritate, qu. 24, art. III in corp. cf. In II Sentent., Dist. XXV, qu. 1, art. IV; et De Malo, qu. 6, art. V in corp.

4. De Veritate, qu. 24, art. II in corp.


rent se confond pour lui avec le meilleur en soi. Joignez à cela que, pour saint Thomas, contrairement à ce que croira Descartes, l'essence du meilleur, et celle des possibles en général, s'impose à la volonté divine et n'est pas constituée par elle'. Il est trop clair que Dieu ne peut pas faire le mal. Et où est alors la potestas ad opposita 2 ? `?

Mais il faut répondre que la puissance des contraires ne requiert pas qu'on ait à choisir entre le bien et le mal, ni non plus qu'on soit à même de changer la résolution une fois prise elle implique seulement que, l'acte qu'on fait, au moment où on le fait, on ait la faculté de ne le point faire « Ad rationem liberi arbitrii non pertinet ut indeterminatè se habeat ad bonum vel malum. Sed hoc ad libertatem arbitrii pertinet ut actionem aliquam facere vel non facere possit3 ». Et c'est ce qui est vrai de Dieu « hoc Deo convenir ». Dieu se veut nécessairement lui-même. Mais, quelque chose qu'on suppose en dehors de lui, il peut vouloir qu'elle ne soit pas « potest igitur Deus velle non esse quamcumque rem aliam praeter se* ». Partant, dans toutes ses œuvres ad extrà, dans tous ses rapports avec les créatures, il garde sa puissance des contraires6, « in quantum velle potest hoc esse, et non esse' ». Il est libre quoad exercitium, libre de cette liberté qu'on appellera par la suite « liberté de contradiction », en ce qu'il peut, à l'égard de tout objet fini, agere vel non agere.

Bien mieux, il est libre, d'une certaine manière, quoad specificationem « liberté de contrariété » non que la volonté de Dieu soit susceptible de défaillance ou d'inconstance à l'égard de sa fin, qui est Dieu lui-même; mais parce qu'entre deux choses qui l'une et l'autre sont moyens en vue de cette fin, c'est-à-dire qui sont l'une et l'autre bonnes, Dieu peut, « servato ordine finis », choisir indifféremment l'une ou l'autre.

Ainsi de la création du monde. Raisonnant d'après les principes posés, on serait tenté de conclure Dieu a été parfaitement libre 1. V. par exemple Ja qu. 25, art. III.

2. la qu. 19, art. X Cont. Gent., I, 80, 81, 88. De Veritate, qu. 24, art. III. De Malo, qu. 16, art. V, etc.

3. Comment. in II Sentent., Dist. XXV, qu. 1, art. I ad 2.; cf. De Veritate, -qu. 24, art. III ad 2.

4. In II Sentent., loc. cit.

5. Cont. Gent., I, 81, 2.

6. I1 qu. 41, art. II ad 3.

7. I»qu. 19, art. X ad 2; cf. De Veritate, qu. 24, art. III ad 2.


de créer ou de ne point créer; mais supposé qu'il se décide à créer, il a dû amener à l'existence le meilleur d'entre les mondes possibles. C'est la conséquence que tirera Malebranche. Saint Thomas, lui, la rejette. Et pourquoi? Parce que, pour lui, il n'y a pas de monde qui soit le meilleur « quâlibet re a se factâ, potest Deus facere aliam meliorem' ». Le monde effectivement existant est sans doute aussi bon qu'il peut être si l'on a égard à la manière dont il est fait, entendez à l'agencement interne de ses éléments; car il n'y a point de défauts dans l'opération de Dieu « non potest facere ex majori sapientiâ et bonitate2 » et, dans l'ordre des choses qu'il a créées, tout est si sagement disposé qu'on n'y saurait introduire aucune amélioration de détail sans compromettre l'harmonie de l'ensemble « universum, suppositis istis rebus, non potest esse melius, propter decentissimum ordinem in rebus attributum a Deo3 ». Mais rien n'empêche de concevoir un autre cursus rerum, qui soit composé d'éléments différents, différemment ordonnés, et représentant une somme de perfection supérieure4. On peut même concevoir une série de mondes possibles, plus vastes, plus riches, et par là même meilleurs les uns que les autres à l'infini. De tous ces mondes, il n'en est aucun puisque chacun d'eux est excellent en son genre vers lequel ne puisse se porter la volonté créatrice. Mais il n'en est aucun non plus qui puisse déterminerai unum cette volonté. Car conformément à ce qui a été expliqué à propos de la volonté humaine seul la pourrait déterminer un objet susceptible d'épuiser sa capacité de vouloir, autrement dit un objet « proportionné » à la seule fin vraiment digne de lui qu'il puisse se proposer en agissant, à savoir la « représentation » de sa propre bonté5. Or, une créature, quelle qu'elle soit, est toujours infiniment éloignée de manifester d'une manière « adéquate » la bonté divine6, puisque la bonté divine 1. la qu. 25, art. VI in corp. C'est contre quoi, on le sait, protestera Leibniz (Discours de Métaphysique, art. III). Quant à Malebranche, il considère l'objection de saint Thomas comme fondée aussi oroit-il devoir faire intervenir la considération de la simplicité des voies pour déterminer entre les divers mondes possibles le choix de Dieu qui en peut faire de plus parfaits les uns que les autres il. l'infini ». (V. la Dernier Éclaircissement sur la Recherche de la Vérité, 40.)

2. la qu. 25, art. VI ad 1.

3. ra qu. 25, art. VI ad 3.

4. la qu. 25, art. VI ad 3 cf. art. V ad 3.

5. De Veritale, qu. 23, art. IV in corp. cf. ra qu. 19, art. III et qu. 41, art. II ad 3.

6. De Potentid, qu. i, art. V in corp. cf. De ~r!'<a<e, qu. 23, art. IV in corp.


dépasse « incommensurablement » toute valeur créée « divina bonitas est finis improportionabiliter excedens res creatas1 ». Peu importe dès lors que cette bonté, qui se suffit à elle-même, et qui ne se manifeste au dehors que par une espèce de surérogation et de grâce, s'exprime par tel monde ou par tel autre, dès l'instant que l'un et l'autre sont « convenables » à cet effet « bonitas ejus his quae ad ipsam ordinantur non indiget, nisi ad ejus manifestationem, quae convenienter pluribus modis fieri potest2 ». Tous les mondes possibles, étant finis, s'équivalent au regard de l'infini. D'où il résulte que le Créateur, décidant de faire exister tel ou tel de ces mondes, a agi par une volonté radicalement indéterminée5.

On voit l'analogie entre la liberté de Dieu et la nôtre. Comme nous désirons nécessairement le bien et la béatitude, Dieu, qui est sa béatitude à lui-même, aime nécessairement sa propre bonté. Et comme c'est par notre volonté du bonheur que nous voulons toutes les autres choses, c'est aussi par l'amour qu'il a pour soi que Dieu veut toutes les créatures, en tant qu'elles participent à sa bonté « Deus, volendo bonitatem suam, vult etiam alia a se, prout bonitatem ejus participant ». Il s'ensuit que Dieu ne peut rien vouloir que par rapport à cette bonté, rien, par conséquent, qui ne soit digne d'elle, et apte à la représenter. Mais, da même que beaucoup de choses différentes peuvent servir à notre bonheur, beaucoup d'univers différents peuvent servir à la manifestation de la bonté divine de même, donc, que notre volonté 1. la qu. 25, art. V in corp. cf. De Potentid, loc. cit., et De Veritate, loc. cit. Saint Thomas ajoute que seul le Verbe Incarné est apte à une telle manifestation adéquate « Hoc enim est solius Verbi Incarnati » (De Veritate, qu. 23, art. IV in corp.). Il est à peine besoin d'indiquer que là est t'amorce de la célèbre théorie de Maiebranche sur l'Incarnation.

2. De Veritate, qu. 24, art. III in corp. cf. De Malo, qu. 16, art. V in corp. 3. Saint Thomas, à ce propos, réfutant Abélard, se trouve donner aussi, par anticipation, une remarquable réfutation de Spinoza. II est absurde, dit-il, de croire que Dieu agisse « ex necessitate naturae », en sorte qu'il y ait entre lui et le monde un rapport nécessaire. Car il est vrai qu'en voulant sa bonté Dieu veut toutes les choses qui sont aptes à la manifester, en tant qu'elles en participent. Mais il ne les veut que de façon contingente. En effet, étant infinie, elle est participable d'une infinité de manières, infinitis modis. Si, donc, de ce que Dieu veut sa bonté, il s'ensuivait qu'il veut nécessairement tout ce qui en peut participer, il s'ensuivrait aussi qu'il existerait en réalité une infinité de choses d'une infinité de genres « infinitas creaturas infinitis modis participantes suam bonitatem » ce qui, ajoute saint Thomas, est contraire à l'expérience « quôd patet esse falsum, quia, si vellet, essent ». (Cont. Gent., I, 81 ef. II, 23 et De Potentia, qu. 1, art. V.)

4. Cont. Gent., I, 81.


entre plusieurs actions particulières, la volonté de Dieu entre ces univers se habet ad opposita.

Dieu est libre ainsi que nous. Et cette liberté ne souffre aucun préjudice du fait qu'elle ne s'étend pas au mal car si elle pouvait s'étendre au mal, cela signifierait que le vouloir divin est hésitant ou défaillant quant à sa fin. La vraie liberté consiste à pouvoir choisir les moyens servato ordine finis; et, à cet égard, Dieu est pleinement indifférent. L'indifférence est même en Dieu plus entière qu'en l'homme. Car l'homme, astreint à penser discursivement et à n'envisager qu'un petit nombre d'objets à la fois, ne peut faire autrement que d'élire celui qui, de ce petit nombre d'objets, lui apparaît, au moment de la décision, comme le meilleur tandis que Dieu, qui pense intuitivement, et embrasse d'un seul regard la totalité des mondes possibles, ne saurait dans cette totalité infinie rencontrer ni maximum ni minimum par où soit défini son choix.

En sorte que la perfection supérieure du libre arbitre de Dieu, comparé au libre arbitre de l'homme, réside toute en ceci que l'esprit de Dieu, à l'encontre de celui de l'homme, n'est point limité dans la « considération actuelle » qu'il fait des choses, ou, si l'on préfère, dans le champ de son attention.

B. C'est à l'aide des mêmes principes qu'on rendra compte et de la liberté des bons Anges, à laquelle on peut assimiler celle des Bienheureux, voire, à quelques réserves près, celle du Christ en tant qu'homme, et de la liberté des Démons, à laquelle on peut assimiler celle des damnés.

Tous ces esprits, d'espèces d'ailleurs fort différentes, ont ceci de commun qu'ils ne connaissent pas, comme l'esprit de l'homme « voyageur », per rationem, c'est-à-dire discursivement, « discurrendo de uno ad aliud », mais per intellectum, et de la même manière que nous connaissons les principes, c'est-à-dire immédiatement en quoi leur connaissance, bien que plus ou moins bornée, rappelle assez celle de Dieu « in Deo et in Angelis suo modo est simplex notitia veritatis, absque discursu et inquisitione ». Seulement, s'ils connaissent du premier coup, en acte et non pas seu1. De Veritate, qu. 24, art. III in corp. cf. la qu. 64, art. II in corp.


lement en puissance', la totalité des choses qui leur sont naturellement accessibles, cette connaissance totale n'est actuelle en eux qu'au sens où est actuelle chez le savant la connaissance de la science qu'il possède, « habitus scientiae », alors même qu'il ne la << considère » pas présentement2. L'Ange non plus ne peut pas considérer actu toutes ses connaissances à la fois3. D'une part, donc, chez lui comme chez Dieu, l'élection doit être « prompte », exempte des lenteurs et difficultés qui caractérisent l'élection humaine* elle ne saurait avoir lieu que par un attachement « subit » à l'un des objets découverts par l' « intelligence » « per subitam acceptationem veritatis5 ». Mais, d'autre part, cet attachement, lié à la « considération actuelle » ou à l'attention, doit être sujet chez l'Ange à des restrictions qui n'existent pas chez Dieu.

On le comprend bien dès qu'on essaie de reconstituer, lors de cette épreuve initiale qui fit le partage des bons et des mauvais Anges, le péché des mauvais. Il y a deux façons de pécher6. Souvent on pèche ainsi, quand on commet un adultère parce qu'on choisit de faire une action intrinsèquement vicieuse et contraire à la règle et, puisque nulle volonté ne désire le mal que sub specie boni, il est évident qu'on ne veut jamais une telle action vicieuse que parce qu'on la prend pour bonne, ce qui ne peut procéder que d'ignorance ou d'erreur. L'Ange n'a certainement pas péché de cette manière, puisqu'il a toujours à sa disposition, au moins sous forme « habituelle », toutes les connaissances qui conviennent à sa nature, et puisqu'il n'est pas sujet à cette cause d'erreurs que sont les passions'. Mais il arrive aussi qu'on pèche autrement à savoir quand, accomplissant une action louable en soi, on ne la rapporte pas ad debitum ordinem, on la veut indépendamment de la règle à laquelle elle est conforme ainsi l'on prendra la résolution de prier, mais, dans cette résolution, on ne s'inspirera point de l'ordre institué par l'Eglise « sicut si quis eligeret orare, non attendens ad ordinem ab Ecclesiâ institutum8 ». La faute ici ne i. De Malo, qu. 16, art. V in corp.

2. la qu. 38, art. I in corp.

3. lbid. cf. De Malo, qu. 16, art. VI in corp.

4. De Veritate, qu. 24, art. III ad 4.

5. la qu. 59, art. III ad 1.

6. V. la qu. 63, art. 1 ad 4.

7. la qu. 63, art. 1 ad 4 cf. la qu. 58, art. 1 in corp.

8. I1 qu. 63, art. 1 ad 4.


tient pas à l'objet même du choix, mais à la manière dont on l'a choisi', sans « considérer actuellement » la règle dont le choix devait dépendre, « sine actuali consideratione regulae2 ». On n'a pas péché par ignorance, mais par manque de « considération actuelle », c'est-à-dire par inadvertance. Tel est précisément le péché de l'Ange péché d'orgueil par lequel il s'est attaché à luimême et à sa propre perfection, très grande, en effet, mais en négligeant la règle qui lui commandait de rapporter cette perfection à Dieu, sa fin suprême « convertendo se per liberum arbitrium ad proprium bonum, absque ordine ad regulam divinae voluntatis* ». Les mauvais Anges connaissaient assurément, non moins que les bons, la règle divine; mais, à la différence des bons, ils se sont abstenus d'y appliquer leur pensée lorsqu'il le fallait8. Et ç'a été aussi la faute d'Adam G. Le péché originel de la nature humaine comme de la nature angélique a procédé essentiellement, suivant l'expression qu'emploiera Malebranche, d'une « distraction ».

Or cette première direction donnée à l'attention direction « désordonnée » chez les mauvais Anges et chez Adam, direction conforme à l'ordre chez les bons Anges, est devenue définitive, de telle façon que leur libre arbitre, d'abord flexible au mal comme au bien 1, s'est fixé, chez ceux-ci du côté du bien, chez ceux-là du côté du mal.

Les bons Anges, pour avoir usé comme ils devaient de leur libre arbitre, ont été élevés par grâce à un état d'union intime avec le Créateur, auquel, in puris naturalibus, nulle nature créée ne pouvait atteindre et qui comporte la vision intuitive de Dieu. Désormais, donc, apercevant à découvert l'essence infinie, ils connaissent avec évidence qu'elle est identique à l'essence même du Bien. Il s'ensuit qu'il ne peut y avoir chez eux de différence entre le désir du Bien et du Bonheur et l'amour explicite de Dieu. Il faut dire ici de leur volonté ce que nous avons dit de la volonté divine elle1. la qu. 63, art. 1 ad 4.

i. De Malo, qu. 1, art. III in corp. cf. la qu. 63, art. 1 ad 4.

3. la qu. 63, art. 1 ad 4.

4. Ibid.

5. la qu. 63, art. 1 ad 4 De Malo, qu. 1, art. III in corp.

6. V. De Veritate, qu. 18, art. VI in corp. et ad 4.

7. De Veritate, qu. 24, art. VII et VIII la qu. 63, art. I.


même elle se comporte à l'égard de Dieu en tant que tel comme celle de l'homme « voyageur » à l'égard du bonum in communi « hoc modo se habet Angelus videns Deum ad ipsum, sicut se habet quicumque non videns Deum ad communem rationem boni ». D'une part, ils aiment Dieu aussi nécessairement que nous aimons le bonheur2. A cet égard, ils n'ont point de potestas ad opposita3. Ils n'ont même plus cette liberté d'exercice que nous avons, nous, à l'endroit du bonheur, et qui consiste à pouvoir en détourner notre regard. Car si nous pouvons écarter la pensée actuelle du bonheur, c'est que cette pensée actuelle n'est en elle-même qu'un bien particulier, et que l'oubli de toute recherche du bonheur n'est pas sans nous offrir aussi parfois, en cette vie, des avantages apparents. Mais le vrai bien, dès qu'il est présent, chasse ces apparences et fait évanouir ces possibilités car il est absolument impossible de se figurer sub specie boni le fait de n'être plus uni à Dieu tel que nous l'apercevons face à face « est autem impossibile quôd aliquis videns divinam essentiam velit eam non videre* ». D'autre part, de même que nous ne saurions désirer une chose si ce n'est en vue du bonheur et par la vertu de notre tendance au bonheur, ainsi la volonté de l'Ange ou du Bienheureux est incapable d'accomplir aucune démarche si ce n'est en vue de Dieu et pour l'amour de Lui. Comment donc pourrait-elle pécher, alors que l'essence du péché est dans l'éloignement de Dieu (aversio mentis a Beo)<! « Impossibile est autem quôd aliquis quidquam velit vel operetur, nisi attendens ad bonum, vel quôd velit divertere a bono, in quantum hujusmodi. Angelus igitur beatus non potest velle vel agere nisi attendons ad Deum; sic autem volens vel agens, non potest peccare5 ».

Quant à supposer que l'Ange ou le Bienheureux pèchent par erreur, en ce sens qu'ils se tromperaient sur ce que l'amour de Dieu réclame, c'est tout à fait inadmissible voyant par intuition l'essence divine, et qu'elle est leur véritable fin8, ils voient non moins clairement et de la façon la plus concrète in particularî 1. la qu. 62, art. VIII in corp.

2. la IIae qu. 4, art. IV in corp.; cf. qu. 5, art. IV, etc.

3. la qu. 62, art. VIII ad 2.

4. la IIa"qu. 5, art. IV in corp. cf. I1 qu. 62, art. VIII ad 2.

5. Ia qu. 62, art. VIII in corp.; cf. la qu. 94, art. I in coip. qu. 100, art. II in corp la II18 qu. 4, art. IV in corp. qu. 5, art. IV in corp. la lia» Sentent., Dist. VII, qu. 1, art. I, etc.

6. De Veritate, qu. 22, art. II in corp.


tout ce qui est susceptible de les unir à elle ou de les en séparer, attendu qu'ils connaissent Dieu, non seulement en lui-même, mais en tant qu'il est la raison des autres choses'. Joignez à cela que, dans l'état béatifique, la clarté de la connaissance échappe entièrement à l'influence perturbatrice des passions et des diverses puissances sensibles2. Il est donc certain que la volonté des Anges et des Bienheureux se porte, en chaque occasion particulière, au bien qu'elle doit désirer bonum debitum, avec la même sûreté infaillible que la nôtre se porte au bien en général « sicut nunc immutabiliter bonum in generali appetimus, ità in particulari bonum debitum appetunt beatorum mentes' ».

Anges ni Bienheureux ne peuvent agir que suivant l'ordre de leur vraie fin. Ce qui n'empêche pas qu'ils ne soient libres de choisir à leur gré entre plusieurs actions bonnes, c'est-à-dire qui se rapportent à cet ordre. Ils sont déterminés au bien, mais non à tel bien, « ad bonum, non tamen ad hoc vel illud bonum* ». Ils ont donc, au même titre que Dieu, la libertasad opposita*. Et les mauvais Anges?

Tandis que les bons Anges et les Bienheureux sont devenus impeccables parce que leur volonté est surnaturellement, d'ailleurs, « confirmée dans le bien », les mauvais Anges et les damnés ont leur volonté à ce point « obstinée dans le mal » qu'elle en est incorrigible. Et, cependant, eux aussi, à leur manière, sont libres 6 1

D'où vient leur obstination? Ce n'est pas que le mal puisse s'imposer à eux en remplissant leur capacité de vouloir, comme le Bien absolu, clairement aperçu en lui-même, remplit la capacité de vouloir des bons Anges et des Bienheureux. Mais c'est que le choix 1. De Veritate, qu. 24, art. VIII in corp.

Ibid.

3. Ibid.

4. III* qu. 18, art. IV ad 3.

5. Cela est également vrai du Christ (III» qu. 18, art. IV ad 3). Cependant il faut mettre ici entre le Christ et les Anges ou les Bienheureux cette différence que la volonté du Christ est déterminée ad unum, dans l'accomplissement du bien, par les ordres de son Père, auxquels il ne peut vouloir désobéir. On serait donc amené à convenir que, pour ce qui concerne les actions prescrites par son Père, le Christ n'a de potestas ad opposita que in sensu diviso. Quant à savoir comment le Christ et les Bienheureux « méritent », c'est une question très complexe, et très débattue, qui intéresse d'ailleurs la théologie et la morale plus que la psychologie. (V. II» II»» qu. 13, art. IV ad 2; qu. 182, art. II ad 2; cf. Contrà Gent., III, 38).

6. la qu. 64, art. II, object. 2 et ad 2.


vicieux par lequel, au moment de l'épreuve, ils ont pris pour fin dernière la créature au lieu du Créateur « aversio et incommutabili bono, conversio ad commutabile bonum' », ce choix vicieux qui a fait l'essence de leur péché, comme de tout péché, ils ne sauraient trouver nulle part de point d'appui pour le redresser. Leur volonté, en effet, suit la connaissance « Voluntas proportionatur intellectui 2 ». Or l'Ange, bon ou mauvais, appréhende la vérité per intellectum, et non par les démarches « discursives » et « mobiles » de la raison. Sa connaissance n'est donc pas sujette à fluctuation « quod accipitur intelligibiliter, accipitur irreversibiliter3 ». Comme, d'autre part, chez les purs esprits, la faculté de désirer n'estpas, ainsi que chez nous, partagée entre des puissances multiples, et qu'elle est notamment exempte de passions sensibles, lorsqu'elle se porte vers un objet, elle s'y porte tout entière « quandô appetitus eorum (Angelorum) tendit in aliquid, totaliter inclinatur in illud, ut non sit ei aliqua inclinatio inducens in contrarium4 ». D'où viendrait alors le changement dans la volonté angélique? Il faut donc croire que cette volonté, quoiqu'elle ait eu, prise avant l'acte, le pouvoir d'adhérer ou de ne pas adhérer, se trouve, dès l'instant qu'elle agit, adhérer à son objet fixé et immobiliter*. Et il en va de même des damnés, dont l'âme, séparée du corps, est aussi débarrassée des puissances sensibles, et, quant au mode de connaissance, exactement assimilable à celle des Démons « sic anima separata Angelo conformatur et quantùm ad modum intelligendi et quantùm ad indivisibilitatem appetitûs, quae erant causa obstinationis in Angelo peccante undè per eamdem rationem in animâ separatâ obstinatio erit6 ». Les démons, donc, et les damnés, pour s'être détournés de leur vraie fin, en doivent rester détournés à jamais « perfectè aversi a fine ultimo rectae voluntatis1»; leur volonté ne pourra donc vouloir aucune chose en la rapportant ad debitum finem; or une action, même bonne en soi, est mauvaise dès là qu'elle est rapportée à une mauvaise fin démons et damnés sont donc déterminés à pécher en 1. 1» II" qu. 72, art. V in corp.; I» IIM qu. 77, art. VIII in corp., etc. 2. De Malo, qu. 16, art. V in corp.

3. De Veritate, qu. 24, art. X in corp.

4. lbid.

5. la qu. 64, art. II in corp. cf. De Malo, qu.' 16, art. V in corp. 6. De Veritate, qu. 24, art. XI in corp.

7. Suppl., qu. 98, art. I ad 2.


tout ce qu'ils font non, sans doute, à commettre tel ou tel péché1 ils peuvent choisir ceci ou cela, « hoc vel illud » mais, qu'ils choisissent ceci ou cela, ils pécheront en le choisissant « Et ideô, quamvis diversa eligant per liberum arbitrium, in omnibus tamen peccant: quia inomnieorum electionepermanetvis primaeelectionis eorum2 ».

Ainsi les démons et les damnés sont libres, mais à l'intérieur de la sphère du mal, de même que les bons Anges et les Bienheureux sont libres, mais à l'intérieur de la sphère du ;bien. Et ces deux restrictions de la liberté sont dues à deux causes inverses ici, à une absorption totale de l'attention, qui, surnaturellement rapprochée d'un objet infini, s'y dépense entièrement et n'a plus de force pour s'en détacher; là, à une déviation, devenue définitive, de l'attention qui's'est détachée de son objet véritable et sur qui n'agit plus aucune influence, externe ou interne, propre à la ramener vers cet objet.

II

Entre la plus haute forme de la liberté, celle des Anges et des Bienheureux, qui s'apparente à celle de Dieu, etlaplus basse, celle des démons et des damnés, se situe notre liberté, à nous hommes « voyageurs ».

Notre liberté, en effet, et par là elle s'oppose à celle de tous les purs esprits, a pour caractère spécifique d'être flexible au bien comme au mal; mais elle ne laisse pas, chez certains privilégiés, d'être « confirmée » en grâce au point de pouvoir à peine se détacher du bien, tandis que, chez de misérables pécheurs, elle s'endurcit dans le mal au point de devenir presque incorrigible'. Elle doit donc être soumise, dans un sens et dans l'autre, à des influences qui, sans jamais produire une détermination absolue, peuvent être plus ou moins efficaces.

1. Saint Thomas n'hésite même pas à dire que, précisément, comme les hommes en proie à la corruption originelle, les démons peuvent vouloir des choses naturellement bonnes « per mutationem status non amisit liberum arbitrium quin in bonum connaturale possit ferri. » (De Malo, qu. 46, art. V ad 15.)

2. De Malo, qu. 16, art. I in corp. C'est aussi sur ces principes qu'est établie la théorie thomiste substantiellement identique à la théorie augustinienne de la corruption de la nature par le péché originel. 3. De Veritate, qu. 24, art. IX et XI.


Quelles influences?

Saint Thomas les rapporte et à la faculté de connaître, qui tantôt sait, tantôt ignore, et à la faculté de désirer, qu'agitent en sens divers l'habitude et la passion'.

Mais, de toute évidence, il ne s'agit pas là de causes indépendantes

Car, d'une part, nous pouvons bien être entraînés, par exemple, à pécher par le fait d'ignorer ce que nous devrions savoir, et même, en un sens, il faut dire avec Aristote que tout péché est un péché d'ignorance « omnis malus est ignorans » mais l'ignorance qui est ici cause de péché ne saurait être une ignorance totalement invincible ou involontaire, puisqu'alors l'acte qu'elle cause serait aussi involontaire, et qu'il n'y aurait plus péché elle procède par conséquent elle-même des causes qui « inclinent » la volonté, et desquelles, sinon de la passion ou de l'habitude2? 2 D'autre part, les passions de même que ces instincts naturels qui appartiennent à la partie la plus basse de l'âme, et qui sont liées à une certaine complexion du corps peuvent bien, quand elles atteignent un haut degré de véhémence, emporter l'action par ellesmêmes, avant toute délibération*. Mais c'est qu'alors l'homme a agi à la manière de l'animal, sans qu'il y ait eu proprement volonté ni, par conséquent, liberté5. La volonté comme telle est un désir rationnel, radicalement distinct de l'appétit sensible, et qui suit toujours la raison6. Nulle passion, nul instinct, et, généralement parlant, nulle ca,use la Cause première exceptée différente de la volonté même ne saurait donc avoir sur elle, pour la porter au bien ou au mal, qu'une action « indirecte », par l'entremise de la raison'.

Pour comprendre les limitations auxquelles est sujet notre libre arbitre, il suffit donc de comprendre comment, chez nous, le jeu 1. De Malo, qu. 16, art. V in corp.

2. la II" qu. 76, art. IV ad 1. cf. art. III; V. aussi II" qu. 6, art. VIII in corp. De Malo, qu. 3, art. VIII et art. XII, et II1 liae qu. 156, art. III in corp. 3. I»qu. 83, art. I ad 5; II» II" qu. 456, art. I; cf. I» II" qu. 78, art. III in corp.

4. II» II»8 qu. 156, art. I in corp.; la II" qu. 77, art. VIII in corp.; la Hae qu. 80, art. III in corp. Pareillement, du reste, les habitudes « in repentinis » v. De Malo, qu. 6, art. in. ad, 24.

5. la II" qu. 10, art. III in corp. De Veritate, qu. 22, art. IX ad 3. 6. I" qu. 80, art. II Ia II" qu. 10, art. III ad 2; De Veritate, qu. 22, art. IV. 7. la II»6 qu. 77, art. I conclusio cf. in corp.; cf. De Veritate, qu. 24, art. VIII in corp.


de la raison peut être entravé ou faussé par des causes telles que l'habitude ou la passion'.

A. La passion opère à un double titre négativement et positivement.

Négativement, par une sorte d' « abstraction », en « distrayant » la raison, que suit la volonté, de sa fonction propre « a propria functione distrahendo 3 ». Qu'est-ce à dire? C'est que, selon saint Thomas, toujours préoccupé d'affirmer l'unité de l'àme 3, il y aurait pour chacun de nous comme une quantité globale d'énergie individuelle, qui demeurerait constante à travers les partages divers qui s'en font entre nos diverses facultés d'où il suit que tout accroissement dans l'activité d'une de ces facultés entraîne un relâchement ou un arrêt dans l'activité des autres « Cum enim omnes potentiae animae in una essentiâ animae radicentur, necesse est quôd, quandô una potentia intenditur in suo actu, altera in suo actu remittatur, vel etiam totaliter in suo actu impediatur 5 » et, pareillement, ce qui augmente notre inclination vers un objet, affaiblit notre inclination vers les objets contraires 6. On conçoit, dès lors, que la passion, concentrant à son profit la force de l'âme, diminue d'autant celle qui sera consacrée au désir rationnel. Elle pourra même accaparer cette force, au point de n'en plus laisser la moindre part disponible, et, par suite, d'empêcher totalement l'exercice de la raison c'est ce qui arrive chez les gens que l'excès de la colère ou de la concupiscence rend comme fous 7 la raison est alors totalement « absorbée » par la passion i. Ce sont les deux causes par lesquelles, dit saint Thomas, la volonté peut être inclinée au péché: c Quandoque quidem ex aliquâ passione. aliquandô autem ex aliquo habitu, quando per consuetudinem inclinari in tale bonum est ei jarn versum quasi in habitum et naturam ». (De Malo, qu. 3, art. XII in corp.)A cela il faut ajouter, bien entendu, pour incliner la volonté dans le sens du bien, une autre sorte d'habitus, qui est, celle-là, « infuse par Dieu, et qui se nomme la grâce.

2. II» qu. 77, art. 1 in corp.

3. la II" qu. 33, art. II ad 2.

4. A cette idée se rattachent, semble-t-il, sans préjudice des suggestions qui ont pu lui venir de la physique cartésienne, les vues de Malebranche sur la constance de la quantité de mouvement de notre âme, et aussi de la capacité que nous avons de penser.

5. la lia» qu. 77, art. 1 in corp. cf. la II" qu. 33, art. III ad 2. 6. I* II« qu. 85, art. 1 in corp.

7. Par ailleurs, la passion violente ne va pas sans des modifications corporelles qui, on le voit dans le sommeil ou dans l'ivresse, sans atteindre la raison en elle-même, lui Otent les moyens de se traduire en actions extérieures. (V. la II»« qu. 77, art. II in corp. II» II" qu. 156, art. I ad 1 la II"


« ratio totaliter absorbetur a passione, sicut accidit in amentibus 1 ». Quant à savoir en quoi consiste précisément cette énergie spirituelle, saint Thomas en définit suffisamment la nature lorsqu'il indique pourquoi les opérations de l'âme sont soumises à l'espèce de loi de compensation qu'on vient de voir c'est, précisei-t-il, que les opérations de l'âme requièrent une certaine « intentio », laquelle ne saurait s'appliquer fortement que d'un côté à la fois « quia in operibus animae requiritur quaedam intentio, quae dum vehementer applicatur ad uuurn, non potest alteri vehementer attendere ». Intentio, nous savons déjà que saint Thomas entend par là, souvent, l'attention, au sens moderne du terme; et le mot attendere, qui termine le texte qu'on vient de lire, indique assez clairement que c'est ici le cas. S'il pouvait, d'ailleurs, rester un doute, il suffirait, pour le lever, de se référer à tel autre texte où le rôle de l'attention, et ce qu'on a appelé de nos jours, assez improprement, son caractère monoïdéique, sont décrits sans ambiguïté « Si aliquid ad se trahat totam intentionem, vel magnam partem ipsius, non eompatitur seeum aliquid aliud quod magnam attentionem requirat ». Et, ailleurs, parlant des entraves qu'un très vif plaisir et une très vive douleur sensibles, tels qu'il s'en trouve en la passion, apportent à l'usage de la raison, il note que ce plaisir, ou cette douleur, attire à soi l' « intentio » de l'âme « et, secundùm hoc, si delectatio corporalis fuerit magna, vel totaliter impediet usum rationis, ad se intentionem animi attrahendo, vel multùm impediet ». Il se passe ici exactement ce qui se passe quand, très occupés dans une conversation, nous n'apercevons pas les passants qui nous croisent « sicut cum aliquis intentus est ad aliquem audiendum, non percipit hominem pertranseuntem 5 ». C'est donc bien d'une « distraction » proprement dite qu'il s'agit dans cette action négative que la passion exerce sur la volonté; c'est purement et simplement un détournement de Y attention « ex intentionis distractione ».

qu. 10, art. III in Corp. la II" qu. 33, art. III in corp. qu. 34, art. I ad 1, et De Malo, qu. 3, art. IX.)

1. I* II" qu. 10, art. III ad 2 et in corp.

2. I* II" qu. 77, art. I in corp.

3. la II" qu. 37, art. I in corp. cf. la II" qu. 33, art. III ad 2. 4. I»II" qu. 33, art. III in corp.; cf. la II" qu. 34, art. 1 ad 1, et qu. 37, art. 1 ad. 2, et la II" qu. 4, art. 1 ad 3.

5. De Malo, qu. 3, art. IX in corp.

6. la II" qu. 77, arl. I ni corp. cf. I1 II" qu. 4, art. 1 ad 3.


Mais la passion agit, en outre, d'une manière positive sur les objets de la volonté « alio modo ex parte objecti voluntatis, quod estbonum ratione apprehensum' ». Cela, soit qu'elle suscite en notre imagination des objets contraires à ceux de la raison 2, soit qu'elle « corrompe » notre estimation, « aestimationem prudentiae », entendez le jugement de valeur que nous portons sur les objets qui, d'un côté ou d'un autre, nous ont été proposés 3 « « Manifestum est autem quôd passionem appetitûs sensitivi sequitur imaginationis apprehensio et judicium aestimativae ».

La passion, d'abord, a cette propriété de faire revivre en nous certaines d'entre les « espèces sensibles ». Ces espèces, en effet, qui se conservent à l'intérieur, sont susceptibles de réapparaître à l'imagination, comme il se voit dans les rêves et même à l'état de veille, par l'action de tels ou tels mouvements de nos organes « Per commotionem spirituum et humorum, species interiùs conservatas quasi de quibusdam thesauris educunt ad principium sensitivum, ut res aliquas imaginentur 6 ». Or, la passion, nous l'avons vu, ne va pas sans agiter les esprits et les humeurs corporelles. En tout cas, et de quelque manière que s'explique le fait, le fait est, Aristote l'avait bien observé, que plus un homme est en proie à la passion, et plus fortement il se représente des images 6. Quelles images? Celles précisément qui se rapportent à sa passion actuelle. Quiconque, dit encore Aristote (De Somn. et Vigil., cap. 2), est possédé par l'amour, la moindre ressemblance suffit pour évoquer en lui la figure de ce qu'il aime « Amantes modicâ similitudine in apprehensione rei amatae moventur1 » alors que, au contraire, nous avons grand peine à détourner notre esprit des images relatives à ce qui nous affecte « Homines in aliquâ passione existentes non facilè imaginationem avertunt ab his circà quae afficiuntur ». La passion, somme toute, est un agent de rappel et de sélection des images. 1. I«II»« qu. 77, art. I in corp. cf. De Veritate, qu. 22, art. IX ad 6. 2. I* Il'' qu. 77, art. II in corp. cf. art. I.

3. la II" qu. 33, art. III in corp.

4. 1' II" qu. 77, art. 1 in corp. et ad 1. Cf. Malebranche, Traité de Morale, I. ch. XIII, n» 9, etc.

5. De Malo, qu. 3, art. IV in corp. cf. la II1» qu. 80, art. II in corp. 6. la II" qu. 77, art. 1 in corp.

7. Ia II" qu. 80, art. II in corp.

8. De Malo, qu. 3, art. X in corp.


En même temps, elle a cette conséquence, que l'objet représenté par les images nous paraît plus désirable et plus digne d'être recherché « Contingit etiam ex hoc quôd passio est concitata, ut id quod proponitur imaginationi judicetur prosequendum 1 ». Elle modifie donc notre jugement sur l'objet2, sinon notre jugement spéculatif3, au moins notre jugement pratique. On en voit assez la raison. Le jugement pratique porte sur l'objet en tant que propre à mouvoir la volonté, c'est-à-dire en tant que bon bon non seulement en soi, mais pour nous; bon non seulement d'une bonté abstraite et théorique, mais qui nous touche et qui nous convienne « si aliquod bonum proponatur quod apprehendatur in ratione boni, non autem in ratione convenientis, non movebit voluntatem* ». Et ce bien doit nous convenir puisque l'élection volontaire que le jugement va décider concerne forcément des choses particulières en particulier « requiritur ut id quod apprehenditur ut bonum et conveniens, apprehendatur ut bonum et conveniens in particulari, et non in universali tantum ». Or, la convenance marque proprement une relation d'adaptation et de similitude nulle nature n'aspire qu'à ce qui représente la perfection de son être 6, et, partant, lui est en quelque manière semblable « nihil autem inclinatur, nisi in aliquid simile et conveniens ». Mais toute relation suppose deux termes, en l'espèce l'objet proposé et le sujet à qui il est proposé 8, et varie nécessairement quand l'un d'eux varie 9. Le même aliment ne peut convenir également au goût de l'homme bien portant et à celui de l'homme malade l0. Il est donc inévitable que, sous l'empire de la passion, nous estimions les personnes et les choses tout autrement que nous ne ferions à l'état de raison « Homo aliqualiter dispositus per passionem judicat aliquid esse conveniens et bonum, quod extrà passionem non judicaret 11 ».

1. la IIae qu. 80, art. II in corp.

2. I«1I" qu. 77, art. I ad 1 cf. I» II»e qu. 10, art. III in corp. 3. IaII*« qu. 33, art. III in corp. cf. I1 IIa« qu. 4, art. 1 ad 3.

4. De Malo, qu. 6, art. un. in corp.

5. De Malo, qu. 6, art. un. in corp. cf. la IIa" qu. 34, art. II in corp. 6. la qu. 48, art. 1 in corp.

7. la II" qu. 8, art. 1 in corp. I* II»« qu. 78, art. III in corp.

8. IaIIae qu. 9, art. Il in corp.

9. Ibid.

10. Ibid.

H. I* II™ qu. 10, art. III in corp.


B. Très différent parait, à première vue, le mode d'action de l'habitude.

L'habitude qui s'acquiert par une multiplication d'actes voulus « ex propriâ electione 1 », de même, d'ailleurs, que celle qui nous est « infuse » par Dieu, mais jamais sans notre consentement, dans la grâce3, incline, elle, d'une certaine façon, l'intérieur de la volonté: « per habitum inclinatur voluntas quasi ab interiori ». Au sein de la volonté, en effet, elle institue, selon le mot d'Aristote, une « seconde nature 4». En quel sens? Nature signifie essentiellement tendance instinctive vers une fin. On sait que, de par leur nature première, tous les hommes tendent implicitement à une même fin suprême, laquelle, secundùm rei veritatem, ne peut être que Dieu. Mais on sait aussi que, pour notre volonté explicite, cette fin suprême se diversifie en mille manières, attendu que, n'en ayant, durant cette vie, d'autre notion que la notion tout indéfinie du bonheur ou du bien en général, nous la pouvons appliquer à n'importe quoi aux richesses, à la volupté, à la science, ou bien, tout au contraire, à l'accomplissement de l'ordre divin5. Et pécher, pécher mortellement, n'est autre chose que mal faire cette application, en s'attachant pour en jouir à un bien particulier, intellectuel ou sensible, mais fini, sans le rapporter au seul Bien universel et infinis. Quoi qu'il en soit, bon ou mauvais, tout acte volontaire implique nécessairement une orientation de l'âme vers une certaine fin dernière, puisque, comme il a été montré, c'est par la volonté de la fin, et, de proche en proche, par la volonté de la fin dernière, que les moyens, à commencer par l'acte présent, hic et nunc, peut être voulu. Or que fait l'habitude? Elle 1. lia IIa« qu. 156, art. III in corp. et De Veritate. qu. 24, art. 1 ad 19 cf. De Malo, qu. 3, art. XII in corp. Dans tout ce qui suit, nous considérons proprement, sous le nom d'habitude, l'habitus acquisitus in consuetudine (I> Ilae qu. 78, art. III in corp.), lequel résulte de la répétition des actes; cf. la Ilae qu. 51, art. II et III, et De Halo, qu. 3, art. XII.

2. De Veritate, qu. 24, art. 1 ad 19. Il y a bien aussi d'autres habitus, qui existent en nous indépendamment de notre volonté, par exemple les dispositions permanentes (c'est la définition de l'habitus) qui résultent d'un certain état du corps. Mais ces dispositions innées n'intéressent le libre arbitre qu'en tant qu'elles sont source de passions dans l'appélit sensible « secundùm quod electio animae rationalis inclinatur ex passionibus, quae sunt in appetitu sensitivo, qui est potentia corporalis cousequens corporis disposition! ». [lbid.) 3. I' II" qu. 78, art. IV ad 2.

4. De Veritate, qu. 24, art. X in corp.; I»II"qu. 78, art. II in corp., et De Malo. qu. 3, art. XII in corp.

5. la Il>* qu. 1, art. V et VII; la Ilae qu. 50, art. V ad 1 et ad 3. 6. V. I» II»» qu. 72, art. V.; qu. 77, art. VIII in corp.


consolide la volonté dans la position marquée par l'acte initial. Plus cet acte se répète, plus ferme et invariable devient notre tendance vers le but primitivement choisi' si bien que, désormais, à toute occasion qui se présentera d'agir, c'est à ce but que nous nous référerons effectivement, et, d'après lui, par conséquent, que nous nous déciderons. Autrement dit, la « seconde nature » détermine pour nous la fin indéterminée à laquelle nous meut la première et elle détermine donc, du même coup, le choix auquel cette fin doit présider: car, dès là que nous voulons une fin, nous ne pouvons manquer d'élire, le cas échéant, le parti qui lui est conforme « Habendi habitum jam est ejus in electione finis determinatus undè quandocumque aliquid occurrit ut conveniens illi fini, statim eligitur2 ».

Mais si tel est le mode d'action de l'habitude, il n'y a pas lieu, semble-t-il, de l'opposer radicalement à celui de la passion. Comme la passion, c'est en définitive par la convenance que l'habitude meut la volonté vers tel ou tel objet « unicuique habendi habitum est per se diligibile id quod est ei conveniens secundùm proprium habitum ». Dira-t-on que, dans l'habitude, la convenance s'entend par rapport à une fin cherchée « conveniens illi fini* », tandis que, dans la passion, elle s'entend par rapport à une « disposition », à un état éprouvé? Mais, à tout prendre, la disposition passionnelle est bien, elle aussi, tendance à une fin. Quiconque agit sous l'influence de la passion, d'une part, s'abstient de considérer sa fin normale « ex passione deducente rationem ab actuali considerationem recti finis' »; d'autre part, consent à ce vers quoi la passion le pousse comme si c'était bon par soi « consentit in illud in quod passio tendit quasi per se bonum ». Ce qui est bon par soi n'est pas bon relativement à autre chose et ne voilà-t-il pas justement la définition de la fin dernière? L'homme en proie à la colère rapporte tout à son dessein de venger l'injure reçue1, comme l'avare rapporte tout à son dessein 1. I» II" qu. 85, art. 1 in corp.; la II" qu. 51, art. II et III; la II" qu. 50, art. V ad 3; V. aussi De Veritate, qu. 24, art. XII ad 19 et 23, etc. 2. De Veritate,qu. 24, art. XII in corp.; I* II" qu. 78, art. II in corp.; In II Sentent., Dist. XXV qu. 1, art. IV ad. 5.

3. la II»» qu. 78, art. II in corp.

4. De Veritate, qu. 24, art. XII loc. cit.

5. In II Sentent. Dist. VII, qu. 1, art. II in corp.

6. De Veritate, qu. 24, art. X in corp.

7. lIa II" qu. 156, art. IV in corp.


d'amasser de l'argent. Il est vrai que, dans la passion, le dessein mauvais qui occupe notre esprit ne l'occupe qu'un instant il marque une « interruption » dans le dessein qui préside à l'ensemble de notre conduite, dessein qui, lui, peut être bon, et qui est justement un dessein « habituel' » la preuve en est que la faute purement passionnelle est vite suivie de repentir « incontinens statim pœnitet, transeunte passione ». Mais ce n'est là qu'une différence de durée « qualité transitoire » ou « qualité permanente' ». Il n'en reste pas moins que la passion et l'habitude « inclinent la volonté* » de la même manière, à savoir en déterminant sa fin. Et l'on en peut dire autant des habitus « infus5 », comme aussi des « qualités naturelles » qu'imprime en la partie inférieure de l'âme la « complexion » du corps et le jeu des causes corporelles6. Toutes ces influences diverses reviennent toujours, en modifiant, plus ou moins durablement, la « disposition » de l'individu, à modifier la fin poursuivie, c'est-à-dire la règle d'après laquelle se forme le jugement pratique. A toutes s'applique la formule aristotélicienne « Qualis unusquisque est, talis finis videtur ei7 » »

Reste à expliquer comment ceci suit de cela. L'être, avons-nous observé, tend toujours à ce qui lui est convenable, c'est-à-dire semblable. Mais, d'autre part, saint Thomas a constamment affirmé, comme un axiome fondamental, que la volonté ne va jamais qu'au meilleur apparent. Faut-il donc croire que le fait d'être plus ou moins convenables ou semblables à nous, altère pour nous l'apparence de bonté des choses? Non, certes: pour une philosophie telle que le thomisme, le rapport au sujet ne saurait, en aucun sens, entraîner de déformation dans l'objet proposé. L'esprit, recevant en soi, dans l'acte de connaissance, la « forme » de l'objet, n'y mêle rien de son cru. Les perfections ou imperfections du réel se défi1. la II" qu. 78, art. IV in corp.; cf. De Malo, qu. 3, art. XII! in corp.; cf. la II18 qu. t56, art. III in corp.

2. II" qu. 156, art. III in corp.

3. Ibid., cf. II» II" qu. 156, art. III in corp.

4. I«II"qu.78, art. III ad 3.

5. I»II" qu. 51, art. IV in corp. et ad 3; cf. De Veritate, qu. 24, art. II ad 19.

6. qu. 83, art. 1 ad 5.

7. Comment. in Eth. Nie, III, lect. XIII; De Veritate, qu. 24, art. X in corp.; De Malo, qu. 6, art. un. in corp. I' qu. 83, art. I ad 5 I1 II»« qu. 9, art. II in corp., etc.


nissent d'après des essences intelligibles entièrement indépendantes de la volonté de Dieu, et, à plus forte raison, de la nôtre. Par conséquent, dans le bonum conveniens la convenance n'ajoute au bonum aucun surcroît de valeur elle souligne seulement, au sein du bonum, ce qui se trouve en accord avec notre propre manière d'être. Si donc, comme il arrive trop souvent dans l'habitude et la passion, cette convenance nous induit à délaisser notre vraie fin, ou notre Bien suprême, qui est le Créateur, pour un bien inférieur, ou une fin illusoire, qui est la Créature, ce ne peut être que par ce biais que nous a révélé l'analyse de l'élection délibérée: à savoir en tournant notre regard, auquel les objets à comparer offrent toujours une multiplicité de faces, du côté où le moins bon fait paraître quelque avantage sur le meilleur. Saint Thomas l'entend bien ainsi, car, après avoir exposé que notre jugement pratique varie avec notre manière de « considérer », il se demande d'où vient que nous nous référions à une certaine « considération » plutôt qu'à une autre, en soi plus importante et quelles causes indique-t-il? D'abord, il en a déjà été fait mention, les hasards de la perception ou du souvenir, en vertu de quoi nous nous trouvons avoir l'esprit actuellement occupé de telle ou telle sorte de pensées'. Mais cette cause-là est instable par définition, et ne vaut donc que relativement à une décision temporaire et particulière, concernant le choix des moyens. Pour le choix de la fin, la décision, ayant un caractère plus constant, doit dépendre d'une « considération » moins fugitive: aussi la « considération », en l'espèce, est-elle réglée par les « dispositions » naturelles ou acquises de l'homme, « ex dispositione hominis2 », spécialement par l'habitude et la passion « puta cum aliquis disponitur per habitum vel passionem ad hoc quôd sibi videatur aliquid vel bonum vel malum in hoc particulari3 ». Et c'est par là, remarque saint Thomas, en tant qu'elles guident notre « considération », que l'habitude et la passion influencent notre appréciation du bien et du mal; c'est en ce sens qu'est vrai le mot d'Aristote que chacun choisit sa fin selon ce qu'il est: « Quôd voluntas feratur in id quôd sibi offertur magis secundùm hanc particularem conditionem quàm secundùm aliam. contingit ex 1. De Malo, qu. 6, art. un. in corp.

2. Ibid.

3. Ibid.


dispositione hominis, quia secundùm Philosophum, qualis unusquisque est, talis finis videtur ei' ». Ainsi l'habitude et la passion ne font pas que {l'esprit voie ce qui n'est point, ni que la volonté désire contrairement à sa nature. Mais elles font que, par une sorte d'attraction du semblable vers le semblable, notre faculté de connaître s'oriente vers ce qui, dans les choses, leur est en quelque manière sympathique. Ou plutôt, conformément à une finalité très aristotélicienne, une adaptation spontanée s'établit entre notre état affectif et notre attitude intellectuelle. Dans le langage de la psychologie contemporaine, nous dirons que l'habitude et la passion agissent sur la connaissance, et, par elle, sur le libre arbitre, parce qu'elles déterminent l'attention à titre de facteurs d'intérêt. S'il en est ainsi, l'analogie de l'habitude et de la passion ne se limite point à cet effet que nous avons à propos de la passion, nommé positi f, « ex parte objecti ». Elle s'étend aussi à l'effet négatif, « ex intentionis distractione », par la raison, manifeste maintenant, que ces deux effets sont connexes, et, à proprement parler, complémentaires. Ne venons-nous pas de voir que l'effet positif de la passion 'comme de l'habitude se réduit à porter notre attention d'un certain côté? Et n'avions-nous pas vu précédemment que l'attention ne saurait se tourner vers une direction sans se détourner des autres? Observons, par exemple, cet homme que l'habitude ou la passion engagent à commettre un acte mauvais, fornication ou quoi que ce soit de semblable. Il sait bien la raison le lui dit que la fornication est un mal à éviter; s'il commet ce mal, néanmoins, c'est que la maxime ici dictée par la raison est une maxime générale elle ne pèsera sur la décision concrète de l'agent qu'autant qu'elle aura été appliquée au cas particulier qui est en cause; et cela suppose qu'elle aura été «considérée actuellement ». Or le fornicateur ne la considère pas actuellement, « in actu non considerat », parce qu'en ce moment il est tout au plaisir que le sens lui fait apercevoir hie et nunc dans la fornication 2, et que la passion déchaînée en lui, ou bien l'habitude qu'il a de s'adonner à la volupté, le tiennent fortement appliqué à cette repré1. De Malo, qu. 6, art. un. in corp.

2. la II»e qu. 77, art. II in corp. et ad 4; De Veritate,qu. 24, art. X in corp. qu. 22, art. IX ad 6 cf. la qu. 6, art. VII ad 3 ce qui est ôté par la concupiscence, c'est « consideratio actualis in particulari agibili ».


sentation d'un bien sensible « Intentio animae applicaturvehementer ad actum appetitus sensitivi; unde avertitur a considerando id quod in universali cognoscit' ». Et alors il se décide parce que celui même qui désobéit à la raison ne cesse pas d'être un être raisonnable, et que, chez lui aussi, par conséquent, le jugement d'élection doit être comme la conclusion d'un syllogisme d'après une maxime universelle encore, mais une maxime que lui « suggère o la passion ou l'habitude, et qui est que la fornication est un bien à rechercher2. D'où il appert d'une part, que l'habitude n'est pas moins apte que la passion à « lier ou « réprimer a la raison 3; d'autre part, que c'est pour la passion ou pour l'habitude une seule opération de nous «.distraire » du bien et de nous « incliner a au mal, et que cette opération revient toujours au même point diriger l'attention.

C. Aussi est-ce sur l'attention qu'il faut agir, si l'on veut s'affranchir de la tyrannie qu'imposent à notre volonté passions et habitudes.

Cette tyrannie, en effet, n'est jamais invincible.

Il y a bien, certes, une disposition qui est en nous tous dès la naissance, non de par notre chair, mais de par la chair d'Adam, –jusqu'à ce qu'elle soit corrigée par la grâce de Dieu, un habitus corruptus qui est la source de toutes les concupiscences et l'essence du péché originel notre volonté est Aa&!<Mc~e?Ke/ï~ détournée de Dieu, son vrai et unique Bien « in peccato originali est habitualis aversio a bono incommutabili~ », et ne peut, dans tout ce qu'elle fait, poursuivre d'autre fin dernière que la créature, c'est-à-dire, par définition, son bien propre « voluntas rationalis, propter corruptionem naturae, sequitur bonum privatum, nisi sanetur per gratiam Dei ». Mais cette sorte d'habitude générale, si elle impose à toutes nos actions, quelles qu'elles soient, ce désordre uniforme d'être rap1..Ce Malo, qu. 3, art. X in corp., et qu. 3, art. IX in corp. cf. la H" qu. 77, art. 1 in corp., et la U" qu. 37, art. 1 ad 2.

S. la U" qu. 77, art. i ad 4 cf. De Veritate, qu. 24, art. II in corp., et De Malo, qu. 3, art. IX ad 7. V. aussi t!" qu. 47, art. IM et VI, et 11~ qu. 76, art. I.

3. Comment. in Sentent., Dist. XXV, art. IV ad 5; id., De Malo, qu. 3, art. XII add2.

4. De Veritate, qu. 24, art. XII ad 2.

5. la !qu. 104, art. III in corp., et art. VI; cf. la Ilae qu. 77, art. IV in co~'p., et De Malo, qu. 8, art. 1 ad 19 et art. II.


portées ad indebitum finem, et, en cela, d'être mauvaises, n'implique aucune inclination à commettre telle action plutôt que telle autre. Et n'implique même aucune inclination positive à l'acte'. En nous assujettissant au mal, et en nous privant, comme l'a dit saint Augustin, de ce qu'on peut appeler la libertas a CM~<! mMer:'a, elle laisse intacte la libertas a coactione et, par suite (ainsi qu'il a été expliqué), le pouvoir d'agir ou de ne pas agir

Quant aux habitudes spéciales, acquises au cours de cette vie, qui nous inclinent bien, elles, à des actes particuliers, toujours les mêmes, elles sont, certes, difficiles à vaincre, à cause de leur enracinement dans l'esprit~. Et saint Augustin a raison de remarquer qu'à la longue elles engendrent en nous une manière de nécessitée Mais la nécessité n'est absolue que dans le cas des actions accomplies comme machinalement et par méprise, en dehors deIaréSexion; pour peu qu'on réfléchisse, on parvient à agir contre l'habitude, même la plus invétérée– «exdeliberationequantumcumque consuetus potest contrà consuetudinem agere~ ». Et, en effet, c'est le propre des dispositions habituelles comme le déclarent d'une voix Aristote et saint Augustin d'être au service de la volonté, qui les met ou ne les met pas en oeuvre, à son gré « habitus estquo quis agit cùm voluerit6 ». L'homme, donc, qui a contracté, par exemple, une habitude vicieuse, ne peut sans doute s'en défaire sur-le-champ; mais il peut du moins l'empêcher de se traduire en acte « non est in potestate ejus ut statim habitum deponat; sed tamen est in ejus potestate ut statim non secundùm illum habitum operetur quia habitus voluntarii non inclinant necessariô ad actus ').

De même pour les passions. Quelquefois, à vrai dire, il arrive comme chez ceux qui sont fous de colère ou d'amour, qu'elles atteignent un degré d'intensité irrésistible. Mais c'est qu'alors elles ont comme nous l'avons vu, entièrement « absorbé » et anni1. la H" qu. 82, art. 1 in corp. et ad S.cf.qu. 50, art. 1; De t~eri'h~e, qu. 24, art. XII ad li.

2. De ~a~o. qu. 6, art. un. ad 23.

3. la U"" qu. 78, art. VI in corp.; cf. De .Va/o, qu. 6, art. un. in corp. 4. De ~a~o, qu. 6, art. un. ad 24.

5. De Malo, qu. 6, art. un. ad 24.

6. II* 11~ qu. 49, art. III, sed co?t<ra la Ilae qu. 50, art. V in corp.; De ~'er!tate, qu. 24, art. IX ad 2, etc.

7. Comment. in Il Sentent., Dist. XLI, qu. 2,art.I 1 ad 2; cf. De Veritate. qu. 24, art. XII ad 13 et ad 19.


"VI ['.

hilé la raison; et, dans ce cas, il n'y a plus de volonté. Dès qu'il subsiste quelque parcelle de raison, cette raison est capable de vaincre les passions, ou du moins de les empêcher d'obtenir leur effet attendu que nos membres ne se meuvent que moyennant le consentement de la raison'. Ou bien donc la passion occupe seule notre âme; ou bien, s'il y a en dehors d'elle une volonté, cette volonté ne lui obéit pas nécessairement « et sic aut motus voluntatis non est in homine, sed sola passio dominatur; aut si motus voluntatis sit, non ex necessitate sequitur passionem a. La passion, conformément à la parole de l'Écriture « Sub te erit appetitus illius (Genèse, IV, 7), est subordonnée à l'assentiment de la volonté~.

On est donc en droit de dire que l'influence de la passion, non plus que celle de l'habitude « acquise )) ou « infuse, » n'asservit jamais absolument notre libre arbitre, et que le libre arbitre est toujours à même de s'en affranchir*.

Mais par quelle voie s'en affranchit-il?

Nous savons qu'à supposer en l'âme quelque disposition, habituelle ou passionnelle, déterminant pour la volonté une fin, si une occasion d'agir se présente, et si l'on se décide sans délai, la décision ne manquera pas d'être celle qui convient à ladite fin « in repentinis, homo operatur secundùm finem praeconceptum, aut secundùm habitum praeexistentem, ut Philosophus dicit (Éth., 111, 8)' ». Pour qu'il en soit autrement, la première condition est donc qu'on se retienne d'agir, et qu'on se donne le temps de la délibération « Quandocumque aliquid occurrit ut conveniens illi fini, statim eligitur, nisi ex aliquâ, attentiori et majori deliberatione impediatur' ».

Cette délibération, cependant, ne sera pas toujours et forcément efficace du seul fait de nous rappeler que l'objet poursuivi est mauvais en tant que contraire à Dieu et à sa loi. A la vérité, dans le cas 1. la H" qu._77, art. t in corp. I* Ilde qu. 17, art. XI in corp. et la II" qu. 10, art. III ad 2.

2. II" qu. 10, art. Ht in corp. cf. I* U~qu. 150, art. 1 in corp.; la M" qu. 77, art. VU in corp.; art. VIII ad 3.

3. la U" qu. X,art. III in corp. et ad 2; t* Ilae qu. 77. art. III ad 3; De Veritate, qu. 22, art. IX ad 6.

4. De Veritate, qu. 24, art. 1 ad 19, et art. XI in corp. De Malo, qu. 6, art. t in eofp. qu. 83, art. ad 5.

5. la qu. 109, art. VIII in corp.

6. De Veritate, qu. 24, art. XII in corp.


de la passion, son impulsion étant pour ainsi dire en marge de la tendance qui règle généralement notre conduite, il se peut bien, si la fin à laquelle nous adhérons d'ordinaire est, comme il se doit, la volonté de Dieu, que le simple rappel de cette fin habituelle suffise à refréner l'élan transitoire qui nous en écartait' l'expérience prouve qu'on peut ainsi, à l'aide de certaines considérations universelles, apaiser des mouvements de colère ou de crainte, de même qu'on peut, au contraire, les exciter à l'aide des considérations opposées « applicando enim aliquas universales considerationes, mitigatur ira, aut timor, autaliquid hujusmodi, veletiam instigatur ». Mais, dans le cas de l'habitude, qui modifie l'orientation permanente de l'être, les choses sont plus compliquées. Voici un homme dont, après un, et, à plus forte raison, après plusieurs péchés, la volonté est habituellement adonnée à la luxure. Que servirait-il de remontrer à cet homme que la luxure est défendue par Dieu, puisque l'essence de son péché est justement de s'être détourné de Dieu et de mettre en un objet indigne son souverain Bien? Il s'agit de le faire changer de souverain Bien. Rien ne sera gagné tant que le pécheur ne se sera pas avisé que le faux bien qu'il aime est lié à un mal qu'en fait il déteste et ne peut pas ne point détester, par exemple, à la souffrance. C'est donc, pour se débarrasser de son habitude vicieuse, cette pensée-là qu'il doit « considérer ') « oportet ulterius in considerando procedere quousque perveniatur ad aliquid quod non possit non existimare malum, sicut est miseria ». Qu'arrive-t-il alors? Non seulement, pendant que dure cette considération, l'habitude vicieuse est neutralisée; mais on se trouve induit à agir en sens contraire* et l'habitude, qui s'engendre et s'augmente par une répétition d'actes semblables, se détruit par la répétition des actes opposés. A tout le moins, le champ est laissé ouvert aux autres dispositions et inclinations de l'âme, dont l'effet est souvent de nature à « corrompre a et à « diminuer » l'habitude en question ainsi, lorsqu'au lieu de s'abandonner à sa luxure, le débauché donne carrière à son goût pour quelque exercice violent, par où sera secouée la mollesse inhérente à la luxure 1. De Veritate, qu. 84, art. X t'H corp.

2. I*qu. 81, art. III in corp.

3. De Veritate, qu. 24, art. XII in corp.

4. Id., qu. 24, art. XII in eo?'p. et X in co?'p.

5. Id., qu. 24, art. X in corp. cf. la It" qu. M, art. II et III.


De la sorte, et petit à petit, l'habitude vicieuse finira par être entièrement éteinte'. Dans tous les cas, et qu'il s'agisse d'habitude ou de passion, on voit que le procédé pour y échapper est toujours de penser à autre chose « divertendo ad alias cogitationes 1 ». Ce qui nous libère les mots dont use saint Thomas, applicando, considerando, divertendo, sont assez significatifs; c'est un effort d'attention, dirigé du côté qu'il faut « liberum arbitrium possit hoc facere vel vitare, si ad hoc suam attentionem vel conatum dirigeret M.

Ainsi donc, qui veut secouer le joug de l'habitude et de la passion, est doublement obligé à la vigilance d'abord pour leur résister et pour suspendre son consentement alors qu'elles se font pressantes ensuite, pour guetter et utiliser tout ce qui, dans le cours de ses sensations et de ses idées, est propre à contrebattre passion ou habitude. Pareille vigilance est impossible à soutenir longtemps, par la raison que les pensées qui occupent tour à tour l'âme humaine sont excessivement nombreuses et diverses, et que l'énergie de l'âme, qui est limitée, requiert des moments de repos « propter varias humanae mentis occupationes et quietem necessariam' ». C'est pourquoi le pécheur invétéré ou persécuté par les élans de sa concupiscence, quoiqu'il soit capable de surmonter en particulier chacune des tentations qui s'offrent à lui, ne pourra éviter, à moins du secours surnaturel de la grâce, de succomber à la longue à la « convenance qui sollicite sa volonté « quia homo non potest semper esse in tali praemeditatione, non potest contingere ut diù permaneat quin operetur secundùm convenientiam voluntatis Si bien que, pour notre volonté, le mal et le remède procèdent de la même cause l'instabilité d'une attention qui, au rebours de ce qui a lieu pour les pures intelligences, est sans cesse ballottée entre des représentations, impulsions et habitudes opposées. Si notre âme, comme celle de l'Ange, était « simple », si notre faculté de désirer était « indivisible », si notre connaissance était tout « intellectuelle », c'est-à-dire « immuable », rien ne nous 1. Comment. in II Sentent., Dist. XLI, qu. 2, art. 1 ad 2.

2. la II" qu. 77, art. VII in corp.

3. De Veritate, qu. 24, art. XII in corp.

4. Id., qu. 24, art. XII in corp., et qu. 22, art. V ad 7; la H~qu. 109, art. VIII in corp. Cf. Malebranche, Méditat. cAt'< XIII, 14, etc.

5. la Ilae qu. 109, art. IX in corp. cf. De Veritate, qu. 24, art. XII in corp. et art. IX in co?'p.


empêcherait de demeurer ferme dans le choix une fois fait mais rien ne nous permettrait non plus de nous soustraire à l'entraînement une fois subi'. Prenez, par exemple, que nous soyons un jour en proie à quelque accès de passion. Il faut, avons-nous vu, l'apaiser, en y appliquant telles et telles considérations générales. A la bonne heure 1 Seulement, nous l'avons vu aussi, le propre de la passion est d'exclure, à l'instant où elle règne, les considérations de ce genre 2 Nous serions donc désarmés, n'était la « mutabilité » incessante de nos pensées, en vertu de quoi nous sont d'instant en instant amenées ou ramenées dans l'esprit des images ou idées très différentes des précédentes, voire tout à fait contraires images ou idées fugitives, auxquelles la volonté, cependant, peut s'accrocher de manière à les maintenir, du moins pour un moment, au premier plan de la conscience, et à empêcher le retour de celles que suscite la passion. Le tout est de savoir attendre. C'est dire que, pour saint Thomas, comme pour Descartes et Malebranche, le temps, en matière de liberté, fait à la fois notre faiblesse et notre force. Non pas le temps au sens général du mot, car même les plus hautes d'entre les intelligences créées sont soumises à un temps un temps, à la vérité, irréductible à notre temps ordinaire, un temps qui n'est pas la mesure des mouvements corporels, et qui n'est qu'une « succession de conceptions et d'affections intelligibles' ». Mais cette sorte de multiplicité hétérogène et perpétuellement mouvante qui fait la vie même de notre âme, et qu'on serait enclin à appeler, par opposition au temps super-astronomique des purs esprits, la durée concrète. En résumé, l'examen des influences qui limitent la liberté de l'homme, rapproché de ce que la révélation et le raisonnement nous apprennent touchant la perfection ou l'imperfection de la liberté hors de l'homme, confirment ce qu'avait établi une analyse directe de l'acte volontaire le rôle prépondérant de l'attention dans la décision libre.

Mais, pour saint Thomas, de même que pour les philosophes V. De F<a<e, qu. 24, art. IX, X et XI De Malo, qu. 16, art. V in cot-p. f)U. 64 art. U, etc.

2. Cf. la H-" qu. 77, art. VU in corp. et ad 2, et la qu. 81, art. HI in corp. 3. V. De .Ma/o, qu. 16, art. IV in corp. art. VU ad 3: cf. la qu. 67, art. III ad 2; et la qu. 10, art. V in corp. et ad 1, et art. Vt in co'p.


modernes, en dépit de la différence des vocabulaires, il y a deux formes d'attention l'attention spontanée et l'attention réfléchie. C'est l'attention spontanée qui est sous la dépendance immédiate des facteurs affectifs et des inclinations indélibérées tenant à la coutume, à la nature ou à la grâce car notre attention se porte automatiquement à ce qui nous est présenté à la fois comme bon et comme « intéressant)), dirait-on aujourd'hui avec Malebranche ou dit saint Thomas comme « convenable a et la « convenance », chez l'homme à la différence des purs esprits, est définie, non pas toujours, puisque nous pouvons agir par pure raison et régler notre « considération » sur la valeur objective des choses', mais très souvent, par des dispositions subjectives dont les principales sont la passion et l'habitude. Ces dispositions, donc, dans le moment qu'elles se font sentir, déterminent l'attention spontanée. Quant à l'attention re/?ecA!e, elle suppose la première. Elle n'est que l'acceptation de la première. Elle ne peut donc se produire que là où la première existe déjà et dans le sens que la première lui marque. S'ensuit-il qu'elle devra être, elle aussi, entièrement déterminée? Non parce que nous pouvons toujours surseoir à cette acceptation, jusqu'à ce que, par le flux changeant des événements et des pensées humaines, un autre objet nous soit apporté, vers lequel l'habitude, ou la passion, ou la raison, provoqueront un déplacement de l'attention initiale. L'absolu du libre arbitre, son essence indivisible, est donc bien dans l'attention réfléchie, ou, suivant l'expression ordinaire de saint Thomas, dans la « réflexion », conçue comme un repliement de l'esprit sur ses propres démarches, pour en arrêter ou, au contraire, pour en suivre le déroulement naturel. « Considerare vel non considerare », entendez consentir ou ne consentir pas à la « considération » qui s'est établie d'elle-même. C'est en ce sens précis que se justifie la maxime familière à nombre d'anciens commentateurs la liberté est, avant tout, !n<ence d'exercice ou de contradiction.

CONCLUSION.

Telle est, si je ne me trompe, la réponse de saint Thomas au problème psychologique du libre arbitre. On ne contestera pas 1. De Malo, qu. 6, art. ua. in corp.; la qu. 111, art. II ad 3.


qu'en dépit de tout l'a priori qui lui sert de base, et qui tient à l'ensemble de la métaphysique thomiste, elle ne soit tirée principalement de l'expérience. On ne contestera pas davantage que l'usage, parfois excessif, qu'elle fait de la notion de faculté ou de puissance n'aille beaucoup moins à forger des entités qu'a distinguer des fonctions, et que cette terminologie « scolastique » ne doive, équitablement, recevoir en l'espèce une signification positive. On avouera enfin qu'à la prendre de la sorte, elle offre un contenu des plus variés et des plus riches, qu'elle témoigne d'une finesse d'observation et d'une subtilité d'analyse qu'on chercherait en vain dans nombre de discussions modernes sur la liberté, et qu'elle n'en est pas moins remarquablement une et cohérente, étant tout entière centrée sur une seule et même notion.

Le fil conducteur nous a été fourni par Malebranche. A telles enseignes que l'exposé qui précède a pu sembler par instants un simple résumé des Méditations chrétiennes ou du Traité de la Nature et de la C~cc. Mais les textes cités sont bien de saint Thomas! La vérité est que si, dans la doctrine un peu touffue de l'Ange de l'École, Malebranche a introduit à la fois les simplifications qu'y devait souhaiter un disciple de Descartes, et les précisions qu'en plus d'un article, par exemple sur la nature de l'énergie spirituelle et la « capacité que nous avons de penser comme aussi sur l'efficace de l'attention et la manière dont elle éclaircit nos idées, cette doctrine laissait à désirer tout de même à s'en tenir, bien entendu, à la question envisagée, et réserve faite des divergences radicales qui séparent en d'autres questions les deux philosophies, la solution de Malebranche et celle de saint Thomas se correspondent trait pour trait. Aussi est-il permis d'ajouter que, comme les formules de Malebranche nous ont aervi à expliciter et à mettre en ordre les vues de saint Thomas, en retour, la systématisation ici proposée doit nous aider à mieux comprendre, au sein du malebranchisme, ce chapitre de la liberté si généralement négligé ou inconnu par les historiens modernes. Mais ce n'est pas seulement le nom de Malebranche qu'évoque la doctrine thomiste de la liberté. Point n'est besoin de répéter que le thème préliminaire, opposant la limitation de notre connaissance et de notre action effective à l'immensité de notre désir, s'en retrouve dans toute la littérature chrétienne, de saint Augustin à Descartes, de Bossuet à Lamartine, de Pascal à


MM. Maurice Blondel, Laberthonnière et Le Roy. Quant au thème central, ramenant toute la. puissance humaine au fait d'appliquer ou de n'appliquer point l'attention à la représentation qui se trouve présente à la conscience, peut-être y a-t-il lieu de rappeler que c'est celui même qu'expose saint Augustin en plusieurs textes capitaux la volonté ne se meut jamais que d'après des visa, qui ne dépendent pas de nous personne n'a en son pouvoir ce qui lui vient à l'esprit; mais consentir ou ne pas consentir, voilà ce qui appartient en propre à la volonté'. Assez voisine était déjà la pensée des Grecs, non seulement d'Epictète et des autres théoriciens de la ~p-f~n ~TM~, mais aussi d'Aristote, et de Platon, et de Socrate, qui ont légué à saint Thomas leur maxime « nullus intendens malum operatur », et qui la justifiaient en montrant dans l' « empire sur soi-même » (EyxpofTetCt) la condition de cette science d'où découle immanquablement la vertu. Plus voisine encore la pensée de Descartes et de Leibniz, qui, le premier dans les Lettres au P. Mesland, le second dans plusieurs chapitres des Nouveaux Essais et surtout dans un très remarquable Opuscules, identifient formellement arrêt de l'attention et décision volontaire. Et que trouve-t-on d'autre, enfin, chez un Renouvier ou chez un William James, dont toute la psychologie contemporaine de la volonté pour autant, du moins, qu'elle est une psychologie, a suivi les voies?

La conception thomiste tient donc, dans l'histoire des théories de la liberté, une place considérable. Peut-être même, en dernière analyse, ne serait-il pas exagéré d'avancer qu'elle s'apparente, plus ou moins étroitement, à toutes les théories qui ont soutenu la liberté autrement qu'en paroles. On le montrerait sans trop de peine de celles mêmes qui prennent leur point de départ aux antipodes de saint Thomas. Pour M. Bergson, par exemple, la liberté n'a, semblerait-il, rien à voir avec la « puissance des contraires » elle consiste en un certain rapport de l'acte à la personnalité qui le produit l'acte est libre quand il est le terme d'un progrès organique imprévisible et créateur, où la personnalité s'exprime tout 1. De spiritu et littera, cap. 34; cf. De lib. arb., liv. III, cap. 25, et De yettM: ad lit., liv. IX, cap. i4.

2. NouveauxEssais, tiv. ch. XXI, n* 47, et liv. IV, ch. XX, n° 16; cf. V' à Clarbre, etc.

3. Opuscules et fragments inédits (Couturat), p. 20-21.


entière, indivisiblement. Mais ce rapport, ce progrès ne concernent que le « moi profond » et il y a aussi un « moi superficiel », qui recouvre le premier comme d'une écorce, et qui est, lui, le domaine, beaucoup plus étendu qu'on ne croit, de l'automatisme. Pour agir librement, la première condition sera donc de « reprendre possession de soi », c'est-à-dire de « ressaisir », sous le « moi superficiel H façonné et solidifié par les habitudes de la pratique, le « moi profond » qui s'écoule dans la « durée pure ». Cela ne suppose-t-il pas qu'il nous est loisible de passer d'un « plan de conscience » à l'autre? Et cet effort par lequel nous arrivons à nous situer de la sorte en nous-mêmes, cet effort que M. Bergson appelle « une réflexion approfondie », diffère-t-il essentiellement de la réflexion applicare tM~n~'OMëMt telle que l'envisage saint Thomas? Pareil effort préliminaire d'orientation et, pour ainsi parler, d'aiguillage est impliqué d'ailleurs en mainte philosophie moderne, à première vue aussi éloignée de saint Thomas que de Bergson, notammenten certain idéalisme inspiré de Fichte. Par un chemin ou par un autre, il en faut toujours revenir là. C'est, en effet, une mauvaise plaisanterie que de nous donner pour liberté la simple conscience d'une nécessité interne. Mais, d'autre part, la liberté, étant par hypothèse un attribut de l'homme, ne peut pas ne point entrer en composition avec ce qui en l'homme est nécessité, ou, si l'on préfère, déterminisme naturel. La liberté doit à la fois tenir à la nature et la dépasser. Ce qui toute fantasmagorie transcendantale mise à part, ne peut guère signifier autre chose, sinon que la liberté utilise la nature. La question est seulement de savoir si cette utilisation est imposée par la nature même. Répond-on oui? Croit-on, avec Leibniz et Spinoza, que l'acte réflexif qui vient, à un moment donné, changer le tour de nos pensées, a sa raison déterminante dans la série des pensées antérieures, qu'il s'insère dans le même engrenage de causes et d'efforts, qu'il rentre dans la même formule? Alors on avoue que l'homme n'est qu'un « automate spirituel », et que sa prétendue liberté est justement, selon la remarque de Kant, celle d'un tournebroche. Estime-t-on, au contraire, que l'ordre où apparaît la réflexion est supérieur et irréductible à celui de la nature? Alors on avoue que cette apparition laquelle, c'est un fait, a lieu dans le temps est indépendante; qu'elle est donc, quant à son commencement, indétermination, contingence pure, indiffé-


rence, en somme, le clinamen épicurien. Identifier le libre arbitre à la réflexion, c'est sans doute ce que l'intellectualisme pouvait faire de mieux pour le « rationaliser »; mais c'est en même temps ce qui met le mieux en lumière, au cœur de l'activité libre comme de l'intelligence, l'existence de l' « irrationnel ». Voilà la leçon que saint Thomas nous donne. Elle ne manque pas d'opportunité par le temps qui court. Au rebours de tant d'autres parties de l'œuvre thomiste, qu'il est difficile de ne pas juger périmées ou d'une signification toute verbale, elle semble bien avoir une valeur, je ne dis pas d'éternité, car je ne sais ce que c'est, mais de vérité.

JEAN LAPORTE.



LA DETERMINATION DU FAIT PRIMITIF' 1

III

La considération des qualités, pas plus que celle des images, ne saurait donc nous détourner du fait primitif biranien enrichi de cette notion d'élan que la pyschologie bergsonienne a remise en honneur et qui restitue à l'effort son efficacité. Toutefois, s'il nous semble incontestable qu'à s'enfermer dans l'antithèse effortrésistance Biran s'est écarté du point de départ qu'il avait luimême choisi, on ne saurait faire table rase d'une expérience que le philosophe a renouvelée sa vie durant. Dans les mouvements que nous accomplissons, avons-nous conscience d'un élan pur, c'està-dirp d'un effort qui se caractériserait uniquement par une résistance vaincue? Ne faut-il pas faire à côté de lui une place à la simple résistance même au sein du mouvement? On entend bien, en effet, qu'il ne s'agit pas des bornes auxquelles l'élan se heurtera tôt ou tard; nous prenons l'élan en sa pleine vigueur et nous nous demandons s'il se suffit à lui-même.

Examinons un cas très simple celui de la marche. Pour progresser, nous allons soulever une de nos jambes et nous allons la lancer en avant avec M. Bergson et le sens le plus commun nous dirons que nous lui imprimons un certain élan. Dans cette jambe, en effet, nous éprouvons, commel'avait observé Biran, une sensation particulière qui ne serait pas la même si le mouvement avait été produit par une cause étrangère, nous avons conscience que c'est nous qui agissons et que cette action a triomphé de l'inertie musculaire. Mais supposons que là conscience, par une hypothèse absurde, mais nécessaire, soit rigoureusement limitée <. Voir Revue de Métaphysique et de ~o?'<:<e, octobre-décembre 1933, pp. 43S-i55.


à ce membre mobile, nous nous trouverions alors dans la situation de ces observateurs avec lesquels la physique moderne nous a familiarisés et qui, par des expériences faites à l'intérieur d'un corps, ne peuvent mettre en évidence le mouvement de ce corps. Si donc nous en étions réduits à l'élan, on peut dire que par là même serait détruite la conscience de notre mobilité, c'est-à-dire le fait dont ni M. Bergson ni Maine de Biran ne mettent en doute la réalité. Revenons donc aux conditions habituelles de la locomotion nous constatons aisément que, pendant la progression, l'autre jambe n'est pas restée inactive, mais l'effort se traduit en elle par une sensation bien diEférente de celle que nous éprouvions tout à l'heure il vise à accroître et, pour ainsi dire, à porter à l'absolu la résistance du membre en le rendant solidaire d'une masse indéplaçable. A proprement parler, il ne lutte pas contre la résistance, mais, au contraire, il cherche à l'utiliser et, pour employer l'expression la plus courante, à prendre appui sur elle. II s'agit, cependant, d'un appui remarquable; par l'effort qui l'accompagne, il se distingue des simples affections que peut nous procurer le contact d'un sol dur sur lequel nous nous affaisserions; il correspond à un véritable acte d'immobilisation qui est lié à la même conscience du moi que l'acte contraire de la mobilisation ou élan. Ces deux actes sont corrélatifs l'un de l'autre ou, plus exactement, ils ne sont que les deux faces d'un même acte indivisible qui est le mouvement de notre corps. Nous retrouvons ainsi au sein de l'expérience interne les conditions essentielles de toute perception du mouvement la distinction d'un repère et d'un mobile; mais, au lieu d'être chacun circonscrit en un objet particulier, ils sont tous deux compris dans l'effort d'extension où ils se distinguent par des caractères intrinsèques et non en vertu d'un décret plus ou moins arbitraire, comme il arrive souvent dans l'expérience externe. D'où la signification absolue de ce mouvement accompli par nous et la certitude propre à son intuition.

Or, ce que l'exemple de la marche nous a permis de saisir d'une prise presque grossière, on le retrouverait sous des formes plus ou moins confuses dans tous les mouvements que nous produisons: la résistance que Maine de Biran opposait à l'effort doit toujours être vaincue par l'élan pour que le mouvement s'accomplisse; mais, inversement, l'élan ne se suffit pas à lui-


même, comme semblait le supposer M. Bergson; il procède d'un appui qui le prépare et le rend possible. Appui et élan sont inséparables de tout mouvement volontaire et, avec toutes les réserves que comporte l'emploi du langage dans la traduction d'une appréhension aussi immédiate, nous croyons que l'on peut définir le fait primitif biranien comme la relation de l'appui à l'élan au sein de l'effort.

Cet acte du mouvement volontaire, comme l'a pensé Maine de Biran, constitue la première détermination concrète du moi. Les données qualitatives, en effet, comme celles de la vue, par exemple, n'apportent par elles-mêmes aucune détermination de ce genre; elles font connaître l'existence d'objets vus, mais c'est seulement par leur référence au mouvement que j'accomplis qu'elles se groupent en une vision que je dis mienne. Même le changement qui accompagne dans la totalité de l'univers visible le déplacement de l'image-corps ne saurait être interprété immédiatement comme relation à l'ego, puisque, du point de vue de la pure donnée, il pourrait tout aussi bien répondre à une transformation interne de cet univers. Il faut que le déplacement de l'image-corps ait été sous-tendu par;un mouvement interne irrécusable pour que la référence soit possible, et l'on sait, d'ailleurs, qu'elle reste toujours sujette à examen. La possession du visible ne s'exerce que par le mouvement ~'e vois parce que je suis capable d'agir sur ma vision'. Mais notre pensée, que la clarté du visible retient captive, se représente le moi comme une chose, c'est-à-dire sinon comme une donnée qualitative particulière, du moins comme un de ces centres de qualités que détermine l'incidence de notre action dans le sensible. Or, puisque le sensible est originairement privé de présence personnelle, c'est vers cette action qu'il faut se retourner pour saisir le moi en sa forme authentique. Le moi, qui existe en tant qu'il agit, ne peut être fixé comme chose ou comme substance, parce qu'il est mouvement. Comme tel, s'il a besoin de se définir et de se particulariser en une position initiale, il ne peut le faire qu'en un acte qui la dépasse. Et c'est parce que toute notre vie psychologique est intérieurement doublée par le mouvement que, d'une part, elle ne cesse de distinguer entre les réalités qui lui sont offertes et 4. Cf. « Ditsertation sur la relativité de la vision », in Revue Philosophique, nov.-d~c. 1928, p. 450.


que, d'autre part, elle ne peut jamais s'arrêter en une distinction opérée, le moi n'existant que par cet écart de soi à soi. Mais, on le voit par le développement même où nous sommes entraînés, la détermination du fait primitif, telle que nous venons de l'esquisser, ne sera justifiée que par les conséquences que l'on en tirera pour une explication de l'expérience humaine. De quelque évidence qu'il nous apparaisse personnellement, nous sommes tenus de retrouver le passage de ce fait à d'autres faits intérieurs où des pensées étrangères ont établi leur site intellectuel. Or, comme, dans la proposition cartésienne, l'ego n'est que le support du co~o, le problème le plus pressant pour nous doit être, à partir de ce mouvement où le moi se connaît par sentiment intérieur, de rejoindre la cogitatio et, plus précisément, ce qui la caractérise de la façon la plus manifeste, l'organisation spatio-temporelle dont elle enserre le monde. C'est à la lumière que son intuition projette sur ce double problème de l'espace et du temps qu'on doit juger d'abord la valeur du fait primitif.

La pensée pour Mus dépasse le sentiment intérieur au moment où, par la rencontre du sensible, elle inclut en elle, à côté de l'existence individuelle, l'existence impersonnelle liée à la nature des qualités. Que ce soit l'expérience à laquelle elle est toujours obligée de se référer ou les signes dont elle use pour s'exprimer, il n'y a pas de pensée sans intervention de quelque qualité sensible, et toute définition de la pensée qui ne voudra pas s'égarer hors de sa réalité concrète devra tenir compte d'un fait aussi patent la pensée est un jeu établi entre sensibles. Ce caractère apparaît frappant dans les œuvres de la pensée artistique qui reposent nécessairement sur une certaine matière visuelle ou sonore, mais il n'est pas moins évident dans les œuvres de la pensée scientifique qui sont inconcevables sans le secours d'un langage. La géométrie, pour ne prendre que cet exemple, est née le jour où, comme le dit M. Valéry, les Grecs « se sont fiés à la parole et à ses combinaisons pour les conduire sûrement dans l'espace ». Mais ce qui fait la pensée, ce n'est aucun de ces éléments sensibles pris en particulier; tel son, telle couleur pris en eux-mêmes ne sont pas encore pensée, pas plus d'ailleurs que le mouvement spontanément accompli par nous; pour qu'il y ait pensée effective, il faut qu'une correspondance réglée soit insti-


tuée entre ces éléments sensibles, ou, comme le suggère l'étymologie, qu'ils s'équilibrent l'un l'autre en une balance idéale. Or comment cette correspondance réglée serait-elle possible si l'un au moins de ces éléments n'était à notre disposition, si nous ne pouvions le reproduire à volonté? Le langage, par exemple, ne devient objet de pensée réelle qu'à partir du moment où, dépassant le stade de l'automatisme, nous devenons capables soit de désigner, soit de nommer les choses conformément aux conventions de la langue. Mais le langage n'est qu'une des formes de la pensée; il en est d'autres, d'apparence plus fortuite et pourtant au fond d'une rigueur aussi subtile, où l'on observe le même mécanisme de transposition d'un sensible à l'autre tout art, dès qu'il prend conscience de soi, se définit par une opération de ce genre. La pensée suppose donc une action du moi intercalée entre les sensibles qui révèlent son double objet; et, dès lors, si, comme le soutient Maine de Biran, l'action du moi s'identifie avec le mouvement volontaire, on doit dire que l'élément personnel de la pensée se ramène en dernière analyse au mouvement, plus ou moins obscur du reste, qui se place entre les sensibles, sur lesquels elle joue. Ce que l'on appelle le mouvement de la pensée est conditionné par un mouvement réel dont nous sommes avertis par le sentiment intime et qui donne à la pensée son caractère intérieur et secret, puisque, comme Maine de Biran l'a répété inlassablement, ce mouvement ne peut jamais être connu que du dedans et demeure soustrait à tout regard étranger.

S'il en est bien ainsi on devra retrouver sous-jacents à toute pensée les éléments caractéristiques du mouvement que nous accomplissons, c'est-à-dire la relation fondamentale de l'appui à l'élan. Cette relation constitue le schème de l'action que le moi exerce à l'intérieur de la pensée et qui en fait sa pensée. C'est ce que doit confirmer l'étude des deux problèmes de l'espace et du temps dont nous devons au moins indiquer les principes.

IV

Sous sa forme la plus achevée, la pensée du temps et de l'espace se présente comme une chronologie et comme une


topologie, c'est-à-dire comme un système de relations ternaires entre, d'une part, des objets qualifiés; d'autre part, des signes qualificatifs représentant ces objets; et, enfin, un ensemble de signes spatio-temporels. On peut faire abstraction provisoirement des relations qui intéressent les signes qualificatifs en supposant que la pensée s'exerce directement sur des objets accessibles à l'expérience. II nous faut montrer que l'usage des signes spatio-temporels requiert une référence à un mouvement que nous accomplissons.

Examinons d'abord ces signes en eux-mêmes. Ce sont, eux aussi, des objets sensibles; mais si, comme tels, ils sont nécessairement de nature qualitative, cette qualité peut être généralement quelconque il faut et il y suffit qu'elle permette de les reconnaître sans erreur. Cependant, outre cette qualité sensible, les signes spatio-temporels ont encore une propriété dès que nous voulons les employer, c'est-à-dire les faire entrer dans une pensée effective et personnelle, nous sommes obligés de les ranger et de les considérer les uns après les autres. D'où vient ce nouveau caractère l'un après l'autre? II faut observer en premier lieu que ce caractère est susceptible de se répéter indéfiniment, puisque chaque signe peut être dit tour à tour après un autre signe il n'appartient donc pas en propre au signe en tant qu'objet sensible, car nous avons noté qu'à cet égard les signes devaient être distincts les uns des autres. En deuxième lieu, le sens dans lequel nous parcourons les signes peut-être inversé, c'est-à-dire que celui qui était avant l'autre sera dit maintenant après cet autre nouvelle confirmation de ce fait que l'avant et l'après ne font pas partie de la nature intrinsèque des signes pris en particulier. Par conséquent, nous nous trouvons en présence d'une relation à deux termes qui peut être répétée indéfiniment, qui ne figure pas dans les signes en tant qu'objets qualitatifs et qui s'ajoute à eux lorsqu'ils sont engagés dans une pensée personnelle.

Cherchons donc dans notre expérience une relation de ce genre.

Si l'on est bergsonien, on pourra songer à la relation d'image à sensation, à supposer que l'image étant passée doive être avant la sensation. Nous avons déjà indiqué la difficulté d'une telle assimilation entre l'intuition de l'image et celle du passé;


mais, dans le cas qui nous occupe, une simple remarque suffira à écarter cette solution les signes peuvent être tous objet de sensation, si, par exemple, nous avons affaire à des signes écrits t, fj, t2, ~s". La relation d'avant et d'après que nous établissons entre eux ne peut donc pas être empruntée à la distinction de l'image et de la sensation. Mais nous avons souligné que l'ordination des signes requérait un exercice personnel de la pensée qui en fait usage; si l'on rapproche cette constatation du principe essentiel du biranisme, à savoir la liaison du moi au mouvement volontaire, on sera amené à chercher dans une intervention motrice du moi l'explication de ce caractère personnel. Seulement, il est bien difficile d'apercevoir une correspondance quelconque entre l'effort et la résistance, d'une part, et, d'autre part, une série de signes placés les uns après les autres. C'est qu'aussi bien cette relation d'effort à résistance est incapable d'engendrer par elle-même aucun mouvement, et c'est d'un mouvement que nous avons besoin ici. Mais nous avons essayé de montrer que le mouvement en son aspect intérieur était différent de la description qu'en avait donnée Maine de Biran, puisqu'il naissait au sein de l'effort de l'union entre un appui et un élan, distincts, mais inséparables. Cette conception n'ouvre-t-elle pas la voie à une interprétation plus satisfaisante? Le langage, ici encore, nous apporte un secours que nous ne pouvons négliger les signes spatiaux et temporels forment une progression, mot révélateur qu'il suffit de prendre en son sens plein. Il nous décèle, en effet, la présence obscure, mais réelle, dans la pensée qui pense effectivement les signes, d'un appui et d'un élan, indéfiniment renouvelés, qui accompagnent et scandent intérieurement les signes et qui permettent de les dire les uns après les autres. L'appui et l'élan constituent ce que nous avons appelé', d'un terme emprunté à M. Guillaume, les c/trono~ypM fondamentaux, les matrices du temps qui, s'imprimant sur les signes, leur confèrent leur caractère proprement temporel d'avant et d'après. Caractère nouveau qui n'appartenait ni au signe en tant qu'objet sensible, ni à l'appui et à l'élan considérés dans leur réalité intérieure. L'avant, en effet, peut exister sans l'après, i. Cf. « Ordre et Durée x in /!f))ue Philosophique, juillet-août 1932. Voir aussi dans le même numéro le compte-rendu de l'ouvrage de M. Guillaume « Temps et Verbe


sans du moins que celui-ci ait été déterminé, tandis qu'appui et élan sont inséparables l'un de l'autre, n'étant que les deux faces d'un seul et même mouvement. C'est pourquoi on ne peut dire que l'appui et l'élan soient à proprement parler l'un après l'autre; même ils paraitront étrangers au temps pour une pensée qui identifie le temps avec les sensibles distincts et séparables qui peuvent s'ajouter ou ne pas s'ajouter au mouvement intérieur. Mais la source du temps comme de l'espace est située en une région profonde, moins claire aussi, que celle des images; elle réside dans l'acte du moi, retenu à son site originaire, mais s'élançant de toute part hors de lui, c'est, en effet, cet acte seul qui répond aux conditions posées par l'analyse, parce qu'en sa fécondité inépuisable, il dépasse tout sensible donné et lui apporte cette présence personnelle qui fait la pensée.

Mais le mouvement intérieur à la pensée qui pense les signes du temps et de l'espace ne leur donne pas seulement le sens qui permet de les ranger en progression régulière, il leur apporte encore un autre élément sans lequel ils seraient de nul usage la durée et l'étendue. Dans une de ses remarques les plus pénétrantes, illustrée d'un exemple célèbre et familier, M. Bergson a mis en lumière la différence qui séparait de la réalité psychologique véritable les signes morts du temps ces signes ne comportent pas entre eux de durée or, dès que nous passons de la traduction symbolique qu'ils nous offrent à l'expérience concrète qu'ils sont censés représenter, nous nous heurtons à cette réalité absolue de la durée, rendue plus palpable encore, pourrait-on dire, par les divers sentiments de l'ennui et de l'impatience. Mais la remarque de M. Bergson ne vaut pas moins pour l'espace que pour le temps dès que nous voulons, en effet, prêter un contenu quelconque aux signes de l'espace, nous sommes obligés de disposer dans une étendue les objets qui leur correspondent, c'est-à-dire de créer entre ceux-ci des intervalles qui n'étaient pas donnés dans la nature sensible des signes. Déjà, du reste, dans le simple maniement des signes on peut retrouver la trace de cette nécessité. Ceux-ci, en effet, sont généralement ou sonores ou visuels or leur usage pratique demande presque toujours une transposition réciproque de l'écriture à l'énonciation et de l'énon-


ciation à l'écriture, ce qui suppose, dans le premier cas, une durée d'énonciation, dans le second, au contraire, un champ d'écriture. Ainsi, pour penser les signes et même pour les manier, il faut leur ajouter soit la durée soit l'étendue. On sait que chacune de ces deux opérations peut être diversifiée à l'infini puisqu'elle dépend en chaque cas de la grandeur absolue que l'on attribuera aux intervalles qui sépareront soit les signes euxmêmes, soit les objets auxquels ils se rapportent. A cet égard, nous semble-t-il, la science moderne, bien loin d'avoir rendu ce travail superflu, nous en a révélé la complexité, car à un même système de signes dont la valeur paraissait devoir être réglée par des expériences uniformes, elle admet la possibilité de faire correspondre des durées et des étendues variables suivant les différents observateurs'.

Mais d'où viennent cette étendue et cette durée? Elles n'appartiennent pas aux signes eux-mêmes, puisqu'il suffit de la transposition verbale ou scripturale pour éliminer l'une ou l'autre et, par conséquent, il faut bien admettre qu'elles sont d'un autre genre qu'eux. C'est cette différence de genre que Pascal avait déjà posée dans l'opuscule De l'Esprit géométrique entre l'étendue et les indivisibles qu'il considère comme des zéros d'étendue. Mais la définition qu'il donne de l'étendue comme ce qui a diverses parties séparées ne va pas sans difficultés en tant qu'actuellement indivisées entre deux limites données, l'étendue et la durée, en effet, n'ont pas de parties séparées, mais, au contraire, elles sont ce qui sépare ces limites. Il faut que la durée et l'étendue se soient répétées pour qu'apparaissent des parties, lesquelles sont alors séparées par les limites indivisibles. La relation est réciproque entre l'étendue et la durée qui séparent les signes temporels ou spatiaux et les étendues ou durées qui sont séparées par ces signes. Nous sommes donc conduits à rechercher dans notre expérience 1. Certains esprits, peut-être trop attachés à la matérialité des signes, ont cherché àL tourner ces notions de durée et d'étendue par une convention de langage par exemple, il ne faudrait pas dire que tel phénomène dure tant de secondes, mais se borner à rapprocher son signe des signes temporels correspondants un a pour tant de 1. L'ambiguïté de la formule apparait dès que l'on passe au concret dans une danse populaire, nous ne confondons nullement le battement de pied qui accentue le dernier temps d'une mesure et le pas qui couvre toute cette mesure. Or c'est cette différence qui n'est pas exprimée par la formule « un pour < précisément parce qu'elle ne tient pas compte de la durée propre au battement et au pas. La même remarque s'appliquerait à des objets situés en tel repère de l'étendue ou couvrant telle étendue.


une certaine réalité qui soit d'un autre genre que les signes de l'espace et du temps, une réalité qui puisse séparer les signes, et, en se répétant, être séparée par eux.

Or nos analyses précédentes nous ont montré que le mouvement volontaire, pris dans son intériorité, était vraiment d'un autre genre que les signes de l'espace et du temps, puisque ceuxci sont des objets qualitatifs donnés et que les déterminations du mouvement volontaire sont immédiatement créées par l'activité du moi. Dans l'hypothèse où la pensée requerrait le mouvement, la différence radicale qui existe entre les qualités et le mouvement intérieur expliquerait qu'à des signes sans étendue ni durée propres s'ajoutât cette réalité nouvelle dont la présence nous est attestée par la réflexion sur leur usage ou sur leur maniement effectifs.

Mais comment le mouvement volontaire, tout en restant indivis, peut-il séparer les signes? Comment son unité peut-elle rejoindre leur diversité?

Si le mouvement était pur élan, comme semble l'admettre M. Bergson, la question nous paraîtrait sans réponse; mais si, au contraire, ainsi que nous avons essayé de le faire voir, il possède par lui-même une diversité intérieure, on comprend qu'il puisse s'adapter au sensible et, en vertu de cet écart de soi à soi qu'il comporte originairement, introduire en lui une véritable séparation. Mais, tandis qu'au sein du mouvement appui et élan sont inséparables l'un de l'autre, les termes sensibles dont se double leur relation intérieure peuvent exister l'un sans l'autre; ils constituent donc, par rapport au mouvement interne, une réalité distincte qui peut fournir un objet à cet acte de séparation, et c'est pourquoi ils apparaîtront comme réellement séparés alors que le mouvement lui-même sera indivis. On aperçoit ici la possibilité de donner un contenu concret aux définitions abstraites par lesquelles Hamelin détermine la nature de l'espace et du temps. La relation de l'appui à l'élan nous paraît, en effet, constituer le modèle de la relation telle que l'entend l'auteur de l'Essai sur les Éléments principaux de la 7?ejD?'eseK~a<oM. Car l'appui et l'élan ne préexistent pas à la relation, comme des termes donnés auxquels elle s'ajouterait; ils sont engendrés par elle, étant l'aspect premier sous lequel le moi saisit son activité. Leur caractère d'inséparabilité répond à cette impossibilité d'être


l'un sans l'autre, en laquelle Hamelin fait résider la continuité de l'espace et du temps, puisqu'il n'y a pas de continuité plus parfaite que celle qui fait du corps propre un système dont les pièces se tiennent ensemble ou, pour parler plus exactement, que celle qui du dedans détermine ces pièces elles-mêmes. Inversement, la possibilité d'être l'un sans l'autre qui entre dans la synthèse constructive de l'espace et du temps doit être interprétée par rapport aux qualités externes qui s'ajoutent au mouvement, mais seulement du dehors et par rencontre, en sorte qu'elles n'apparaîtront plus inséparables, mais séparées. Et, sans doute, Hamelin, de peur de s'engager tout de suite dans la diversité du sensible, réservait-il la qualité pour un moment ultérieur de sa dialectique mais, en réalité, on peut dire que sa place était marquée dès le moment du nombre, tel qu'il l'entend, c'est-à-dire dès qu'apparaît une distinction qui n'est plus immédiatement engendrée par la relation elle-même, ou, en un autre langage, assurément peu hamelinien, qui est une donnée et non un acte. Or, c'est cette imbrication d'un acte et d'une donnée qui est caractéristique de la structure de l'espace et du temps dès que nous passons du sentiment intérieur au monde de la pensée.

Enfin, comme nous l'avons dit, la relation est réciproque entre l'étendue et la durée et les signes qui marquent leurs limites, puisque ceux-ci, à leur tour, servent à séparer leurs répétitions. Or, si nous reprenons notre exemple familier de la marche, on voit que la relation de l'appui à l'élan est susceptible de se répéter indéfiniment puisqu'elle ne dépend en son principe que de l'activité du moi mais, d'autre part, chacun des temps élémentaires de la marche est circonscrit par les sensations tactiles qui marquent la rupture de l'appui ou détachement et la fin de l'élan ou contact. Il apparait avec évidence que le rôle de la qualité est ici de souligner les articulations du mouvement et de déterminer en lui les coupures qui nous permettent de prendre conscience de notre déplacement. Or, en substituant à la sensation tactile un signe qualitatif quelconque, nous obtenons une de ces progressions de signes qui caractérisent la pensée de l'espace et du temps par une sorte de grossissement, le mécanisme de la marche nous permet de comprendre comment ces progressions se constituent en vertu de la répétition d'un acte


simple qui se diversifie indéfiniment grâce aux signes dont nous le notons à mesure. Ainsi s'expliquent les deux propriétés en apparence contraires de ces progressions: d'une part, leur homogénéité, qui tient à cette répétition même; d'autre part, leur aptitude à caractériser rigoureusement tous les objets auxquels elles s'appliquent, aptitude qui est due à la diversité calculée de leurs signes. On voit par là quel service Maine de Biran a rendu à la pensée philosophique en nous obligeant à saisir le fait primitif dans sa pureté et antérieurement aux images sensibles dont il se complique. Son admirable effort en vue de percer l'obscurité du sentiment intérieur était nécessaire pour permettre à la pensée de prendre conscience de son activité, et peutêtre quelques-unes des difficultés qui se mêlent aux intuitions géniales de M. Bergson dans sa théorie de l'espace tiennentelles à une distinction encore imparfaite entre le mouvement pris dans sa pauvreté intérieure et les vues extraordinairement riches que les qualités nous permettent de multiplier sur lui du dehors.

Jusqu'ici nous avons surtout considéré les signes eux-mêmes; mais ces signes ne prennent leur sens que par une référence à l'expérience. Or, dès qu'on se propose d'appliquer ces systèmes symboliques, un problème nouveau se présente il nous faut fixer notre position dans cet espace-temps de façon à pouvoir dire je suis en tel point et en tel temps. Faute de cette opération, nous serions dans la situation d'un touriste qui aurait cassé les aiguilles de sa montre et qui ne saurait pas repérer sur sa carte l'endroit où il se trouve. Si cette nécessité élémentaire de faire le point passe parfois inaperçue, c'est que, parvenue à un certain degréde développement, la pensée de l'espace et du temps devient, comme nous l'avons dit, une relation ternaire dans laquelle entre l'expérience et les signes spatio-temporels vient s'intercaler un ensemble de signes qualificatifs qui nous dispensent provisoirement de recourir à la première. Mais lorsqu'on veut quitter cette science nominale et atteindre une science réelle, force est bien, pour donner un contenu à la pensée, de fixer notre présence actuelle au milieu de ces signes de l'espace et du temps. En quoi consiste cette détermination de l'actualité ? Essentiellement, elle consiste à mettre en correspondance


l'appareil symbolique de la pensée avec des objets perçus; et, par conséquent, si on laisse de côté pour le moment les conventions qui ont présidé à la construction de cet appareil, le problème se ramène à distinguer dans notre expérience ce qui est effectivement perçu et ce qui est seulement représenté ou imaginé. Or, comme l'a justement montré M. Bergson, le caractère distinctif de la perception par rapport à l'image, c'est qu'elle est en corrélation constante avec le mouvement du corps propre; mais il importe de préciser le caractère de cette corrélation. Les images, en effet, semblent être liées beaucoup plus étroitement au corps que les sensations, puisqu'elles en épousent tous les déplacements et se retrouvent dans une disposition symétrique des organes de perception, quel que soit le mouvement que nous ayons imprimé à ceux-ci. La vraie différence réside en ce que nous pouvons nous orienter par rapport à nos perceptions, tandis qu'il ne nous est pas possible de le faire par rapport à de simples images. Or, s'orienter par rapport à la perception, c'est choisir, dans le champ sensible, un point de départ et un point de direction, et ces déterminations nouvelles ne peuvent être empruntées qu'au mouvement interne encore faut-il que celui-ci puisse s'adapter au sensible et que ses caractères propres permettent d'expliquer cet acte de l'orientation. Peut-on établir une correspondance quelconque entre l'effort tel que le conçoit Maine de Biran et cette notion pourtant si simple de point de départ, et dira-t-on que la résistance due à l'inertie musculaire détermine une direction dans le champ? La difficulté de répondre à ces questions est une nouvelle preuve de l'insuffisance d'une description qui élimine du mouvement volontaire ce qui fait justement sa mobilité. Mais, d'autre part, un élan pur, à la manière bergsonienne, sans une base subsistante, ne peut définir aucune orientation pour faire choix d'un repère extérieur, il faut que l'acte du mouvement ait déjà déterminé un repère intérieur qui puisse entrer en correspondance avec le sensible et qui nous permette ainsi de prendre conscience de notre déplacement par rapport au monde perçu.

En deuxième lieu, tandis que l'image n'est pas modifiée en sa contexture par le mouvement que nous accomplissons, l'objet perçu réagit à notre action par une dissociation de ses variables son intensité et, éventuellement, sa grandeur augmentent ou


diminuent suivant le sens du mouvement, tandis que d'autres éléments, tels que la qualité et la figure, restent constants entre des limites données, et c'est précisément cette constance qui nous permet de nous rendre compte du changement survenu et de le rapporter à notre action. M. Bergson, qui conteste la plus générale au moins de ces oppositions, celle de la qualité et de l'intensité, nie cette nécessité d'un support au changement pour ne retenir que la fluidité globale de l'univers. Mais il a contre lui les expériences précises qui ont établi l'originalité d'un phénomène comme la constance des couleurs à travers la diversité de leurs variations intensives; et, d'autre part, si la perception doit être distinguée de l'image, il faut que, dans le présent même, elle possède un noyau subsistant qui ne soit pas touché par l'action du corps et qui nous donne la possibilité d'en apercevoir les effets. La perception du changement n'est pas une comparaison entre deux images du monde, elle se concentre autour d'un objet changeant et, en celui-ci, elle est symétrique du changement que nous sommes capables de produire nous-mêmes. La théorie de la perception ne sera pas complète tant que l'on n'aura pas montré le rapport exact des variables qu'elle met en jeu avec les déterminations de notre acte lui-même. La détermination de l'actualité ne peut s'expliquer que par les caractères mêmes du fait primitif.

Ainsi donc, pour résumer cette longue analyse, toute pensée effective des signes de l'espace et du temps nous paraît requérir trois conditions

1° L'ordonnance de ces signes en progression régulière selon l'avant et l'après;

2° L'addition d'une durée ou d'une étendue pour les séparer les uns des autres;

3° La détermination d'une actualité.

Or nous croyons avoir démontré que chacune de ces opérations impliquait un mouvement intérieur plus ou moins obscurément connu par le sentiment intime, mais réel cependant, et sans lequel leurs divers caractères demeureraient incompréhensibles. Si donc on admet le principe fondamental de Maine de Biran, c'est-à-dire la liaison du moi et du mouvement volontaire, on tiendrait ici, au moins pour l'espace et le temps, l'explication de la relation posée par Descartes entre l'ego et le coy:7o. Mais


comme, d'autre part, ainsi que nous avons essayé de le faire voir dans notre étude sur le <S'~H6o~MM spatial de la ()Ma/~e', le système d'actes en vertu duquel se constituent les progressions spatiales et temporelles se retrouve dans l'ordonnancement des qualités, l'explication proposée a une portée générale, puisqu'elle s'étend à la triple sphère de l'espace, du temps et de la qualité. Le caractère personnel de la pensée tient à ce qu'elle ne se réduit pas à une simple contemplation du sensible; elle est mienne parce qu'elle implique une activité qui, à la différence du sensible, ne peut être que mienne. Telle est la vérité durable que Biran a inscrite dans la tradition cartésienne et qui reparait au centre de la philosophie bergsonienne dans la notion d'effort intellectuel. Mais, en reprenant la position biranienne, il nous a semblé que la traduction que le philosophe avait donnée du fait primitif si nettement discerné par lui ne répondait pas exactement à la réalité que nous pouvions observer en nous-mêmes puisqu'elle ramenait le mouvement volontaire au heurt stérile de l'effort contre la résistance. Renversant alors le sens de la relation biranienne entre l'effort et la résistance, il nous est apparu que l'on exprimerait mieux cette réalité du mouvement interne en plaçant la résistance à l'origine de l'acte sous forme d'appui et en restituant à l'effort toute sa puissance d'expansion sous forme d'élan. Toutefois, si cette solution pouvait se prévaloir d'une fidélité plus étroite à l'expérience interne, l'obscurité que Malebranche jugeait à bon droit inhérente au sentiment intérieur nous interdisait d'opposer intuition à intuition. Le débat devait être porté en un champ mieux éclairé et c'est ainsi que l'analyse régressive des conditions d'une pensée véritable de l'espace et du temps s'est offerte à nous à la fois comme un instrument de critique et de vérification. Or, cette étude, si elle nous a paru justifier le principe essentiel du biranisme et sa définition du moi comme une activité, devait en même temps révéler l'insuffisance de la formule qu'il en proposait puisque les notions d'effort et de résistance ne pouvaient s'adapter que d'une façon très imparfaite aux données mêmes des problèmes soulevés. Et il en était de même, dans une certaine mesure, du bergsonisme qui, écarté de la rigueur des distinctions biraniennes entre mouvement interne et qualité, n'avait i..Kepue Philosophique, n<" 7 et 8, 1926.


peut-être pas analysé avec une précision satisfaisante le terme complémentaire de tout élan et, par suite, avait été amené à concevoir comme produits d'une contamination incompréhensible des opérations dont la légitimité ne saurait être entachée par la fausseté des interprétations auxquelles elles ont donné lieu. Dès lors, au sentiment si profond que ces deux philosophies ont nourri de l'activité intérieure et de son originalité, il fallait ajouter une interprétation capable de rejoindre la diversité du donné et de nous faire pénétrer jusqu'à la source de cet ordre que la pensée observe dans toutes ses démarches, ordre qui n'est point dû à l'acte d'une identité en lutte avec une diversité irréductible, mais qui est bien plutôt l'identité d'un acte assez souple pour se plier au donné, assez constant pour être regardé comme l'expression de notre relation fondamentale à l'univers. Il nous a semblé que la conception d'un élan inséparable d'un appui et tous deux distincts, en tant qu'acte du moi, de la totalité du sensible donne, répondait aux conditions d'un tel acte et permettait peut-être de résoudre quelques-unes des questions les plus essentielles que pose la pensée du temps et de l'espace puisque, fondée sur l'interprétation la plus naïve du fait primitif, elle s'accordait avec ce caractère d'indéfinie « progression » que cette pensée imprime à. tous ses objets.

V

La détermination du fait primitif par le concours de l'intuition et de l'analyse régressive nous permet donc de préciser réciproquement la signification de l'Ego et du Cogito; mais par là même, suivant l'ordre cartésien, elle nous conduit plus loin que la pensée, jusqu'au problème de l'existence du moi. Le Sum est le terme de ce progrès en vertu duquel la pensée s'est constituée par voie de dépassement, ajoutant au sentiment intérieur, qu'elle englobe, le sensible impersonnel où elle peut se réfléchir.

Réduit par hypothèse au seul sentiment intérieur de son activité, le moi pourrait-il affirmer son existence? Au début de la deuxième Méditation, il est vrai, Descartes semble supprimer entre l'Ego et le Sum l'anneau du Cogito, puisqu'il conclut « Cette proposition je suis, j'existe, est nécessairement vraie toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon


esprit a. Mais il estbien évident, par la forme même de la conclusion, que celle-ci implique nécessairement que l'existence du moi ne se ramène pas au simple je. Cette existence ne peut apparaître que dans cet acte de la pensée qu'est la proposition: le moi n'est pas seulement posé, il est « proposé a et c'est dans cette proposition seulement que se découvre son existence. Si la pensée est liée à la proposition, on voit qu'elle demeure condition de la découverte de l'existence, et le sens général du Cogito subsiste même en cette forme abrégée.

Or y a-t-il une proposition véritable qui puisse s'exempter d'une traduction dans le sensible? La restriction du « ou que je la conçois dans mon esprit » paraît indiquer qu'aux yeux de Descartes il est un exercice purement intérieur de la conception qui permettrait un passage direct à l'existence sans aucun intermédiaire sensible mais on se demandera légitimement si la conception ainsi ramenée à un fait interne pur ne se confondrait pas avec le simple sentiment intérieur de notre activité, sans aperception de 1 existence. Le caractère arbitraire du choix que nous pouvons opérer entre les termes sensibles de la proposition nous fait parfois illusion sur la nécessité même de cette traduction. Étant libres d'employer tel ou tel terme sensible, il nous semble que nous ne serions pas moins libres de n'en pas employer du tout. Dans l'analyse de l'idée de néant, M. Bergson a décrit un mécanisme de substitutions semblable qui, de remplacement en remplacement, parait supprimer l'objet même de la pensée. Ne serionsnous pas victimes d'une erreur analogue dans l'affirmation d'une relation purement intelligible entre le moi et l'existence? Si, par ailleurs, dans tout le champ de la pensée, scientiHque ou artistique, l'exercice de la pensée nous est apparu lié au sensible par le jeu même du symbolisme, on aura peine à admettre qu'en cette première démarche nous puissions échapper à une nécessité qui se révèle évidente dans toutes ses opérations ultérieures. Dès lors, l'interprétation du Cogito, pour ne pas dévier des principes justifiés par l'expérience la plus commune de la Cogitatio, doit être orientée dans le sens d'une adhésion originaire du moi au verbe qui l'exprime, et il nous faut montrer que c'est cette adhésion qui fait surgir l'existence.

Je lis dans le texte des Aléditations ces caractères d'imprimerie « Je suis, j'existe » où s'est fixée pour une durée illimitée la pen-


sée de Descartes. Ces caractères ne m'appartiennent pas plus qu'ils n'appartenaient à Descartes lui-même; car, si ma perception peut en faire varier les aspects, leur propre est de n'être pas objet de possession comme mon corps. Or c'est précisément cette impersonnalité du sensible, de l'œuvre émanée de l'activité, qui permet d'établir un lien entre ma pensée et la pensée cartésienne. Le sensible agit ici à la façon d'un miroir interposé entre deux observateurs et grâce auquel ils peuvent s'apercevoir même en l'absence de toute communication directe. L'objet de la proposition est de créer les conditions d'une telle « réftexion H en plaçant en face du « Je H, connu par sentiment intérieur, un «je » sensible qui, comme tel, puisse être commun à plusieurs sujets. Ce dispositif d'un sensible placé en miroir n'est pas particulier au Cogito. On le retrouve dans toutes les opérations de la pensée. Celles-ci, en effet, se caractérisent par une sorte d'échange lumineux entre les choses et leurs signes conformément à la définition que M. Bachelard donne de la connaissance « Connaître, c'est décrire pour retrouver' ). Mais, dans la pensée courante, t'échange affecte la forme d'un circuit fermé qui va des choses aux signes en passant par le moi et qui retourne des signes aux objets « pour les retrouver », le rôle du moi, en tant que source de mouvement, étant d'assurer le parallélisme rigoureux entre l'ordre des objets et l'ordre des signes. Objets et signes, en effet, appartiennent à un même monde qui est le monde sensible, et, par conséquent, nous retombons sur des éléments de même nature qui se rangent symétriquement les uns en face des autres, pourrait-on dire, sans que nous ayons jamais à sortir de la sphère de notre expérience.

Ce qui fait l'originalité du Cogito, c'est que la réflexion telle que nous l'entendons, au lieu de se faire en retour vers le sensible, s'opère vers un autre moi, vers un alter ego. Au lieu d'un circuit fermé, nous avons un rayon qui se dirige à l'infini vers un inconnu dont nous sommes séparés par un écran impénétrable. Eu effet, l'Ego est astreint à ne jamais figurer dans le sensible et, d'un autre côté, nous ne connaissons par sentiment intérieur que notre propre moi. Par conséquent, si l'on accepte la définition que nous avons adoptée de la connaissance comme d'une corres1. G. Bachelard, Essai sur la Connaissance approchée, 1927, p. 9.


pondance entre objets et signes établie par l'activité du sujet, il faudra dire que l'alter ego auquel s'adresse la proposition demeure en son fonds dernier inconnaissable.

Si nous ne connaissons pas cet interlocuteur invisible de notre discours, qu'avons-nous donc de commun avec lui? Précisément l'existence. L'affirmation « Je suis, j'existe en tant que médiatrice, nous oblige à prendre conscience de notre moi tel qu'il peut être pour d'autres et simultanément de ces autres tels qu'ils sont pour nous. Elle nous découvre notre insertion dans l'être, non qu'elle écarte le voile qui nous sépare du reste de cet être, mais parce qu'elle implique un mouvement vers ces autres êtres sans lequel elle serait incompréhensible. C'est pourquoi peu importe la définition que l'on donnera de l'alter ego à qui nous parlons, il peut perdre toute spécification, se multiplier à l'infini ou se réduire à un sujet unique. Il suffit qu'il existe pour que nous prenions conscience de notre existence en nous tournant vers lui.

C'est précisément par cette indétermination de l'autre impliqué dans la proposition que l'être dépasse la pensée telle que nous l'avons envisagée. Si, en effet, la caractéristique de la pensée consiste dans les oscillations réglées qu'elle accomplit entre les choses et leurs signes, chacun de ceux-ci pouvant être substitué par les sensibles qu'il représente et réciproquement, nous ne pouvons plus conserver le même mot pour désigner le système que le moi forme avec un terme qui ne peut apparaître ni dans le champ de l'expérience interne ni dans celui de l'expérience externe, et qui, par conséquent, se trouve hors du cercle de ses opérations régulières. L'être est au-delà de la pensée, expression métaphorique qui est empruntée à la langue de l'espace et qui est destinée seulement à souligner cet inconnu qui n'est plus seulement caché par la limite dilatable de l'horizon, mais qui fuit sans cesse la pensée en raison même du caractère que revêt l'expérience du moi. Et cependant, conformément à l'esprit du Cogito, c'est par la pensée en tant qu'acte que nous sommes conduits à l'être. Revenons, en effet, à la proposition « Je suis, j'existe elle peut être objet de lecture ou d'énonciation, mais il est évident qu'elle ne possède son caractère primordial que comme énonciation, car la lecture ne peut-être comprise que par la répétition de l'acte qui lui a donné naissance. Pour qu'elle ait un sens, il faut nécessaire-


ment qu'elle soit appuyée par l'expérience que j'ai de moi-même, mais encore faut-il que cette expérience soit exprimée et dépasse le stade du simple sentiment intérieur. D'où cette nécessité de lui adjoindre dans la proposition un corps sensible impersonnel comme celui dont nous avons souligné l'importance. Or c'est précisément en cet effort pour doubler toute réalité d'une réalité qui la représente que nous avons cru discerner l'essence même des ojo~'a~ons de la pensée. En se proposant le moi se pense, mais il ne peut se penser sans affirmer par là même son existence, c'està-dire s'insérer en un ensemble qui dépasse le cercle de sa pensée.

Si le Cogito joue un rôle si considérable dans l'élaboration de toute philosophie, c'est sans doute parce qu'il nous découvre dans sa pureté cette fonction d'expression qui est inhérente à toute pensée et qui l'oblige à orienter ses démarches en vue de l'être inconnu auquel elle nous conduit. Il n'est pas sûr que nous puissions proposer d'autre existence que la nôtre, mais la certitude de pouvoir au moins proposer celle-ci justifie cette entreprise de l'expression et se trouve par là être la condition de toutes nos affirmations ultérieures. Il y a un verbe où nous pouvons jeter le poids de notre personnalité, c'est le « je suis ». Les autres propositions font intervenir un monde qui ne nous appartient pas originairement et, par suite, elles ne peuvent que traduire les phases d'une conquête progressive et jamais achevée. Elles reviennent toutes à proposer à un être inconnu le monde sur lequel nous étendons nos prises comme d'abord nous lui avions offert notre existence en sa nudité. La connaissance prend ainsi un sens nouveau; elle cesse de tourner sur elle-même pour retrouver ce qu'elle a décrit; elle veut le proposer et désormais ce don réglera l'appropriation conformément à l'exigence de vérité. C'est ce don générateur de vérité que le Cogito nous enseigne en nous projetant au sein de l'être, et là réside le caractère profond de l'assurance qu'il nous donne.

Dans cette interprétation de l'existence et de la pensée où nous conduit le Cogito, la détermination du fait primitif joue, semblet-il, un double rôle.

Le premier principe d'une recherche du fait primitif est de distinguer dans l'ensemble de l'expérience un groupe de déterminations auxquelles le moi n'est pas immédiatement associé et,


d'autre part, un fait inséparable de la conscience du moi en d'autres termes, un acte et des données, le premier personnel, les autres impersonnelles. Nous disons que cette hétérogénéité au sein de notre expérience est la condition de l'affirmation de l'être. En effet, si notre expérience se trouvait tout entière sur le plan du sensible, le mot être ne pourrait plus que désigner la somme de ces sensibles et perdrait par là-même toute sa profondeur; inversement, si, par impossible, nous étions réduits aux seules déterminations de l'activité, c'est-à-dire, dans notre conception du fait primitif, à l'appui et à l'élan, la notion d'être ne pourrait plus que recouvrir ces déterminations sans rien leur ajouter de spécifique. Au contraire, si on admet la distinction fondamentale de l'acte et de la donnée, on conçoit la possibilité d'un troisième terme qui serait au sensible ce que le moi est par rapport à ce dernier; mais comme l'analyse de l'expérience nous a montré qu'en elle il n'y a qu'un moi, il faudra que ce terme échappe à l'expérience et se présente comme un inconnaissable. Or le sens du Cogito, en tant que proposition du moi dans le sensible, est de nous tourner vers cet inconnaissable et de nous découvrir ce que nous avons de commun avec lui, à savoir l'existence. Celle-ci embrasse à la fois le moi et le sensible ainsi que les opérations qui sont comprises dans leur cercle, mais elle les dépasse par cet inconnaissable auquel la pensée s'adresse. Par conséquent, en tant qu'il est distinct de la pensée, l'être résulte d'une extension symétrique que nous faisons du rapport originaire de l'acte et de la pensée, premier objet de toute recherche du fait primitif. Il importe de souligner que l'interprétation de l'être à laquelle nous conduit ainsi la méditation du fait primitif diffère profondément de celle qu'entraîne la seule référence au visible, base ordinaire de nos spéculations. Dans le monde de la vue, en effet, la détermination d'un objet se fait toujours de l'ensemble aux parties par une opération de délimitation ou de découpage qui porte sur un total préalablement donné. Nous voyons cet objet parmi d'autres objets qui se trouvent avec lui sur le même plan de connaissance. Transposée dans le domaine métaphysique et appliquée à notre propre existence, cette opération de découpage nous amène à concevoir notre être comme une partie d'un être total qui l'envelopperait comme l'ensemble du visible enveloppe tel ou tel visible. La conscience que nous attribuerons à notre


être résidera alors en une sorte d'adhésion à cette portion d'être qui est là délimitée, et la connaissance deviendra, au contraire, une expansion graduelle autour de ce centre pour retrouver le total au sein duquel on avait d'abord placé notre être; elle ne sera qu'une conséquence de ce fait initial que l'être qui est là est déjà dans un monde. L'être est ainsi parfaitement homogène à luimême et le jeu dialectique de l'être particulier et de l'être total se réduit au resserrement et à l'extension d'une même vision à laquelle l'individu participe plus ou moins. Mais il faut tout de suite observer que, par cette voie, on n'aura jamais qu'un être parmi les autres êtres; comme mon corps n'est, en effet, pour la vue, qu'une simple pièce du monde, le privilège du moi et son caractère unique sont par là-même effacés. Et la connaissance, au lieu d'être une opération, n'est plus qu'une contemplation dont l'horizon s'agrandit ou se rétrécit pour marquer l'originalité de chaque être, en sorte qu'il lui suffirait de pouvoir le reculer assez loin pour découvrir l'être dans sa généralité.

Faisons, au contraire, abstraction de ce découpage visible, et replaçons-nous dans l'intimité du fait primitif: le moi retrouve immédiatement son privilège puisque sa conscience se fonde sur une expérience distincte de toutes les autres au lieu de se perdre dans la communauté du visible. La connaissance n'est plus seulement redécouverte d'un monde obscurément présent, passage du confus au distinct; elle devient la création d'un monde nouveau, le monde de l'expression qui s'ajoute au monde sensible donné et qui, par son orientation même, doit servir de médiateur visà-vis d'un être qui n'était pas compris à l'intérieur du système de la connaissance. Aucun agrandissement de notre horizon, aucune dilatation du moi ne peuvent nous donner espoir de le saisir, mais il est, puisque ce monde de l'expression que nous avons créé lui fait face.

La simple recherche du fait primitif engage donc les problèmes de la connaissance et de l'être dans une voie différente de celle où nous conduit la seule considération du visible; mais, d'une façon plus précise, la détermination du fait primitif, comme relation d'un appui à un élan, nous parait s'accorder plus aisément que celle de Maine de Biran, comme relation de l'effort à la résistance, avec les caractères sous lesquels ces mêmes problèmes se sont présentés à nous. Chez Maine de Biran, l'intériorité du


moi reste celle d'une chose qui serait consciente d'elle-même et percevrait du dedans la résistance qu'elle nous oppose du dehors d'où la facilité relative avec laquelle Biran passe de la notion de moi à celle de chose, parce qu'en réalité l'endosmose était déjà instituée entre elles dès la détermination du fait primitif. L'objet de notre travail a été, au contraire, de restituer au moi sa mobilité originale et c'est pourquoi, au lieu de placer la résistance à l'entour de l'effort, nous l'avons reportée au centre même de celui-ci pour qu'il puisse la dépasser et la transcender par son élan. Il est vraisemblable, quoique cette origine se dérobe en partie à nos investigations, que l'ensemble des démarches que le moi peut ainsi accomplir grâce à sa mobilité retrouvée constitue la trame ordonnée sur laquelle est posé le monde sensible avec ses diverses qualités, en sorte que celui-ci peut être regardé comme une expression anticipée des actes du moi. Mais, outre que cette expression ne s'adresse qu'à lui, c'est une expression toute faite comparable à celle d'un langage que nous recevrions et dont nous aurions à retrouver le sens. La connaissance proprement dite commence à partir du moment où, disposant du sensible, nous le faisons servir à former un nouveau monde d'expression qui sera notre œuvre propre. Celui-ci se développe conformément au rythme de notre activité, c'est-à-dire par une succession d'appuis et d'élans, qui se répètent identiques à eux-mêmes en s'imprimant seulement sur des sensibles voulus différents d'où l'apparition de ces « progressions o qui se sont révélées à nous comme le type même des produits de la pensée et dont l'établissement reste nettement incompréhensible dans l'hypothèse du fait primitif biranien. Le caractère infini de ces progressions tient à ce que l'activité du moi étant hétérogène au sensible sur lequel elle s'exerce, ne peut jamais être fixée en aucune de ses créations et qu'elle déborde par conséquent tout terme posé en vertu de cet élan qui la définit. Trait qui reste également incompréhensible dans la conception biranienne du fait primitif où la résistance a pour fonction de limiter l'effort au lieu de lui fournir une base pour aller plus loin. Enfin, ce monde de l'expression est orienté vers l'autrui auquel s'adresse la proposition fondamentale du « je suis, j'existe o et c'est en quoi réside la transcendance de l'être par rapport à la pensée. H n'y a sans doute qu'une analogie entre l'acte en vertu duquel nous dépassons


l'appui par l'élan et cet acte par lequel nous essayons de dépasser la subjectivité du fait primitif pour former l'être où le moi seraitcontenu, et c'est pourquoi la représentation visible s'impose si obstinément à notre esprit. Mais, précisément en raison du caractère inconnaissable du terme auquel aboutit le Cogito, nous sommes obligés de nous en tenir à cette analogie. L'être n'est pas une sorte de borne que nous rencontrerions devant la pensée et qui l'arrêterait comme la résistance fait de l'effort, il est cet élan qui l'anime dans son œuvre et qui donne leur sens à toutes ses productions. Mais cet élan demeurera toujours élan; il n'y aura jamais pour nous coïncidence entre la pensée et l'être, parce que notre pensée comme notre corps est retenue par l'attache d'un site inexorable sur lequel elle est contrainte de prendre appui. L'homme ne fait que se porter vers l'être, capable en ce mouvement de donner et sa pensée et plus peut-être que sa pensée, mais dans une impuissance invincible d'échapper à la condition qui a lié sa conscience au moi.

JEAN NOQUÉ.


SUR L'INTERPRÉTATION CONCRETE DE LA MÉCANIQUE QUANTIQUE'

INTRODUCTION.

Tous les g'ens instruits qui s'intéressent au progrès des sciences de la Nature savent qu'un bouleversement profond, voire étrange, s'était accompli dans ces dernières années en ce qui concerne les notions élaborées pour parvenir à l'explication des phénomènes physiques.

On parle de l'indéterminisme des processus atomiques, du principe d'incertitude de Heisenberg, d'où résulte, nous dit-on, que la forme fondamentale de l'entendement, qui consiste en l'enchaînement causal des phénomènes dans l'espace et le temps, ne peut plus être strictement appliquée dans le monde atomique. La physique moderne a réussi, comme on sait, à pénétrer dans ce monde inaccessible aux sens.

Chez la plupart des personnes dont nous parlions tout à l'heure, les notions nouvelles ne forment pas un système cohérent, susceptible de remplacer l'image de la Nature fournie par la physique classique, tout en coexistant avec les notions anciennes incompatibles avec elles ce qui conduit à une troublante confusion d'idées. Il faut cependant faire exception pour le groupe restreint de théoriciens qui se sont donné la peine de s'assimiler le schéma mathématique de la nouvelle mécanique celui-ci peut être aujourd'hui considéré comme établi, au moins dans ses grandes lignes. Il peut donc sembler qu'il ne s'agit plus que de simplifier ledit schéma et de le rendre accessible aux gens ayant une culture mathématique moins élevée. En réalité, la tâche à accomplir n'est 1. La substance de ce mémoire a fait l'objet d'une communication au Congrès des physiciens polonais, le 29 septembre ~932.


pas aussi simple et présente des difficultés qu'il ne faut pas espérer voir dominées dans un avenir prochain.

C'est aux intuitions pénétrantes de plusieurs esprits supérieurs (De Broglie, Schrodinger, Heisenberg, Dirac) que nous devons la création de la mécanique quantique; mais les idées concrètes qui leur servaient de point de départ ne formaient pas un système ordonné et clair; plusieurs de ces idées ont dû être rejetées, par exemple l'identification des particules matérielles avec les groupes d'ondes; les travaux ultérieurs ont jeté beaucoup de lumière sur les fondements de la mécanique quantique; il reste que, dans l'état actuel de la question, l'édifice mathématique de la doctrine se trouve élevé, mais il ne rattache pas d'idées physiques bien définies aux symboles mathématiques.

Certains savants ne considèrent pas que ce défaut soit essentiel. Ils affirment que les représentations concrètes sont superflues, puisque toutes les tentatives pour pénétrer jusqu'à l'essence des phénomènes sont vouées d'avance à l'insuccès; nous devons nous contenter de pouvoir indiquer comment les résultats de mesures physiques se rattachent aux symboles de la théorie. 11 n'y a pas lieu d'entrer ici dans la discussion approfondie de ces questions hautement intéressantes et peu éclaircies je me bornerai donc à observer que le passage immédiat aux formules théoriques à partir des données de mesures, c'est-à-dire de la lecture des instruments, est impossible le chemin conduisant de l'expérience à la théorie se fait toujours par l'intermédiaire d'une chaîne de jugements, dont chacun n'est autre chose que l'interprétation concrète de plus en plus éloignée des données immédiates de l'expérience, à mesure que l'on passe d'un jugement au suivant.

On pourrait aussi se demander comment les physiciens réagiraient si l'on prétendait (conséquence du point de vue que nous discutons) faire disparaître de la physique les atomes, les électrons, les rayons X. etc., c'est-à-dire les notions à l'aide desquelles nous parvenons à l'interprétation concrète des phénomènes physiques. Les physiciens seraient, nous n'en doutons pas, unanimes à résister à cette exigence.

En ce qui concerne la question de savoir si l'interprétation concrète, reconnue comme indispensable, nous fait pénétrer dans l'essence de la réalité dont s'occupe la Science, ou si, au con-


traire, la croyance en la réussite, même partielle, d'un tel but est illusoire, nous ne pouvons pas opposer aux sceptiques des arguments indiscutables. On peut observer l'analogie avec la question de l'existence du monde extérieur indépendant de nous. La décision ne peut pas être prise autrement qu'en faisant appel au bon sens.

Le fait indéniable que les théories physiques, en se développant et se transformant, embrassent et expliquent un ensemble do plus en plus vaste de phénomènes, permettent de prévoir les phénomènes nouveaux et d'étendre indéfiniment le pouvoir de l'homme sur la nature, suffit pour créer une conviction que nos systèmes de concepts sont de mieux en mieux adaptés à la réalité qui est l'objet de la connaissance, c'est-à-dire pénètrent de plus en plus profondément dans son essence. De plus, on ne doit pas oublier que la théorie physique a une tâche pratique ou plutôt dynamique à remplir~ consistant en ce qu'elle fournit des idées directrices au travail expérimental.

Il est difficile de s'imaginer que ce rôle puisse à la longue être joué par une théorie d'où les représentations concrètes seraient bannies.

Nous pouvons encore ajouter que l'interprétation concrète de la mécanique quantique a un grand intérêt philosophique*. Il est probable que certaines conclusions de ce travail paraîtront à maint lecteur inattendues nous le prions d'avoir égard à ce que la construction de la mécanique quantique constitue un tournant dans l'histoire de la science exacte de la nature, de sorte que son interprétation concrète ne peut réussir qu'à l'aide de concepts particuliers, étrangers à l'esprit de la physique classique qui s'est formé au cours des trois siècles derniers.

Il n'en faut pas conclure qu'il y a entre la mécanique quantique et la physique classique une contradiction irréductible qui existait effectivement dans le stade antérieur de l'évolution de la théorie des Quanta. On peut présumer qu'après une certaine adaptation toute théorie solidement établie de la physique classique pourra 1. Je me suis basé, dans les considérations qui vont suivre, principalement sur les ouvrages suivants II. Weyl, Gruppentheorie und pMontett~ecAatttA', Leipzig, 1931 (2-'e Auflage) P. A. M. Dirac, The Principles of Quantum Mechanies, Oxford, 1930 W. Heisenberg, Die Physikalischen /KC!'p!et! der Quantenmechanik, Leipzig, 1930; L. de Broglie, Théorie de la puan~ïeotMtt dans la nouvelle Mécanique, Pari?, 1932.


être comprise comme approximation des lois quantiques suffisamment rapprochée des faits dans des conditions déterminées. I. POINT DE VUE DE LA MÉCANIQUE CLASSIQUE.

Au premier plan, parmi les notions de la mécanique quantique, se place celle de l'état; pour faciliter sa compréhension, commençons par jeter un coup d'œil rapide sur les idées directrices qui sont à la base des lois de la mécanique classique.

Ces lois s'expriment à l'aide des équations générales du mouvement que nous prendrons sous la forme canonique de Hamilton

Quelles idées y sont contenues?

On doit trouver comme fonctions du temps < les grandeurs < < < jo/, P2, pn les premières (qi) déterminent la configuration du système mécanique étudié, c'est-à-dire ]a position des diverses parties dont il est constitué; les secondes (~,), appelées les moments, servent à déterminer ses propriétés dynamiques. Quelle est la nature de ces parties constitutives?

La mécanique newtonienne les considérait généralement comme des masses invariables liées entre elles par des forces centrales.

La théorie atomistique, sous la forme qu'elle a prise pendant le premier quart du siècle présent, poursuit l'analyse des corps jusqu'aux éléments constitutifs ultimes qui sont les électrons et les protons. Récemment on a découvert les nouveaux constituants de la matière, le neutron et l'électron positif. Leur rôle est encore très peu connu.

Nous les représentions comme des quantités déterminées de matière contenues dans des volumes très petits, leurs propriétés dynamiques se manifestant par les charges électriques invariables dont ils sont les porteurs. Grâce à l'existence de ces charges, l'espace vide où sont logées les particules élémentaires se transforme en champ électromagnétique.

Le champ de gravitation, d'après la théorie de relativité généralisée, est égalament lié à la matière qui remplit l'univers. Les atomes chimiques sont constitués par des électrons se groupant


autour d'un noyau qui est lui-même un agrégat dense d'électrons et de protons.

H est vrai que les lois mécaniques qui régissent les mouvements des particules dans le modèle de Bohr ont dû être complétées par les postulats quantiques; mais ceux-ci ont été ajoutés aux lois anciennes sans les modifier, quoiqu'ils aient été en contradiction avec elles.

La fonction H, qui figure dans les équations du mouvement (1), exprime le plus souvent l'énergie du système, et dépend des masses et des moments appartenant aux parties du système ainsi que des forces agissant entre elles. L'imperfection, au point de vue philosophique, de toutes ces notions concrètes, rapidement caractérisées par nous, n'a pas échappé à la réflexion des philosophes et des physiciens; pourtant on s'en tenait à elles eu égard à leur efficacité pour le progrès de la connaissance de la nature. Des tentatives variées ont été faites, comme on sait, qui visaient à leur modification; tentatives principalement fondées sur les notions de continuité et de champ physiques, mais elles n'ont pas abouti à une doctrine satisfaisante.

II. L'ÉQUATION DE SCHR&DINGER

ET LA NOTION D'ÉTAT QUANTIQUE.

Passons à la mécanique quantique et mettons en parallèle les équations canoniques de Hamilton avec l'équation de Schrodinger fondamentale dans l'étude de systèmes atomiques. Nous l'écrirons sous la forme condensée

Dans le cas où l'on s'occupe d'un système qui n'est pas soumis aux influences extérieures variables, l'équation (2) se réduit à une forme indépendante du temps

Examinons d'abord cette dernière équation. Elle sert à déterminer une fonction dont dépendent, comme nous verrons dans la suite, toutes les propriétés du système atomique étudié. Dans le deuxième membre de l'équation (3) se trouve le paramètre numérique E, qui est la valeur de l'énergie totale du système.


Dans le premier membre, H représente un opérateur différentiel dépendant des quantités qui déterminent la configuration de notre système nous les désignerons, comme dans le cas des équations mécaniques (t), par ~n; s'il y en a n, on dit que le nombre des degrés de liberté du système est égal a n. Dans le cas de l'atome d'hydrogène le système atomique le plus simple -l'opérateur H a la forme

r = la distance entre le proton et l'électron (r2 = -)- + ~); e = la charge de chacune de ces particules ces charges étant égales, mais de signe contraire, m = la masse de l'électron'. Aussi, pour l'atome d'hydrogène, l'équation (3) développée s'écrira

Dirac a donné pour l'atome d'hydrogène une équation~ plus générale qui rend compte du « 'spin » (rotation sui yeMe~M) de l'électron. Pour le but que nous nous proposons ici nous n'avons pas besoin de cette équation.

Ainsi dans les formules (2), (3) et (4) nous avons affaire aux équations aux dérivées partielles du second ordre leur résolution nous donnera l'inconnue comme fonction de variables de configuration </t, <Iafoncton satisfaisant à l'équation (3) dépend aussi du temps(dans le cas de l'atome d'hydrog'ène se trouve simplement être fonction de x, y, z). L'équation (2), où h représente la constante de Planck, détermine les changements de la fonction au cours du temps ajoutons que i = \/– 1.

La fonction joue un rôle essentiel dans la mécanique quantique elle détermine toutes les propriétés physico-chimiques du système atomique considéré. Nous l'appellerons la fonction d'état, à l'exemple de Dirac.

L'ensemble des notions de la mécanique quantique nécessite, à 1. Plus exactement m doit être prise égale à la masse dite réduite qui dépend de la masse du proton, mais diffère peu de celle de l'électron.

2. Ou plutôt un système de quatre équations qu'on peut écrire sous forme d'une seule équation symbolique.


notre avis, l'acceptation de ce postulat, que l'état, exprimé par la fonction est une réalité physique, autrement dit qu'au symbole correspond quelque chose dans le monde de notre expérience. A cette réalité ne peut pas cependant être assigné un lieu déterminé dans notre espace ordinaire ou même dans l'espace-temps de la théorie de relativité ceci résulte simplement de ta circonstance que le nombre de variables de configuration qi, dont dépend peut être quelconque donc n'est pas, sauf dans des cas particuliers', une fonction des coordonnées d'un point de l'espace. Aussi devons-nous franchement prendre notre parti d'admettre que l'état comme réalité physique se trouve au delà de l'espace son rapport au temps sera établi lorsqu'on sera parvenu à surmonter certaines difficultés, auxquelles se heurte l'accommodement de la relativité avec la mécanique quantique.

Le caractère supraspatial de l'idée d'état quantique est rendu manifeste par le principe de superposition dont l'interprétation spatiale est impossible.

Ce principe nous apprend qu'un état donné du système atomique peut être formé par la superposition d'autres états cette dépendance entre les états s'exprime toujours par des fonctions linéaires. Or la superposition d'états quantiques ne peut pas être conçue par analogie avec la superposition en mécanique classique des petites vibrations par exemple il y a des cas où l'on peut parler de la superposition des états correspondant aux différentes positions du système considéré dans l'espace, ce qui est évidemment inconcevable sur le plan de nos représen-tations spatiales'

L'état quantique de la mécanique nouvelle a une extension indéfinie en ce sens que la fonction a des valeurs différentes de zéro pour les valeurs infiniment grandes des variables de configuration.

III. LES GRANDEURS OBSERVABLES ET LEURS PROPRIÉTÉS. A côté de la notion d'état nous rencontrons dans la nouvelle mécanique une notion non moins importante, celle de grandeur 1. La représentation spatiale devient, par exemple, possible dans le cas de l'atome d'hydrogène, où la fonction étant la solution de l'équation (4) dépend des coordonnées x, y, de l'éspace ordinaire.

2. Consultez, pour l'analyse de ces notions, le livre cité de Dirac (chap. t et n).


observable ou mesurable, qui correspond à une réalité d'un autre nature. Dirac l'appelle « l'observable » tout court. Comme exemples de grandeurs observables on peut citer les coordonnées cartésiennes, les quantités de mouvement ou moments, l'énergie, etc.

On sait que dans les systèmes atomiques l'énergie est intimement liée à la fréquence du rayonnement émis (ou absorbé) pendant le changement d'état en effet, d'après la relation de Bohr ona:

Et Es = A~

où h est la constante de Planck, v la fréquence du rayonnement émis pendant le passage de l'atome de l'état initial, dont l'énergie est E,, à l'état final, dont l'énergie est E~.

Toute expérience en physique se ramène finalement à la mesure d'une grandeur observable cette proposition peut servir comme définition de la notion de cette grandeur. Comme résultat de mesure on obtient une valeur numérique de la grandeur mesurable.

Mathématiquement une grandeur observable est exprimée par un opérateur agissant sur la fonction d'état Par exemple, dans les équations (2) et (3), le symbole H est l'opérateur qui exprime une grandeur mesurable savoir l'énergie du système atomique étudié.

Il y a lieu maintenant de tourner notre attention sur une circonstance importante, inconnue de la physique classique. Dans beaucoup de cas une grandeur observable ne peut pas avoir toutes les valeurs numériques exprimées par l'ensemble continu des nombres réels mais l'on obtient toujours, comme résultat de la mesure de cette grandeur, une des valeurs formant une série discontinue de nombres appelés les valeurs propres de la grandeur considérée. L'énergie, par exemple, possède des valeurs propres continues dans les systèmes atomiques ouverts tels que les électrons libres, tandis que dans les systèmes tels qu'un atome chimique non dissocié ou un gaz dans un vase clos, les valeurs propres constituent une série discontinue analogue à l'ensemble des nombres entiers.

Parmi tous les états possibles d'un système atomique il est important de considérer un groupe d'états particuliers appelés les


~tats propres relativement à une grandeur observable donnée. Dans le cas de l'énergie, les fonctions d'état correspondant à des états propres sont les solutions régulières de l'équation (3), ce qui veut dire qu'elles sont univoques, continues et finies. Les solutions régulières, c'est-à-dire les fonctions propres, sont obtenues précisément pour les valeurs propres E,, E2, Es, de l'énergie totale E qui figure dans le deuxième membre de l'équation (3). Les équations analogues à (3) servent à déterminer les fonctions propres appartenant aux autres grandeurs observables. Quelle est la signification physique des états propres d'un système atomique? 2

Lorsqu'on fait la mesure d'une grandeur observable, par exemple de l'énergie, sur un système se trouvant dans un état propre déterminé, on obtient toujours comme résultat la valeur propre liée avec cet état propre.

L'état général du système considéré, n'appartenant pas au groupe d'états propres, peut toujours être formé par la superposition de ces états, ce qui s'exprime par l'équation

E c~A, (5)

k

désigne la fonction de l'état considéré, une des fonctions propres, Ck le coefficient numérique qui peut être complexe; la sommation est étendue à toutes les fonctions propres dont se trouve composée la fonction

Dans le cas où les valeurs propres constituent un ensemble continu, nous aurons une formule analogue, l'intégrale remplaçant la somme.

Or, lorsqu'on effectuera sur un système se trouvant dans l'état représenté par la formule (5) une mesure visant la détermination de la grandeur, dont les états propres ~& figurent dans la formule (5), nous n'obtiendrons pas, en répétant la mesure dans les mêmes conditions, le même résultat nous pouvons obtenir chacune des valeurs propres liées avec les fonctions de la série (5) et la probabilité d'avoir comme résultat la /c~ valeur propre liée avec la fonction propre est égale à ck2, c'est-à-dire au carré du module de c~.

Seule cette probabilité peut être prévue et c'est ici qu'apparaît cet indéterminisme foncier qui constitue une marque distinctive de la mécanique quantique.


IV. NATURE DES SYMBOLES DANS LES FORMULES

DE LA MÉCANIQUE QUANTIQUE.

Nous avons parlé d'états quantiques et de grandeurs mesurables en leur attribuant une réalité physique examinons brièvement comment ces réalités s'expriment mathématiquement La fonction symbolise l'état quantique quelle est sa nature mathématique ? La réponse est que cette fonction peut être considérée comme un vecteur dans l'espace unitaire de Hilbert à nombre de dimensions infini. Les composantes des vecteurs de cet espace s'expriment par des nombres complexes.

Nous devons écarter ici une objection qui se présente tout naturellement comment, dira-t-on, la notion d'état, auquel nous assignons la réalité, peut-elle avoir comme expression les nombres imaginaires ?

Le paradoxe s'explique par une signification particulière de la forme mathématique de la nouvelle mécanique.

Les symboles qui se trouvent dans les équations de la physique classique désignent les valeurs numériques de diverses grandeurs, telles que la longueur, l'énergie, la quantité de mouvement, le potentiel électrique, etc.

Or, il faut considérer les équations de la mécanique nouvelle comme exprimant les relations non pas entre les valeurs numériques, mais entre les grandeurs physiques elles-mêmes, ou, plus exactement, entre leurs expressions mathématiques par exemple, les symboles ')< et H, dans les équations (2) et (3), sont l'expression ou l'image mathématique des notions réelles d'état et d'énergie. H est donc concevable qu'aux diverses grandeurs puissent correspondre les différentes formes abstraites fournies par l'analyse mathématique il n'est, d'ailleurs, pas nécessaire que les dites formes soient constituées uniquement à l'aide de nombres réels. Retournons encore une fois aux grandeurs observables. On a vu qu'elles sont exprimées mathématiquement par des opérateurs linéaires opérant sur des fonctions d'état. On démontre, en algèbre, qu'a des opérateurs il est toujours possible de rattacher des 1. Une connaissance un pou poussée des mathématiques Étant malheureusement nécessaire pour la discussion de ce p~ragraphf, nous nous bornerons à une brève esquisse.


matrices, qui servent ainsi à représenter les grandeurs mesurables. Les matrices en usage dans la mécanique quantique appartiennent au type spécial appelé matrices « hermitiques ». Les matrices ne se conforment pas, en général, à la règle de permutabilité, ce qui fait qu'avec elles sont apparues pour la première fois dans les équations de physique des grandeurs non permutables.

Les vecteurs unitaires et les matrices hermitiques, comme représentations abstraites des états et des grandeurs observables, ne peuvent pas servir, sans intermédiaire, pour la comparaison des formules théoriques avec les données de mesures.

Il est d'ailleurs facile, à l'aide des méthodes fournies par la mécanique quantique, d'effectuer le passage des formules liant les grandeurs physiques, dans le sens expliqué tout à l'heure, aux relations propres à une vérification expérimentale, entre des valeurs numériques.

L'énergie, étant une des grandeurs observables, joue en même temps un rôle exceptionnel dans la mécanique quantique. Comme l'équation (2) le fait voir, les changements d'état au cours du temps dépendent de l'opérateur hamiltonien H exprimant généralement l'énergie.

V. MODE NOUVEAU D'EXPLICATION

DES PHÉNOMÈNES PHYSIQUES.

Le principe de superposition, joint à la représentation des grandeurs mesurables par des matrices, a pour conséquence qu'il existe une indétermination dans les changements d'état d'un système atomique. L'équation (2) ne permet pas de conclure, malgré l'apparence, que le système, dans des conditions données, subira un changement d'état déterminé de l'état initial, le système peut passer à divers états finaux, et l'équation (2) ne nous donne rien de plus que la faculté de juger quelle est la probabilité du passage à un état final déterminé. C'est l'évolution des probabilités qui est soumise au déterminisme contenu dans l'équation fondamentale de la mécanique quantique. Observons que l'état déterminé initial ou final, dont nous parlons, est celui qu'on obtient à )a suite de la mesure d'une grandeur physique quelconque (de


l'énergie, par exemple) c'est donc un des états propres de cette grandeur.

De ces remarques, ainsi que de la conclusion du paragraphe 3, résulte un changement radical dans la manière de poser le problème de la connaissance de la nature.

La physique classique cherchait toujours la réponse à une des deux questions concernant le système placé dans des conditions déterminées. Première question « Quelle est la valeur d'une grandeur observable dans ce système ? » Deuxième question « Quel changement va subir le système pendant l'intervalle de temps déterminé ? »

La mécanique quantique affirme que ces questions n'ont pas de sens objectif. La nature nous donne, à leur place, la réponse aux questions suivantes. Première question « Quelles sont les valeurs possibles d'une grandeur mesurable et quelle est la probabilité de chacune de ces valeurs ? » Deuxième question « Quels sont les changements possibles d'un système et quelle est la probabilité d'un changement défini durant un temps donné ? a »

On voit que l'indéterminisme est contenu dans les fondements mêmes de la mécanique quantique la question « Que doit-il se passer? » est désormais remplacée à l'égard des processus atomiques par la question « Que va-t-il probablement se passer ? » » Ajoutons encore une remarque essentielle concernant le devenir dans le monde atomique. Considérons un atome soumis à une action extérieure perturbatrice capable de provoquer des changements de son état. Au moment initial, il se trouve dans un état déterminé. Le changement d'état dépend théoriquement de la matrice représentant l'énergie perturbatrice. En particulier, la probabilité du passage de l'état initial à un état final défini est déterminée par l'élément de cette matrice correspondant à la paire d'états en question. Or, l'expression mathématique de cet élément contient la fonction d'état initial, ainsi que la fonction d'état final.

Tandis que le cours des changements d'un système naturel est déterminé entièrement, d'après la physique théorique classique, par son état initial, il s'ensuit de ce qui précède que la mécanique quantique fait dépendre les processus atomiques de la liaison de l'état initial avec tous les états finaux possibles. Remarquons, en outre, que le passage d'un état à un autre dans des systèmes ato-


miques doit être considéré comme un acte indivisible. L'union dans les formules quantiques du présent et de l'avenir autorise à chercher une analogie dans la notion de finalité ou de cause finale. H est évidemment utile d'insister, une fois pour toutes, sur la nécessité d'être prudent dans l'emploi des analogies de cette sorte. Mais, de toutes façons, on est en droit d'affirmer qu'un système atomique diffère d'un mécanisme, conçu dans le sens de la mécanique classique, et se rapproche d'un organisme, dont le caractère distinctif consiste en ce qu'il existe comme un tout, auquel ses parties sont subordonnées; cela signifie qu'une simple juxtaposition des parties, dont on ne considérera que les propriétés individuelles, ne pourra pas restaurer le tout. Nous allons trouver d'autres preuves plus décisives à l'appui de notre assertion. VI. LA NOTION DE PARTICULE MATÉRIELLE.

LF. CARACTÈRE ORGANIQUE DE LA NOUVELLE MÉCANIQUE. En continuant notre étude, nous ne pouvons pas laisser de côté une question qui se présente tout naturellement quel rôle est joué dans la mécanique quantique par la notion de particule matérielle et surtout par les notions du proton et de l'électron, dont, selon une vue déjà acceptée par tous les physiciens, sont constitués les atomes chimiques, et, en conséquence, tous les corps de la nature ?

Une réponse complètement satisfaisante à cette question n'est pas facile. Nous nous trouvons ici aux prises avec des problèmes encore mal éclaircis.

En l'abordant, il est opportun de signaler, comme étant hors de doute, que ce qu'il y a, chez les physiciens, de sens de la réalité, se révolterait si nous prétendions les forcer à considérer électron, proton, particule, etc., comme de pures abstractions. Nous devons donc maintenir la notion de particules matérielles conçues comme des centres d'action concentrés dans des volumes extrêmement petits.

Néanmoins, la représentation courante d'une particule telle qu'un électron, qui lui attribue une position et en même temps les propriétés dynamiques, par exemple, une quantité de mouvement, déterminées, doit être restreinte par le principe d'incertitude de Heisenberg. Nous pouvons omettre la discussion de ce principe,


puisqu'il est beaucoup mieux connu parmi les philosophes que d'autres principes de la mécanique quantique'. Nous nous bornerons d'indiquer qu'il est impossible, d'après ledit principe, d'attribuer à une particule en même temps une position et une quantité de mouvement déterminées cela. est vrai aussi pour certains autres couples de grandeurs observables.

Il faut donc se déshabituer de se représenter les particules matérielles, dont les corps de la nature sont composés, comme de petits corps rigides ayant une forme et une position, ainsi qu'une vitesse, une énergie, etc., déterminées à chaque moment. L'état, considéré par nous comme grandeur physique fondamentale, a une extension indéfinie, bien qu'en fait, dans le cas des atomes chimiques, elle soit concentrée dans des limites spatiales assignées à l'atome par la physique classique, en ne laissant dehors qu'une sorte d'atmosphère extrêmement ténue. La fonction représentant l'état d'une particule matérielle libre en mouvement, a l'aspect d'un paquet d'ondes, dont les dimensions correspondent à l'incertitude de position de la particule réclamée précisément par le principe de Heisenberg 2.

Néanmoins la particule libre conserve une individualité assez accusée pour que les lois de la physique classique lui soient approximativement applicables, d'accord avec l'expérience. Il en est tout autrement lorsqu'un électron s'incorpore dans un atome chimique.

L'individualité propre à l'électron lorsqu'il était libre se trouve presque entièrement perdue dans la totalité de l'atome. Dans le cas des particules lumineuses, appelées photons, dont l'existence est admise par la physique contemporaine, l'anéantissement de l'individualité, à la suite de leur absorption par la matière, est complète l'absorption de la radiation composée des photons amène sa disparition qu'accompagne le changement d'état des atomes absorbants.

Le sort des électrons, qui se lient avec le noyau atomique pour i. Le lecteur pourra consulter l'article de M. L. de Broglie paru ici même (année 1929, vol. XXXVI, p. 433) sous le titre Déterminisme et Causalité dans la physique contemporaine. La discussion la plus complète du principe et de ses applications se trouve dans le livre cité de Heisenberg. 2. Voir l'article cité de M. L. de Broglie. Dans le cas d'une particule libre, la représentation spatiale d'états est possible, puisque la fonction d'état dépend de trois coordonnées déterminant la position de la particule.


former un atome, est analogue, quoique la perte de leur individualité ne soit pas aussi radicale. Pour voir cela plus clairement, considérons l'atome le plus simple, celui d'hydrogène à l'état normal (non excité). L'image primitive de cet atome est celle d'un proton et d'un électron, tous deux se mouvant autour de leur centre de masses. La représentation fournie par la mécanique quantique en diffère beaucoup.

Toutes les propriétés de l'atome découlent de l'équation (4) qui détermine la fonction de son état. Or cette fonction, correspondant à l'état normal de notre atome, a une symétrie sphérique autour du proton, et il n'y a rien ici qui ressemble à un électron en mouvement orbital il règne une continuité parfaite dans le domaine de l'atome.

Il y a cependant lieu de remarquer que, dans les états excités de l'atome d'hydrogène, les traces des orbites de Bohr deviennent discernables grâce au mode de variation de la fonction autour du proton.

C'est pourquoi le modèle de Bohr (voir § i) a rendu de grands services et peut toujours être considéré comme une sorte d'approximation grossière. En même temps, c'est en ce sens qu'il faut entendre l'assertion précédemment énoncée par nous, selon laquelle l'effacement de l'individualité d'un électron faisant partie d'un atome est moins prononcé que dans le cas d'un photon absorbé.

L'acte d'émission d'électrons ou de photons les met en liberté et rétablit leur individualité on peut le concevoir comme la séparation de l'atome des individus plus simples ayant le caractère des particules, dont l'état est représenté par un paquet d'ondes'. Nous nous rapprocherons, semble-t-il, autant qu'il est possible, des vues de la mécanique nouvelle si nous admettons que ces particules (électrons ou photons) existent dans l'atome non en acte, mais en puissance, au sens aristotélicien de ces termes (voir § 7).

Disons encore quelques mots du noyau atomique. Dans la théorie primitive des quanta on se le représentait comme un assemblage très serré d'électrons et de protons. Cette image est cependant moins apte à fournir l'explication des données expéri1. Le mot individu est ici employé dans un sens large d'un objet réel définissable.


mentales que le modèle d'atome mentionné ci-dessus. De notre point de vue cela se comprend si nous supposons que la perte d'individualité de ces particules dans le système du noyau est plus complète qu'en ce qui concerne les électrons atomiques. Il y a lieu d'observer que l'explication des propriétés variées du noyau est peu avancée en mécanique quantique on s'y trouve en présence de difficultés qui ne sont surmontées qu'en partie. Nos considérations conduisent à la conclusion que les systèmes atomiques se présentent comme des touts, où il n'existe pas de parties aussi distinctement séparées et indépendantes que dans les systèmes régis par les lois de la physique classique. Leur unité se trouve exprimée par la fonction d'état -}', qui joue ainsi le rôle en quelque sorte d'organisateur.

La subordination des parties au tout et l'effacement de leurs caractères individuels au profit du tout constituent un second motif justinant l'applicabilité aux systèmes atomiques des notions empruntées au monde organique.

Tout ce qui précède nous fait prévoir que les lois de l'union des particules matérielles ou des systèmes atomiques eux-mêmea doivent différer profondément de celles qui sont fournies par la physique classique.

Nous ne pouvons qu'effleurer cette importante question. On peut formuler de la façon suivante la règle générale qui dérive des principes de la mécanique quantique « la variété d'états propres d'un système composé de parties est beaucoup plus grande que celle de toutes les combinaisons possibles d'états propres des parties prises séparément a. M. H. Weyl résume cet état de choses dans l'adage emprunté, comme il dit lui-même, aux vitalistes « le tout est plus que la somme de ses parties 1 ». En d'autres termes, l'union des parties étant plus intime que celle qui est prévue par les lois classiques, conduit en outre à l'enrichissement de possibilités dont disposaient les parties avant leur incorporation dans le tout.

Il ne faut pas cependant perdre de vue en discutant cette question que la diversité d'états d'un système atomique complexe, par exemple d'un atome contenant plusieurs électrons, est restreinte par la règle dite « interdiction de Pauli », d'après l. Loc. cit., p. S2,2i5.


laquelle ne sont permis, et par conséquent effectivement réalisés, que les états antisymétriques (par rapport aux fonctions d'état caractérisant les parties ultimes du système). Mais cette restriction elle-même met en lumière une propriété du tout qui ne dérive en aucune façon de celles des parties prises séparément. Lorsque, par exemple, nous passons de l'atome d'hydrogène à celui d'hélium contenant deux électrons, nous avons affaire aux propriétés de l'ensemble qui ne sont nullement présagées par celles des électrons libres ce sont la résonance d'échange processus inconnu dans la physique classique, l'exclusion des états symétriques avec l'intervention du spin, etc.

Dans l'augmentation du nombre des possibilités à la suite de l'union et l'apparition des propriétés appartenant spécialement au tout, nous rencontrons une troisième preuve, et la plus significative, du caractère organique propre aux idées de la physique contemporaine.

Il convient encore d'ajouter qu'on a appliqué aux problèmes fondamentaux de la mécanique quantique les méthodes abstraites de la théorie mathématique des groupes. Leur signification physique est profonde et mériterait une étude spéciale. Nous trouverions, d'ailleurs, les résultats conformes aux conclusions de ce mémoire.

VII. ANALOGIES HISTORIQUES

RAPPORTS DES IDÉES NOUVELLES AVEC LA PENSÉE GRECQUE. Notre interprétation, du reste très incomplète, des idées directrices de la mécanique quantique est terminée. Il n'y a pas de doute que la pensée scientifique poursuit, à l'heure présente, la création d'un système d'idées différant radicalement de celui qui avait été à la base de la connaissance de la nature depuis les origines de la science moderne. Il y a dès lors un intérêt incontestable à chercher si la manière, décrite ci-dessus dans ses grandes lignes, d'envisager les phénomènes liés avec le monde atomique est entièrement nouvelle, ou si, au contraire, passant en revue les diverses tentatives faites au cours de l'histoire par la pensée humaine pour comprendre le réel, certaines analogies ne se laissent pas déjà discerner. Peut-être, par exemple, aurionsnous pu, avant la constitution définitive des fondements de la


science exacte de la nature au xvne siècle, trouver un ensemble de notions impropre pour commencer à diriger la recherche scientifique, mais s'approchant, en revanche, des postulats de la physique nouvelle.

L'homme de génie, même privé de cet apport formidable de la science expérimentale dont dispose le savant moderne, pourrait néanmoins saisir au fond de toutes les choses de la nature ce caractère organique qui nous est apparu comme un des traits distinctifs principaux de la mécanique quantique. Nous estimons qu'un tel système de notions forme la base de la métaphysique d'Aristote, penseur en qui, comme le dit justement E. Boutroux', le génie philosophique de la Grèce a trouvé son expression universelle et parfaite.

Cette thèse, contraire en apparence à l'opinion quasiment établie sur les relations entre la philosophie grecque et la science moderne, mériterait un examen détaillé. Pour ne pas dépasser le cadre de ce mémoire nous devons nous contenter d'une brève argumentation nous espérons pourtant qu'elle suffira à faire voir l'intérêt du problème.

Nous avons attribué à la notion d'état une importance fondamentale dans la mécanique nouvelle; or, il nous paraît certain qu'on peut établir une analogie entre cette notion et celle de la forme qui constitue la clef de voûte du système aristotélicien. Un état, au sens défini au paragraphe 2, n'est pas la matière conçue dans l'acception cartésienne de ce mot comme res extensa, dont l'expression mathématique doit dépendre uniquement de la position dans l'espace-temps. Au paragraphe 2 nous avons vu, en effet, que l'état ne peut pas être généralement représenté dans l'espace-temps. Nous admettrons donc qu'il constitue un composant idéal des choses naturelles.

D'autre part, nous avons été amené à lui attribuer l'existence réelle, étant donné que toutes les propriétés physico-chimiques dépendent de la fonction d'état (rappelons que les grandeurs mesurables se présentent comme opérateurs opérant sur cette fonction); les phénomènes du monde matériel se réduisent aux changements d'état régis par l'équation (2), où figure l'opérateur d'énergie. En admettant que l'énergie exprime l'activité des i. Voir Études d'histoire de la Philosophie, p. 95, article t Ariatote )).


atomes, nous voyons que les notions d'état et d'activité sont étroitement liées entre elles.

Examinons maintenant comment est définie la notion de forme chez Aristote.

Selon lui, les composantes ou plutôt les principes* essentiels des objets de la nature sont la matière et la forme, dont la forme seule est connaissable.

La forme est le principe idéal des choses, mais il n'en faut nullement conclure qu'elle soit purement conceptuelle, sans existence réelle (au sens platonicien). C'est la forme qui fait que de la matière primitive se développent les choses déterminées et réelles. La matière primitive, le second principe essentiel dans la nature, a, d'après Aristote, un mode d'existence particulier: elle n'existe qu'en puissance, n'étant qu'une pure virtualité. La forme, comme principe actif et déterminant, lui confère la réalité en actualisant les possibilités latentes renfermées en elle.

Aussi l'activité est l'attribut essentiel de la forme; c'est pourquoi Aristote la caractérise par les notions complémentaires d'énergie et d'entéléchie, la première signifiant l'acte en voie d'accomplissement, la seconde, l'état achevé résultant de l'acte accompli, dont cet état a été le but. Il est à peine besoin de remarquer que le sens du terme « forme » est chez Aristote tout autre que dans le langage courant. Une main sculptée a, d'après Aristote, la « figure » et non la « forme » d'une main humaine, parce qu'elle ne peut accomplir les fonctions propres à la main (cité par Boutroux, l. c., p. 134).

L'analogie entre le rôle de la forme dans le système métaphysique d'Aristote et celui de l'état dans la mécanique nouvelle nous paraît indéniable. On peut la pousser plus loin encore. Les notions d'état et de grandeurs observables exprimées par les opérateurs ne sont concevables qu'en rapport avec un substrat, comme support aux états et à tout ce qui fait objet des observations en physique. Mais on n'en parle même pas dans les doctrines nouvelles on laisse ce substrat aussi indéterminé que la matière primitive d'Aristote.

Au paragraphe 3 on a vu que, si le système se trouve dans l'état exprimé par la fonction (5), les résultats de mesures des grani. Nous employons )e mot principe comme signifiant élément constitutif essentiel au sens le plus général.


deurs physiques correspondantes ne sont pas déterminés. On y peut appliquer les concepts d'Aristote en disant que notre système est virtuellement dans tous les états propres qui entrent dans la formule (5), ce qui signifie que l'acte de mesure fera passer le système dans l'un des états propres, mais que l'actualisation de chacun de ces états est contingente, n'ayant qu'une probabilité déterminée'.

La raison des analogies qui nous occupent doit être cherchée dans le fait que la vision de la nature chez Aristote avait un caractère nettement organique. La nature était pour lui un tout se développant sous l'action intrinsèque des formes incorporelles, considérées elles-mêmes comme des causes finales qui produisaient l'adaptation des parties au tout.

Même, selon Aristote, une partie n'existe qu'en puissance dans le tout dont on peut la tirer; le tout, a-t-il dit, précède les parties. On peut rapprocher ces idées de nos conclusions du paragraphe VI concernant l'effacement de l'individualité des particules au profit de l'unité quasi-organique du système atomique.

La doctrine d'Aristote s'est formée en opposition à l'école atomistique, dont le principal représentant dans l'antiquité avait été Démocrite. La vision du monde des atomistes se réduit à l'existence des atomes indivisibles différant entre eux par les propriétés quantitatives; leur mouvement dans le vide doit expliquer tous les phénomènes de la nature, y fait régner la nécessité mécanique excluant toute finalité immanente.

On sait que la science moderne, à partir du xvn" siècle, s'est rangée du côté des atomistes. En fait, l'essentiel de l'interprétation concrète des choses préconisée par eux se retrouve dans l'atomistique subtile qui constituait le point de vue de la physique contemporaine avant la création de la mécanique quantique, avec laquelle s'introduisent des idées rappelant les vues d'Aristote sur la nature de l'être.

Ces avatars de la pensée scientifique sont faciles à comprendre. Dans la première période, qui commence avec Galilée, la puissante méthode moderne, fondée sur la collaboration de l'expérience avec les mathématiques, a dû être appliquée au monde macroscopique, c'est-à-dire aux phénomènes accessibles aux sens. 1. Cf. le livre déjà cité de M. L. de Broglie (Conclusion, p. 2*4-246).


Les idées des atomistes étaient bien faites pour guider les recherches pendant le cours de cette période qui semble prendre fin de nos jours. Par contre, les concepts d'Aristote, plus profonds au point de vue philosophique, ont été jusqu'ici sans usage pour la méthode en question. Le besoin de les faire entrer dans la science exacte ne se révèle qu'après une pénétration de plus en plus profonde dans le monde des atomes et des radiations invisibles. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que les tentatives faites par Aristote pour appliquer les notions de sa métaphysique à l'explication des phénomènes physiques et astronomiques aient donné, en général, des résultats erronés.

Les systèmes philosophiques ont exercé sur les progrès de la science exacte une influence qui, pour être médiocre, ne saurait pourtant être négligée. Nous pensons que les physiciens eux-mêmes trouveront de l'intérêt à constater que nous sommes, probablement, au seuil d'une période qui s'annonce, dans l'histoire des sciences rapportée à ses origines, comme une sorte de synthèse opérée entre les principes de l'atomistique et ceux de l'aristotélisme.

C. BlALOBRZESKI.



ÉTUDES CRITIQUES

LE PRAGMATISME CONCEPTUEL DE CLARENCE IRVING LEWIS

Diverses voies mènent à la philosophie. Les plus grands systèmes dont nous puissions retracer l'histoire ne s'épanouissent pas tous autour d'un même problème philosophique qui serait comme le centre de gravité de toute recherche qui mérite de s'appeler philosophique. Au contraire, on retrouve en chacun d'eux, singulièrement, soit une inspiration majeure largement corroborée par le savoir contemporain, soit une inspiration morale prédominante, soit un effort de synthèse qui les réconcilie, ou les surmonte, ou les départage dans une démarche supérieure de l'esprit. De toutes ces conjonctures, cependant, la plus fréquente et la plus prolongée, dans la philosophie occidentale du moins, a été celle qui a associé la promotion des sciences exactes à la réflexion sur leurs méthodes et leurs fondements, et, en particulier, celle qui a solidarisé les progrès de la théorie des mathématiques avec le destin même de la théorie de la connaissance. D'ailleurs, les développements des méthodes expérimentales et d'observation n'ont point entamé l'importance accordée par tous les penseurs, touchés par la tradition rationaliste gréco-latine, au problème épistémologique conçu avant tout comme l'expression et la justification des exigences inhérentes à l'intelligibilité des mathématiques. La raison en est peut-être partiellement contingente et historique; mais, quoi qu'il en soit, cette explication demeure insuffisante. Ce n'est pas seulement parce que, de fait, les découvertes dans le domaine des sciences du géomètre et de l'arithméticien ont été les premières à


fournir à la théorie de la connaissance l'occasion de s'exercer sur des problèmes posés en termes de géométrie et d'arithmétique. Ce n'est pas non plus par l'effet de la priorité historique de l'étude de la logique sur quelque savoir empirique organisé que se justifie la procédure classique qui consiste à poser le problème de la connaissance, en y subordonnant tout à ce qui de droit serait logiquement premier. Dans ces conditions, l'emprise du mathématisme pur aurait dû magiquement se dissiper au profit d'une sorte d'empirisme radical si des méthodes nouvelles de caractère purement expérimental et intrinsèquement suffisantes comme telles avaient pu s'y substituer. Or, c'est un fait que l'introduction des méthodes expérimentales n'a nullement renversé cet ordre de valeurs qui hiérarchise en somme les vérités en fonction de leur certitude, mais que leur importance, en vue de constituer les sciences exactes, est allée de pair avec leur mathématisation progressive. Le caractère exclusif du matbématisme pur en fut affecté, mais jamais sa priorité, en tant que relation interne à tout savoir. Cette priorité était due à la cohérence intrinsèque et à l'apriorité universelle de la pensée mathématique. Rien ne pouvait y contrevenir. Ainsi, l'étroite solidarité qui fut immédiatement reconnue entre l'épistémologie et les mathématiques trouve sa justification dans une exigence du savoir, que les mathématiques satisfont au plus haut degré, notamment par leur certitude et leur précision. C'est pourquoi, attentif d'emblée à cette exigence, l'épistémologiste s'est tout de suite aperçu que, s'il réussissait à déterminer les fondements de cette certitude, il serait en passe d'accomplir le dessein propre de sa discipline.

Or, des progrès sensibles se sont produits dans l'étude même des fondements des mathématiques, depuis la publication déjà lointaine des Laws of Thought de Boole (1854). Au cours de ces trente dernières années tout spécialement, nous avons commencé à nous rendre compte des conséquences incalculables que les travaux de la logique mathématique pourraient avoir au point de vue de la théorie de la connaissance. Pour tout dire, ces conséquences révolutionneront bien des conceptions. Sans doute, l'unanimité des philosophes est-elle encore loin d'être réalisée sur ce point. Les uns en contestent l'importance intrinsèque, les autres la valeur philosophique. Quoi qu'il en soit, il suffit que certains s'attachent à nous en convaincre pour que nous nous donnions la


peine de les écouter. Et cette peine est assez grande, car il nous en coûte, pour mieux nous assurer de ce qu'ils avancent, de nous mettre à l'étude de plusieurs modes d'expression nouveaux, certes parfois imparfaits, et dont la rigueur et la concision, afin de remédier aux équivoques et aux ambiguïtés du langage commun, ne paraissent même pas toujours complètement satisfaisantes aux yeux de leurs auteurs. La logique mathématique a ainsi revêtu une grande variété de formes symboliques en vue d'exprimer d'une manière de plus en plus approchée cette « caractéristique universelle » dont rêvait Leibnitz, et elle a eu le malheur de rebuter beaucoup de philosophes en raison de cet appareil symbolique chaque fois remis en question par les divers promoteurs de cette jeune discipline moins sages qu'amateurs de sagesse, certains se sont contentés paresseusement de la dédaigner et, se méprenant à son sujet, se sont fait un honneur de la mépriser.

Cependant, ces philosophes continuaient à parler de certitude, de nécessité, de contingence, d'analyse et de synthèse, d'user de définitions, d'opposer raison et empirisme, dans leurs écrits et leurs controverses, comme si les mathématiciens, amenés à postuler quelqu'une de ces idées, n'avaient point ressenti quelque trouble inquiétude à leur usage et ne s'étaient pas, suivant leurs besoins, fait un devoir de les examiner et de les éclaircir. Ces éclaircissements constituaient un avertissement pour le philosophe. En effet, celui-ci ne pouvait demeurer plus longuement insensible à une démonstration qui, atteignant une précisîon et une rigueur exceptionnelles, établissait que la certitude des mathématiques résulte de son caractère purement analytique et de son indépendance vis-à-vis de tout fait d'ordre empirique'. De sorte que les prémisses des mathématiques cessaient d'être des vérités de raison dont l'évidence suffisait à leur justification pour les rationalistes classiques; elles ne pouvaient davantage constituer, comme Kant le pensait, les principes d'une intuition constructrice préfigurant l'expérience possible en général, et il fallait bien abandonner l'idée qu'elles ne seraient que des généralisations empii. H est non moins exact que certains mathématiciens contemporains ont été amenés à concevoir l'objet de leur discipline comme un champ de découverte de caractère purement empirique. Nous ne ferons aucune part à ce courant de pensée, d'autant moins que le fardeau de la preuve accable lourdement les auteurs de cette thèse et semble de tout son poids les réduire au silence.


riques progressives. L'idée que les axiomes se résolvent en de simples postulats se précisa de plus en plus. Ces demandes posées, à l'origine de tout système déductif apparurent bientôt comme des concepts abstraits, structurale ment et formellement précisés, grâce à des définitions et ce, avec une latitude qu'autorise toute définition tempérée par les fins contingentes poursuivies en vue de la constitution du système envisagé.

En dégageant ainsi le caractère analytique et formel des systèmes déductifs logico-mathématiques purs, un divorce a tendu à s'établir entre ces systèmes et les sciences naturelles, où l'observation et l'expérimentation jouent un rôle. La Relativité a montré que la rigueur des démarches déductives peut ne pas avoir comme contrepartie une certitude correspondante dans le domaine empirique elle a ainsi à son tour renouvelé l'épistémoiogie, en posant d'urgence le problème du rapport entre nos spéculations analytiques et notre définition du réel, entre nos concepts abstraits et notre expérience concrète. Plusieurs penseurs se sont immédiatement attelés à cette tâche. Les uns furent hypnotisés par les résultats de l'axiomatique et les vertus du formalisme, les autres s'attachèrent à créer un instrument logistique nouveau conforme au caractère de probabilité qui affecte toute la connaissance empirique

1. Il convient de noter, àcet égard, que ce sont les Principia Mathematica de Bertrand Russell etA.-N. Whitehead qui ont le plus contribue à créer l'instrument symbolique nécessaire à ce formalisme. Le premier à en avoir usé excellemment pour des fins philosophiques fut le regretté Jean Nicod. Outre une étude sur les Fondements des Mathématiques (Encyclopaedia Britannica, I!' édit.. Supplément), son ouvrage La Géométrie dans le Monde sensible ( t'aris, Alcan, 192t) se rattache à ce courant général de l'épistémologie qui consiste à construire des « modèles x d'expérience, comme le physicien construit des modèles d'atomes. On trouvera chez Whitehead plusieurs essais de même nature. Le plus récent et le plus achevé à cet égard est celui qui construit des édifices d'expérience susceptibles d'être interprétés par la physique mathématique contemporaine et conforme à des vues métaphysiques que nous ne pouvons préciser davantage ici on te trouvera dans Process and Reality (Cambridge, University Press, 19~9). L'effort, antérieur en date, de Bertrand Russell dans Analysis o/WaMer(Kegan Paul, 1927) se limite plus délibérément at'étaboration d'une interprétation de l'expérience du sers commun au moyen de « modèles )) d'expérience interprétables en Relativité génératisée. L'un et l'autre ferment un cycle de recherches dominées par la valeur du formalisme analytique. Mais une étude concomitante du Calcul des Probabilités et de ses fondements est venue grossir à son tour l'importance rotative qu'il convient d'attribuer à une logique du probable, qui absorberait partiellement l'objet des entreprises purement formalistes dans certains champs et réduirait le rôle de la certitude étendue inutilement à des domaines où elle ne prime point. De là un ouvrage comme le Treatise on Probabilities de Keynes (Kegan Paul,


Nous voulons retracer ici les démarches principales d'une solution de cette espèce, qui tient compte à la fois de ces deux desiderata, sans s'aventurer dans l'étude de la création de « modèles » d'expérience, d'une technique trop minutieuse pour ne pas souffrir de certaines amputations essentielles si nous les rapportions brièvement, sans non plus s'attarder à l'élaboration technique d'une logistique des probabilités qui demeure encore, reconnaissons-le, a bien des égards imparfaite.

Clarence Irving Lewis, dont nous nous proposons d'étudier quelques thèses récentes touchant la théorie de la connaissance, est venu à la philosophie après plus de vingt années de recherches consacrées à la logique mathématique. Il se rattache ainsi à cette forte tradition philosophique qui, depuis le Criticisme et en revenant toujours à l'inspiration essentielle du Criticisme, considère que la seule manière de bien poser les problèmes relatifs àl'épistémologie est d'abord de les penser à la lumière des conceptions maîtresses de la logique et de la mathématique, sinon de la physique mathématique, afin de dégager les conceptions implicites sur lesquelles celles-ci reposent, bref, aun de déterminer les fondements et les limites de leur certitude. Non seulement attentif aux résultats de la logique mathématique, mais ouvrier lui-même de cette vaste entreprise, M. Lewis était admirablement équipé pour en peser les résultats, en mesurer les conséquences; une solide information historique lui faisait également mesurer le chemin parcouru par l'épistémologie depuis la « Critique de la Raison Pure ». Auteur d'un ouvrage qui fait justement autorité auprès des spécialistes', M. Lewis s'était d'abord distingué par un travail d'ensemble et de mise au point sur la logique symbolique. Outre l'effortde synthèse dont il témoigne, pour tout ce qui touche aux progrès accomplis dans ce domaine par l'Algèbre Boolienne, cet ouvrage proposait une théorie originale de l'implication, connue sous le nom de théorie de l'implication stricte, par opposition à l'implication ~a<ey'te//e des théoriciens antérieurs ou contemporains. Nous n'aurons pas à y revenir expressément, car nous n'examinons pas la théorie de la connaissance de M. Lewis sous cette forme technique. On 1926) et une recrudescence de travaux dans ce sens (cf. Proceedings of the .ti7'M<o<e/t<M Society, London, 19~5-31). L'ouvrage que nous comptons examiner au cours de cet article a le singulier avantage de se poser au point de convergence de ces deux importants courants de pensée.

1. Survey of Symbolic Logic. University of California Press, Berkeley, 1918.


n'en trouvera qu'une vue rapide et fort générale au cours des observations qui vont suivre. Après avoir professé pendant plusieurs années à l'Université de Californie (Berkeley), M. Lewis fut appelé à diriger, à l'Université Harvard, un Séminaire de Logique et de Théorie de la Connaissance. Chargé d'un cours d'été pour la « Howison Lecture » à Berkeley, en 1926, c'est là qu'il exposa pour la première fois l'esquisse de sa doctrine épistémologique'; plusieurs ébauches partielles en furent confiées à des Revues2; la publication de and the IVorM Order3 vint enfin couronner cette suite d'efforts.

Telle étant la voie choisie par M. Lewis pour aller à la philosophie, on conçoit que sa prudence soit grande à l'égard de toute métaphysique purement spéculative qui préjugerait de la science future et anticiperait dogmatiquement sur l'expérience. Le courant idéaliste déclenché dans les milieux anglo-saxons depuis les années 1880 l'a à peine touché; et c'est à juste titre que M. Lewis considère ce moment intellectuel comme l'étape parménidienne, allègrement franchie par les philosophes de sa génération. En fait, chaque science, en raison de ses hypothèses et de ses méthodes directrices, sollicite à sa manière la réflexion philosophique. Car toute discipline intellectuelle, et même toute discipline dans la conduite de la vie, repose sur des principes et des critères généraux qu'il n'appartient pas à l'expérience ou à l'observation seules de déterminer. La détermination cohérente et coexhaustive de leurs concepts est une des tâches propres du philosophe. L'expérience et l'observation ne déterminent pas la nature du vrai ou du faux, du réel ou de l'irréel, ni même du bien ou du mal. Ces derniers relèvent de nos critères d'interprétation, qui sont l'oeuvre de l'esprit. De sorte que le rôle du philosophe se précise par là même en définissant les catégories du réel et de ce qui comporte de la valeur, il établira, au sein de l'expérience, une discrimination des critères qui nous permettent de fixer les limites du réel et de la valeur.

Puisqu'il est impossible et vain de vouloir donner une description totale du réel comme tel, le philosophe se contentera de défi1. The Pragmatic Element in Knowledge, Howison Lecture, i926. 2. The Structure of Logic and its Relation to other systems, Journ. of Philosophy. A Pragmatic Conception of the A Priori, Journ. of Philosophy. 3. Mind and the World Order, New-York, Scribner, 1930.


nir le réel en général et de préciser son intime corrélation avec le possible. Ce qu'il cherche, ce n'est pas de former au moyen du réel des classes dont il retiendra la propriété commune, car il est évident que cette dernière sera intrinsèquement universelle, puisqu'elle part d'une définition; mais, en généralisant dans toutes les catégories du savoir la distinction entre le réel et l'iréel, il retiendra la relation constante que ces catégories présupposent entre la donnée et l'attitude interprétative. Cette définition sera en compréhension et non en extension. En d'autres mots, elle sera critique et non descriptive. Enfin, elle s'explicitera en s'appuyant sur le critère purement négatif de la cohérence; le critère positif fera l'objet de notre étude par la suite.

Cela signifie-t-il que l'expérience ne jouera qu'un rôle épisodique, qu'elle n'interviendra que pendant le temps qu'il faut pour préciser la relation constante entre nos interprétations ? Ce serait se méprendre, puisque l'expérience ne s'évalue et ne s'interprète point par soi-même et que toute interprétation s'en réfère d'une manière continue à l'ensemble de l'expérience. Comme l'expérience comprend le réel aussi bien que l'illusoire, le fantastique aussi bien que le véridique, c'est le fait d'un empirisme paresseux de penser qu'elle est maîtresse et dispensatrice de toute sagesse. Toute généralisation repose sur des critères préalables, ce qui ne signifie pas qu'il n'y a qu'un seul mode univoque de généralisation de l'expérience. C'est pourquoi, tout en se référant continûment à l'ensemble de l'expérience, une généralisation qui prétendrait englober l'expérience totale demeure impossible A vrai dire, il n'y a qu'un critère pragmatique pour départager nos modes d'interprétation, nos catégories et nos valeurs. Nous serons amenés à délimiter la juridiction de ce critère.

Que si l'on pense, d'autre part, que c'est en raison de l'immédia'tion suprême dont jouit l'esprit par rapport à soi-même que peuvent se déterminer les fondements de nos modes d'interprétation, on verse dans la même inconséquence que tout à l'heure. Ici, comme précédemment, on se refuse à associer continûment esprit et expérience. S'il est possible et légitime de séparer analyticluement tout élément légal de son contexte d'expérience, il n'en demeure pas moins que c'est toujours dans l'expérience que nous puisons pour effectuer n'importe quelle opération qui s'y rapporte. Ainsi, on a raison d'accorder à l'a priori une primauté sur la don-


née, de même que, quand on dénonce une fin éminente, on est en droit de lui accorder une primauté dans l'expérience, mais cela ne signifie nullement qu'ils ne nécessitent plus le concours de l'expérience pour se réaliser. Bref, on a beau désarticuler la priorité logique d'une fonction, cela ne signifie point qu'elle soit absolument indépendante de l'expérience.

Ce que M. Lewis se propose de préciser, c'est, en se tenant à égale distance d'un empirisme et d'un rationalisme radical, une attitude qu'il qualifie lui-même de pragmatisme conceptuel. Il entend renouer ainsi, par delà James et Royce, la tradition authentique du pragmatisme de Charles Peirce et porter remède aux incongruités du néo-réalisme anglo-américain. Nous allons tenter de préciser cette attitude à notre tour au cours des pages qui vont suivre.

Si nous considérons que la connaissance comprend au sens propre tout ce qui est vrai ou vérifiable, nous écarterons ainsi d'emblée certaines équivoques du domaine de ]a théorie de la connaissance. Afin de corriger immédiatement ce que cette définition pourrait avoir de restrictif, nous ferons observer que l'expérience ne peut se confondre avec la connaissance. Elle la déborde, la recouvre, la contient comme une de ses parties. En effet, si l'on veut bien admettre que l'expérience comprend l'ensemble des manifestations de notre activité sous toutes ses modalités possibles, il faut bien circonscrire la connaissance dans une zone intérieure à cette spontanéité et la réduire à tout ce qui concourt en elle a produire le réel, c'est-à-dire ce qui est vérifiable. Or, deux facteurs interviennent dans la production durée! un facteur conceptuel et un facteur de donnée. Leur conjonction représente le champ de tout ce qui est vérifiable. Celui-ci se distribue donc naturellement en deux provinces dont les frontières sont loin d'être tracées une fois pour toutes. L'une est purement conceptuelle et comprend la connaissance affectée d'un caractère de certitude, c'est-à-dire l'ensemble des vérités a priori. L'autre, purement empirique, constitue la connaissance anectée d'un caractère de probabilité. II est évident que la connaissance ainsi divisée pour les besoins de notre méthode d'exposition forme un tout indivisible en droit, puisque aussi bien les vérités empiriques requièrent l'intervention de nos modes d'interprétation conceptuels et que c'est l'objet de la théorie de la connaissance de déterminer leur mode de collaboration.


Amsi, le problème de la connaissance se pose clairement dans les termes suivants comment le concept (ou tout système de concepts) peut-il avoir une signification objective réelle? En se prenant à quoi dans la donnée ? En se fondant sur quelle certitude? Avant d'aborder notre problème dans ces termes, il convient de jeter quelque lumière sur les deux facteurs qui contribuent à engendrer la connaissance vraie ou vérifiable au sein de l'expérience.

La distinction que nous nous proposons d'admettre entre concept et donnée se justifie d'abord par deux arguments de sens commun. (1°) Si nous n'admettons aucune donnée, la connaissance reste une connaissance vide, absolument arbitraire, et, pour tout dire, elle ne tend à représenter la vérité de rien. Or, nous savons ce que nous voulons dire en parlant d'une connaissance dont nous nous assurons qu'elle est vraie. Sa cohérence intrinsèque et extrinsèque, qui lui vaut en partie son objectivité réelle, ne va jamais de soi. Nous nous en référons à une donnée, indépendante, certes, comme ncus le verrons, de nos concepts, mais liée à partie avec ceux-ci pour autant qu'il s'agit d'une interprétation du réel. (2°) D'autre part, si nous n'accordons pas un rôle constructif à notre activité spirituelle, la pensée devient pour ainsi dire superflue; un flux irrépressible de données fantasmagoriques se succèdent spectaculairement, qui ne peuvent nous intéresser à aucun titre, puisque, sans intervention de l'esprit, tout, dans ce courant d'événements, serait vérace. L'erreur serait non seulement inexplicable, mais ne requerrait même aucune explication. Le vrai et le faux demeureraient sans la moindre signification. Or, c'est un fait qu'ils en ont une pour nous; c'est un fait que nous ordonnons le réel. L'hypothèse la plus simple consiste donc à admettre pour le déterminer par la suite que l'esprit joue un rôle en face de la donnée. A cet égard, diverses théories nous empêchent d'aller de l'avant. Pour faire court, elles se réduisent à deux principales. Plusieurs philosophes contemporains ont suggéré l'idée qu'une « réalité privilégiée s'offre à nous, dans des circonstances qu'ils s'efforcent de déterminer, comme un objet immédiat de connaissance. Ces théories sont toutes empreintes à quelque degré d'un mysticisme que l'on est en droit de ne pas partager, ou se rattachent à une métaphysique à laquelle on peut avoir des raisons de ne pas souscrire. Ainsi, le bergsonisme, en érigeant l'intuition au


rôleéminent de connaissance que l'on sait, se voit dans l'obligation de rejeter l'intellectualisme au rang des illusions que les exigences de l'action nous imposent, mais au détriment et à l'encontre des exigences spirituelles les plus profondes. De même, tous les néoréalismes reposent sur cette singulière hypothèse que la connaissance ne résulte que d'une coïncidence entre l'esprit, purement sélectif, et la donnée, absolument indéformable. A la recherche d'une immédiation appropriée de la donnée, ces théoriciens n'ont pu qu'éluder le problème de l'erreur et de l'objectivité, et se sont vus obligés d'admettre comme des objets réels, soit les incompatibles et les contradictoires, soit même les propositions, c'est-àdire des produits manifestes de nos médiations conceptuelles. D'autre part, s'il est vrai que les grands théoriciens idéalistes, cédant à leur tour à des préoccupations métaphysiques, ont remis en lumière le rôle constructif de l'esprit dans la constitution des objets réels, ils l'ont obtenu au prix d'un sacrifice que nous ne sommes pas prêts à faire allègrement avec eux. S'apercevant de notre prise sur les objets réels, ils en ont conclu que ceux-ci n'avaient rien à voir avec la donnée. Or, c'est d'une donnée déjà interprétée que tous parlent, à. ce moment de leur démarche dialectique, et non d'une donnée indépendante de l'esprit. Ils sont donc inattaquables sur ce point. Mais à quoi donc se réfère la connaissance vraie? Lorsqu'elle se trouve intrinsèquement cohérente, c'est clair, encore que cette cohérence exige d'être expliquée. Mais lorsque nous lui demandons de représenter un objet réel, est-ce sans aucune corrélation avec nos données? De quoi sert-il alors de vérifier ce que le savoir postule, conçoit ou prévoit? Tout le savoir ne va pas de soi.

Précisons donc, sans plus tarder, les deux facteurs essentiels de la connaissance.

Avant que se pose à nous clairement toute opposition et toute distinction quelconque entre illusion et réalité, entre rêve et veille, entre sujet et objet, dans ce flux d'événements, déjà différenciés, certes, mais à l'état brut avec ses disjonctions et ses conjonctions immédiatement présentes, l'expérience s'offre à nous comme donnée. Il nous apparaît alors que, quelles que soient nos constructions conceptuelles anticipatives ou ultérieures, au sein de l'expérience surnagent des éléments que nous sommes incapables de créer, d'engendrer et d'adultérer cette ineuàbilité qualitative


fondamentale et cette inaltérabilité sont les seuls signes par quoi s'impose à nous la donnée. Sans doute, dès que nous en parlons, nous l'avons déjà élevée au rang de réalité et, par suite, abstraite de son contexte brut; mais, comme telle, elle a un caractère préanalytique. Quand nous lui donnons des déterminations positives dans la connaissance, nous nous reportons toujours médiatement à un quale fondamental, c'est-à-dire à un élément intéressant l'expérience sensible; à ce moment de nos démarches constructives, il n'en demeure pas moins que nous lui reconnaissons toujours un caractère d'inaltérabilité qu'aucune expérience possible, qu'aucun comportement ultérieur ne peut réduire à néant. Ces caractères suffisent à dénoncer le facteur de la donnée dans la confection de notre connaissance. Il doit être bien entendu que la donnée n'est point l'objet d'une connaissance directe. Dès qu'il y a connaissance, il y a transcendance de l'immédiat. Mais ce n'est pas parce qu'il n'y a de connaissance que dans de telles conditions qu'il faut en conclure qu'il n'y a pas de donnée.

Si nous considérons maintenant le concept, trois sens s'offrent à nous pour le caractériser. Nous pouvons le considérer comme l'état psychologique particulier qui s'associe à l'usage d'un mot désignant une classe ou un individu; nous pouvons l'entendre comme la signification qui se forme, se déforme et se transforme au cours de l'évolution d'un mot dans le langage; enfin, nous pouvons le prendre comme la compréhension logique ou la connotation d'un terme. Les deux premières significations relèvent de la génétique; la dernière ne relève que de la logique, c'est-à-dire de nos systèmes déductifs abstraits.

Pour intéressante que soit toute génétique, ce n'est pas ce qui nous retiendra premièrement ici. Ce qui nous préoccupe, c'est la signification logique du concept dans ce qu'elle a d'impersonnel et d'objectif, dans ce qu'elle a de constant, de clair et de précis. Les différences idiosyncrasiques sont de règle pour toutes les idées que nous entretenons; il n'en résulte d'ailleurs aucune différence pour la connaissance commune. Comme la communauté des idées dans l'ordre qualitatif demeure finalement invérifiable, mais que nous posons une identité relative des esprits, de même que nous attribuons une identité relative et de nature causale à ce qui est réellement objectif, ainsi le concept qui possède cette signification objective commune doit tenir cette vertu d'autre chose que d'un


caractère psychologique, ou d'un accord des esprits, ou d'une « réalité » indépendante (idée, essence, etc.). Nos sensations varient sans cesse; cela ne nous empêche pas de reconnaître une couleur parmi d'autres. Lorsqu'une signification devient commune à deux ou plusieurs esprits qui s'entendent, grâce à l'usage d'un substantif ou de son équivalent dans le langage, nous pouvons être assurés qu'ils ont formé un concept, mais cet accord ne constitue pas une justification par soi-même, il n'est que le signe d'un comportement fondé déjà par ailleurs. On ne réussit pas mieux à expliquer le caractère objectif du concept en le traitant lui-même comme une « chose », dont l'accord des esprits serait la conséquence éventuelle dans des conditions convenables. Toutes ces alternatives postulent ce qu'il s'agit d'expliquer'.

La signification objective commune de nos concepts résulte d'un caractère qui n'est pas étranger aux méthodes dont nous disposons pour vérifier cette signification. Or, elles ne sont qu'au nombre de deux. Nous pouvons ou bien définir nos concepts, ou bien montrer ce qu'ils dénotent au moyen de notre comportement. Définir ou montrer, il n'y a pas d'autre alternative. Toute autre méthode se ramène à cette méthode originelle. Or, seule la signification commune et communicable est conceptuelle; toutes les idiosyncrasies adventices sont, ou bien dépourvues de signification, ou en prennent une qui est conceptuelle. Par suite, en procédant à la définition de nos concepts à l'aide d'autres concepts, nous ne faisons que nous référer aux rapports internes de tout concept avec d'autres. Les rapports de défini à définissant sont donc circulaires, ils s'appellent mutuellement, ils ne se hiérarchisent pas au profit de genres suprêmes privilégiés. Le concept dont on détermine la valeur logique, en vue d'établir sa fonction épistémologique, n'a donc pas de vertu intrinsèque, pas plus que les éléments auxquels on le rattache en le définissant. Ni l'un ni l'autre n'ont de privilège. Le terme de référence choisi dépend de notre convenance théo1. Nous n'insistons pas sur la théorie de la connaissance qui se fonde sur l'accord des esprits. La critique de M. Lewis à cet égard est fort peu poussée. On trouvera, dans l'article intitulé: ConceH</cKe<~aMon,que mon maître. M. E. Dupree),apubHédans)a/!e))Mea!e~<apA~t~Kee<6fe~ot'a/e (AnnéeJ92S, p. 283 et suiv.), un exposé succiuct de cette théorie et des arguments essentiels qui militent en sa faveur. Depuis lors, M. Dupréel a considérablement étendu ces vues et leur portée. On les trouvera dans son Traité de Morale (Travaux de la Faculté de Philosophie de l'Université de Bruxelles, Tome IV, 2 \o)., Bruxelles, 193~), notamment p. 680 et suivantes.


rique ou de tout autre motif contingent. De la sorte, un concept n'a donc pas de fonction hiérarchique inhérente à sa nature métaphysique il ne se distribue pas en sous-concepts explicatifs qui composeraient comme ses parties. Au cours de toutes ces opérations analytiques, nous ne disséquons pas un tout en ses éléments; nous construisons nos concepts et, pour cela, nous ne faisons simplement qu'établir des rapports formels entre eux indéfiniment. Ainsi, le concept est d'essencerelative. Les rapports qui définissent un terme conceptuel donné et, par suite, épuisent la signification dont nous partons, sont internes à la signification de ce terme. Rien d'autre ne constitue un concept que ces rapports à d'autres concepts et, réciproquement, pour ces derniers par rapport au premier et il d'autres.

Que s'il s'agit, d'autre part, d'un comportement en vue de montrer ce que dénotent nos concepts, ce comportement se référera à son tour à un certain état de la connaissance, c'est-à-dire à une certaine manière d'articuler le réel au moyen de rapports vérifiables. Dans ces conditions, le rôle du concept, quel que soit son degré d'adhérence à la donnée de l'expérience qualitative, nous apparaît comme exclusivement analytique; il se dissout en une succession de rapports comme le point de la géométrie classique pour le géomètre contemporain. En effet, ce point peut tantôt être considéré comme une entité simple, primitive, indéfinissable dans tel système déductif et jouir de propriétés formelles déterminées du fait qu'il est capable d'entrer en rapport avec d'autres termes qu'il sert à définir; tantôt, dans un autre système déductif équivalent, ce point peut résulter lui-même de rapports entre d'autres figures, telles que des sphères dans des rapports de contenant à contenu, posées à leur tour comme des entités indéfinissables intrinsèquement simples et primitives. Dans l'un ou l'autre cas, suivant les systèmes déductifs choisis, le point ne se définit pas, ou bien il se définit au moyen de rapports complexes, différant dans leur contenu, suivant la nature de nos propositions primitives. Ce qui est vrai du point est vrai de tout concept dont nous pouvons déterminer a priori tous les caractères. Mais tous les concepts ne sont pas de cette espèce. Aussi ces derniers, construits à l'aide de matériaux qui ne sont pas purement formels, posent-ils de graves questions qui intéressent au plus haut point le théoricien de la connaissance.


Après avoir précisé les deux facteurs qui sont appelés à jouer un rôle dans la théorie de la connaissance, nous allons maintenant délimiter sommairement les deux ordres de connaissance que nous serons amenés à analyser par la suite.

Toute connaissance du réel (ou du possible) repose sur deux types de constructions intellectuelles l'une requiert une uniformité de structure ou une constance de termes l'autre, une uniformité dans le comportement des termes, ou une loi. Toute construction intellectuelle complexe ou simple est un système de constantes déterminant les structures et les comportements des variables que la théorie est amenée à y faire figurer. Par suite a. Lorsque, de la simple analyse de nos concepts, par le truchement d'une simple inférence, nous établissons des relations constantes, de structure ou de loi, entre nos concepts, nous avons affaire à des vérités a priori.

b. Lorsque, sur la foi d'identifications ou de corrélations établies parmi nos données, nous posons certaines uniformités (structurales ou légales), représentant une anticipation sur le caractère du réel, nous avons affaire à des vérités a posteriori. Or, toute anticipation sur l'expérience ne peut être que probable, puisqu'elle préjuge du futur en fonction d'un corps de connaissances et d'informations dont nous ne sommes jamais assurés qu'ils est rigoureusement complet. Par suite, toute connaissance empirique est une vérité probable. Tout ce que nos jugements objectifs peuvent comporter de certitude ne peut provenir que de leur connexion avec certaines vérités a priori. Quand nous aurons donc expliqué la nature de ces deux ordres de vérités, les vérités a priori et les vérités probables, nous étudierons leur mode de collaboration. L'a priori est appelé à remplir deux fonctions dans la connaissance il peut avoir une fonction formelle et une fonction réelle. Lorsqu'il joue un rôle purement formel, comme dans les vérités de la logique mathématique, l'a priori ne se présente que comme un critère d'interprétation de nos concepts. Il détermine notre connaissance du possible en général. Mais s'il joue un rôle dans la détermination de la réalité objective, l'a priori se présente comme un critère d'interprétation de l'expérience possible, soit de l'expérience possible en général, soit de l'expérience possible dans


un cas d'espèce. Dans ce cas, le rôle de t'a priori est subordonné à des définitions, des classifications introduites parmi les rapports existant (découverts ou postulés) entre les choses. Avant d'examiner le rôle de l'a priori sous cet aspect, un examen minutieux de l'a priori formel s'impose. La thèse centrale de la théorie de la connaissance de M. Lewis est que fa priori formel est purement analytique, en d'autres termes qu'il n'y a d'a priori que de 6!e/ÏMt<!OM'.

L'étude des divers systèmes déductifs auxquels donna lieu l'élaboration de la logique mathématique, de l'algèbre de la logique, de l'axiomatique, bref, de la logistique, a progressivement précisé l'idée que ces systèmes, en dehors de toute question relative à leur application, ne sont que des développements formels susceptibles de revêtir une grande variété de modes d'expression, tant au point de vue opératoire qu'au point de vue des rapports généraux qu'ils mettent en oeuvre.

Nous ne ferons pas longuement état, ici, d'une objection suivant laquelle ces divers systèmes déductifs ne correspondraient pas au cheminement effectif et spontané de la pensée scientifique ou de la pensée commune. Cette objection ne porte pas. Car la création de ces systèmes est née d'un besoin de rigueur et de précision dans l'esprit de certains mathématiciens. Attentifs à pénétrer les fondements de leurs démarches, c'est bien plus en vue d'asseoir leur certitude sur des bases solides que ces théoriciens 1. Cette thèse extrêmement intéressante n'est pas défendue pour la première fois. Sans préjuger de la manière dont on la trouvera exposée dans un Traité qui verra bientôt le jour, sans engager en aucune façon son auteur, elle a été présentée à diverses reprises par mon distingué maître Marcel Barzin, professeur à l'Université Libre de Bruxelles, au cours de plusieurs séances de la Société Belge de Philosophie (notamment en avril 1927). Les scrupules scientifiques qui ont retardé la publication de ces conclusions ne font qu'en accroître l'intérêt et la valeur. Que deux philosophes, à la suite d'une étude approfondie de la logique mathématique, aient été amenés à des conclusions analogues, cela n'est pas fait pour surprendre, et témoigne seulement de leur commune sagacité. Je pense, d'ailleurs, que l'ensemble des considérations philosophiques qui enroberont les résultats de M. Barzin achèveront de nous persuader que l'analogie n'est que fort lointaine. N'empêche que cette conjoncture est bien faite pour attirer l'attention sur un problème épistémologique qui, hors ces deux auteurs, n'a guère été étudié avec beaucoup de soin. Que deux philosophes, sans se connattre, aient, en dehors de tout système, reconnu l'urgence d'un tel problème, cela ne peut que noua incliner à en prolonger l'étude dans les conditions où il nous est proposé ici pour la première fois, quitte à en rectifier les résultats, s'il le faut, dans l'avenir. Notons dans le même ordre de recherches Carnap, Der logische Aufbau der Welt, Wien, 1928; et E. Kaila, Der logistische Neupositivismus, Turku, 1930.


s'y sont attardés qu'en vue de simplement prolonger les découvertes mathématiques. La diversité des voies qui peuvent mener à des découvertes logiques ou mathématiques ne dissipe pas l'exigence scientifique fondamentale d'une démonstration probante à l'appui de ces découvertes. Or, c'est en s'attachant à élaborer avec plus de soin ces preuves, ayant trait, dans la plupart des cas, à des vérités mathématiques dont on estimait qu'une preuve satisfaisante en avait déjà été donnée, que ces mathématiciens se sont mis à l'œuvre. Le reproche, qui leur était imputé, de ne pas suivre les démarches spontanées de la découverte mathématique manquait donc absolument d'à-propos. C'était d'un légitime souci de forme et de rigueur qu'ils se préoccupaient, et de rien d'autre. Aussitôt, certains mathématiciens (et non des moindres) redoutèrent de voir leur génial labeur enfermé dans des modes spécifiques de démonstration qui seraient dorénavant de rigueur, du moins à partir du jour où les formalistes les auraient justifiés. Ces craintes, pour tout dire, étaient absurdes. Les procédés de la découverte sont une chose, les procédés de démonstration, une autre. N'empêche qu'il n'y a pas de mathématicien au monde qui ne requière préalablement une preuve de ce que n'importe qui prétend faire passer pour une découverte générale dans le domaine des mathématiques. Ceci étant clair, ce qui résulta de cet effort de rigueur exercé à l'intérieur des systèmes déductifs classiques fut un élargissement de la logique formelle elle-même. Dès ce moment, celle-ci domina ses résultats fragmentaires et fut outillée pour fournir une théorie technique de la preuve, capable de s'élever au niveau d'un calcul achevé. Certes, une telle théorie ne pouvait représenter l'ordre même de nos démarches intellectuelles épisodiques dans telle ou telle partie du savoir, puisqu'elle en figurait la théorie. Pas plus que toute théorie déductive de la physique généralisée ne restitue comme des corps séparés les résultats systématiques obtenus dans les branches de l'optique, de t'électricitë et de la mécanique, mais les réduit en relativité à des expressions uniques et de la sorte ne correspond plus à l'ordre des découvertes épisodiques antérieures; de même, toute technique logique de la preuve représente une construction intellectuelle où l'histoire de la pensée mathématique est réduite à des exigences théoriques propres qu'elle n'a pas connues immédiatement elle-même; où par conséquent il peut falloir une longue


suite de déductions avant d'établir que le nombre cardinal est une promotion formelle de la logique, et une plus longue suite encore pour démontrer que les objets de la physique mathématique s'en déduisent finalement. Il y a eu dans toute cette querelle entre logisticiens et mathématiciens un malentendu grossier dont on est en droit de se demander aujourd'hui comment un Poincaré a pu complaisamment le grossir et maint philosophe l'admettre sans réserve.

Quoi qu'il en soit, en scrutant les fondements des divers systèmes déductifs, en dégageant une théorie de la preuve, certaines observations devaient finir par s'imposer aux logiciens. Leur intérêt n'a cessé de croître et nous constatons aujourd'hui que celles-ci comportent des enseignements précieux pour l'épistémologie. En effet, les axiomes des systèmes déductifs allèrent d'abord se transformant en de simples demandes, dont rien ne pouvait être préjugé quant à leur valeur empirique. On s'aperçut qu'à la base de ces systèmes se trouvaient des propositions primitives, en nombre limité, mais non point évidentes en soi, en tout cas, point affectées de ce caractère d'évidence avec lequel certaines propositions, plus éloignées dans la chaîne déductive du système, s'imposaient à nous. Dépourvues d'évidence, ces propositions apparurent bientôt comme dépourvues de valeur intrinsèque on en vint à penser que tout système E peut être interprété au moyen d'un certain nombre de propositions primitives, P, Q, R, où des entités a, b, c, judicieusement choisies, font simplement l'objet d'une ou plusieurs définitions opératoires, de telle sorte que si l'on choisissait d'autres entités primitives, d, e, f, les propositions primitives S,T, U exprimeraient à leur tour certains caractères opératoires qui nous permettraient de développer le système S', équivalent au système S. Dans l'un et l'autre cas, rien ne nous guide que des critères formels'. Et chaque corps de propositions primitives peut être dépourvu complètement de signification pour nous, du moment que nous savons quels sont les caractères formels que 1. En ce qui concerne la technique de ces systèmes déductifs, notamment ce qui relève de fin iependanee, de la cohérence, de la simplicité et de l'exhaustivité des propositions postutées ou de l'équivalence des systèmes, nous ne pouvons insister davantage ici. Qu'il nous suffise de dire que ces techniques sont à tous égards complètement satisfaisantes; il ne nous incombe pas dans ce court article d'examiner tes paradoxes auxquels certaines parties de la mathématique peuvent avoir donné lieu.


nous allons entériner en vue de la constitution de notre système déductif. Dès que ce que point peut être fixé, la déduction formelle peut être entreprise sans information supplémentaire. H résulte de ce formalisme que les concepts de nos divers systèmes déductifs (lorsqu'ils se trouvent débarrassés de toutes leurs scories empiriques) apparaissent comme de simples trames de rapports, circonscrits dans le monde du possible, pour former notre monde de vérités a priori et que leur caractère postulatoire relatif n'est que de définition. En effet, nos postulats définissent les rapports qui fixent le rôle des entités envisagées dans le système choisi; d'autres pourraient les définir autrement, s'il nous plaisait de manipuler d'autres entités. Ainsi, il n'y a rien de plus incolore que les fondements d'un système déductif déterminable a priori. Toutes nos vérités a priori sont purement formelles, ou de définition. Les vérités analytiques a priori qui figurent les rapports entre concepts sont donc la plus haute expression de l'autonomie intellectuelle elles dressent la topographie de l'intelligible en nous invitant à opérer notre choix parmi des alternatives qui, tout en n'étant pas contraignantes, ne sont pas non plus dénuées de tout sens'.

Dès lors, si nous ne possédons pas de critères purement rationnels et univoques; s'il n'y a pas de catégories éternelles données; si, d'autre part, il n'y a pas de faits bruts réalisant la coïncidence unique entre nos concepts et nos données, qu'est-ce qui peut décider de l'objectivité? A défaut d'une solution radicalement rationaliste ou radicalement empiriste, lorsque des alternatives également intelligibles s'offrent à nous, laquelle inclinons-nous à appliquer? Tout système conceptuel envisagé dans son application possible constitue une anticipation sur le réel. Puisqu'une définition analytique n'est dans notre système conceptuel qu'une matrice à para1. Cf. Archives de <<t Société Belge de Philosophie, Fasc. H!. Bruxelles, Lamertin,<929; notre a~tic~e:«E~périence et Formalisme. A propos de J.Nicod.x » Depuis la publication par Lewis de l'ouvrage que cet article commente, les lecteurs de la Revue de Métaphysique et de Morale ont pu prendre connaissance, par l'article de M. Zarewski, des développements que Tarski et Lukasiwiecz ont donné à une sorte de métatogique. étargissement de la logique classique. Sans préjuger des extensions que ces auteurs donnent à ces découvertes, il n'est pas superflu de noter que M. Lewis, dans un article intitulé « Alternative Systems of Logic (Monist, année J932, p. 481), a nettement entériné leurs résultats. La théorie qu'il a en effet donnée de l'a priori est une théorie « ouverte à toutes ces modifications et extensions. Une logique à valeurs multiples ne présente pour cet auteur aucune difUcutté formelle.


digme, il nous faut nous assurer si elle pourra jouer un rôle parmi les dénotations que nous allons devoir former en vue de l'interprétation de nos données. Lorsque notre système de concepts s'applique, cela signifie que nous définissons le réel en fonction de l'intelligible choisi. Nous nous trouverons alors avoir affaire (1°) soit àun même ordre intelligible pour une diversité de choses empiriques (comme dans la théorie générale des phénomènes ondulatoires) (9°) soit à divers ordres intelligibles pour une même chose empirique (nous hiérarchiserons et dénoncerons certaines équivalences comme entre phénomènes statistiques macroscopiques et microscopiques) ;(3") soit, enfin, à un certain ordre de rapports imparfaitement applicable, c'est-à-dire partiellement valable dans certaines conditions et partiellement dans d'autres (comme dans les phénomènes quantiques). Quoiqu'il en soit, il ne peut y avoir qu'un critère extrinsèque pour décider du système conceptuel que nous appliquerons et des qualités que nous assignerons systématiquement au concept au sein de l'expérience. Par suite, seules les conséquences mesureront l'objectivité de nos concepts. Et il faut entendre par là que les alternatives équivalentes, strictement aussi intelligibles les unes que les autres, constituant des vérités a priori au même titre les unes que les autres, seront départagées suivant les conséquences que leur adoption comporte. Ces conséquences dépendront des fins d'espèce poursuivies, qui seront tout bonnement contingentes; elles dépendront également des systèmes adoptés, puisque ces conséquences, suivant l'interprétation initiale donnée à nos entités primitives et à nos rapports formels, peuvent présenter de très grandes différences (ce qui est déduit ici peut être postulé ailleurs, et vice-versa) enfin, ces conséquences pourront s'estimer à la mesure du maximum d'intelligibilité qu'autorise le système dont elles dépendent. On peut se représenter dès maintenant en quel sens la théorie de la connaissance de M. Lewis est un pragmatisme. Puisque les caractères intrinsèques de nos vérités a priori sont strictement tous de même nature, il n'y a rien qui départage ces vérités sur le plan théorique. Elles sont le produit de notre pouvoir de postuler et de définir, par des voies analytiques qui sont innombrables. Mais si, d'autre part, nous décidons des vérités que nous préférons en fonction des conséquences liées à leur capacité d'interprétation, il parait bien que le pragmatisme de M. Lewis doive être


distingué de tous les autres, de celui de James et de Poincaré notamment. Ces derniers pensaient que les succès utilitaires, les besoins de l'action, à eux seuls, constituaient des sources et des critères de vérités. Ce n'est plus exactement la position de M. Lewis. En qualifiant sa doctrine de pragmatisme conceptuel, il entend affecter notre connaissance de la réalité objective d'un coefficient de contingence, mais pour mieux isoler et imperméabiliser en quelque sorte le champ de nos vérités a priori. Dans le champ des connaissances, une connaissance de la vérité doit se distinguer d'une connaissance de la réalité. Ce ne sont pas les latitudes dans la confection du vrai qui font défaut. Leur foisonnement tend aujourd'hui à devenir plutôt encombrant. Nos incursions dans le possible sont devenues de plus en plus fécondes et faciles. Devant cette multiplicité d'alternatives stricto sensu toutes équivalentes, pour autant que l'on se demande si elles sont vraies, il faut bien autre chose que leur caractère intrinsèque de vérité pour décider ce qui va parmi celles-ci constituer la réalité. Nous procédons. ici comme ailleurs, dès que nous prenons conscience de notre fonction intellectuelle dans cette entreprise, par définition. Les diverses disciplines scientifiques s'efforcent de rendre plus explicites et plus rigoureuses que l'expérience commune les définitions dont nous faisons usage. Mais ce qui détermine le réel ne peut se confondre (puisque les concepts en sont en nombre plus restreint) avec ce qui détermine le vrai, dont les concepts ne sont pas exhaustivement constitués non plus à aucun moment du développement du savoir. C'est pour cette raison que la doctrine de M. Lewis revendique le titre de pragmatisme conceptuel. On voit donc que le pragmatisme conceptuel de M. Lewis n'est pas un de ces utilitarismes naïfs de la connaissance vraie, mais qu'il sert départager les vérités a priori en vérités objectives ou non, en vérités interprétant l'objectivité réelle ou non, suivant le seul critère dont nous disposions dans ce cas, à savoir celui des conséquences des conséquences à la fois intellectuelles, expérimentales et pratiques. Ainsi, une conséquence pratique ne peut jamais donner la mesure de la vérité. Partant de la vérité a priori (dans l'ordre systématique et logique de nos démarches s'entend) et définissant le réel ensuite, comme il ne nous sera possible de vérifier que ce qui est fonction de notre « réalité » systématique, rien d'extrinsèque ne justifiera la vérité concernant le réel, mais,


au contraire, tout ce que le réel ainsi systématisé entraîne par suite et au sein de notre interprétation pèsera sur notre choix et nous convertira en sa faveur, au détriment de tout autre'. En définitive, monde a priori et monde empirique sont étanches. Car nos jugements analytiques a priori développent des trames de rapports qui ne font qu'opérer la cristallisation de certains réseaux dans le champ du possible, réseaux dont nous ignorons complètement a priori s'ils admettent ou non une illustration quelconque appropriée dans le monde de notre connaissance empirique. Leurs conséquences ont beau être illimitées, lorsqu'une identification momentanée a été reconnue parmi nos données et qu'un régime défini a été hypothétiquement assigné à celles-ci, il n'y a que les conséquences (multiples, mais toujours provisoirement coordonnées) pour mesurer la valeur de cette application. Or, cette vérification dure tout le temps, puisqu'elle est fonction de l'ensemble de l'expérience. C'est pourquoi la probabilité la mesure.

Or, qu'est-ce qui assure la validité de nos jugements probables? 2 Le propre de tout jugement probable est qu'il constitue une inférence résultant du rapport entre la proposition qu'il représente et le corps des connaissances auquel il se réfère. Donc, si ce que l'on déduit dans ces conditions est correctement déduit, ce que l'on infère est vrai. Le problable peut être vrai comme l'a priori. La probabilité suffit-elle rationnellement pour justifier l'intelligibilité de l'expérience?

Cette intelligibilité elle-même, nous l'obtenons d'une manière exhaustive par deux moyens dans nos modes d'appréhension et dans nos modes de généralisation. Or, il n'est pas nécessaire, en vue de rendre l'expérience intelligible, que la certitude soit de règle dans ces deux ordres d'expérience.

En effet, au cours de nos divers modes d'appréhension, nous sommes amenés à reconnaître ce que nos organes sensoriels ont éprouvé antérieurement. Point n'est besoin de certitude à cet effet. Il nous suffit, d'une part, d'un minimum d'uniformité, les séquences ultérieures doivent seulement se conformer globalement à nos 1. Nous prenons ici le cas extrême. Les choses ne vont pas toujours aussi schématiquement. La longue accoutumance à une théorie scientifique peut, par exemple, devenir un obstacle psychologique à l'adoption d'une autre qui se présenterait cependant dans les conditions schématiques décrites précédemment. Il serait étonnant que la recherche de la vérité n'eût rien d'humain.


données; il nous suffit d'autre part d'un minimum de diversité, de telle sorte que si une non-conformité flagrante éclate, elle provoque de notre part un réajustement du non-intelligible, qui s'obtient ordinairement en divisant ce dernier en plusieurs éléments intelligibles à leur tour.

Au cours de nos généralisations, nous n'avons pas non plus essentiellement besoin de certitude. Car il est impossible d'infliger un démenti quelconque aux critères de réalité que sont nos concepts tout ce qui leur résiste forme précisément l'irréel. Toutes les fois où nous tenons compte d'un élément de l'irréel, c'est un signe que nous avons modifié notre critère de la réalité en vue de le rendre plus compréhensif. De toute manière, un minimum d'ordre rationnel peut toujours se retrouver au sein de notre expérience et nous n'avons besoin d'aucune certitude absolue à cet effet.

Mais alors, rien n'assure la validité de nos jugements probables ? Leur vérité ne repose sur aucun fondement certain ? En fait, l'intelligibilité, l'ordonnance de l'expérience requièrent certains principes qui sont comme les fondements ultimes de toute probabilité. Ces principes sont certains, sans quoi la probabilité elle-même ne pourrait se justifier. Nous les rappelons succinctement.

A. Il n'est pas possible d'associer n'importe quel objet intervenant dans une reconnaissance etfectuée au cours de l'expérience, à n'importe quel autre objet.

En d'autres termes, il y a des choses et des lois, et les possibilités de l'expérience actuelle sont limitées. Cette limitation peut encore s'exprimer sous la forme tout objet de l'expérience doit posséder un caractère d'indivisibilité relative.

B. A défaut d'objets répondant aux conditions exprimées cidessus, il y en a toujours d'autres, en connexion systématique avec des objets appartenant au type précédent.

C. Il n'y a aucun moment privilégié dans l'expérience le passage qui s'opère du passé au présent pour amener le futur, opère un glissement continuel et relatif de ces moments.

En s'appuyant sur le principe de la limitation des possibles, sur le principe qu'il existe toujours une connexion systématique entre certains objets et ceux qui se rattachent aux limitations imposées au possible, et,.enfin, sur le principe d'accumulation statistique, la


probabilité peut satisfaire à toutes les exigences de notre raison'. Ainsi se trouvent sommairement esquissées les thèses fondamentales de l'épistémologie de M. Lewis. Nous nous bornerons à ce bref examen, tout en reconnaissant ce qu'il peut avoir de passablement sommaire à bien des égards.

Pour faire court, dégageons les deux hypothèses fondamentales sur lesquelles, semble-t-il, repose toute la doctrine. Nous dirons que cette théorie de la connaissance postule, malgré qu'elle en ait, deux ordres de virtualités métaphysiques.

En effet, sur quoi opère la connaissance objective, sinon sur une donnée qualitative, ineffable, nous l'accordons, mais qui n'en comporte pas moins toutes les déterminations ultérieures que la connaissance sera capable d'en faire jaillir intelligiblement? La donnée qualitative se manifeste par son intervention virtuelle elle est un flux de déterminations que notre activité mentale sent lui résister, en ce qu'elle ne peut être engendrée ni altérée radicalement par cette activité. Bien plus, cette donnée s'impose à nous sous le truchement de l'expérience qui l'interprète, avec toutes ses virtualités de conjonctions et de disjonctions. Transparente, dès l'intervention du concept, elle serait vide de connaissance sans lui; mais comme l'activité de l'esprit éprouve la donnée à titre d'élément incoercible, et qu'elle en tire quelque chose qui correspond à l'objectivité, c'est-à-dire à la constitution du réel, il faut bien que cette valeur objective du réel reproduise une virtualité à quoi s'est laissée soumettre la donnée, bref, que la donnée figure à titre d'élément virtuel de la connaissance.

Il en va de même pour l'ensemble infini des concepts. Ni vrais ni faux, pas plus que la donnée immédiate, laquelle n'est en soi ni vraie ni fausse, avant que se produise l'événement de la connaissance relative, le monde conceptuel est là, en bordure de la connaissance, comme un monde virtuel à certains égards aussi absolu que celui de la donnée immédiatement présente. Car ce que certains concepts perdent en absoluité, les relations le récupèrent, notamment celles qui ont le privilège de correspondre à l'ordre objectif réel, si précaire soit-il. Dès qu'une dénnition intervient, qui lie par sa signification les concepts les uns aux autres, la connais1. Nous donnons ici un aperçu objectif des thèses de M. Lewis sur tes probabilités Point n'est besoin de dire que nous formulerions certaines réserves sur les fondements des probabitités posés dans de telles conditions. M. Lewis se rattache, comme on le voit, aux aprioristes.


sance des vérités a priori se déclenche. Toutes les vérités a priori ne nous sollicitent pas. Seules les constructions interprétatives du réel décident, ultérieurement, lesquelles ordonnent le mieux le réel. II y a donc une province conceptuelle qui ne peut nous demeurer indifférente, puisqu'elle représente avec une approximation croissante l'ordre du monde. H y a là un réalisme inavoué, subreptice, dont l'auteur ne se défend nullement. Ainsi, de part et d'autre, en marge de la connaissance et comme chargées de la signification objective qu'elle comporte asymptotiquement, jouent deux virtualités celle du monde conceptuel et celle du monde sensible. Coincée entre elles, se déroule l'aventure héroïque de la connaissance. A moins d'opter pour un nominalisme pur et simple, ce qui ne concorde pas avec les affirmations de M. Lewis, la théorie de la connaissance ainsi esquissée comporte immanquablement l'affirmation métaphysique implicite d'une virtualité bipartite. Ou encore, elle postule un absolu qui nous détermine en quelque sorte du dedans et du dehors, comme agglomérat complexe de concepts et de données, formant la réalité objective.

Puisque ces concepts et ces données jouent effectivement un rôle au sein de l'opération de connaître, bien qu'on les doive situer en deçà des limites de la connaissance proprement dite, il n'est pas admissible qu'ils soient purement transcendants. Il ne nous reste donc qu'à les déclarer virtuels, capables et chargés en quelque sorte de tout ce que la connaissance produit et en extirpe.

S'il est vrai qu'expliquer est substituer à des éléments familiers des éléments implicites d'une autre nature que l'analyse nous a permis de découvrir, en dépouillant cette double virtualité, la théorie de la connaissance ne fait que suivre la marche normale de l'explication. Mais c'est également un principe régulateur de toute explication que de rechercher autant que faire se peut une explication exigeant le minimum d'hypothèses.

Si le monde conceptuel est d'essence relative, il n'a de prise sur la donnée que pour autant qu'elle est susceptible elle-même de nous apparaître comme un système de rapports. De la sorte, c'est l'élément constructif qui est décisif dans la connaissance. Or, s'il est vrai que l'on e~K:7 une structure et sa loi de comportement, au contraire, on détermine une construction. Postulé ou vérifié, ce


déterminisme qui satisfait à notre besoin d'intelligibilité n'a de valeur objective que s'il présente un caractère de compatibilité avec l'ensemble de notre expérience à quelque degré de systématisation que l'on s'y réfère. Ce caractère est bien plus éminent, nous semble-t-il, que celui de la définition, qui est apparemment gratuit. En fait, la définition n'intervient que comme facteur ménager de la pensée elle condense, raccourcit, ramasse des formes complexes de la pensée en concepts plus portatifs, plus économiques. Dans le cheminement explicatif de la pensée, la définition constitue une démarche analytique, puisqu'elle analyse une forme ou un concept au moyen de rapports formels entre d'autres concepts. Mais elle constitue une démarche unitaire également, puisqu'elle réunit par une équivalence formelle des expressions relativement multiples (recueillies dans le définissant) à une expression plus brève (celle du terme défini). L'analyse ne peut jamais être poussée assez loin. Quelle que soit la limite relative que l'on s'impose, elle ne dispense pas notre effort théorique de la situer à sa juste place dans le cadre du système ainsi désarticulé. C'est pourquoi des critiques quelque peu exigeants eussent certainement souhaité de la part de M. Lewis plus de soin encore en ce qui concerne la fonction épistémologique de la notion si importante de « définition ». Peut-être l'auteur du « pragmatisme conceptuel » eût-il été frappé par le fait que toutes les définitions dont nous nous servons dans nos théories n'y apparaissent que comme des expressions formelles destinées, semble-t-il, à joindre les éléments du discours en un tout organique, c'est-à-dire, en somme, à établir des connexions entre des structures et des ordres'. Si l'on se laisse trop hypnotiser par le rôle de la définition sur le plan analytique, on risque fort de perdre de vue que nous ne postulons jamais l'existence d'une structure quelconque que si nous pouvons corrélativement lui assigner une fonction systématique. Or, dès le seuil d'une théorie, ce ne sont pas seulement les demandes relatives aux structures que nous posons, mais également leur mode d'appartenance à certains ordres définis. En effet, ces fonctions sont postulées en quelque manière par des définitions posées à l'origine du système déductif dans lequel 1. Nous nous permettons de renvoyer le lecteur à notre étude intitulée L'Ordre et la ~e/tt<e/eMre (Bruxelles, Larcier, 19~1); nous avons repris et analysé avec plus de soin ce même point dans un ouvrage qui paraîtra bientôt en langue anglaise sous le titre Order and /e (Macmillan).


interviennent les strucures dont nous postulons l'existence. Pour le dire brièvement, cela se fait proprement au moyen de postulats d'équivalence entre les divers ordres de structures. Mais il n'en demeure pas moins qu'en usant de tous les droits que l'analyse nous confère, notamment en démembrant les postulats de notre système en vue d'établir leur indépendance mutuelle, c'est-à-dire leur non-contradiction mutuelle, nous ne pouvons nous borner à cela dans la théorie épistémologique. Car nous risquons d'oublier, par un excès d'intérêt pour l'aspect analytique de nos vérités, que ces dernières forment et déterminent seulement la nature de nos postulats en vue de nos démonstrations ultérieures. Le rapport entre nos postulats et ces dernières, qui est proprement celui d'un système, limite la prépondérance passagère de notre curiosité analytique (toujours en quête de dissociations plus subtiles) à sa fonction première. En effet, l'autonomie intelfectuelle qui s'affirme dans l'analyse théorique doit être tempérée par le souci véritable qui l'a provoquée. Ce que la pensée logique a. de gratuit dans ses principes théoriques ne peut nous dispenser d'être attentif au fait non moins urgent, pour nous qui pensons, que nous pensons toujours en vue de quelque fin positive. Que si nous supprimons ce dynamisme, )e choix opéré parmi les possibles, s'il n'est pas fait en vue d'une « information » plus ou moins différée du réel, n'a plus lui-même de sens véritable. En désarticulant ainsi la théorie, en la réduisant à son caractère constructif au moyen de la définition (ce qui est parfaitement légitime), on ne peut donc oublier le principe même de cette recherche, qui repose sur la valeur éminente d'une fin que poursuit inlassablement le savant et, à sa suite, le philosophe. Si nous n'étions profondément inquiets de savoir les conditions et les limites de la certitude, de quoi servirait-il autrement d'entreprendre cette analyse ? Celle-ci nous ramène donc du gratuit au délibéré, de la théorie à l'expérience vivante, de l'abstrait à son support concret.

Par suite, nous arrivons à cette conclusion fort raisonnable que la définition analytique ne figure expressément parmi les démarches de la connaissance que du moment où des conditions, que l'on pourrait schématiser explicitement de la manière suivante, peuvent être réalisées

Étant entendu que nous accordons une valeur (ultime ou relative) à tel ou tel ordre de tendance donnée, comment faut-il que


nous définissions tel ou tel concept, tel ou tel champ de l'expérience, pour qu'il satisfasse à cette valeur? Or, si nous définissons tel concept ou champ de l'expérience dans telles conditions, il se fait que, par voie de déduction, il implique ce à quoi nous accordons une valeur (ultime ou relative); par suite, notre valeur a une vertu explicative dans le système ainsi construit. Sans doute est-ce bien là le sens et la portée générale du pragmatisme conceptuel que nous venons d'examiner très rapidement. Si la définition ne peut jouer le rôle de critère positif qu'il se défend de lui assigner, c'est aux conséquences empiriques à départager les vérités, équivalentes a priori.

Mais M. Lewis n'a-t-il pas voulu faire siennes deux exigences véritablement opposées? L'une, relevant d'un mathématisme ou d'un formalisme pur, et qui est celle de sa conception de l'a jorïo/'t l'autre, d'une théorie des valeurs, et qui est celle de son pragmatisme. La gratuité apparente de l'une ne doit-elle pas céder le pas à la contingence de l'autre sur le plan philosophique? Sans doute, la vérité ne subit aucune altération en passant de l'a priori au réel empirique. Mais elle subit une limitation. Elle encourt notre libre choix pour des raisons extrinsèques à sa nature de vérité. Peut-être la virtualité conceptuelle devrait-elle se résoudre, comme la virtualité de la donnée, en une virtualité unique, qui serait une virtualité de valeurs, ou encore un caractère intentionnel, propre à la connaissance sous certaines conditions restrictives, et commun à l'activité spirituelle en généra), sous certaines conditions plus larges qu'il faudrait préciser davantage.

De tels problèmes sortent évidemment du cadre de cette étude. Nous sommes convaincu que les thèses si hardies et si lumineuses de M. Lewis ne manqueront pas de provoquer des recherches dans ce sens. Des ouvrages tels que .J/t~af and the ÏVo?'M 0/'</e?' ne sont pas si nombreux, de notre temps, pour que nous ne cherchions pas à isoler toutes les vertus fécondes que celui-ci renferme. Méditons-le longuement; appliquons-y notre esprit critique. Cet examen n'enlèvera, nous en sommes convaincu, aucun de ses mérites réels à une œuvre en tous points remarquable; au contraire, ses qualités ne feront ainsi que s'affirmer avec plus de relief encore.

PHILIPPE DEVAUX,

Professeur Associé à l'Université de BruieMes.



QUESTIONS PRATIQUES

DE L'OBJECTION DE CONSCIENCE

L'objection de conscience est le refus individuel du service militaire, soit en temps de paix, soit en temps de guerre. Elle pose un double problème philosophique l'objecteur se révolte contre la société peut-il justifier sa révolte et comment? La société peut-elle admettre cette révolte? Et à quelles conditions? I. L'objection de conscience

ne se ramène pas à une forme quelconque de pact/t~we elle n'est pas une doctrine joo/!<t<yMe.

On rapproche communément objection de conscience et pacifisme. La motion des instituteurs « rend hommage aux convictions pacifistes des objecteurs. On invoque le pacte Briand-Kellog les gouvernements ont solennellement condamné la guerre. Les citoyens tirent les conséquences logiques de cette décision ils proclament leur droit à la paix. Puisque les pouvoirs sont d'accord pour mettre la guerre hors la loi, les citoyens refusent de participer à la préparation de ce crime collectif. Ou bien encore, plus ou moins confusément, on argumente ainsi tout le monde reconnaît que la guerre est un crime et même une sottise. Personne ne nie les atrocités d'un conflit européen. Les objecteurs obéissent à la raison autant qu'à la morale lorsqu'ils « tirent de


cette condamnation théorique les conclusions pratiques qu'elle comporte ». (Motion des instituteurs.)

Ces divers arguments, en apparence très forts, ne résistent pas à la critique le pacte Briand-Kellog admet les guerres de légitime défense (et, en fait, les cas assimilés intérêts vitaux, honneur national). Les citoyens auraient donc tout au plus le droit de refuser leur concours à une guerre d'agression ou d'exiger que les pouvoirs leur démontrent le caractère défensif de la guerre. Mais l'administration de la preuve est-elle possible? Une telle garantie est en réalité bien faible. Mais aussi, qui serait assez naïf pour penser que les gouvernements ont signé le pacte Kellog à seule fin de développer l'antimilitarisme et de donner des arguments aux objecteurs?

D'autre part, rapprocher l'objection du pacifisme, c'est accroître encore l'incertitude. Le pacifisme signifie au moins trois choses diQ'érentes A. l'horreur de la guerre et le désir de la paix B. la condamnation morale de la guerre C. la volonté politique soit de maintenir la paix, soit de créer un système de politique internationale qui exclue l'hypothèse de la guerre.

Si on prend le mot aux sens A et B, les pays sont inégalement pacifistes. La France l'est à coup sûr beaucoup plus que t'Allemagne. Bien plus, tes gouvernants français partagent, je crois, un pacifisme ainsi entendu. M. Herriot n'a guère moins horreur de la guerre que le Français moyen. Il la condamne moralement avec non moins d'énergie que lui. Mais un tel état d'esprit ne traduit pas seulement une révolte morale. Le mépris des valeurs nationales ou militaires s'y mêle au refus sincère de la barbarie, de la tuerie mécanique. Et l'intérôt renforce de tels sentiments la France a tout à perdre, rien à gagner dans une nouvelle guerre. Cela, chaque Français le sent instinctivement. On refuse leaacri. fice qui serait catastrophe du fils unique ou des deux enfants.

Et puis, surtout, la vraie question se pose à l'intérieur du sens C.: comment le pouvoir peut-il passer du désir, si sincère soit-i), de la paix à un système international qui élimine toute éventualité de conflit? En effet, à l'heure présente, une nation qui refuserait en toute circonstance la guerre renoncerait à jouer un rôle dans la politique mondiale. Aucun homme d'Ëtat ne sacrifiera à ses sentiments humaine la « grandeur de la patrie ». Et que


signifierait le refus de violence de la part d'un pays maître d'immenses colonies conquises par la violence et maintenues par la violence?

Il reste à instaurer la paix par le droit. Mais tout &me~'Mrtdique laisse entière la possibilité de conflits tant que l'arbitrage ne porte pas sur les traités eux-mêmes. A l'heure actuelle, toute organisation juridique semble orientée vers le maintien du statu quo. Et quels seraient les principes d'équité qui permettraient d'arbitrer une revision des traités? Comment harmoniser nécessités économiques et droits des nationalités, droits acquis et droits à la vie des pays surpeuplés ?

Par suite, on ne saurait accuser d'hypocrisie le ministre qui condamne la guerre et la prépare. C'est là simplement la marque de l'opposition entre morale personnelle et politique réelle. Le citoyen conserve théoriquement un supême recours. Tous les peuples détesteraient la guerre qui serait créée artificiellement par les pouvoirs. Mais, en fait, des millions d'hommes se croient solidaires de ces rivalités traditionnelles. Les nations sont séparées par leurs passions autant que par leurs intérêts, et les guerres sont toujours de religion. Enfin, théoriquement, une doctrine qui se fonderait sur l'absence totale de solidarité entre citoyens et pouvoirs est impossible à formuler. Étendue au temps de paix, elle rendrait absurde le régime démocratique; limitée au jour de la guerre, elle serait contradictoire. En tout cas, elle s'exprimerait exactement par la volonté de révolution et non par l'objection de conscience.

II. L'objection de conscience

ne se justifie ni par des arguments de faits

ni par des arguments de raison.

« Considérant que la guerre de nation à nation constitue le plus grand des crimes collectifs et tend à la destruction totale de 1. En Europe, il serait peut-étre possible, en fait, de résoudre les conflits les plus irritants et tes plus dangereux ai l'on supposait de tous c&téa la méme volonté de paix et d'accord. Mais nous posons ici les seules questions de principe.


l'humanité. Considérant qu'en l'état actuel des moyens techniques dont les armées disposent, on ne saurait prétendre défendre efficacement par la guerre les personnes ni les biens individuels ni le patrimoine collectif. » (Motion des instituteurs.)

De tels arguments sont aujourd'hui classiques sur le jo/aM politique, ils sont peut-être décisifs. Les calamités de la guerre hyperbolique rendent absurde cette manière traditionnelle de résoudre les litiges internationaux. Risquons pourtant une réserve pratiquement une guerre victorieuse pourrait bien être utile à l'Allemagne. Sur un territoire agrandi, quatre-vingts millions d'Allemands trouveraient le moyen de vivre. Qu'importe donc, si l'on ne considère que la fin suprême, la grandeur nationale, le sacrifice provisoire de quelque dix millions d'êtres? La formule de Bertrand Russell n'est donc pas évidente « Pas un seul des maux que l'on prétend éviter par la guerre n'est un mal aussi grand que la guerre elle-même

De plus, les hommes n'appliquent jamais à de tels problèmes des raisonnements dignes de l'homo o?cono?M:c!M. Si l'on suppose que des valeurs authentiques, honneur, gloire nationale, sont engagées dans les conflits, toute comparaison des maux de la guerre et des maux qu'on prétend éviter par elle devient absurde car un bien comme l'honneur ne se pèse ni ne se mesure.

Enfin, en tout cas, cette « objection de raison ne saurait devenir « objection de conscience ». Elle devrait convaincre les pouvoirs responsables pourquoi pas « une sainte alliance des grandes puissances en faveur de la paix? Mais, à supposer que la guerre éclate, le citoyen ne saurait invoquer de tels arguments pour justifier son refus. Même s'il a le droit d'accuser ses gouvernants, il n'a pas le droit de rompre le pacte social. Une minorité doit obéir à la loi de la majorité la propagande en faveur du pacifisme intégral est légitime, non l'application individuelle d'une telle doctrine. Si le citoyen se demande s'il est conforme à la morale, à l'intérêt d'adopter telle ou telle attitude (paix ou guerre), il discute de politique, il se met à l'intérieur du groupe. Il doit donc, s'il veut rester logique avec lui-même, obéir à la loi, même s'il la juge absurde ou criminelle.

En d'autres termes


III. L'objection de conscience ne peut se fonder que sur un impératif absolu de la religion ou de la conscience. Cette proposition résulte avec évidence des réflexions précédentes. Elle n'aurait jamais dû être discutée. Est-il possible de préciser ce principe? On a suggéré que le chrétien refusait la discipline militaire comme dégradante, indigne de la condition d'homme. Une telle argumentation, à mon avis, est inadmissible. La discipline militaire exigerait-elle la violation de commandements sacrés? Serait-il impossible, comme soldat, de respecter les principes de la morale chrétienne? Le chrétien ne saurait protester contre un régime sévère, s'il n'a qu'à obéir sans engager sa foi. L'ordre imposé, à la caserne ou dans la société, relève de César.

Au contraire, dès qu'intervient la fonction du soldat combattre, donc tuer son frère, le chrétien a le droit d'invoquer le commandement premier « Tu ne tueras point h. L'objection portera en ce cas directement sur la guerre et indirectement sur la vie militaire en tant qu'elle est une préparation à la fonction de massacre'.

Si l'objection de conscience se fonde sur le refus de tuer, il en résulte que l'objecteur de conscience peut être soit chrétien, soit (disons pour abréger) kantien. Sans doute, un commandement religieux fondé sur une révélation se présente peut-être aax pouvoirs temporels avec un ascendant dont ne jouit pas un simple impératif de la conscience humaine. Pourtant, si l'on admet une philosophie comme le kantisme, où la loi morale est catégorique et première, l'interdiction du meurtre fondée sur la conscience sera pour l'individu aussi impérative que, pour le chrétien, la loi de son Dieu.

Le seul fondement de l'objection est-il le principe: «Tu ne tueras point ')? Il me semble que oui. Remarquons bien que le problème que nous posons n'a un sens que pour le chrétien, l'individu qui ne refuse pas en bloc une fois pour toutes l'ordre social. Que 1. H m'aura't paru inutile de préciser ce point, tant il me semble indiscutable, si M. Philip, avocat officiel et, en l'espèce, bien maladroit, des objecteurs, n'avait parlé du refus de la discipline militaire dégradante. (Cahier des droits de t'homme, octobre 1933, p. 619.)


l'anarchiste soit logique avec lui-même en rejetant les obligations militaires, qui en douterait? Bien plus, un chrétien qui aurait décidé que, pour lui, Dieu seul et la vie religieuse existent, qui ignorerait par principe toute discipline collective, un tel chrétien serait, peut-on dire, a fortiori objecteur de conscience il aurait refusé auparavant bien des formes implicites de violence. La question ne se pose que pour le kantien ou le chrétien qui n'entendent pas se mettre entièrement hors de la vie en commun. Or, s'ils acceptent une place dans la cité, ils consentent involontairement, implicitement, aux injustices de toute société; ils sont malgré eux solidaires des violences du capitalisme ou de la politique coloniale. Par suite, leur refus du service militaire en dépit de cette acceptation ne se justifie à mes yeux que par la différence filtre solidarité indirecte et implicite et participation active. Devenir soldat et meurtrier, ils s'y refusent la société en ce cas ne leur demande plus une obéissance physique qui, si dégradante soit-elle, laisse intacte la conscience, elle ne leur impose plus le seul consentement à un ordre injuste; elle les contraint à violer directement, consciemment l'impératif premier qui interdit le meurtre de son semblable. Le refus absolu de la guerre n'est pas incompatible avec une acceptation relative de l'organisation sociale'.

En revanche, l'objection ne saurait devenir une volontépolitique. Encore une fois il s'agit là d'une proposition évidente. Et, pourtant, je me souviens d'avoir entendu un quaker, objecteur de conscience pendant la dernière guerre. Après avoir raconté ses souvenirs de captivité, il conclut « Si la catastrophe devait revenir, je suis d'avis que, cette fois, l'objection de conscience ne suffirait plus, il faudrait lutter, se révolter ». De même Einstein, favorable à l'objection de conscience pendant des années, la répudie aujourd'hui, puisque « les fous nazis M gouvernent l'Allemagne2.

Disons donc, au risque de multiplier les truisme~, que l'objection de conscience ne saurait viser la guerre impérialiste ou la guerre entre républiques, mais la guerre en tant que telle, le meurtre qu'implique toute guerre. L'impératif qui fonde la 1. Et, par suite, on peut concevoir que i'État reoonnaisee cette objection. 2. Il concevait peut-être l'objection de conscience simplement comme un moyen efficace contre la guerre.


révolte du citoyen ne peut être qu'inconditionnel il doit s'appliquer directement à l'acte que la société exige du citoyen et que celui-ci refuse. Si, entre l'impératif moral et la conduite s'intercale une étude de la réalité et des jugements probables, l'ordre de la conscience devient une opinion politique.

Bien plus

/F. L'objecteur de conscience

ne saurait être ni socialiste ni communiste.

En effet, il doit refuser toute guerre, qu'elle soit entre nations ou entre classes'. Il est donc absurde de fonder l'objection de conscience sur les horreurs de la guerre moderne, contradictoire d'appartenir à un parti qui prépare la révolution (même violente) et de refuser d'obéir à la loi militaire au nom de la conscience. Sans doute, c'est une opinion politique légitime entre d'autres que de préférer la révolution à la guerre. Mais une telle opinion, <~M!peM< se fonder sur des raisons d'odre moral, ne se ramène pas à un commandement moral. En effet, celui qui désire la libération de l'individu ou la justice ne devient pas du même coup socialiste, communiste, révolutionnaire il faut encore que, par observation du réel, il arrive à se convaincre que les perspectives les plus humaines sont du côté de la révolution. En d'autres termes, toute décision politique résulte toujours soit d'une confrontation de valeurs (patrie ou humanité, justice ou force et ordre?), soit d'une analyse des faits, soit d'une anticipation de l'avenir. (Quelle classe a aujourd'hui une mission historique ou, encore, quel parti donne à ceux qui veulent la justice les plus grandes espérances?) Je ne prétends pas que tous les hommes examinent le réel avant de prendre une attitude. Beaucoup passent directement d'une revendication morale au parti qui accepte celle-ci dans sa doctrine, sans examiner la situation concrète. Mais, logiquement, toute décision politique implique deux jugements (de valeur et de fait).

Dans ces conditions, l'objecteur /a guerre impérialiste est non un moraliste, mais un révolutionnaire. Tous ceux qui refusent une forme de guerre et en acceptent une autre sont, qu'ils le 1. Fn fait, d'ailleurs. la guerre civile n'est certainement pas moins atroce que la guerre entre nations.


veuillent ou non, des politiciens et non des philosophes ou des chrétiens. Bien plus, un objecteur de conscience qui refuse de se préparer au massacre, doit a fortiori refuser sa participation aux partis révolutionnaires qui proclament sur la carte d'adhérent leur volonté de guerre civile.

Je ne prétends pas que guerre civile et guerre étrangère ne soient pas, en fait très différentes. Mais leur identité sur un point suffit elles impliquent l'une et l'autre qu'on viole le principe sur quoi se fonde l'objection de conscience: « Tu ne tueras point o. V. Il n'y a donc pas c~K~ï<?'e entre le pacifisme chrétien et le pacifisme révolutionnaire.

On a pourtant cherché à formuler une doctrine de résistance à la guerre, cas particulier de la révolte du citoyen contre les pouvoirs, qui n'impliquerait adhésion ni à la loi du Christ ni à la doctrine de révolution. Sans entrer dans le détail, je noterai les raisons générales qui, à mon sens, rendent impossible une pareille théorie. Le citoyen contre les pouvoirs, dans la philosophie d'Alain, obéissait et jugeait. Le pouvoir spirituel diffus créé par les individus libres, d'une part, limitait la tyrannie des gouvernants, d'autre part, permettait à chacun, en dépit de sa situation, de faire son salut. Mais, si le citoyen, au lieu de se contenter de mépriser, refuse d'obéir, il n'y a plus ni ordre dans la cité ni logique dans la doctrine. Pratiquement, l'idée d'une révolte passive contre la guerre sous forme d'une objection de conscience généralisée me parait contradictoire et utopique. Pour avoir moralement le droit de refuser la guerre, il faudrait que les citoyens eussent d'abord refusé les avantages conquis par la violence et la guerre même. Et puis, la révolte contre la guerre viendrait d'un groupe, d'une minorité. Elle serait une volonté politique cette révolte, pour se défendre, deviendrait révolution. Par ailleurs, il est clair que:

IV. Le refus de l'objection de conscience ou le y'e/M~ de la révolution n'impliquent nullement une adhésion morale à la guerre.

L'objection de conscience gagne aujourd'hui en popularité


parce qu'on ne croit plus à la guerre du droit et de la civilisation, c'est-à-dire à la guerre juste. On dirait par exemple 1. Il n'y a pas de guerre de légitime défense. Les citoyens sont toujours dupés par les pouvoirs. Ensuite, il est difficile de marquer les vrais responsables. Si l'on considère les seuls événements des derniers jours avant la crise, on accablera le plus maladroit ou celui que sa position stratégique obligeait à la plus grande rapidité. Si l'on recherche les causes profondes, sans doute on découvrira plus ou moins d'impérialisme, d'idéologie guerrière selon les pays. Mais comment distinguer entre le goût de l'héroïsme et l'intention belliqueuse? Et, enfin, la volonté d'expansion ne serait toujours condamnable que si les richesses du monde étaient équitablement distribuées.

D'autre part, anticapitalisme et pacifisme tendent à se rejoindre. On attribue aux marchands de canons ou aux rivalités d'intérêts (qui ne touchent vraiment qu'une minorité de possédants) toute la responsabilité des guerres. On oublie que les prolétariats sont aujourd'hui solidaires de leurs bourgeoisies respectives, et que les prolétaires allemands ont souffert de la défaite comme les prolétaires français profité de la victoire'. On oublie aussi que les citoyens, par leurs passions, contribuent au moins à rendre possible cette guerre qu'ils exècrent. Il n'en reste pas moins que l'anticapitalisme aujourd'hui, à l'aide d'une interprétation plus ou moins vague du matérialisme historique, renforce et justifie le pacifisme.

Ainsi les valeurs nationales semblent compromises par leur solidarité avec des intérêts matériels. La défense de la patrie ne servirait plus qu'à couvrir la défense des coffres-forts, ou du moins on exigerait le sacrifice suprême non pour réaliser une valeur idéale, mais pour maintenir des institutions, c'est-à-dire des injustices.

On conclut souvent de là à une opposition absolue entre guerre civile et guerre étrangère. Celle-ci conserve les institutions, celle-là les détruit. Celle-ci contribue à faire durer les injustices, celle-là tend à la justice. Celle-ci, loin de se confondre jamais avec la légitime défense, est au service d'une réalité lointaine et abstraite, la patrie, contre des ennemis inconnus. Celle-là est au ser<. Ce qui ne veut pas dire que la solidarité entre tous les protétariats n'est pas plus forte que la solidarité de chacun d'eux avec sa nation.


vice ou d'un idéal ou d'un groupe contre des ennemis trop proches. Je ne veux pas nier ces différences, mais elles sont de degré, non de nature. La révolution détruit les institutions et s'efforce vers la justice, mais elle crée d'autres institutions: pour choisir, sauf si, par principe, on est pour le nouveau contre l'ancien, il faut comparer les institutions que la révolution créera à celles qui existent. Nationalistes et révolutionnaires combattent donc également pour des institutions, celles d'aujourd'hui ou celles de demain. D'autre part, le citoyen qui défend sa patrie n'embrasse pas cette collectivité immense comme il connaît sa famille. Mais le prolétaire ne saisit pas mieux le prolétariat international que la France. (Laquelle de ces deux idées correspond le plus à une réalité actuelle?) De plus, la nation est une valeur idéale en même temps qu'une donnée de fait. Sans doute la justice semble un idéal supérieur, mais est-il équitable de comparer des valeurs réalisées à un idéal que le monde réel ne rejoindra jamais? La défense de la grandeur nationale peut être pour certains individus une valeur suprême comme, pour d'autres, la justice. Enfin, on connaît, certes, le riche mieux que l'étranger. Vaut-il mieux tuer l'un ou l'autre? Simple question de préférence personnelle. Je ne vois pas entre ces formes de guerre une différence qui justifie a priori l'acceptation morale de l'une et le refus de l'autre. Il s'agit là d'un choix politique, nom d'un commandement de la conscience. La doctrine du pacifisme intégral triomphe aisément de la théorie juridico-morale de la guerre de légitime défense, guerre juste absolument. Le système des relations internationales est fondé sur l'équilibre des forces et les codifications successives de cet équilibre. Pour affirmer le caractère juste d'une guerre, il faut donc n'envisager que le moment de crise et admettre a priori la valeur du statu quo. Que penserait-on, à l'intérieur d'un pays, d'une justice qui ne connaîtrait que des droits écrits et où les nobles déclareraient « agresseurs » les manants révoltés contre les privilèges, sans que « les nobles les aient le moins du monde provoqués »?

Le citoyen qui désire une politique juste et qui ne consent pas à se mettre hors de la collectivité, n'a-t-il donc pas de recours? En vérité, ce problème rappelle simplement les conditions générales du choix politique trop souvent oubliées. Une doctrine politique est et doit être une philosophie du réel et


non pas seulement une morale. L'individu doit commencer par choisir sa place dans la société, dans telle société ou en dehors d'elle (clerc, anarchiste, révolutionnaire ou citoyen). Une fois qu'il s'est situé dans son groupe et qu'il a situé son groupe parmi les autres, il lui reste à influer sur la politique de ce groupe selon ses convictions. Mais quand bien même la collectivité ne suivrait pas la politique que lui, citoyen, souhaite et réclame, quand bien même cette politique heurterait sa conscience, il ne saurait refuser d'obéir sans violer le serment qu'il s'est fait à lui-même en prenant sa place de citoyen. Sans doute le citoyen du II" Reich a logiquement le droit de refuser le IIIe Reich. Mais OK H'œ pas le droit a!'<~e citoyen jusqu'à la guerre exclusivement. Le citoyen ne peut ignorer qu'il entre dans une collectivité prête à St* défendre (elle et sa situation et ses richesses) par les armes.

VII. L'~a<jt)eM<-t/, oui ou non, rcc&MMa~re légalement l'objection de cofMctCMee ? 9

Écartons d'abord une interprétation fausse la reconnaissance de l'objection n'a rien à voir avec la liberté de conscience. Au moins jusqu'à ce jour on n'a jamais interprété le principe de liberté de manière assez large pour qu'il comprît le droit de refuser obéissance aux lois'.

Il s'agirait donc d'étendre la liberté de conscience au delà des limites traditionnelles, de reconnaître à l'individu, dans un cas déterminé, le droit de se soustraire à une obligation qui pèse sur tous 2.

La plus grave difficulté d'un tel projet est la suivante si l'on admet une seule fois que certains citoyens ont le droit de récla1. Le principe de la liberté de conscience comprend la liberté de penser, d'écrire, de publier, de faire propagande, de célébrer les cultes. H n'implique pour !'individu ni le droit de désobéir aux lois ni celui d'exiger un traitement spécial chaque fois que la loi faite par la majorité et imposée à tous contredit ses convictions. Il ne suffit donc pas, comme l'écrit M. Philip, que le refus du service se fonde sur une tradition pour que, au nom de la liberté, on doive le reconnaître.

ï. La reconnaissance de l'objection ne peut être conçue qu'en faveur d'une objection comprise comme nous venons de l'indiquer. Tout membre d'un parti révolutionnaire a priori est exclu du nombre des objecteurs. Si l'État soupçonne chez l'objecteur une volonté politique, il doit le traiter et le punir comme un anarchiste ou un révolutionnaire.


mer un traitement particulier au nom de leur conscience, n'est-ce pas ouvrir la porte à toutes les protestations, à toutes les objections ?

N'allons pas trop loin, pourtant comparer l'objection de conscience et l'objection des contribuables est absurdité pure. Nulle charge pécuniaire, si lourde soit-eUe, ne peut imposer à personne la violation d'une règle morale. A la rigueur le cas du chrétien qui refuserait son argent pour les écoles,sans Dieu serait comparable. Sans nier tout à fait la porLée de l'argument, il reste, je crois, une différence de nature le chrétien qui accomplit son devoir de citoyen et de contribuable peut et doit faire campagne pour une répartition autre des fonds publics. Mais il ne saurait attendre, pour payer, que toutes les lois lui plaisent. De telles contraintes sont banales dans l'ordre temporel. Sans doute, le service militaire a été exigé dans bien des sociétés et jamais la loi ne s'est arrêtée aux scrupules des individus. Malgré tout sans que personne puisse invoquer l'exception en faveur d'autres objections f~Ya~ pourrait 7'scoKna~c que l'obligation de tuer cM~a~'ne pour le chrétien un conflit avec sa foi.

Le service civil, selon la proposition même de M. Philip, devrait être plus long que le service militaire seule manière de mettre à l'épreuve la sincérité de l'objecteur. Par ailleurs, la discipline des camps différerait peut-être assez peu de la discipline militaire (malheureusement ou heureusement, peu importe). Il subsisterait donc la seule différence essentielle ou bien tuer (ou se préparer à tuer), ou bien travailler pour les autres, pour la vie. Sur le plan politique les avantages de la reconnaissance légale de l'objection me paraissent les suivants on n'infligerait plus à des hommes si parfaitement respectables un traitement qui révolte. D'autre part, on arrêterait peut-être t'« épidémie o d'objections. Si l'enrôlement dans le service civil ne comportait pas de trop grandes difficultés, s'il manquait l'attrait du martyre etde la protestation contre l'État, il se pourrait que le recrutement des objecteurs devînt de plus en plus difficile. L'objection perdrait son caractère de propagande anti-militariste et pacifiste. Enfin l'État, qui, sans renoncer « se défendre par les armes', reconnai1. Les objecteurs s'inspirent peut-être de la doctrine de non résistance. Mais nous n'avons pas, à propos de l'objection, à discuter cette ;doctrine.


trait la loi du Christ même en une seule circonstance, un tel État apparaîtrait à tous les yeux comme le modèle du libéralisme. Or, la valeur morale (au moins relative) du régime français est aujourd'hui un des soutiens de sa puissance.

11 faudrait comparer à ces avantages l'exception à la règle ordinaire selon laquelle les lois faites par la majorité sont impératives pour tous. D'autre part, ne serait-ce pas consacrer le mépris des vertus militaires, mettre en doute le devoir de tous les citoyens de contribuer à la défense du pays? Surtout le droit de critiquer les lois sociales au nom de la loi d'amour n'est-il pas infiniment dangereux? Quelle institution résisterait à une telle critique? L'ordre social ne repose-t-il pas sur la même violence que le pouvoir ensuite exige du citoyen contre l'étranger? Chacun pèsera ces divers arguments (et beaucoup d'autres arguments possibles). Reconnaissons simplement que si les conclusions ne découlent pas immédiatement d'un principe, elles resteront des opinions probables: on n'atteint ainsi ni à des certitudes ni à des convictions entières.

Pour mon compte, tout me paraît préférable à l'actuelle confusion. 11 n'y a pas tant de vrais fidèles du Christ: les obliger à se compter et les sauver de la prison, c'est soulager la conscience et peut-être même servir l'État.

RAYMOND ARON.

L'Éditeur-Gérant JACQUES LECLERC.


vons réaliser, l'énergie, au lieu de se dissiper et de se dégrader, pourrait se reconcentrer. Il va sans dire qu'en raison même des conditions dont on entoure de telles affirmations, elles sont impossibles à réfuter (nous reviendrons un peu plus amplement sur cette matière, pp. i70 et suivantes). Mais il est certain que leur apparition forme un contraste curieux avec les extrapolations des principes de conservation dont nous venons de parler, de même, d'ailleurs, que la genèse de l'énoncé tranche avec l'historique de ces principes, appuyés généralement à l'origine de preuves fort insuffisantes et, néanmoins, triomphant sans trop de difficulté.

Nos lecteurs savent comment s'explique cet ensemble d'anomalies. Tout ce qui affirme une conservation dans le temps est aisément accueilli par l'entendement, parce qu'une telle constatation va dans le sens de la tendance à l'identique, du besoin d'identification, qui constitue le fin fond de l'esprit. C'est proprement l'élément que l'esprit ajoute aux choses et, par conséquent, son élément a priori, tel que le concevait Kant. Le principe de Carnot, tout au contraire, stipule que ce qui existe doit changer, se modifier sans cesse; il constitue donc, par son contenu même, l'affirmation que le réel ne se comporte pas comme notre entendement l'eût exigé; en d'autres termes, il constitue ce que nous avons appelé un irrationnel.

Sans doute, cette manière d'envisager l'essence du principe d'identité n'est-elle pas la seule possible. On peut aussi à la rigueur (ainsi que nous l'avons exposé, C. P., § 384) juger que ce facteur encore vient de l'expérience, que c'est la constatation de la persistance approximative des objets de la perception commune qui nous fait imaginer l'immutabilité de ceux que nous leur substituons ensuite dans les hypothèses scientifiques. Mais nous avons fait ressortir quelles sont les difficultés auxquelles se heurte une théorie de ce genre. Car non seulement la conception même du sens commun qui, en supposant l'intervention, dans l'identification, d'un a priori fondamental, s'assimile entièrement aux ontologies scientifiques demeure alors sans explication possible, mais encore on est obligé de supposer l'action, dans l'esprit, d'une tendance spéciale à pousser tout mouvement à bout, bien au delà des limites dans lesquelles il était ou pouvait être primitivement conçu. Et cette action s'exercerait ici avec une puissance sans exemple et dans des conditions particulièrement anormales,


puisque, dès les premiers pas que pose notre raison, la persistance des objets lui apparaît manifestement comme insuffisante, au point qu'elle réclame une explication de leur changement, le réclame impérieusement hic et nune, en dépit des difficultés formidables, pour ne pas dire des impossibilités, que comporte une telle exigence. Évidemment, l'ensemble de ces constatations ne saurait, malgré tout, constituer une démonstration formelle, et l'on pourrait prétendre qu'il reste, à ce propos, quelque incertitude dans l'esprit, puisque, aussi bien, toute introspection directe, dans un tel ordre d'idées, apparaît comme particulièrement irréalisable. Mais il est permis, semble-t-il, d'affirmer que la supposition d'un facteur ressortissant à l'intellectus ipse leibnitien, d'un a priori pur dans le sens de Kant, est de beaucoup la mieux adaptée à la véritable marche de l'intellect.

Ceci dit, l'on peut encore se demander si la manière dont nous avons déiini le rôle du principe de Carnot est la seule possible. Ne pourrait-on pas, au contraire, le considérer comme un énoncé rationnel ou, du moins, rationalisant, analogue, par conséquent, à ce point de vue du moins, et dans une certaine mesure, aux énon-cës de conservation? En effet, cette remarque est due à M. Lahtnde, ce qu'affirme le principe, e'est qu'entre un corps chaud et un corps froid qui sont en contact ou qui peuvent rayonner l'un vers l'autre, la différence de température doit aller constamment en diminuant, jusqu'à ce qu'elle arrive à disparaître. Ainsi le système progresse constamment dans le sens d'une identification, et, par conséquent, la marche du phénomène est parfaitement conforme aux exigences de l'esprit.

Nous devons franchement reconnaître que si cette manière de voir devait être considérée comme fondée, si même à cet égard un doute pouvait s'élever dans l'esprit, la base entière sur laquelle nous avions construit notre raisonnement se trouverait ébranlée. Mais il suffit, nous semble-t-il, de s'appliquer à bien tenir séparés, en ces circonstances, ce qui a trait au réel et ce qui ne concerne que la pensée c'est-à-dire, encore un coup, ce qui appartient à la philosophie de la nature et ce qui est, au contraire, du ressort de la philosophie de l'intellect pour se rendre compte.de la situation véritable.

Observons cependant que la séparation dont nous parlons paraît plus naturelle dans le système où l'identité apparaît comme un pur


a priori que dans celui qui la suppose dérivée de l'observation du réel. En effet, dans le premier cas, comme l'identique et le divers sont censés provenir de deux sources très distinctes, ce qui ressortit à l'un et et à l'autre se différencie nettement. Mais. même si l'on s'en tient à la supposition contraire, la séparation n'en reste pas moins aussi possible qu'elle est nécessaire. Car on se trouve alors obligé, nous l'avons faitressortir tout à l'heure, de supposer que, tout en partant de la constatation d'une conservation approximative du perçu, l'intellect la transforme en un principe précis et absolu au point d'opposer ce principe aux faits et de tendre à remodeler ces faits conformément aux exigences du principe. Ainsi, et quelles que soient les préférences théoriques dont on s'inspirera dans ces réflexions, on sera bien obligé de reconnaitre l'opposition entre les deux facteurs fondamentaux le facteur intellectuel et le facteur purement empirique de la pensée, et l'on pourra par conséquent opérer la disjonction que nous réclamons. Ceci dit, rappelons que le passage de la chaleur du corps plus chaud au corps moins chaud est, en premier lieu, et sans aucun doute, un fait d'expérience pur. Le sentiment naïf emploie certainement l'adjectif chaud tout à fait dans le même sens que d'autres qualificatifs je dis un corps chaud comme je dis un corps rouge ou un corps rond. Il n'y a pas plus de raison, tant que je demeure dans cet ordre d'idées, pour que la chaleur passe ou déteigne (comme nous dirions s'il s'agissait d'une couleur) que s'il s'agissait de n'importe quelle autre qualité attribuée à l'objet. Cependant, la constatation que, pour ce qui est de la chaleur, les choses, dans le réel, se comportent néanmoins ainsi, est si fréquente, si générale et si commune, que la communication, nous l'avons fait ressortir, semble néanmoins faire partie, dès l'origine, du concept même de la chaleur. Mais il n'est point douteux qu'il s'agit d'une illusion: ici comme ailleurs, la sensation pure, c'est-à-dire purement subjective et qualitative, sans rien qui ait trait à l'existence d'un objet extérieur, doit certainement être antérieure, et elle ne peut rien contenir de cette communication, précisément parce que celle-ci implique l'existence de l'objet réel. On pourrait à la rigueur faire valoir que si je touche, par exemple, de ma main fraiche. un objet de métal plus chaud et pas trop volumineux, je pourrai m'apercevoir, au bout d'un certain temps, que ma main s'est réchauffée alors que le métal s'est refroidi, au point que je n'éprouve plus de


sensation du chaud en le touchant, et qu'il s'agit donc, en l'espèce, de constatations qui peuvent être conçues comme étant purement phénoménales, n'impliquant point, à la rigueur, l'existence d'un objet. Mais ce seraient là, on le voit, des observations passablement délicates à faire, et il est pour le moins douteux que l'homme naïf en fasse fréquemment; en se chauffant auprès d'un feu ou d'un objet chaud, tel qu'un poêle, il n'a généralement pas l'idée que ces sources de chaleur en perdent en lui en communiquant, et cette idée ne lui vient sans doute qu'en observant ce qui se passe entre deux corps de températures diverses ce qui veut dire que la notion d'une communication, si essentielle qu'elle soit, est néanmoins postérieure à celle d'objet extérieur. Ainsi le flux de la chaleur constitue bien, par son essence, un irrationnel. Cependant, le fait qu'en se communiquant la chaleur tende à réaliser un état idéal et final, lequel consisterait précisément en une répartition égale, ne vient-il pas jeter le trouble dans l'esprit à ce point de vue? En aucune façon, si nous nous appliquons à maintenir fermement la distinction entre la philosophie de l'intellect et la philosophie de la nature. L'intellect exige l'immutabilité, et le fait du flux perpétuel le contredit par conséquent. Mais une fois ce fait agréé, l'on s'aperçoit que le changement dans le réel se produit néanmoins en un sens qui présente un aspect conforme aux exigences de l'esprit. Est-ce là une constatation isolée? C'est, tout au contraire, une vérité générale, la plus générale peut-être que l'esprit humain soit capable de formuler. Partout et toujours le comportement du réel se révèle comme étant partiellement rationnel. C'est là son trait caractéristique indéfectible car si le réel était rationnel entièrement, la raison devrait pouvoir le déduire, et, comme elle est manifestement impuissante à créer, par la déduction pure, une diversité, tout serait donc confondu dans l'unité acosmique de la sphère de Parménide, c'est-à-dire qu'il n'y aurait pas de réel. Alors que, d'autre part, si le réel ne présentait rien de rationnel, il serait absurde de vouloir raisonner sur lui, car tout résultat d'un raisonnement se trouverait aussitôt démenti par la marche réelle des phénomènes. Ainsi, ce que l'on constate, dans le cas particulier des phénomènes de la chaleur, est tout simplement un exemple mettons un exemple particulièrement frappant de cette rationalité partielle. Et la preuve que la raison ne considère pas cette rationalité comme devant la contenter est


dans le fait qu'aussitôt le principe de Carnot fermement établi dans la science, on a fait des efforts pour le rationaliser; qu'on le remarque bien, non pas de le faire apparaître directement comme rationnel, ainsi que le voudrait la conception dont nous venons de traiter, mais de l'expliquer, par la voie qui est celle véritablement éternelle de toutes les explications en ramenant le changement au déplacement de quelque chose d'immuable c'est là, de toute évidence, le véritable sens de la théorie de Boltzmann. Sans doute l'explication, ainsi conçue, n'est-elle pas complète; il reste cette étrange affirmation de « l'état improbable » du début, anomalie que Boltzmann, comme on sait, a cherché à écarter par la supposition, l'on oserait dire tout aussi étrange, d'un univers démesurément agrandi et dont celui que nous fait connaître l'astronomie ne constituerait qu'un fragment en quelque sorte négligeable. Nous reviendrons un peu plus loin sur cette partie de l'hypothèse et chercherons à nous rendre compte de sa véritable signification au point de vue qui nous intéresse ici. Mais le fait même qu'en dépit de la difficulté manifeste dont elle était affectée, la théorie de Boltzmann ait été agréée par les physiciens, qu'elle ait satisfait leur esprit, met hors de conteste, à ce qu'il nous semble, cette affirmation que le principe de Carnot formule un énoncé allant à l'encontre des exigences de l'esprit. Et la situation entière se comprend infiniment mieux-on nous l'accordera, nous l'espérons si l'on s'applique à tenir séparés, dans ce cas particulier, philosophie de l'intellect et philosophie de la nature. Cette même distinction nous permettra de voir un peu plus clair en ce qui concerne le problème du « Retour éternel ». Nous nous étions occupé de ces conceptions dès notre premier livre (I. R., p. 305) et avions fait ressortir qu'elles dataient de l'aube de la pensée philosophique, et constaté qu'en dépit de divergences de forme, les hypothèses primitives sur la « Grande Année » étaient, quant à leur fond, tout à fait analogues à celles qui ont été formulées beaucoup plus tard ou qui continuent même à être imaginées de nos jours. Il s'y agit toujours d'assurer la perpétuité de ce qui existe, qui est troublée par cette constatation que sans cesse il se passe quelque chose et que, par conséquent, ce qui existe se modifie constamment. Ne pouvant nier directement ce que la perception met hors de doute, l'esprit, tout en se réfugiant, en ce qui concerne chaque phénomène particulier, dans la supposition que le changement n'est


peut-être qu'apparent, cache sans doute une identité foncière indestructible, voudrait cependant aussi, pour le tout du réel, éviter l'admission d'une modification essentielle. C'est la fonction dévolue à la supposition d'un Retour, que l'on suppose devoir s'accomplir après une série déterminée de phases et ramener une phase antérieure, cette supposition se trouvant d'aiUeurs suggérée en quelque sorte par certaines apparences du réel, telles que le retour du jour et de la nuit, celui des saisons, la ressemblance manifeste, dans le monde vivant, entre les générations, lesquelles, pourtant, passent par des phases très distinctes d'aspect, etc. Constatons d'abord que, tout comme dans le cas de la rationalisation boltzmanienne de l'accroissement de l'entropie par le mouvement mécanique, l'explication ici ne satisfait pas complètement l'esprit, elle laisse persister une énigme impossible à résoudre. Car à supposer qu'il puisse être démontré qu'après avoir passé par les phases a, b, c, etc., les phénomènes parvenus à une phase n, retournent à a, il resterait toujours à montrer pourquoi il a fallu, pour ce retour, attendre l'arrivée de cette phase n, c'est-à-dire pourquoi le rétablissement de l'état de départ n'a pas eu lieu, par exemple, après c ou b. Bien plus, on se demande forcément pourquoi il a tallu qu'il y eût des phases diverses, pourquoi a n'a pas persisté tout simplement. C'est là une situation qui devient manifeste si nous considérons la marche des phénomènes là où ils sont directement conditionnés par l'accroissement de l'entropie. La tendance de la chaleur à s'épandre contredit notre besoin d'identité; elle constitue une « anomalie dans notre image de l'univers », un irrationnel. Mais nous y sommes tellement faits que nous l'acceptons. Et une fois cet acte de véritable résignation accompli, nous apercevons combien il fut nécessaire; il a bien fallu admettre quelque chose de ce genre, faute de quoi tout serait demeuré éternellement en état et rien ne se serait jamais passé. Ainsi le principe de Carnot constitue bien le ressort indispensable du devenir il n'y a de changement et le phénomène étant par essence changement il n'y a de phénomène que parce que l'entropie tend à s'accroître sans cesse. Il s'ensuit que si nous admettons que cette tendance souffre des exceptions, qu'il peut y avoir, à point nommé, un changement en sens inverse, non seulement sans accroissement, mais encore avec une diminution de l'entropie, nous aurons en quelque sorte brisé le ressort du devenir. Et alors nous aurons


renoncé à comprendre quoi que ce soit au changement, c'est-à-dire àl'essence même du réel.

Que si, maintenant, nous essayons, selon la méthode que nous. avons esquissée, de faire le départ, dans la genèse de ces hypothèses, de ce qui vient de l'expérience etde ce qui est, au contraire, imposé par l'esprit, il est clair que l'ensemble des hypothèses du « Retour éternel devraêtre considéré comme relevant de ce dernier domaine. Jamais aucun physicien ni philosophe partisan du Retour n'a cité l'ombre d'une observation permettantde conclure à un phénomène allant dans le sens d'une diminution de l'entropie. Tout au contraire, il suffit de regarder d'un peu plus près ce qu'ils exposent dans cet ordre d'idées pour s'apercevoir qu'ils s'appliquent à écarter, dans la mesure du possible, tout ce qui aurait trait à un contrôle quelconque par l'expérience. L'attitude de Boltzmann est fort caractéristique à cet égard. Boltzmann, nous l'avons dit, cherche à revenir à la réversibilité en supposant qu'en dehors de l'univers que nous percevons, en son étendue la plus large, les choses vont, par places, tantôt dans le sens qui nous est coutumier, et tantôt dans le sens contraire. Ainsi il peut exister, dans « l'ensemble de tous les mondes individuels », des séries de phénomènes se succédant dans un ordre qui nous apparaît comme manifestement impossible. De telle sorte que les êtres qui observent ces choses comptent peut-être le temps d'une façon inverse de la nôtre. Toutefois, ces êtres « sont séparés de nous, dans le temps, par des ères éternelles (~IcoTMn), et, dans l'espace, par 10 fois la distance de Sirius et, par-dessus le marché, leur langage n'a aucun rapportavec le nôtre c (cf. I. R., p. 309). De toute évidence, ce que Boltzmann entend établir ainsi, c'est que ce monde renversé lequel, on s'en rend compte, est bien celui où le poulet rentre dans l'œuf et où l'on digère avant d'avoir mangé n'a aucun rapport possible ni même imaginable avec le nôtre. D'autres physiciens ont été moins hardis, ou peut-être seulement moins francs. On suppose un processus merveilieux dansuneétoile lointaine, mais ce processus (ainsi que nousy avons fait allusion, pp. 162 sq.), on a grand soin de le choisir de manière telle que de tout ce dont nous avons connaissance au sujet de la marche du réel on ne puisse conclure à son impossibilité. Cela n'est point par trop difficile. H faut, en effet, se rappeler que l'accroissement de l'entropie n'est à aucun degré une vérité nécessaire, c'est-à dire nécessitée par la pensée.


Les conséquences qui découlent de cette situation peuvent être, à ce qu'il nous semble, le mieux mises en lumière à l'aide d'une comparaison avec les phénomènes de la gravitation (on sait que Carnot lui-même, déjà, a eu recours à ce parallèle). Nous savons que tous les corps tombent, mais à moins d'avoir recours aux rides de l'espace einsteinien nous ignorons la raison de leur manière de se comporter ainsi. C'est là un état de choses qui joue fréquemment, il est aisé de s'en rendre compte, un rôle considérable dans les erreurs que commettent les inventeurs d'un mouvement perpétuel. De telles erreurs ne peuvent être vraiment dépistées qu'en ramenant l'affirmation même que l'on présente au type d'un fait plus simple et, par conséquent, familier. Quand on voudra nous faire agréer la supposition qu'un corps « remonte par son propre poids », nous nous révolterons car cela, nous le savons impossible. Mais tant que l'inventeur réussira artificieusement à maintenir son prétendu phénomène dans l'entourage de circonstances qui nous sont étrangères, il pourra souvent victorieusement résister à nos objections. Il en va de même dans le domaine de l'entropie. Pour tout ce qui se rattache, de près ou de loin, aux phénomènes de la chaleur, nous n'éprouvons aucune hésitation nous savons, à n'en pas douter, que la chaleur tend sans cesse à se communiquer et às'épandre. Mais si générale que soit cette vérité, elle est néanmoins d'origine purement expérimentale. Ce qui fait que, comme tout à l'heure pour les corps qui tombent, nous ne sommes assurés de ce comportement du réel que dans des circonstances qui nous sont plus ou moins coutumières. Il est aisé de se convaincre, d'ailleurs, que la difficulté est même, dans cet ordre d'idées, beaucoup plus grande pour ce qui a trait au principe de Carnot que pour les phénomènes gravitationnels. En effet, la gravitation est un facteur qui agit toujours de la même manière; nous n'en connaissons qu'une seule et unique forme. Alors que l'accroissement de l'entropie, en son sens général, est forcément censé s'appliquer à toutes les formes de l'énergie. Elles sont multiples et, parfois, insuffisamment connues il n'est pas bien sûr qu'il n'en existe pas que nous ignorerions encore, et il suffit, à cet égard, de se rappeler que le commencement de la connaissance de l'électricité ne date que de trois siècles à peine, alors que, cependant, cette forme de l'énergie apparaît actuellement au physicien comme sa forme fondamentale. Comment les choses s'arrangent-


elles, au point de vue de l'entropie, dans le domaine des formes de l'énergie que nous ne connaissons qu'insuffisamment, c'est ce que nous avons fréquemment de la peine à indiquer. A plus forte raison ne pourrions-nous concevoir aucune idée de ce que serait l'entropie dans le cas d'une forme de l'énergie encore inconnue. Il n'est donc nullement impossible d'imaginer une série telle que l'entropie diminue au lieu de croître et sans que, toutefois, nous sentions immédiatement l'impossibilité d'une telle évolution pourvu, bien entendu, que tout cela se passe entièrement en dehors des conditions dont nous avons l'habitude et même de celles où, par extrapolation, nous croyons connaître le comportement du réel. Évidemment, quand on s'est bien pénétré de la conviction que c'est l'accroissement de l'entropie qui constitue partout et toujours le ressort intime du devenir, du changement, on ne peut néanmoins qu'être un peu choqué par les suppositions tendant, au fond, à renverser la marche générale des choses. Mais il est certainement malaisé de formuler cette répugnance intime de manière à démontrer l'absurdité de ces hypothèses. C'est qu'en effet elles ne sont pas absurdes; elles ne sont que vaines; et cette vanité ressort mieux si nous discernons, dans la mesure du possible, ici encore, ce qui est du ressort de l'intellect propre. C'est l'intellect qui veut l'identique, qui l'impose au besoin au réel, et toute opération réussie de ce genre constitue en quelque sorte une victoire de la raison sur le réel c'est dans la mesure où nous concevons le réel comme conforme aux exigences de l'esprit, c'est-à-dire comme identique, que l'esprit est satisfait, que nous comprenons véritablement. C'est en cherchant à satisfaire ne fût-ce que très partiellement cette tendance qui nous domine constamment que, ne pouvant nier le changement, nous imaginons qu'il pourrait être cyclique. Il s'agit donc bien, en l'espèce, de quelque chose qui vient purement et simplement de nous, qui n'a rien à faire avec l'expérience et l'observation quelles qu'elles soient (à moins, bien entendu, de supposer, comme nous l'avons indiqué, pp. 163 sq., que l'identité elle-même a son point de départ dans l'expérience et n'est que poussée à bout par la raison). Sans doute y a-t-il un facteur de ce genre en tout principe de conservation. Mais l'analogie, dans ce cas, est manifestement trompeuse. Car ce qui caractérise ces énoncés, ce qui leur prête une grande autorité, leur donne une position singulièrement privilégiée en science, c'est précisément leur contenu empirique,


c'est-à dire le fait qu'en eux se manifeste un accord entre l'esprit et le réel. C'est ce qui fait que des énoncés ea apparence très analogues à nos principes actuels, mais où, cependant, ce contenu empirique faisait défaut, ne sauraient être en aucune façon considérés commo des anticipations. Afurmer que la matière persiste, quand on n'indiquait pas en même temps ce qui persistait ni comment on pouvait, avec quelque précision, le déterminer, en vérifier la persistance, ne présentait en réalité qu'un intérêt très limité au point de vue strictement scientifique. Il en est de môme des suppositions sur le Retour éternel dont nous avons parlé. Quand on sera en mesure de citer, à l'appui, des observations précises, ces théories acquerront sans doute une autorité, un intérêt majeurs car il y aura là des constatations d'où l'esprit pourra tirer une satisfaction véritable bien que, comme nous l'avons exposé, cette satisfaction ne puisse pas dépasser certaines limites. Mais, jusqu'à ce que ce moment soit arrivé, la valeur de ces hypothèses sera assurément fort mince. Elle sera même strictement nulle au point de vue du progrès de la science proprement dite et n'apparaitra qu'en épistémologie, en ce sens que le surgissement de telles tentatives pourra servir à caractériser la vigueur du courant qui les crée. Que si, maintenant, l'on opère selon le schéma suggéré par nous, on ne tarde pas à s'apercevoir de quoi il s'agit. Qu'il se produise, dans des conditions que nous ignorons, des j.hénomènes allant à l'encontre du sens du principe de Carnot, c'est là assurément une possibilité que l'on ne saurait nier. Si nous en constations l'existence, cela ne constituerait même pas uu vrai irrationnel cela résulte de ce simple fait que l'accroissement continuel de l'entropie n'est point rationnel en lui-même. Donc, en limitant l'action du principe, on semble réduire l'importance de cette anomalie. Mais, d'autre part, nous avons fait ressortir que l'on peut néanmoins découvrir comme un élément de rationalité dans le fait que l'accroissement de l'entropie tend à l'établissement d'une égalité plus grande c'est donc là une circonstance satisfaisante pour l'esprit, un élément que l'on abandonne en admettant l'existence de phénomènes allant en sens contraire. Alors que l'on fait naître simultanément cette énigme du u pourquoi de lasuite des changements dont. nous avons p~rlé pp. 168 sq. Enfin, il est évident qu'en formulant des suppositions de ce genre, on limite la portée d'une loi qui apparaît par ailleurs comme très générale, voire comme la plus générale de-


toutes. L'accroissement de l'entropie a beau constituer une s anomalie » à l'égard du schéma que notre intellect voudrait imposer au réel, il n'en est pas moins certain qu'il gouverne tous les phénomènes sans exception que nous constatons dans le réel que nous pouvons réellement observer. Admettre que cette règle puisse être violée, fût-ce à une distance incommensurable dans l'espace et le temps de notre univers connu, ne serait-ce pas, au fond, introduire une distinction dans le genre de celle que la physique et la cosmologie péripatétiques établissaient entre le monde sublunaire et le monde stellaire? Ce serait donc là, semble-t-il, une extrémité plutôt déplaisante pour le sentiment de l'homme moderne. Ainsi, tout bien pesé, on arrive à comprendre qu'afin de procurer à l'esprit, contre vent et marées en quelque sorte, une satisfaction, en partie assurément illusoire et qui ne laisse pas de créer, d'autre part, des sources de satisfaction, on a complété on oserait dire corrigé- l'image du réel imposée par l'ensemble des observations, à l'aide d une philosophie de la nature plus ou moins chimérique. N'est-ce pas là, au fond, un jeu assez vain ou, si l'on veut, le jeu, selon la locution commune, vaut-il la chandelle?

M. Lalande, dans l'admirable travail qu'il a bien voulu consacrer au Cheminement, nous a hautement loué pour « avoir appuyé d'un nouveau contrefort l'une des thèses fondamentales de ce qu'on pourrait appeler l'anti-évolutionisme ». Nous ne pouvons, à notre grand regret, souscrire entièrement à cette appréciation. Il n'est point question d'anti-évolutionisme dans notre livre, ni d'évolutionisme non plus, du reste Cela pour la simple raison qu'évolutionisme et anti évolutionisme sont l'un et l'autre des conceptions appartenant à la philosophie de la nature et que, dans la mesure du possible, nous nous sommes constamment appliqué à nous abstenir de toute incursion dans ce domaine. Sans doute, ne prétendonsnous pas avoir constamment et complètement réussi à tenir séparés ces deux ordres de considérations qui nous l'avons fait ressortir au début du présent exposé s'enchevêtrent sans cesse. En ce sens, par conséquent, le jugement de l'éminent auteur de la Dissolution et du Vocabulaire de philosophie s'explique parfaitement. Il nous semble néanmoins que les efforts, même imparfaits, que nous avons tentés en vue d'opérer et de maintenir la distinction n'ont pas été sans apporter quelques avantages dans l'examen même de cette question, et que, dès lors, si l'on y prend garde, on recon-


naît plus clairement de quoi il s'agit en fait « d'illusions évolutionistes L'évolution peut-elle aller dans le sens d'un accroissement de diversité, d'une diversification de ce qui existe? La question, si on J'embrasse en toute son ampleur, appartient assurément à la philosophie de ]a nature. Ht si l'on contemple, sans parti-pris, la marche du réel, surtout du réel organisé, il est bien difficile de s'abstenir de cette supposition que la nature parvient réellement à fabriquer du distinct à l'aide de l'indistinct. Voici un ceuf minuscule et une gouttelette de sperme nous constatons qu'ensemble ils produisent un animal d'une grande complexité, un chat, un homme. Toute c' tte complexité était-elle incluse dans l'œuf et le sperme? Il est certain que si nous voulons comprendre quelque chose à ce qui se passe là, nous sommes obligés de le supposer et que nous ne comprendrons que pour autant, exactement, que nous serons en mesure de faire prévaloir une telle manière de voir, de la mettre d'accord avec ce que nous observerons; toute théorie véritablement explicative de ces phénomènes est et sera toujours, immanquablement, préformiste. Mais, précisément, parviendra-t-on jamais à mettre sur pied une telle théorie véritablement satisfaisante? Ce que nous venons de dire à propos de l'oeuf et du sperme implique évidemment un doute grave à ce propos. Mais, qu'on le remarque bien, ce doute n'est pas du même ordre que celui dont nous avons fait état tout à l'heure concernant les phénomènes contraires à la loi de l'accroissement de l'entropie, censés s'accomplir dans les étoiles lointaines. Car là nous nous demandions de tels faits se produisent-ils réellement? Ici, tout au contraire, la réalité du phénomène ne peut être mise en question, les phénomènes se passent sans cesse sous nos yeux et peuvent être contrôlés d'aussi près que l'on veut. l,a question qui se pose n'a donc trait qu'à la compréhension, à l'intellection de ces faits. Tout le monde sait que les biologistes diffèrent d'opinion dans cet ordre d'idées. Beaucoup d'entre eux doutent qu'une explication par la physico-chimie soit partout et toujours possible; et un groupe important- ce sont les vitalistes, dans le sens propre de ce terme, dont M. Driesch est aujourd'hui le plus notable se croient même en mesure d'indiquer avec plus ou moins de précision les limites que cette explication ne pourra jamais transcender. Nous nous étions occupé de cette question dans un de nos livres et avions conclu qu'étant donné la vigueur incomparable de la tendance explicative et les obstacles dont elle avait


su triompher dans le passé, les preuves que l'on fournissait ne paraissaient pas suffisantes pour supporter un ignorabimus aussi dogmatique. Mais c'est là, semble-t-il, en dernier terme, surtout affaire aux biologistes eux-mêmes; c'est à chacun d'eux à apprécier, dans la pratique de la science, s'il doit se risquer à aborder, par ses recherches, tel ou tel groupe de phénomènes que d'aucuns prétendent soustraire à son examen. Juger ainsi n'est point nous avons à peine besoin de le faire ressortir déclarer impossible toute philosophie de la nature dans ce domaine; c'est seulement la considérer comme un peu prématurée. Mais il n'en est pas moins certain que, contemplant dans son ensemble la marche de la génération de l'être organisé, on ne peut se défendre de l'impression que le réel semble ici marcher à l'encontre du schéma que notre esprit désirerait lui imposer, et que, si tout là-dedans n'est peutêtre pas irrationnel, il y a pourtant de l'irrationnel, et un irrationnel différent de tous ceux dont la physico-chimie nous a fait concevoir l'existence, au fond de ces phénomènes. Mais, encore un coup, tout cela est du domaine de la philosophie de la nature, et celui qui s'adonne à la philosophie de l'intellect ri'a rien à y voir sa tâche est accomplie du moment qu'il a opéré la distinction, mis à nu l'a priori qui se manifeste à travers ces recherches et ces spéculations. Bien entendu, le jour où la science biologique aura accompli de nouveaux progrès, il aura encore son mot à dire. 11 devra, en effet, une fois de plus, s'appliquer à discerner, dans ces affirmations, la part de l'élément expérimental pur d'avec celle de la tendance qui i lui était antérieure, en mettant ainsi savants et philosophes mieux à même de juger de la portée et de la valeur des théories explicatives que l'on aura proposées.

A plus forte raison en va-t-il ainsi pour ce qui concerne les dérogations au principe de l'accroissement de l'entropie dont on suppose l'existence. Là aussi la philosophie de l'intellect doit se borner à mettre en lumière les avantages et les inconvénients qu'entraîne l'hypothèse, en laissant à la philosophie de la nature la tâche de décider si, en déBnitive, celle-ci devra être acceptée ou rejetée. Et en abordant cette question, en concluant que le jeu ne valait peut-être pas la chandelle, nous avons été évidemment infidèle au programme que nous nous étions tracé montrant ainsi, un peu malgré nous-même, à quel point la tâche consistant t à séparer les deux ordres de recherches est malaisée.


Qu'il soit néanmoins utile de l'effectuer dans la mesure du possible, c'est ce dont, nous l'espérons, le lecteur aura acquis la conviction par l'exposé qui précède.

Pour notre part, nous sommes intimement convaincu que l'accomplissement de la tâche que nous nous étions assignée n'a été possible que par le fait que nons nous sommes constamment appliqué à tenir séparés, autant que faire se pouvait, les deux domaines. Mais peut-être ne sera-t-il pas inutile de nous expliquer d'un peu plus près sur ce point. Nous sommes parti nos lecteurs le savent d'une recherche concernant l'essence et la signification de la notion de causalité, telle qu'elle apparaît dans les sciences physiques. Or, le programme d'une telle investigation peut être conçu de deux manières différentes. On peut tout d'abord c'est là la manière à la fois la plus simple et la plus naturelle – se demander quel est le rôle de la causalité dans la nature. Les phénomènes s'y suivent et semblent se commander la cause entraîne l'effet. Comment cela se fait-il? Quel est le lien qui relie l'effet à la cause, et y a-t-il même un lien, un ctMen< qui les rattache l'un à l'autre, ou s'agit-il, comme Hume a cru pouvoir le démontrer, d'une pure illusion de l'esprit, née de ce que nous avons l'habitude de les voir se poursuivre dans le temps et que nous transposons cette constatation en nécessité, en transformant la séquence en conséquence ? C'est sous cette forme, il est aisé de s'en rendre compte, .que le problème a été posé le plus souvent par les chercheurs. On le trouvera, en particulier, traité sous des aspects et à des points de vue divers, dans une série de travaux remarquables parus récemment sous les auspices de l'Université de Berkeley (Californie), sous le litre C'aM.<a/<y. Ces penseurs se rendent fort bien compte de la difficulté de la tâche qu'ils ont entreprise. La causalité, dit M. Loewenberg, dans l'essai placé en tête du volume, est à la fois « intraitable et évidente '). Mais quelle est, se demande-t-il, « l'essence intime e (</M inner nature) du processus? De façon analogue, un autre de ces auteurs, M. Donner, insiste sur le fait qu'il importe de rechercher ce qui lie l'effet à la cause (the glue, littéralement la colle, ce que nous avons cru pouvoir désigner plus haut par le terme de ciment) et de connaître ainsi l'essence du mystérieux « pouvoir causal (causal ~OM~er). « Pourquoi cela ~est-il? Pourquoi les processus sont-ils ce qu'ils sont? De quel droit? Pour quelle raison? Par quelle nécessité? e Ce sont là des


questions que l'auteur formule à la fin de son exposé; il les écarte comme illégitimes, tout en reconnaissant que l'esprit est enclin à les poser. Ce terme de nécessité revient d'ailleurs fréquemment dans la plupart des essais comme le fait aussi le terme de glue dont nous avons parlé plus haut l'un et l'autre n'étant que l'expression de la tendance de l'esprit qui aspire à transformer l'empirique en rationnel. Nous ne suivrons pas ces penseurs dans leurs recherches. Les résultats auxquels ils aboutissent sont-ils acceptables? Suffit-il, afin de résoudre l'énigme, de concevoir la <;onnexité entre les faits comme « intime » (et non comme nécessaire), ainsi que le pose M. Loewenberg, ou de supposer qu'il y a, à l'origine des phénomènes, un facteur indéterminé (a-determinate), ou encore d'admettre que les phénomènes obéissent à un « schéma général » (nous choisissons ces trois formules comme étant les plus aisées à résumer d'entre celles que proposent les din'érents auteurs)? Il s'agit, de toute évidence, d'une question ayant trait au réel et rentrant, par conséquent, dans le domaine de la philosophie de la nature, question du plus haut intérêt, mais aussi question éminemment complexe et ardue. Elle l'est à tel point que plusieurs d'entre ces penseurs arrivent en fin de compte à formuler des conclusions se rapprochant de celle purement négative qui avait été, nous l'avons vu, conçue par Hume. Tel est le cas, notamment, pour M. Schlick. Le « ciment mystérieux » est introuvable, parce qu'en réalité il n'existe rien de pareil. Le concept de cause doit être remplacé par celui de fonction, et tout se ramène à la possibilité de calculer ce qui adviendra dans des conditions données, c'est-à-dire à la prédiction. Il est à remarquer que l'éminent philosophe allemand reconnaît, d'autre part, que la nécessité logique, s'il était possible de la retrouver dans le réel, se réduirait à l'identité; mais c'est là, précisément, ce qui démontre, selon lui, que la causalité scientifique n'a rien à faire avec ce dernier concept. Constatons encore qu'à ce propos M. Schlick, en combattant nos opinions, estime pouvoir affirmer que nous sommes « le seul philosophe sérieux de l'époque actuelle qui croit encore qu'il doit y avoir une espèce quelconque d'identité entre la cause et l'effet, et qui croit, par conséquent, que la relation entre les deux doit être, d'une manière quelconque, rationnelle ou logique x. Nous croyons pouvoir affirmer qu'il y a là une erreur de fait nos opinions ont pu longtemps paraître choquantes mais, à l'heure


actuelle, elles ont l'approbation, aussi bien en France qu'à l'étranger, d'un nombre considérable d'esprits sérieux, aussi bien parmi les philosophes que parmi les savants. Il y a plus, et M. Schlick n'aura qu'à parcourir les travaux qui accompagnent le sien dans le recueil pour se convaincre que ces penseurs, en majorité, paraissent fermement convaincus de l'existence de ce lien mystérieux dont il voudrait écarter la notion même lequel lien, cela est clair, ne pourrait être conçu que sous les espèces d'un lien rationnel. Nous examinerons un peu plus loin la question de savoir jusqu'à quel point nous sommes obligé de prendre parti dans cette querelle entre l'éminent philosophe allemand et ses collègues américains. Mais il nous semble que M. Schlick a surtout entièrement laissé de côté l'aspect le plus essentiel de notre affirmation, qui est précisément son aspect en tant qu'énoncé de la philosophie de l'intellect. La raison humaine, intimement persuadée à tort ou à raison, nous n'avons point, encore un coup, à nous le demander pour le moment de la présence d'un lien entre l'antécédent et le conséquent, s'applique à découvrir cet élément agissant. Elle ne parvient point à en déterminer l'essence intime sur ce point nous sommes d'accord avec Hume, les positivistes et M. Schlick-; et, dès lors, en désespoir de cause en quelque sorte, elle se rabat sur l'affirmation d'identité. Que cette identité soit une exigence de l'esprit et que le réel, dans une grande mesure, y contredise, c'est ce que nous nous sommes appliqué à faire constamment ressortir. « Qui dit phénomène, dit changement. Comment, dès lors, pourrait-il y avoir identité entre l'antécédent et le conséquent? » écrivions-nous dès notre premier livre (I. R., p. 321). Mais cette situation n'empêche que ce soit larecherche de cette identité, une marche vers l'identification, qui caractérise véritablement les opérations de la science, bien plus, qu'elle constitue le ressort moteur qui anime l'ensemble de l'immense effort de la science théorique. Si cette affirmation apparaît à première vue comme paradoxale, c'est précisément parce que l'esprit, obéissant d'instinct à son penchant métaphysique, est enclin à transformer, par une sorte de saut, une nécessité de pensée en un lien dans le réel, c'est-à-dire à transposer, selon une excellente formule que M. Loewenberg a présentée dans un autre travail, un énoncé cognitif en énoncé ontologique'.

i. Meyerson's Critique of Pure Reason~ The Philosophical Review, XLI, juillet 1932, p. 366.