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Titre : Revue de métaphysique et de morale

Auteur : Société française de philosophie. Auteur du texte

Éditeur : Hachette et Cie (Paris)

Éditeur : A. ColinA. Colin (Paris)

Éditeur : PUFPUF (Paris)

Date d'édition : 1926

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb343491074

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb343491074/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

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Description : 1926

Description : 1926 (A33,N2).

Description : Collection numérique : Grande collecte d'archives. Femmes au travail

Description : Collection numérique : La Grande Collecte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k112317

Source : Bibliothèque nationale de France

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 15/10/2007

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1t de la vie des

ii nui h m mi nu

1 1 2 3 1

LA SAGESSE SHAKESPEARIENNE

Des choses plus sages qu'on n'en a jamais dites dans un livre

Excepté dans la plus sage tendresse de Shakespeare.

Shelley.

On identifie souvent l'idéal de la sagesse avec certaines des formes qu'il a prises dans l'antiquité hellénique. Mais cet idéal antique, tout en demeurant fidèle à ce qu'il y a en lui d'essentiel, s'est transformé dans l'Europe moderne, où, à côté de la sagesse d'un Spinoza et de celle d'un Gœthe, il a existé un type de sagesse qui a contribué à donner sa physionomie propre à la vie spirituelle de l'Europe du xve au xvme siècle, et dont la valeur est encore loin d'être épuisée. C'est ce qu'on peut appeler la sagesse poétique et pastorale de la Renaissance italienne. Elle apparaît à Florence dans le cercle qui entourait les Médicis, et elle trouve son expression principale, non chez les philosophes, mais dans l'oeuvre des poètes, d'abord des poètes italiens, puis des poètes français, spécialement ceux de la Pléiade, puis de ceux de l'Angleterre d'Élisabeth et, pardessus tout, chez Shakespeare.

Je voudrais essayer de dégager cet idéal spirituel de l'œuvre des poètes, pour faire voir comment, à travers quelques-uns des plus puissants artistes des temps modernes, il a pu influencer d'une manière diffuse un grand nombre d'âmes.

I

SUA SI BONA NORINT

Cet idéal d'une sagesse pastorale se montre déjà en germe dans l'antiquité grecque et chez les imitateurs latins des Grecs. On doit noter, dans la sagesse épicurienne comme clans la sagesse cynique, une sorte de révolte contre les vices qui naissent de la vie des REv. Meta. T. XXXIII (n' 1926). 1p


cités et l'aspiration à une vie pastorale et rurale qui permet de réaliser plus profondément l'idéal moral. Ce ne sont encore là que des tendances chez ces penseurs, citadins en révolte contre la vie des villes. La réflexion philosophique, fille de la cité, se retourne contre les défauts de l'existence citadine qui l'a seule rendue possible, et ainsi apparaissent les oppositions morales caractéristiques de la société urbaine. Ces tendances ont subsisté pendant les'siècles suivants, à travers la décadence de l'Hellénisme et les imitations, assez imparfaites d'ailleurs, de la civilisation hellénique, que nous rencontrons dans la culture, ou plutôt dans la demi-culture et dans la pseudo-culture des Latins.

Dans un passage de Plutarque se dessine déjà sous une forme assez nette ce qui deviendra l'idéal pastoral de la Renaissance italienne. Voici ce que nous lisons, en effet, dans un fragment tiré d'un ouvrage perdu de Plutarque sur la Tranquillité de l'Ame, c'est-à-dire sur le but où tend le sage.

« C'est agir sagement, ce semble, que de s'assurer la tranquillité, « particulièrement lorsqu'on veut acquérir des connaissances et « exercer son esprit. Je ne parle pas ici des études qui ne tendent « qu'à nous former au trafic et au barreau, mais de celles par le .< moyen desquelles nous nous élevons jusqu'à la Divinité. Par les « études faites dans les villes et au milieu de la foule, nous acqué« rons ce qu'on nomme l'adresse ou plutôt la fourberie, de manière « que ceux qui ont excellé dans ces études, semblables à ces « viandes dont les cuisiniers ont dénaturé la saveur par les assai« sonnements, sont capables de remplir des emplois de toute sorte, « quelque déshonnétes qu'ils soient. La solitude est le vrai gymnase « de la sagesse. Elle nous donne des mœurs, elle forme et dirige « nos âmes, lesquelles peuvent alors se livrer sans obstacles à tout « leur accroissement, et ne sont pas obligées de se heurter sans « cesse à mille petits usages, comme les âmes de ceux qui vivent « dans les villes. Dans un air pur, presque toujours hors de la pré« sence des hommes, nos âmes, arrosées qu'elles sont par le ruis« seau doux et,limpide de la tranquillité, dans lequel les connais« sances les plus divines et les plus pures se réfléchissent comme « dans un miroir, nos âmes, dis-je, prennent des ailes et s'élèvent « en droite ligne. C'est pourquoi les temples qui ont été consacrés « aux Dieux dans les âges les plus anciens, surtout ceux des Muses, « de Pan, des Nymphes, d'Apollon, et de tous les dieux qui pré-


« sident à la musique, se trouvent dans des lieux tout à fait soli« taires. On voulait, à ce que je pense, établir une distinction entre >< les sciences libérales et les arts corrupteurs et dangereux qui « s'exercent dans les villes. »

On reconnaît ici le désir d'interpréter dans un sens symbolique les religions et les coutumes anciennes, désir marqué chez les stoïciens comme chez les néo-platoniciens, qui les conduit assurément à une interprétation tout à fait inexacte de ce qu'a été la religion primitive des Grecs, mais qui nous renseigne du moins sur ce qu'était l'idéal moral de ces penseurs hellènes.

La même inspiration se marque chez Virgile. Toute l'œuvre de Virgile tend à opposer aux vices de la culture qui s'est développée dans les villes les vertus de la vie pastorale ou agricole, les vertus des âges anciens où cette vie dominait encore. Les Églogues de Virgile glorifient la vie pastorale, suivant l'exemple des pastorales alexandrines les Géorgiques sont consacrées à une glorification de la vie rurale, que résume le vers fameux

Trop heureux les paysans s'ils connaissaient leurs biens. L'idéal virgilien, c'est d'arriver à un état intérieur dans lequel l'âme soit analogue à celle du pasteur ou du paysan, en ce qu'elle n'aspire pas aux faux biens, aux fausses richesses, aux ambitions vulgaires qui se développent dans les villes, mais où l'âme, cependant, diffère de celle du paysan en ce que, par la comparaison et par la réflexion, elle connaît qu'il y a là un bien, et en ce que cette connaissance lui procure un bonheur absent de l'âme paysanne. Ce vers, qui est comme l'expression centrale de l'esprit virgilien, nous montre le passage dans l'âme de Virgile de l'idéal de la sagesse à l'idéal pastoral, et la formation de l'idée d'une sagesse pastorale que, sans doute, la réalité ne nous présente guère, mais qu'il appartient à la poésie de créer. L'âme crée ses biens dans l'acte même par lequel elle prend conscience de leur nature.

Car l'âme est un acte de conscience qui devient à son tour un objet pour la conscience. Et c'est ainsi le caractère de l'esprit, dans l'acte par lequel il se pose comme ayant une nature donnée, de se détacher de cette nature, de la dépasser et, en la transformant, de s'engendrer à nouveau.

L'Énéide semble destinée à opposer à la vie corrompue des Romains du temps d'Auguste la légende poétique de la Rome pri-


mitive, qui, après avoir existé comme réalité, existe et agit désormais comme idéal. Et ce thème de l'opposition entre la vertu rurale et la corruption de la vie romaine sous l'Empire demeure par la suite le thème essentiel de la littérature latine.

II

ORPHÉE ET L'ESPRIT DE LA RENAISSANCE FLORENTINE Les Florentins et, d'une façon plus générale, les Italiens du xve siècle, mais dans ce domaine, comme en presque tout ce qui concerne la vie spirituelle, l'impulsion directrice est venue de Florence, les Florentins du xve siècle reprirent et développèrent beaucoup plus complètement cet idéal pastoral; ils en vinrent à lui donner une des places dominantes dans le système des valeurs spirituelles. Ce fut l'œuvre du cercle qui entourait les Médicis, et notamment de Politien. Mais l'idée pastorale se mêla chez eux à un idéal de sagesse philosophique, qui lui communiqua une signification plus profonde l'idéal de l'Académie platonicienne de Fiésole, celui que Marsile Ficin plus que tout autre élabora.

Cet idéal, c'est l'union de l'hellénisme avec un christianisme allégorique, dans lequel la théologie chrétienne se transforme en un système de symboles. L'entreprise de Marsile Ficin prélude par là à ce qu'a été dans les temps modernes celle de Hegel. L'œuvre des Platonisants de l'Académie de Fiésole est comme un premier dessin de celle que Gœthe, dans l'ordre poétique, et Hegel, dans l'ordre de la réflexion philosophique, devaient réaliser d'une manière plus puissante et plus riche. Elle sert de transition entre les Platonisants de l'antiquité et cette nouvelle forme de la philosophie moderne. Mais c'est avant tout l'interprétation de la vie pastorale dans le sens d'une sagesse philosophique qui fait l'originalité de ces conceptions de la Renaissance.

Les deux formes concrètes qu'a revêtues cet idéal, c'est la conception de l'Arcadie, développée surtout par le poète napolitain Sannazar, et c'est le personnage d'Orphée, entendu comme le représentant de cet idéal spirituel, c'est-à-dire tout autrement que ne l'avaient fait les « orphiques » de l'antiquité.

On a souvent insisté sur l'importance qu'a prise, dans l'Italie de la Renaissance, l'idée de la virtù, c'est-à-dire du développement de toutes les capacités et de toutes les énergies de l'individu. C'est sur


cette idée de la virtù que Stendhal, puis Taine et Nietzsche ont surtout fixé leur attention. Par ce côté, l'Italie de la Renaissance aboutit non au mythe d'Orphée, mais à la vie de César Borgia, le modèle du Prince de Machiavel. Mais ce n'est pas par là que l'Italie a efficacement agi sur l'Europe, et ce n'est qu'un côté des choses. A la vie de César Borgia s'opposent, dans l'esprit des Italiens de la Renaissance les plus détachés du Moyen Age, le rêve de l'Arcadie et la légende d'Orphée.

L'Arcadie, c'est un pays d'où sont exclues la cupidité, l'ambition, la fourberie, la trahison que développent la vie des villes et la pratique du commerce, en même temps que la brutalité par où se manifestent dans l'homme les passions animales c'est la réalisation de l'âge d'or. L'idéal pastoral, en effet, se rattache non seulement à l'esprit de Virgile, mais aussi à la description de l'âge d'or que l'on rencontre dans Hésiode et dans certains passages d'Ovide. Cet âge d'or, ce règne de la paix et de l'amour, ne connaît pas les vices, les combats et les haines qui se sont développés par la suite dans l'âge de fer les légendes grecques dont Hésiode s'est fait l'interprète traduisaient sans doute les impressions qu'avait fait naître l'établissement du règne de la métallurgie, métallurgie du bronze et métallurgie du fer, d'où est issu le monde homérique, le monde héroïque des Grecs.

Cet âge d'or, ce règne de Saturne antérieur au règne de Jupiter, était l'expression idéalisée d'une vie encore essentiellement pastorale. Mais ces conceptions n'avaient joué chez les Grecs qu'un rôle secondaire; elles étaient restées subordonnées soit à l'idéal héroïque, soit à la sagesse proprement philosophique. Les pasteurs sont plongés dans la contemplation des beautés de la nature, qui les écartent des passions brutales ou cupides et, en cela, l'idéal de la Renaissance italienne se rapproche de l'idéal chinois ou, tout au moins, de l'idéal de certaines sectes chinoises, de la secte bouddhiste Zen et du Taoïsme. Il y a assurément une parenté spirituelle très accentuée entre les tendances du milieu florentin qui entourait les Médicis et celles qui, sous l'influence de ces sectes, se développèrent en Chine, du xe au xn8 siècles de l'ère chrétienne, sous les Soung, à l'époque de ces « philosophes » chinois « de la nature », esthéticiens et moralistes, qui prennent place dans l'histoire des idées à mi-chemin entre les « physiologues » de la Grèce ancienne et la « philosophie de la nature » de Schelling et de Hegel.


Un rôle analogue est attribué, à la cour des Soung et dans le cercle des Médicis, à la contemplation de la beauté et spécialement de la beauté de la nature comme servant à épurer l'âme, à la détacher de la cupidité, de l'ambition, de la sensualité vulgaire. Conception qui suppose, en réalité, une vie sociale déjà avancée et où une partie des individus est affranchie des nécessités immédiates de la vie matérielle. Il faut remarquer, au reste, que si, en ce qui concerne les Florentins, le'point de départ de ces conceptions doit être cherché dans l'antiquité hellénique, ce serait cependant une erreur de croire qu'elles soient empruntées telles quelles à la Grèce; il y a bien là une création de la Renaissance italienne.

Les Grecs n'ont pas attribué en général une très haute valeur, pour la culture de la conscience morale, à la contemplation de la beauté de la nature. L'idée et le sentiment de la beauté jouent sans doute un rôle important chez les penseurs grecs. Mais la beauté paraît chez eux comme une harmonie, une proportion qui existe assurément dans les choses de la nature et dans les œuvres de l'art, mais qui existe aussi dans les mœurs et dans les âmes. Et c'est l'admiration pour la beauté spirituelle, c'est-à-dire pour la vertu, c'est la supériorité de cette beauté spirituelle sur la beauté sensible et matérielle qui est à cet égard le thème dominant non seulement des philosophes, mais même des poètes grecs. Les Grecs n'étaient en aucune façon ce qu'on a appelé au xixe siècle des esthètes au contraire, les Italiens de la Renaissance l'étaient dans une large mesure, et nous touchons ici à une différence profonde entre les Hellènes et les esprits qui se sont inspirés plus ou moins de la Renaissance italienne. Nous touchons à un contre-sens qu'ont commis les Italiens de la Renaissance sur le compte des Grecs, à l'un des contre-sens qui sont demeurés les plus fréquents depuis lors, quand on a essayé de déterminer ce qu'était l'idéal grec. L'idéal grec était un idéal d'héroïsme et de sagesse, un idéal de vertu intérieure et d'action noble, un idéal de beauté morale et spirituelle ce n'était qu'à un titre secondaire un idéal de beauté matérielle, qu'il s'agisse, d'ailleurs, de la nature ou de l'art. Dans le grand discours que Thucydide met dans la bouche de Périclès et où celui-ci résume l'œuvre de sa vie, Périclès consacre à peine une phrase aux merveilles de l'art dont il avait peuplé Athènes. La partie essentielle de son activité, à son gré, c'est la manière dont il a conduit les affaires politiques de sa patrie. Ce sentiment n'est pas


moins tort chez Platon que chez Périclès le plus beau des poèmes, aux yeux de Platon, c'est une cité bien ordonnée.

Le personnage central, dans ces mythes pastoraux, c'est le personnage d'Orphée. Comme l'a compris le plus pénétrant interprète de cette époque, J.-A. Symonds, Orphée est le véritable héros de la Renaissance italienne; la légende d'Orphée est le thème favori des poètes, des musiciens, des dramaturges de ce temps et de ce pays. Orphée, c'est l'être en qui s'est le plus pleinement réalisée la vertu de l'âge d'or l'homme dont l'âme est au-dessus de toute ambition, de toute cupidité, de toute brutalité animale. Orphée, avec sa lyre, charme par la poésie et par la musique les bêtes sauvages, c'est-à-dire qu'il transforme et qu'il dompte tout ce qu'il y a de brutal dans la nature, dans la nature humaine comme dans la nature qui nous environne. Pour les Italiens de la Renaissance, ce n'est plus Hercule, comme pour les Grecs, auteurs de légendes populaires ou philosophes stoïciens, c'est Orphée qui est le symbole de la puissance civilisatrice de l'esprit. C'est que cette puissance civilisatrice ne prend aucunement la force matérielle comme instrument l'âme agit par elle-même et directement; la force matérielle ne serait, aux yeux de ces Italiens de la Renaissance, qu'une expression de ces passions animales qu'Orphée enchante avec sa lyre. L'Apollon joueur de viole que Raphaël a peint dans son Parnasse est un autre Orphée.

Non seulement c'est par la poésie et par la musique indissolublement unies dans le mythe d'Orphée que l'âme se libère des passions brutales et des calculs d'intérêt mais l'amour sincère et fidèle jusque dans la mort, l'amour d'Orphée pour Eurydice, achève de donner sa signification à l'idéal pastoral de la Renaissance italienne héritier de quelques-uns des traits les plus nobles de l'amour chevaleresque du Moyen Age, il s'oppose à l'amour mercenaire des villes, comme à l'amour bestial où se manifeste dans sa mobilité la nature animale de l'homme.

Cette spiritualisation de l'amour, cette sincérité absolue en même temps que cette fidélité inaltérable, voilà ce qu'exprime encore la légende d'Orphée.

La passion, comme écrira un peu plus tard Spinoza, ne peut être vaincue que par une passion plus forte. Et c'est dans l'amour, plus peut-être que dans toute autre passion, qu'on peut suivre la transformation par laquelle l'âme s'élève au-dessus de l'animalité


et des calculs utilitaires. De là le sens idéal de l'amour pastoral. Cet idéal domine l'œuvre du grand artiste contemporain de Shakespeare, auquel a abouti le mouvement lyrique et musical de la Renaissance italienne, du véritable initiateur de la musique moderne, musique symphonique de Beethoven ou musique dramatique de Mozart et de Wagner, du premier qui ait su, par l'harmonie des instruments, traduire les caractères divers des hommes, c'està-dire qui ait donné à l'harmonie une signification psychologique, de celui qu'on peut appeler le Galilée de la musique moderne je veux dire Claude Monteverde.

Or, au drame que Monteverde a consacré à Poppée s'oppose celui qu'il a consacré à Orphée. Le Couronnement de Poppée nous présente l'amour des cours, l'amour de Néron pour Poppée, la dégradation de l'âme et les conséquences tragiques qui en résultent. Orphée nous donne au contraire le spectacle de l'amour pastoral, de l'amour constant, inaltérable, spiritualisé d'Orphée pour Eurydice. L'œuvre de Monteverde traduit ainsi les deux aspects contraires de l'idéal pastoral.

La protestation contre les mœurs des cours et des villes n'est pas vraiment une aspiration vers des formes de vie sociale plus anciennes, un retour en arrière, c'est la conception mythique d'un idéal nouveau. Au xvrae et au xixe siècles, chez Rousseau, puis chez Tolstoï, le rêve pastoral inspirera une conception nouvelle de l'avenir social, et prendra un caractère révolutionnaire. Du xve au xviie siècle, il ne s'agit pas de transformer la société l'Arcadie est le lieu idéal où vit le songe de l'Académie platonicienne de Fiésole le royaume de Saturne est dans les cœurs la mission la plus haute de la musique et de la poésie est de dissiper le rêve malfaisant de la vie vulgaire, et d'éveiller l'Orphée intérieur qui dort chez les meilleurs d'entre les hommes.

III

ROUTES FRANÇAISES VERS LA FORÊT D'ARDENNE Nous retrouvons dans l'oeuvre de la Pléiade, chez Ronsard, chez ses amis, chez ses disciples, le même idéal pastoral. La Pléiade s'inspire de l'idéal de la Renaissance italienne beaucoup plus que


ue celui ub îttuiiqune grecque ou latine, je me Dornerai a ciier, pour ce qui est de Ronsard, un de ses sonnets où il exprime nettement l'opposition entre les grandeurs trompeuses de la vie des Cours et la vertu qui règne loin des palais des rois ce sonnet traduit en même temps la pénétration de cet idéal moral et de l'idéal poétique. C'est le sonnet adressé à François de France entrant dans la maison de l'auteur.

Bien que cette maison ne vante son porphyre,

Son marbre, ni son jaspe en œuvre élaboré

Que son plancher ne soit lambrissé ni doré,

Ni portrait de tableaux que le vulgaire admire

Toutefois Amphion l'a bien daigné construire,

Où le son de la lyre est encor demeuré,

Où Phébus comme en Delphe y est seul honoré,

Où la plus belle Muse a choisi son empire.

Apprenez, mon grand prince, à mépriser les biens

La richesse d'un prince est l'amitié des siens

Le reste des grandeurs nous abuse et nous trompe.

La bonté, la vertu, la justice et les lois

Aiment mieux habiter les antres et les bois

Que l'orgueil des palais qui n'ont rien que la pompe.

Voici maintenant, dans un sonnet de Du Bellay, un thème à certains égards analogue

0 qu'heureux est celui qui peut passer son âge

Entre pareils à soi 1 et qui sans fiction,

Sans crainte, sans envie, et sans ambition,

Règne paisiblement en son pauvre ménage I

Le misérable soin d'acquérir davantage

Ne tyrannise point sa libre affection

Et son plus grand désir, désir sans passion,

Ne s'étend plus avant que son propre héritage.

Il ne s'empêche point des affaires d'autrui,

Son principal espoir ne dépend que de lui,

II est sa cour, son roi, sa faveur et son maître

Et voici un passage d'un autre sonnet de Du Bellay, où nous discernons un des thèmes que reprendra Shakespeare Vous dites, courtisans Les poètes sont fous,

Et dites vérité mais aussi dire j'ose

Que tels que vous soyez vous tenez quelque chose

De cette douce humeur qui est commune à tous.


Mais celle-là, messieurs, qui domine sur vous

En autres actions diversement s'expose

Nous sommes fous en rime et vous l'êtes en prose,

C'est le seul différend qu'est entre vous et nous.

Les hommes vivent d'illusions, et le poète, c'est ce que l'on voit de plus en plus clairement à travers l'œuvre de Shakespeare, prend conscience de ces illusions dans lesquelles vivent la plupart des hommes.

L'art, la poésie, c'est la création d'un ensemble de rêves auxquels le rêveur lui-même ne croit qu'à demi, car l'auteur du rêve s'affranchit de l'illusion qu'il crée par la conscience qu'il en prend. La plupart des hommes sont fous en prose, c'est-à-dire qu'ils sont dominés par des illusions, par l'illusion de l'ambition, par l'illusion de l'amour vénal ou sensuel, par l'illusion de la cupidité, et les poètes sont tenus pour fous par les autres hommes parce qu'ils ne recherchent et n'obtiennent aucune des choses que la plupart des hommes considèrent comme des biens; mais leur folie est au fond une haute sagesse.

Voici enfin quelques vers de Desportes qui, comme Monteverde, était presque exactement le contemporain de Shakespeare et chez qui reparait le thème de la Pléiade

0 bienheureux celui qui peut passer sa vie

Entre les siens, franc de haine et d'envie,

Parmi les champs, les forêts et les bois,

Loin du tumulte et du bruit populaire,

Et qui ne vend sa liberté pour plaire

Aux passions des princes et des rois 1

Il n'a souci d'une chose incertaine,

il ne se paît d'une espérance vaine,

Nulle faveur ne le va décevant,

De cent fureurs il n'a l'âme embrasée,

Et ne maudit sa jeunesse abusée,

Quand il ne trouve à la fin que du vent.

L'ambition son courage n'attise

D'un fard trompeur son âme il ne déguise,

11 ne se plaît à violer sa foi

Des grands seigneurs l'oreille il n'importune,

Mais en vivant content de sa fortune,

II est sa cour, sa faveur et son roi.

Le dernier vers, comme d'ailleurs le premier vers de ce morceau, est presque littéralement emprunté à Du Bellay.


Je vous rends grâce, ô déités sacrées,

Des monts, des eaux, des forêts et des prées,

Qui me privez de pensers soucieux,

Et qui rendez ma volonté contente,

Chassant bien loin ma misérable attente

Et les désirs des cœurs ambitieux

Dedans mes champs, ma pensée est enclose

Si mon corps dort, mon esprit se repose.

Si je ne loge en ces maisons dorées,

Au front superbe, aux voûtes peinturées

D'azur, d'émail et de mille couleurs,

Mon œil se paît des trésors de la plaine,

Riche d'œillets, de lis, de marjolaine,

Et du beau teint des printanières fleurs.

Dans les palais enflés de vaine pompe,

L'ambition, la faveur qui nous trompe,

Et les soucis logent communément

Dedans nos champs se retirent les fées,

Reines des bois à tresses décoiffées,

Les jeux, l'amour et le contentement.

Cet idéal pastoral que la Pléiade a introduit en France a été introduit en Angleterre par sir Philip Sidney dont l'œuvre est une imitation de l'Arcadie de Sannazar, et c'est cet idéal qui, plus peutêtre que toute autre chose, fait l'unité d'inspiration de l'œuvre de Shakespeare, depuis les bois où errent les amants d'Athènes jusqu'à l'île où règne la magie de Prospero.

1

L'IDÉAL DE SHAKESPEARE

Shakespeare est avant tout un homme de la Renaissance. Il diffère des écrivains de la Renaissance italienne ou française par la supériorité prodigieuse de son génie, par la manière dont s'unissent en lui, en une union dont il n'est pas d'autre exemple, un génie lyrique qui n'a jamais été dépassé, un génie psychologique qui ne l'a pas été davantage, un génie dramatique auquel on ne peut comparer que celui des grands tragiques grecs. Mais si, par là, il s'est élevé bien au-dessus de tous ces écrivains français et italiens, son inspiration, cependant, est une inspiration franco-italienne. Plus on a étudié la formation de la poésie anglaise du temps


186 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE. d'Elisabeth, plus on s'est rendu compte de l'action exercée s

d'Elisabeth, plus on s'est rendu compte de l'action exercée sur elle par la poésie italienne et par la poésie française de l'école de la Pléiade. Les recherches de Sir Sidney Lee sont particulièrement concluantes à cet égard.

L'idéal qui domine l'œuvre. de Shakespeare, c'est l'idéal de la sagesse poétique et pastorale. Il s'y mêle sans doute certains reflets de l'idéal chevaleresque et de l'idéal chrétien du Moyen Age, mais ce ne sont que des reflets. Et ce serait, d'autre part, une erreur de s'imaginer que l'inspiration de Shakespeare soit spécifiquement anglaise. En ce qui concerne son génie propre, il est avant tout luimême en ce qui concerne son idéal, il est l'homme de son temps plus que de son pays. Il ne se rattache guère à des traditions qui auraient existé en Angleterre avant lui, et si la littérature anglaise après lui a une teinte shakespearienne chez beaucoup de ses représentants, comme la littérature allemande depuis la seconde moitié du xviiie siècle, c'est à cause de l'influence directe que l'œuvre de Shakespeare a exercée. Shakespeare, d'ailleurs, peut encore moins être considéré comme un représentant typique de l'esprit germanique que comme un génie spécifiquement anglais; et cela pour des raisons analogues on ne retrouve ni en Angleterre avant Shakespeare, ni en Allemagne avant, la seconde moitié du xvnr3 siècle, quelque chose qui ressemble aux caractères dominants de l'œuvre shakespearienne. C'est, au contraire, en partie d'après Shakespeare que les romantiques allemands ont construit l'idée et le mythe du « germanisme » il en est à cet égard de Shakespeare comme de la cathédrale de Strasbourg et des poèmes de Perceval ou de Tristan et Iseut i.

Chez Shakespeare, les grands drames ont-comme contre-partie les comédies d'amour, les féeries pastorales et les grands drames, d'une part, les féeries pastorales, de l'autre, traduisent en quelque sorte sous ses deux aspects, négatif et positif, cet idéal de la sagesse poétique et pastorale dont je viens de marquer les traits essentiels. Ses grands drames et ses féeries amoureuses procèdent ainsi de la i. On pourrait plutôt chercher, et on a cherché, -chez Shakespeare l'empreinte de l'esprit celte et, plus précisément, de l'esprit gallois il est certain que des poèmes d'amour comme le Tristan, répandus en Europe par la France, mais originaires des régions celtiques de la Grande-Bretagne, annoncent certains côtés de l'œuvre shakespearienne. Mais ce n'est qu'un aspect de la question, et, d'ailleurs, ces considérations sur l'esprit des « races demeurent en général bien incertaines et bien mal définies.


R BERTHELOT. LA SAGESSE SHAKESPEARIENNE. 157 ne inspiration, comme chez Monteverde l'Orphée et le Couron-

1 L

même inspiration, comme chez Monteverde l'Orphée et le Couronnement de Poppée. Et cette inspiration est en quelque sorte résumée dans les deux parties du sonnet de Ronsard que je citais tout à l'heure.

Shakespeare a commencé par des pièces où il peignait cet amour poétique et pastoral, entendu à la façon de l'Italie, avec la fraîcheur charmante de la jeunesse, mais aussi d'une manière qui restait encore un peu superficielle et il est allé de là à la sagesse poétique et pastorale dans ce qu'elle a de plus profond. Ainsi, il est passé des Peines d'amour perdue?, puis du Songe d'une nuit d'été à La Tem pête.

Comme Tolstoï, Shakespeare paraît s'être mis en partie lui-même dans certains de ses personnages, en même temps qu'il décrit du dehors un monde de caractères variés, différents de lui, auxquels il ne peut, d'ailleurs, s'empêcher de prêter son incoercible génie lyrique. L'atmosphère dans laquelle se meut l'action tout entière de ses grands drames et souvent celle de ses comédies, c'est l'atmosphère où se meut la pensée de certains de ses héros. Le dramaturge peint la vie comme la voient tantôt Mercutio, tantôt Hamlet ou Prospero. Et comment s'en étonnerait-on chez un poète dont le génie, à la différence de celui d'un Sophocle, demeure malgré tout lyrique en son essence même?

Les deux personnages dans lesquels les critiques s'accordent en général à reconnaître le plus manifestement l'empreinte de l'âme de Shakespeare sont Hamlet et Prospero.

Comment s'est formée, à partir des premières comédies amoureuses, la vision tragique du monde qui est celle de Hamlet? Puis comment s'est fait le passage de cette vision tragique et découragée de l'existence à la vision de Prospero, dont s'inspire La Tempête"!

D'OBÉRON A HAMLET

§ 1. Les PREMIÈRES PIÈCES.

Dans Le Songed'une nuit d'été domine l'impression que tous les hommes sont le jouetdes illusions. « Le fou, l'amoureux et le poète» sont de la même essence, car ils « sont faits tout entiers d'imagination » 1. Et quels hommes ne sont pas fous? Bottom ne l'est-il pas 1. Songe d'une nuit d'été, V, 1.


autant que Titania? Mais il est, comme écrit Platon, des délires lucides. Et Bottom n'est fou qu'en prose.

Sire, Thulène est mort j'ai vu sa sépulture,

disait Jean Passerat, un des disciples de Ronsard, après la mort de Thulène, fou du roi

Mais il est presque en vous de le ressusciter.

Faites de son état un poète hériter

Le poète et le fou sont de même nature.

Ajoutez l'amoureux, et vous serez bien près de Shakespeare L'un fuit l'ambition et l'autre n'en a cure

Tous deux ne font jamais leur argent profiter.

Ce qui distingue le poète de l'amoureux, comme de la plupart des hommes, c'est qu'il a conscience de cette illusion et que, dans la comédie féerique qu'il se joue à lui-même, le poète, fût-il amoureux, n'est pas dupe de l'illusion commune. C'est cette conscience qu'il en prend qui sera le principe de son affranchissement c'est elle qui, arrivant à sa plénitude, fera la différence entre Le Songe d'une nuit d'été et La Tempête.

La conscience de l'illusion permet au poète de s'élever au-dessus d'elle, et, dans l'acte de lacréation poétique, l'esprit se soumet, à moitié volontairement, au jeu d'apparences qu'il crée lui-même, tandis que les hommes ordinaires, l'ambitieux, le cupide, le jaloux sont entièrement les jouets et les dupes de leurs rêves dont ils n'aperçoivent aucunement le caractère illusoire.

Mercutio, dans Roméo et Juliette, sait bien que la reine Mab, qui est l'esprit de poésie et de féerie, apporte des rêves à tous les hommes, aux amoureux, aux courtisans, aux hommes de loi, aux soldats; il sait que ces rêves sont souvent des mensonges; et Roméo lui répond que les rêveurs rêvent la vérité1. Mercutio l'interpelle « Romeo 1 humours madman passion 1 lover » 2. Dans Roméo et Juliette, c'est l'approfondissement du sentiment de l'amour qui amène Shakespeare d'une conception superficielle et 1. Roméo et Juliette, I, k

Romeo. 1 dreamt a dream to night.

Mercutio. And so did I.

Romeo. WoII, what was yours ? 1

M«acnno. Thatdreamers often lie.

Romeo* In bed asleep, while they do dream tbings truc.

Meecoïio. 0 then l see Queen Mab hath been with you.

She is the fairies midwife.

2. Idem, II, 1.


extérieure encore de l'amour pastoral à la conception tragique qui occupe le milieu de sa vie.

L'amour des deux amants de Vérone n'est ni moins sincère ni moins immédiat que celui des amants d'Athènes dans Le Songe d'une nuit d'été, mais il se dessine sur le fond de la ville et non plus sur celui de la forêt, où vivent les fées, chez Shakespeare comme chez Ronsard et chez Desportes

Je n'avais pas quinze ans que les monts et les bois

Et les eaux me plaisaient plus que la cour des Rois,

Afin de voir au soir les Nymphes et les Fées

Danser dessous la lune en cotte par les prées.

(Ronsard, Hymne de l'Automne.)

A la ville, cet amour se dessine sur un fond d'ambition et de haine, haine des Montaigus et des Capulets, et ce qui entraînera vers la catastrophe l'amour de Roméo et de Juliette, c'est cette haine née de l'ambition, qui veille derrière l'amour. Le poète se heurte à l'épée de Tybalt, qui n'est que trop réelle, comme les amoureux à l'univers de haine qui les environne; et la pièce, tournant sur la pointe de cette épée, change de caractère et devient brusquement tragédie. Après avoir rappelé Peines d'Amour perdues, voici qu'elle annonce, par les cadavres qu'elle entasse dans le cimetière de Vérone, l'égorgement final de Hamlet et du Roi Lear. Ainsi, la vie des villes, avec l'antagonisme haineux par lequel les hommes créent leur propre malheur, voilà ce qui va détruire l'allégresse irréfléchie de l'amour féerique et pastoral. Et, d'autre part, dans une certaine mesure déjà, il semble que ce soit aussi la violence sensuelle de leur amour qui précipite dans la mort les amants tragiques de Vérone. Ce n'est donc pas seulement la folie des passions sociales née de la vie dans les villes, c'est la folie et l'entraînement des passions animales qui est le principe de la destinée tragique « Sagement et lentement, dit à Roméo le frère Laurence, ceux-là trébuchent qui courent vite ».

Ce double sentiment, qui fait la différence entre Le Songe d'une nuit d'été et Roméo et Juliette, va se développer avec une intensité croissante dans les drames suivants. Déjà, nous voyons apparaître dans Roméo et Juliette, contrastant à la fois avec l'enivrante folie 1. « Roméo I stand on sudden haste. Fh. Laurence Wisely and slow they stumble that run fast. » (II, 3). Et acte II, scène 6, Fbèpe Laurence « Thèse violent delights have violent ends ».


de cet amour sensuel et avec la cruelle folie de ces haines ambitieuses, le personnage du frère Laurence, le franciscain qui marie les deux amants. Shakespeare semble avoir incorporé en Roméo, en Mercutio, dans le frère Laurence, des côtés divers de sa propre nature, en les séparant l'un de l'autre et en les poussant à l'extrême l'amoureux, le poète, le méditatif bienveillant et doux de même que Gœthe, dans son Tasso, s'est en quelque manière partagé entre le raisonnable Antonio et le poète amoureux, qui représentent chacun des aspects opposés de son caractère; ou de même que Tolstoï dans Guerre et Paix a prêté quelque chose de lui à Pierre Besoukhow, autre chose au prince André et autre chose encore à Nicolas Rostow.

Laurence vit indépendant des passions des hommes de la ville; il connaît les vertus des herbes et salue « le matin aux yeux gris » il ne désire pas la richesse; il n'a pas d'ambition; il a en lui l'esprit de pardon il voudrait réconcilier les familles opposées des Montaigus et des Capulets et empêcher la destinée fatale vers laquelle les deux amants se précipitent l'un l'autre

For this alliance may so happy prove

To turn your household's rancour to pure love. (Il, 3.) Biron, dans Peines d'amour perdues, disait « Qui peut séparer l'amour de la charité? » (IV, 3.) Le frère Laurence sait bien qu'ils font deux, mais il voudrait aussi faire du premier l'instrument de la seconde, et purifier l'amour de ce qu'il y a de délire en lui Roméo. Thou chid'st me oft for loving Rosaline.

Fr. Laurence. For doting, not for loving, pupil mine.

(11,3.)

Laurence représente déjà visiblement l'homme affranchi des passions communes et des désirs communs, c'est-à-dire qu'il est une préfiguration de ce que sera Prospero dans La Tempdte. Seulement, Laurence n'est qu'un personnage épisodique, un rayon de lumière dans la nuit; et, d'ailleurs, presque autant que l'aveugle désir des amants, son aveugle bonté précipite la catastrophe. La sagesse ne l'élève pas encore au-dessus du monde des illusions et des rêves.

§ 2. HAMLET.

Passons tout de suite à Hamlet.

La vision de Hamlet, c'est la vision de la vie à la Cour où se con-


ntrent les vices de la ville. Que voit Hamlet autour de lui? La

centrent les vices de la ville. Que voit Hamlet autour de lui? La fourberie, la trahison, la débauche, l'assassinat des âmes serviles où règne l'esprit de flatterie et des âmes dominées par la luxure et par l'ambition. Le point de départ de sa méditation, c'est le spectacle du roi Claudius, son oncle, qui, par ambition, a assassiné son père, et de la reine Gertrude, sa mère, qui, par luxure, a favorisé cet assassinat.

En présence de ce déchaînement des passions perverses, en présence de l'asservissement et de l'avilissement de l'âme par la vie des Cours, Hamlet discerne la folie tragique de ces passions et leur fatalité destructrice. Les hommes croient être sages en mettant leur pensée au service de leurs passions animales ou de leurs désirs ambitieux mais les vrais sages, ce sont ceux qui, en apparence, sont les fous. Le seul qui voie au fond de cette tragi-comédie à la fois sinistre et burlesque de la Cour, le fils du roi, l'héritier légitime du royaume, le possesseur de la véritable royauté spirituelle, c'est Hamlet, c'est l'homme que les autres croient fou, et qui joue la folie.

Si le sentiment tragique chez Shakespeare naît du spectacle de la folie douloureuse et malfaisante des passions humaines, l'humour procède aussi chez lui du sentiment que les hommes qui se croient les plus sages sont d'habitude les plus fous que les plus fous aux yeux du monde sont les plus sages que les gens les plus sérieux sont souvent les plus boutions aux yeux de ces sages méconnus que ce qu'on tient d'ordinaire pour le plus important et le plus précieux est souvent sans valeur; et que, souvent aussi, ce qu'on tient pour insignifiant est du prix le plus rare. D'où, chez Shakespeare, et spécialement dans Hamlet, un comique intimement uni, par son origine même, à la poésie tragique et non pas juxtaposé à la tragédie; et ce comique est fort différent du comique de Molière, qui résulte au contraire de l'opposition entre les actes des personnages et le sens commun, ou même le bon sens bourgeois car le sens commun, pour Shakespeare, est lui-même, à maints égards, une forme de la folie.

De là, vers la même époque, la sympathie évidente avec laquelle Shakespeare peint Falstaff. Hamlet, quand il bafoue Polonius, est un humoriste mais Falstaff, à sa façon, en est un aussi. Cet ivrogne, ce paresseux, ce paillard, ce menteur, ce poltron, s'amuse de lui-même à la manière d'un artiste qui se joue de ses Kev. Meta. T. XXXIII (no 2, 1926). ti i


propres inventions; en lui régnent la fantaisie créatrice de l'imagination: et la. galié bienveillante dt>. Thnmnnr- et Honc /.û en;h

propres inventions; en- lui régnent la fantaisie créatrice de l'imagination et la gaîié bienveillante de l'humour; et dans ce qui fait malgré tout sa. valeur, il y a un défi au bon sens vulgaire. Ilamiet est le contemplateur, entièrement pessimiste. La vision de la, vie. et du monde à laquelle. Le conduit sa. sagesse poétique le décourage de; toute, action, car elle lui montre dans la vie le jeu vide de sens et fatalement douloureux de ces passions élémentaires et aveugles, ou: d'unes intelligence calculatrice qui en demeure la dupe. La contemplation, pessimiste détruit en- lui, avec. les ressorts de l'action, ceux mêmesde la: vie:. Pourquoi, agir ? A: quoi servirait l'acte auquel lejfanlôm&le pousse? Non seulement la passion, mauvaise engendre dans l'âme, la souffrance et l'inquiétude, mais, en définitive, elle court à. sa propre mort l'usurpateur se prend au piège- qu'il a tendu pour faire pér brie:, prince ds. Danemark. Vanité des vanités 1

Si le père de- Hamlet est un, fantôme sorti du purgatoire et qui demande vengeance, Hamlet lui-même vit dans une sorte,de purgatoire intellectuel il est hors de l'enfer des passions basses, où il voit s'agiten Claudms et Gectrude; otis'agitecont bientôt Macbeth, Othello, Goneril mais; sa demi^sagesse; désabusée-, toute: négative et pessimiste, qui. Je- détache i d;un monde, de- haine, de luxure et d'ambition1, le laisse encore dans la région de l'épreuve. Il n'agit pas.pour se venger, mais, il me, conduit pas les événements comme saura, plus tard le faire Prospéra il se laisse mener par eux il tue au hasard Polonius. sans une parole de regret il livre volontairement à.la mort Roséncrantz et Guildenstern.; il fait follement souffrir et périr Ophélie et, devant son cadavre, il n'a pas un: mot de repentir, ne parle que de son deuil et n'accuse: que les autres. Il ne s'est pas.élevév commel&fera Prospero, jusqu'au pardon et jusqu'à la bonté; il n'a pas atteint comme lui la clairvoyance dans l'action. Il est hors de l'enfer, mais il ne voit que l'enfer autour de lui. Il a conseillé à Ophélie de se- réfugier dans un couvent, et ne peut s'affliger vraiment de voir qu'elle a trouvé dans la. mort un refuge définitif contre la perversité du monde. Et lui-même; son cœur fait pour aimer va avec une indifférence sans espoir à la rencontre de la mort.

§3. LA Vision DE Hamlei,

Dans Hamlet, le seul personnage qui soit autre chose qu'une esquisse, c'est Hamlet lui-même, c'est-à-dire que c'est l'âme même


R. BERTHELOT. LA SAGESSE SHAKESPEARIENNE. 163 s laquelle se produit une certaine vision du monde, l'esprit dans io] la T»(Sflûvînn an c'îlPF7»nnpliiaean k Aaa T-kaoainncî nrontrlûo frnî

dans laquelle se produit une certaine vision du monde, l'esprit dans lequel la réflexion, en s'affranchissant des passions aveugles qui entraînent la plupart des hommes, aboutit à rendre toute action décisive désormais impossible.

Dans les pièces suivantes se trouvent réalisés objectivement, et à part les uns des autres, les divers aspects de cette vision tragique du monde que Shakespeare, en écrivant Hamlet, avait suscitée surtout dans l'âme du protagoniste. C'est ce que nous montrent Macbeth, Othello, le Roi Lear, Antoine et Cléopâtre. Je n'insisterai pas sur les grands drames, car ils parlent par eux-mêmes assez clair et assez haut.

Dans Macbeth, l'ambition saisit l'âme et court, en accumulant autour d'elle les ruines et les meurtres, vers son propre anéantissement. Le centre du drame, ce n'est plus, comme dans Hamlet, l'âme du poète qui contemple la perversion du cœur d'autrui par l'ambition, c'est l'âme de l'ambitieux mais Shakespeare ne peut s'empêcher de mettre dans la bouche de son héros, sur le seuil de la mort, des phrases qui traduisent une conception de la vie semblable à celle du prince de Danemark

« La vie. est une histoire Racontée par un idiot, pleine de tumulte et de furie, Et qui ne signifie rien. » (V, 5.) Macbeth, en prenant conscience de la puissance destructrice de l'ambition en lui, arrive au même sentiment auquel Hamlet était parvenu par la contemplation de l'ambition chez les autres.

Le Roi Lear est le drame de la colère, de la dureté calculatrice, de la démence et de la mort. Et, dans la grande scène du troisième acte, parmi le déchaînement de toutes les forces démoniaques, aveugles, impossibles à maîtriser, de la nature et de l'âme, au milieu de la tempête et de la nuit qui sont dans le roi et autour du roi, celui qui joue la folie est, comme dans Hamlet, celui qui n'est pas fou. Sans doute, la puissance des ténèbres n'est pas entièrement victorieuse dans l'ordre moral, car le dévouement fidèle de Kent, exilé par son maître, et la tendresse sublime de Cordélia, méconnue par son père, se penchent jusqu'au bout sur le roi dépossédé mais ils ne peuvent ni prévenir ni guérir sa folie, et il les entraîne avec lui dans son désastre. « Laissez-le mourir celuilà le hait qui voudrait l'étendre plus longtemps sur le dur chevalet de ce monde. » (V, 3.)

Comme Macbeth à l'heure de la défaite et de la mort, c'est


lorsque sa détresse est au comble, c'est au plus fort de la tempête et c'est au plus noir de la nuit, que Lear, ouvrant enfin les yeux sur l'homme et sur la vie, s'élève au-dessus de sa propre infortune pour philosopher sur la destinée et tenir le langage de Hamlet. Il semble que l'excès du malheur, au moment même où il précipite le vieux roi dans la folie, lui révèle à la lueur des éclairs la sagesse amère d'Elseneur. A Edgar qui, demi-nu, joue la démence « L'homme n'est-il rien de plus que ceci?. Tu es la chose ellemême. » (III, 4.) Quand nous naissons, nous crions d'être venus Sur ce grand théâtre de fous. » (IV, 6.) Après avoir entendu Lear accuser, à la manière du prince de Danemark, l'injustice, la corruption et l'hypocrisie du monde, Edgar s'écrie « Raison dans la folie » (IV, 6.) C'est presque le mot de Polonius « Il y a de la méthode dans cette folie ».

Raison dans la folie Et folie dans la prétendue sagesse des âmes inférieures « Très belle Cordélia, dit le roi de France à Cordélia que son père déshérite et repousse, toi qui es très riche étant pauvre, Très précieuse étant délaissée, et très aimée étant méprisée, Toi et tes vertus vous êtes à moi Qu'il me soit permis de recueillir ce que l'on rejette. » (I, 1.) C'est la pensée stoïcienne et évangélique que ce qu'il y a de plus précieux est ce qui le paraît le moins à la plupart des hommes, que la sagesse et l'amour vrais sont un renversement de l'ordre des valeurs, et que la richesse véritable, comme la véritable royauté, étant celles de l'âme, ne sont pas ce que croit l'opinion commune. Mais dans un monde où les fous conduisent les aveugles » (IV. 1), dans la tempête que suscite la démence des passions, les innocents souffrent et meurent avec les coupables, Cordélia avec Lear, comme Ophélie avec Claudius et Desdémone avec Othello. « Voici, dit le fou du roi, une nuit qui n'a pitié ni de l'homme sage ni du fou. » (III, 2.) Dans Othello, la jalousie animale la plus soudaine et la plus aveugle s'empare de l'âme du protagoniste pour le conduire au délire et à la mort, comme Lear et comme Macbeth. Mais les forces animales n'auraient pas suffi pour amener le désastre comme dans Lear l'ingratitude, c'est l'envie qui, dans Othello, précipite la catastrophe.

Antoine et Cléopâtre perdent des royaumes en baisers. C'est sous une autre forme le déchaînement de la sensualité et la puissance de destruction qu'elle exerce autour d'elle. C'est dans l'oeuvre de


Shakespeare ce qu'est le Triomphe de Poppée dans celle de Monteverde. Antoine n'est pas uniquement l'ambitieux, comme Macbeth, ni l'homme uniquement esclave de sa sensualité animale, comme Othello, mais une fusion de ces deux types c'est un ambitieux de grande allure qui, une fois arrivé à atteindre ce qu'il visait, se détruit lui-même en s'abandonnant aux puissances mortelles de volupté qui existent en lui, et qu'il n'est pas capable de maitriser. « Non, mais l'extravagancede notre général- Passe la mesure disent les premiers vers de la première scène. « This dotage of our general » c'est le mot même qu'employait le frère Laurence parlant à Roméo; et il y a du Roméo dans Antoine, le Romain qui aime une reine d'Égypte, comme le Montaigu aimait une Capulet. Antoine a sacrifié le pouvoir à l'amour, et Shakespeare lui laisse, avec la générosité, la poésie de l'amour, qui pour le poète n'est pas une passion comme les autres, mais le point de départ de la transformation par où l'âme peut se transfigurer. Shakespeare a toujours peint avec plus de sympathie et de profondeur l'amour que l'ambition. Antoine et Cléopâtre tient à la fois du rêve tragique et de la féerie si ce n'est pas le Songe d'une nuit d'été, ce n'est pas non plus un cauchemar comme Macbeth ou le Roi Lear et le poète semble incertain sur la manière de juger l'enchantement à la fois funeste et délicieux de la magicienne orientale. La mort d'Antoine et de Cléopâtre, avec leurs derniers baisers dans la tombe, rappelle celle de Roméo et de Juliette.

Et, d'ailleurs, il peut arriver aussi, aux yeux de Shakespeare, que d'autres passions rappellent celles de l'amour il peut y avoir dans leur folie, lorsque l'esprit en prend conscience, une sorte de désintéressement grandiose vis-à-vis des intérêts vulgaires dans leur violence à laquelle l'être s'abandonne sans calcul, et qui crée pour lui comme un univers nouveau, auquel il sacrifie jusqu'à son existence, il peut y avoir quelque chose d'analogue à la création poétique et même à la générosité. C'est ce qui arrive, par exemple, chez Coriolan la violence insensée de l'orgueil l'entraine à sa destruction, mais si l'orgueilleux périt, c'est dans un acte de générosité suprême.

Dans Troïlus et Cressida, dans Timon d'Athènes, qui sont des pièces un peu postérieures, l'exaspération qui s'empare de Shakespeare en face de la fourberie et de l'ingratitude humaines semble amener chez lui une certaine lassitude et affaiblir jusqu'à la puis-


sance de la création artistique Timon, Troïlus ne sont plus que des ébauches dans lesquelles on retrouve les mêmes thèmes que dans les pièces antérieures Cressida est une expression plus caricaturale de ce qu'était Cléopâtre; Timon est entraîné hors des cités et loin des hommes par une misanthropie aveugle et furieuse, qui n'est pas sans analogie avec celle de Hamlet, mais qui est dépeinte avec plus d'âpreté et avec beaucoup moins de richesse psychologique et de force poétique.

§ 4. RETOUR EN ARRIÈRE.

Nous pouvons maintenant revenir en arrière sur certaines des pièces qui ont précédé Hamlet, et dans lesquelles se forme la vision du monde qui, dans Hamlet, trouve son expression la plus directe et la plus complète; je veux dire Le Marchand de Venise et Comme il vous plaira.

Dans le Marchand de Venise nous saisissons chez Antonio un détachement contemplatif et mélancolique de la vie commune. Antonio ne tient pas à sa richesse; et ce détachement de lui-même le conduit à la générosité vis-à-vis des amoureux plus naïfs. <> Dites combien je vous aimais », dit Antonio à Bassanio, quand il se croit perdu pour avoir donné sa garantie à son ami. Le thème qui était esquissé dans le frère Laurence est développé d'une façon déjà plus complète chez Antonio et, en même temps, la vision de la vie du Marchand de Venise, bien qu'elle n'ait pas l'âpreté désespérée qu'elle prendra chez Hamlet, annonce ce que sera celle du prince de Danemark.

Au marchand de Venise, à l'homme riche, mais détaché de ses richesses, et généreux vis-à-vis d'autrui, s'oppose Shylock, l'homme dominé par la cupidité, les calculs d'argent et la rancune; il en veut à Antonio, parce qu'Antonio prête de l'argent sans intérêts1. Shakespeare a représenté en lui l'homme chez lequel la cupidité engendre une passion furieuse de vengeance et de haine, à laquelle il sait donner les formes extérieures de la légalité, et qui demeure « vide de la moindre goutte de pitié » 2 chez Shylock, comme chez tous les personnages entraînés par la passion, celle-ci aboutit dans 1. « He lends out money gratis » (I, 3).

2. Le Duc « an inhuman wretch, Uncapable of pity, void and empty Of any dram of merey. » Et s'adressant à Shylock « Thou'It show thy mercy and remorse. » Mais Shylock réclame la loi et le contrat « the law », «the


son aveuglement à frustrer l'âme des biens inférieurs qu'elle poursuit et la pousse à sa ruine. En cela, la carrière de Shylock ressemble à celle de Macbeth. Seulement, la fin du drame demeure heureuse. Le désintéressement et la bonté d'Antonio, qui annoncent ce que sera plus tard chez Prospero le détachement de soi et le pardon des injures, ne sont pas trompés par la destinée. Le caractère, le ton d'ensemble du Jlarchand de Venise est très particulier. Le drame, qui atteint à la violence tragique, et dont le ressort n'est pas (comme pour Roméo) dans les passions de l'amour, reste enveloppé et comme baigné dans la lumière d'une des comédies d'amour de la jeunesse de Shakespeare, et c'est encore cette comédie d'amour qui, hors de Venise, loin des comptoirs et des débats d'intérêts, lui fournit sa conclusion, sous le clair de lune et le ciel étoilé du parc de Belmont, où les amants écoutent dans leur âme la musique des sphères. Shakespeare exprime dans le dernier acte du Marchand de Venise, avec une sûreté qu'il n'avait peut-être jamais atteinte, les sentiments de sa jeunesse dont il commençait à se détacher, pour s'élever de plus en plus consciemment au point de vue contemplatif d'Antonio, et à une vision tragique de la vie et des passions cachées qui la mènent et la détruisent. De là, l'atmosphère spéciale du Marchand de Venise, unique dans l'œuvre de Shakespeare le drame est devant lui et grandit sur l'horizon, mais il ne l'occupe pas encore tout entier. L'atmosphère poétique de la Tempête lui serait à certains égards comparable, bien que, dans la Tempête, le drame recule au fond du passé ou ne soit que fantasmagorie. Le Marchand de T'enise doit une sorte de sérénité pathétique à la sagesse généreuse qui l'anime Portia, dans la grande scène du tribunal, et avec elle les amoureux du dernier acte, semblent savoir que les lois les plus hautes et les mélodies les plus belles, celles d'où émanent toute justice et toute beauté, sont les mélodies que l'on n'entend pas et les lois qui ne sont pas écrites.

Le Jacques de Comme il vous plaira se rapproche davantage de la vision que Hamlet a de la vie. As you like it contraste avec le Jlarchand de Venise, comme la vie dans la forêt contraste avec la vie des cités. Le Marchand de Venise nous montrait la recherche de l'argent, l'esprit du commerce, des lois et des contrats qui règne bond ». En vain, Portia lui rappelle que « earth'y power does then show likest God's- When mercy seasons justice. » (IV, I.)


sur le cœur de l'homme de la ville. C'était, il est vrai, pour le plier à une loi supérieure de tendresse et de générosité; et Portia nous a fait voir comment on peut interpréter, selon une idée d'humanité, la lettre de la loi, comme Lorenzo a invité Jessica à écouter, dans les accords des instruments, un écho terrestre de l'harmonie des astres'. Comme il vous plaira nous met directement en présence de l'idéal pastoral.

Le bon duc a été chassé de son trône par son frère; il a été exilé de la ville et s'en est allé vivre dans la forêt. La vertu, la bonté, comme disait Ronsard, se plaisent mieux dans les antres et dans les bois que dans la pompe des palais. Le duc, d'ailleurs, ne se soucie nullement de retrouver son trône il est détaché de toute ambition, comme Antonio de toute cupidité 2.

Les gentilshommes qui par fidélité l'ont suivi, comme Kent suivra le roi Lear, écoutent avec lui la chanson mélancolique Souffle, souffle, ô vent d'hiver,

Moins cruel et moins pervers

Que l'ingratitude humaine

Ta dent moins avant pénètre

Et tu ne blesses notre être

Que de tes âpres haleines.

Hé ho chantons hé ho dans les houx toujours verts,

L'amitié n'est que feinte et l'amour que folie,

Chantons hé ho dans les houx verts,

Gaie, gaie est cette vie.

Gèle, gèle, ô ciel sévère,

Ton aiguillon est moins amer

Que n'est un bienfait qu'on oublie

Joue avec l'eau que tu tourmentes,

Ta morsure est moins déchirante

Que n'est l'abandon d'un ami.

Hé ho chantons hé ho dans les houx toujours verts,

L'amitié n'est que feinte et l'amour que folie,

Chantons hé ho dans les houx verts,

Gaie, gaie est cette vie. (il, 7.)

<< L'amitié n'est le plus souvent que feinte et l'amour que folie » 1 Lorenzo à Jessica « There's not the smallest orb which thou behold'st But in his motion like an angel sings, Such harmony is in immortal soûls. » Entrent les musiciens. « the poet Did feign that Orpheus drew trees, stones and floods Since naught so stockish, hard and full of rage, But music for the time doth change his nature. The man that hath no music in himself Is fit for treasons, stratagems and spoils. » (V, 1.) 2. LE ddo « Hath not old custom made this life more sweet Than that of


R. BERTHELOT. LA SAGESSE SHAKESPEARIENNE. 169 mlet, dans son langage, ne dira pas autre chose à Ophélie et à ildenstern.

Hamlet, dans son langage, ne dira pas autre chose à Ophélie et à Guildenstern.

Parmi les gentilshommes qui ont suivi le duc, il y en a un qui est plus complètement détaché du monde que tous les autres c'est Jacques le Mélancolique. Volontiers, Jacques s'écarte même de la suite du duc exilé; il se plaît surtout dans la solitude, auprès des bêtes des bois; il pense, comme le fera Hamlet, que la vie humaine est asservie à des passions insensées, et que l'âme, pour être vraiment libre, doit se tenir le plus loin possible des hommes. La sagesse misanthropique de Timon, sous la forme de la fantaisie poétique, se manifeste déjà chez Jacques. Comme à Hamlet, l'homme lui plaît peu, et la femme pas davantage. Sa disposition, comme celle de Hamlet, est « une tristesse humoristiques (IV, 1.) Jacques, aussi, passe auprès des autres pour un peu fou. C'est déjà le sentiment que les fous apparents sont les sages, et que ce sont les sages apparents qui sont les fous'. Ce thème est intimement mêlé dans Comme il vous plaira au thème de l'amour pastoral que représentent Rosalinde et Orlando, amour sincère qui contraste avec l'amour faux et trompeur des villes.

C'est sur un même entrecroisement de ces deux thèmes, celui de l'amour et celui de la folie humaine, que Shakespeare a construit la Nuit des Rois. Il les pose l'un et l'autre dans les premières scènes de sa comédie. « 0 esprit d'amour, s'écrie le duc Orsino, que tu as de promptitude et de fraîcheur! » (I, 1.) Et le fou d'Olivia accuse tout le monde autour de lui d'être fou Olivia ellemême, son grave intendant Malvolio, son oncle Sir Toby. (I, o.) Le plus fou de tous est celui qui se croit le plus sage, Malvolio si Sir Toby, ivrogne et débauché, est comme un portrait moins poussé de Falstaff, Malvolio, le puritain rigide et malveillant, est painted pomp ? Are not these woods More free from peril than the envious court ?. And this our life exempt from public haunt Finds good in everything. I would not change it. » (II, 1.)

1. JAQUES « That fools should be so deep contemplative. 0 that I were a fool >, « « The wise man's folly is anatomized Even by the squand'ring glances of the fool. » (II, T.) Shakespeare, qui emprunte presque toujours à des ouvrages antérieurs l'action et les personnages mêmes de ses comédies et de ses drames, a créé de toutes pièces le personnage de Jacques, comme celui de Touchstone (Pierre de touche) le fou du roi; ils n'ont de prototype ni l'un ni l'autre dans la Rosalynde de Lodge qui a suggéré à Shakespeare son Comme il vous plaira. C'est de la même façon qu'il a créé plus tard Prospero, pour lui prêter ses propres sentiments. Et c'est à peu près de même qu'il a compldement transformé Hamlet et Mercutio. v


comme un crayon bouffon du type odieux d'Angelo, l'impitoyable et hypocrite réformateur des mœurs qui occupe le premier plan de Mesure pour Mesure. L'homme de la Renaissance et le poète qu'est Shakespeare n'a pas plus de goût pour les puritains que Montaigne ou Ronsard n'en avaient en France pour les calvinistes, et l'hypocrisie lui déplaît plus que le libertinage. Aussi Malvolio, de tous les personnages de la Nuit des Rois, est-il le plus cruellement bafoué berné par Sir Toby et enfermé pour démence, il en est réduit à faire appel au fou d'Olivia « Fou, je ne suis pas fou. » (V, 1.) Et, d'autre part « Ce garçon, dit Viola du bouffon, est assez sage pour jouer le fou. » (111, 1.) Tous les personnages se trompent sur les sentiments les uns des autres Viola, déguisée en page, s'est éprise du duc Orsino, mais Olivia, à laquelle le duc l'envoie porter ses propres messages d'amour, s'éprend à son tour du messager. « Mon père eut une fille, dit Viola à Orsino, et elle aimait un homme comme, peut-être, si j'étais une femme, j'aimerais votre seigneurie. LE Duc Mais ta sœur est-elle morte de son amour, mon enfant? Viola Je suis toutes les filles de la maison de mon père, et tous les garçons aussi, et cependant je ne sais pas. » (II, 4.) Viola seule, dans le dévouement de son amour fidèle et désintéressé, n'est dupe de personne.

Ainsi, au milieu de cet universel aveuglement, dont la grâce mélancolique et burlesque semble annoncer à sa façon, et sur un ton tout opposé, la grande scène de folie du roi Lear', dans cette Illyrie du duc Orsino qui est le Pays des Aveugles, la tendresse seule garde les yeux ouverts et voit clair autour d'elle. C'est encore l'atmosphère musicale du dernier acte du Marchand de Venise mais seuls les jeux du hasard empêchent la comédie amoureuse de dégénérer en drame, et il faudra que le poète passe par la méditation tragique de Hamlet sur la folie de l'existence pour atteindre 1. Le fou du roi Lear, pendant la tempête, chante le refrain de la même chanson par laquelleie fou .d'Olivia termine la Nuit des Rois « With hey ho, the wind and the rain. For the rain it raineth every day. » (Avec hé ho, le vent et la pluie. Car la pluie pleut tous les.jours.) Et le refrain de la chanson du fou se mêle dans le Roi Lear à des paroles sur la sottise et la perversité Jiumaines, dont la pluie devient l'image. Dès le premier acte des deux pièces, le fou du roi Lear traite son maître de fou, comme le fou d'Olivia le fait pour sa maîtresse « Olivia. Take the fool away. Clown. Do you nothear, fellowsî '1 Take away the lady. » (Nuit des Rois, I, 5.) « LEAR. Dost thou call me fool, boy 1 Fool. Ail thy other titles thou hast given away. KENT. This is not altogether fool, my lord. » (Lear, I, 4.)


R. BERTHELOT. LA SAGESSE SHAKESPEARIENNE. d71 à cette sagesse supérieure qui permet à l'âme, libérée de l'illusion

à cette sagesse supérieure qui permet à l'âme, libérée de l'illusion et définitivement apaisée, de diriger à son gré les événements. VI

DE HA3ULET A PROSPERO

Et maintenant, après avoir cherché, en revenant en arrière, la manière dont s'esquisse, dans plusieurs des pièces qui ont précédé Hamlet, la vision du prince de Danemark et déjà celle de Prospero, venons-en, enfin, aux derniers drames de Shakespeare, où il a su passer de ce rêve juvénile de l'amour, qui tout d'abord l'avait charmé, à la sagesse poétique dans son incarnation la plus noble, et telle que visiblement le songe arcadien n'y est plus que le vêtement extérieur d'une idée plus profonde et qui pourrait se traduire par d'autres symboles.

Ces thèmes, nous les discernons déjà dans (;ymbeline et dans le Conte d'Hiver, mais beaucoup plus complètement dans la Tempête, qui, à cet égard, est bien l'aboutissant de l'œuvre entière de Shakespeare et lui donne toute sa signification, de même qu'elle est, dans l'ordre du temps, la dernière des pièces du poète. Dans le Conte d'Hiver, les premiers tableaux nous dépeignent la vie de la Cour et la jalousie furieuse de Léontès contre Hermione, jalousie aussi frénétique, aussi subite, aussi injustifiée que celle d'Othello. Mais si Shakespeare reprend le thème d'Othello, il est beaucoup plus détaché du sentiment d'amertume qu'il éprouvait quelques années auparavant, lorsqu'il était plus directement en contact, par ses protecteurs ou par ses amis, avec les intrigues de la Cour et qu'il était peut-être lui-même ravagé par la jalousie. A ces premiers actes s'oppose, dans la seconde partie de la pièce, l'idéal pastoral, l'amour de Florizel et Perdita au milieu des paysans et des pâtres, de la nature et des fleurs. La poésie de la nature, la pureté et la simplicité de la vie champêtre, où les fils de roi épousent des bergères leur contraste avec la frénésie de l'amour sensuel, avec les illusions de la vie des Cours puis la réconciliation tinale, où les haines s'évanouissent, où le temps même et la mort semblent vaincus, car ceux qu'on croyait morts renaissent à la vie voilà les thèmes du Conte d'Hiver.

i. LEONTES « 0 sweet Paulina, Maire me to think so twenty years together ? –No settled senses of the world can match The pleasure of that


Jeunesse invincible de l'amour et de la poésie! 0 sépulcre, est ta victoire ? 0 mort, où est ton aiguillon ?

Cymbeline est construit sur des thèmes semblables trahison, calomnie, mensonge et jalousie à la Cour noblesse, sincérité des sentiments dans la contrée sauvage où Belarius exilé élève les deux fils du roi ignorants de leur naissance réconciliation finale, apaisement des haines à l'instant où les erreurs anciennes se dissipent, et triomphe sur la mort même, quand reparaissent ceux que l'on croyait à jamais disparus, quand Cymbeline retrouve ses fils et Imogène son époux.

Le sommet du drame est sans doute la scène pastorale et pathétique où les deux frères d'Imogène, dans la solitude, déposent au tombeau, sans la connaître, leur sœur, qui, méconnue par son mari, a quitté le palais du roi pour courir le monde, déguisée en jeune homme, sous le nom de Fidèle un philtre l'a endormie et ils la croient morte; mais, à la différence de Juliette et de Desdémone, elle se lèvera de sa tombe champêtre et reverra celui qu'elle aime. GUIDERIUS

11 dort,

Et, dans la tombe par nos mains enseveli,

Sera comme un enfant étendu sur son lit.

Par les fées nuit et jour ce lieu sera hanté,

Et les vers du sépulcre épargneront ton corps.

ARVIRAGUS

Tant qu'ici je vivrai, Fidèle, et que l'été

Durera, tu seras gardé dans ton sommeil

Par les tendres odeurs des plantes les plus belles

La pâle primevère, à ta face pareille

Les campanules qui ressemblent à tes veines

Je répandrai sur toi des branches d'églantine

Dont le parfum n'est pas moins doux que ton haleine

Et quand viendra l'hiver, dont le souffle flétrit

Toute fleur, la fourrure épaisse de la mousse

Couvrira ton cadavre.

GUIDERIUS

0 cesse, je t'en prie,

Cesse de faire comme font les jeunes filles,

Et ne joue pas en mots capricieux avec

madness. » Paulina « Music, awake her; strike -r 'Tis time descend be stone no more; approach Bequeath to death your numbness, for from him Dear life redeems you. » (Dernière scène.)


Des choses d'un sérieux si grand. Ensevelis

Son corps, sans retarder en l'admirant ainsi

La dette qu'on lui doit. Vers la tombe.

Arviragus S

Le mettrons-nous ? 9 En quel lieu Gt'IDERIUS

Auprès de la bonne Euriphile,

Notre mère.

Arviragus

Qu'il soit fait ainsi que tu veux.

Je vais mettre l'enfant dans la tombe avec toi.

Puis avant de partir, bien qu'à présent nos voix

Aient pris toutes les deux une âpreté virile,

Vous chanterons en chœur un hymne funéraire,

Comme nous avons fait jadis pour notre mère

Les mêmes mots et sur la même mélodie.

Mais ce sera Fidèle au lieu d'être Euriphile.

Gl'IDERIUS

Je ne peux pas chanter, j'ai les yeux pleins de pleurs Je pleurerai, disant avec toi les paroles.

Car chanter d'un ton faux un hymne de douleur,

Mieux vaudrait écouter, près des autels frivoles.

Les invocations de leurs prêtres menteurs.

CHANT ALTERNÉ

GuiDERIUS

Ne crains plus l'ardeur du soleil

Ni les tempêtes de l'hiver;

Tu as fait ta tâche en ce monde,

Regagné ta demeure et reçu ton salaire

Et les plus beaux garçons et les plus douces filles, Comme les ramoneurs, retournent en poussière.

Ahviragus

Ne crains plus les sourcils froncés par la colère,

Et le tyran qui tient le monde dans ses chaînes

Il ne te faut ni vêtements, ni nourriture,

Et pour toi désormais le roseau vaut le chêne

Le sceptre, le savoir et toute la nature

Devront suivre ta voie et devenir poussière.

GUIDERILS

Ne crains plus le choc de l'éclair,


La Tempête (ou plutôt Ce qui vint après la Tempête) est le seul drame dont Shakespeare ait inventé lui-même l'action et les personnages. Unissant l'esprit de musique à l'esprit de raison, il a réalisé en elle la pièce qu'il avait tentée dans Cymbeline et dans le Conte d'Hiver. Dans le Conte d'Hiver, dans Cymbeline, le drame occupe encore les premiers actes, mais il estécourté, les personnages ne semblent qu'à moitié réels, et il y a dans la folie de leur violence ou dans celle de leur crédulité quelque chose qui manque à forcer la conviction. Leur aventure ne prend de sens que par contraste, et grâce à ce qui suit. C'est un écho d'Othello plus qu'un drame original. Dans la Tempête, le .drame véritable précède le commencement de la pièce et n'existe plus que dans le miroir du souvenir; la tempête même n'est qu'indiquée, et la pièce commence avec son sujet véritable la suprême réconciliation, l'apaisement des haines et des orages de l'âme par la magie de la sagesse et l'intercession de la musique. Elle termine l'œuvre de Shakespeare,

Ne crains plus le blâme et la calomnie

La peine et la joie pour toi sont finies

Et que ta tombe soit renommée à jamais

\S: to.n,.»n fnmhda rne~ rinm ·

ARVIRAGUS

Ni la pierre tombée des deux

GUIDERIUS

ARVIRAGUS

ENSEMBLE

11 faudra qu'un 'jour tous les amoureux,

S'en venant vers toi, deviennent poussière.

GUIDERIUS

Que nul exorcisme ne touche

ARVIRAGUS

Ton corps que reprend la nature

GUIDERIUS

Que nul spectre sans sépulture'

ARVIRAGUS

Ne rôde alentour de ta couche t

ENSEMBLE:

Puisses-tu reposer en paix


comme le vingt-quatrième chant de l'Iliade termine le poème d'Homère, les conflits de la force et de la ruse, de la colère et de l'orgueil, non par la prise de Troie, par le dénouement chronologique et matériel de la guerre, le triomphe d'une force sur une autre, mais par la réconciliation momentanée de Priam et d'Achille, après les funérailles de Patrocle, et près du cadavre d'Hector; par cette solution des conflits insolubles, dont la douceur sublime n'est que dans les âmes, et par l'apparition à travers les choses physiques et temporelles de cet idéal de concorde et d'harmonie qui subsiste éternellement en lui-même au-dessus du désordre et des conflits de l'espace et du temps.

Le héros de la Tempête, Prospero, semble être, comme Hamlet, un symbole de Shakespeare. Sa vision de l'existence est celle qui, dans le Conte d'Hiver et dans Cymbeline, se manifeste, non dans la conscience de l'un des personnages, mais dans l'ensemble de l'action son rapport avec Cymbeline et le Conte d'Hiver est ainsi à peu près celui de Hamlet avec Macbeth et le Roi Lear. Comme le Songe d'une Nuit d'Été, la Tempête est, en un certain sens, une parabole de la création artistique elle-même; mais, après que l'âme a passé par la souffrance et traversé la région des épreuves et des inimitiés, l'allégresse irréfléchie de la jeunesse est remplacée par une sérénité méditative. Le poète qui crée la tempète l'arrête à son gré il transforme et purifie les âmes par la vision tragique qu'il a suscitée devant elles, et qui agit sur elles comme une réalité. Et Prospero, le poète qui est capable de réaliser matériellement ses visions poétiques, le magicien, c'est-à-dire le créateur des prestiges, est aussi le sage il agit sur les autres au moyen des illusions qu'il crée par l'intermédiaire d'Ariel, mais il n'en est pas dupe.

Tous les autres vivent dans l'illusion. 11 y a tout d'abord ceux qui symbolisent la nature animale Stefano, le matelot ivrogne Caliban, la brute encore à peine humanisée. En eux règne une ignorance totale, une haine profonde pour toute science et toute supériorité intellectuelle; à la haine de Caliban pour les livres de Prospero s'associe la luxure la plus bestiale, le désir de s'emparer de la vierge Miranda pour la violer. Mais Caliban et Stefano n'aboutissent qu'à se rouler ensemble dans l'ivrognerie, et ils sont les victimes de leurs propres passions animales en même temps que les dupes des enchantements de Prospero.


A côté des passions animales, les passions d'origine sociale. Dans un second groupe de scènes paraissent les personnages de la Cour le roi de Naples et le frère de Prospero, qui lui ont enlevé son duché de Milan alors qu'il s'adonnait à l'étude et à la méditation, « négligeant les buts de ce monde, et consacré tout entier à la retraite et à l'amélioration de son esprit », ils l'ont embarqué seul, en pleine mer, avec sa fille, sur une « carcasse pourrie, sans agrès, sans cordages, sans voile ni mât, et que les rats mêmes avaient quittée ». Nous retrouvons là le personnage que l'ambition conduit à l'assassinat, celui que Shakespeare avait esquissé dans Claudius, l'oncle de Hamlet, et dépeint dans Macbeth. Autour de lui se meuvent les autres personnages de la Cour, en qui règnent la ruse, la fourberie, l'ambition, la cupidité, et, comme autrefois chez Iago et chez Goneril, l'ingratitude et la trahison lorsque le roi de Naples a été jeté par la tempête dans l'ile inconnue, son frère et son obligé, malgré l'incertitude de leur propre destin, projettent pendant son sommeil de l'assassiner à son tour, pour s'emparer d'un royaume qu'ils ne reverront peut-être jamais.

Ce deuxième groupe de personnages résume toute une partie des drames antérieurs de Shakespeare. Ce n'est plus Othello, c'est Macbeth, c'est le drame de l'ambition qui reparaît au second plan dans la Tempête, comme reparaissait le drame de la jalousie dans Cymbeline, ou dans le Conte d'Hiver; mais l'un et l'autre à présent surmontés, ainsi qu'une époque dépassée et une partie d'un ensemble plus vaste. Ces personnages aussi vivent dans l'illusion, et Prospero les mène où il veut par les visions qu'engendre son art magique. Eux-mêmes, que conduisent des fantômes, existentils tout à fait? Ou ne sont-ce aussi que des ombres, à peine réelles désormais? Les images du souvenir, d'un passé oublié et pardonné, qui ressuscite devant l'œil de l'esprit, mêlées aux images aériennes que crée la fantaisie toute-puissante du poète et se confondant presque avec elles? Il se contente de les ébaucher en quelques touches, ils manquent de substance et de solidité. Ne sommes-nous pas « faits de la même étoffe que nos rêves ». ?

Ferdinand même et Miranda, la jeunesse et l'amour, qui recréent le monde et qui renouvellent la vie, et dont les frères et les sœurs étaient l'âme des premières comédies de Shakespeare, ne sont presque que des apparitions enchantées dans l'esprit du magicien. Il leur donne l'être en quelques coups d'archet. Musique eux-


R. BERTHELOT, LA SAGESSE SHAKESPEARIENNE. 177 î les, ils obéissent à l'irrésistible charme de la musique extére.

^uu osuicmcui uc ueu-uire aans leur cœur la cupidité vinRev. Meta. T. XXXIII (no 2, 1926). 43 2

mêmes, ils obéissent à l'irrésistible charme de la musique extérieure.

Eux aussi ils sont les dupes de l'illusion; ils ont été conduits l'un vers l'autre par les chants et par les accords mystérieux d'Ariel, en qui s'unissent, comme jadis dans le personnage d'Orphée, la musique et la poésie. Shakespeare, dans la Temphe, a repris et traduit les thèmes dominants de la légende d'Orphée. Seulement, il les a enrichis par toute son expérience de la vie et magnifiés par son incomparable puissance lyrique.

Prospero, enfin, domine tous ces personnages qui sont le jouet de leurs illusions. Loin de son duché de Milan, hors de la société des hommes, il est parvenu à la sagesse; il s'est détaché de l'égoïsme et de la colère, de toute cupidité, de toute ambition élevant lui-même sa fille, son unique compagne. il a connu dans son île, comme dans une autre Arcadie, la tendresse et la pureté de son atl'ection, et, pourtant, il sait qu'il la perdra et qu'elle le quittera pour un autre.

Non seulement Prospero s'est affranchi de l'illusion, mais il n'est pas, comme Hamlet, le contemplateur pessimiste et découragé, qui a renoncé à l'action. Comme le frère Laurence dans Roméo et Juliette, comme Antonio dans Le Marchand de Venise, Prospero agit non seulement sur ses propres sentiments et sur sa propre destinée, mais sur la destinée et sur les sentiments de ceux qui l'entourent. Il essaie de les transformer tous dans le sens du bien. Ainsi Sakyamouni, arrivé dans la solitude à la Connaissance, veut retourner au milieu des hommes pour les faire participer à son bonheur. Prospero réduit à l'impuissance la brutalité animale de Caliban, car il est des natures incurablement perverses sa pitié a tenté en vain d'instruire le fils de la sorcière, et il a dù se résoudre à mater son corps par la crainte de la souffrance physique. Par la supériorité que sa sagesse lui donne sur les autres hommes et que symbolise son pouvoir magique, il arrive à déjouer l'avidité, l'ambition, toutes les intrigues des gens de cour. C'est lui qui, provoquant la tempête, a fait échouer le roi de Naples et le nouveau duc de Milan, avec leurs courtisans et leurs matelots, dans l'île déserte où, depuis des années, il est retiré; mais une fois qu'il les a amenés dans son île, il ne se venge pas sur eux. Le pardon des injures n'est pas moins complet chez lui que chez le Marchand de Venise. 11 entreprend seulement de détruire dans leur cœur la cupidité vinRav. Meta. T. XXXIII (no 2, 1956). 42 2


dicative et l'ambition haineuse qui les a guidés jusque-là ce que Hamlet n'a pu ni voulu faire pour Claudius, Prospero le réalise. Pour Ferdinand et Miranda, il met pendant quelque temps des obstacles apparents à leur amour, afin d'arrêter l'impulsion désintéressée et sincère, mais encore entachée de sensualité à ses yeux, qui les portait l'un vers l'autre; comme autrefois Roméo et Juliette. « Sagement et lentement », pense-t-il après le frère Laurence. Et, quand leur amour aura passé par les épreuves, l'union de sa fille avec le fils de son ennemi sera comme une revanche idéale de la mort des amants de Vérone.

Ainsi, l'âme du sage, arrivée elle-même à la pureté par la connaissance de la folie douloureuse des passions, ne croit pas, comme Hamlet, le monde irrémédiablement mauvais, et ne renonce pas à toute action devant ce mal irréparable elle ne croit pas impossible à jamais de communiquer cette pureté d'âme, ce détachement de soi, cette bonté, qui sont en elle leprodiiit de sa sagesse; au contraire, elle s'efforce d'agir par les prestiges de la musique et de la poésie sur ceux qui vivent dans le monde douloureux des illusions et des haines, afin de purifier leur cœur, et de le transformer dans le sens où déjà elle-même s'est transformée.

« N'aurai-je pas moi-même. dit Prospero à Ariel, plus de bonté que tu n'en montres?. Je prends parti pour ma raison plus noble contre ma colère il y a quelque chose de plus rare dans la vertu que dans la vengeance puisqu'ils se repentent, je romprai mes charmes, ils reprendront leurs sens, et ils seront' eux-mêmes. » Et Alonzo, l'ennemi qui l'a dépossédé, lui répond « Je le crains, une démence s'était emparée de moi. Je, renonce au duché, et je te supplie de me pardonner mes torts envers toi: » « 0 réjouissezvous, s'écrie le vieux Gonzalo, au delà d'une joie commune 1. Ferdinand a trouvé une femme quand lui-même il était perdu; Prospero, son duché dans une pauvre Ile, et tous nous nous sommes trouvés nous-mêmes quandaucun homme ne se possédait. » (Acte V.) Cette sagesse de Prospero demeure intimement unie, par presque tous les traits qui la constituent, à l'idéal de la poésie pastorale, et cependant elle s'élève au-dessus d'elle, elle en devient au fond indépendante, et précisément parce qu'elle en est l'expression la plus haute, elle la dépasse et vient rejoindre les formes les plus nobles de lar sagesse que nous rencontrions, soit dans l'antiquité grecque, soit parmi les sages chinois:


Je me représente le monde, a écrit Tolstoï, comme un énorme temple dans lequel la lumière tombe d'en haut et juste au milieu. Pour se réunir, tous doivent aller à la lumière. Là, nous tous, venus de divers côtés, nous nous trouverons ensemble avec des hommes que nous n'attendions pas en cela est la joie. » Et c'est aussi certaines des conclusions morales de YÉthique de Spinoza que vient rejoindre la sagesse shakespearienne « L'avarice, l'ambition, la passion sexuelle, écrit Spinoza, sont au fond des espèces de délires, bien qu'on ne les compte pàs au nombre des maladies. » (Éthique, IV, M, Scholie.) Et aussi, et surtout 'c Celui qui veut venger ses injures en rendant haine pour haine ne peut manquer d'être malheureux. Celui, au contraire, qui s'efforce de combattre la haine par l'amour trouve dans ce combat la joie et la sécurité. Il résiste avec une égale facilité à un seul homme et à plusieurs, et a moins besoin que personne du secours de la fortune. Ceux qu'il parvient à vaincre, il les laisse joyeux, avec une augmentation de force au lieu d'un affaiblissement toutes choses qui résultent si clairement des seules définitions de l'amour et de l'intelligence, qu'il est inutile d'en donner une démonstration spéciale. » {Éthique, IV, 46, Scholie.) C'est par la création poétique, ce n'est pas, comme Spinoza, par une doctrine géométrique des passions, que Shakespeare s'est efforcé d'élever son âme au-dessus de l'avarice, de l'ambition ou de la haine, mais, comme Spinoza, c'est par la conscience qu'il a prise ainsi de leur nature, en apercevant que ce sont des délires, et que les préceptes les plus précieux de la morale chrétienne s'appuient sur la raison et la sagesse humaines.

VU

PROSPERO

O Prospero bonté suprême de l'automne,

0 toi qui, par-dessus la vengeance et la haine,

As promené jadis ta douceur souveraine

Des villas de Venise aux tombeaux de Vérone.

Juliette autrefois t'a dit Frère Laurence.

Shylock et Portia t'ont parlé tous les deux,

Contemplateur aux jours où ton cœur généreux

Offrait pour un ami ta chair dans la balance.


Tandis que tes vaisseaux vers l'Orient s'en vont,

Dans le manteau d'Hamlet comme lui méditant

Et détaché déjà d'un monde indifférent,

Tu marches au soleil du quai des Esclavons.

Le soleil est ardent, mais l'air est encor frais,

Et l'on sent, sur la barque où Jessica s'enfuit,

Dans la brise qui passe au travers des agrès,

La fraîcheur du matin et celle de la nuit.

Mais les nefs qui cinglaient vers des mers inconnues, Les marins et les nefs ont sombré dans l'orage

L'eau perfide a gardé les débris du naufrage,

Et le soleil décline et le soir est venu.

C'est par un soir pareil, aux rives d'Elseneur,

Que Hamlet, expirant sans pouvoir pardonner,

Dit Le reste est silence et tint ses yeux fermés Afin de ne plus voir la face de l'Horreur.

C'est par un soir pareil que, perdant un royaume,

Cœur faible dans le meurtre et faible dans la mort, Macbeth, qui ne dort plus, dans l'ombre a vu se clore L'infranchissable cercle où veillent les fantômes.

C'est par un soir pareil, Lear et Cordelia,

Que, sans manteau royal et sans flambeaux funèbres, Vos cœurs, que la douleur l'un à l'autre lia,

Se sont enveloppés dans les mêmes ténèbres.

Et toi, duc de Milan, c'est par un pareil soir,

L'ayant du fond des mers conduit jusqu'à ton île,

Que tu peux, comme Hamlet, tenir en ton pouvoir Le fils de l'Ennemi, qui vient chercher ta fille.

Et dans ce soir qu'emplit une étrange rumeur,

Seul vivant au milieu des ombres qui l'assiègent,

11 regarde partir sa dernière compagne,

Miranda, doux silence et suprême blancheur,

Miranda qui toujours se tint à son côté,

Comme auprès d'un sommet ces sources des montagnes Qui conservent encor la pureté des neiges

Et qu'entourent déjà les parfums de l'été.

Et dans sa solitude et dans sa clairvoyance,

Dans la sérénité de sa compassion,

Plus haut que toute haine et que toute vengeance, Plus haut que tout espoir et toute illusion,


Sans orgueil et plus haut même que la victoire,

Le Sage souverain, le suprême Poète,

L'Enchanteur qui suscite et calme la tempête,

A terminé sa tâche et rêve dans le soir.

0 soir dont la douceur passe celle de l'aube

Pour le cœur de la vierge et celui du vieillard

Et qu'une clarté tendre aux yeux humains dérobe 11 a fini sa tâche et fait son œuvre, et quand

Miranda part, tenant la main de Ferdinand,

Lorsque les matelots ont déployé les voiles

Du navire enchanté qui retourne à Milan

Et que guident déjà les premières étoiles,

Le maître d'Ariel, le vieux magicien

Qui commande à son cœur comme aux esprits des airs Et qui commande au cœur des autres comme au sien, Le vieux magicien songe au bord de la mer

A l'eau capricieuse et qui tendrement change

En je ne sais quoi de riche et d'étrange,

Fait de perles et de coraux,

Les corps des naufragés qui dorment sous les eaux. Il sait que, par delà l'orage et la folie,

L'âme peut modeler l'eau mouvante des grèves,

L'eau perfide où chantait en mourant Ophélie,

Selon la forme merveilleuse de son rêve.

11 sait que l'air du soir qui souffle dans ses voiles

Et qui dans son jardin fait entr'ouvrir la rose

Dans les jardins du ciel fait naître les étoiles

La Sagesse et l'Amour est une même chose.

RENÉ BERTHELOT.



L'ÉTAT ACTUEL DE LA THÉORIE DES QUANTA

LE PRINCIPE DE CORRESPONDANCE ET

Cependant, je trouve que la voie des

causes efficientes qui est plus profonde,

en effet, et en quelque façon plus immé-

diate et a priori est en récompense assez

difficile quand on vient au détail.. Mais la

voie des finales est aisée et ne laisse pas

de servir souvent à deviner des vérités

importantes et utiles qu'on serait bien long-

temps à chercher par cette autre route

plus physique. [Discours de Métaphy-

sique, XXII. 1

Les principes que l'on a coutume d'appeler la « théorie de Bohr » 1 et qui ont si profondément modifié nos idées sur les phénomènes atomiques ont été énoncés à propos d'un problème très particulier l'explication de l'existence des spectres atomiques et des lois que l'on a constatées dans la suite des raies spectrales. Les modèles d'atomes suggérés par la théorie électromagnétique classique y avaient complètement échoué, et on démontrait même qu'il leur était impossible de fournir la suite discrète des fréquences exigées par les formules (par exemple celle de Balmer) lorsque N. Bohr présentaen 1914, dans un mémoire remarquable, un modèle d'atome jouissant de la propriété voulue. Il y fournissait un calcul complet et rigoureusement exact du spectre émis par l'atome d'hydrogène, auquel était adjointe l'expression même de la constante de Rydberg à l'aide du nombre N d'Avogadro, de la charge élémentaire d'éleci. La bibliographie de la théorie des Quanta, quoi que de date récente, est déjà vaste. On trouvera un exposé de ces questions, excellent quoique fort succinct, dans le livre de Lande, Fortschritte der Quantentheorie. Joint au grand traité de Sommerfeld, il fournira toute la bibliographie désirable. Notons cependant à part l'importante thèse de Kramers sur l'intensité des raies spectrales.


184 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE. tricité, etc. là encore la vérification numérique était im

tricité, etc. là encore la vérification numérique était impressionnante. L'adaptation parfaite de cette théorie à la réalité fit toute la fortune des idées de Bohr. Sitôt née, elle avait remporté un des plus beaux succès que puisse rêver un physicien retrouver, par des principes théoriques et généraux, une loi expérimentale jusque-là hors des explications de la physique. Cela justifiait les plus' vastes espoirs, et on chercha à étendre au plus grand nombre de cas possibles les principes de la théorie. Doit-on dire aujourd'hui que cette ardeur a été déçue ? Certes non cependant ces généralisations se sont heurtées à de grandes difficultés, et la qualité des idées directrices nouvelles qu'il a fallu introduire se ressent un peu de l'impatience, de la fièvre avec laquelle tous ces problèmes ont été remués. Combien la théorie actuelle diffère en rigueur et en simplicité nous dirions même en « sobriété » du beau mémoire de 1914. Mais cet aspect intellectuellement moins satisfaisant en augmente encore l'intérêt, aussi bien pour le logicien que pour le chercheur. Des nombreuses tentatives faites pour généraliser et étendre les applications de la théorie de Bohr, seules ont réussi celles fondées sur le principe de correspondance. Comme la théorie initiale, le principe est né à propos d'un problème de spectroscopie. Étudier la suite d'idées qui y a conduit Bohr permet à la fois d'observer la méthode de travail d'un des physiciens les plus géniaux qui se soient mesurés avec le problème de la matière et d'assister à la naissance d'une véritable science qui paraît de plus en plus fondamentale la physique de l'atome.

1. Les principes de Bohr.

Rappelons brièvement les origines de la théorie de Bohr La première des régularités qui ait été aperçue dans la suite de raies qui composent un spectre est la « série de Balmer » Soient m et n deux nombres entiers quelconques, « la formule v RU3~ SsJ

où R est une constante universelle dite de Rydberg (constante déterminée par l'expérience), fournit la fréquence v d'une raie émise par l'atome d'hydrogène ». Cette formule se vérifie d'une façon rigoureuse'.

Mais une découverte capitale était réservée au physicien suisse 1. Par la suite Rydberg devait remarquer que dans certains spectres on pou-


J. EISENMANN et Y. ROCARD. LA THÉORIE DES Ql'A.NTA. 185 Ritz', le « principe de combinaison », qu'il énonça ainsi La différence

Ritz', le « principe de combinaison », qu'il énonça ainsi La différence des fréquences de deux raies d'un même spectre est aussi la fréquence d'une raie appartenant au spectre. Sous sa forme générale, ce principe ne semble pouvoir s'accorder avec l'expérience. Comme on peut indéfiniment répéter l'application de ce principe, qu'à partir de raies (vo, v/) on trouvera des raies (vn v,') puis (v2, v2') et ainsi de suite à l'infini, il est évident qu'il fournira en général un nombre infini de raies. Inversement, il y a des raies qu'il est impossible de retrouver par combinaison de fréquences d'autres raies peutêtre parce que nous ne pouvons pas encore observer toutes les raies. En tout cas, il est certain que nous devrions disposer de règles nous indiquant les raies dont on a le droit de combiner les fréquences, et, en même temps, les combinaisons que l'on doit exclure nous verrons plus loin que le principe de correspondance a précisément fourni le fil directeur nécessaire. Bref, il existe certainement un principe de combinaison et, quand il s'applique, il se trouve rigoureusement vérifié.

Comment Bohr a été amené à déduire de ces quelques faits l'existence de trajectoires stationnaires, à énergie constante, des électrons dans le modèle d'atome de Rutherford, et à penser que l'émission d'une raie était liée au saut d'un électron d'une trajectoire d'énergie E à une autre trajectoire d'énergie E', nous ne saurions le dire; mais, grâce aux résultats de Ritz, le principe directeur était trouvé.

Au lieu d'émettre la lumière par dissipation d'énergie sur sa trajectoire, l'atome perd, dans le saut de la trajectoire E à la trajectoire F/, une énergie E E' qui doit se retrouver dans le rayonnement

D g g/

émis, de fréquence v. Bohr pose v = (A constante universelle dite de Planck). Nous retrouvons là la vieille conception de Planck E E-' = Av, mais son oscillateur harmonique est devenu un atome tangible dont nous recomposerons peu à peu toutes les propriétés.

Dans cette conception, le principe de combinaison exprime tout simplement la conservation de l'énergie, le saut de (E)2 à (E') est vait calculer la fréquence de nombre de raies par des formules de forme v = V(«+a2) (m + bl))

a et b étant des constantes petites.

1. Dont on publie aujourd'hui les œuvres complètes.

2. Nous désignons par (E) la trajectoire de l'électron pour laquelle l'énergie potentielle de l'atome est E.


caractérisé par l'émission d'une fréquence v = h le saut de (E') à (E") par l'émission de vf = E' E" et le saut direct de (E) à (E") par V2 = E-=K^, et l'on voit que

v -f v, = v2, ou bien v = va vi,

formule même du principe de combinaison. De plus on voit qu'il ne s'applique aux fréquences Y2 et vi, que si celles-ci ont comme point de départ ou d'aboutissement un même niveau d'énergie E" première limitation, que d'ailleurs sanctionne l'expérience, du principe de combinaison et dont l'application expérimentale permet en retour de déterminer les niveaux d'énergie d'un atome donné. Dans le cas de l'atome d'hydrogène (un noyau et un électron) la série de Balmer nous permet de calculer a posteriori les niveaux d'énergie. Les équations

e E' 1 1

= R(~2 y

ri2 -.m2

nous donnent E = pour l'énergie d'un « niveau » (qui sera par définition le mB niveau d'énergie), et cela suffit presque à déterminer l'atome d'hydrogène. Supposant que la trajectoire de l'unique électron du noyau d'hydrogène est une ellipse képlérienne de grand axe 2a, Bohr en calcule l'énergie et, identifiant avec la formule précédente, trouve pour.la ?n" trajectoire possible ,t2 h2

ÎL y'TtniCQ

~i!me9

a3 e2

La troisième loi de Képler y = ~m .permet de calculer la période (T) du mouvement.

Nous avons seulement voulu montrer par une simple esquisse ce que l'on peut attendre des notions d'états stationnaires dans l'atome et émission lumineuse par passage d'un état à un autre. Mais Le calcul explicite de R et, par conséquent, une théorie complète nous échappent encore on voit donc que, même en .connaissant la loi de distribution des raies, nous n'arrivons pas à déterminer complètement Les trajectoires. Il faut un second principe pour y parvenir, qui, trouvé par Bohr dans un cas particulier, a. été énoncé par Sommerfeld dans le cas général il existe donc deux principes fondamentaux que nous allons retrouver à tout moment de cette étude

(I). Soit un système dépendant de n variables indépendantes,


q,, 7a, qn, les différentes trajectoires possibles des électrons forment une suite discontinue et sont déterminées par les (n) relations' 1

Ji = i P\ dq{ = ni h (i = 1, n),

les intégrales étant étendues au domaine de variation des f/i- (II). Chacun de ces systèmes de trajectoires est décrit à énergie constante E. Quand l'atome passe de l'état (E) à l'état (E'), il émet une lumière de fréquence

E-E' E

v = ~-ir~-

Le modèle diffère donc du modèle de Rutherford par l'existence d'un nombre limité de trajectoires possibles, par la stabilité de ces trajectoires. Mais le schéma est le même un ion autour duquel gravitent les électrons. La mécanique de Newton (ou de la relativité) s'applique à l'atome et détermine les trajectoires dont la règle (I) ne fixe que les paramètres2.

L'accord définitif de la théorie et de l'expérience dans le cas de l'hydrogène, bien des phénomènes et au premier rang la résonance optique ne laissent aucun doute sur la légitimité du premier principe (I). Quant au second (II), il a pour lui d'avoir conduit à un ensemble de déductions que confirme l'expérience c'est le seul résultat tangible de bien des discussions3.

2. Intensité. Polarisation. Nécessité des règles supplémentaires. Nous voici donc en possession d'un modèle complet d'atome et nous sommes amenés à penser qu'une nouvelle théorie est née qui va se substituer à l'ancienne théorie électromagnétique et qu'elle 1. Nous rappelons que, dans ces formules, les pi sont les moments corres-

¡}T

pondants aux coordonnées q\ c'est-à-dire les dérivées par rapport aux

ae~~

vitesses q'\ de l'énergie cinétique exprimée en fonction des variables indépendantes de Lagrange. De plus, les formules tll) ne sont applicables que dans le cas où les variables sont séparables, c'est-à-dire chaque p\ exprimable en fonction du seul qi correspondant. Nous sommes dans l'ignorance d'une rùgks générale.

Les ni s'appellent les nombres quantiques relatifs aux qi.

2. On trouve ainsi une vérification de la série de Balmer avec la valeur de R concordant à quelques millionièmes près avec la valeur expérimentale

27t'me~

R = (e, m, masse et charge de l'électron) et la période T du mou-

1 2 R

vement prend alors la forme =

3. Le principe des adiabatiques, comme nous le verrons, est aussi de nature à nous inspirer confiance en lui.


va nous mettre en mesure de calculer toutes les grandeurs expérimentales intéressant la lumière.

Il n'en est rien la théorie de Bohr détermine certes complètement la fréquence' émise. Mais d'autres grandeurs sur lesquelles elle est muette concourent à caractériser la lumière dans un phénomène optique l'intensité et l'état de polarisation. Pour l'intensité, la réponse est tout à fait naturelle comme ce n'est pas un électron qui, sautant de la trajectoire (E) à la trajectoire (E'), va déterminer une fréquence observable, il s'agit essentiellement de connaître le nombre (n) d'électrons qui, parmi les (N) se trouvant dans l'état (E), passeront, spontanément ou non, à l'état (E'). La raie (v) sera alors caractérisée par la puissance d'émission n#v qui en fixe l'intensité absolue. Autrement dit, le problème est essentiellement un problème statistique. Nous connaîtrons l'intensité quand nous connaîtrons le nombre (N) et la probabilité (p) du saut. Cette probabilité variera énormément avec les conditions extérieures ainsi la trentedeuxième raie de la série principale de Balmer (n = 1, m = 32) correspond à une trajectoire de dimensions linéaires plus que mille fois plus grande que la trajectoire ordinaire. On ne l'observera donc que dans des gaz très raréfiés1. D'où la nécessité de règles comme celle de Boltzmann reliant la probabilité et l'entropie des états E et E'. Le problème est difficile, mais on en aperçoit la solution logique.

Mais il faut encore déterminer la polarisation de la lumière émise et ceci sera beaucoup plus difficile les hypothèses les plus variées ont été essayées sans succès. Car la théorie de Bohr présente sur ce point une grave lacune. Dans l'électromagnétisme classique, à la théorie de Maxwell, qui régit la propagation de la lumière, est venue s'incorporer la théorie de Lorentz, qui en explique l'émission, de sorte que, dans l'effet Zeeman, la théorie de Maxwell nous permet de dire, connaissant la nature des vibrations émises (ce que fournit le schéma d'émission de Lorentz), la polarisation des raies. On peut dire que la théorie électromagnétique se heurte à un seul problème l'émission des spectres discontinus. Si elle en était venue à bout, elle nous aurait, en même temps que des fréquences, rendu compte de l'intensité et de la polarisation. Dans la théorie de Bohr, il en est tout autrement de l'optique i. Surtout dans les spectres d'étoiles.


classique, nous avons isolé le chapitre émission auquel nous avons réservé un traitement nouveau et de faveur par l'application des règles de Bohr.. Mais nous ignorons tout sur le mécanisme de la propagation. Nous ne pouvons donc rien dire sur la polarisation, et, en somme, il s'agit le succès de la théorie de Bohr noùs y incite de reconstituer toutes les propriétés de la lumière que jusqu'ici nous ne savons qu'émettre. Le problème est tout autre que celui que Bohr s'était initialement posé. Il va nous falloir employer des méthodes différentes si différentes que Sommerfeld a longtemps cru que la théorie ne serait jamais à même de rendre compte de phénomènes fondamentaux comme l'effet Zeemann. 3. Origines de l'idée d'une correspondance entre la théorie des quantas et l'électronique classique.

Devant l'impraticabilité de la seule voie logique, l'explication complète par les quantas, l'idée de Bohr fut très naturelle emprunter à chaque théorie les éléments de ce qui manque à l'autre, c'est-à-dire aux quantas l'idée de mouvements stables, et à l'électromagnétisme la définition de l'intensité et de la polarisation à partir de ces mouvements. Mais encore faut-il que l'électromagnétisme donne dans les mouvements quantifiés des raies que nous puissions faire correspondre numériquement à celles données par la deuxième règle de Bohr. Le mécanisme des deux théories est assez différent pour qu'on en puisse douter, et la possibilité même d'un principe de correspondance est subordonnée à une première question de fait les valeurs données par l'application de la règle E E' = hv vont-elles coïncider avec la fréquence mécanique du mouvement qui, en électricité, sont en même temps les fréquences lumineuses émises1? '?

Vérifions la concordance des deux méthodes pour l'hydrogène. Reportons-nous à la formule de Balmer Si n est très grand devant la quantités n = A«, nous trouvons approximativement SR An

En particulier, faisons n = i, nous aurons v = | Nous avons vu que c'est bien là la fréquence du mouvement de l'électron sur

1. A priori ce sera pour les faibles valeurs des discontinuités hv (c'est-à-dire pour l'infra-rouge) que la correspondance aura lieu le fait avait déjà été constaté dans la théorie du rayonnement noir.


la ne orbite stable donc la fréquence émise est bien celle, qu'émettrait, dans la théorie de Lorentz, un électron vibrant sur l'ellipse de Bohr.

Ce que nous avons vu très simplement sur l'atome d'hydrogène se généralise pour tout atome satisfaisant aux deux règles de Bohr la première règle nous apprend que

AE E

v=-.

La seconde qualifie l'action J

J=nih, d'où li Ail Ji

S = il-, h, d'où: h = -r

AE s

et.=~

Or, c'est un théorème classique que les périodes fondamentales du mouvement satisfont à la relation

L–UL

La théorie des quantas remplace la dérivée par un quotient de

AE

différences finies. Vers Finfra-rouge, AJ J étant très petit, se

!> E

confond avec–. De plus, les propriétés de l'harmonique d'ordre m n = A n apparaissent liées au saut quantique A n. C'est sur cet exemple que Bohr se convainquit pour la première fois de l'existence d'une correspondance mystérieuse. Mais ne nous en exagérons pas la portée. Nous venons de voir qu'en appliquant aux trajectoires supposées déterminées par la première règle de Bohr les deux définitions de la fréquence,

E E'

v = h

et v, égale l'inverse, de la période du mouvement h, nous trouvions la même valeur. L'électromagnétisme prévoit tout autre chose l'électron rayonnant perd de l'énergie, sa trajectoire se rapproche du noyau en sorte qu'il émet des fréquences de plus en plus grandes (v), de façon continue jusqu'à son agglomération au noyau. En outre, à chaque saut correspond ici une fréquence déterminée, tandis qu'en électricité l'émission d'une fréquence se fait simultanément avec celle de toutes ses harmoniques. i. Cf. la théorie des systèmes multipériodiques.


De sorte qu'il n'y a pas absolument correspondance entre la théorie électrique et la théorie des quantas, quoique, appliquées à des trajectoires quantifiées, ces théories donnent pour les grandes longueurs d'ondes les mêmes valeurs de fréquences. Depuis que Bohr a énoncé le principe de correspondance, nous connaissons bien d'autres exemples de cette concordance, et qui peuvent donner un nouvel aspect à la correspondance. Toute l'optique semble pouvoir être susceptible d'une double interprétation. L'effet Compton' (changement de longueur d'onde des rayons X par diffusion), où l'on avait cru voir une preuve cruciale de la théorie des quantas, s'explique aussi bien par la théorie ondulatoire, légèrement modifiée, il est vrai. Réciproquement, les problèmes d'interférence, dont on disait que seule la théorie de Fresnel pouvait donner l'explication, se trouvent maintenant abordés avec succès par les théoriciens des quantas, et, à ce sujet, nous voulons donner un exemple montrant comment les mêmes équations peuvent aussi bien s'interpréter dans l'une ou l'autre théorie. Soit, dans un réseau sur lequel tombe une lumière normale, a la distance de deux traits, la condition pour qu'on observe sous l'angle (a) un maximum de lumière (ou, pratiquement, de la lumière, les maximums étant très accentués) est

«sina=2n X = 2n (n entier),

équation qui dérive immédiatement des principes de Fresnel. Or, multiplions par h v les deux membres. Nous obtenons

A v X sin oc

a X A V X sin a =*nh,

c

où l'on reconnaît l'aspect caractéristique des relations de quantas les dimensions du premier membre sont bien celles des J. Duane 2 retrouve théoriquement la loi de Fresnel sous cette forme, en quantifiant les directions de l'espace.

La différence entre les deux théories serait donc, ici, plus dans le langage que dans les équations, et, si l'opinion courante en matière de philosophie des sciences est justifiée, les deux théories ne sont pas si opposées qu'il le semble.

Il est cependant naturel de chercher à maintenir l'unité de la théorie des quantas Bohr paraissait y renoncer par son principe,

1. Compton, Phil. Magazine, 1923.

2. Duane, Proceedings Nat. Acad., 1923 et 1924.


et on lui a beaucoup reproché de s'être laissé tromper par des mots, tels que fréquence, dont l'analogie ou l'identité cachait une différence fondamentale dans les choses définies.

Et, vraiment, il semblait étrange de combiner ces deux théories opposées. Le principe était en tout état de cause profondément illogique, et ne pouvait passer que pour un expédient. Bohr a simplement tiré les conséquences de cette identité dans les résultats il a postulé une règle telle que cette identité se manifestât. Il n'a pas voulu expliquer.

4. Le principe de correspondance.

L'énoncé de Bohr est aussi précis que les essais de justification en sont nécessairement vagues.

Développons en séries de Fourier les équations d'une de nos trajectoires stationnaires et périodiques dans l'atome, et soient x = £ Amt tfi2?tt3cos2ir (îf- + &i) cos27t (f-*+ a2) cos2rc (^+«3), y ==2 Bot, OT2m3cos27c (!f| + Pi) cos2* (^+ ps) cos2it (^+^3), r = S C»i, ws ma cos 2" (^ + 7,) cos2it (^+ y2) cos2n (^+ f8), les équations du point vibrant'.

Dans la théorie électromagnétique, la grandeur et la direction du vecteur (A, B, C) définissent l'amplitude et la polarisation de la

.b t, mi m; mg 2 S. l é h f é

vibration émise ^S ^2. Simultanément avec chaque fréquence sont émises les harmoniques (tandis que, dans les idées de Bohr, chaque fréquence émise correspond à an in bien déterminé et réciproquement). Voici alors le principe de correspondance Supposons déterminées par les deux règles de quantification les trajectoires électroniques et les fréquences émises, et développées en série de Fourier les équations de la trajectoire l'intensité et la polarisation de la lumière émise doivent être calculées par la voie électromagnétique au moyen des coefficients A, B, C. De plus, on fera correspondre les propriétés de l'harmonique me du mouvement au saut quantique n' n–m.

A cet énoncé, il faut joindre la restriction suivante nous n'aurons, par ce procédé, une détermination rigoureuse des intensités et 1. Nous supposons qu'il y ait trois périodes propres T,, T2, T3. 2. S'il n'y a pas autant de périodes distinctes que de degrés de liberté, le système est dit dégénéré. Exemple l'ellipse képlérienne, où les niveaux d'énergie ne dépendent que de la somme dos deux nombres quantiques.


J. EISENMANN et Y. ROCARD. LA THÉORIE DES QUANTA. 193 polarisations que quand les fréquences quantiques viendront coïn-

polarisations que quand les fréquences quantiques viendront coïncider avec les fréquences classiques. Quand les fréquences prévues par la quantification s'éloigneront des fréquences classiques correspondantes, cette détermination n'aura qu'une signification approchée. Nous verrons cependant qu'on peut tirer des conclusions précises de cet énoncé qualitatif.

o. Aperçu sur quelques applications.

Les applications du principe sont innombrables et très importantes. Nous en citerons seulement quelques-unes, sans détailler les calculs, et nous nous bornerons à indiquer la marche de la méthode.

1. Un cas très intéressant et fréquent dans la pratique est celui où le système atomique considéré présente un axe de symétrie (que nous prendrons pour axe des Z autour duquel il tourne dans un temps T. Une rotation quelconque autour de Os ne change pas l'énergie du système. Dans le développement en série de Fourier, aucun harmonique de T ne se présente dans les formules, qui

f x = co&2ntf(t, T2, T3) 2 .'4

x = 2t('TT)~ o.t

s'écrivent y = sin 2w | /•(,, T.2, T,) + «? = « f (t, TS) T,). z = F (t, Ts, T,) 2,

/"et F étant périodiques en (T2, T3).

Si on écrit l'énergie cinétique en coordonnées cylindriques 2 T = m r'2 + r*d>* + z>*) où 9 est l'azimut mesuré dans le plan xy.

"'0.

Une des quantités à quantifier est Jo = j °r* 6 'dQ. Or, r29' est la quantité de mouvement OU, du système par rapport à Os. On trouve ainsi une relation Jo = 2*011, = nt h, où n, est le quantum équatorial seul des nombres quantiques en relation avec la période T, car (>, s) ne dépendent évidemment pas de T, tandis que 9 est de la forme 6 = ~+ f périodique (T,, T.).

Soit A nz un saut quantique possible du nombre n, le principe de correspondance nous apprend que de tels sauts quantiques sont liés aux harmoniques du mouvement de période T dans le cas qui nous occupe, T n'intervenant que par le terme 2^, ces harmoniques sont tous nuls, il n'existe que la période fondamentale le principe de correspondance se traduit par

A n, = 0 et A n, = + |

ce seront les seules variations donnant de la « lumière ». Rsv. MÉTA. T. XXXIII (n« 2, 1926).


Pour A n:5=+i, les propriétés seront celles de la vibration x + iy = e"f' autrement dit, cette lumière sera polarisée circulairement dans le plan des xy.

Pour 4^=0, s'il y a une lumière émise, elle sera polarisée rectilignement suivant Os.

Un exemple physique où l'on applique ces conclusions est celui de l'effet Zeeman. Prenons comme axe des z la direction du champ magnétique on sait que l'effet d'un champ magnétique H sur la trajectoire d'un électron de charge e, de masse m, est équivalente à une rotation'

w £il (c = vitesse de la lumière).

Nous sommes donc dans les conditions d'application de la règle énoncée.

Les règles de Bohr nous donnaient purement et simplement une infinité de raies dédoublées dont les écarts avec la normale seraient

eH B

A-v.= (a. n'Ol^T

sans rien indiquer sur la polarisation des raies.

Le principe de correspondance montre qu'il existe trois nz n/z = + 1 deux raies équidistantes polarisées circu) lairement,

raies n1-nf, = 0 une raie polarisée suivant le champ, non déviée, ce qui coïncide bien avec la

théorie classique

Enfin, nous nous sommes toujours cantonnés jusqu'ici dans le domaine spectroscopique. Il ne sera pas inutile de montrer comment le principe de correspondance s'applique à d'autres problèmes, et quelle est la nature des conclusions qu'on en peut tirer. Voici, par exemple, l'application que Bohr donne de son principe au problème de la structure des atomes. On connaît les modèles d'atomes de Lewis, Langmuir, et ceux plus intéressants pour la 1. Rappelons qu'il suffit pour le voir d'égaler l'action. du champ [H, v] J (où v est la vitesse de l'électron) avec la force de Coriolis 2 m [<o, »], (la force centrifuge m r o>2 pouvant être négligée), d'où w = Alors les règles (I)

e m

et (II) conduisent à quantifier l'énergie supplémentaire introduite par cette

nZ M

rotation u 3Xlt = â^ w, d'où les écarts Av =r (m n'z) 2. L'expérience, il est vrai, donne un résultat plus complexe on arrive à l'interpréter de façon satisfaisante.


théorie de Born et Landé; d'après tous ces auteurs, la structure de l'atome est réglée par des conditions de symétrie, ce qui exclut la possibilité de construire l'atome en approchant successivement les électrons du noyau, car l'état premier ne saurait être symétrique s'il l'est après l'addition d'un électron. Pour Bohr, au contraire, un atome ne peut exister que si l'on a pu le construire ainsi on voit aisément que la figure définitive que va prendre l'atome sera alors réglée par des conditions de stabilité, et non plus par des conditions de symétrie. Il est naturel de prendre pour mesure de la stabilité relative d'une trajectoire électronique sa propre énergie potentielle, comme cela arrive dans toute la physique, qu'il s'agisse de la pesanteur, ou de l'électricité. Or, cette énergie est quantifiée, et si la trajectoire est une ellipse de Bohr, ce que nous commençons par supposer, elle dépend de deux nombres quantiques. Nous noterons orbite (m, n) une orbite où le quatum azimutal (jo» = 2irJllz = mh) a la valeur m et où le quantum radial (pç) a la valeur n. Les orbites les plus stables sont évidemment les plus voisines du noyau qui sont aussi celles où le quantum azimutal a la valeur minima na = 1.

On a donné deux types de l'atome d'hélium 1° L'ion et les orbites des deux électrons sont dans le même plan (orthohélium) Les deux orbites forment un angle de 120° (parahélium). On construira l'orthohélium en approchant de l'ion d'hélium (un noyau, un électron ensemble analogue à l'atome d'hydrogène) le deuxième électron de façon que ses orbites lointaines restent coplanaires de celles du premier. On construira le parahélium en approchant le deuxième électron de facon quelconque. Pour le deuxième électron, le principe de correspondance exclut dans le premier cas seul l'orbite (1, 1); elle serait, au contraire, possible dans le deuxième cas. Le parahélium serait donc plus stable que l'orthohélium. Or, la mesure expérimentale des potientels d'ionisation, faite par Frank et ses élèves, a vérifié presque quantitativement ces prévisions. C'est là sans contredit un joli succès du principe de correspondance, mais il ne faut pas s'en exagérer la portée, car son application à des systèmes plus compliqués que l'atome d'hélium est de moins en moins praticable.

L'application du principe est parfois compliquée, mais les résultats qu'il fournit toujours intéressants. On peut dire que, sans son aide, la théorie n'aurait pu expliquer en tout et pour tout que


l'atome d'hydrogène. Accepter les autres résultats de la théorie, c'est admettre le principe de correspondance (ou l'un des autres principes mis en avant) on ne peut à la fois vanter la portée des règles de Bohr et condamner la correspondance.

(j. Autres essais d'extension de la théorie la sélection et les adiabatiques.

Le fait déjà observé plus haut que le moment de la quantité de mouvement ne peut varier que de une ou zéro unité, avait déjà été remarqué par Rubinovicz et Sommerfeld, et énoncé sous le nom de principe de sélection. Nous allons reproduire la tentative de justification qu'on en a donnée, simplement pour montrer qu'on peut mettre en œuvre l'idée de correspondance avec la théorie classique par d'autres procédés que par le principe de correspondance luimême.

Soit une onde électromagnétique propageant une vibration polarisée elliptiquement et soient dans le plan xOy

x = a cos 2n t

) y = b sin 2tt [y + cpj

les équations de l'ellipse représentant la vibration. Le moment de la quantité de mouvement de l'onde par rapport à 0 est égal d'après un calcul classique à

.JTI. = E 2a 6 sin cp

2"ITV a2 b2

(E est l'énergie de l'onde, v la fréquence f) si l'émission se fait par quanta, on a E = hv

IL 2a b sin ce

̃JIL îw a2 + 62

J,1 >

Soit maintenant 7; le moment cinétique primitif du système ayant émis l'onde, après l'émission il est égal à( Admettons que le moment de quantité de mouvement se conserve dans l'émission

J A J A J

7; =–+™ lit MaBsr

~1t ~1t_, 3~

Mais J est quantifié J = nh, d'où A J = h \n.

iSous trouvons A n = 2a6sina>

1it)llS trouvons n a& -j- t>i

1. Notation employée à propos de l'effet Zeeman.


Cette expression n'est pas en général un nombre entier, et n'est susceptible que des valeurs (0, 1, -j- 1) comme valeurs entières. Si A n = 0 on a a> = 0, l'ellipse se réduit à une droite (polarisation rectiligne).

ia = b\

Si A n = ± 1 il faut 5 = ^ets = i: on a la polarisation circulaire de l'onde.

On voit quel arbitraire mélange d'onde électromagnétique et d'émission discontinue de l'énergie nous permet de retrouver les conséquences données par le principe de correspondance 1, mais on doit noter aussi que le principe de sélection n'est valable que conditionnellement en l'absence de certains champs de force par exemple, dans l'action d'un champ électrique sur un atome, effet Stark, le principe de correspondance conduit à prévoir des variations du quantum azimutal n = + 2, en accord avec l'expérience et en contradiction avec le principe de sélection. Sous une forme mathématiquement moins précise, le principe de correspondance est infiniment plus souple il donne bien des règles de sélection, mais variables dans chaque cas particulier, et chaque fois nous permet de les déterminer.

2° L'invariance adiabatique. Nous terminerons par l'exposé d'une tentative d'un tout autre genre et aussi d'une tout autre portée que le principe de correspondance, dans laquelle on a cherché à établir entre les quanta et la mécanique hamiltonienne un lien analogue a celui qui, dans les idées de Bohr, unit ces mêmes quanta à l'électromagnétisme. Nous avons d'ailleurs déjà remarqué que la théorie de Bohr utilisait la mécanique classique. Ce principe, déjà ancien puisqu'il se trouve implicitement dans quelques réflexions émises par Einstein dans les discussions du Congrès Solvay de 1911, permet de passer d'un état (S) régi par les deux quantifications fondamentales à un autre état -S') régi de même au moyen d'une modification lente des paramètres (masses, charges électriques). On démontre, en etTet, que toutes les grandeurs telles que J = pdq que nous avons eu à soumettre à des quantifications sont invariantes (indépendamment de la théorie des quanta) dans une telle transformation, que nous appellerons transformation adiabatique. Par conséquent, nous en déduirons que, "TTHistoriquement, le principe de sélection a d'ailleurs précédé le principe de correspondance.


dans une telle transformation, les nombres quantiques qui leur sont attachés ne changent pas. Ehrenfest avait déjà remarqué à l'appui du principe que, puisque le mouvement quantifié se fait sans échange de chaleur, sans dissipation d'énergie, il doit conserver une certaine stabilité à l'égard des transformations infiniment lentes qui n'entraînent justement aucune production de chaleur il semble donc indispensable, pour que la théorie des quanta puisse prétendre à quelque généralité, que seules soient quantifiées des grandeurs possédant l'invariance adiabatique. Un grand intérêt de cette notion est sans aucun doute de nous donner confiance dans la règle de Sommerfeld quantifiant les actions pdq pour les systèmes multipériodiques et, dans les cas plus étendus, il précisera sans doute les règles à poser. On a cependant réussi à résoudre quelques problèmes par la méthode des transformations adiabatiques ainsi nous passons de la mécanique képlérienne de l'atome d'hydrogène à la mécanique relativiste, en augmentant infiniment lentement la masse m de l'électron jusqu'à la valeur

m

v/– !5 De même, Bohr passe d'un atome à celui de rang immé-

v ~z

diatement supérieur en admettant que ce passage correspond à une transformation adiabatique de la charge du noyau et du nombre des électrons. A vrai dire, l'ensemble des résultats nouveaux est encore assez maigre quoique la méthode elle-même soit fort satisfaisante pour l'esprit.

7. Conclusion.

Le principe de correspondance diffère donc totalement dans son esprit de la théorie primitive de Bohr et, sous sa forme actuelle, il n'est vraisemblablement que provisoire. Aucune théorie physique ne peut accepter, sinon la contradiction, du moins l'incohérence qui consiste à faire appel alternativement à deux modes de représentations et de définitions opposés. Or, le principe de correspondance se sert pour déterminer les propriétés de la fréquence v de la lumière qui n'est, avant l'intervention d'une théorie, qu'une simple propriété qualitative, tout au plus une longueur mesurée dans un spectroscope, alternativement des définitions 1. En grande partie à cause des très graves difficultés mathématiques que soulève le passage par des états dégénérés ou l'application de forces périodiques dans un système déjà périodique.


-i = t et v égale la fréquence mécanique du mouvement de

v = t– et v égale la fréquence mécanique du mouvement de l'électron sur sa trajectoire.

La plupart des physiciens ont donc vu dans le principe de correspondance un simple expédient destiné à disparaître avec les progrès de la théorie des quanta. Il s'agit, pour eux, de trouver des règles de probabilités qui dissiperont ces difficultés comme elles ont dissipé l'énigme du principe de Carnot. D'ailleurs, il semble que cette recherche ne doive pas aller sans difficultés. Mais une fois la statistique introduite ici, on n'aura plus besoin du principe de correspondance qui n'exprimera plus qu'un fait, à savoir que la théorie électromagnétique n'était pas complètement fausse. Le retour à l'unité se sera fait par le développement de la théorie des quanta et le rejet de tout compromis avec l'électromagnétisme. Toutefois, plus que les imperfections du principe, il s'agit d'en expliquer le succès quand on voit combien de problèmes il a permis d'éclairer et quand on met en parallèle l'absence de résultats des autres méthodes, on est tenté de rapprocher ce succès du fait très général suivant': quand nous pouvons expliquer un phénomène par la voie classique, nous le pouvons aussi expliquer par les quanta et réciproquement. Nous avons cité au cours de cet article quelques phénomènes susceptibles de cette double interprétation, depuis l'effet Zeeman jusqu'aux questions plus récemment abordées (effet Compton, interférences).

Restent, il est vrai, les deux règles de Bohr dans lesquelles on voit l'apanage d'une physique du discontinu opposée à la physique classique. Mais le principe de correspondance ne diminue-t-il pas singulièrement l'importance de la seconde règle en montrant que, pratiquement, on peut souvent la remplacer par les règles classiques ? D'ailleurs, la règle n'implique pas la discontinuité elle nous dit qu'il y a des orbites stables, et l'électron, sautant de l'une à l'autre, perd une énergie qu'il émet sous forme de radiation; cela est bien moins choquant pour les partisans du continu que l'absorption discontinue de l'énergie comme dans le modèle de Planck. L'émission peut résulter d'un phénomène continu accompli dans un temps très court et dont le mécanisme est encore sans intérêt pour nous. C'est ce qui se passe pour les chocs, qui impliquent des discontinuités de vitesses comme les fondateurs de la mécanique attribuaient un rôle essentiel aux chocs par quoi ils expliquaient les autres phénomènes, un philosophe n'aurait-il pas pu alors


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prévoir que la mécanique s'orientait vers le discontinu et, aujourd'hui, cependant, nous expliquons par les lois continues la discontinuité apparente des chocs.

De même la première règle, qui subsiste avec toute sa portée dans le principe de correspondance, la quantification mécanique n'implique peut-être pas plus la discontinuité que la mécanique classique qui, cependant, se trouve parfois, elle aussi, en présence d'une infinité discrète de formes possibles.

De sorte que, si on tire du succès du principe de correspondance sa conséquence, le rapport des deux théories, la théorie classique et celle de Bohr, ne serait pas celui que décrivent des esprits enclins à une vision mélodramatique du développement de la science: à une physique du continu n'a pas succédé, à la suite d'une sorte de révolution, une physique du discontinu. En fait, nous nous trouvons en présence de deux systèmes d'explication avec chacun des lacunes et aussi avec des points communs. Parviendra-t-on à faire une synthèse des deux théories? Sera-ce par l'addition de nouvelles conditions à l'électromagnétisme ou par une refonte de la mécanique? Il est encore trop tôt pour le dire. Mais que l'on croie à la possibilité d'une explication complète par la théorie des quanta s'aidant de la statistique ou à une synthèse des deux physiques, du continu et du discontinu, l'unité logique réapparaîtra le principe de correspondance, véritable symbole de l'incertitude actuelle de la science, disparaîtra sous sa forme actuelle il n'était jusqu'ici qu'un « principe de finalité » postulant une identité que nous constations sans comprendre; il apparaîtra alors comme la conséquence d'une explication par les « causes efficientes » j EISENMANN et Y. ROCARD. i. Le caractère provisoire du principe de correspondance que nous signalons semble se trouver confirmé par des résultats récents d'Heisenberg. Cet auteur considère les équations de la mécanique classique comme valables mais reproche au développement de Fourier de ne pas être en harmonie avec les nécessités de la physique. Aussi introduit-il un développement où entre non plus une fréquence fondamentale et ses harmoniques, mais un ensemble de fréquences satisfaisant à la condition de Bohr

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Si l'on emploie ces nouveaux développements au lieu des développements de Fourier, on voit que la mécanique des quanta se développera en traduisant par ce mode de calcul tous les résultats de la mécanique classique, sans qu'il soit besoin d'un principe de correspondance. Dans une suite de mémoires parus en 1925 et 1926 dans les Zeitschnft für Physilc, Heisenberg, Horn et Jordan ont développé les règles de calcul nécessaires pour la mise en œuvre de cette idée, qui s'est déjà montrée féconde dans l'explication de certains spectres de bandes (L. Brillouin). Nous espérons pouvoir en dégager les idées essentielles dans un article qui fera suite au présent travail.


LES FUTURS CONTINGENTS ET LA NOTION D'IMPRÉVISIBILITÉ DANS LA CRÉATION ARTISTIQUE1.

Le problème de la création artistique est un des plus difficiles de l'Esthétique. Il implique, en effet, toute la psychologie de l'invention et de l'imagination, problème qui ne se pose pas seulement pour l'art, mais, comme Paulhan et Ribot l'ont bien montré, pour toutes les formes d'invention, dans la vie pratique, dans la technique, dans la science et même dans la philosophie. Il importe donc de le réduire. Le titre que nous avons choisi limite déjà volontairement le sujet, dans la mesure où nous nous y proposons l'étude d'un certain rapport de la création artistique à la notion de contingence et d'imprévisibilité. Mais, sous cette forme encore, il est très vaste. Il sous-entend, en effet, le redoutable problème de la liberté. Les quelques observations qui vont suivre ne prétendent apporter la solution d'aucun de ces deux problèmes, mais seulement de préciser l'énoncé du premier, d'indiquer comment la question se pose selon le point de vue que l'on adopte, et dans quelle voie il convient d'orienter la recherche.

On peut se placer d'abord à un point de vue métaphysique et objectif, considérer le monde des possibles artistiques en euxmêmes, indépendamment de la personnalité de l'artiste ou de la matière qu'il met en œuvre, et se demander quelle valeur prend alors pour l'art la notion de contingence. Il est à remarquer que le problème ne s'est jamais posé de cette façon dans l'histoire de la philosophie. Le seul monde de possibles qui ait intéressé 1. Communication présentée au Congrès international de Philosophie de Naples de mai 1924.


jusqu'à présent les philosophes est celui des possibles moraux ou des nnssihlfis ahstraits thénrirmes. p.'p.st-à-riire dfi ceux nui neu-

jusqu'à présent les philosophes est celui des possibles moraux ou des possibles abstraits et théoriques, c'est-à-dire de ceux qui peuvent se réaliser, soit dans l'univers des bonnes volontés, soit dans un univers de la connaissance, de la vérité, de la science. Toute la Théodicée de Leibniz, comme affirmation de la liberté de Dieu par rapport à l'infinité des mondes possibles qu'il pouvait réaliser, postule en même temps la contingence du monde réel, lequel ne découle pas nécessairement et analytiquement des vérités universelles auxquelles Dieu ne pouvait pas ne pas se soumettre, et par rapport auxquelles tous les autres mondes étaient possibles, mais d'une finalité morale, notre monde réel étant en Dieu, non seulement l'application de vérités universelles et nécessaires, mais, dans son ordonnance et son arrangement, le résultat d'un choix, conformément au principe du meilleur. D'autre part, il semble à peine besoin de rappeler le rôle capital que jouent les notions de contingence, de probabilité, de hasard, dans la science contemporaine ou dans la critique de la science, chez Cournot, Boutroux, Poincaré, dans les conceptions d'un univers à plus de trois dimensions, dans la théorie statistique des lois physiques, bref, dans toutes les formes de réflexion sur ce que l'on peut appeler les possibles théoriques ou abstraits. Comment se fait-il que l'on n'ait pas tenu compte des possibles artistiques,. de ceux dont la compétition, les combinaisons, la sélection peuvent contribuer à réaliser, soit un univers esthétique (la nature comme beauté), soit le monde de l'art (l'ensemble des productions artistiques, considérées par rapport à la signification et aux lois de l'art), soit tout simplement une œuvre d'art, particulière et, comme telle, relevant de la création pure et de la personnalité de l'artiste? Certaines doctrines semblent s'être posé le problème sous sa première forme, au moins à les considérer dans leurs résultats. Le platonisme, le néo-platonisme, le stoïcisme, le thomisme se représentent l'univers comme la manifestation et l'expression, non seulement d'un principe de vérité et de moralité, mais aussi d'un principe de beauté, avec toutes les différences de degré, naturellement, qui peuvent découler du fait que l'on considère la nature comme l'expression parfaite d'un dessein de Dieu, d'une finalité suprême, ou seulement comme la beauté relative d'où l'on doit partir pour s'élever jusqu'à la beauté intelligible. Il faudrait ajouter la doctrine de Nietzsche, pour qui la justification dernière du


monde paraît bien être, une fois écartées les idoles de la morale et de la vérité, une justification esthétique.

Pourtant il est remarquer que ces doctrines, celle de Nietzsche exceptée, loin d'être des philosophies de la contingence, en sont, pourrait-on dire, aux antipodes, en tant qu'elles se donnent le concept d'une réalité absolue et accomplie qui, dans ce qu'elle est, ne pouvait pas être autre qu'elle n'est. Comment pourrait-on penser un rapport vivant de la beauté possible à la beauté réelle si la beauté est déjà réalisée éternellement soit dans la nature, soit dans les Idées ou en Dieu, qui sont l'archétype de toute beauté ? S'il y a un univers déterminé esthétiquement, c'est uniquement dans la mesure où on le constate comme tel. La beauté n'est que l'adjonction d'un attribut de plus à la réalité. Quant à Nietzsche, c'est sans doute le seul philosophe dont le perspectivisme absolument irrationaliste ait tenté de marquer en tout la contingence, la fiction arbitraire, par l'imagination créatrice de l'homme, des normes du vrai ou du bien Nietzsche qui a écrit « Le monde, au contraire, est devenu pour nous une seconde fois infini en tant que nous ne pouvons pas réfuter la possibilité qu'il contienne des interprétations à l'infini' ». Pourtant, la «upériorité, pour Nietzsche, du point de vue dyonisien sur le point de vue dpûllinien, la primauté accordée par lui aux valeurs d'action sur les valeurs de connaissance, montrent assez que ce qui l'intéresse dans l'art, c'est moins l'art lui-même que les arguments qu'on en peut tirer contre la connaissance pour une esthétique de la connaissance, ou contre la morale, pour une esthétique de l'action. Au fond, Nietzsche méprisait l'art et les artistes 2.

Quelles sont donc les raisons qui justifient l'indifférence des philosophes à cette position métaphysique du problème de l'art comme réalisation, prévisible ou imprévisible, d'un monde de possibles artistiques ? En voici une déjà alors que la notion de prévisibilité joue un rôle capital dans la science, où il importe de se rendre maître de la nature en -la faisant rentrer dans un cadre de lois, alors que la liberté morale, fondement de l'éthique, se définit 1. Le gai savoir, aphorisme 374.

2. Il condamne dans l'art un principe féminin, un mimétisme d'acteur, l'amour de la parure, de ce qui reluit, etc. Qu'on se rappelle, d'ailleurs, la page éloquente dans laquelle Nietzsche loue Shakespeare, le plus grand des poètes, d'avoir humilié la figure du poète, qu'il traite d'histrion, devant César, cet homme divin ».


comme la soumission à un ordre, à une règle, au devoir, garantie supérieure de l'indétermination des actions individuelles, qui doivent s'y absorber en dernière analyse, et par rapport à laquelle elles sont en droit prévisibles, au contraire, dans l'art, la prévisibilité ne joue aucun rôle pratique. Sans doute, elle a ses exigences dans le public inférieur, qui aime bien savoir d'avance où on le conduit et qui, une fois admise la formule d'un artiste, souffre de l'en voir changer. Mais ce public montre ainsi, de l'avis des gens de goût, son incompréhension de l'art. Ceux-ci, au contraire, qui constituent le vrai public, ne considèrent comme grands artistes que ceux qui ne se laissent pas emprisonner dans une manière et se renouvellent perpétuellement.

Cette première raison est liée à une seconde, inhérente à l'art lui-même. Toutes les bonnes actions sont solidaires d'une nature morale dans laquelle, une fois accomplies, elles se perdent et retournent comme à leur foyer. En disant cela nous ne prétendon s pas diminuer l'originalité de l'action morale, comme œuvre propre de la personne, ni la réalité typique des grandes actions conservées par la mémoire à titre d'exemples, mais simplement constater que, comme telle, l'action morale, fût-elle d'un héros, ne se conserve pas dans sa nature individuelle, une fois qu'on en a éliminé les circonstances extérieures, mais qu'elle ne survit que dans le principe spirituel qu'elle exprime. A un autre point de vue on peut dire que les vérités de la science, quelle que soit la marque personnelle du savant et la part des découvertes imprévisibles dans la création scientifique, rentrent, elles aussi, une fois découvertes, dans le corps de la science constituée, auquel elles s'assimilent en perdant leur nature individuelle. En somme, dans la morale comme dans la science, on peut ajouter et dans la philosophie, il y a continuité, ligne d'évolution, addition, progrès par rapport à quelque chose de constant qui se conserve. Il en est autrement dans l'art. On l'a fait souvent remarquer, chaque œuvre d'art est comme une impasse, un point d'aboutissement absolu. Elle exprime quelque chose et elle n'exprime que cela, sous une forme et seulement sous cette forme. Et, dans la mesure où elle condense un certain moment des choses, un sentiment particulier de l'âme, sous un aspect unique, elle ne peut se confondre avec aucune autre il n'y a point de passage d'elle-même à quelque autre elle garde irréductiblement sa nature indivi-


duelle. Et c'est pour cette raison qu'en dépit de l'histoire et des lois de l'art, malgré toutes les relations, filiations ou analogies qu'on peut établir entre les œuvres, chacune d'elles n'en reste pas moins ce qu'elle est, respectée dans son intégrité par la pensée aussi bien que par le temps. On voit la conséquence si les vérités et les actions sont reliées à une chaîne idéale, comme les gouttes d'eau dans un même fleuve, elles rentrent dans un champ de déterminations où l'évaluation des probabilités peut trouver son compte, car c'est la nature du courant qui nous intéresse, non les gouttes multiples. Mais si les œuvres d'art sont chacune l'univers de l'art, aussi nombreuses et distinctes que les gouttes de la pluie et pareilles à autant de monades, alors la possibilité allant à l'infini, et croissant en raison directe de l'indépendance des œuvres entre elles, la mesure relative de leur contingence perd tous droits.

C'est ce que l'on peut voir par l'examen des différents sens dont est susceptible la notion de possibilité et de contingence dans l'art. Si, par exemple, nous essayons d'appliquer la définition classique du possible comme ce dont la notion n'implique pas contradiction, nous devons reconnaître qu'elle ne convient pas à l'art, ou qu'elle ne lui convient que sous certaines réserves. Il est impossible, par exemple, de penser le cercle carré, d'en avoir une intuition ou un concept, de même qu'il est impossible techniquement de fabriquer un objet qui soit à la fois cubique et sphérique. La possibilité est donc indubitablement subordonnée à la noncontradiction dans l'ordre des vérités et des essences comme dans l'ordre des existences. Mais l'art brise cette loi d'airain. La contradiction y est possible, sinon comme pensée ou matière, au moins comme apparence, sentiment, perspective. Toutes les irrationnelles que l'art met en jeu, les dissonances, les déformations picturales, la représentation d'un monde à trois dimensions sur une toile à deux dimensions, les illusions de toute sorte du théâtre et du roman, les métaphores fondées sur des ubiquités impossibles d'espace et de temps, tous ces artifices, sans être de la contradiction pensée ou réalisée, empruntent cependant leur matière à la contradiction.

On pourrait aussi poser le problème en ces termes tout ce qui est dans l'être, dans la réalité, était déjà dans le possible, comme contenu, car il est évident, ainsi que le faisait remarquer


206 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE. Boutroux au début de sa thèse sur « La contingence dans

Boutroux au début de sa thèse sur « La contingence dans les lois de la nature », que l'être n'ajoute rien au possible que le fait d'être. ou l'acte. Onpourraitsoutenir,.pourtant, qu'entre l'être comme être et l'être considéré comme esthétique, il y a déjà, une. certaine différence dans le degré de détermination. L'être pur, en effet, comporte la somme absolue de toutes les réalités, correspondant par conséquent à un domaine plus large de possibilités; Considérer l'être esthétiquement, au contraire, c'est faire déjà l'application d'un choix, d'une redistribution des parties ou des éléments, opération qui rétrécit dans une certaine mesure le champ de l'être. Mais comme cette détermination elle-même est indéfiniment variable, soumise à l'infinité des points de vue d'où l'on peut se placerpour considérer l'univers ou l'une de ses parties esthétiquement, ainsi qu'un tableau, il en résulte que ces deux infinis sont en droit, sinon en fait, équivalents, et qu'à les considérer avec une extension suffisante, le champ de la possibilité esthétique est aussi illimité que le champ de l'être.

On se heurte, d'ailleurs, à une difficulté de principe dès qu'on essaye de donner un sens appréciable à la notion de possible artistique. En effet, en ce qui concerne les vérités, on peut bien dire qu'une vérité réelle se confond avec la vérité possible que la somme des trois angles d'un triangle égale à deux droits n'a jamais commencé d'être vraie, ou qu'il n'y a aucune différence entre l'idée du cercle et le théorème de Pythagore comme possibles, et le cercle tracé au tableau et le théorème démontré. Mais il en va tout autrement dans l'art. Entre la conception d'un poème ou d'un drame, qui représente le possible, et leur réalisation, il y a l'absolu d'un monde. Le poème ou le drame, comme idées, peuvent avorter et surtout peuvent acquérir dans l'exécution mille particularités que rien ne laissait prévoir dans la conception. 11 faut tenir compte aussi des cas exceptionnels dans lesquels une oeuvre d'art s'engendre pour ainsi dire spontanément, de pure inspiration, se réalisant ainsi hors de toute conception préalable, passant à l'être sans l'intermédiaire du possible. On peut bien dire alors qu'elle était possible idéalement, mais cette possibilité théorique n'a plus rien de spécifiquementartistique. Il en faut dire autant de toutes les conceptions vagues, aspirations sans corps, vélléités gratuites, de ceux qui se croient artistes sans l'être, et prennent leur sentiment ou leur désir pour une œuvre d'art. En


d'autres termes, alors que l'être n'ajoute rien de notable à la vérité, où il se confond avec le possible, on peut dire que l'être est le tout de l'art. L'oeuvre réelle, exécutée, est quelque chose de plein, de substantiel, d'actuel, dont la nécessité intérieure ne peut être transgressée par aucun emprunt au possible. On en trouve une confirmation dans le refus énergique des artistes à laisser assimiler l'oeuvre d'art à la réalité de la nature. L'oeuvre d'art n'est pas réaliste à leurs yeux comme imitant la nature elle est réaliste en tant qu'elle crée une nature; ou, mieux encore, elle n'est pas réaliste mais réelle. Réalité qui élimine le possible. Rien n'empêche également, conformément à la seconde forme de rapport objectif que nous mentionnions plus haut, entre l'oeuvre d'art et les principes constitutifs de l'art, de supposer une détermination relative, évaluable, qui fait rentrer la création individuelle dans un certain cadre de lois universelles. Par exemple, de toute œuvre d'art, on peut prévoir qu'elle sera un rapport du multiple à l'unité, qu'elle contiendra de l'ordre, de la proportion, une certaine symétrie, etc. Mais, par là, nous ne faisons rien de plus qu'énoncer les conditions nécessaires, abstraites, d'un phénomène artistique, dont la nature propre nous demeure cachée. Elles ne nous renseignent en rien sur ce que sera le poème ou la symphonie, pas plus que de savoir que tout corps doit être contenu dans un espace ne nous apprend quelque chose sur les corps qui se trouveront effectivement dans tel espace.

On peut enfin tenter de se représenter les possibles artistiques par rapport à la quantité, soit par division, soit par comparaison des probabilités. Par exemple, on peut, dans l'ensemble de toutesles possibilités données pour un cas, distinguer celles qui sont prévisibles et celles qui ne le sont pas. Dans une construction architecturale dont on sait d'avance qu'elle aura telle forme, appartiendra à tel style et comportera telles et telles pièces d'utilité, les parties correspondant à ces formes ou à ces attributions seraient prévisibles, les autres, non. Et, par les autres, il faut entendre, moins des parties proprement dites que des particularités de la forme ou des détails d'agencement. Mais cette distinction n'a qu'une valeur théorique. Au point de vue artistique, matière et forme, forme et détails, attribution des pièces et structure définitive de ces éléments architecturaux sont inséparables. Ils ne sont artistiques que par leur union. Séparez-les: si vous pouvez encore prévoir quelque


chose, ce ne sera rien d'artistique, prévision qui seule importerait. Il semble aussi que le nombre des possibles puisse croître ou décroître, dans certains cas, en comparant certaines formes d'art à d'autres, le degré de probabilité augmentant dans les unes ou diminuant dans les autres. Par exemple, un jardin à la française serait plus prévisible, parce que plus déterminé, dans sa forme, qu'un jardin anglais, un poème en vers qu'un poème en prose, la nécessité des rimes et le nombre relativement restreint des mots qui riment rétrécissant d'autant le champ des combinaisons possibles. Mais cette différence n'est qu'apparente et ne permet aucune évaluation précise. En fait, une forme artistique est un moule dans lequel on peut couler une infinité de choses. Le dessin du jardin ne laisse rien préjuger des fleurs qu'on peut y mettre, et dont la couleur en variera l'aspect à l'infini. D'autre part, autant de poètes, autant de poèmes en prose ou en vers. Une même rime peut se trouver dans des milliers de vers, tous différents. Pour les raisons exposées plus haut, tout calcul des probabilités est impossible en art. Le nombre des actions qu'un homme peut accomplir dans un cas donné est assez restreint, de même que celui des événements physiques qui peuvent se produire à la suite de tels antécédents. Rien n'empêche, par conséquent, d'en déterminer le degré de probabilité. Mais le nombre des œuvres d'art qu'un artiste peut réaliser avec une matière ou sur un thème donnés défie toutes nos prévisions. Dans la fraction qui symbolise le rapport de probabilité, c'est véritablement l'infini qu'il faudrait écrire au dénominateur. Rien d'étonnant à cela, d'ailleurs, s'il est vrai, comme on l'a toujours pensé, que la création artistique est étrangère à la quantité, qu'elle est le règne de la qualité pure.

Il reste enfin une dernière hypothèse on peut partir de l'œuvre réelle, exécutée, et supposer à sa place d'autres œuvres possibles. La question, ainsi posée, comporte deux significations très différentes. On peut d'abord considérer tout ce qui était possible en dehors de l'œuvre donnée. Par exemple, à côté d'un poème choisi dans un recueil, toutes les autres pièces de vers du même recueil. Il est évident que si elles sont écrites, c'est qu'elles étaient possibles. Posée sous cette forme la question revient à une pure tautologie. Mais elle comporte une signification plus intéressante. On peut, par exemple, considérer les variantes, ébauches, brouillons, qui remplissent les tiroirs du poète et, les comparant aux œuvres


C. SCHUWER. LES FUTURS CONTINGENTS. 209 ilisées, chercher à évaluer leur degré de probabilité par rapport es dernières. Rien de olus nassinnnanf nnnr Ip. r.Htimifi. nn 1p.

réalisées, chercher à évaluer leur degré de probabilité par rapport à ces dernières. Rien de plus passionnant pour le critique, on le sait, que le problème des variantes ou des ébauches sous lesquelles se devine la forme de ce qui aurait pu être, de ce qui n'a pas été. Mais cette possibilité à rebours, cette contingence rétrospective, n'ont aucune valeur objective. Pour en doser l'importance nous sommes obligés de faire appel à la personnalité du poète, à son tempérament, à son goût plus accentué pour certains sujets, à sa paresse qui l'a empêché de pousser plus loin telle ébauche, à son choix, à ses préférences de forme, etc. C'est-à-dire que nous sortons des données du problème. Nous nous étions proposé de rendre compte de la possibilité d'une manière objective, et nous sommes conduits, au contraire, à en proposer un critère subjectif. Ajoutons également que, comme la considération de ce qui aurait pu être fait n'a de sens que par la comparaison à ce qui a été fait, c'est à l'œuvre elle-même que nous serions ramenés en dernière analyse.

Quand, enfin, nous considérons le contenu du poème et qu'à notre fantaisie nous corrigeons tel mot, telle tournure de phrase, telle expression de sentiment ou d'idée, juxtaposant, à côté du poème réel, la forme imaginaire d'autres possibilités, rien ne nous empêche de procéder ainsi dans l'abstrait, mais dans l'ordre concret, qui est celui du poète, on n'a plus le droit de le faire, car le mot choisi a très bien pu n'être élu qu'après un rude débat, être le fruit, comme chez Baudelaire ou Gautier, d'une longue recherche. Et alors, de deux choses l'une ou bien nous sommes nousmêmes poètes et nous tendons à recréer, à côté de l'œuvre d'art qui existe, une autre œuvre d'art. Loin de résoudre ainsi la questien du rapport du possible à l'œuvre, nous y répondons par de la création, comme celui qui prouvait le mouvement en marchant. Ou bien nous ne sommes nullement artistes, et alors ce que nous imaginons à côté de l'œuvre d'art sera peut-être réel, mais ne sera certainement rien d'artistique. Dans les deux cas nous sommes ramenés au problème de la personnalité artiste, de la création. Un premier point semblerait donc établi. La position objective du problème des possibles dans l'art, sans tenir compte de la création artistique ou de l'œuvre d'art, ne possède aucune signification philosophique. On peut symboliser cet aspect du problème par l'image d'un cône dont le sommet serait soit l'artiste lui-même, Rbt. Meta. T. XXXIII (n« 2, 1926).


soit l'œuvre d'art, tout ce qu'il yja.de. concret/par .conséquent, dont tes bases ou 'sections, devins -en .plus larges :à-.mesur.e qu'on s'élois-ne du sommet, représenteraient le champ des possibilités toujours plus indéterminées^ contingentas, en raison .même de leur abstraction. Si nous nous plaçons idéalement. au niveau de l'une de ces sections choisie arbitrairement, nous sommes, en droit de croire à son existence, dans la: mesure :où notre .imagination la fait sortir du néant mais, poun-lui restituer une signification artistique, nous devons-toujours redescendre Ma: source, interpréter la section par le commet, faire enfin .qxrlils coïncide nt .pour :que les possibles deviennent -réels. C'est en sommele ,mème; rapport que l'on trouve entre l'idée:de l'œavre,:coxnme conception abstraite, et l'œuvre exécutée. En.dé6nitiv.e,. nous sommes b&Ianca.s.entre deux extrêmes, sans passag.ede l'un à L'autre..Q.ubienIto0t-est réel, donc rien n'est contingent -ouibten tout est possible, donc tout est contingent. Dans les deux; cas, -le> problème ^'évanouit.

On peut maintenant adopter une deuxième position: considérer leproblème non plus objectivement mais dans l&sujet,ch.ez l'artiste, comme création pure. Cette.fois on touche quelque chase de- réel, à n'en pas douter/rien n'étant plus positif que les idées^seatiments, aspirations, tendances de toute 'sorte .dont Ja conjonction, dans l'âme de l'artiste, est Le point de départ d'une ;œ.uvre d.'art.-D:autre part, ces données de rintelligetfce.fitdusentiment,isi.on.lfis considère au moment où-elles n'ontipassencor.e. produit leurifruit, apparaissent à bon droit comme -des possibles, .du pointée vue .de- cette œuvre même; et rien n'est plus, légitime ;que.dlétu-dier le rapport de contingence ou de -nécessité :qui relie celletfiià celles-là. ̃0r, on peut ^se placer ici à deux points de .vue on tps.ut, envisager cette pure puissance de :eréauon interne, ^sans.tenir, compte des résultats qu'elle engendre, ni .des conditions externes .de la création, ni- des limites qu'elle reneontr&.dansdlœuvremême; faire consister la création essentiellement dans l'acte /spirituel, point de vue esthétique 'plutôt qu'artistique; oudaien,. tout-en, postulant ce même pouvoir du sujet cHéateurjstrson indépendance^, l'égacd déboutes les conditions extérieures, an:peut maintenir.le.point de vue professionnel de l'artiste, :en jugeant de 4a. puissance ,par t'oeuvre, en se refusant-seulement à TOir autTe- chose :en; elle .que la manifestation de cette puissance :pure., Dans le premier cas, on se refuse à sortir du sujet. Dans le second, on explique l'œuvre


C. SOHtWER. LES FUTURS CONTINGENTS. 211 i par le génie. Ces deux attitudes sont historiquement repré-

d art par le génie. Ces deux attitudes sont historiquement représentées par le mysticisme esthétique et par le romantisme. Le mysticisme est l'affirmation de la liberté absolue de l'esprit, au point de vue esthétique comme au point de vue religieux et moral. Sans doute, par rapport à Dieu, cette liberté pourrait signifier passivité absolue, en tant que la créature s'absorbe tout entière dans l'objet de sa contemplation et qu'elle est, de ne fait, tout autant agie qu'agissante. Mais l'acte religieux du mystique est libre dans la mesure où il n'admet aucun intermédiaire, aucune médiation externe entre le sentiment qu'il éprouve et la divinité même. Sans doute aussi, au point de vue moral, liberté mystique pourrait signifier détermination, .puisque l'individualité égoïste, qui se nie par le sacrifice, se reconnaît ainsi comme liée à un principe moral supérieur. Mais. là encore, la détermination redevient liberté totale.pour une conscience .qui rejette les évaluations biologiques, psychologiques, sociales ou intellectuelles de l'acte moral, et qui ne veut voir autre chose dans la .moralité que le principe d'identification et de communion directe des esprits. Quelles sont les conséquences de l'attitude-mystique pour le problème de l'art?

L'art constituant .une réalité de fait (une fois que la statue, la mélodie, le poème .sont créés) et, .comme telle, indépendante de l'homme, on pourrait s!étonner de la valeur que les mystiques lui ont toujours accordée. Ny a-t-il pas quelque chose d'opa.que à l'intimité pure de l'esprit, .une réalité multiple et contradictoire, qui risque de dissocier l'unité intérieure ? Sacrilège, puisqu'elle dérobe des étincelles au feu sacré pour animer la matière, faisant sortir l'esprit de son essence ? Mais, répétons-le, c'est au.point de vue esthétique et non artistique que le mystique se place. Ce qui est important, .dans l'activité mystique, n'est pas de créer des œuvras d'art,.mais de.mettre en lumière le princip.e qui permet de considérer toute réalité comme pénétrée de beauté, dans la mesure où la beauté est un attribut divin .de l'esprit.

Il y a de cela une raison polémique. Les mystiques ont dû de tout temps défendre leur position contre les .attaques renouvelées du rationalisme. Or, c'est dans l'art, comme principe de création, qu'ils trouvaient la meilleure défense. Tout ce que celui-ci contient d'ineffable, de dynamique, la .part considérable qu'il accorde au sentiment pur, la communion qu'il permet entre les hommes, les


approximations de t'extase que symDonse la comeuiiuauun e&iuetique, autant de ressources pour la doctrine. Mais le mode de révélation apporté par l'art reste encore inférieur, en tant qu'il est œuvre de l'homme, et, comme tel, reproduit le contenu profane des événements, des idées ou des sentiments particuliers. Il limite l'activité infinie de l'esprit à la carapace d'une matière. Il importe de remonter à la source, à cette activité pure qui, pour exprimer la beauté dont elle participe, n'a pas besoin de la reproduire au second degré et affaiblie dans une peinture ou une statue qui ne sont, selon l'expression de Platon, que la copie d'une copie, mais à qui il suffit de contempler la nature telle qu'elle est, le monde miroir de Dieu, pour y retrouver, dans son unité indivisible, la présence éternelle de la beauté. Et alors tout est beau, tout est susceptible de beauté, du moment que, par notre sentiment et notre intuition directe nous communions avec son essence. Il n'y a pas d'expérience, pas d'objet, si humbles et familiers qu'ils soient, qui n'acquièrent ainsi une valeur de contemplation, voire d'extase. Et réciproquement, il n'y a pas d'individu, si simple et si dénué de culture, à qui l'on soit en droit de refuser l'accès à la beauté. Si le principe de celle-ci est un, en effet, il est le même dans toutes les choses, le même pour toutes les vies. Ainsi se résoud pour le mysticisme, de Plotin à Novalis et jusqu'à Maeterlinck, le problème de la création artistique. Méthode qui trouve encore des applications aujourd'hui. Dans un livre récent « La possession du monde », Duhamel enseignait d'une manière analogue le moyen d'atteindre à la vie heureuse la simple contemplation d'une fleur dans un verre d'eau, d'un coin de ciel à travers la fenêtre, d'un pli de souffrance sur un visage d'homme, sont la révélation de l'infini pour qui sait accorder sa vie à la vie de l'univers. Cette doctrine, quelle que soit son élévation, ne peut répondre au problème que nous nous posons. Elle confond création et contemplation. Cette contemplation n'est pas passive, répond le mystique elle implique, au contraire, le don de soi à l'univers, sa pénétration par l'esprit. Mais de quel droit parler ici de l'art ? On ne peut le faire que lorsque les choses, privées d'abord de la forme et simple matière passent, par un processus spécifique, à l'état de choses formées, lorsque le son devient mélodie, la vision tableau, le langage poème. Or, ici rien de tel des choses extérieures à nous et privées d'âme sont revêtues d'un sentiment, prennent notre


âme, s'intériorisent. Point de vue exprimé parfaitement par le mot célèbre d'Amiel « Un paysage est un état d'âme ». Point de vue très largement exploité dans les esthétiques de la sympathie et de l'empathie, depuis Jouffroy et Guyau jusqu'aux théoriciens modernes de VEinfùhlung, Lipps, Volkelt, etc. Et, sans doute, cet état de communion est le point de départ nécessaire de l'art mais il ne peut suffire à définir la création, laquelle implique toujours, comme on le verra plus loin, la forme, une matière artistique, la technique et la réaction réciproque de l'oeuvre en formation sur l'activité formatrice. De sorte que, loin d'être une véritable production nécessitant un effort, un temps de réalisation, des éléments séparés, choisis et intégrés, le mode esthétique d'activité mystique est une simple transformation sur place, immédiate, toujours possible et toujours couronnée de succès, d'un mode de réalité en un autre mode de réalité, par l'adjonction pure et simple de notre sentiment aux choses. Et, sans doute, on est encore en droit de parler de liberté, mais ce concept reste trop général ou trop subjectif. Il ne nous permet pas de sortir de nous-mêmes; il ne nous fournit aucune donnée précise pour résoudre le problème du rapport contingent de l'artiste créateur à l'œuvre créée. On trouve quelque chose de plus dans le romantisme. Il est né de l'art c'est une doctrine artistique. Sans doute, comme libération du classicisme, de sa discipline et de ses règles, il est bien, lui aussi, l'exaltation de la libre spontanéité créatrice. Seulement, au lieu de se borner, comme le mysticisme, aux applications immédiates de celle-ci, il l'utilise comme un principe de justification de ses produits. Tout ce que le libre génie enfante porte la marque de cette liberté, et c'est en lui que se résoud le problème de l'œuvre. Toutes les questions que nous posons à celle-ci nous ramènent à celui-là. Or, le génie est l'image de la vie. Profond et mystérieux comme elle, il est comme elle un instinct comme elle aussi, renouvellement inépuisable de formes. Ses créations ne procèdent pas de la réflexion, mais de l'inspiration; non des idées claires, mais des régions obscures du sub-conscient où s'alimente sa force. Il est, par définition, original il exprime une certaine manière irréductible de sentir les choses et de les traduire. Il a ses besoins propres, est à lui-même sa règle. C'est dire que nulle contrainte ne saurait s'imposer à lui du dehors. On devine la conclusion non seulement l'éclosion du génie est


imprévisible, mais on en peut dire autant des œuvres qui le manifestent. Or, la création ainsi conçue peut être aussi bien l'image de la fatalité que de la liberté. C'est, ce qui<arrive dans toutes les doctrines qui font appel au mystère, qui refusent comme impurs, les éléments d'explication. empruntés à la matière, à la. technique, à. l'intelligence, aux idées claires. Comme doctrine de l'inspiration et du génie, le romantisme; retourne au. mysticisme. Solution, mais solution, tronquée, en tant que, ramenant l'œuvre. d'art à. la personnalité de l'artiste, comme- son principe suprême. de justification, la liberté à laquelle il, aboutit, privée des déterminations réelles de l'idée, de Laimatière, de l'œuvre, elle-même, bref de l'objet, n'est plus une liberté que de; nom et se résoud dans la pure spontanéité;

Nous parlons da la, théorie et .non. de:l'art romantique. Celui-ci, chez: les- grands- maîtres, continuateurs à leur insu. de la tradition classiquBv accepte encore, la discipline de l'idée, la subordination de la. forme, au fond. Mais le postulat inhérent aux aspirations les plus- profondes de toute une époque s.e développe ensuite en vertu d'une; inïplusion interne irrésistible,, et pénètre: l'art tout entier. Nous:le voyons s'affirmer de plus emplus-dànsle-Parnasse., chez Flaubert ouïes Goneour.t, dans Lersymbolismey enfin, sous-la forme la pltrs paradoxale. qui soit, dans les< écoles tout à fait récentes* le dadaïsme par exemple. Cette fois, on rejette définitivement toute-discipline, tout écart rationnel entre l'idée et la création. On repousse:comme contraintes dernières toute élaboration, toute signification, l'art lui-même, dernière idole,.Un poème n'est plus que la fixation immédiate par le langage de l'ineffable pur, contradiction reconnue et qui conduit les; plus- logiques d'entre les adeptes à cesser mêmed'écrire. En tout cas* si. L'on, consent encore à s'exprimer-, il faut accepter les mots, comme ils viennent, apportant avec eux leur sens. IL n'est pas besoin dynsisUeï: longuement pour reconnaître dans. cette affirmation dernière de la liberté romantique,, la retour au plus rigide mécanisme, car qui peut nous assurer que c'est encore nous qui parlons qusndie'est le langage qui parle pour nous ? La contingence n'est plus que le hasard. A la limite, on le voit, romantisme et mysticisme se confondent dans l'affirmation absolue du sujet, monstre à qui l'on ne fait pas sa part et qui, si on lui abandonne le bout du doigt, finit par dévorer le corps tout entier.


Or. cette double attitude suppose un postulat commun à savoir qu'il y a plus dans l'artiste que dans l'oeuvre, dans la conception que dans la réalisation, dans le germe que dans le fruit, dans le possible que dans le réel. Si l'on admet ce principe, la création n'est plus qu'une dégradation, un appauvrissement, un pis-aller, une limitation par la matière du principe spirituel infini. Contre cette philosophie tout le sentiment de l'homme résiste. A quoi serviraient la création, la production, l'expression, si elles ne devaient rien ajouter à l'impulsion confuse qui les engendre ? Toute l'histoire de la vie ne serait qu'une duperie. C'est un point que Bergson a mis admirablement en lumière « La matière est ce qui provoque et rend possible l'effort. La pensée qui n'est que pensée, l'œuvre d'art qui n'est que conçue, le poème qui n'est que rêvé, ne coûtent pas encore de la peine c'est la réalisation matérielle du poème en mots, de la conception artistique en tableau ou en statue, qui demande un effort. Cet effort est pénible et, pourtant, pendant qu'on le fait, on a le sentiment qu'il est aussi précieux, plus précieux, peut-ptre, que l'œuvre à laquelle il aboutit, parce que, grâce à lui, ou a tiré de soi plus qu'il n'y avait on s'est haussé au-dessus de soi-même. » Mais Bergson n'insiste ici que sur la notion de l'effort, dont la matière est l'occasion, et qui vaut pour toutes les créations humaines'. En ce qui concerne l'art, il faut dire quelque chose de plus. Car la conception ne préexiste à l'œuvre d'art que comme idée théorique, 'sentiment psychologique, impulsion active à créer. Mais elle ne lui préexiste pas avec des caractéristiques véritablement artistiques; celles-ci n'apparaissant, comme nous le verrons plus loin, que dans l'œuvre même, au fur et à mesure de la 'réalisation, dans la forme par conséquent. Il n'est pas utile absolument qu'un vers soit écrit quand il chante déjà, avec son rythme et ses mots, dans l'esprit du poète. Même s'il est ensuite oublié, il a du moins existé artistiquement. La 'conception ne serait donc pas distincte de la réalisation et, à proprement parler, un artiste ne concevrait que dans la mesure où il crée. Mais, s'il en est ainsi, on est amené à conclure que la position du sujet créateur, comme tel, est impuissante, elle aussi, à définir 1. Dans son fond, d'ailleurs, l'esthétique bergsonienne reste fidèle aux postulats du mysticisme esthétique, l'art pour Bergson étant moins une création qu'.une révélation de la réalité. A cet égard, il n'est pas toujours facile de concilier les principes généraux d'Esthétique contenus dans Le Rire avec les thèses de V Evolution créatrice.


d'une manière positive la notion de contingence dans la création artistique, et qu'il y faut faire intervenir, bon gré mal gré, fa position de l'objet, avec toutes les déterminations qu'il implique. C'est le troisième et dernier point de vue auquel on peut se placer. L'artiste ne crée que dans des conditions de fait déterminées, la matière, la technique, des canons ou des règles, le milieu, le public, l'œuvre enfin dont la forme reçue par l'impulsion créatrice réagit à son tour, comme on le verra plus loin, sur cette impulsion même. Quel sens nouveau, plus intéressant, prend alors la notion d'imprévisibilité ?

Il n'est pas douteux, comme Taine l'a suffisamment montré, que la race, le milieu, le moment, créent dans une certaine mesure, à l'œuvre d'art individuelle, un cadre qui lui préexiste et où l'on p?ut prévoir qu'elle viendra s'insérer. Si l'on ajoute, correction importante apportée à la théorie par ses contradicteurs, le pouvoir de synthèse propre à l'artiste qui luipermetde condenser dans une œuvre originale toutes les aspirations confuses d'une époque et, parla, de les promouvoir à son tour dans la direction qui lui est propre, la détermination de l'oeuvre d'art et du milieu prend déjà une valeur de réciprocité tout à fait vivante dans laquelle détermination et création s'impliquent réciproquement. C'est dire, en tout cas, que la part du sujet, du génie, est préservée, ce que Taine admettait d'ailleurs, puisque, en fait, des œuvres d'un même temps peuvent exprimer chacune profondément leur époque tout en l'exprimant diversement.

D'autre part, si l'on considère la matière, on ne peut nier que le fait d'exécuter une statue en marbre ou en bois impose à l'artiste une certaine manière de voir, de sentir et d'exprimer qui influera considérablement sur la forme de l'oeuvre créée. On peut se permettre des effets dans la peinture à la fresque qui deviennent impossibles dans la peinture à l'huile. Comment expliquerait-on les différences importantes des arts de la peinture, de la tapisserie, de la mosaïque, sinon par la différence des matières ? Le problème de la technique conduirait à des conclusions analogues. C'est par la technique principalement que nous distinguons les œuvres d'une époque de celles d'une autre époque, les œuvres d'un artiste de celles d'un autre artiste. Et, surtout, comme M. Lalo l'a bien mis en lumière dans son esthétique sociologique, c'est la technique qui fournit à l'art ses déterminations les plus réelles en


même temps que les plus rigoureuses c'est elle qui nous permet de comprendre, en plus des différences individuelles qu'on vient de signaler et pourtant sans contradiction, ce qui donne à la production d'une époque un cadre commun, un même air de famille, constituant enfin, dans le phénomène artistique, ce qu'il y a de plus proprement artistique. Même conclusion, corollaire, en ce qui concerne les règles et les canons auxquels doit se soumettre l'artiste. Les linéaments rituels exigés pour la représentation de la Vierge et de l'enfant dans la peinture des icônes, la règle des trois unités dans l'art dramatique permettent, dans une certaine mesure, de prévoir la configuration définitive de l'œuvre. Partout où il existe un style, une préfiguration formelle est possible. Pourtant, cette prévision ne porte, il faut le reconnaître, que sur les caractères les plus généraux de la création artistique. Ils ne nous permettent en rien de déterminer ce qu'elle a de propre, d'individuel et qui est, dans un certain sens, l'essentiel. C'est sur ce point qu'est le débat entre les esthétiques de la liberté et celles du déterminisme. Or, le problème ne peut être nettement posé que si l'on avance encore d'un pas, si l'on ajoute, aux déterminations extérieures de la matière, de la technique, des règles et du public, celles de l'œuvre elle-même, se joue véritablement l'acte de la création.

Mais auparavant une observation est nécessaire. Les difficultés du problème ne viennent-elles pas en grande partie de la manière théorique dont on l'a posé ? On considère l'art en général, dans l'absolu, sans tenir compte de ses conditions historiques réelles. Or, la part de liberté relative de l'artiste par rapport à ses œuvres n'est pas quelque chose de constant. Elle a suivi une ligne d'évolution que l'on pourrait résumer ainsi. Dans toutes les grandes époques et civilisations où l'art n'était pas considéré comme une fin en soi, mais comme un moyen au service des fins sérieuses de la vie, sociales et religieuses, la liberté de l'artiste était presque nulle. Il devait se soumettre rigoureusement à des canons que lui-même n'avait pas inventés, mais qui lui étaient fournis du dehors, par une autorité supérieure dont il reconnaissait la valeur, et à laquelle il obéissait scrupuleusement. C'est ainsi que, pendant des siècles, en Égypte, dans l'Inde, à Byzance et dans la civilisation médiévale, on voit se reproduire un même type de statue, d'icône ou de temple. C'est la conclusion de M. Mâle, dans son


jueau uvre sur art reugieux au xnr siecie. ruen a y etau uubss, nous dit-il, à la fantaisie individuelle de l'artiste.. « Les artistes ne furent que les interprètes de la pensée de l'Église. » Dès 78-7'; tes Pères du second concile de Nicée s'expriment en ces termes « La composition des images religieuses n'est pas laissée à l'initiative des artistes elle relève des principes posés par TÉgiise catholique et de la tradition religieuse». 13t, plusioin « L'art seul appartient au peintre, l'ordonnance et la disposition appartiennent aux Pères' ». Ainsi donc, dans ce premier mode décréation artistique, la part de l'artiste comme sujet est infiniment réduite.

L'individu s'affranchit partiellement avec la Renaissance, sans renier l'objet pourtant, la réalité religieuse consacrée, ou la nature et l'homme, que la science et la nouvelle philosophie apprennent à découvrir. Ce sera la vertu du classicisme de concilier dans. l'art; de la manière la- plus- harmonieusey ce qui est la- part du génie, et l'idéal religieux, intellectuel ou moral qu'il se trace: à lui même comme norme et limite. La liberté a grandi, sans doute, mais l'honnête homme, tel que le xvne siècle l'a compris,: et-dont l'idéal demeure au fond de la conscience de tout* artiste, nersépare pas la liberté de la discipline.

Avec le romantisme, enfin, les aspirations intempérantes du génie, impatient de secouer tous les jougs, font éelater les cadres du classicisme; le romantique ne voit, dans la synthèse!effèctùée parle xvn& siècle, qu'une- réussite artificielle, achetée au .prix d'un compromis; et dont il importe de dénoncer' le mensonge. Lee sujet pur- se libère et nous assistons, dans-tout le cours' du xix" siècle et jusqu'à- nos jours, à cet affranchissement progressif de-I'artiste, à cette indépendance à- l'égard de l'objet qui caractérise une grande partie" de la production contemporaine et dont les écoles récentes lès plus audacieuses semblent la dernière manifestation. Le problème de la création artistique comporte donc une détermination historique qui est déjà1, en un sens, une ébauche de solution. La liberté grandit dans une' certaine-direction depuis J'nrt objectif socio-religieux; où elle n'est 'qu'une nuance" personnelle- de l'œuvre, dans l'art classique objectif-subjectif, où elle fait équilibre aux déterminations qu'elle accepte, et entin dans l'art 1 P. 397.


subjectif romantique, où elle s'étale et règne seule, la contingence relative des œuvres se mesurant par la même progression. Pourtant, comme nous l'annoncions plus haut, il reste un dernier élément du problème dont il faut à la fin tenir compte. Qu'importe, dira-t-on, le dosage quantitatif et les degrés de liberté, alors que c'est la qualité qu'il faut définir. Qu'importe que l'artiste égyptien ou médiéval n'ait mis dans son œuvre qu'une nuance originale. Si elle est personnelle, elle suffit à distinguer sa production de toutes les autres elle implique dans l'œuvre, qualitativement, une part de contingence toute semblable à celle d'une création romantique. Ce n'est donc plus dans les déterminations extérieures du phénomène qu'il faut chercher la solution du problème, mais à ce point d'intersection de la création et dé-la détermination, dans le rapport même de l'oeuvre à l'artiste. Ce rapport est quelque chose de vivant, c'est-à-dire d'actuel. L'art est toujours actuel. C'est pourquoi, disions-nous, la conception détachée de l'exécution peut avoir un sens théorique, non artistique. Il n'y a rien de commun entre le plan au lavis, avec ses coupes en surface et en profondeur, et la maison que nous admirons une fois construite, pas plus qu'il n'y a de rapport entre les schémas par lesquels Flaubert indiquait comment Emma Bovary allait de sa maison à celle du pharmacien, et le drame de l'empoisonnement tel qu'il nous est décrit dans le roman. Un architecte peut nous proposer un équivalent pictural d'une façade par le dessin et la. couleur, mais ce n'est pas encore de l'architecture. Le seul équivalent réel c'est une maquette, la maison véritable en réduction. Et là encore on ne saurait être trop prudent. La grandeur vraie d'un édifice est un élément artistique important de l'architecture. Il y a des maquettes qui trompent. La maison devra s'encadrer avec la rue, le paysage.

Mais, dira-t-on, la qualité artistique qui manque à l'idée comme conception ne saurait-elle appartenir au sentiment, en tant qu'il préexiste à l'exécution ? Ici on rencontre une notion ambiguë, qui contribue à obscurcir le problème. Dans- une certaine mesure on peut sans doute séparer le sentiment réel du sentiment artistique. Il le faut bien puisqu'il y a des profanes et des artistes. Mais la chose devient plus difficile lorsqu'on pense au poète, au peintre, au musicien, et que c'est à l'intérieur d'une même conscience qu'il faut distinguer l'homme et l'artiste. Certainement, la douleur


ressentie par Victor Hugo au moment de la mort de sa fille et le sentiment spécial qu'il put éprouver quand il conçut les stances à Villequier, sont d'un ordre assez différent. Pourtant, si le second se définit à bon droit comme esthétique en tant qu'espoir du poème, fièvre créatrice ou sublimation de la douleur dans le poème entrevu, on doit convenir que ces états affectifs ne prennent un sens esthétique qu'au fur et à mesure de leur objectivation dans les vers et les strophes, ne pouvant se reconnaître vraiment comme poétiques que dans le miroir qu'ils se donnent. La chose est plus frappante encore chez des écrivains postérieurs, comme Flaubert ou les Goncourt, pour qui toute occasion de sentir est une occasion de créer, qui s'observent scrupuleusement comme un sujet étranger dans toutes les circonstances de la vie, même les plus graves, lorsqu'ils perdent un frère ou un ami. Les exemples abondent dans la correspondance de Flaubert. Pour lui la vie s'est réellement confondue avec son labeur d'écrivain. Pour ces raisons on peut donc conclure que la conception, comme idée ou sentiment, ne peut se séparer de la réalisation, dans laquelle elle se réalise elle-même d'une manière nouvelle, artistiquement. La difficulté qu'on éprouve à se placer à ce point de vue vient de ce qu'on oppose en bloc la conception et l'œuvre, comme si celle-ci se superposait abstraitement à celle-là. On ne tient pas compte du facteur principal, le temps requis pour l'exécution, avec les efforts, la recherche, les tâtonnements et les infinies retouches qu'elle implique. Or, si l'on réintroduit dans la création son coefficient de durée, c'est dans l'acte créateur lui-même que se pose le rapport de l'idée à l'œuvre, et il n'est plus possible de les concevoir l'une sans l'autre.

Or, ce rapport est réciproque. D'une part, l'artiste a besoin de l'œuvre. L'expression est le complément indispensable de la tendance. Nulle conception, comme possible, ne peut le satisfaire. Seule le soulage la délivrance par la création. Il faut que toutes les données de son entendement, de sa sensibilité, de sa volonté concourent au même but, qui est la statue ou le poème, ou plutôt il faut que le but devienne sentiment, idée, volonté sentiment de la forme, idée de la forme, volonté de la forme. Il semble qu'on puisse appliquer ici la théorie du schème dynamique dont Bergson fait le ressort de l'effort intellectuel, théorie qu'il étend également à la création artistique. Dans l'art, le schème dynamique aux prises


avec l'image pourrait correspondre à cette vague représentation mentale de l'œuvre à accomplir dans l'oeuvre qui s'accomplit. Dans la mesure où le schème l'emporte sur l'image qui résiste, où la conception maîtrise sa matière, il y aurait bien un premier rapport, univoque et indépendant, del'artiste l'œuvre, d'après lequel celleci découlerait de l'activité qui la produit, comme de sa source. Cette conclusion, est, en effet, conforme aux postulats généraux de la psychologie bergsonienne, qui ne voit dans le présent, sensor;moteur, qu'une limitation, pour les fins de l'action, du champ infini de la mémoire. Le processus créateur est donc surtout pour lui un processus de descente, l'acte d'une seule direction. Quant à ce que l'esprit rencontre au point S, la matière, la technique, le public, l'oeuvre, le hasard lui-même, Bergson n'y voit que des résistances, réelles, certes, mais négatives. Ne risque-t-on pas ainsi de fausser l'unité indivise de l'acte de création?

L'œuvre, en effet, réagit à son tour sur l'artiste. Il y a retour réciproque d'elle-même en voie d'exécution à l'idée directrice qu'elle enrichit ou modifie. Comment pourrait-il en être autrement ? Autre chose est la ligne mentale tracée par l'imagination, et le contour réel, avec toutes ses nuances infléchies, que le dessinateur exécute sur le papier. L'une est en lui, simple indication de mouvement, encore confuse. L'autre est hors de lui, aussi riche que précise. Il la voit, il peut l'analyser sans fin, ébaucher, greffer sur elle cent autres lignes, tantôt mentales, tantôt tracées, qui tour à tour font suite, restriction ou échec à la première et, par leur compénétration mutuelle, prennent peu à peu la forme définitive du dessin achevé. A cet égard, la conception se modifie constamment, non peut-être dans sa direction d'ensemble, qui est la part la plus certaine de l'artiste, intuition synthétique qui persistera jusqu'à la fin, mais dans son détail, par la réflexion sur l'œuvre qu'il a sous les yeux, où l'unité de son effort doit se diviser et s'analyser de nouveau avant de se retrouver intégralement elle-même, précisée et enrichie par cette analyse. Il en est de la création artistique comme de ces rayons lumineux qui se modifient dans le nuage qu'ils traversent et ne se retrouvent qu'en subissant une déviation. Qui saurait mesurer l'effet d'une touche de couleur posée par le pinceau, la conséquence d'un mot écrit par le poète sur le papier ? Par cette couleur, par ce mot, le tableau ou le poème s'illuminent tout à coup d'un jour nouveau. Ce n'est pas faire la


part trop belle au hasard, réintroduire, comme on pourrait le crc iA-mi5nnTvismA dans la création. Sans doute il faut réserver. ï

part trop belle au hasard, réintroduire, comme on pourrait le croire, le -mécanisme dans la création. Sans, doute il faut réserver, à, la source de toutes les inventions humaines, un minimum de,hasard. Il y a des trouvailles heureuses, des métaphores inattendues,, des associations accidentelles fécondes. Mais les chances de l'art ne sont pas des chances brutes. Ce sont, pourrait-on dire, .des chances d'interprétation..Elles ne valent que selon l'esprit qui les prolonge. Pareilles aux mots abstraits .du dictionnaire, clui ne deviennent poétiques que par le poète, .qui ne revêtent un sens concret que par les relations qu'ils entretiennent avec d'autres dans le corps d'un vers, elles ne portent leur fruit que par le travail qui s'effectue à leur sujet, par-les,règles d'un jeu dont elles ne sont que les; pièces aveugles, par les proportions d'une architecture à laquelle elles n'apportent que des matériaux. C'est dire que le calcul des chances s'effectue toujours dans l'actuel, au. fur et à mesure de la construction artistique et en fonction de chacun des éléments de cette construction, à égale distance, par conséquent, du hasard opaque des éléments et de la détermination de l'idée, par un échange vivant et souple entre l'idée qui se modifie par les matériaux qui lui viennent du dehors, et les matériaux, qui.se vivifient perpétuellement. par l'idée, idée et, matière ne faisant.qu'un dans l'organisme parfait.de l'œuvre formée.

Il ne faut donc pas ^'étonner si la réaction de l'œuvre .sur la .pensée -de l'artiste entraîne parfois des.modifications presque complètes de la conception. Flaubert, à la place d'Emma Bovary, et dans. lemême cadre, et pour exprimer le. même sentiment de vie mesquine et provinciale, « cette couleur de moisissure de l'existence des.cloportes », avait d'abord imaginé « une vieille fille dévote et chaste». Il croyait, au dire .des Goncourt, que le choix, du personnage n'avait aucune iinportanc.e,;et.que, sous .une affabulation nouvelle l'atmosphère du xoman demeurerait la même. Il est certain qu'il se trompait, et que le sentiment primitif d'où il était parti a dû se modifier beaucoup sous l'influence d'une atmosphère nouvelle, chargée d'orage et de passion, .dans laquelle se meut Emma Bovary..Ceci, M. Bergson le reconnaît. «Il s'en faut, dit-il, que le schéma reste immuable à travers l'opération qui consiste à le convertir en image. 3\\es,l modifié par les images mêmes dont il cherche à se remplir. Parfois, il ne reste plus rien du schéma primitif dans l'image .définitive. Les personnages créés parle


romancier et.le poète réagissent sur l'idée ou le sentiment qu'ils sont destinés à exprimer. Là est surtout la part de l'imprévu elle est, pourrait-on dire, dans le mouvement par lequel l'image se retourne vers le schéma pour le modifier ou le faire disparaître 1. » Mais, alors, on peut se demander si le rôle du schème dynamique, ainsi livré aux surprises et aux embûches de la création, n'a pas été exagéré. S'il se modifie ou se laisse supprimer aussi facilement, on peut douter de son indépendance. D'autant plus que to.ut ce qu'il contient d'essentiel, il le doit, au moins en ce qui concerne l'art, aux images par lesquelles il se réalise. Un schème est toujours une image. C'est recueil, en effet, de la théorie bergsonienne, que, voulant définir l'effort intellectuel autrement qu'en fonction des idées, elle ramène l'intelligence au plan de l'imagination. On en pourrait contester la valeur d'application à la pensée logique. En tout cas, rien de plus légitime pour l'art. Mais.à la condition d'aller jusqu'au bout, de ne pas maintenir, sous une autre forme, la vieille distinction de la conception et de l'œuvre, de souder, plus étroitement que M. Bergson ne l'a fait, le schème dynamique à l'image, autrement dit, de les faire converger d'une manière parfaite dans l'instant de création où ils se déterminent, s'utilisent et s'achèvent réciproquement.

Par là on comprend mieux le rôle de l'idée directrice dans la création. Faut-il voir en elle un modèle parfaitement conscient, dont l'artiste essayerait de se rapprocher de plus en plus? C'est impossible, nous l'avons déjà laissé entendre, pour la raison qu'un tel modèle équivaudrait à l'œuvre faite. Modèle subconscient, schème dynamique, vague représentation d'ensemble, sentiment? Oui, dans une certaine mesure, mais on ne comprend pas encore comment, à partir d'une impulsion obscure de l'imagination ou de la sensibilité, peut s'effectuer le passage à cette évidence souveraine que représente une œuvre d'art. Insatisfaction ou désir du mieux, au nom d'un idéal entrevu ? Soit. Mais alors c'est toujours dans l'actuel, devant la toile inachevée, devant le poème non terminé et vingt fois relu, par la réaction immédiate devant telle nuance de l'objet, apparue inférieure au nom d'un autre qu'elle suggère. Tl n'y a donc pas, à proprement parler, de modèle, mais construction progressive, avec conscience variable, de l'œuvre par l'idée et de 1. L'énergie spirituelle, p. 187.


224 1 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE. l'idée par l'œuvre. Tantôt c'est l'œuvre qui s'obscurcit, et l'

l'idée par l'oeuvre. Tantôt c'est l'oeuvre qui s'obscurcit, et l'artiste doit faire effort pour retrouver dans sa conscience la lumière du fil 1 conducteur. Tantôt l'idée s'évanouit, comme un accessoire inutile, et l'œuvre semble soudain se créer d'elle-même. Bref, la création est toujours au point de jonction de la vie et de la matière. L'architecte est toujours dans l'édiflce.

C'est, d'ailleurs, ce qui nous explique l'écart constaté fréquemment entre la production artistique, une fois réalisée, et le but que l'artiste s'était proposé. Il est le premier étonné par son œuvre. Il lui faut un effort d'esprit pour identifier ce qu'il a fait à ce qu'il avait rêvé. Une fois détachée de lui, elle lui paraît presque étrangère. Et ceci justement dans la mesure où elle le dépasse,. Si l'on tire de l'analyse qui précède les conclusions qu'elle comporte, il semble que l'on puisse maintenant poser sous son vrai jour le problème de la contingence dans la création artistique. On ne peut nier que le romantisme ait raison lorsqu'il affirme l'impulsion créatrice comme instinct, comme spontanéité. Mais cette spontanéité, livrée à elle-même, reste aveugle et fatale. Elle appelle comme son complément nécessaire toutes les déterminations de l'idée, de la matière, des règles et de l'œuvre. Mais à leur tour celles-ci, dès qu'on les considère à part et détachées de la personnalité créatrice, demeurent privées de mouvement, incapables de développement. C'est la relation mutuelle de ces deux modes de détermination et leur contact qui, seuls, donnent un sens positif à la notion de liberté. S'il y a contingence, elle est précisément au point d'interférence des deux séries, contingence toujours actuelle et vivante, produite par l'intersection mobile et féconde de deux réalités complémentaires, la matière et la forme, l'artiste et l'œuvre. C'est là que se joue le vrai drame de la création, la lutte de Jacob avec l'ange. Entre les deux séries diversement déterminées, il y a place pour un écart infinitésimal, comme une pointe infiniment subtile dont chaque hésitation, chaque retour laissent place à quelque infléchissement dans la ligne qu'elle trace. Sans doute, après coup, retrouverat-on dans le tableau ou le poème le tempérament de l'artiste, sa manière, le style employé, l'influence d'autres œuvres ou du milieu, les faisant rentrer ainsi dans un cadre de déterminations de plus en plus large. Rien de plus légitime, du point de vue de la science ou de l'histoire. Mais si l'on remonte en sens inverse, toujours on reviendra à ce point angu-


C. SCHUWER. LES FUTURS CONTINGENTS. 225 moment actuel où s'accomplit, par la rencontre du sujet

laire, le moment actuel où s'accomplit, par la rencontre du sujet et de l'objet, l'acte créateur, celui qui fait naître, dans le cadre de ce qui se prévoit, toute la richesse de l'imprévisible, c'est-à-dire enfin ce que l'œuvre a d'individuel et d'unique.

Certes l'on n'a pas tout dit quand on a fait cette constatation. Il resterait à marquer d'une manière plus précise le rapport de l'idée au sentiment et à la tendance, ce qui les caractérise comme esthétiques, de même qu'il faudrait établir le dosage des déterminations diverses qui s'imposent à l'œuvre du dehors. Mais nous n'avons voulu ici qu'indiquer laquelle, des trois manières de poser le problème, nous paraissait la plus conforme aux faits artistiques, c'està-dire dans quelle direction devrait porter la recherche. CAMILLE SOHUWER.



LE PLUS HUMAIN DES PHILOSOPHES WILLIAM JAMES

S'il n'a pas été question plus- tôt. dans cette* revue dès Lettres- de William James, la, faute n'en est.point à son excellent directeur: elle retombe toute. sur Fauteun de ces- pages; Et; certes, un. antiote arriverait bien trop tard pour signaler l'existence de ce recueil, surtout après le; regain da notoriété qu'une remarquable traduction partielle vient de lui- donner err France. Mais,.comme ce livre mérite bien autre chose qu'un succès éphémère, il est toujours' temps, semble-t-il, de; chercher à dégager: les; raisons principales de son très- vif: intérêt.

M. Henry James a donné dans ces deux* gros- volumes, en. totalité ou en partie,, plus de 320 lettres de son: père1. Encore est-ce: là le fruit d'un choix opéré dans- une collection plus vaste l'éditeura éliminé les lettres qui présentaient un caractère, purement, technique ou polémique (Préface, p. v-m), et aussi celles qui conte1. The Letters of William. James', edited by his son Henry James, 2 vol. jn-8» de 348 p. et 382 p. Boston, Atlantic Month'ly- Press, et Londres, Longmans, Green-and Go;, 1920; seconde- édition, 1922,. augmentée d'une pièce; Traduction française d:après;laseconde édition.: William James. Extraits de la Correspondance, choisis et traduits dé l'anglais par Floris Delattre et Maurice Le Breton avec préface-- do Henri Bergson,. 3i9, p. in-8*, Payot,.1924.. Signalons enfin quîeii: 1920 également l'on., ai publié, la.correspondance du romancier The Letters of Henry James, selected and edited by Percy Lub'bock, 2 vol. in-8°, Londres; Macmillan. Le lecteur français pourra s'en faire quelque idée par l'article de H.-D. Davray dans le; Mercure de France (15 février 1921) ou par celui de R. Michauddans la?Benuede. France reproduit dans Autour.d'Emerson, Bossard 1924,

ÉTUDES.- CRITIQUES

D'APRÈS SA CORRESPONDANCE


naient des confidences par trop intimes (cf. Préf., p.x;. Celles qu'il a publiées sont' encadrées de notices fournissant tous. les renseignements désirables sur la vie de William James. Il y aurait beaucoup à louer dans tous les détails du monument érigé par M. Henry James avec une piété filiale qui parfois imprègne son récit d'une émotion discrète, et nous garantit par sa qualité même que ce témoin exceptionnellement informé se montre aussi le plus religieusement véridique. Mais s'attarder sur les mérites de l'éditeur serait contrarier ses propres intentions il s'est effacé devant la personne et la vie de celui qu'il a entrepris de nous ressusciter. Il a, d'ailleurs, réussi dans cette tâche avec une plénitude qui décou-, rage l'analyse. Essayons, cependant, de donner ici quelque idée de ce que nous apporte ce livre.

I. ORIGINES ET Caractère.

Un chapitre d'introduction nous fait connaître les origines familiales de William James, sa formation première, enfin trace un portrait rapide de sa personnalité. L'on n'apprend pas sans intérêt que tous ses ancêtres ou presque tous ont émigré d'Ecosse ou d'Irlande au xvm» siècle (t. I, p. 1). Ce fait ne nous fournit sans doute pas la certitude d'une hérédité celtique elle nous autorise du moins à en envisager l'hypothèse, et celle-ci se trouve concorder avec divers détails, tels que la présence chez différents membres de la famille de Il ce mélange de gaîté, de volubilité et d'humeur changeante que l'on attribue communément aux Irlandais » (I, 6). L'on notera, d'autre part, que tous les ancêtres de William James étaient protestants et, semble-t-il, pieux; mais nul d'entre eux pasteur, ni porté vers la spéculation religieuse non plus que vers les lettres (I, 2). Dans cette famille de colons énergiques, entreprenants, tout occupés à atteindre dans leurs fermes ou dans leur commerce un succès qu'ils obtiennent largement en même temps que l'estime publique, le père du philosophe William et du romancier Henry nous apparaît comme une « variation » beaucoup plus singulière que ne l'a été par rapport à lui chacun de ses deux fils. L'on trouvera dans cette introduction un ensemble de renseignements bien choisis, sinon très nouveaux sur cette personi. Ils sont puisés en majeure partie dans l'introduction placée par William en tête des Literary Remains de son père (Boston, Hougbton Mifflin, 1884), ainsi que dans les deux volumes de souvenirs publiés par Henry A Small Boy


nalité vigoureuse et quelque peu déconcertante. Un infirme qui sans cesse changeait de résidence tout en n'aimant d'autre vie que celle de l'intérieur, un homme étranger à toute profession et indépendant de toute Église, indifférent à tous les biens terrestres, y compris la science même, poussant jusqu'à l'extravagance la haine des conventions et des formalités, passionnément absorbé par la recherche et la formulation de la vérité religieuse, mais portant également une extrême ardeur dans ses affections familiales et dans ses amitiés, le théologien abstrus se muant parfois en un causeur d'une verve extraordinaire tel fut Henry James père, dont l'influence laissa de si profondes traces dans l'esprit de tous ses enfants. L'on ne s'étonnera pas que ceux-ci aient reçu une instruction assez décousue i mais des enseignements disparates donnés tour à tour à New York, à Londres, à Paris, à Boulognesur-Mer, à Genève, William tira de bonne heure une précieuse familiarité avec la culture anglaise comme avec la culture française, mieux encore, une ouverture d'esprit vraiment cosmopolite (1, 19-22).

Moins saisissante sans doute que la physionomie de son père, combien la figure de William est, en revanche, plus humaine et plus attirante Son fils nous en trace un portrait digne des anciens maîtres par sa précision dépouillée d'artifice (I, 24-30). Il fait revivre jusqu'à son allure caractéristique, sa façon propre de se vêtir, de parler. Or, les traits qu'il souligne, ce sont exactement ceux que tout lecteur attentif de William James devinait vivacité des réactions, haine du conventionnel, modestie foncière, goût de la nouveauté, enfin don exceptionnel de sympathie à l'égard des êtres qui l'approchaient. Rien de plus opposé au poncif du caractère philosophique l'automate méditatif et inhumain, dont Bourget a fourni dans l'Adrien Sixte du Disciple un exemplaire fameux. Cette nervosité presque trépidante, cette instabilité dans les goûts, ce tropplein d'enthousiasme, enfin 'cette merveilleuse jeunesse d'âme, tous ces traits qui, chez plus d'un Français, évoqueront l'image si and Others et Notes of a Son and Brother (Londres, Macmillan and Co., 1913 et 1914).

1. Je regrette de ne pas trouver dans cette introduction un peu plus de détails sur leur éducation proprement dite. L'on aimerait savoir si M. Henry James confirmerait ce renseignement si curieux donné par M. Joseph Warren Beach « The boys went to ail the churches » (A Bistory of American Literature, supplementary to the CambridgeHistory of English Literature, t. III, p. 100-101). ).


chère de Frédéric Rauh, sont-*ee bien là, dnratfcm -/precct-ètFe, les composantes d'un tempérament spéculatif? Plus ^manifestement, sans doute, pour-peu que s'y.joignitîledon.du verbe,rc!ét6uent\les qualités d'un correspondant accompli. Or, en nul autre écrit ;de William James -ce-don n'apparaît aTec tant- d'éjolatrqùe dans cses lettres. Tel homme de goût et de large culture, foid éloigné :de James par la tournure de son esprit, m'a déclaré ttenir cette Correspondance pour la plus belle qu'il ait jamais lue: tSa-vaLeur proprement littéraire mériterait donc «toute une "étude, ici nous r etiendrons seulement ce qu'elle ^nous dévoile du développement intérieur de William 'James et des principaux: aspects de :sa nature. IL .De .l'Inquiétude .a xAÉmjiLiBRE.

Tout d'abord l'on est frappé de voir combien William James mit de temps et prit de peine pour trouver sa véritable; voie. Très doué pour le dessin, il tâte d'abord du métier depeintre; moins d'un-an passé dans un atelier suffît à 1Y faire-renoncer (I,. 22-24'. Attiré de bonne heure vers les recherches précises,il :se -tourne alors vers la chimie; puis il passera r%naiomie • et^à la physiologie comparées. A celteépoque, âgé de 'vingt -et an an-s,;Dnie ;voit-iourmenté par l'obligation de choisir une profession, tiraillé entre Je désir de se consacrer à la recherche de la vérité et -le 'souci "de gagner assez pour--soutenir une 'famille il'hésite ecttrèla science pure, le commerce et la médecine (I, 43-44, 45-46). Finalement il se met à suivre les cours de l'école médicale de Harvard, mais-sans avoir pu faire encore de choix définitif. Au 'bout de six -mois il interrompt ses études ipour se joindre au voyage d'exploration scientifique que devait diriger Agassiz dans1 le bassin del'Âmazone. Il avait pris cette occasion comme une-expérience'lui permettant de se mieux connaître (1/62). Le résultat Tût prompt, ètbien typique il n'était pas arrivé depuis; deux mois, séjournantencore à Rio, où il relevait de la petite vérole, qu'il uspirait!à rentrerrtout droit chez les siens, taiit le dégo'ûtâit t'avance Jb tFayàil « mécanique » du naturaliste explorateur (I, 61-62) Il se résigne pourtant à poursuivre son'voyage avec Agassiz, mais le métier de -collectionneur ne .cesse .de provoquer .ses, malédictions. ^69). Ge qui l'attire, ce-sont 'fes;pa;ysages 'pitteesques^L-SS), îes>mœurs des Indiens dont la paresse, d'ailleurs,. L'impatiente parfois.ët'lui ïait évocjuer par contraste la grandeur de l'énergie amérrcame(I,i;66),


et, par-dessus tout, le mécanisme mental de son maître (1, 65). Ainsi se confirme sa -conviction qu'il est «fait pour une vie spéculative plutôt qu'active » (I, i@2). Il écrit même à son frère « Une fois rentré, je vais consacrer à la philosophie tout mon temps » (I, 58). Néanmoins, on le voit reprendre ses études de médecine, en y portant des habitudes alors exceptionnelles de précision expérimentale c'est qu'il éprouve le désir de se concentrer sur une matière 'déterminée avant de se permettre d'aborder des problèmes généraux (I, 75). Il incline, au moins un instant, à exercer modestement le métier de médecin, quitte à consacrer ses loisirs au libre développement de sa vie personnelle (I, 79). Puis, le voilà qui part pour l'Allemagne, à la fois pour soigner une maladie nerveuse mal définie et pour perfectionner sa connaissance de la langue et surtout de la science allemandes. H projetait de travailler dans les laboratoires de physiologie ̃: son état de santé le lui interdit (I, 86, ii8, 120). Il désespère aussi de pouvoir jamais exercer la médecine '(î, 24). Du moins, grâce à ses lectures et à ses fréquentations, il s'intéresse de plus en plus à la physiologie, et projette de se consacrer à l'étude de cette science. C'est ce qu'il tente de réaliser dès son retour à Cambridge, aussitôt après avoir conquis le grade de docteur. Mais sa mauvaise santé diminue alors lamentablement sa capacité de travail. Il consacre cependant ses loisirs à d'abondantes lectures, portant en particulier sur la neurologie et aussi sur la psychologie, qu'il avait déjà conçu le dessein de faire avancer dans la voie scientifique durant son séjour en Allemagne .1, 11 8-1 19). En 1872, il est nommé « instructeur » de physiologie à l'Université Harvard. Il accueille avec joie ce « don de Dieu » qui lui fournit enfin une tâche sociale précise; et cette tâche aussitôt le stimule, l'intéresse, ranime sa santé ;(I, 167188). Il continuera pendant huit ans, coupés de quelques interruptions, cet enseignement scientifique. C'est en 1880 seulement qu'il deviendra professeur de philosophie. Non que ce dernier ordre de problèmes ne l'ait attiré qu'assez tard, ainsi qu'on le croit trop souvent de tout temps, au contraire, comme il l'écrit à son frère Henry, « son intérêt le plus profond s'est attaché aux problèmes les plus généraux ». Mais il s'est imposé d'abord la pratique d'une science comme une sorte d'hygiène nécessaire pour la santé de son esprit, trop faible, pensait-il, pour se lancer dans la spéculation pure sans péril d'hypocondrie (I, 170-171). Ceci ne


l'empêcha pas d'orienter bientôt son enseignement de physiologie dans le sens de la psychologie physiologique dès 1876, il consacre même expressément à cette matière un cours spécial, et organise un laboratoire correspondant (I, 179) 1. A trente-quatre. ans, il avait enfin adopté la voie où il allait faire oeuvre originale.

Derrière ces efforts pour se fixer professionnellement, l'on peut entrevoir, plus émouvants à suivre, ceux qu'a faits William James pour atteindre son équilibre intérieur et sa vérité vitale. Ce qui lui rendait dans les deux cas la tâche difficile, c'était la variété, la vivacité et aussi l'instabilité de ses goûts. Très fortes étaient ses affections familiales, qui emplissent" ses lettres de déclarations enjouées et charmantes (v. en particulier 1, 41). Mais ce n'est pas dans ce milieu qu'il devait trouver une doctrine de vie. La fumeuse construction théologique de son père contrariait trop William ne le lui a pas caché son besoin de clarté et son appétit de réalité positive (I, 96-97). Au reste, nous savions déjà que, dès sa vingtième année, le jeune philosophe avait été enthousiasmé par les Premiers Principes de Spencer 2. Mais, non moins que son père, il aspirait à une conception de l'univers qui put calmer ses inquiétudes et donner un sens à ses efforts. Nous le voyons, un instant, trouver un apaisement relatif dans,un sentiment de confiance en l'harmonie du Tout, et prendre Marc-Aurèle 'comme maître (I, 77-79). Ce remède si vanté ne le soutint pas longtemps. Durant son voyage en Allemagne, à la faveur de la maladie et de l'isolement, se déchaîne en l'âme de James une vio1. Ce semble donc avoir été le premier de tous les laboratoires psychologiques, Allemagne comprise, puisque Wundt a installé le sien seulement en 1878. Nous avions déjà signalé ce fait peu connu dans notre article sur Le Développement de la Pensée philosophique aux Etats-Unis (Revue de Synthèse historique, 1919, p. 142). Mais la légende de la priorité de Wundt aura sans doute la vie dure. Elle se retrouve même sous la plume d'un auteur aussi solidement informé que M. Lalande (Traité J,e Psychologie, par Georges Dumas et ses collaborateurs, Alcan, 1923, 1. 1, p. 3). Il faut ajouter que, dans une lettre du 1" janvier 1886, James parle du laboratoire de psychophysique qu'il a fondé (started) l'année précédente (I, 249). Comment concilier cette indication avec les assertions de la page 179? C'est sans doute que le terme même de laboratoire comporte une certaine diversité de sens. M. Henry James aurait bien fait d'éclaircir ce détail.

2. Voir Memories and Studies, p. 127 « I read this book as a youth -when it was still appearing in numbers, and was carried away with enthusiasm by the intellectual perspectives with it seemed to open ». Nulle allusion, dans la correspondance, à cette admiration de sa jeunesse, bientôt, d'ailleurs, sapée par les critiques de Peirce (76., p. 128).


lente crise de dépression: il passe par un véritable état de « mort spirituelle » I, 100) il est hanté tout un hiver par des images de suicide (I, 96 et 129). Cependant il réagit courageusement: il s'imprègne de culture allemande; il travaille dans la mesure de ses forces, trop souvent défaillantes. Il se rafraîchit l'esprit par la lecture de quelques romanciers français George Sand, Balzac, Théophile Gautier, Diderot, Süe et Erckmann-Chatrian, dont les « livres d'or » arrivent à « ranimer la croyance aux succulentes harmonies de la création » (1, 101 et 106j. Il atteint, enfin, par ses efforts multipliés, une sorte de sagesse pratique dont témoignent ses pénétrants conseils a un ami désemparé contrebalancer l'influence de son humeur sombre en évoquant les aspects joyeux du Cosmos se mettre en garde contre l'inévitable nostalgie de ce que l'on ne fait pas adopter une tâche qui nous intéresse et aussi qui nous fasse sentir qu'elle nous donne prise sur la réalité. A propos de cette dernière condition, James découvre à son ami la pensée qui le soutient au milieu de ses doutes c'est celle de pouvoir, par son action individuelle, accroître le bonheur humain. Il y a là une certitude empirique dont, faute de mieux, nous pouvons nous contenter, car elle satisfait à la fois le besoin de nous affirmer et notre sentiment de fraternité. James développe en termes saisissants cette vision si caractéristique d'un monde purement humain créé par des initiatives qui collaborent (1, 128132). N'est-ce pas déjà toute l'âme de son futur pluralisme ? Mais, à cette époque, il reste néanmoins « bien sceptique » (133); son aspiration ne sait pas encore se consolider en système. Aussi, quand, de retour à Cambridge, sa mauvaise santé vient de nouveau entraver tous ses plans, retombe-t-il dans un état de dépression et de désespoir, jusqu'à toucher ce paroxysme de mélancolie qu'il a décrit, sans se nommer, dans un passage des Varieties of Religious Expérience (p. 160. Cité I, p. 145-147). C'est qu'à cette époque ses épreuves personnelles étaient aggravées par le désarroi de sa pensée il croit ne pouvoir échapper à l'affirmation d'un déterminisme radical, et même matérialiste il sait pourtant que le matérialisme dénie toute valeur objective à nos sentiments les plus chers, et il ne peut s'empêcher de croire à l'existence d'une raison (I, 15?-3 cf. 82-83). Sa pensée et son instinct forment un cruel conflit dont il ne parvient pas à se dégager.

La lumière et le salut lui vinrent de Renouvier nous le savions


234 BEV-OE 'DE ̃MÉTAPHYSIQUE ̃E-T ;JJB;MOEALE.- défà'par sadédlarationpHblique1 mais, à présent, nous po

déjapar saaédiarationpHblique1 mais, â présent, •noaspotivons ̃ ?Iire tarage ëe son journal, datée fin ..80 avril 1870, où il a consigné l'adte deïoi-dgcisif « Je «rois que la journée d'hier a marqué uee crise dans ma^ie. «Pai acheté la- première partie des'SBCondstÊ'-sssis de 'Renouvrer, et-je me -vois -pas pourquoi ~sadéfmition du Itbre arbitre _.« le 'fait de maintenir une pensée parce que j'en éëoiâe ainsi, alors que je pourrais m'arrêter à d'autres pensées » serait forcément la définition d'une illusion. En tout cas, je veux admettre, pour le tmoment, mettons jusqu'à l'année prochaine, que ce n?est pas une illusion. Mon premier acte de libre arbitre consistera à opoire au libre arbitre.»> Et William seprescritaussitôt tout -tin régime mental destiné à fortifier ce sentiment de sa liberté laisser de côté, pour le moment, la spéculation pure; choisir des Icetupes favorables à ce sentiment; accumuler les décisions volontaires de manièretà constituer en !soi des habitudes d'ordre faire, enfin, agir T=a «volonté sur sa croyance. -<$., 147-8). Je doute que ;fienouvier lui-même ait aussi pleinement vécu sa propre îthéorie. Deux ans et demi-plus tard, James pouvait écrire à .son maître que, grâce à sa conception de la liberté, il-commençaiU à à renaître à la vie morale » (I, 464). Du même coup, il avait donné à sa me 'intellectuelle une base qu'il maintiendra -toujours. Bientôt lSn'fluenue de Wordsworth wenait confirmer -celle de ïtenouyier, et James se délivrait complètement du matérialisme (I, :i67-rl€8-9). XH. LA JRérioqe DE LA Psychologie.

Une profession conforme à ses voeux, une croyance ''répondant aux besoins de son âme. à ces -.réuBSBites bienfaisantes >vint enfin s'ajouter celle d'xuvmariage pleinement heureux (187S). M.' Henry James parle de cet «vénement-en 'termes fort discrets, mais non sans signaler qu'il opéra dans 'la santé et dans l'humeur de son père une transfoTmation durable -ce valétudinHire, cet inquiet de vint capable d'abattre, 'pendant unevingtaine d'années, un travail ̃considérable et dïattëindre la sérénité. L'on discerne en tout ceci îRnfluence ̃d'unB compagne qui sut à merveille le comprendre, l'aider, VencDurager ('I, 192-493-). •Sa -principale tâche, à cette Bpoque, outre son «nseignemBnt et l'intérêt -actif qu'il prit -aux recherches psychiques, c%st »la 1.'Voir Some Problems vf-PKilosophy, 465, n.-i.


composition ;des frnnciples or Fsycholorjy lin T&78, il siétait •engagé à écrire 'un 'manuel de psychologie pour Y American 'Science Séries >il comptait alors le ter:miner :en deux ans. L'ouvrage lui demanda dix années xle plus, têt fut tout autre chose qu'un manuel (I, 194). Sur 'l'élaboration de cette œuvre capitale, l'on (regrette de ?tr ouver> dans la correspondance assez peu de détails1. Nous apprenons seulement que James a peiné sur :J3ien des problèmes, -en particulier sur celui de l'espace (1, 266); qu'en 1:882 il :a fait-le voyage d'Europe pour s'entretenir avec les -'psychologues d'outre-Atlantique (I, 309, :224); enfin, que le style de !son livre lui a coûté un travail acharné (I, 297). Nous le voyons en terminer le manuscrit et en corriger les épreuves avec une alternance assez piquante de dégoût et de satisfaction (I, 294, 295, 296, 297). 41 se sent surtout heureux d'en avoir fini avec cette « étape » de son existence (̃1,-295). Il dit alors adieu de grand cœur à la psychologie il estime n'avoir plus aucune contribution originale à fournir de ce côté-là, et manifeste, en outre, un surprenant dédain pour cette science, « une vilain petit sujet », disait-il, entièrement étranger à toutesnos vraies préoccupations. 'En gagnant de l'âge, il marquait même une irritation croissante à s'entendre traiter de psychologue (II, 1-3). Ne voyons pas simplement là un effet de ses revirements de goût. James était surtout impatient d'approfondir enfin ces problèmes de philosophie pure qui l'avaient toujours attiré et l'attiraient de plus en plus (I, 301 II, 5). L'on savait déjà que, même durant cette période « psychologique », il y avait déjà touché dans ses articles sur 'le sentiment de rationalité et sur le dilemme du déterminisme. 'L'intérêt passionné que James prenait à ce dernier problème apparaît dans ses lettres de cette époque. Dans un fragment très, curieux, il note que, chez lui, la vitalité la plus intense et la plus profonde enveloppe toujours un élément de tension active, une confiance mêlée de doute dans le concours des choses extérieures, tandis que l'assurance du succès le paralyse et le glace (1, 199,200). Voilà un trait de caractère qui devait visiblement porter James à accentuer l'aspect pluraliste de son indéterminisme. 11 insiste, en i Dans son article sur William James d'après sa Correspondance, M. Jean Wahl écrit « Des lettres non publiées encore, et dont il faut espérer qu'elles le seront bientôt, permettront de suivre mieux la formation de la pensée de James pendant les années où il écrit son grand ouvrage. » (Revue Philosophique, mai-juin 1922, p. 401.) Nous joignons nos vœux à l'expression de cet espoir.


236 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET 'DE MORALE. effet, sur cet aspect de plusieurs lettres, mais d'un point de vu

effet, sur cet aspect de plusieurs lettres, mais d'un point de vue un peu différent s'il répugne au monisme déterministe, c'est que l'Univers dans sa totalité ne mérite pas notre adoration; il contient du mal à côté du bien; le pluralisme seul, en décomposant cet Univejs, nous fournit un objet à défendre, nous autorise à prendre parti, donne un point d'application réel à nos réactions morales (I, 238, 245-6, 256). Voilà des raisons personnelles de défendre les thèses dont il avait trouvé avec tant de joie la formule et la justification dans les Essais de Critique générale. Mais si James célèbre et propage les écrits de Renouvier, s'il a toujours maintenu la conception néo-cri ticiste de la liberté, sur d'autres points ce disciple enthousiaste se permet des « hérésies » ainsi, il hésite à suivre son maître dans sa discussion avec Lotze sur le problème de l'Infini (I, 206-7, 208). Il demeure sensible à bien d'autres influences. En Renouvier lui-même il saluait, dès 1876, « le représentant classique et accompli de la tendance inaugurée par Hume » (I, 187). Kien d'étonnant s'il sympathise avec des esprits de même famille chez qui l'empirisme est plus franc l'on ne s'étonnera pas de l'entendre vanter le «génie intellectuel » de Mach (I, 211, 212) ou recommander à ses correspondants l'œuvre vigoureuse et riche de Shadworth Hodgsori (1, 188, 202-203). Quant à la tendance d'esprit inverse, représentée par cet hégélianisme qui refleurissait alors dans mainte Université d'Amérique et d'Angleterre, James, après avoir peut-être hésité légèrement, adopte bientôt à son égard une attitude de franche opposition car cette tendance lui paraît « absolument stérile » (I, 208, cf. 205). Il n'en garde pas moins des réserves d'admiration pour les grands représentants de cette école. L'on voit ici combien Royce a tenu de place dans sa vie. Dès leur première entrevue, il encouragea le jeune Californien, contrairement à l'avis général, à suivre sa vocation philosophique (I, 201). Dans la suite il ne cessa de sympathiser à ses aspirations, de l'inciter au travail et aussi de l'appuyer dans sa carrière. Or, James lui-même subit l'action de ce penseur qu'il avait si généreusement aidé à mettre en lumière. Nous connaissions déjà son admiration pour The Religious Aspect of Philosophy*, nous la retrouvons ici très vivement exprimée (I, 239, 255). Nous savions aussi que James avait été frappé et embarrassé par l'original 1. Voir The Meaning of Truth, p. 22, n. 1.


argument que Royce avait tiré de la simple notion de l'erreur en faveur de l'idéalisme moniste. Ses lettres nous le montrent aux prises avec cet argument, non seulement en 1887, mais encore en 1893 (I, 265; II, 18). Enfin, la Logique de Bradley lui arrache des cris d'admiration (I, 258). Est-ce à dire que ces lectures aient vraiment « troublé sa foi pluraliste »'? Elles semblent plutôt avoir imposé à sa réflexion des problèmes nouveaux, assez différents de ceux qu'avait traités Renouvier et tous le ramenant à ces « marécages de la théorie de la connaissance » où nous voyons James se débattre dès 1883 (I, 230). IV. L'Étude DES PHÉNOMÈNES RELIGIEUX.

Une fois délivré de son labeur psychologique, James n'aurait-il pas dû édifier aussitôt sa philosophie? En fait, il l'a seulement esquissée dans The Will to Believe, qui est un recueil fort cohérent d'articles admirables, mais non un véritable livre. Ne pouvait-on espérer davantage de l'auteur des Principes? M. Henry James nous apporte la clef de cette énigme. De 1893 à 1899, son père a étendu à l'extrême sa besogne professionnelle, multipliant les cours d'été et les conférences, afin d'ajouter à son traitement de professeur à Harvard l'appoint nécessaire pour subvenir aux besoins de sa famille, accrue de quatre enfants, sans se refuser les voyages et les relations nécessaires au déploiement de son génie. De là, sans doute, un élargissement de sa renommée, mais aussi une perte pour la philosophie, qui aurait pu bénéficier tout autrement des meilleures années de sa maturité (II, 4-6). Mais n'exagérons rien. La pensée de James est loin de demeurer immobile durant cette période. Il ne se contente pas de donner leur plein développement à ses vues déjà anciennes sur la « volonté de croire », thème sur lequel il se déclare, peut-être avec un excès de modestie, « complètement disciple » de Renouvier (II, 44). Il est trop attiré par d'autres aspects du réel pour ne pas se sentir bientôt à l'étroit dans le système rigide de son maître dès 1892 il lui reproche de réduire trop le monde en « poussière » il éprouve le besoin de le dépasser, tout en reconnaissant qu'il faut alors abandonner l'espoir d'une formulation logique (I, 324, 334). Mais lui-même, parfois, se sent si las des mots, si persuadé qu' « il vaut mieux être que 1. Wahl, article cité, p. 413.


définir son être-.»; (I, 338; II, 23)! Son généreux, amour, de la.yie ne, pouvait lui faire longtemps accepter mLles* barrières dressées par le. néo-criticisme entra les- individus ni. laiprépsndérance-qufaçcordait cette philosophie aux concepts abstraits. De lày sans doute,, son. enthousiasme- pour. un. Bloods.ce, m$ atique indépendant qu'il découvrit, et signalai dès-. 187.4 et auquel il. écrivait en. 189,6 « Pour exorciser la= peur de la-, vie, l'ins-tinet sans: la naisont suffit, et. la. raison sans- l'instinct-, est: un pauvre expédient- » (JI^.39).. Au moment même, où il venait d'exprimer sa. philosophie dans_.2%e Will to Se;teue,,il caacédait aa:mème;CDmespondan.t.q:ae ce pluratlisme répond simplement au domaine du formuiable, que la vie dépasse toute formule et qu'il pourrait y avoir place- pour une expression. mystique, de latinité. (IIV 58-59:).. Ainsi son systèmB n'était pas plus tôt esquissé: qu!iL eni sentait mir-même. Les limites-. La,pensée.de;J.ames. devait- se renousreierisurtout par- l'étude de deux, ordres de faits; que, Renouvier aurait plutôt regardés, dîun œil méfiant ou irrité, les. phénomènes; religieux, et ceux. que les Anglais ont. si fâcheusement baptisés»» phénomènes psychiques ». Dès 1869 James» avait, insis-lé; sur L'intérâti qu'oifrirait: une; étude scientifique de ces. dBrjiiers. il prit luirmême- une p.aft- souvent activa à, cette éjlude, et ne cessa, de; aJy, inténess.ei> (ï;, 225r229). Cest même, suc des. phénomènes de cet ordre qu'il s'appuie pour donner à sa sœur, mourante: quelque, espoir d'immortalité.- (I, 3L03L1.). Mais ce. sont surtout, lea faits.de la vie. religieuse qui attirè.r.ent. sa curiosité, de psychologue à partir de. 1893. (II, .3.). Rien ne tomba, donc plus. opportunément que L'invitation^ bientôt acceptée, de venir prononcer à. l'Université d'.Edimboucg les Gilford Lectures on. Naturcul Raligion, (1896)* James. se. met aussitôt à; rassembler, des matériaux en. vue de. ces cours, et-, ne: tarde; pas à décider, qu'il consacrera à ce travail, tous sesïoisirs:(II, 55, 88). La fer.mentation.de ses, idéesdevienLbientôtsi.intens;fequ!il .lui- arrive, de passer dans.-ïes.Adir.oudacks, à, la- belle, étoile, «-une-; véritable: nuit de. Walpurgis"- »; « Je croyais sentir en. mon ètne^, ^éarit-il, comme la rencontre, ineffable des- Dieux de toutes les mythologies, de la nature avec Les, Dieux moraux- de. la> vie intérieure »..« Extase.-

i. Dans un, compte rendu de Anaesttietic, Revelationr,puhliè-sa.ns: sigaaturedans Y Atlantic Monthly t. 34, p. 627-629." James avait également signalé cet écrit de Blood, dès 1879, aux lecteurs du Mind (The Sentiment of Ratioriality t. IV, p. 343)..


et délicieuse où se fon.dent.les suggestions du paysage

singulière: et délicieuse où se fondentles suggestions du paysage nocturne, les: images, des êtres: aimés et les problèmes en gestation « « bloc d'impressions^» dont. James. éprouve la « signiiLcation intense ». sans pouvoir cependant la formuler (II,. 716-77). Les conférences; d'Edimbourg venaient ainsi « de, faire un. jali; bond; en avant >».. Mais,. le lendemain de. cette insomnie grandiose.. James. fit dans la. montagne dix. heures, et demie, de la, plus rudemarche avec, un sac de dix-nuit livres sur le: dos.. Ce. téméraire exploit- d'un, homme de cinquante-six, ans-, venant après une. année de surmenage, détermina, chez: lui. une lésion cardiaque dont il ne devait jamais se remettre. Un an plus, tard, nouvelles imprudences- entraînant bientôt un état d.'épuisement complet James s'en rendife compte* quand- il se fut embarqué- pour ^Europe, em juiilsfc 1899. Il projetait alors; de rédiger, ses Gigord. L.eat,uvesdurant i'hiyer et de les donner au. printemps suivant. H. dut retarder d'un an ses conférences durant-toute une année iL va de spécialiste en spécialiste, et. de ville d'eaux en ville d'eaux sans arriver à rétablir sa. santé fort ébranlée. Son. travail, alors fort. réduit et intermittent, se: borne à la lecture- de biographies religieuses-. G'esfcen* janvier 1900 seulement qu;'iL se. met. à»la rédaction de sesconférences (H,. 1<1&). Elles obtinrent un succès extraordinaire, d'abord devant le public d'Edimbourg; puis. sous, forme.de livre! dans le; monde entier, .surtout dans les: milieux protestants (II, 169).. Succès bien, mérité,, sans: doute, par. l'originalité vivante de l'ouvrage. Cependant: l'on peut se demander s'il n'a pas quelque peu souffert dus mauvais, état, set trouvait James durant les dernières années de sa préparation. Les.- Principes ne portent-ils pas, malgré tout, la: marque d'une main plus: vigoureuse ? Mais ce qui. importe autrement que ces circonstances extérieures, ce sont les détails que le recueil nous livre sur l'attitude personnelle de James: en matière religieuse. Cette attitude, que l'on pouvait déjà: deviner à. travers; ses ouvrages, nous apparaît ici dans toute- sa singularité. Il; formule à merveille dans une: de ses lettres l'objet qu'il s'est fixé dans les Vameties ofReligious Expérience toui.d.'abord « défendre l'expérience contre, la philosophie », desMi-dire mettre, en relief l'expérience intérieure.de l'individu comme étant « la véritable épine- dorsale de toute la vie religieuse », puissmont-Ber que, « bien. que toutes lès manifestations.particulières, de la. religion puissent avoir été absurdes^, la- vie. neli-


gieuse dans son ensemble est la fonction la plus importante de l'humanité » (H, 127). Mais ce défenseur de la foi et du surnaturel

gieuse dans son ensemble est la fonction la plus importante de l'humanité » (H, 127). Mais ce défenseur de la foi et du surnaturel nous apparaît singulièrement affranchi de la tradition chrétienne il se déclare « incapable de croire au schème chrétien du salut par un Médiateur » (II, 149) il tient la Bible dans son ensemble pour « le document le plus fatal que l'on puisse lire contre la théologie orthodoxe » (II, 196) « C'est, dit-il encore dans sa réponse si curieuse au questionnaire de M. J.-B. Pratt, un livre si humain que je ne vois pas comment on peut encore croire à son origine divine après l'avoir lu » (II, 215). Comment James pouvait-il se dire par ailleurs « le plus protestant des protestants » (Il* 169.) C'est sans doute parce qu'il poussait à ses extrêmes conséquences la conception luthérienne de l'expérience religieuse. Notons encore que James se donne quelque part pour « le plus authentique ennemi de tout ce que l'Église catholique représente », ce qui ne l'empêche pas de défendre aussitôt après les catholiques américains contre le zèle injurieux d'une amie(ï, 296-297). Cependant cette Église ne lui parait pas aussi méprisable encore, aussi platement prospère et dépourvue d'idéalité que l'anglicanisme « obèse, rondelet, douillet, attaché aux convenances de ce monde, sans une' note vive dans toute sa vie ni dans toute son histoire » (II, 305). En cette répulsion à l'égard des institutions cléricales l'on reconnaît bien le fils de Henry James. Mais le trait le plus remarquable, c'est que cette expérience mystique où il voit l'âme de la religion et la porte ouverte sur une région surnaturelle, William déclare ne l'avoir jamais éprouvée personnellement (II, 210) « Je n'ai pas, dit-il encore, le sentiment d'être en relation vivante avec un Dieu (II, 211 cf. II, 269) je n'ai jamais eu « l'expérience de sa présence (II, 213). Entendons-le encore répondre à M. Pratt « Il m'est absolument impossible de prier. Je me sens ridicule et emprunté » (II, 214). Par quel miracle un homme aussi étranger personnellement à -la vie religieuse s'en est-il fait le champion le plus résolu ? Simplement, croyons-nous, par la grâce de la pure sympathie. James s'est tourné vers ceux qui déclarent être entrés en rapports avec Dieu, et leurs paroles ont éveillé en lui un écho « Je reconnais la voix profonde. Quelque chose me dit C'est là qu'est la vérité » (II, 211 cf. 213 et 269). Voilà comment le plus individualiste des penseurs a pu édifier sa théorie de la religion sur des expériences qui


n étaient point les siennes, mais auxquelles, dans sa modestie merveilleuse, il n'en attachait peut-être que plus de prix. V. PRÉPARATION DE LA MÉTAPHYSIQUE.

INFLUENCE DES PRAGMATISTES ET DE BERGSON.

Quand James s'était mis à rédiger ses conférences d'Edimbourg, il avait l'intention de composer deux volumes, l'un consacré à l'étude objective de l'expérience religieuse, l'autre à l'exposé de la philosophie la mieux adaptée aux besoins religieux normaux (II, 112 et 170). L'on sait combien, dans les Varieties of Religious Experience, la partie psychologique a finalement laissé peu de place à la partie métaphysique,. Il lui restait donc à formuler son propre système, et c'est à cette tâche qu'il décide aussitôt de consacrer toutes ses forces. Ce sexagénaire se mit à la besogne, suivant la juste expression de son fils, « avec l'ardeur d'un écolier en récréation » (II, 172). Cependant, l'œuvre devait être encore loin de son terme lorsque la mort vint l'arrêter (1910). Comment James n'a-t-il pas su mieux utiliser les huit années de vie qui lui restaient et qu'il pressentait trop courtes pour mettre en forme le « message » qu'il brûlait de livrer au monde (cf. II, i99, 204 et 259) ? Nous pouvons discerner dans le recueil de ses lettres les causes de cet inachèvement. D'abord, sa santé toujours déclinante réduisit de plus en plus sa capacité de travail. Mais, surtout, et bien que James se montre alors un peu plus ménager de son temps, il n'est pas devenu homme à tout sacrifier à l'élaboration solitaire d'un ouvrage unique. Pendant des années encore il se refusa à écarter les visiteurs ou à négliger ses correspondants, quels qu'ils fussent. Seul son état de fatigue croissante le détermine enfin à décourager les importuns (II, 283). Sans doute, il réduisit son enseignement de moitié, mais il n'y renonça complètement qu'en 1907. Sans doute encore il n'accepta plus de faire des conférences que dans la mesure où celles-ci lui fournissaient une occasion d'exprimer sa propre philosophie (II, 171). Mais n'était-ce pas déjà trop de diversions imprudentes ? Il va parler tour à tour à l'Université Stanford, à Boston, à New-York, à Oxford. Mais il lui arrive, au cours de ces tournées, de regretter le nouvel ajournement du livre projeté (II, 240, 300). Si encore James avait consacré toutes ses conférences à l'exposé de sa propre pensée Mais jamais il ne s'est montré plus prodigue d'adRev. MÉTA. T. XXXIII (no 2, 1926). 16


miration pour ceux de ses contemporains dont la pensée présentait quelque analogie -avec la sienne. Pareille faculté de sympathie n'aurait-elle pas fini par desservir James en le détournant d'obéir à la seule logique de sa propre pensée?

Après avoir publié les Farieties ofRéligrous Experience, ce qu'il avait à cœur d'exposer, c'est son « système métaphysique » ;II, 172, 179) une lettre à'Flournoy précise :.« sa, philosophie tychiste et pluraliste de l'expérience pure » (II, 1-87). En 1904 encore, il caractérise ainsi'son attitude en écrivant à PiMon « Ma philosophie est ce que j'appelle un empirisme radical, un pluralisme, un « tychisme », qui représente l'ordre comme conquis graduellement et toujours en voie de formation. Elle est théiste, mais ce n'est pas son caractère essentiel. Elle. rejette toutes les doctrines de l'Absolu. Elle estfinitiste, mais elle n'attribue pas à la question de l'Infini la grande importance méthodologique que vous-même et Renouvier lui attribuez » (II, 203-204). Pas la moindre allusion à la théorie de la vérité dans cette déclaration significative. Ce qui vient au premier plan, c'est cet empirisme radical dont l'élaboration, en 1903, absorbe et iourmenteJam.es au-point de le rendre malade (II, 198). Mais, à la même époque,, -éclatent les.premiers manifestes du pragmatisme. J'amesse hâte de les signaler à l'attention publique, de célébrer cette apparition simultanée, Oxford et à Chicago, d'une philosophie nouvelle qui unit, pour sa pies grande joie, le goût de .l'expérience- concrète au souci des /valeurs spirituelles. Bt voilà bientôt James engagé, pour la défense de ses. amis, dans la controverse relative à la définition: du vrai. Dans ia période qui s'ouvre alors, il va nous apparaître exalté par le sentiment de travailler d'accord avec tout un groupe -de /novateurs. Déjà, en 1897, le compte rendu fort élogieux que Schiller avait t consacré à la Volonté de Croireinspirait à James le;dessein « d'arborer une bannière et de lancer une école (II, 66). Plus tard, en' lisant Axioms as Postulates, il est joyeux de se sentir en pleine communauté d'idées avec l'auteur et de penser « que te vérité va être enfin exprimée d'une manière radicale et qui forcera l'attention » (II, 164-165). Bientôt après, nous le voyons consacrer une conférence àl'Écdle de Chicago (II, 201) et nous savons qu'il ne tarda pas à entrer publiquement dans la lice pour défendre là conception nouvelle de la vérité, en la présentant d'ailleurs comme l'invention commune de Schiller et de Dewey. Mais, chose curieuse?!


E. LEROUX. WILLIAM JAMES. ~~243 tierce des pragmatistes italiens crui norta son nrnsAW-

c'est le commerce des pragmatistes italiens qui porta son prosélytisme à son faîte. En 1905, de passage à Rome, James est littéralement charmé par les jeunes rédacteurs du Leonardo, qui développent des idées issues pour une bonne part de ses propres ouvrages avec autant de verve que d'enthousiasme (II, 227, 288). Un peu plus tard, les écrits de Papini l'emplissent d'une admiration qu'il clame à ses amis Schiller et Flournoy c'est ce « jeune empanaché », dit-il, qui s'est le mieux placé au centre d'équilibre du mouvement pragmatiste (II, 267) d'une seule enjambée, il a dépassé tous les autres, avec son programme de l'Homme-Dieu c'est seulement après la lecture de ses écrits, joints à un article de Dewey, que James déclare avoir saisi lui-même toute la portée rénovatrice de l'humanisme (II, 245-246). Son zèle, dès lors, ne connaît plus de bornes. Il croit assister à « l'éclosion d'une grande ère nouvelle de la pensée », qu'il compare tantôt au mouvement inauguré par Locke, -tantôt à la Réforme. Il se réjouit de voir grossir la troupe des pragmatistes il cherche à lui recruter de nouveaux adhérents, et dans cette armée des esprits, il se range lui-même non comme le chef, mais comme « le moins digne (II, 245, 257, 267, 279). Et, sans doute, .il.s'abstient pour son compte de ces polémiques pointilleuses dont il détourne plus d'une fois Schiller (II, 271, 281-282). Mais il en vient à se détacher momentanément de sa pensée personnelle pour se faire avant tout le porteparole du groupe qui lui est cher. C'est ce qui lui arrive, si je ne me trompe, lorsqu'il compose ses conférences sur le Pragmatisme. A-t-il raison de considérer ce livre, au moment où il en corrige les épreuves, comme « la chose la plus importante qu'il ait encore écrite » (II, 276) ? Plus d'un lecteur des ouvrages antérieurs en doutera. James lui-même n'a ,pas manqué de sentir combien ce volume faisait pâle figure auprès de son contemporain L'Évolution créatrice (II, 292, 294). La même distance séparait-elle les Principes de l'Essai sur les Données Immédiates de la Conscience ? Bien plus, il a déclaré qu'il n'était « particulièrement original sur aucun point » (II, 279). Jugement assez exact dans sa modestie, mais que l'on n'aurait pu porter sur les productions antérieures de James. Celui-ci n'en paraît d'ailleurs pas moins satisfait de son ouvrage, qu'il estime vraiment « représentatif de tout un mouvement (Ib.) Ne pouvait-on attendre de James une ambition plus haute ? Il est vrai que, dans la même lettre, il exprime sa joie de


pouvoir enfin, grâce à sa retraite, « vivre pour la verite pure et simple » (II, 280). Mais ces méditations dernières n'allaient pas durer assez pour donner naissance à une œuvre complète. A coup sûr, A Pluralistic Universe est l'ouvrage où James a le plus livré de sa pensée métaphysique; il est même dominé par l'examen d'un problème tout à fait propre à son auteur celui de la fusion des consciences. Mais c'est encore un recueil de conférences publiques, alors que James projetait d'écrire un traité bien plus rigoureux (II, 300). Puis, dans un livre relativement si court, quelle large place il accorde à l'exposé des vues de Bergson et de Fechner C'est que c'étaient ses deux plus récentes et plus chères idoles, sa correspondance nous le montre bien. Fechner n'y apparaît qu'à partir de 1907 (II, 269). James lit alors le Zend, Avesta, et bientôt le recommande chaudement à Flournoy, à Bergson luimême (II, 3Q0, 309). Quanta l'influence de ce dernier sur James, elle, a été fort tardive,à en juger par les lettres, d'ailleurs si attachantes, adressées au penseur français. C'est en 1902 que James lui exprime pour la première fois son admiration. Il vient de relire Matière et Mémoire il croit comprendre enfin les grandes lignes dusystème; il a le vif sentiment de sa nouveauté vraiment <c copérnieienne », mais qu'en retient-il? Essentiellement deux thèses la « démolition du dualisme du sujet et de l'objet dans la perception » et la conception du cerveau comme organe de filtration et non de production par rapport à la vie spirituelle. Or, James avait déjà atteint par le travail de sa propre pensée des conclusions analogues sur l'un et sur l'autre point. 'Il se sent puissamment encouragé par cette concordance, mais rien ne décèle alors un changement dans ses idées ni même un enrichissement précis dû à. la lecture de Bergson. Il trouve des difficultés dans sa conception de la mémoire. Analogue, et non moins intéressante, est sa réaction à l'égard de l'Introduction à la Métaphysique il se déclare en plein accord avec la partie critique, mais il répugne à sacrifier radicalement le concept à l'intuition «Aucun des deux ne semble être un équivalent complet de l'autre, à moins, pourtant, que l'intuition ne devienne entièrement mystique » (Il, 179,180, 184). Par contre, la lecture de l'Évolution créatrice apparaît dans la côrres1. La première thèse se trouve énoncée dans l'article The Knowing of things together (Psychological Review, 1895), et la. seconde dans l'opuscule Human Immortality (Boston, Houghton Mifflin, 1898).


pondance comme un événement capital et enchanteur. Sans tarder, James exhale son enthousiasme dans une lettre fort belle et bien significative. Il célèbre le « magicien » dont l'œuvre, si harmonieusement entraînante, lui laisse, dit-il, le même arrière-goût que jadis Madame Bovary. Il est saisi plus que jamais par la nouveauté « révolutionnaire » de la pensée. Qu'en retient-il essentiellement ? « Pour moi, en ce moment, le résultat capital de ce livre est qu'il inflige à l'Intellectualisme la blessure mortelle dont il ne pourra guérir. » (II, 290-292.) C'est la même note que l'on retrouve dans A Pluralistic Universe. Là, James proclamera que, s'il a rompu avec la logique de l'intellectualisme, c'est grâce à l'influence de Bergson 1. L'on ne saurait contester une action si hautement déclarée par son bénéficiaire cependant à quoi se réduit-elle sil'on y reregarde de près ? La critique de l'intellectualisme n'est elle-même qu'une partie delapenséebergsonienne,maispeut-onméme dire que James l'adopte dans sa plénitude ? L'on ne voit reparaître chez lui ni la conception de l'intelligence comme accordée sur la matière, ni même la notion de l'intuition considérée comme un mode de connaissance tout à fait propre à la philosophie. Ce qu'il a retenu du bergsonisme, c'est essentiellement l'idée que la réalité saisie dans l'expérience déborde toujours nos élaborations conceptuelles. Mais il est manifeste que cette idée régnait depuis longtemps dans la pensée de James. Qu'est donc venue lui apporter la lecture de Y Évolution créatrice, sinon une confiance plus totale dans cette conviction spontanée ? Il est sans doute heureux que, grâce à cette assurance, James ait mis un terme à des perplexités assez stériles relatives au problème de la composition mentale. Mais il est peutêtre fâcheux que, séduit par l'éclat des formules bergsoniennes, il ait parfois établi entre le concept et la perception une apparence d'antinomie peu conforme à la veine profonde de sa propre pensée 2 et, surtout, ne faut-il pas regretter que le zèle de sa gratitude spirituelle ait encore détourné James de s'atteler à l'exposé de son propre système à un âge où pareil retard devait l'empêcher de conduire cette œuvre à son terme ? 2

1. P. 214-213.

2. Nous avons signalé certaines oscillations de James explicables par cette influence dans notre ouvrage sur Le Pragmatisme américain etanglais, Alcan, 1923, p. 249-252. La question des rapports entre James et Bergson mériterait d'ailleurs d'être traitée plus complètement. L'on trouvera tous les éléments d'une pareille étude dans l'article si nuancé de Floris Delattre, William James bergsonien (Revue anglo-américaine, oct. et déc. 1923), réédité par les Presses Universitaires de France, 1924.


« Au point de vue esthétique, c'est une tragédie que de commencer un pont pour s'arrêter au beau milieu d'une arche ». (II, 259). Cette image, apparue dans une lettre de 19Q0, devait revenir dans une note écrite quatre ans plus tard pour l'Introduetion à la Philosophie inachevée. C'est donc bien dans cet ouvrage seulement, non dans Pragmatism. ni dans A Pluralislic Ùniverse, que James projetait d'exposer vraiment tout son système. Mver not quite, « jamais rien de complet » cette formule de Blood que James aimait appliquer à l'ensemble de la réalité, il est déplorable mais non surprenant qu'elle se soit trouvée vraie de son œuvre. Dans sa vie comme dans celle de la nature elle-même, cette incomplétude 'a d'ailleurs pour contre-partie une généreuse profusion. Ces écrits si vivants de James, quelle faible partie de sa personnalité réelle ils retiennent cependant 1 Les Lettres nous familiarisent avec bien d'autres aspects, dont je dois au moins signaler quelques-uns, si je ne veux pas laisser ici de leur auteur une image trop appauvrie.

VI.- Les Amitiés. LA NATURE. LES Nations;.

Rien de plus saillant dans sa correspondance que la qualité exquise de sea affections si variées et toujours si vives. La matière vaudrait toute une étude, qui pourrait prendre comme épigraphe ces lignes de James à Miss Francis R. Morse « Les êtres humains naissent pour une: courte vie, où rien ne vaut l'amitié et l'intimité; bientôt ils seront chez eux des inconnus; malgré cela ils négligent de cultiver l'amitié et l'intimité, les laissent croître au hasard de la route, et comptent sur la force d'inertie pour les voir « durer » ils ne font aucun effort concret pour resserrer cette relation, la traitant comme une chose purement transcendentale et métaphysique, alors qu'à vrai dire elle mérite à toute heure les soins, l'attention et le dévouement les plus actifs » (H, 109, 110). James s'est bien gardé de cette négligence commune après comme avant son mariage il n'a cessé de donner à chacune de ses multiples amitiés une part très personnelle dans son existence. Toutefois les affections familiales pour autant que nous en pouvons juger ici semblent être demeurées chez lui les plus profondes. Par deux fois, en présence de la mort imminente d'un père, puis d'une soeur, nous les voyons prendre un caractère inattendu et saisissant de tendresse à la fois émue et sereine,


empreinte de gratitude ou d'admiration, éloignée de tout mensonge (I, 219-220, 309-311) rien qu'une offrande des pensées terrestres les plus propres à réconforter un mourant, en lui montrant qu'on a saisi son excellence unique nulle plainte déchirante, et pourtant un espoir de survie bien faible dans le premier cas, et, dans le second, encore assez vague'.

Un trait non moins profond de William James, c'est son amour de la nature. Lui si épris de réalités humaines, n'est-il pas allé jusqu'à dire « J'avoue que je me soucie plus des paysages que des hommes » (I, 285; cf. II, 8i.) C'est toujours avec joie qu'il retrouve la solitude de ses chères montagnes. Joie complexe où se mêle à la contemplation de l'artiste le soulagement du citadin libéré et du surmené qui respire. Il se définit « blasé sur toutes les minauderies, les conventions et les vaines agitations de ce qu'on appelle la civilisation affamé du contraire l'odeur des sapins, la douceur de la mousse, le bruit de la cataracte, le bain dans ses eaux, le divin spectacle du haut de la falaise et de la colline au-dessus de la forêt vierge » (II, 21). Il éprouve un besoin physique de se retremper, chaque année, dans cette vie plus simple, plus pure et plus saine, une vie « purement animale » où il est heureux de redevenir un « descendant normal du Père Adam » (I, 232, 275;. Dans sa maison de Chocorua il goûte pleinement toutes les joies du propriétaire rustique joie de se baigner dans son étang, joie de défricher un terrain ingrat, joie d'acheter des chevaux et de s'enivrer sur leur dos de liberté. Même dans cette existence champêtre, l'inquiétude propre à son caractère reparaissait parfois en traits assez plaisants il n'est pas dans le voisinage de sa demeure de prairie bien perchée sur une colline qu'il n'ait quelque jour fait le rêve d'acheter (I, 270-3 iïnfin, rien de plus intéressant que de suivre dans la correspondailce de James ses réactions à l'égard des pays étrangers. Il n'a pas quitté le sien moins de dix fois, et souvent pour d'assez longs séjours en Europe. Nul rapport, d'ailleurs, semble-t-il, entre les influences intellectuëllesqu'il a subies et l'ordre de ses préférences pour les différentes nations. Aucune, peut-être, si l'on excepte 1. Pour faire droit à la diversité des appréciations en pareille matière, signalons que M. H. Brémond cite justement ces deug lettres pour montrer que, dans l'ordre du sentiment, James « ignore nos délicatesses ». (Revue de F'r·xnce, i" novembre 1924, p. 182.)


2£8 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ËTDÉ MORALE. la Suisse (v. I, 322-3, 327-8), né l'a satisfait plus durable-

la Suisse (v. I, 322-3, 327-8), ne l'a satisfait plus durable- ment que l'Allemaigne. Sans doute il a bien senti et vivement noté au passage les défauts de l'esprit germanique le manque de goût, l'absence de relief, la complaisance à l'égard des pensées évanescentes ou crépusculaires, la tendance aux phraséologies vides, surtout le pédantisme professoral (v. II, 104 I, 126, 87-89, 94-95, 110-111, 345). Rien de plus étranger à sa propre nature. Cependant, à plusieurs reprises, il affirme sa sympathie ou, plus exactement peut-être, son goût pour l'Allemagne et pour les Allemands qui lui apparaissent comme des gens tranquilles, honnêtes, modestes, solides, à la fois sérieux' et affables (I, 100-|8l>122 II, 104). Il aime, dans les villes allemandes, jusqu'à l'odeur de cuir et de fumée, et propose à l'admiration de ses compatriotes l'inflexible « Dietist ist Dienst »• d'un gardien de parc de Prague (I, 213). Dans un autre ordre de valeurs, après avoir relu des poèmes de Gcethe, il déclare que « la race germanique lui semble avoir été un plus volumineux organe; d'expression que la race anglo-saxonne pour le travail du Tout-Puissant» (II, 176). Jugement d'autant plus remarquable que, dans l'ordre philosophique, JameS n'est pas loin d'avoir formulé l'affirmation inverse. A l'égard de l'Angleterre ses réactions sont singulièrement plus changeantes et plus; d'une fois défavorables. Quand il venait de débarquer dans l'île, l'anglophilie de son frère Henry avait tôt fait de le rejeter vers l'autre extrême (I, 209). Il lui arrivait ensuite de célébrer la beauté de la nature anglaise, la saine et joyeuse vigueur de la race, la réussite de ses institutions disparates, la richesse et la « bonne qualité » de toute cette civilisation (I, 288, 345, 232; II, 304-5, 307-8). Mais nous le voyons aussi dégoûté par l'hypocrisie patriotique des Anglo-Saxons, las de ce que l'Angleterre offre de monotone, de disgracieux et de pesant, souffrant d'y rencontrer dans l'ensemble pauvreté de sentiment et pauvreté d'intelligence' (II, 88, 152, 305 I, 270 et 345). Réaction singulièrement complexe, où l'estime alterne et parfois se joint avec la satiété, mais par là peut-être bien adaptée à son objet, et sans doute. aussi bien expressive d'un Américain, qui doit éprouver en terre anglaise un ensemble véritablement unique d'affinités et de répulsions 1

Quant aux nations gréco-latines, James les a beaucoup moins connues, et il est manifeste qu'il s'y sent bien davantage unétran-


ger. En 1873, 'passant un hiver en Italie, il a le sentiment qu'il perd son temps sur cette terre trop chargée d'histoire, et se trouve saturé d'antiquités au point de « se réconcilier » avec la vie moderne (I, 176, 178). Il est vrai que, de loin, les villes italiennes gagneront dans sa mémoire un charme singulier (I, 180) et que, plus tard, il exprimera une vive admiration pour le pittoresque de Rome et surtout pour la côte napolitaine, dont il caractérise si justement la beauté vigoureuse (II, 138, 22i-'222). Enfin, ce « Barbare » a voulu voir Athènes à soixante-trois ans, devant le « mystère » du Parthénon, il ne répète pas seulement la phrase de Renan « J'ai vu la beauté parfaite », mais il lui vient aux yeux des larmes (II, 225). Pure émotion d'artiste, que l'on est heureux de noter au passage, mais qui ne semble pas exprimer un aspect bien profond de la nature de James. Ce qui surprendra peut-être davantage, c'est que sa correspondance contienne sur la France des jugements si rares, et parfois si sévères (V. par exemple, I, 174-175). Mais reconnaissons que deux d'entre eux sont singulièrement pénétrants dès 1871, James décrit comme la principale cause de notre faiblesse l'antagonisme sans merci des partis opposés et l'absence de ces chaînons intermédiaires que possèdent les pays de formation protestante (I, 161-162) et, d'autre part, en 1899, il met en garde un de ses compatriotes contre le préjugé de la décadence française et signale qu'en dépit des « coups de gueule » journalistiques, jamais peut-être l'idéal n'a possédé tant de vigueur militante (II, 106). Qu'aurait-il donc pensé en 1914? Il n'eût sans doute pas suivi l'exemple de son frère Henry, qui, devant la neutralité prolongée de l'Amérique, se fit naturaliser anglais mais, certes, il n'eût pas possédé de moins fortes raisons que son ami Royce de prendre contre les Allemands la cause de la liberté. Rien de plus opposé, d'ailleurs, que les réactions des deux frères à l'égard de leur propre pays. Détachement croissant chez Henry, que son goût d'une culture raffinée ne tarde pas à fixer en Europe; attachement de plus en plus fort chez William. D'une façon générale, ce dernier, au dire de son fils, était sous le charme du Vieux Monde tant qu'il demeurait aux États-Unis, et, dès qu'il touchait le sol de l'Europe, devenait le plus ardent des Américains (I, 209). Mais, après s'être laissé aller quelque temps à ces oscillations d'humeur, il éprouve le besoin de se fixer matériellement et moralement. En 1893, il se sent le cœur serré pour ce que l'Amérique


280 REVUE aDE MjÊTABHYSIQUE ET DE M0RA1E. offre de pauvre, de fragile et de laid,, et cette tristesse même 1

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offre de pauvre, de fragile et de laid, et cette tristesse même lui inspire le dessein de ne plus quitter son pays, a6n de n'avoir plusl'âme tant partagée, et- de collaborer sur place à ce travail opiniâtre d'où sortent les grandes civilisations (I, 346-7). Résolution qui sera abandonnée plus tard pour de nouveaux voyages, mais non peut-être sans quelques, remords. En 1901, James écrit d'Angleterre « Il me tarde de me replonger en pleine Amérique, et de laisser les racines brisées reprendre dans le sol nataL Être en coquetterie avec trop de pays, ou être bigame, c'est tout un il y va de notre âme (II, 152). Il en arrive, d'ailleurs, sentant la vanité des « comparaisons internationales », à formuler une sorte de relativisme nationaliste « Chaque- nation a son idéal, ses diffieultés et ses sentiments qui demeurent un secret impénétrable pour un homme d'un autre sang. Chacun pour soi, que chacun travaille à son salut comme il l'entend »(II, 105 cf. II, 102). Luimême, qu'aime-t-il avant tout dans son Amérique? Ce qu'elle offre de sain, déjeune, de sauvage et de riche en promesses. Rien en Europe qui ressemble 'sa. forêt vierge, « cette étendue de forêts dans toute. leur fraîcheur première, avec leurs parfums d'une douceur indicible, et qui s'étale en tous sens, sans jamais s'interrompre » (I, 233). Du fond de la pesante Bavière, il regrette aussi « notre splendide climat d'Amérique, prompt et passionné, avec sa transparence et ses bonds aux extrêmes» (II, 96 cf.. II, 167-168). De loin, il éprouve un « curieux besoin presque organique » des coins sauvages de- son pays au- l'on, se. sent pins près. que partout d.e la simple Ratura (II,. 158). Il se félicite i.que son pays-soit moins corrompu que ceux d'Europe, grâce à l'absence d'institutions héréditaires dont le prestige vient déguiser tant de; crimes (II, 100). Surtout il s'enthousiasme au i?êve de l'avenir que nous, réserve cette jeune et vaste civilisation (II,. 24, B!M). Mais, certes, il est loin d'admirer aveuglément ses compatriotes. Il éprouve une, vive répugnance pour .certaines: de leurs habitudes (I, 216-27, 11,-188-189, H: résiste à tout entraînement chauvin, et ressent une déception douloureuse quand il voit les vieilles passions militaires envahir le peuple américain (II, 74 cf. II, 36, 31*29). Enfin, il mérite d'être signalé que James, en plein accord. avec Wells, a stigmatisé chez ses compatriotes 1' «insensibilité à toute justice abstraite, » et « le culte exclusif de l'infâme dieu succès » (IIj, 260).


VII. L'INSPIRATION MAITRESSE.

Nous touchons ici à un trait caractéristique de James, trait qu'ont pu voiler aux yeux de certains lecteurs l'abus des formules utilitaires et l'absence d'une éthique élaborée je veux dire son fervent idéalisme moral. Il est clair que sa sensibilité (pour emprunter à M. Jules de Gaultier une antithèse heureuse) est d'ordre « messianique » et non d'ordre « spectaculaire ». Il faut l'entendre protester contre la philosophie toute. contemplative d'un Santayana, posant, au sein d'un univers mené par des forces matérielles, une conscience inefficace, mais qui constitue un monde purement idéal de valeurs. Pour James la valeur ne saurait. s'isoler ainsi de l'existence, elle en qualifie plutôt un des aspects. l'idéal n'est pas chose qui se suffise à soi-même, il « doit viser à une transformation du réel » (II, 123, 270). Mais quel est donc l'idéal dont James s'est fait le champion ? Observons sa façon de réagir dans quelques cas concrets. Il lutte en mainte occasion contre le militarisme, non sans mesurer d'ailleurs laforce des instincts qu'il met en oeuvre dans les dernières années de sa vie, ne s'était-il pas mis à rassembler des matériaux pour une étude sur la Psychologie du Chauuinisme ou les Variétés de l'Expérience militaire (II, 284-5) ? Il suit les péripéties de l'affaire Dreyfus avec une attention passionnée et, derrière les machinations de quelques scélérats, il dénonce la connivence passive de la caste militaire, l'hypocrite silence des diplomaties (II, 89, 97-98, 99). Il n'hésite pas à généraliser davantage il maudittoutes les « grandes institutions », fatales ouvrières de corruption et de crime. « C'est seulement dans la libre relation; personnelle, s'écrie-t-il, que l'on peut trouver la pleine idéalité » (II, 100-101). Même inspiration a; l'origine d'une initiative qu'il a prise dans une affaire plus modeste. Les médecins du Massachusetts avaient demandé à l'État d'interdire aux faith-curers* de se livrer à leurs pratiques sans avoir passé le doctorat en fait, c'était un moyen de couper court à l'action de ces guérisseurs. James crut devoir protester publiquement contre ce projet de loi. Pourquoi cette manifestation, qui devait déplaire à ses collègues de l'École Médicale, et qui lui 1. V. La Sensibilité métaphysique, Paris, Éditions du Siècle, 1925. 2. Je ne trouve pas d'équivalent français à cette expression désignant ceux qui opèrent des guérisons en faisant appel à la foi.


coûta, ecrit-U alors, un eiiort morai pius penime qu aucun autre acte de sa vie? C'est qu'il s'agissait de ne pas laisser arrêter par le mécanisme d'une réglementation officielle des « expériences extrêmement importantes », des cures attestées par nombre de personnes instruites cures d'autant plus intéressantes aux yeux de James qu'elles tenaient à l'action personnelle du guérisseur sur l'esprit du patient. C'est encore « le libre jeu d'une force personnelle qu'il importait de protéger contre une oppression corporative (II, 66-72). En toute circonstance donc, James se range du côté des « forces morales, moléculaires et invisibles, qui travaillent d'individu à individu (II, 90) il défend contre le despotisme brutal et mensonger des « grandes organisations » la liberté des individus et leur droit à s'entr'influencer.

Or, c'est exactement le même idéal qui a inspiré son activité philosophique dans le déterminisme, dans le scientisme, dans l'intellectualisme même il a voulu combattre autant de tyrannies spirituelles. L'élan varié de la vie intérieure en chacun des êtres, leur aptitude à progresser en s'unissant de proche en proche, voilà les deux réalités isacrées dont il s'est fait l'apologiste. De ce point de vue l'inachèvement même de son oeuvre écrite devient plus naturel et presque moins regrettable. Là production philosophique n'était qu'une expression, entre beaucoup d'autres, de sa foi militante et, parce que c'était la plus abstraite, elle devait souvent céder le pas devant des sollicitations d'un caractère plus personnel. En fin de compte, "William James n'a peut-être pas enrichi l'univers d'une œuvre marquée- pour l'éternité; mais, certes, sa vie prolongée par ses ouvrages, dont les Lettres ne sont pas le moindre, fut et demeure une belle source d'influences tonifiantes et libératrices.

EMMANUEL Leroux,


DISCUSSIONS

SUR LE PRINCIPE DU TIERS EXCLU ET SUR LES THÉORÈMES

NON SUSCEPTIBLES DE DÉMONSTRATION

Un récent article de M. R. Wavre a attiré l'attention des lecteurs de cette Revue sur les travaux de M. Brouwer relatifs au principe du tiers exclu. L'objet du présent article est, d'une part, de montrer qu'il y a, à propos de l'exemple de M. Brouwer cité à la fin de l'article de M. Wavre, un malentendu provenant des définitions employées; d'autre part, d'insister sur ce qui me paraît le point essentiel du débat.

I.– Pour faire comprendre le malentendu en question, je m'expli- querai à propos d'un exemple particulièrement simple. Je suppose qu'on ait défini les mots pair et impair de la manière suivante Un nombre entier n (positif ou nul) est pair si l'on peut trouver un autre entier dont il soit le double il est impair si n-1 est pair. Ceci fait, je suppose que quelqu'un tienne le raisonnement suivant « Le numéro gàgnant au premiertirage du Crédit Foncier qui « aura lieu en 1930 est sans doute un entier bien déterminé mais on « ne le connaît pas on ne peut donc pas trouver un entier p tel « qu'il soit égal à 2p ou 2p + i il n'est donc ni pair ni impair. « Sans doute deviendra-t-il un jour pair ou impair; mais on peut « donner de même des exemples d'entiers qui ne seront jamais ni « pairs ni impairs; il suffit de les prendre dans un passé dont


« l'histoire ne pourra sans doute jamais être reconstituée avec « une précision suffisante, Par exemple, le nombre des personnes « arrivées en Égypte sur le bateau de Cléopâtre après la bataille « d'Actium n'est et ne sera jamais ni pair ni impair. » -̃. ̃ .'̃ Qui ne voit pas qu'il n'y a pas là autre chose qu'un malentendu provenant d'une définition mal exprimée? Disons franchement qu'à notre avis il n'y a pas autre chose qu'un jeu de mots. Une définition des mots pair et impair qui ne donne pas lieu aux mêmes dificultés peut être exprimée de la manière suivante un nombre entier n est pair s'il existe un entier dont il soit le double; il est impair si n-1 est pair. D'ailleurs, la manière même dont on forme la suite des nombres entiers montre clairement que tout nombre entier est pair ou impair, aucun autre cas n'étant concevable cela résulte clairement aussi de la théorie de la division. Si quelqu'un conteste ce résultat, j'estimerai que son cerveau n'est pas fait comme le mien, et que toute discussion est inutile; je dirai simplement comme Pascal « Qui souhaiterait avoir pour ami un homme qui raisonne de cette manière ? » ̃;

Si, maintenant,l'onse reporte à l'exemple cité par M. Wavre, on verra que la difficulté provient de ce qu'il appelle rationnel un nombre égal ati rapport de deux entiers pet q que Von puisse déterminer. Apres cette définition, il cite l'exemple d'un nombre évidemment rationnel au sens ordinaire de ce mot, mais égal au rapport de deux entiers que, dans l'état actuel de la science, on ne peut pas déterminer, et que peut-être on ne pourra jamais: déterminer ce n'est que par suite d'une mauvaise définition du mot rationnel que l'on peutdire qu'un tel nombre n'est pas rationnel. Sous ce paradoxe se dissimule, d'ailleurs, un problème intéressant, clairement posé par M. Wavre dans le reste de son article; C'est de savoir; s'il est possible, soit de la manière -indiquée parM. Brouwer, soit d'une autre manière, de citer un nombre défini sans ambiguïté par une définition mathématique parfaitement claire, et que, cependant, l'on ne puisse pas calculer effectivement. En d'autres tefmes, est-il possible de citer un problème mathématique parfaitement bien posé, dont la réponse soit oui ounon, sans ambiguïté possible et sans tierce hypothèse logiquement possible, mais tel que les règles de la logique soient impuissantes à déterminer jamais laquelle des deux éventualités est réalisée ? Voilà le problème essentiel, qu'un esprit habitué à la critique philosophi-


que'ne peut pas ne pas se poser. Mais, à notre avis, on ne peut que masquer la nature véritable de ce problème en fabriquant des paradoxes comme celui de M. Brouwer.

II. D'où vient qu'un théorème pourrait être vrai et non démontrable ? La raison en est bien simple. Un théorème est en général un énoncé qui comprend une infinité de cas particuliers; chacun de ces cas comporte une vérification. Mais il peut arriver, par des procédés dont nous n'analyserons pas ici le mécanisme logique, que toutes ces vérifications puissent être réduites à une même forme. Un certain raisonnement, dans lequel figurera par exemple un entier arbitraire, donnera successivement toutes les vérifications en question si l'on donne à cet entier toutes les valeurs possibles.

Ce qu'il faut admirer, c'est la puissance de l'analyse mathématique qui arrive ainsi, dans tant de cas, à réduire une infinité de vérifications à un raisonnement unique. Qui peut s'étonner qu'elle n'y soit pas parvenue dans tous les cas ? Non seulement cela n'a rien d.'étonnant, mais il est a priori assez probable qu'il existe certains énoncés, qui résument ainsi en une formule unique une infinité de cas particuliers, et pour lesquels il est impossible de jamais réduire toutes les vérifications nécessaires à un nombre fini d'opérations. On aura alors un théorème vrai, mais non démontrable. Il faut bien remarquer que cela ne veut pas dire qu'on sache jamais démontrer qu'il n'est pas démontrable. Mais à ce sujet il faut faire une distinction importante, qui ne semble pas avoir été signalée. Pour en montrer l'importance, disons tout de suite que il est possible que le théorème de Fermat soit indémontrable, mais on ne démontrera jamais qu'il est'indémontrable. Au contraire, il n'est pas absurde d'imaginer qu'on démontre qu'on ne saura jamais si la constante d'Euler est algébrique ou transcendante.

III. Examinons d'abord le théorème de Fermat qui exprime l'impossibilité d'une relation de la forme

(1) aP + bp = cp

a, b, c étant des entiers positifs, et p un entier plus grand que 2. Ce théorème implique évidemment une infinité de vérifications possibles. Mais, s'il est faux, c'est-à-dire s'il existe au moins un système d'entiers a, b, c et p-2 positifs et vérifiant la relation (i),


cela peut être établi par une seule vérification heureuse.. De plus, en faisant toutes les vérifications l'une après l'autre (en commençant par les systèmes d'entiers pour lesquels a+ b + c + p=6, puis 7,), on est assuré, si une telle relation existe, d'y arriver après un nombre fini de tentatives.

On voit donc qu'il n'y a que trois hypothèses logiquement possibles.

Première hypothèse. Le théorème de Fermat est faux, et cela est démontrable; on est sûr, dans ce cas, d'obtenir la démonstration, par des vérifications faites méthodiquement, après un nombre fini d'opérations.

Deuxième hypothèse. Le théorème de Fermat est vrai, et démontrable;.

Troisième hypothèse. Le théorème de Fermat est vrai, mais indémontrable.

Si la deuxième hypothèse est vraie, cela ne veut pas dire que la science humaine soit assez habile pour le démontrer un jour; peut être la longueur des raisonnements nécessaires dépasse-t-elle ce que l'humanité peut espérer atteindre.

Mais, si la troisième hypothèse est vraie, on ignorera toujours qu'elle l'est. Il est absurde, en effet, d'imaginer qu'on puisse démontrer qu'elle est réalisée, puisque par là même on aurait démontré le théorème de Fermat et cette hypothèse serait fausse. Il est donc absurde d'imaginer qu'on puisse démontrer que le théorème dé Fermat est indémontrable.

IV. Voici maintenant l'exemple d'une proposition comportant deux alternatives possibles, mais telles que l'une comme l'autre ne puisse être vérifiée que par une infinité d'opérations la constante d'Euler est algébrique, ou bien transcendante.

Étant donnée une équation algébrique, comment fera-t-on pour savoir si elle admet la constante d'Euler'comme racine? On calculera, par exemple, les décimales successives, d'une part, de la constante d'Euler, d'autre part, de la racine de cette équation qui semble pouvoir être égale à celte constante. Si elle n'est pas effectivement égale à cette constante, il viendra un moment où l'on constatera la différence mais, à aucun moment, on ne sera assuré de l'exactitude rigoureuse; il faudrait une infinité d'opérations pour vérifier que cette constante est racine d'une équation algébrique.


Pour savoir si la constante d'Euler est transcendante ou algébrique, on essayera ainsi toutes les équations algébriques, l'une après l'autre. Mais dans aucune des deux alternatives la vérification ne sera jamais terminée. Si, eneffet, cette constante est transcendante, on n'en sera sûr qu'après avoir essayé toutes les équations algébriques si elle est algébrique, les calculs de vérification conduiront certainement, après un nombre fini de tentatives, à former l'équation qu'elle doit vérifier, mais il faudra un nombre infini d'opérations pour s'assurer que cette équation est vérifiée exactement.

En somme, l'énoncé « La constante d'Euler ne vérifie aucune équation algébrique à coefficients entiers » est bien, comme l'énoncé du théorème de Fermat, un énoncé qui réunit une infinité de cas particuliers dans lesquels il doit être vérifié, et l'échec d'une seule vérification suffit à établir sa fausseté; mais cet échec ne peut être constaté qu'après une infinité d'opérations. Là est la différence essentielle.

Qu'en résulte-t-il au point de vue qui nous occupe ? Il y a ici quatre cas possibles. Nous avons, en effet, d'abord une double alternative suivant que la constante d'Euler est algébrique ou transcendante; mais dans chacun de ces deux cas, le théorèmepeut être démontrable ou indémontrable. Cela fait, en tout, quatre hypothèses, à première vue possibles toutes les quatre.

Il est alors possible que l'on démontre un jour que le problème de savoir si la constante d'Euler est algébrique, est un problème insoluble. Comme cette circonstance est logiquement compatible avec les deux alternatives que pose le problème, on peut montrer qu'elle se produit sans avoir par là même résolu le problème, comme c'est le cas pour le théorème de Fermat.

Au point de vue des progrès possibles de la science dans cet ordre d'idées, cela laisse encore place à un assez grand nombre d'hypothèses possibles. On distingue, en effet, les quatre cas suivants

a. La constante d'Euler est algébrique, et on peut le démontrer. b. La constante d'Euler est transcendante, et on peut le démontrer.

c. Le problème est insoluble, c'est-à-dire qu'on ne saura jamais si la constante d'Euler est algébrique et transcendante, et on peut démontrer qu'il est insoluble.

Rev. Meta. T. XXXIII (n° 2, 1926). 47


288 KBMB m S©TAWYSIQ,U.P ST DE. MORALE.- d. Le Droblém& est insoluble, mais, on, fti peut pas= déE

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met pasd'espérer qu'on sache jamais qu? elle est vcaje, Gela-ri'exe,lut pas pow eete tout pçogrès ultMtiîr: (fe la s<îieiiçse» Qo peut, par exempte, espéjjer trcM^ye? un, Wkoyen el# vérifier sûremeDJi, par un nombre, liiïiUèd'Qpê^ions:, sfcla. constante €Ewler vérifie om non un.e équation algébrique donnée, Moxm on g% troa^eiîa réduit à une alternative anaJague à celle du théorènj© de Fermât; râlternative c sera exclue et on restera dans l'hésitation entre les altsmaii\;e& a, et. d.

V. Nous, venons, de voir qu'il_pe«t exister deux. types de théorè^ mesindémpntiiables,! Nous p.e s^yonspas-s'Hs existent effectivement^ mais il nous paraît logiquement, possible qu'ils existent. Il serait intéressant de] le démontrer. I| serait plus5 intéressant encore d'en donner un exemple précis, qui serait, nécessairement du second type. Au sujet du premier type, on ne peut en donner un exemple précis* mais on peut espérer trouver un ensemble d'énpn,çés de ce type tels que l'on sache que l'^a d'eux est indémontrable. Mais il nous semble que La,tagique a rempli son rôle, en mar- quant- des ca'sés que certains. t;h,Qorè.iag§ viendront peut-êtee remplir un jour. La parole est aux matJiématiqueSi et la tâche, qui leur incombe n'a pas l'air facile-

:̃̃̃ -.̃̃.̃̃' Paul Lévy.


QUESTIONS PRATIQUES

L'ÉCOLE UNIQUE

ET LES DIVERSITÉS NATIONALES1

On ne peut pas dire que le moment soit déjà venu de parler de l' « École unique » avec l'impartialité de l'historien. La réforme est encore en devenir, puisque le Parlement n'en a pas discuté et que la commission chargée d'étudier la question s'est arrêtée au seuil de l'enseignement supérieur. Néanmoins, les circonstances semblent propices à un examen sans passion, car les sentiments tumultueux soulevés en sens divers par. la simple annonce de la réforme sont bien attiédis. Les ministres qui se sont succédé rue de Grenelle, tout en l'inscrivant dans leurs déclarations, l'ont célébrée avec une chaleur inégale; on a même pu s'étonner, non sans amertume, qu'il se trouve encore des esprits assez anachroniques pour s'intéresser à cette vieille histoire2.

1. Texte, développé, d'une conférenee_ de clôture d'une série sur « l'École unique » faite, sous notre direction, à l'École des Hautes Études Sociales, dans le premier trimestre de 1926. Cette série comprenait L'École unique et la Démocratie française (M. Paul Fauconnet, sous la présidence de M. Ferdinand Buisson); Orientation et Sélection (M. Julien Fontègne); L'École unique et l'enseignement primaire (M. A. Lomont); L'École unique et l'enseignement secondaire (a. M. Aimé Berthod, sous la présidence de M. François-Albert;, b. M. Léon Bérard, sous la présidence de M. Bracke); L'École unique et l'enseignẽ ment supérieur (M. Paul Langevin); L'École unique et les Écoles normales (M. P.-H. Gay); L'Ecole unique et le ministère d'Education nationale (M. Léon Brunschvicg); L'École unique et les diversités nationales (M. Georges GuyGrand). Un compte rendu en a été publié par la Revue universitaire. 2. M. Lomont.


De.ce point de vue, le mouvement en faveur de l'École, unique est particulièrement significatif. Il a suivi la fortune de la plupart des grands projets conçus pendant la guerre. Après une période d'enthousiasme presque mystique, il a rapidement connu les jours grisâtres de la critique et de l'affaissement. Ne disons pas du renoncement, :car, malgré tout, les travaux d'approche se poursuivent', mais il est certain que les sentiments provoqués par cette idée n'ont plus leur fraîcheur d'antan.

Enthousiasme qui fut de haute, de splendide qualité. Il n'apas été seulement politique, il a été vraiment national et humain.M. Paul Fauconnet n'a pas eu de peine à montrer que bien loin d'être comme le lui jetait brutalement au visage un de ses amis, un « bobard du Cartel », la revendication de l'École unique s'est manifestée dans tous les pays, et ce n'est pas en France que les réalisations ont été les plus immédiates et les plus nombreuses. Elle est, sinon née, au moins ressuscitée de la guerre, sous là forme qui a été le plus justement populaire, celle des « Compagnons ». M, Léon Bérard nous l'a dit quand il a essayé, dès son arrivée au ministère, de se faire une idée précise de ce que signifiait ce mot d' « École unique », il s'est d'abord trouvé enprésence du projet le plus digne d'intérêt, celui de ces jeunes professeurs qui, du fond des tranchées, tout en se battant, rêvaient de rénover l'Université.1 Ce premier contact avec l'École unique, on peut bien dire que c'est celui de tous les Français le << Cartel» alors n'était pas né. Je ne dis pas cela pour enfler ou pour rétrécir en quoi que ce soit l'action politique simplement pour montrer qu'il s'agit de bien autre chose que d'une question de parti.

Enthousiasme né de la guerre, mais qui, par ses racines, plonge plus profond.: Que voulaient les « Compagnons » ? Ils voulaient, on s'en souvient, prolonger la fraternité des combattants dans les tranchées par celle des enfants dans les écoles et des citoyens dans la patrie. Mais ce rêve, on l'a reconnu. Qest celui de. Michelet et des hommes de 48; plus haut encore, c'est celui de Condorcet et des hommes de la Révolution. L'idée de l'École unique, en même temps qu'elle s'inspire d'une « mystique » nationale, et parce qu'elle participe de cette mystique, se rattache donc à la « mystique » 1. On sait que; M. Daladiér, dans la courte durée de son ministère, a déposé trois projets de loi un sur le conseil de l'école, un sur l'obligation scolaire et un sur renseignement post-scolaire obligatoire.


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républicaine qui, pour les « grands ancêtres », ne faisait qu'un avec l'idée nationale, et s'élargissait d'ailleurs jusqu'à la république universelle. Il était donc juste, il était nécessaire que cette nouvelle étape dans la marche à l'école intégralement démocratique fût ouverte par l'homme qui, sous la troisième république, en est l'incarnation même, par le dernier collaborateur vivant de Jules Ferry, M. Ferdinand Buisson.

Enthousiasme .national, enthousiasme démocratique nous voici à la source, au cœur de la foi motrice. Et nous pouvons situer à sa vraie place l'idée de l'École unique. Elle fait partie, comme tant d'autres idées généreuses, de cet idéal d'une humanité rénovée, plus juste, plus éclairée, plus fraternelle, qui donnait aux plus nobles des combattants des raisons d'accepter la mort, et aux survivants des raisons d'espérer. Elle était une de ces notions privilégiées qui font qu'on touche au sublime, qu'on respire l'air des sommets. La nation multipliant ses écoles pour que tous ses enfants, sans distinction de condition ni de fortune, sans se heurter à des barrages de classe ou d'argent, puissent épanouir toutes leurs virtualités de culture, voilà le rêve à l'absolu. Il était de même ordre, de même qualité que ceux qui, dans le même temps, rêvaient une Europe délivrée de la tyrannie des impérialismes politiques ou économiques, un monde « sûr pour la démocratie ». Que, depuis ces instants inoubliables, il ait fallu déchanter; qu'il ait fallu rabattre de ces espoirs sacrés, on ne le sait que trop. Mais, au moins, situons le phénomène. Le « sommeil » provisoire où paraît être tombée l'idée de l'École unique n'est qu'un cas particulier du sommeil où ont sombré la plupart des projets nés de la fièvre guerrière. Pourquoi la fraternité des enfants serait-elle vivante, alors que celle des adultes n'a jamais été plus illusoire, que jamais les ambitions politiques n'ont été plus avides, ni plus lourde l'oppression que les « puissances d'argent » font peser sur les rapports publics et privés? Le piétinement de. l'École unique, c'est le symbole du piétinement, quand ce n'est pas de l'enlisement, où sont réduites tant de magnifiques espérances, du passage de l'absolu rayonnant au plus terne des relatifs. L'idéal, certes, était splendide, mais on voit mieux maintenant qu'il était trop grand pour nous. Il faut l'ajuster à la taille des survivants, qui est médiocre.

Bref, de la « mystique o, comme disait Péguy, nous sommes


retombés à la.;« politique »^dela plus noble des poésies à la moins glorieuse des proses. Ce qui était idéal sublime ne passe plus aujourd'hui que pour chimère sentimentale. C'était sans doute inéluctable, mais il n'y a peut-être pas-lieu d'en être très fier. Faisons donc de la prose en le sachant1.

I. L'ÉCOLE UNIQUE ET LES Diversités RELIGIEUSES. Tout, d'ailleurs, n'est pas à blâmer dans- ce procès, et il est bien clair que dans une certaine mesure des mises au point s'imposaient. On ne peut éternellement rester sur les; sommets; il arrive un moment où il faut redescendre dans la plaine, qui n'est pas néees-: sairement le marais. A l'intuition doit succéder l'analyse, préface d'une synthèse mieux assurée. Parmi les critiques adressées à l'École unique, beaucoup témoignent d'un esprit de parti qui ne mérite pas d'être relevé; mais il en est plusieurs qui sont sérieuses, parfois graves, et qui viennent, non d'adversaires, mais de partisans convaincus du principe. Ce sont ces objections qu'il faut examiner de près.

La première, la plus répandue, est-celle qui vise l'obscurité de l'expression. « Écoleunique », qu'est-ce à dire? Le mot vient des « Compagnons » dont plusieurs, très versés dans la connaissance des choses germaniques, l'avaient prûbàblement: emprunté à l'Allemagne. Mais le gros du public n'entre pas dans ces finesses. Pour quiconque ne j>duvait s'élever à la haute signification idéale qui vient d'être évoquée, le mot d' « École unique signifiait vaguement quelque chose d'informe, une sorte de caserne où seraient jetés, de gré ou de force, tous les enfants delanation, et quileur donnerait à tous, indistinctement, la même formation ou la. même déformation. Unique signifierait uniforme- cette uniformité dont t on connaît le rejeton.

A mesure que la mise au point s'est accomplie, les précisions ont rétréci l'idée, en la trahissant par quelque endroit. Unique est devenu synonyme de monopole, soit d'un monopole inquiétant pour certaines consciences, soit d'un monopole dangereux -pour certains enseignements. De là les campagnes fort vives- des intérêts qui se sont crus menacés. Et il faut bien convenir que ce mot d' « École 1. On ne trouvera pas ici une étude sur les modalités administratives des .projets, mais simplement sur leur esprit, et les problèmes qu'ils soulèvent.


unique » n'apporté pas, à lui seul, de réponse à ces inquiétudes. Il a besoin d'être coïnmé'ritê.

11 en a d'autant plus besoin que, philosophiquement, H appelle un complément. Unique, uiïilé, certes c'est là un besoin profond de l'esprit, une tendance de là raison. M. Léon Éruhschvicg l'a justement rappelé .en nous montrant ïâ nécessité d'un ministère Unique de l'Éducation nationale1. Mais "unité ne veut pas dire assimilation absolue, pauvreté, hïdigeïice, néant. Il y a longtemps que le problème de ï'Un et 'du Multiple tourmente les philosophes. Aujourd'hui comme à l'aube de la pensée grecque on discute des rapports du semblable et du divers, du monisme et du pluralisme. Sans entrer dans ces discussions (qu'on peut cependant évoquer) il est nécessaire d'indiquer que l'unité ne se conçoit qu'en liaison avec une variété riche, multiforme, nuancée, coloïéë, succulente, que la raison s'efforce d'enfermer dans ses cadres, mais qu'elle ne doit pas étouffer et que même, si Ton en croit M. Emile Mèyersoh, elle né réduira jamais complètement. D'ailleurs, une des lois du progrès, dans toutes les parties du savoir et de l'organisation, est la différenciation. Accorder le principe de l'École unique avec les diversités légitimes de la vie nationale, diversités philosophiques, sociales, pédagogiques, voilà très exactement le problème qui Va nous préoccuper2.

Tout d'abord, parce qu'elles sont les plus profondes et les plus respectables, les diversités philosophiques. Plus précisément encore les diversités religieuses.

On a reconnu l'objection la plus troublante l'École, unique, ce serait le monopole de l'enseignement.

Objection curieuse, quand on la serre de près. Car 'elle vient d'un côté où l'on désire vraiment l'École unique, au sens plein du mot, où on la tient pour un idéal, et où on l'a réalisée dans le passé. Ce sont, en effet, surtout les catholiques absolus qui la formulent3» 1. Voir son petit livre Un ministère de l'Éducation nationale (Collection des « Problèmes d'aujourd'hui », Plon).

2. « L'École uniques a dit de même M. Buisson, c'est en même temps i' école aussi diversifiée que possible. » (Revue de Métaphysique et de Morale, décembre 1925.)

3. Seulement les catholiques absolus, car il est des catholiques démocrates, en particulier M. Marc Sangnier et ses amis de la « Jeune République », qui acceptent le principe de l'École unique.


264 REYUE DEiMÉTAPEYSIQUE ET. DE MORALE. Que veulent, en matière pédagogique, les fidèles de

Que veulent, en matière pédagogique, les fidèles de l'Église militante? Ils veulent une école où l'on n'enseigne, surtout dans les choses philosophiques et morales, que la Vérité. Et cette Vérité, révélée, est unique; l'Église romaine en est la seule dépositaire. Diversité est signe d'erreur. (Rappelons-nous les controverses de Bossuet contre les réformés.) Il s'ensuit que la tolérance n'est supportée qu'en fait; il est impossible à l'Église de l'approuver théoriquement. Quand donc les plus ardents des catholiques accusent les partisans de l'école unique de viser à établir le monopole de l'enseignement, cela revient à dire qu'ils les accusent de vouloir les imiter, car ces catholiques absolus revendiquent bien pour l'Église, pouvoir spirituel supérieur à l'État, un authentique monopole.

En est-il ainsi? Officiellement la question ne se pose pas. Les ministres qui ont préconisé la réforme ont tous déclaré que la question de l'École unique et celle du monopole de l'enseignement étaient choses distinctes, et qu'il s'agit seulement de mieux aménager le régime intérieur de l'Université. Mais on ne se contente pas de ces assurances officielles. Les adversaires du projet citent les paroles de tel ou tel des partisans du monopole, et ils affirment que ceux-ci l'emporteront Ou bien ils prétendent que les avantages consentis au personnel de l'enseignement public créeront un monopole de fait en faveur de l'État et tueront l'enseignement libre, qui a déjà tant de peine à vivre. C'est à quoi ils voudraient remédier par des mesures comme la répartition proportionnelle scolaire ou un Office national des bourses, conçu sur le modèle de l'Office des pupilles de la Nation,

Ce second argument déplace la question. L'enseignement est aujourd'hui un; service public. Que l'État, chargé de ce service public, fasse son possible pour en améliorer la gestion, c'est son droit; il faut même proclamer, que c'est son devoir. Que, d'autre part, des citoyens, mal satisfaits, pour des raisons diverses, de l'enseignement distribué par l'État, préfèrent confier l'éducation de leurs enfants à l'enseignement privé, c'est encore leur droit, sous réserve d'un certain contrôle portant sur le respect de l'ordre public et des mpeurs, portant aussi sur les titres de capacité2, car il ne peut y avoir de liberté absolue.

1. Voir en particulier un discours de M. Groussau à la Chambre des députés (séance du 15 décembre 192S). '̃:̃̃̃̃ 2. M. Buisson a rappelé, dans son article, que la Commission de l'École unique


Allons même plus loin. Je dirai toute ma pensée. Qu'entre l'État et l'enseignement libre il y ait collaboration et émulation, cela me paraît hautement souhaitable. Cela existe déjà pour certains établissements que l'État subventionne, car l'initiative privée, plus inventive, réalise souvent des essais qui sont interdits à l'enseignement officiel, empêtré dans ses traditions. Que, d'autre part, pour cette œuvre de redressement qui apparaît si urgente à ceux qui s'inquiètent de l'avenir du pays, une coopération s'impose entre toutes les forces morales, religieuses ou laïques, c'est ce que je n'ai jamais cessé de penser et d'écrire1. Je suis donc bien loin d'être partisan du monopole. Mais cette coopération doit avoir pour condition l'égalité de respect. Or, ce respect, il faut bien voir que c'est le dogmatisme religieux, sous prétexte qu'il est seul en possession de la Vérité, qui le refuse à l'enseignement laïque, comme au principe même de la société civile affranchie de l'Église2. Et que le budget d'un service public subventionne des enseignements institués, non pour le compléter sur tel ou tel point dans un esprit d'amicale collaboration, mais pour le combattre directement et formellement, comme c'est le cas des enseignements confessionnels ou révolutionnaires, il est clair que c'est un autre problème. Sans le traiter ici, on veut seulement montrer qu'il n'est pas soudé au premier.

Il reste que l'enseignement, service public, dont le budget est alimenté par tous les citoyens, doit prendre à tâche de donner le plus de satisfaction qu'il se pourra au plus grand nombre de citoyens. Disons au plus grand nombre, car il est impossible, en cette question comme dans toutes les questions politiques, de trouver une solution qui fasse l'unanimité complète; il faut seulement chercher ce qui divise le moins, ce qui est le patrimoine de tous. Or, qu'est-ce qui est commun aux citoyens? Ce sont les prescriptions incontestées de la morale, les affirmations de la conscience collective dans un temps et une société donnés, les éléments de a repris une proposition de M. Wallon en 1850 et de M. Chaumié en 1904, tendant à exiger des maîtres de l'enseignement privé les mêmes diplômes que ceux des maitres de l'enseignement public.

1. Voir, en particulier, Sur la paix religieuse (Bernard Grasset). 2. On se rappelle le Manifeste des cardinaux et archevêques de France et la récente encylique Quas primas du 11 décembre 1925, où Pie XI qualifie la laïcité et le laïcisme de « peste de notre époque », « qui a corrompu la société humaine ». Voir sur ces documents deux études de la Grande Revue (avril 1925 et février 1926).


la "vie nationale. Voilà ce qui peut fournir la base d'un enseignement commua, itemaïquons que cela même n'est pas admis par tout le monde. Il y a des esthètes et des « immoralistes qui traitent la morale de baliverne; il y. a ides révolutionnaires qui préconisent une « morale de classe i> et qui irëpudient le patriotisme {autre aspect de la neutralité qui deviendra .sans doute de plus en plus brûlant). C'est pourquoi certains esprits vont jusqu'à proposer de soustraire à l'enseigneffieniputtic ces matières litigieuses: morale, histoire, philosophie. J'avoue qu'il ̃m'est impossible de. les suivre, car un enseignement vidé de toute -substance spirituelle ne serait qu'une 'mécanique sans vertu éducative, mais il y a là nécessairement un choix préliminaire. Si fou n'accorde pas qu'il "faut -sa' un peuple un ensemble de principes moraux et sociaux qui forment ce qu'on peut appeler sa conscience nationale, il ne lui reste plus qu'à, se dissoudre et à disparaître de l'histoire. En fait, le plus grand nombre admet, s'il lie les observe pas toujours, ces règles élémentaires de la vie sociale. On les ̃admet comme des faits, quelle que soit la justification métaphysique qu'on y ajoute. C'est ce qu'exprime, assez pauvrement, le mot de neutralité.

La diversité commence quand il s'agît précisément d'apporter cette justification. Le départ se fait ici entre les esprits religieux, qui ne conçoivent pour la morale qu'un fondement surnaturel, et les défenseurs d'une morale purement humaine, laïque, qui demandent à la seule raison les disciplines de la eûMtuite. Les premiers font entrer dans l'enseignement commun non seulement lespréceptesj, mais les dogmesthéologiques, révélés ou «naturels»:, qui, à leurs yeux, les justifient; ils veulent une École unique, sinon confessionnelle, au moins ;religieuse. Les partisans du monopole voudraient aussi una École unique, non plus religieuse, mais exclusivement scientifique:. Ils opposent un dogmatisme, estampillé par l'État, au dogmatisme d'Église. Cela suppose que la science a dès maintenant dit son dernier motsur les fins suprêmes de la morale, de la politique, de la destinée humaine, de tout ce qui est métaphysique et [jugement de valeur. Or, c'est là une affirmation au moins prématurée;; îatoiô n'est qu'ouverte et la recherche est libre. C'est pourquoi je ne puis me ranger parmi les partisans du monopole.

Entre ces deux attitudes inverses et semblables se placent ceux


qui, tout en voulant l'unité pour ce qui est réellement commun, accueillent la diversité en ce qui est matière à controverse. In •dubiis libertas. Diversité respectueuse de toutes les belles créations du génie humain, des religions comme des métaphysiques, et qui enrichit l'esprit de leur substance. C'est sa vertu, sa profonde valeur philosophique et morale, sa signification positive. Et l'on aboutit, de ce point de vue, à une conclusion imprévue, quoique réelle. Ce sont les partisans de l'École unique, adversaires de tout monopole, qui défendent la diversité Conclusion qui ne surprendra pas ceux qui pensent que la démocratief interprétée philosophiquement, est le régime du relativisme critique. II. L'Égole UNIQUE ET LES DIVERSITÉS SOCIALES. Moins profondes, mais aussi agissantes, sont les objections fondées sur l'existence des diversités sociales, de ce qu?il faut bien appeler, en un sens sociologique sinon juridique, les classes, avec les enseignements qui leur sont propres ou qui apparaissent tels. Ici, l'objection ne se formule plus simplement l'École unique serait le monopole de l'enseignement elle s'augmente de cette précision, qui est une aggravation « L'École unique serait le monopole de l'enseignement primaire, ou de l'esprit primaire ». L'enseignement secondaire se croit menacé, et beaucoup de ses membres protestent.

Qu'est-ce qui donne lieu à ces craintes ? L'économie de la réforme comporte, en effet, des modifications sensibles du régime actuel. Au « premier degré (selon la terminologie adoptée), il y aurait fusion des écoles primaires et des classes élémentaires des lycées et des collèges. Aux second et troisième degrés, il faudrait établir une coordination plus étroite, sinon une fusion, entre les lycées, collèges, écoles primaires supérieures, écoles pratiques de commerce, d'industrie, d'agriculture, écoles normales, bref, entre établissements ressortissant aujourd'hui à plusieurs ministères ou à plusieurs directions, souvent rivales, d'un même ministère. Ce serait assurément une refonte considérable.

La suppression des classes élémentaires des lycées et collèges est l'aspect le plus connu de la réforme. C'est parfois le seul. M. Léon Bérard nous a dit qu'avec les « Compagnons » il voyait d'abord dans l'École unique la disparition d'un enseignement secondaire payanVréservé à des enfants privilégiés par leur seule


fortune, et la possibilité pour tous les enfants de passer sur les bancs de la même école primaire, gratuite et laïque, où ils recevraient des mêmes instituteurs le même enseignement, et feraient ainsi l'apprentissage de la fraternité. Projet généreux, patriotique, dont il ne s'effrayait pas.

Mais il nous a dit aussi les obstacles auxquels il se heurta. « Vous allez, lui objecta-t-on, vider nos lycées et achever de tuer nos collèges » Les mêmes objections furent répétées à la Commission de l'École unique. Objections assurément peu métaphysiques mais pratiquement efficaces, et dont quelques-unes n'étaient pas négligeables. U y a, en effet, des parents qui veulent pour leurs enfants un enseignement payant, distinct de celui de l'école primaire. Si l'on supprime les classes élémentaires des lycées et collèges, voilà des recrues pour l'enseignement privé. On peut 1 e déplorer, parler de snobisme mais, dans certains cas, cette attitude peut s'appuyer sur des! raisons d'hygiène ou de confort et,. snobisme ou non, cette disposition d'esprit est un fait. On se trouve donc de nouveau dans l'alternative de ne pas réaliser l'assimilation totale ou d'instituer le monopole de l'enseignement, et c'est parce que cette solution était écartée d'avance qu'on s'est résigné à une réforme incomplète. La Commission a donc voté une de ces motions transactionnelles, dites « nègres-blancs », qui, pour vouloir tout concilier, ne -donnent satisfaction à aucune des thèses absolues'. Les « primaires » ont crié à la caricature, et les « secondaires », bien que leurs intérêts fussent sauvegardés, se sont élevés contre une assimilation qu'ils estiment injurieuse. Certains ont refusé de faire leur classe devant des inspecteurs primaires, malgré la circulaire de M. Eranebis-Albert. Aux deuxième et troisième degrés, pour ce qu'on peut appeler l'enseignement moyen, les difficultés sont encore plus considérables. C'est ici que. s'affrontent, dans le personnel et dans les clientèles, ces espèces rivales et ennemies, « primaires», « secondaires », «techniques », subdivisées en variétés non moins hostiles. Leur antagonisme provient surtout de la différence des cultures. Sous prétexte qu'ils constituent l'élite, la seule élite, les « secondaires » entendent se réserver tous les états-majors, ne 1. La Commission a proposé l'unité de programmes, de méthodes et de personnel, mais non de local. Le Conseil supérieur a donné un avis défavorable à la suppression des classes élémentaires.


laissant aux élèves des autres enseignements que les grades subalternes ou les humbles galons des hommes de troupe. Contre cet ostracisme les exclus protestent, objectant qu'ils possèdent Une culture différente, sans doute, de la culture traditionnelle, mais nullement inférieure. Il n'est guère contestable que ces rivalités entretiennent dans la société française une véritable lutte de classes, au sens large du mot, et qu'elles ne favorisent pas l'unité nationale. On souhaite un lien social plus effectif. Mais, d'autre part, ce désir d'unité ne doit pas faire obstacle à la formation des élites et favoriser un nivellement par en bas. Comment accorder ces deux besoins également légitimes ? 2

L'idéal, l'absolu de l'esprit démocratique serait que chacun pût recevoir, à tous les degrés de l'enseignement, dans la gratuité la plus complète, le maximum de culture compatible avec ses capacités. C'est l'intérêt de l'individu; c'est aussi l'intérêt de la société, qui ne doit laisser perdre aucune de ses richesses et doit s'intéresser à tous ses enfants. Voilà ce que répète en toute occasion, avec une ardeur toujours jeune, ce patriarche de la démocratie qu'est M. Ferdinand Buisson. Et telle est l'idée qu'exprime la formule, un peu lourde, mais explicite, d' « égalité des enfants devant l'instruction » (Culture, on va voir pourquoi, serait préférable à instruction). A chacun selon sa capacité, mais qu'on permette d'abord à chaque capacité de se dégager et de s'affirmer. On dira qu'il y alesbourses, et qu'il suffit de les multiplier. Malgré tout elles ne suffisent pas. Combien d'intelligences restent broyées par les conditions matérielles de la vie, qui imposent pour rançon à la culture de quelques-uns une vaste déperdition de forces pour le plus grand nombre? Or, dit M. Buisson, « tout accorder à deux cent mille enfants riches et n'accorder à cinq millions d'enfants pauvres qu'une éducation qui s'arrêtera net dès qu'un semblant de force musculaire permettra de les employer, à vil prix, au champ et à l'usine, est-ce le rôle d'une nation qui a compris le devoir de mettre en œuvre le plus précieux de ses capitaux, le capital humain1 ? ̃̃». Nous touchons ici au fond de la question, qui est un aspect de la question sociale.

1. Article cité, p. 543.


Voilà l'idéal. Il n'est pas utile de montrer longuement que nous en sommes loin. La prose coupe brutalement les ailes à la poésie. Pour ce programme d'éducation intégrale il faudrait des locaux, du personnel, de l'argent. Nous ne les avons pas en quantité suffisante. Car nous en sommes là. On a donné les vies par centaines de mille et trouvé les milliards par dizaines pour soutenir la guerre qui devait assurer le droit et la liberté, et l'on ne peut réunir les sommes, pourtant bien moins astronomiques», qui permettraient de donner aux survivants ce pour quoi leurs aînés sont morts, les moyens d'assurer le droit et la liberté cela juge une civilisation. Quoi qu'il en soit, nous sommes actuellement réduits à un choix. A la sélection par la fortune, corrigée par l'octroi de bourses, qui est le régime d'aujourd'hui, s'oppose la sélection par le mérite, dont personne ne conteste qu'elle lui est moralement supérieure, et qu'il faut donc lui substituer. M. Aimé Berthod y a insisté. Mais comment reconnaître le mérite? Ici encore les solutions diffèrent, parfois s'opposent. On a vu des dissentiments assez vifs entre partisans d'examens portant sur les connaissances acquises (au premier degré, le certificat d'études primaires) et ceux d'examens spéciaux de sélection utilisant les « tests » et autres modes d' « orientation professionnelle ». Comme d'ordinaire on a essavé de juxtaposer le plus possible les thèses, en proposant, par exemple, de transformer le certificat d'études dans un sens plus indicatif des aptitudes. Comme d'ordinaire encore, ces conciliations n'ont vraiment satisfait personne. Les uns se sont moqués avec esprit des « orienteurs-psychologues », tandis que d'autres s'indignaient des barrières antidémocratiques mises à l'entrée de l'enseignement secondaire, et que d'autres encore jugeaient, au contraire, antidémocratique de ne pas instituer pour l'enseignement secondaire tes conditions de capacité qu'on exige déjà pour d'autres enseignements En fait, l'accord s'est à peu près établi sur ces points 1° L'orientation professionnelle est une science pleine d'avenir, mais qui ne peut présentement aspirer qu'à conseiller utilement les parents (c'est ce qui est résulté de l'exposé de M. Fontègnei. II est certainement souhaitable que tous les enfants puissent, sans sélection absolue toujours plus ou moins arbitraire, recevoir l'enseignement le plus complet possible; mais, dans l'impossibilité de remplir ce programme, la sélection par les examens, et d'abord par l'extension des bourses, doit être substi-


tuée à la sélection par la fortune;, 3° Des moyens doivent être ménagés de réparer les erreurs initiales d'aiguillage ou les erreurs toujours possibles en cours d'études.

Cet ensemble d'aspirations explique les mesures déjà en voie d'exécution ou qui seront soumises- au Parlement. Pour faire cesser cet, antagonisme d' « esprits » opposés, cultivés aujourd'hui comme dans des vases non communicants,, on rapprochera le plus possible, dans un même centre pédagogique, les divers enseignements des deuxième et troisième degrés lycées, collèges, écoles primaires supérieures, écoles pratiques, écoles normales, etc. Entre ces enseignements on établira le plus de contacts qu'il se pourra r d'un côté, par des maîtres de même formation, qui distribueront, grâce à des programmes et à des emplois du temps mis en.acc.ord,, les enseignements communs de la culture générale; de l'autre, par les élèves qui, en nouant entre eux ces amitiés juvéniles qui ne sont pas moins precieus.es que le savoir, perdront, cet esprit méprisant, envieux ou fanatique qui les dresse actuellement les uns. contre les autres. L'unité nationale serait mieux. ass.urée, cependant que seraient perfectionnés, d'autre part, les enseignements spéciaux et professionnels correspondant à la diversité des fonctions sociales. Et des « passerelles » permettraient de passer, quand l'opportunité en apparaîtrait, d'un enseignement à un autre. Voilà pour les privilégiés, c'est-à-dire pour ceux qui pourront pousser jusqu'au bout, ou assez loin, leurs études.. Quant aux autres, aux adolescents et aux jeunes gens que. la dureté du sort oblige à. gagner leur pain au lieu de continuer à. s'instruire, ils ne seraient pas entièrement sacrifiés. Un enseignement, post-scolaire obligatoire. leur permettra, tout en travaillant à l'usine,, à l'atelier, aux. champs, de poursuivre de front, s'ils. en ont l'énergie, leur culture et leur travail. Dans la mesure où le. permet l'infirmité humaine, aucune force sociale ne serait perdue, Ajoutons enfin que,. pour réaliser la coordination administrative,, qui. ne s'impose, pas moins que la. coordination pédagogique,, qui en est même la condition, un seul Ministère de l'Éducation, nationale,, comme le proposent, après M. Steeg, M. Léon Brunschvicg et les « Compagnons », grouperait, sous la direction du ministre et d'un directeur général, les services aujourd'hui dispersés dans des ministères qui s'ignorent ou se font la guerre.

Tel est, autant qu'on peut le dégager des ébauches ou des pro-


jets proposés depuis qu'il est question d' « École unique », le plan qui permettrait d'accorder, aux deuxième et troisième degrés de l'enseignement, les exigences de l'unité nationale et la diversité des fonctions sociales. Je ne crois pas qu'on en puisse contester la noblesse, la générosité, le sens social. Cela ne veut pas dire d'ailleurs que les mesures présentées comme des moyens d'application de ce programme soient toutes également heureuses.

Et, là encore, la « prose » a frappé à la porte.

III. L'ÉCOLE UNIQUE ET LES Diversités DE CULTURE. Les objections sont venues des deux extrémités de l'horizon, des défenseurs de la haute culture et des champions de l'utilité la plus pressante.

Il est dangereux et injuste, disent les premiers, dont M. Léon Bérard a été le porte-parole de confondre sous la dénomination de deuxième et troisième degrés (qui ressuscite fâcheusement le système condamné des cycles) des enseignements en réalité sans commune mesure. Les enseignements primaire supérieur et technique sont utilitaires et professionnels l'enseignement secondaire seul est désintéressé. Il ne vise à aucune fin pratique immédiate. Il n'a d'autre objet que de cultiver. Il est à part'. Et l'on ajoute généralement, quand on pousse à fond dans cette direction, qu'un seul enseignement mérite le nom d'enseignement secondaire ainsi compris. C'est celui qui trouve son centre dans les humanités gréco-latines. L'enseignement dit « moderne », pour les purs secondaires, est ravalé presque aussi bas que l'enseignement primaire supérieur. Il s'ensuit que les diplômes « primaires », « techniques », ou même « secondaires modernes », ne sauraient être assimilés aux diplômes purement classiques pour l'entrée dans l'enseignement supérieur, qui forme le quatrième degré du système. Les « primaires », bien entendu, ripostent que certains de leurs diplômes, par les connaissances et la culture nécessaires pour les obtenir, valent bien les parchemins péniblement délivrés à ceux que Jules Lemaître appelait autrefois les « pâles et vides 1. C'est ce que vient encore de répéter M. Henri Bernès, pour qui l'enseignement primaire supérieur demande moins à l'élève un « travail actif qu'un effort constant d'assimilation »(« A propos del'Ecole unique),, Revue des Deux Mondes, i" octobre 1925.) -Cette définition rappelle celle de Lachelier, pour qui l'enseignement primaire était « destiné à être utilisé sans réflexion».


bacheliers ». Et voici de nouveau la guerre déclenchée entre « primaires » et « secondaires ».

Les « supérieurs », d'ailleurs, ne sont pas unanimes. En ce qui touche les sciences pures, et même les sciences sociales, beaucoup prétendent que l'enseignement supérieur peut, d'ores et déjà, assurer son recrutement par toutes les variétés de l'enseignement moyen, aussi bien le moderne, le primaire supérieur, le normal ou le technique que le secondaire classique. Il suffit d'avoir fait la preuve qu'on peut le suivre avec profit, et les preuves en abondent. M. Langevin a développé une conception originale de l'enseignement supérieur, qui serait essentiellement constitué par une sorte de fédération d'instituts professionnels rattachés à l'Université, avec des enseignements communs pour tout ce qui regarde la culture générale. Conception tout à fait en harmonie avec celle qui tend à se faire jour pour les deuxième et troisième degrés. Mais elle se heurte à la résistance des purs classiques. Ceux-ci prétendent que, même pour les études scientifiques, même pour les carrières industrielles et commerciales (au moins pour les cadres de ces carrières), on n'est une tête bien faite que si l'on a reçu la discipline des humanités traditionnelles. A plus forte raison en sera-t-il ainsi pour les études littéraires. Voici donc la querelle des humanités qui réapparaît à propos de l'École unique, et il n'en pouvait guère être autrement. Mais, là encore, il va être piquant de constater que les positions prises sont, de part et d'autre, inverses de celles qu'on se figure d'ordinaire. La question est, au fond, analogue à celle qu'on a vue tout à l'heure pour les objections religieuses, mais sur un autre plan. De même que les adversaires de l'enseignement laïque professent qu'il n'y a qu'une Vérité, dont une seule Église est dépositaire, de même les adversaires de l'enseignement moderne soutiennent qu'il n'y a qu'une culture, dispensée par une seule discipline. Hors de l'enseignement gréco-latin pas de culture, de même qu'hors de l'Église romaine pas de salut Et ce sont les partisans de l'École unique qui, dans un cas comme dans l'autre, défendent la diversité 1

On entend bien, cependant, que ce n'est pas par des raisons théologiques que les défenseurs absolus des humanités classiques soutiennent leur thèse à ce point de vue, tout au moins, ils sont « modernes » (et ils doivent n'en éprouver nulle joie !). Ce n'est Rev. Meta. T. XXXIII (n° 2, 1926). 18


pas non plus par des raisons politiques il. y a parmi eux des socialistes aussi bien que des conservateurs L. Non, c'est» assurentils, pour des raisons de fait, pour des raisons expérimentales, co mme l'a dit M. Léon- Bérar d en invoquant l'au torité de M Bracke, qu'ils tiennent pour incomparable discipline dés humanités traditionnelles. Et parce que les projets d!Êoole unique, en sapant la préparation que pouvaient seules donner les classes élémentaires des lycées et collèges, en raccourcissant la durée des étudessecondaires et en morcelant ce-qui doit être homogène, -en établis-, sant enfin des « assimilations » et des « amalgames; » inacceptables, altèrent gravement le vrai caractère de4'enseignement secondaire, ils rejettent ces projets.

Si leurs prémisses étaient exactes et leurs déductions rigoureuses, il n'y aurait qu'à s'incliner, car rien ne résiste au vrai; mais le sont-elles? Et, d'abord, qu'est-ca que la culture? M. Léon Bérard l'a dit excellemment, en reprenant le mot de Pascal. Est cultivé celui qui sait « bien penser», qui a toujours le désir d'apprendre et d'ordonner ses. connaissances. Bref,, une tête cultivée, c'est une tête bien faite. Mais par quels moyens acquérir cette culture? Tout le monde convient qu'elle est composée en proportions heureuses d'esprit de finesse et d'esprit géométrique, donc d'études littéraires et dlêtudes scientifiques, mais les dispositions naturelles des esprits et les exigences de la vie sociale obligent à mettre l'accent sur tel ou tel de ces caractères. Il y a donc des cultures surtout littéraires, d'autres surtout scientifiques^ d'autres surtout artistiques, d'autres encore, on va le voir surtout techniques. Si l'on songe à une culture surtout littéraire, on ne trouvera certes pas de discipline supérieure aux humanités grécolatines mais la culture littéraire est-elle toute la cultureou la seule culture? Bien penser, c'est tout autre chose que. penser avec.élégance et avec finesse c'est penser avec force, avec méthode, avec pertinence. Peut-on assurer que seules les ancienne.s humanités mettent en mesure de le faire ?

Telle est la vraie question, la seule question. Malgré? les monceaux de papier imprimé qu'on lui a consacrés, on ne peut pas soutenir qu'elle ait reçu une réponse définitive. On allègue la failL La conférence de M. Léon Bérard était présidée par M. Bracke, ancien député socialiste et l'un des doctrinaires du marxisme intransigeant. M. Léon Blum, M. Paul Boncour sont, là comme ailleurs,, les: disciples de Jaurès.


lite de l enseignement « spécial », celle de l'enseignement « moderne » ou d'autres enseignements analogues. Est-il bien sûr que ces expériences aient été faites dans les conditions rigoureuses d'une expérience scientifique, « toutes choses égales d'ailleurs » ? ? Que chacun consulte ses souvenirs, songe à la façon dont les « classiques » considéraient, dans les lycées, les « épiciers » ou les « fumiers » qu'étaient les élèves de l'enseignement moderne est-ce dans cette atmosphère, où l'on était persuadé a priori qu'un enseignement, parce qu'il était utile, ne pouvait pas cultiver, qu'on pouvait assurer une culture? Il a manqué jusqu'à présent aux humanités modernes la première condition des humanités, à savoir d'être données avec amour, par des maîtres convaincus et fervents. C'est à peu près comme si l'on demandait, à des prêtres qui n'ont plus la foi, de former des croyants mystiques. D'ailleurs, on ne prétendra pas que les défenseurs de l'enseignement moderne, de l'enseignement primaire supérieur ou de l'enseignement technique aient toujours aperçu la vraie position du problème. Ils se sont trop souvent placés, eux aussi, sur le seul terrain de l'utilité pratique, non sur celui de la culture. On a ainsi perpétué un divorce mortel entre un enseignement de culture qui ne servirait à rien, qui serait purement « désintéressé », et un enseignement utilitaire qui serait incompatible avec toute espèce de culture. Mettre fin à ce divorce est un des plus urgents de nos besoins spirituels.

Par delà ces controverses sur l'éducation on aboutit ainsi à l'un des problèmes les plus actuels du temps présent, et qui est d'ailleurs inclus dans la notion d'« humanités », celui de l'humanisme. Humanisme, le mot n'a jusqu'à présent d'autre sens, dans la langue des lettrés, que celui d'une certaine culture littéraire ou philosophique. Qu'il s'agisse de l'humanisme antique, ou de l'humanisme chrétien, ou de l'humanisme de la Renaissance, qui tantôt a choisi entre eux et plus souvent les a conciliés, on n'entend par ce mot qu'une formation tout intellectuelle de l'esprit, qui exclut toute considération de l'activité pratique. Un disciple de Platon ou d'Aristote, purs contemplatifs, ale même dédain de l'industrie et du travail, et même de la science expérimentale, qu'un pur chrétien pour les occupations éphémères de cette vallée de larmes. Tout le développement scientifique et économique du monde moderne s'est


lait en uenors ae cène conception séculaire ue i iiuiiianisiiiç, qui a refusé ou dédaigné de l'intégrer. La conséquence a été que la science expérimentale et l'activité économique, comme par représailles, se sont insurgées contre cette conception de la culture qui négligeait de les accueillir, et ont opposé leur réalisme excessif au formalisme purement abstrait hérité de la tradition. On a vu fleurir un « scientisme » qui, grisé des succès de la science positive, a cru pouvoir anathématiser toute métaphysique et supprimertous les problèmes qu'elle posait. On a vu, on voit encore, s'épanouir un industrialisme qui, sous la bannière de « l'économique d'abord », menace d'écraser tout ce qui est activité désintéressée de l'esprit et de faire peser sur le monde ce « couvercle de plomb » ou plutôt d'or massif dont parlait l'adorateur d'Athéna. Et voici que, toujours comme par représailles, pour réagir contre ce nouveau danger, on ne trouve rien de mieux à nous conseiller qu'un, retour à la scolastique, ou au mysticisme, et au système d'éducation que les collèges de Jésuites ont légué à notre Université. Quelle étrange méconnaissance des vraies données du problème et des besoins de notre époque Ce qu'il faut, c'est maintenir dans le monde industrialisé d'aujourd'hui le sentiment de la souveraine dignité de l'esprit, du « travaillons à bien penser » c'est empêcher que la flamme ne s'éteigne. Mais ne nous imaginons pas qu'on nourrira la flamme sans rien jeter dans le brasier. Une accumulation de matériaux bruts (le seul culte du fait) l'étoufferait, mais sans un renouvellement incessant la flamme languit et meurt. « Trésor de la pensée et de l'expérience » on ne trouvera pas de plus belle définition de la culture que .ce vers du poète. La notion d'humanisme ne peut pas être figée, elle doit être fonction de toute la vie d'une époque. Perpétuer la notion d'un humanisme qui laisserait en dehors de ce qui est humain toute la recherche expérimentale et toute l'activité économique, comme, d'autre part, tout ce que nous commençons à savoir des civilisations du mystérieux Orient, serait une entreprise dangereuse si elle n'était vaine. Il faut intégrer dans la culture tous les modes de l'activité, sinon ceux-ci, dédaignés, se vengeront. Caliban se rebellera contre Ariel. Le monde antique est mort d'avoir voulu établir une séparation absolue entre la pensée et l'action, entre les hommes libres et les esclaves, entre les Grecs et les Barbares. Le christianisme est venu, qui a renversé, moralement, ces bar-


G. GUY-GRAND. L'ÉCOLE UNIQUE. 27 7 < le christianisme, à son tour. en n'attachant de nriv

rières. Mais le christianisme, à son tour, en n'attachant de prix qu'à la spéculation transcendante et en considérant le travail comme une pénitence, a coupé toute attache entre l'activité expérimentale et pratique et la vie de l'esprit. Or, la civilisation moderne est de plus en plus, qu'on s'en réjouisse ou qu'on en gémisse, scientifique et technique. Il ne suffit pas de lui jeter l'anathème, il est plus viril et il est urgent d'incorporer la science et l'industrie à la culture humaine. L'humanisme moderne ne se satisfait plus d'une culture purement abstraite, dialectique, métaphysique au sens ancien du mot. Il entend spiritualiser tous les modes de l'activité. Il veut, au sens fort et plein du mot, que rien de vraiment humain ne lui reste étranger. C'est ce qu'ont magnifiquement entrevu, quoique en des sens divers, Auguste Comte et Proudhon'.

La mise au point de l'idée d'humanisme entraîne celle de la notion d' « humanités ». Quand on parle d' « humanités modernes », on entend parfois opposer les langues vivantes aux langues anciennes, c'est-à-dire une culture de type littéraire à une autre culture littéraire. C'est poser la question en termes vraiment trop étroits, il ne s'agit pas de cela. Il s'agit de savoir si, à notre époque d'invention scientifique et industrielle, on ne concevra d'autre type de culture que celui qui fut incomparable dans des conditions sociales très différentes des nôtres, et qui ne reviendront plus. Nous sommes en présence d'une nécessité historique. En un temps où la science expérimentale était peu développée et les techniques rudimentaires, il était possible de ne concevoir qu'une culture et qu'une élite, comme il était possible qu'il y eût des têtes encyclopédiques. Mais nous n'en sommes plus là. La différenciation croissante, la division du travail scientifique et industriel nous font certes sentir fortement le besoin d'une culture générale qui forme des esprits aptes à ordonner toute cette matière; mais cette culture générale peut être obtenue par l'approfondissement philosophique des sciences, et même par la réflexion sur les métiers, tout aussi bien que par la discipline des langues mortes. Il nous faut choisir. Certes, il n'est toujours, en un sens, qu'une culture, mais ne confondons pas cette culture avec une des méthodes qui nous permettent de l'acquérir.

1. Voir l'étude d'Aimé Berthod sur « la Philosophie du travail et l'École », dans le volume Proudhon et notre temps.


Il semble, d'ailleurs, qu'on en ait le sentiment. Yoyons le chemin parcouru que de lest on, a dû jeter Les partisans des humanités classiques ont dû, pratiquement, sacrifier le grec, singulièrement plus riche et nuancé que le latin ils se contentent aujourd'hui, en général, de ce dernier. Même parmi les « secondaires-.», beaucoup rejettent le latin et-croient à la .possibilité d'un enseignement de culture moderne, mais à condition qu'on ne le confonde pas avec le « primaire supérieur»! Celui-ci, à son tour, regarde avec inquiétude vers le « technique », plus jeune et mieux doté, et tous deux ne sont jugés dignes que de distribuer un enseignement utilitaire et pratique. Celui-ci est bien assez bon pour le peuple, de même qu'il faut, aux yeux des sceptiques bien rentés, une religion pour le peuple. «Mais quoi ces dames sont aigries par des questions de préséance » comme chantait Jules Laforgue. Prestige et préséance, en effet, qui maintiennent dans la société l'idée la plus meurtrière de toute dignité humaine, et de toute concorde nationale, l'idée, calquée sur celle de Nietzsche, qu'il y aune culture des « maîtres », de l'élite seule destinée à penser, et uneinculture des « esclaves », c'est-à-dire du peuple laborieux, gratuite, laïque et obligatoire. C'est en ce sens, non en un autre, que la distinction traditionnelle entre un enseignement qui ne serait que de culture et un enseignement qui ne serait qu'utilitaire paraît vraiment intolérable à tout esprit démocratique

Et, pourtant, il ne serait pas impossible de s'entendre. Il n'est certes pas question de nier le bienfait des humanités traditionnelles et de désirer leur suppression. Mais d'abord distinguons entre la sagesse antique et la langue la première peut nous parvenir r sans le truchement de la seconde. Moins parfaitement, cela va de soi, mais l'essentiel demeure. Et la nécessité nous oblige à concevoir d'autres types de culture :qn'on leur permette,honnêtement, de faire leurs preuves, et qu'on ne leur oppose pas la question préalable au nom d'un dogmatisme pédagogique^ qui survivrait seul sur la ruine de tous les autres. Appliquons à toutes les fonctions, à toutes les activités humaines les méthodes de l'esprit, et •1 Alain dit très justement, en ce sens, que 1' <ç école moderne a commencé seulement avec le catéchisme, quand le prêtre eut le devoir d'enseigner au plus endormi et au plus arriéré justement ce qu'il savait de plus beau.».. De même, le vrai problème de toute éducation « est d'éveiller tout esprit le plus qu'on peut par les plus hautes et les plus précieuses connaissances ». [Eléments d mie doctrine radicale, p. 272.) Il reste à les lui rendre assimilables.


qu'entre ces disciplines égales en dignité- s'établisse, _pour le maintien et l'enrichissement intellectuel des sociétés, la plus splendide émulation.

Seulement hâtons-nous d'ajouter que ce concours des cultures, si l'on peut ainsi1 s'exprimer, doit être joué franc jeu. 11 convient de ne faire le même crédit, de n'accorder la même dignité qu'à des choses égales. L'argument le plus impressionnant des partisans des; humanités gréco-latines est que cette- discipline est la plus difficile;. les autres ne seraient que des procédés de moindre effort, qui ne sauraient, en bonne justice, prétendre aux mêmes sanctions. Cette accusation est-elle fondée? On ne le cherchera pas ici; il importe, en tout cas, qu'elle n'ait pas de raison d'être.. Il n'est pas plus facile d'étudier sérieusement les langues vivantes, les sciences et les techniques, et d'acquérir l'esprit philosophique que de former l'esprit par la pratique des langues anciennes. On ira, certes, plus ou moins loin selon le temps dont on disposera. Il subsistera toujours la différence essentielle entre ceux qui ont besoin de connaissances immédiatement utilisables et ceux qui peuvent continuer leurs études, mais que le mérite seul 'établisse cette différence, qui dépend surtout du niveau des examens. Et même pour ceux .qui ont besoin de connaissances immédiates, même pour l'artisan, l'employé, l'agriculteur, osera-t-on dire que le but dernier de l'éducation soit moins que pour leurs camarades de «réfléchir», d'« apprendre à apprendre », afin de dominer leur travail pour qu'il ne devienne pas une abrutissante mécanique? En un mot, il ne s'agit pas, au sens péjoratif du mot, de primariser l'enseignement secondaire, mais, au contraire, de communiquer aux autres enseignements, aux Cendrillons de la pédagogie, dédaignés comme « utilitaires », les vertus considérées comme le propre de l'enseignement secondaire.

Sous ces réserves indispensables, il n'est nullement paradoxal de prétendre que les partisans de l'École unique sont en réalité ceux des cultures diverses. De l'autre côté, de celui des considérations pratiques, nous allons être amenés aux mêmes conclusions. IV. L'ÉCOLE UNIQUE ET LES Diversités PROFESSIONNELLES. Les projets d'« École unique » ne rencontrent pas, en effet, d'adversaires que du côté des « secondaires ». A l'autre extrémité, chez les « primaires » ou les « techniques », voici d'autres contra-


280 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE. 11 dicteurs, non pas, certes, déclarés, maislnquiets, et qui lai J, ««.««Ati'rtrtctÎA^c- ïn\raT*C*3« rÎA P.aIIaS mil VÎeïlïlôIlt: ̃̃"(

dicteurs, non pas, certes, déclarés, maislnquiets, et qui laissent percer des appréhensions inverses decelles qui viennent d'être signalées.

Les projets tendant à juxtaposer dans un même centre pédagogique les divers enseignements d'un mètne degré et, en particulier, à rapprocher le personnel et les élèves des lycées, collèges, écoles primaires supérieures ou pratiques, écoles normales, ces projets sont accueillis avec faveur par nombre de membres de l'enseignement secondaire. Ils y voient précisément le moyen de. dissiper les malentendus entre primaires et secondaires, et de faire disparaître cet esprit primaire » que l'on accuse volontiers d'être étroit, sectaire, sans horizon, tandis que, dans l'autre camp, on fait grief à IV esprit secondaire » d'être amateur et dilettante. Là formation des élèves-maîtres dans les lycées, au moins en ce qui touche l'enseignement général, et la réduction des -écoles normales à la fonction d'instituts professionnels (de tels instituts étant, d'autre part, reconnus nécessaires pour former les maîtres de l'enseignement secondaire) leur paraissent des mesures hautement désirables

Mais les « .primaires » s'alarment. Ils redoutent qu'avec la suppression des écoles normales, ou la simple réduction qui vient d'être indiquée, un coup mortel ne soit porté au recrutement des maîtres du premier degré. Et plus particulièrement de l'enseignement primaire rural. Si vous) supprimez, disent-ils, ces « séminaires laïques » que l'on accuse d'être les écoles normales, vous n'aurez plus sans doute à craindre les méfaits de « l'esprit primaire », mais pour une bonne raison, c'est que vous n'aurez plus d'instituteurs.

Que se passera-t-il, en effet? Il se passera que les meilleurs sujets des écoles normales, recevant les leçons des mêmes maîtres que les élèves des lycées, se cultivant plus à fond, auront d'autres ambitions que celle d'enseigner l'orthographe et les éléments de l'arithmétique aux bambins des villes et surtout des campagnes. Ils prépareront d'autres examens que les examens primaires, ils voudront entrer dans toutes les carrières, sauf celle à laquelle on les destinait. Ne consentiront à devenir des «maîtres d'école » que ceux qui se sentiront incapables de faire autre chose -les fruits secs 2. i. En ce sens, voir l'article cité de M. Henri Bernès.

2. Il semble y avoir quelque résistance aussi du côté de l'enseignement


j-ie mal, a aiueurs, est plus profond. En désertant l'enseignement primaire, les aspirants instituteurs ne font que suivre le mouvement créé par l'enseignement primaire lui-même, et plus généralement par l'enseignement universitaire, livresque et abstrait, sans rapports avec les réalités concrètes des milieux, des régions, des professions, qui ne saitfaire que des « intellectuels » et des fonctionnaires. D'où la désertion des métiers productifs, l'exode rural et la mort de l'artisanat, dont on rend responsable l'école primaire traditionnelle, pâle imitatrice de l'école secondaire, distribuant aux pauvres les miettes de l'enseignement de luxe réservé à la bourgeoisie. Et l'on voit les deux pinces de la tenaille. Les « secondaires » reprochent à l'enseignement primaire d'être trop utilitaire, trop pratique. Ces nouveaux critiques l'accusent, au contraire, d'être trop général, de ne pas être suffisamment enraciné dans le réel I

Cette campagne est ancienne. Elle a été menée, il y a plus de vingt ans, par les instituteurs syndicalistes, fortement pénétrés d'influences proudhoniennes Elle a été soutenue aussi par les traditionalistes, qui voyaient dans un enseignement exclusivement professionnel, comme aujourd'hui dans la seule représentation des « intérêts », un moyen de détourner les « producteurs » des questions politiques et de la culture générale, auxquelles ils les jugent impropres. Elle a enfin reçu bon accueil, mais sous une tout autre inspiration, dans les « sphères » officielles. M. Lapie, directeur de l'enseignement primaire, en retint les principes essentiels dans ses projets d'écoles spécialisées et mieux adaptées aux besoins économiques 2. La campagne renaît aujourd'hui à propos de l'École unique, pour s'élever contre certaines tendances de ces projets. Loin de préparer, dit-on, à la spécialisation, à la technique et à l'ajustement de l'école aux besoins sociaux, ces projets, par des rapprochements et des « amalgames » imprudents, risquent de détacher davantage encore les élèves des carrières productives et surtout des professions rurales, et d'accélérer l'encombrement des grandes villes qui est un des périls de notre civilisation. technique. L'organisation des écoles d'arts et métiers ne cadrerait pas mieux avec ces projets que celle des écoles normales; mais la question, jusqu'à présent, n'a pas été approfondie.

1. Des articles publiés par Charles Guieysse dans les Pages Libres, en 1903, ont été le centre de ce mouvement d'idées.

2. Revue Pédagogique, septembre 1918.


Si. ces- critiques étaient fondées, ottsfej trouverait eniàce.d!uneT. alternative vraàment angoissante. D'une: paart,. em effet, la justice exige que. l'on donne à tous les citoyens lé maximum, de- culture correspondant à leurs facultés on ne reviendra pas sur.cettaiêée fondamentale de l'École unique- Mais, .d'autr.&part, si généraliser cette culture c'est. détourner ceux qui, là. reçoivent des métiers manuels et productifs, surtout ruraux, a'est-ce pas s'exposer a un grave; déséquilibre social? Pour donner aux, futurs instituteurs, et aussi aux Murs «techniciens» de. toute nature, la culture générale sans laquelle on- n'est qu'un manœuvre, il faudrait rapprocher dans un même centre, nécessairement urbain, tous les établissements du même degré. Mais, pour former des techniciens et pour retenir les instituteurs à= la campagne, il faudrait, au: contraire, spécialiser le- plus possible les établissements et, en particulier, transporter le plus possible les écoles normales dans les cam- pagnes, afin que les instituteurs ruraux soient de plain-pied: avec les- conditions où ils seront appelés à vivre. Entre ceci et cela, entre. la justice et l'utilité sociale, n'y a- t-il pas antagonisme?

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Antagonisme,, en effet, à; prendre les; choses- ainsi, ou plutôt déséquilibre:. Mais déséquilibre plus social, que pédagogique, et dont l'école est victime autant que cause- La: désertion des campagnes-, comme autrefois l'attrait du fonctionnarisme et des professions libériales, tient à des raisons plus profondes que renseignement distribué; dans les écoles. N'indiquons- ici que: la plus agissante. Tant que les- « ruraux », comme tout à l'heure les « manuels », resteront persuadés qu'à la', ville seulement on. peut mener-une existence agréable, propre à satisfaire tous les besoins légitimes:; tant qu'ils auront; plus ou moins le sentiment de n'êtoe, aux yeux-des, habitants des cités,- que; des citoyens de: deuxième ou de troisième zone, qui prennent leur revanche; quani ils: le peuvent (ils le peuvent', en: ce moment, et; ils en; usent); tant, en un mot, qu'il y aura entre la vie rurale et la vie citadine un tel déséquilibre, chaque jour plus nettement perçu, on peut tenir pour certain que l'exode rural continuera. Aucun sermon ne l'empêchera. Et c'est pourquoi le premier remède est d'atténuer ce déséquilibre en rendant l'agriculture plus scientifique et en dotant les campagnes des commodités matérielles et intellectuelles


que leurs habitants, au risque de se brûler dans la fournaise, viennent chercher à la ville.

Il est vrai, cependant, que le rôle de l'école n'est pas négligeable. Dans une certaine mesure un enseignement bien compris peut contribuer à retenir aux champs beaucoup de ceux qui n'en sont pas irrémédiablement chassés par d'autres facteurs. Il peut enraciner au lieu de détacher, ralentir l'exode au lieu de l'accélérer il peut surtout donner une âme. Il faut contribuer à l'orienter en ce sens. De ce point de vue rien n'est périmé de ce qui a été dit sur la possibilité, et la nécessité, de prendre comme base concrète de l'enseignement, sans spécialisation prématurée, les diversités des régions et des métiers, les multiples formes du travail humain, pour s'élever aux notions communes de la culture générale, qui sont le patrimoine de tout être pensant. Les efforts aussi judicieux que modestes tentés en ce sens par un certain nombre d'instituteurs et d'écrivains, sont, quand ils ne versent pas dans un exclusivisme trop étroit, du plus haut intérêt à

On voit donc en quel sens on peut chercher une solution. Il faut à la fois un, enseignement général de même qualité, quoique de modes divers, pour tous les établissements d'un même niveau, et une solide préparation professionnelle dans des établissements spécialisés. Les Écoles normales, c'est le vœu qu'a exprimé M. Gay, doivent être maintenues en tant qu'instituts pédagogiques des maîtres du premier degré il semble qu'il y ait unanimité pour reconnaître qu'on ne peut pas entièrement former les instituteurs au lycée. Et il est certain qu'on ne peut pas entièrement séparer, sinon par abstraction, la culture générale de la formation professionnelle, mais on vient de voir qu'il est possible, en approfondissant cette formation professionnelle, d'atteindre à Fun des modes les plus hauts de la culture générale, la réflexion sur le métier, en l'éclairant par la science, l'art, le droit, la pensée 2. Quant aux instituteurs ruraux, oh ne risquera pas d'en manquer si, d'une part, on leur accorde des avantages administratifs et 1. Voir surtout L'École rurale et la profession agricole, par M. T. Laurin, et les Notes villageoises et paysannes, d'Emile Gruillaumin (Bibliothèque d'Éducation). Le problème de l'École rurale a été traité au dernier congrès de l'École rurale, à Rouen, en 1925. Voir un article de M. Jean Vidal, Revue Pédagogique, mars 1926. 2. Un projet instituant une préparation professionnelle des élèves-maîtres, plus large et plus complète que la formation actuelle, a été conçu par M. Jossot, sénateur.


matériels propres à les retenir à leur poste si, d'autre part, et ceci est encore plus nécessaire, ils sont intimement persuadés de la noblesse d'une profession qui leur permet de se cultiver en profondeur, en pleine harmonie avec la nature, les travaux et les mœurs des hommes qui les entourent. Un double équilibre est à réaliser avec leurs collègues, d'une part, et toute la vie citadine, et, d'autre part, avec les habitants des campagnes, qui ne" les comprennent pas toujours et qu'ils ne font pas toujours, non plus, un suffisant effort pour comprendre. C'est par ces malentendus que s'aigrit la vie sociale.

Et qu'il soit possible, en faisant bien son métier, en « cultivant son jardin », de retenir ce qu'il y a de meilleur dans la sagesse antique, et dans les vertus éternellement humaines, c'est ce qui ressort, d'une façon bien frappante, de ce mot d'un cultivateur, que rapporte Emile Guillaumin. II avait été durement éprouvé par la grêle et d'autres calamités. « Cependant, disait-il, j'envisage les choses avec philosophie. Il m'est arrivé de prendre contact avec Marc-Aurèle et d'autres nobles esprits de tous les temps cela me sert dans les moments difficiles'. » L'auteur de la Vie d'un simple assure que de pareils esprits « ne sont déjà point rares » acceptons-en l'augure. En tout cas, quand beaucoup de cultivateurs, d'artisans, bref, de « manuels -» liront, même dans des traductions imparfaites, Homère, l'Évangile ou Marc-Aurèle, et connaîtront cet usage pratique de la philosophie, on aura moins d'inquiétude sur' l'avenir de la culture. Pour en finir sur. ce point, là, comme partout, on ne trouve de solutions satisfaisantes que dans un accord compréhensif de l'unité et de la diversité. Il y a bien des demeures dans la maison du Père, cela n'est pas moins vrai de la république de l'esprit que du royaume de Dieu qui est le même. Quelle que soit l'activité où l'on s'applique, la profession qu'on exerce, qu'on soit « intellectuel ». ou « manuel », agriculteur ou industriel, rural ou citadin, il est possible, et il est nécessaire, de rattacher cette activité aux perspectives de la science, de l'art, du droit, de la réflexion. C'est même la seule façon de l'aimer. Si l'on ne veut pas que certaines fonctions soient désertées, il faut se convaincre de l'égalité morale de toutes les fonctions, étant entendu que si les cultures sont 1. Le Quotidien, 14 mars 1926.


diverses, elles n'exigent pas, pour être vraiment des cultures, des efforts moins complexes et moins persévérants. Au sommet, on retrouve l'unité dans la communion des esprits, mais on la retrouve en s'y élevant de tous les aspects du réel, de la vie spiritualisée dans toutes ses activités.

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Peut-être ces dernières considérations paraîtront-elles, aux temps où nous vivons, singulièrement ironiques. Car nous souffrons bien aujourd'hui d'un déséquilibre, mais ce n'est pas seulement de celui qui vient d'être signalé. On se plaignait, il y a vingt ans, de la plaie du fonctionnarisme, de l'encombrement des carrières libérales, de la superbe des « intellectuels » les choses ont bien changé Il n'est pas besoin d'insister sur l'avilissement où s'enfonce le monde mercantilisé d'aujourd'hui, qui menace d'étouffer l'amour de la pensée désintéressée sous l'utilitarisme et le pragmatisme le plus grossiers. L'appétit du lucre et de la puissance fait déserter toutes les disciplines qui modèrent il n'est pas de plus urgent besoin que de restaurer le goût de la culture, et, par conséquent, la situation et la dignité des études et des professions qui l'entretiennent.

Nous voici donc ramenés, pour finir, à nos préoccupations dominantes, mais répétons que ce serait une erreur de croire qu'on peut provoquer un renouveau spirituel en le soudant exclusivement à l'une des croyances ou des méthodes que l'humanité a rencontrées sur sa route, puis dépassées religions étroitement dogmatiques, logique étroitement scolastique, humanités étroitement' gréco-latines. Ceux qui trouvent encore dans ces méthodes ou dans ces croyances une vertu vivifiante, qu'ils s'en nourrissent, mais qu'il soit permis d'en essayer d'autres, accordées aux temps présents, dans des conditions qui ne les disqualifient pas a priori. Dans le monde d'inventions et de richesses, emporté par la folie de la mobilité, où il nous est échu de vivre, il n'a jamais été plus nécessaire de constituer pour l'esprit des cadres solides, et pour le cœur des lieux d'asile; mais il n'est jamais apparu plus nettement que cette tâche déborde une doctrine, une méthode, une croyance. Nous n'aurions vraiment pas trop de toutes nos intelligences et de toutes nos volontés. Les amis de l'humanisme, au sens large et profond du mot, auraient mieux à faire que de se


gourmer. Au lieu de défendre en commun les valeurs morales et les vaLeurs spirituelles menacées,, ils se battent .entre eux,, se traitent de pestiférés, et lancent l'anathème sur quiconque n'épouse pas leurs absolus théologiques, politiques ou pédagogiques. Quelle misère Ainsi, à Byzance.

Et ce qui vient d'être dit de la culture, il faut le répéter de l'autre problème qui nous a préoccupés, celui de la démocratie1. Il n'y a pas de démocratie sans la possibilité ouverte à tous d'accéder à la culture, mais iLn'y apas non plus de culture sans effort. La démocratie spirituelle, régime de la raison et de la dignité humaine, ne doit pas être confondue avec le laisser-aller des instincts et de la paresse; de même les humanités modernes, si elles veulent être des humanités, ne doivent pas se ravaler à des procédés de, moindre effort Culture moderne et -démocratie moderne requièrent, c'est toujours vrai, le maximum de « vertu ». Que nos actuelles démocraties nous en offrent toujours le spectacle/je n'aurai pas la naïveté de le prétendre. Mais; en quel sens il laut travailler, c'est ce que je serais heureux d'avoir montré.

Georges- Gu^-Grand.

1. Une autre série de conférencosavait porté sur (des problèmes- des démocraties modernes ».

L1 Éditeur-Gérant .-Max LECtERe.

Saint-Gennain-lès-Coi'beii. Imp. Willaume.